Perspectives 016-2018

PUBLICATION N°016


1. Le hobbisme comme théorie de la démocratie, Adamou DILWANI ………..………………………………………. 1


2. Nietzsche, penseur de la rumeur, Ndéné MBODJI …………………………………………….. 26


3. Ontologie heideggérienne de la mort et émergence de l’humanité mariale, Séverin YAPO ……………………………………………… 41


4. Horkheimer et la nostalgie de l’autre : du pessimisme certain à l’optimisme pratique, Gboméné Hilaire KANON …………………………………………………….…. 62


5. La société numérique : sens et questionnements, Simplice Yodé DION ………………………………………………….……78


6. La beauté du corps à l’épreuve de la chirurgie plastique : pour une (bio)éthique de l’esthétique du corps, Ouandé Armand REGNIMA ……………………………………………………… 90


7. Enfant du couple, enfant voulu au Sud-Bénin. Le Droit de la mère procède-t-il d’un Matriarcat Résiduel ?, Gilles Expédit GOHY …………………………………………………………… 106


8. Climbié de Bernard Belin Dadié : un récit entre subjectivité et objectivité, Levry Pierre Félix ZIRIMBA ……………………………………………………… 141


9. Éthique et acceptions de l’eau dans les langues africaines : une approche cognitive, Guy KAUL ……………………………………………………… 154


10. Le Mouloud de l’association « Ançardine » une opportunité de diversification de l’offre touristique de Bamako, Moussa dit Martin TESSOUGUE et Daouda KÉITA ……………………………………………………… 175


11. Nouvelles démarches stratégiques pour le développement du continent africain en « pays chimériques », Sylla MAMADOU ……………………………………………………… 197


Présentation et Sommaire N°016 > Résumés des articles N°016

Volume VIII – Numéro 16    Décembre 2018     ISSN : 2313-7908N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

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ISSN : 2313-7908

N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

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COMITÉ DE LECTURE

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COMITÉ DE RÉDACTION

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Dr. Steven BROU, Maître de Conférences 

Secrétaire de rédaction : Dr. Blé Sylvère KOUAHO, Maître de Conférences

Trésorier : Dr. Grégoire TRAORÉ, Maître de Conférences

Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités

SOMMAIRE

1. Le hobbisme comme théorie de la démocratie,

Adamou DILWANI………………….………………….………………….………….1

2. Nietzsche, penseur de la rumeur,

Ndéné MBODJI……………………………..………………………….……..………26

3. Ontologie heideggérienne de la mort et émergence de l’humanité mariale,

Séverin YAPO………………………………………………………………………..…41

4. Horkheimer et la nostalgie de l’autre : du pessimisme certain à l’optimisme pratique,

Gboméné Hilaire KANON……………………………………………………………62

5. La société numérique : sens et questionnements,

Simplice Yodé DION……………………………………….………………….………78

6. La beauté du corps à l’épreuve de la chirurgie plastique : pour une (bio)éthique de l’esthétique du corps,

Ouandé Armand REGNIMA…………………………………………………………90

7. Enfant du couple, enfant voulu au Sud-Bénin. Le Droit de la mère procède-t-il d’un Matriarcat Résiduel ?,

Gilles Expédit GOHY…………………………………………………………………..106

8. Climbié de bernard belin Dadié : un récit entre subjectivité et objectivité,

Levry Pierre Félix ZIRIMBA…………………………………………..……………141

9. Éthique et acceptions de l’eau dans les langues africaines : une approche cognitive,

Guy KAUL …………………………………………………………………………….154

10. Le Mouloud de l’association « Ançardine » une opportunité de diversification de l’offre touristique de Bamako,

Moussa dit Martin TESSOUGUE et Daouda KÉITA…………………………175

11. Nouvelles démarches stratégiques pour le développement du continent africain en « pays chimériques »,

Sylla MAMADOU…………………………….………………….……………………197

LIGNE ÉDITORIALE

L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.

Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ? 

Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.

Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.

Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.

Le comité de rédaction

LE HOBBISME COMME THÉORIE DE LA DÉMOCRATIE

Adamou DILWANI

Université de Zinder

dilwaniadamou@yahoo.fr / dilwaniadamou@gmail.com

Résumé :

Parler de Hobbisme et démocratie semble être un paradoxe irréconciliable. Pourtant, une relecture de la théorie de T. Hobbes nous permet de dire que le hobbisme et la démocratie sont parfaitement conciliables. C’est du moins ce que nous tenterons de montrer à travers cet article. L’erreur de nos exégètes, c’est d’avoir assimilé le hobbisme à l’absolutisme et de penser que l’absolutisme ne rime pas avec la démocratie. Le hobbisme ne se réduit pourtant pas à l’absolutisme même s’il défend celui-ci. En outre, l’absolutisme de T. Hobbes n’empêche pas de parvenir aux mêmes résultats que la démocratie, à savoir l’exercice des libertés individuelles et de tous les droits fondamentaux. Mieux, l’absolutisme semble être le propre de tout pouvoir effectif.

Mots-clés : absolutisme, démocratie, Hobbisme, liberté, paix, peuple, souverain.

Abstract :

To talk about Hobbism and democracy seems to be a non-reconcilable paradox. However, a reading of Hobbes’ theory allows as saying that hobbism and democracy are perfectly reconcilable. This is what this paper attempts to demonstrate. The mistake made by those who engage themselves with Hobbes’ exegesis resides in the fact they put hobbism in the same category as absolutism and believe that absolutism and democracy do not go together. hobbism cannot be reduced to absolutism though the former supports the latter. Furthermore, Hobbes’ absolutism does not prevent to reach the same result as democracy, that is, individual freedom and all fundamental rights. Moreover, absolutism seems to be proper to all effective power.

Keywords : absolutism, democracy, hobbism, liberty, peace, people, sovereign.

Introduction

Le Hobbisme est une philosophie des plus controversées. Dès sa parution, le Hobbisme fait l’objet de critiques diverses. Mais la critique qui retient le plus l’attention est celle qui fait de lui un anti-démocratie. En effet, pour avoir soutenu un pouvoir absolu, la philosophie politique de Hobbes reste une pensée contraire aux valeurs démocratiques pour les anti-hobbisme. Les anti-hobbistes, pour avoir assimilé le hobbisme à l’absolutisme sont inéluctablement conduits à rejeter sa philosophie comme anti-démocratique.

Or, une telle assimilation ne donne pas en vérité une vue d’ensemble du hobbisme. Une relecture de l’œuvre du philosophe nous a permis de comprendre qu’en réalité le hobbisme, bien qu’il soutienne l’absolutisme du pouvoir, n’est pas contraire à la démocratie. Les deux concepts, contrairement à ce qui est véhiculé, peuvent se soutenir l’un l’autre. On peut même dire de la démocratie qu’elle est une traduction du hobbisme autrement. Opposer les deux concepts n’est-il pas une interprétation tendancieuse visant à dénigrer la philosophie de T. Hobbes ? N’existe-t-il pas une idée de démocratie dans le hobbisme ? A vrai dire il existe dans le hobbisme une idée de démocratie. Cette hypothèse est d’autant plus soutenable qu’on retrouve dans les textes de T. Hobbes les idées de contrat, de représentation, d’autorisation, de droits et libertés individuelles, idées qui caractérisent la démocratie moderne. Si Hobbes défend un pouvoir absolu, c’est principalement pour un souci d’efficacité. Il veut donner au pouvoir les moyens d’atteindre ses fins que sont la paix et la prospérité des citoyens.

Il s’agira pour nous d’examiner, dans un premier temps, le caractère démocratique du hobbisme, puisque les détracteurs de Hobbes considèrent que le hobbisme et la démocratie ne peuvent cohabiter, car la démocratie ayant pour principe la liberté, ne rime pas avec l’absolutisme. Nous verrons, ensuite, en quoi un pouvoir démocratique est-il aussi absolutiste. Et, enfin, en quoi tout pouvoir absolu est capable de réaliser les libertés individuelles.

1. Le caractère démocratique du hobbisme

1.1 Le hobbisme, une philosophie de la paix

Par hobbisme il faut entendre la théorie politique de T. Hobbes à travers laquelle il a conçu son système politique. Système selon lequel l’homme n’est pas un animal politique. L’ambition du philosophe était de parvenir à construire une théorie rationnelle, artificialiste et constructiviste de l’Etat. C’est dans cet esprit qu’il avait, bien avant Jean-Jacques Rousseau,  conçu que l’État trouve sa légitimité dans la notion de contrat social. Aucune société humaine, aucun Etat ne peut exister, rester stable et viable sans un accord préalable entre les individus qui le composent. La nécessité de cet accord préalable à toute vie sociale intelligente, se justifie, chez T. Hobbes, par l’hostilité permanente et continue entre les individus à l’état de nature. Il faut toutefois préciser que l’état de nature est une sphère purement conceptuelle, c’est en fait une hypothèse de travail même si T. Hobbes lui-même incline à la considérer, à certains moments, comme une réalité vécue lorsqu’il la compare à une situation de guerre civile. En tout état de cause dans sa doctrine, l’auteur du Léviathan est formel : sans la conclusion du contrat social, c’est l’anarchie meurtrière qui prédomine. C’est cette idée d’une société issue du contrat qui va d’ailleurs inspirer le monde moderne. Désormais tous les penseurs, qu’il s’agisse de Locke, Spinoza, Montesquieu, Rousseau, Kant s’appuieront considérablement sur le fond du Hobbisme pour élaborer leurs différentes théories. T. Hobbes a, en effet, abordé plusieurs thèmes dans sa théorie, que nous nommons le Hobbisme: La théorie de l’état de nature, la théorie du contrat social, l’essence du pouvoir absolu, la théorie de l’obéissance civile, l’omnipotence et l’omniprésence du souverain, les droits de l’homme, les libertés individuelles, l’égalité des citoyens, sont, entre autre, quelques grands thèmes autours desquels il bâtit sa philosophie.

Bien que T. Hobbes ait abordé autant de sujets, le seul qui retient le plus l’attention de tous reste, incontestablement, le pouvoir absolu. Pourquoi alors les lecteurs de Hobbes s’en tiennent-ils à ce seul aspect de sa pensée ? Pourquoi assimilent-ils le hobbisme au pouvoir absolu ? Sans doute à dessein pour pouvoir mieux le rejeter. Le hobbisme ne se réduit pourtant pas au pouvoir absolu, c’est plutôt la totalité du système de T. Hobbes qu’on appelle le hobbisme. Le réduire à l’absolutisme manifeste en soi une volonté tendancieuse de dénigrement et d’injustice à l’égard du philosophe de Malmasbury. On peut de manière présomptueuse dire que c’est en se focalisant sur ce point que les défenseurs des droits humains et surtout de la démocratie rejettent le hobbisme comme anti-démocratie. Et pourtant T. Hobbes, comme on peut le constater, a défendu tous les thèmes que soutient la démocratie : paix et respect des droits et libertés individuelles. Le hobbisme n’est donc pas un système politique ou un régime mais une théorie soutenant l’absolutisme du pouvoir et il peut servir de base à la démocratie.

1.2. Le hobbisme, une base pour la démocratie

Il n’est, en effet, pas exagéré de dire qu’en réalité la définition de la démocratie n’a pas beaucoup évolué de l’Antiquité à nos jours. Etymologiquement définie comme le Gouvernement du peuple, mais la définition la plus courante de la démocratie est celle donnée par Abraham Lincoln : « le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple »[1]. Pour être plus concret, on pourrait dire que dans un système démocratique, le pouvoir vient du peuple, il est exercé par le peuple, et en vue de ses propres intérêts. A ce point T. Hobbes était le premier à reconnaitre que le pouvoir n’est pas du droit divin mais du droit humain et donc créer par les hommes et pour les hommes.

Le hobbisme, on le sait, part d’une hypothèse d’un état de nature qui est supposé être la norme de vie des individus. Dans cet état d’absolue liberté, prévaut la guerre et la pauvreté. Une guerre dont les horizons s’éloignent chaque jour. Il est donc urgent que les individus trouvent une solution sinon l’on assistera dans peu de temps à l’épuisement de l’espèce humaine. La raison indique à l’homme le moyen de sortie de crise : il faut que chacun abandonne son droit sur toute chose. De sorte que chacun faisant de même l’on puisse aboutir à un accord. Le contrat est ainsi institué et le corps politique avec. Il apparait donc dans la perspective hobbesienne que c’est le consentement qui présida à la mise en place de tout pouvoir politique, quel qu’il soit.

Le consentement est la source de tout pouvoir politique, clame T. Hobbes. Selon lui, l’organisation politique est un artefact, c’est-à-dire une institution qui procède de l’ingéniosité humaine. Autrement dit, ce sont les hommes eux-mêmes qui la fabriquent de concert. Par un tel artifice, ils mettent en lumière le principe même de la société civile : par convention passée chacun avec chacun, chacun dit à chacun

j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civitas. (T. Hobbes, 1999, p. 177).

Cela signifie que selon T. Hobbes, aucune société ne peut exister et être viable sans un contrat préalable qui unisse les individus initialement isolés. De même, sans une autorisation de chacun, aucun pouvoir ne peut commander. Cette autorisation est le signe d’un véritable consentement de l’individu vis-à-vis de l’instance dirigeante. Que le consentement soit unanime ou que la majorité l’emporte, cela n’a aucune importance. L’essentiel est que ce consentement préside la mise en place de cette société et de ce pouvoir. En tout état de cause, T. Hobbes est formel, il n’y a pas de société ou de pouvoir qui ne soit fondé sur le consentement. De telle sorte que chacun, pour sa sécurité, accepte d’obéir (même s’il a voté contre) à ce que la majorité de l’ensemble aura décidé. Ce qui revient à dire que toute décision prise à la majorité des suffrages engage la responsabilité de toutes les parties contractantes. Il est permis de dire avec T. Hobbes que toute société et tout pouvoir politique ont une origine démocratique. Il n’y a pas de doute donc que le hobbisme, tel que l’entend son fondateur, n’est pas anti-démocratie. La démocratie est même, pour lui, la base de tout pouvoir politique.

Pour T. Hobbes ce n’est donc pas seulement la république d’institution qui est fondée sur le consentement des sujets mais toute forme de société. Même si la république d’institution reste la forme canonique de la souveraineté telle que présentée, parce qu’elle dégage clairement les perspectives volontaristes du vivre-ensemble et donne une forme adéquate au pouvoir souverain. Par une telle enquête sur l’origine du pouvoir, T. Hobbes semble tenir un discours éminemment démocratique. Car en démocratie, c’est le peuple qui détient le pouvoir, c’est lui qui le délègue à travers des élections dont le principe de majorité demeure l’arbitre. Par là même, le peuple donne mandat de représentativité au souverain qui doit parler et agir à sa place.

On peut d’ailleurs dire que, par rapport au principe d’autorisation et de représentation, Hobbes anticipe sur ce qu’on appellera à partir du 18e siècle, la démocratie représentative. Le souverain est le représentant de ses sujets parce que ceux-ci en sont ses auteurs.

Il apparait donc que la définition de la démocratie n’est pas tout à fait contraire à la théorie de T. Hobbes sur l’origine du pouvoir. Toute sa doctrine ne vise, en effet, qu’à montrer aux hommes qu’ils sont les vrais détenteurs de la souveraineté et que celle-ci n’a d’autre but que la satisfaction de leur bien-être. On ne serait pas surpris, dans ces conditions, d’entendre J-J. Rousseau, à la suite de T. Hobbes, affirmer que la souveraineté appartient au peuple. Il est normal de dire avec T. Hobbes que tout pouvoir a une origine humaine. Donc la définition donnée à la démocratie n’est pas contraire à la théorie de T. Hobbes quant à l’origine humaine du pouvoir. Elle s’y insère.

Cette origine humaine sera le nouveau axe sur lequel des penseurs comme, J.-J. Rousseau, aujourd’hui considéré comme le chantre de la démocratie, va s’appuyer pour développer sa théorie politique. Tout comme T. Hobbes, chez lui aussi, la seule forme de pouvoir politique légitime est le pouvoir qui trouve son fondement dans la volonté du peuple ou volonté générale. Par volonté générale, J.-J. Rousseau désigne l’accord de toutes les volontés d’une population pour un objectif ou un désir commun. Autrement dit, c’est sur cette volonté générale que repose le contrat social. Toutefois J-J. Rousseau prend soin de distinguer la volonté générale de la volonté particulière en ce que la volonté générale vise l’intérêt commun, tandis que la volonté particulière recherche le bien personnel de chaque individu. Et, en règle générale, tous les philosophes du contrat, sur lesquels s’appuient d’ailleurs les défenseurs de la démocratie, reconnaissent au pouvoir une origine humaine. Cette origine humaine du pouvoir marque la modernité de T. Hobbes.

En outre, la philosophie politique hobbesienne n’est rien d’autre que la recherche d’un consentement en faveur du pouvoir politique. T. Hobbes fait du consentement le fondement de tout pouvoir politique. Ce n’est plus Dieu ni même la nature qui rendent un pouvoir légitime, mais le contrat de chacun avec chacun. Autrement dit, le pouvoir tire sa source des hommes et donc aura pour fin les hommes. Du contrat de chacun avec chacun découle la personne publique ou représentant du peuple. Ce représentant incarne la volonté de tous. Et il faut le dire, c’est de manière démocratique que ce représentant a été désigné comme le représentant de tous. De ce même contrat dérive aussi le pouvoir absolu du souverain – représentant. L’absolutisme du souverain de Hobbes est dès lors un absolutisme démocratique. De ce point de vue nous pensons que T. Hobbes peut même être considéré comme le père de la démocratie.

La démocratie en tant que système politique trouve sa légitimité aussi dans le souci de pérenniser la paix entre les citoyens en permettant à chacun de jouir d’une certaine liberté. La liberté est le principe fondamental de toute démocratie. Il n’y a pas de démocratie sans liberté. La liberté est ici un tout dont il serait impossible de rendre compte de la totalité des libertés possibles. Les démocrates et les libéraux croient que la liberté est la valeur fondamentale au-dessus de toute autre valeur. Elle est d’ailleurs pour eux ce qui distingue fondamentalement l’être humain des autres êtres. Si donc nous voulons faire la paix, nous devons par-dessus tout la protéger. C’est peut-être pour cette raison que la démocratie apparaît aujourd’hui comme une évidence, un canevas socio politique et économique dans lequel doit s’inscrire tout État avide de paix et de développement. Liée aux idées de souveraineté, de liberté et de droit, la démocratie est également considérée aujourd’hui comme le meilleur des régimes politiques possibles. Elle constitue d’ailleurs depuis deux siècles, comme l’a constaté P. Rosanvallon (1998, 4e de couverture), l’horizon évident du bien public. Elle est présentée comme ce qui doit être instauré partout, au regard du nouvel ordre mondial.

Tous les penseurs qui vont combattre T. Hobbes le feront au nom de la défense de la liberté. Rousseau, par exemple, pense que dans le système de T. Hobbes les libertés individuelles ne sont pas respectées, du moins, ne sont pas garanties. Il pense que seule la démocratie, en tant qu’elle a pour principe la liberté, est capable d’assurer les libertés individuelles. Pour lui, le problème central de la démocratie est la défense de la liberté. Il formule ainsi le problème de la meilleure constitution et c’est, de son point de vue, le problème de la démocratie :

Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. (J.-J. Rousseau, 2001, p. 56.)

Il n’est donc plus de doute que c’est sur ce principe que la théorie de T. Hobbes sera le plus attaquée. C’est la preuve que la préoccupation fondamentale pour laquelle T. Hobbes a été combattu reste le problème de la liberté qui serait incompatible avec un pouvoir absolu. Il n’y a pas de doute que le point de discorde avec les penseurs de la liberté et donc de la démocratie demeure la protection de la liberté. La question de la liberté est le point d’achoppement entre T. Hobbes et les démocrates : Un pouvoir absolu, tel que celui de T. Hobbes, est-il apte à protéger nos libertés ? Les démocrates, assoiffés d’un partage du pouvoir, croient que l’absolutisme n’est pas qualifié à défendre et à respecter les libertés individuelles. Mais la démocratie implique-t-elle véritablement le rejet de l’absolutisme du pouvoir pour prétendre défendre au mieux la liberté des individus?

2. Démocratie et absolutisme du pouvoir

2.1. L’absolutisme, un moyen d’efficacité pour un pouvoir démocratique

L’absolutisme est le pouvoir d’un seul – individu ou assemblée – même si d’ordinaire on a tendance à le lier à la monarchie. Des penseurs comme Machiavel, Bodin et Hobbes ont été les farouches défenseurs de ce type de pouvoir. T. Hobbes justifie rationnellement le pouvoir absolu à partir d’une conception purement matérialiste de la nature de l’homme, égoïste et craintif. Mais on ne peut comprendre que l’absolutisme soit le propre de tout pouvoir qu’en connaissant comment le pouvoir politique serait né. Comment donc sommes-nous parvenu à un tel pouvoir ?

Selon T. Hobbes, cela est rendu possible par la volonté humaine. Refusant la logique de sociabilité naturelle d’Aristote, T. Hobbes croit que la société politique est le fruit artificiel d’un pacte volontaire, d’un calcul intéressé. Le transfert à un tiers, par contrat « entre chacun et chacun », du droit naturel absolu que chacun possède sur toute chose, c’est là l’artifice qui constituera les hommes naturels en société politique. Ce contrat transformant les hommes naturels en société politique est unilatéral dans la théorie hobbesienne, c’est-à-dire que le souverain bénéficiaire des clauses du contrat n’a jamais assisté à sa signature, par opposition à la forme bilatérale telle que nous la rencontrons chez Rousseau où le représentant du peuple est partie prenante du contrat. La volonté unique de ce tiers (qui peut être un homme ou une assemblée) va se substituer à la volonté de tous et les représenter tous. Ce tiers est, pour sa part, absolument étranger au contrat par lequel la multitude s’est mutuellement engagée à son bénéfice. Aucune obligation ne le lie :

Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou, plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car en vertu de cette autorité qu’il a reçue de chaque individu de la République, l’emploi lui est conféré d’un tel pouvoir et d’une telle force, que l’effroi qu’il inspire lui permet de modeler les volontés de tous, en vue de la paix à l’intérieur et à l’aide mutuelle contre les ennemis de l’extérieur ». (T. Hobbes, 1999, p. 177-178.)

Ainsi:

quand le représentant est un seul homme, alors la République est une monarchie ; quand c’est l’assemblée de tous ceux qui voudront prendre part à la réunion, c’est une Démocratie ou République populaire ; quand c’est l’assemblée d’une partie seulement de l’ensemble, on l’appelle Aristocratie. Il ne peut pas exister d’autre espèce de République puisque c’est nécessairement soit un seul homme, soit plusieurs, soit tous, qui détient ou détiennent intégralement le pouvoir souverain (qui) est indivisible. (T. Hobbes, 1999, p. 192).

Contrairement donc à la compréhension qu’on a du hobbisme en l’assimilant au pouvoir d’un seul, à l’image de la monarchie, l’absolutisme chez T. Hobbes n’est pas le propre d’un seul, c’est-à-dire de la monarchie. Il est le propre de tous les pouvoirs, sans exception, qui cherchent la paix pour leurs peuples. Comme chez J. Bodin, l’absolutisme de la souveraineté entraine chez T. Hobbes son indivisibilité, et le rejet méprisant de tout gouvernement mixte. Diviser le pouvoir, c’est le dissoudre. Car:

Les morceaux du pouvoir se détruisant l’un l’autre. Ils deviennent autant de factions, de personnes souveraines. Véritable maladie du corps social : c’est comme si un homme voyait sortir de chacun de ses flancs un autre homme « avec une tête, des bras, une poitrine et un estomac » commentait J.-J. Chevallier (1964, p. 61).

Il est donc à remarquer que l’absolutisme du pouvoir dans la théorie hobbesienne n’est pas seulement le propre de la monarchie, même si Hobbes considère que cette dernière est plus propre à l’absolutisme, mais toutes les autres formes du pouvoir peuvent être absolutistes. L’absolutisme ne concerne pas que la monarchie. C’est aussi une opinion maladroite de toujours considérer que la démocratie ne peut être un régime absolu.

Toutefois l’on a tendance à oublier que même si le Léviathan dirige sans un contre-pouvoir, il ne fait pas ce qu’il veut. Il a une mission, contrairement à l’absolutisme de droit divin où le souverain n’a d’obligation que de Dieu. Il ne faut donc pas confondre l’absolutisme de T. Hobbes avec l’absolutisme du droit divin. Chez T. Hobbes la mission de ce pouvoir absolu, c’est la réalisation du bien commun, la paix pour laquelle il s’est vu octroyé ce gigantesque pouvoir. Le salut du peuple est la loi suprême qui doit guider les actions du souverain. Le souverain de T. Hobbes, bien qu’il soit absolu, ne fait que ce que veulent ces auteurs. Même s’il a reçu son pouvoir sans condition, il doit comprendre que si les hommes lui ont fait confiance, c’est pour un intérêt propre, leur bien-être. Il doit donc agir conformément à son accomplissement.

En démocratie aussi, l’on estime que le pouvoir qui vient du peuple n’a d’autre objectif que la réalisation du bien-être de ces auteurs. Mais comme ce bien-être ne peut être atteint sans que le pouvoir soit souverain, le pouvoir démocratique ne peut par conséquent faire exception à moins de ne pas vouloir réaliser ses fins que sont la paix et la prospérité des citoyens. En d’autres termes, les règles à suivre pour parvenir à la fin que poursuivent les individus sont inefficaces sans une souveraineté absolue. La souveraineté absolue est le seul moyen envisageable pour assurer cette fin. Sans un pouvoir absolu, le souverain ne peut pas assurer convenablement la paix et la sécurité de tous. Donc le pouvoir démocratique ne peut pas ne pas être absolu. Son absolutisme vise à le rendre efficace. L’absolutisme du pouvoir est aussi une question de logique.

2.2. L’absolutisme du pouvoir, une question de logique

Hobbes considère sa pensée sur l’absolutisme du pouvoir comme une vérité irréfutable, même s’il constate lui-même au chapitre VI du De cive que la plupart des hommes ne veulent pas vivre sous un régime dit absolu. Car, dit-il, c’est une opinion sans doute majoritaire que tous les hommes interrogés sur la nature du pouvoir sous lequel ils veulent vivre, ils choisiront de vivre sous un régime respectueux de leur liberté. On comprendra dès lors la place capitale qu’occupe la liberté dans la vie des hommes. C’est pourquoi il est difficile, voire impossible de convaincre les hommes de vivre sous un régime au pouvoir absolu. Il n’y a pourtant pas d’alternative, selon T. Hobbes. Car le pouvoir politique, dès lors qu’il existe, ne peut pas ne pas être absolu. Si, pour éviter de remettre le pouvoir à un seul qui agirait comme il l’entend,  argumente T. Hobbes, vous le confiez à une assemblée, alors vous autorisez cette assemblée à agir comme elle l’entend, sans se référer à une instance supérieure à elle, c’est-à-dire souverainement. De même, si, pour éviter cette souveraineté d’un homme ou d’une assemblée, vous exigez que le pouvoir politique soit contrôlé par un second pouvoir, alors je vous demanderai, nous dit T. Hobbes, si ce second pouvoir, nécessairement supérieur au premier puisqu’il le contrôle, doit à son tour être contrôlé par un troisième pouvoir, et ainsi de suite, jusqu’à ce que vous arrêtiez cette régression, comme vous devrez le faire tôt ou tard, sur un pouvoir contrôlant tous les autres sans être lui-même contrôlé, donc un pouvoir absolu.

On constate que T. Hobbes est un logicien du pouvoir et qui comprend à partir d’une logique simple pourquoi tout pouvoir politique effectif, qu’il soit monarchique, aristocratique ou démocratique, ne peut pas ne pas être absolu. Tout pouvoir est d’essence absolu. Et cette absoluité est, selon lui, notre œuvre. Le pouvoir est absolu parce que c’est nous qui avions voulu qu’il le soit. A tous ceux d’entre nous qui le rejettent et particulièrement ceux qui le rejettent au nom des droits de l’homme, de la liberté des individus, de leur égalité, le hobbisme lance ce défis : si vous tirez les conséquences des droits de l’homme, de la liberté des individus, de leur égalité, alors c’est au pouvoir absolu que vous arrivez, c’est-à-dire au contraire de ce que vous prétendez vouloir. Et voici l’argumentaire de Hobbes : son point de départ, c’est la liberté naturelle des hommes et leur égalité naturelle. Or ceux qui critiquent T. Hobbes oublient que les deux idées sur lesquelles il s’est appuyé pour édifier son système sont la liberté naturelle, c’est-à-dire « une liberté pleine et absolue » (T. Hobbes, 1971, p. 227) et l’égalité naturelle des hommes car « la Nature a fait les hommes si égaux pour ce qui est des facultés du corps et de l’esprit » (T. Hobbes, 1971, p. 105), c’est-à-dire chaque homme dispose de la même capacité de pouvoir tuer un autre. Ce sont la liberté et l’égalité naturelles qui ont conduit T. Hobbes à la nécessité d’un tel pouvoir absolu.

Définissant la liberté comme le droit de nature qu’a tout homme d’user de tous les moyens appropriés pour se pérenniser dans son être ((T. Hobbes, 1971, p. 128) et l’égalité comme la possibilité qu’à tout homme de pouvoir user de tout bien de la nature au même titre qu’un autre homme (T. Hobbes, 1977, p. 5), T. Hobbes estime que ce qui doit être déduit logiquement de ces deux notions, c’est l’absolutisme. T. Hobbes présente ainsi son exposé : «de cette égalité de capacité résulte une égalité d’espoir d’atteindre nos fins » (T. Hobbes, 1971, p. 107). Ainsi de l’égalité d’espérance par exemple découle la guerre de tous contre tous car chacun voulait soutirer à l’autre ce qu’il estime lui revenir aussi de droit et l’autre étant aussi animé du même désir, il découle naturellement une guerre de tous contre tous. Une guerre interminable devant l’égalité des forces et des moyens. Aucune issue n’est envisageable aussi longtemps qu’ils ne construisent pas un pouvoir souverain capable de les tenir en respect. Et un pouvoir souverain signifie ici une puissance supérieure à la leur qui sera la seule capable de leur permettre de vivre en paix. Autrement dit, l’égalité des forces appelle elle-même une inégalité de force pour la paix. Une telle inégalité ne signifie-t-elle pas pouvoir absolu? Donc pour T. Hobbes il est clair que si les hommes ont recours à l’absolutisme, c’est parce qu’ils n’ont pas de choix face à leur égalité naturelle. Ce choix de l’absolutisme qui s’impose est, en vérité, un calcul. C’est le moyen le plus évident de les arracher de ce terrible état de guerre de tous contre tous. Si les hommes obéissent à l’Etat, c’est par crainte de la mort violente et de l’insécurité dont l’égalité est porteuse. Donc l’autorité d’un État sur ses sujets, c’est l’autorité qu’ils ont tous tacitement décidé de lui consentir afin de se délivrer d’une telle angoisse. Ils obéissent à l’État par calcul, non pas parce qu’il est le plus fort, mais pour qu’il le soit, pour lui donner la force d’établir et de maintenir entre eux une paix qui serait impossible sans lui.

De même, dans toute situation où tous les individus sont libres, chacun faisant ce qu’il veut, l’aboutissement c’est la guerre de tous contre tous. Et rien n’est injuste dans la mesure où l’acte posé est la manifestation de la liberté d’un autre. Dans un état de liberté totale aucune norme ne peut être respectée. Dans une telle situation de liberté absolue, aucune issue de paix ne peut être envisagée sans renoncement à cette liberté par tous et par chacun. Ce renoncement donnera à l’un d’entre eux la possibilité d’avoir désormais le droit d’agir en leur nom, de prendre toute décision conforme à la paix, souhait de tout le monde. Cette personne bénéficiaire des droits des autres et qui n’a pas renoncé à sa liberté naturelle car n’ayant jamais assisté au contrat consistant au renoncement des libertés, reste à l’état de nature, c’est-à-dire garde son droit absolu sur toute chose, y compris sur leur vie et leurs biens. Autrement dit, une telle personne qui garde son droit naturel sur toute chose est bien la conséquence des libertés naturelles des individus. Une telle personne a un droit absolu.

Donc, en droit, le pouvoir absolu ne peut pas ne pas exister. C’est bien notre œuvre, c’est la manifestation de notre volonté. Et c’est une question de logique, car dans une situation d’égalité et de liberté totale, la logique conduit à une guerre interminable. Et donc, la seule solution, c’est un abandon de ces principes au profit de quelqu’un. Autrement, c’est la guerre meurtrière qui continue.

Il est donc illogique de supposer les hommes naturellement libres et égaux et de ne pas comprendre que l’issue soit la guerre et que cette guerre serait interminable sans permettre à l’un d’entre eux – individu ou groupe – d’agir à sa guise. On ne peut pas ne pas aboutir à la conclusion de T. Hobbes pour la paix. Les défenseurs de la démocratie et autres libertés individuelles doivent savoir qu’il leur serait impossible de réaliser leur objectif sans un tel pouvoir. C’est une utopie ou une contradiction de supposer les hommes libres et égaux et de parvenir à la paix sans un pouvoir supérieur au leur, c’est-à-dire souverain.

Dans l’histoire des faits, même les révolutionnaires de 1789, se déclarant pourtant anti-absolutisme et pour les droits humains, n’ont pas hésité à recourir à l’absolutisme au nom de ces mêmes droits. Aussi d’aucuns imaginaient que l’affirmation de l’égalité entre les hommes pouvait conduire au rejet de l’absolutisme puisque dans l’histoire les régimes absolutistes se sont servis des théories inégalitaires pour justifier leur pouvoir. Il n’en est cependant rien. Le recours à l’absolutisme est une nécessité pratique.

C’est bien un droit qui existe pour le pouvoir. Et aucun pouvoir (pas même la démocratie) ne se prive de ce droit à moins de ne pas vouloir réaliser ses fins que sont la paix et le bien-être social. T. Hobbes a donc vu juste en estimant que tout pouvoir est par essence absolu.

En vérité, l’évocation de l’absolutisme vise beaucoup plus des effets persuasifs que pratiques. C’est un droit de la souveraineté dont le détenteur ne fait recours qu’en cas d’ultime nécessité. Autrement dit, le détenteur n’en fait pas recours à tout moment. D’ailleurs L. BOIA l’a montré dans son ouvrage Le Mythe de la démocratie (2002), que ni « l’absolutisme », tel qu’on le conçoit, ni la démocratie en tant que « souveraineté du peuple » n’ont existé dans la réalité. Ces termes ne sont d’ailleurs apparus qu’a posteriori, en tant que figures de l’imaginaire. En effet, jamais le pouvoir du roi n’a été réellement absolu, nous dit L. BOIA. Dans l’Angleterre, le roi a toujours régné avec le parlement, c’est une tradition qu’on ne saurait ignorer. Les parlementaires étaient d’ailleurs assez puissants et que toute action qui doit être entreprise est soumise à l’appréciation du parlement qui représente le peuple. Le poids des coutumes et privilèges n’étaient pas non plus à sous-estimer, le roi ne pouvant en aucun cas les ignorer. Et en France, continue L. BOIA, bien que le roi ait un pouvoir absolu, il a été plutôt considéré comme symbole d’unité car longtemps la France a été une société fragmentée, une sorte de fédération que le roi avait pour mission de tenter d’harmoniser, jouant le rôle de symbole d’unité sans lequel la France risquait de voler en éclats. Et, finalement, ce sont les évolutions de la société qui ont abouti à ce que ce type de régime ne soit plus adapté, le reflux du sacré confortant de surcroît cette tendance.

De même la démocratie, dont les principes de base – souveraineté du peuple, égalité et liberté – est une formule idéale dont L. Boïa examine les fondements un par un pour montrer les écarts évidents entre idéal et pratique concrète. Se faisant, il montre comment la démocratie grecque était loin de répondre aux normes de ce qu’on entend aujourd’hui par démocratie, ne concernant d’ailleurs qu’une partie restreinte de la population car les esclaves, très nombreux, mais aussi les « métèques » et les femmes, en étaient exclus.  De même, jamais la Révolution française n’a réussi à effacer l’intérêt particulier au profit de l’intérêt général, synonyme de la volonté de la nation. Le pouvoir central prenant un tel ascendant que rien ne le sépare de l’absolutisme. Même si l’on prétend que la démocratie y soit installée, il reste une tradition française en quelque sorte absolutiste.

En tout état de cause, il est clairement établi en théorie que l’absolutisme est le propre de tout pouvoir soucieux de la paix et du bien-être social. Il est donc évident que, autant la démocratie est capable de défendre les droits et libertés individuelles, autant n’importe quel autre régime en est capable. Autant les autres régimes sont capables d’abus autant la démocratie en est capable. Il n’y a donc pas lieu de craindre un pouvoir absolu, l’absoluité est le propre de tout régime. Il n’y a fondamentalement pas de différence entre les régimes. Autrement dit, il n’y a pas de mauvais régime mais il y a des mauvais individus, incapables de comprendre où se trouve leur bien et celui du peuple. Ceux-là sont des fous. Car seuls des rois fous, ne sachant pas ce qu’ils veulent, créent les conditions d’être haïs par leur peuple et provoquent leur propre chute. Peut-on objectivement refuser de faire du hobbisme une théorie de la démocratie au nom de ces principes défendus par la démocratie (droits et libertés des individus) ? Ou, ce qui signifie la même chose, l’absolutisme peut-il être compatible avec les libertés individuelles ?

3. De la liberté individuelle chez T. Hobbes

3.1. La volonté du peuple, volonté du souverain

Habituellement l’absolutisme est collé au seul régime monarchiste. Aussi les défenseurs de la démocratie et des droits humains conçoivent-ils l’absolutisme comme un pouvoir de type monolithique, synonyme de négation des libertés. En revanche, ils font de la démocratie, un régime garantissant le mieux les droits et libertés des hommes. Mais comme nous venons de le voir l’absolutisme est le propre de toute forme de régime politique. Une approche éclairée du hobbisme commande donc beaucoup de prudences à ce sujet. D’abord parce qu’un pouvoir aussi absolu soit-il ne peut et ne doit pas faire ce qu’il veut, car selon T. Hobbes le souverain n’a pas de volonté propre. Sa volonté est dépendante de celle de ses auteurs. Tout ce que le souverain aura à faire vient de la volonté du peuple. Car c’est celui-là qui l’a institué. C’est dans cet esprit que Pierre Manent annonce que « le pouvoir politique incorpore et représente l’intention et la volonté des artisans, c’est-à-dire des hommes de l’état de nature qui veulent la paix. Le pouvoir absolu n’est que l’instrument des sans-pouvoirs. » (P. Manent, 1987, pp.63-64.) Le souverain, en tant qu’acteur, est le représentant des sujets au sens où ceux-ci sont les auteurs de ce qu’il fait : « Ce que fait le représentant, en tant qu’acteur, chacun des sujets le fait en tant qu’auteur.» (T. Hobbes, I999, p. 203) Ceci signifie que le souverain prend l’initiative d’agir et par là même décide de ce dont les sujets auront été les auteurs. Donc le souverain n’a pas de volonté propre. A ceux qui objectent la possibilité d’un abus, T. Hobbes rétorque qu’à moins que le souverain ne sache pas ce qu’il veut ou qu’il soit un fou, il comprendra que de la réalisation de la volonté du peuple dépend la stabilité de son pouvoir.

On le sait chez T. Hobbes la volonté des auteurs du souverain est liée aux raisons qui les ont fait quitter l’état de nature. Donc en droit, l’on n’a pas à avoir peur d’un pouvoir absolu. Mais par ignorance du contenu du hobbisme les hommes ont toujours tendance à croire que le souverain ne peut faire que ce qu’il veut. Chez T. Hobbes particulièrement, il a une mission, celle du bien du peuple, exactement comme dans un régime démocratique. Le souverain a pour souci premier le bien de son peuple parce que de la réalisation de ce bien dépend la pérennité de son pouvoir. Il est nécessaire, pour nous, à ce point, de comprendre quelle est la volonté des auteurs du souverain. Pour ce faire, il nous faut saisir les raisons qui ont conduit les hommes à quitter l’état de nature. Pour T. Hobbes ce sont la guerre et la pauvreté. Donc la mission du souverain de Hobbes c’est de conjurer ces maux. Autrement dit, la volonté du souverain doit traduire cette volonté de ses sujets. C’est en cela qu’il est leur représentant légitime. Ses actes traduisent la volonté de ses auteurs. En d’autres termes, la volonté du souverain et la volonté des sujets ne font qu’une seule et même chose.

Au total, on comprend que ce qui a obligé les individus à quitter l’état de nature, c’est non seulement l’impossibilité de jouissance de la liberté, mais aussi de la pauvreté et l’insécurité. Donc la mission du souverain est tout à fait claire, il s’agit de lutter contre la pauvreté et l’insécurité afin de permettre aux citoyens de jouir au maximum de leurs libertés. Comment peut-on dans ces conditions pouvoir soutenir que le hobbisme qui a décliné de cette manière les objectifs de la mission du souverain peut étouffer la liberté des citoyens? Le souverain de T. Hobbes ne peut que défendre la liberté des citoyens, à moins que le hobbisme refuse d’être un système philosophique en comportant une véritable contradiction qui remettrait en cause son caractère de système.

C’est aussi un faux argument que de considérer, comme le prétendent les théoriciens de la démocratie, que, dans les démocraties libérales, les citoyens sont mieux représentés que dans le système de T. Hobbes. Les faits nous apportent, en effet, la preuve que dans les démocraties aussi survit exclusion des citoyens.

En vérité, toutes les démocraties se sont toujours fondées sur des exclusions institutionnelles à l’intérieur même du corps des citoyens, c’est du moins ce que nous retenons de l’histoire. L. Boïa nous explique que la démocratie, c’est une formule idéale dont il montre qu’elle ne concerne qu’une partie restreinte de la population chez les Grecs de l’Antiquité : les esclaves, très nombreux, mais aussi les « métèques » et les femmes, en étaient exclus.

Ces exclusions ont d’ailleurs toujours existé. Gilles J. GUGLIELMI dans un article intitulé « Comment développer la citoyenneté ? Former des citoyens éclairés et critiques » (https://www.guglielmi.fr/IMG/pdf/CITOYEN.pdf) insiste aussi sur ce fait: la démocratie grecque ne s’est jamais confondue avec la représentation. Dans la cité antique tout citoyen pouvait prendre part au vote de la loi. Mais cela n’a pas empêché plusieurs institutions, dit-il, d’y limiter l’influence du citoyen « de base » sur la vie politique : proposition de lois par les pouvoirs publics, décompte de voix par ordre, etc. Sous la Révolution, la Constitution de 1791, un vote à deux tours permettait de priver certains citoyens actifs de la possibilité d’être élus. La différence fondamentale entre la citoyenneté antique et révolutionnaire provient du mécanisme de représentation qui délègue aux élus le pouvoir de produire la loi. Cette délégation peut être interprétée comme réduisant la citoyenneté au seul pouvoir de donner un mandat. Or, il est possible de souligner à cette occasion que la représentation a ainsi pour but d’opérer une sélection sociale dégageant des représentants pourvus, mieux que le plus grand nombre, de compétences pour discerner l’intérêt général et de qualités morales pour le respecter. La représentation de la citoyenneté en termes de qualités, de valeurs ou de prescriptions morales n’est donc pas anodine.

Il n’est donc pas évident de prétendre que les citoyens sont mieux représentés dans les démocraties libérales ou dans les systèmes démocratiques que dans le système de T. Hobbes. Car les exclusions sont le propre de tout système politique. Qu’en est-il donc de la défense des libertés individuelles dans le hobbisme?

3.2. Le souverain de T. Hobbes, défenseur des libertés individuelles

On le sait, chez T. Hobbes, si les hommes ont quitté l’état de nature, c’est parce qu’ils ne jouissaient pas au mieux de leurs libertés en raison de l’insécurité ambiante. Autrement dit, dans la perspective de Hobbes les hommes n’ont jamais renoncé définitivement à leur droit de liberté mais leur objectif était de trouver les meilleures conditions de son exercice.

Et l’on constatera que dans tous les régimes, la démocratie y comprise, le souci premier du détenteur de la souveraineté reste sans aucun doute la réalisation du bien du peuple. Parmi les biens du peuple figure en premier lieu la liberté des individus. Or Hobbes était le premier à comprendre que sans liberté, il n’y a pas de contentement de la vie. Il est de ce fait inconcevable qu’un système politique développé par lui puisse ne pas défendre la liberté des individus. Même si ses détracteurs disent de sa philosophie politique, qu’elle ne consacre pas une place à la liberté des sujets au regard de l’énormité du pouvoir du prince, il n’empêche, pourtant, que son ouvrage, Les Éléments de la loi naturelle et politique, rédigé en 1640, renferment un véritable plaidoyer pour la liberté.

Dans la théorie politique hobbesienne, cette préoccupation ne peut être éclairée qu’au regard de l’idée qu’il se fait de la liberté des individus: « Par liberté, j’entends qu’on n’interdise rien à personne si ce n’est pas nécessaire, de ce qui était permis dans la loi de nature ; c’est-à-dire qu’il n’y ait d’autre restriction à la liberté naturelle que celle qui est nécessaire au bien de la république» (T. Hobbes, 2006, p.298). Et Hobbes précise encore que « c’est en effet dans l’acte où nous faisons notre soumission que résident à la fois nos obligations et notre liberté.» (T. Hobbes, 1999, p.229). Cet acte se résume à la loi. Ainsi donc la liberté civile est fille de la loi. Elle est définie et constituée par la loi. Mais il faut rappeler que chez T. Hobbes le sujet politique est l’auteur de la loi qui s’impose à lui, en tant qu’auteur de celui qui fait les lois, comme d’ailleurs en démocratie représentative. T. Hobbes souhaite un Etat où il y a un maximum de liberté. C’est pourquoi il ne veut pas qu’il y ait trop de lois, pour que les citoyens jouissent d’un maximum de liberté. T. Hobbes, on le constate, défend une liberté responsable, déterminée par la loi, dont les citoyens en sont auteurs soit directement soit indirectement par le truchement de leurs représentants.

Dans le Léviathan aussi la liberté des sujets était définie comme l’absence d’obstacle pour un être en mouvement. Il en résulte que, par nature, les hommes sont tous également libres. Dans l’état civil, la liberté des sujets apparaît dans les intervalles et les silences de la loi: « dans tous les domaines d’activité que les lois ont passés sous silence, les gens ont la liberté de faire ce que leur propre raison leur indique comme leur étant plus profitable.»(T. Hobbes, 1999, p.224). Il serait, en effet, impossible pour un Etat de prévoir tous les actes des sujets. Car les individus ne sont pas des robots dont on peut prévoir toutes les conduites possibles : il assigne des limites à la loi civile. Celle-ci ne peut régir toutes les actions humaines. En d’autres termes, il existe des domaines auxquels elle ne touche pas. Dans cette sphère, l’individu agit selon les prescriptions de sa raison.

En dehors de la sphère politique, T. Hobbes dresse une liste des domaines échappant au souverain législateur : « la liberté d’acheter, de vendre, et de conclure d’autres contrats les uns avec les autres ; de choisir leur résidence, leur genre de nourriture, leur métier, d’éduquer leurs enfants comme ils le jugent convenable, et ainsi de suite. » (T. Hobbes, 1999, p. 224). P. Manent a raison de remarquer que, bien que le pouvoir du souverain soit illimité, son domaine d’action ne l’est pas. Et certains commentateurs n’ont pas tort de relever la pensée de T. Hobbes sur la liberté comme un argument en faveur d’une interprétation libérale de sa pensée.

Le philosophe qu’on considère souvent comme un ennemi de la liberté de l’individu défend ainsi une thèse qui s’accorde avec l’esprit du libéralisme: face à la contrainte légale, c’est-à-dire à l’obligation née de la loi civile, il existe une marge d’activités pour lesquelles l’individu peut faire ce qu’il veut.

Comme on peut le constater, le vœu de T. Hobbes est de voir l’individu jouir du maximum de liberté compatible avec la paix sociale. C’est pourquoi, il n’est pas tout à fait excessif de souligner que la liberté occupe une place importante dans sa théorie de l’État. Il y a, d’ailleurs chez T. Hobbes, une loi au-dessus du souverain: le salut du peuple est la loi suprême. Le souverain doit respecter cette loi, en accomplissant sa mission. Il y va de son propre intérêt. Pour mieux assurer le peuple de la rationalité de son absolutisme, T. Hobbes ne sépare pas radicalement les intérêts des citoyens de ceux du souverain. De ce fait, le souverain doit gouverner en faisant de bonnes lois dans la mesure où elles sont nécessaires au bien de la collectivité. Le souverain ne doit pas faire n’importe quelle loi; sa loi doit être rationnelle. Aucune loi civile ne doit être, en principe, contraire à la loi de nature fondamentale. Tout cela, pour dire que le souverain de T. Hobbes n’a pas que des droits. Il a aussi des devoirs, parmi lesquels le respect des libertés des individus définies par la loi.

Il y a, en effet, lieu de se demander jusqu’à quel point hobbisme et démocratie sont-ils véritablement antinomiques? A l’heure actuelle, on ne le voit pas, sauf à dire de la démocratie qu’elle est l’autre nom du hobbisme.

La question des libertés individuelles touche même la liberté religieuse chez T. Hobbes. D’ailleurs, pour mieux défendre cette liberté, T. Hobbes pose le problème de la laïcisation du pouvoir. Car, comme le prétend Leo Strauss, T. Hobbes n’établit plus l’État sur une loi transcendante mais sur les droits laïcisés de l’individu. Cet argument montre la modernité de T. Hobbes.

Il pose, en effet, le problème des libertés de culte. Dans sa théorie cette liberté n’existe pas en tant que clairement établie mais une tolérance religieuse est reconnue. On peut être chrétien dans la pratique mais rester athée dans sa pensée. D’où la nécessité d’être tolérant par rapport à la religion. D’où donc une certaine liberté tacitement reconnue de culte.

Notre philosophe place aussi la propriété dans la sphère des libertés individuelles, car c’est la marge de liberté dans laquelle l’individu peut faire ce qu’il veut. Contrairement à l’idée reçue, Hobbes reconnait à l’individu une propriété à l’intérieure de laquelle il peut faire ce que bon lui semble. L’idée de propriété est entièrement subordonnée, chez lui, à l’existence d’un pouvoir politique car : « dans toutes les espèces de république, disait-il, cette répartition appartient au pouvoir souverain.» (T. Hobbes, 1999, p. 262) puisque c’est le souverain qui « assigne une part à chacun, selon ce qu’il juge (lui, et non pas tel ou tel sujet, ou un certain nombre d’entre eux) conforme à l’équité et au bien commun» (T. Hobbes, 1999, p.263). Mais le domaine d’action du souverain ne se limite pas à la définition d’un cadre légal. T. Hobbes n’exclut un abus de la part du souverain.

Il n’y a donc pas lieu de prétendre que T. Hobbes ne s’est pas préoccupé des libertés des sujets. On peut même dire d’ailleurs que c’était l’une de ses principales préoccupations. Autant dans nos démocraties modernes l’on s’occupe des libertés individuelles, autant dans le système hobbesien, on fait également de la liberté individuelle l’objectif premier du pouvoir. On peut donc soutenir que T. Hobbes défend bien la liberté des sujets, contrairement à ce qu’avancent les théoriciens de la démocratie.

Mais T. Hobbes ne s’arrête pas essentiellement à la défense d’une simple liberté car pour lui, une liberté dans la pauvreté n’est point une liberté. Pour jouir de la vraie liberté, l’on a besoin de richesse. On comprend bien ici les plaintes d’un Karl Marx. Il est donc tout à fait indiqué que la lutte contre la pauvreté soit inscrite dans la mission du souverain.

La défense de la liberté des sujets conduit T. Hobbes à demander au souverain de lutter contre la pauvreté de ses sujets. La pauvreté fait partie des misères qui ont obligé les hommes à quitter l’état de nature. Il faut que cette liberté ait les moyens de son épanouissement. Il faut que le sujet ait des biens privés, c’est-à-dire des propriétés. L’économie est un domaine qui participe au développement des propriétés individuelles, des richesses.

La lutte contre la pauvreté de ses citoyens est un devoir du souverain chez T. Hobbes car il doit leur créer des conditions d’une vie décente. Il n’est donc pas exagéré de qualifier la mission du souverain d’utilitaire puisqu’elle doit prendre en charge la sûreté du peuple au sens large, c’est-à-dire veiller non seulement à la survie mais aussi à son bien-être et à « toutes les autres satisfactions de cette vie que chacun pourra acquérir par son industrie légitime, sans danger ni mal pour la république» (T. Hobbes, 1999, p.357). Fondateur et garant de la propriété privée, le souverain ne demeure donc pas inactif dans la prospérité de ses sujets.

En effet selon T. Hobbes il existe trois domaines d’intervention qui sont nécessaires à la richesse du peuple: « la bonne réglementation du commerce, la fourniture de travail et l’interdiction de toute consommation superflue de nourritures et de vêtement » (T. Hobbes, 2003, pp. 330-331). Le souverain a donc un rôle essentiel à jouer dans l’économie de son Etat. Mais la richesse n’est pas le seul moyen de contentement des sujets. Les sujets ont aussi besoin de se sentir égaux. La liberté des sujets serait détruite si elle n’est pas établit sur un principe d’égalité.

L’égalité de tous les citoyens est un point fort de la démocratie. En effet bien avant l’avènement de la démocratie moderne, T. Hobbes avait avancé l’idée d’égalité des hommes qui remonte à leur condition naturelle, laquelle se caractérise par une relation d’égalité, aussi bien physique que morale.

Ainsi par rapport à la question de la protection ou jouissance des droits et libertés, bien que le souverain de T. Hobbes soit absolu avec un droit de vie et de mort sur l’individu, il n’en demeure pas moins qu’il soit un véritable garant des droits humains. Mais cette liberté peut-elle être un droit inaliénable.

De même les anti-hobbisme ont toujours clamé qu’il n’existe pas chez T. Hobbes un droit véritablement inaliénable. Mais à la lumière de la lecture de son œuvre cela nous a paru une indépendance prise contre la vérité. En effet, par rapport à la question des droits inaliénables, bien qu’il admette un pouvoir sans limite, il reconnait à l’individu des droits incessibles, particulièrement le droit de se défendre quand sa vie ou sa liberté est en danger. L’individu est libre de faire usage de tous les moyens en sa disposition pour se protéger, même si le souverain ne causerait aucun tort en privant celui-ci de sa liberté ou en le tuant. Toutefois, T. Hobbes prend soin de clarifier que cela ne doit arriver que quand la nation réclame la condamnation d’un tel individu. C’est pour dire que le pouvoir absolu de T. Hobbes n’est pas un pouvoir aussi arbitraire qu’on l’imagine. Et d’ailleurs, même dans les démocraties modernes et libérales la prison se mérite et la mort aussi. Cette attitude n’est donc pas contraire à la pratique démocratique.

Mieux T. Hobbes parle du sacrifice ultime du citoyen pour son Etat en cas de guerre. L’Etat peut réclamer qu’un citoyen aille à la guerre, ce dernier a cependant la liberté d’y aller ou de refuser. C’est son droit le plus absolu. Se faisant, il n’a pas tort de refuser de risquer sa vie car le contrat qui le lie au souverain c’est celui de lui protéger avant tout sa vie. Il n’est donc pas question pour lui d’exposer cette vie. Il lui est donc loisible de refuser. Mais le souverain aussi de son côté peut réclamer son droit sur ce sujet en arguant que son acte relève de la volonté du sujet qui l’a autorisé. Finalement aucun des deux n’a tort. Donc en droit, l’individu garde sa liberté absolue de s’engager ou pas. Une telle liberté est inaliénable.

On peut donc sans doute affirmer que le citoyen est libre de ses actes dans la théorie politique de T. Hobbes. Les chapitres 14 et 21 du Léviathan nous apprennent qu’un sujet peut donc désobéir à son souverain à conditions que les actes du souverain cherchent à le priver de sa liberté ou de sa vie. Une telle liberté de l’individu est un droit inaliénable. Nos démocraties modernes ne disent pas autre chose par rapport aux devoirs du citoyen. Celui-ci a l’obligation de servir la nation même au prix de sa vie si celle-là le réclame car c’est une reconnaissance des différents services que la nation lui a rendu. C’est un acte de civisme au demeurant. Un Etat qui manque de citoyens dévoués à sa cause n’est pas un Etat capable de tenir pour longtemps. Il disparaitra à l’arrivée du premier occupant puisque plus personne de ses citoyens n’acceptera le sacrifice ultime de le défendre. Malgré tout, le sujet est maitre de sa liberté, il peut toujours refuser d’obéir s’il juge qu’il met sa vie ou sa liberté en danger.

Il n’est pas de doute que dans le hobbisme, tout comme dans des régimes démocratiques, des droits incessibles existent.

Conclusion

Contrairement à ce qu’avaient avancé les anti-hobbistes, la démocratie ne s’oppose pas à vrai dire au hobbisme. C’est une erreur que de croire que la démocratie est fondamentalement l’antithèse du hobbisme. D’ailleurs on peut même soutenir que hobbisme et démocratie se renvoient l’un à l’autre.

Même si le hobbisme est synonyme d’absolutisme, la démocratie n’exclut pas à vrai dire l’absolutisme. L’absolutisme est un moyen de rendre efficace le pouvoir. Le régime démocratique serait en effet inefficace à atteindre ses objectifs que sont la paix, le respect mutuel, la protection des libertés sans l’absolutisme du pouvoir.

Références bibliographiques

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ROUSSEAU Jean-Jacques, 2001, Du contrat social, Paris, GF Flammarion.

NIETZSCHE, PENSEUR DE LA RUMEUR

Ndéné MBODJI

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

telanoumotenolaye@yahoo.fr

Résumé :

Les manifestations obscures des rumeurs correspondent parfaitement à la nature énigmatique de Nietzsche. Elles font vagabonder l’imagination. L’écriture nietzschéenne aussi ne conduit qu’à des interprétations. Il y a presque un rapport fusionnel entre le philosophe et les bruits qui courent. D’où son intérêt pour les rumeurs. Bien avant certains célèbres travaux sur les rumeurs, il avait une grande fascination pour ces nouvelles. Il passait pour le maître des rumeurs.

Mots-clés : Bruit, communication, imagination, information, presse, rumeur.

Abstract :

The obscure manifestations of rumors perfectly correspond to the enigmatic nature of Nietzsche. They make the imagination roam. Nietzschean writing also leads only to interpretations. There is almost a fusional relationship between the philosopher and the noises that run. Hence his interest in rumors. Well before some famous works on rumors, he had a great fascination for this news. He passed for the master of rumors.

Keywords : Noise, communication, imagination, information, press, rumor.

Introduction

Ayant été surpris par la réaction désapprobatrice d’un de ses interlocuteurs, Zarathoustra, le plus célèbre des personnages de F. Nietzsche (1983, p. 7), s’émouvait ainsi : « serait-ce possible ! Ce vieux saint dans la forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! ». L’expression entendu dire est une preuve qui révèlera dans cet article que F. Nietzsche place le caractère sournois de la rumeur dans le répertoire de ses techniques de communication. Cet intérêt du philosophe ne fait aucun doute. Nous verrons dès la première note de bas de page que de nombreux aphorismes font de lui un passionné d’une communication de rumeurs. Il avait anticipé très tôt sur les thèses de P.-J. Maarek (1992, p. 38) concernant les bruits qui courent. Dans ses écrits, les rumeurs renseignent sur la notoriété et le positionnement des leaders d’opinion ou des grands événements. Elles peuvent donner une idée précise à propos des sujets de conversation en société. Pourquoi la rumeur est si sollicitée ? Y a-t-il une ou des rumeurs ? En quoi la rumeur est obscure et provoque l’incommunication ? Est-elle toujours activée ? Qu’est-ce qui motive réellement l’utilisation des rumeurs dans la communication du discours philosophique et leur présence dans la communication sociale ?

1. Ces rumeurs ou propos rapportés qui foisonnent

Combien de discours sont rapportés dans les livres de F. Nietzsche ? De quoi y parle-t-on ? J. Derrida (1967, p. 171) aurait vu qu’il fait partie de ces philosophes dont le virus de la rumeur hante la communication écrite. Il aimait la rumeur. S’en servait abondamment. Ses écrits représentent un grand laboratoire pour tous ceux qui veulent se faire une idée de ce phénomène animant la communication. Tout un riche vocabulaire y revoie aux modes de manifestation des rumeurs. Des rumeurs, il est question de renommée, de grands bruits qui courent, de vacarmes de la place publique, de cris, de nouvelles de la presse, de fumée. Ses personnages et ses interlocuteurs ne cessent de colporter des nouvelles aimées des populations. Elles sont, pour la morale commune, une sorte de drogue. Elles s’intègrent dans les discours sociaux. Elles ne sont pas qu’un canal d’information. Ses interactifs bouche-à-oreille font la communication en société.

A. Bâ (1999, p. 7) n’y voit qu’une véritable radio populaire qui s’incruste dans la vie quotidienne, qui constitue un vecteur considérable de l’information. Qu’il s’agisse des faits politiques publics ou de la vie privée, la rumeur sert de support d’information. Il arrive qu’elle préside à l’événement lui-même dans la mesure où sont révélés les faits avant les actes. Même s’il n’expose pas comment elle est perçue par chaque groupe de référence, J.-N. Kapferer (1990, p. 11) avait raison en écrivant que la rumeur est partout, quelles que soient les sphères de la vie sociale. D’où l’idée qu’elle ne relève point d’une communication élitiste réservée à des initiés.

F. Nietzsche a généralement donné l’image d’un penseur qui enseigne des valeurs élitistes. Mais contre cette identité du parolier de l’inégalité se présente une autre attitude rivale qui tend contradictoirement à se réserver ce dont toute communauté suppose le partage. Acceptons que « le plaisir du troupeau est plus ancien que le plaisir du moi », reconnaît-il (2006, p. 79). Il ne rapporte lui-même que des bruits qui courent. Comme un navigateur qui consulte sa boussole en permanence, il est aux aguets et à l’écoute de toutes les rumeurs. Il ne compte pas sur le résultat favorable d’un entretien à l’issue duquel un de ses interlocuteurs accepterait de distiller ses paroles. Il compte sur les bruits sourds et leurs tintements. Il en rajoute d’ailleurs en faisant parler les rumeurs. Il communique ses grandes opinions grâce à une rumeur qui devient la médiation des questions sportives, gastriques, érotiques, politiques, religieuses et scientifiques. Ce qu’on pourrait définir comme sa rumorophobie est réelle dans ses écrits. En les lisant[2] attentivement, nous retrouvons un abus des expressions : « on dit », « on raconte », « comme on dit », « entendu dire ». Nous nous perdons en voulant maîtriser tout ce qui tourne autour de ce foisonnement des racontars.

Concernant particulièrement le pronom indéfini on, nous avons très bien suivi les travaux scientifiques de A.-M. Loffler-Laurian (1980) et ceux de A. Rabatel (2001). Ils apprennent que les rumeurs prennent plusieurs formes dans la communication du savoir. De nombreuses expressions littéraires renvoient implicitement aux rumeurs et jouent leurs rôles. Nous avons compris après que F. Nietzsche s’est réellement dissimulé dans cette forêt d’opinions rapportées. L’emploi des pronoms indéfinis ou personnels traduit habituellement le propos rapporté. Nous arrivons difficilement à saisir le sujet de perception. Il est impossible de mettre un visage sur certains interlocuteurs communicateurs et responsables de certaines paroles. Tout fuit et se cache dans le truchement d’une réjouissante et frustrante duplicité. Genre impersonnel et visage de la rumeur plaisent à toutes ces élites qui incorporent discrètement dans leurs écrits différentes dimensions de leur personnalité.

F. Nietzsche se cache derrière diverses formulations à l’aide desquelles il se défoule. Rumeurs et pronoms indéfinis réalisent le profond et obscur sentiment d’un savant qui veut paraître impartial. Ils lui permettent de cacher froidement ses jugements, d’être sur les marges en observateur souriant ou en satire provoquant et insultant. Ils offrent au penseur, qui ne vit que de son côté caméléon, ses voix multiples. Ils ont tout leur sens dans sa communication.

2. Ces inquiétantes rumeurs qui font vagabonder l’imagination

Les ragots, ces échos de la société, circulant de bouche-à-oreille, sont justement des opinions, des scénarios, des événements, des intuitions, caractérisés par leur mobilité et leur paradoxe. Par exemple, F. Nietzsche (1983, p. 98) raconte l’histoire de ce capitaine de vaisseau et de ses matelots qui « virent tout à coup un homme traverser l’air en venant vers eux, et une voix prononça distinctement ces mots : Il est temps, il est grand temps ! ». Sept mots ont été prononcés. Ces paroles ne sont pas exhaustives et suffisamment explicites pour être comprises des interlocuteurs qui conclurent que cette ombre parlant et volant avait disparu. Victimes de leur cupidité, ils devinèrent que la silhouette été emportée par le diable. Telle une traînée de poudre, cette nouvelle faisait le tour de la ville. Le bruit courait que c’est Zarathoustra qui avait disparu. Ses amis racontèrent qu’il était parti de nuit en bateau sans dire où il partait. Puisque ces bruits rendent « l’imagination vagabonde »[3], le peuple était resté trois jours sans information réelle. La pesante inquiétude aggrava la rumeur. Bizarrement, seuls les rares amis, du soi-disant porté disparu, résistaient à la peur. Comme dans un tour de magie, au cinquième jour, le supposé disparu reparut. Nous croyons qu’il n’était là qu’une technique de communication visant à tester et à évaluer la notoriété d’un porte-parole, voire sa crédibilité auprès des populations.

À l’image d’un charme dissimulé, l’autre exemple de cette rumeur incommunicable, qui couvre les écrits de F. Nietzsche, se trouve dans le célèbre aphorisme 125 du Le gai savoir. L’annonce troublante de la mort de Dieu ne sera jamais une nouvelle sérieuse. Elle n’est qu’une double rumeur interactive transmise. L’interpellation « n’avez-vous pas entendu parler de cet homme fou » est doublée par cette remarque : « on raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises ». Au-delà de leur assombrissant parfum mystique, ces deux exemples de bruit définissent et remplissent largement tout ce qui renvoie actuellement aux rumeurs. Des communications interpersonnelles qui les enflent, le lecteur finit par ne rien retenir à force de suivre le transfert incessant du sens et des personnages. Des matelots, on est passé au peuple. L’ombre devient Zarathoustra. Le bateau prend la place de l’air. Le diable remplit l’horizon de la disparition. L’imaginaire a prévalu dans une couche d’obscurité ou un degré d’ignorance. Plusieurs faits créent une rumeur qui, à son tour, crée d’autres faits répétés en boucle.

Les autoroutes de l’information étaient inexistantes à son époque, la rumeur dont fait allusion F. Nietzsche est liée aux événements du jour. Elle véhicule des nouvelles de personne à personne. Pour A. Gryspeerd et A. Klein (1995, p. 21), la transmission est une composante essentielle de la rumeur qui s’amplifie et se perpétue des interprétations de chaque transmetteur. Sans création et transmission, nous ne pouvons pas parler de rumeur. La rumeur implique la notion de vacarme et exige une diffusion à un nombre relativement important de personnes. C’est cette perception des rumeurs que nous lisons chez F. Reumaux (1996, p. 58). La rumeur n’est effective qu’au moment où il existe un nombre suffisant d’individus qui s’intéressent aux nouvelles et les colportent au bout du monde. Elle ressemble à une maladie contagieuse qui embrasse l’opinion. Lorsqu’elle est allumée, il n’y a point de recette miracle pour l’éteindre. Elle s’apaise ou s’arrête d’elle-même. Elle ne meurt presque jamais. Omniprésente, elle n’a pas de durée de vie. Notre incapacité à la maîtriser ou à la dompter est à l’origine de l’intérêt autour d’elle. Au fond, l’opinion croit qu’elle est l’une des incarnations de la figure même du diable.

Ci-dessus, avec l’exemple de la rumeur concernant les matelots, il est possible de reprendre  l’exclamation nietzschéenne (1983, p. 104) : « hélas, combien d’ignorances et d’erreurs se sont incorporées » en eux. Le manque d’information, l’absence d’une vraie communication bijective d’intersubjectivité et l’angoisse sont à l’origine de cette rumeur défigurant les événements. Ce marché noir de l’information est lié à une anxiété personnelle ou collective. Les rumeurs les plus folles naissent et se propagent lorsque la communication interpersonnelle est inexistante, lorsque la population est à l’affût de l’information. C’est ce vide public que vient occuper la rumeur. C’est ce que nous constatons dans les cas de rumeurs chez F. Nietzsche. C’est ce qu’écrit et explique clairement P. Rubise (2012, p. 27) : « les rumeurs se propagent facilement de manière horizontale mais aussi verticalement, bien que plus difficilement compte tenu du degré d’accès différencié à l’information selon les couches sociales ».

Personne n’est épargné par les rumeurs qui hantent notre imaginaire. Nous avons parfois besoin d’y croire pour satisfaire nos besoins de connaissance. Nous les écoutons. Les colportons. C’est notre façon de révéler nos angoisses et de satisfaire nos désirs. Même si tel n’est pas le cas souvent, la rumeur est la médiation des inconscientes et angoissantes communications des groupes minoritaires. On constate sur le terrain que la population, peut-être dans le but de se faire peur, préfère véhiculer une information erronée, que l’on qualifiera de rumeur, surtout si elle est chargée d’angoisse. Mais lier les rumeurs aux angoisses, c’est écorner l’image des élites dont le courage est souvent valorisé. Si la rumeur faisait peur à tous, ce serait parce que les esprits de premier ordre, ces maîtres d’entendement souffriraient de méconnaissance aussi. Par conséquent[4], parler d’un courage que Dieu n’aurait pas et qu’auraient des chevaliers pour chasser des fantômes, ce serait se livrer simplement à une rhétorique verbale provocatrice.

Toujours à propos de cette fascination de F. Nietzsche pour les rumeurs, mysticisme et fétichisme peignent ces bruits peu communicables. La communication est rude pour celui qui a de fortes préoccupations métaphysiques. Parler d’une ombre qui prendrait les airs pour se diriger ensuite vers le volcan, c’est faire allusion à de célèbres bruits légendaires et populaires. C’est se souvenir d’un Jésus-Christ qui avait la capacité de monter au ciel. C’est se remémorer cette scène où Hölderlin fonçait dans le volcan. La rumeur des matelots est une mise en scène du pouvoir du personnage Zarathoustra et par ricochet de celui de F. Nietzsche. Le contrôle de l’imaginaire et la sympathie des interlocuteurs sont visés par des stratégies de manipulation.

F. Nietzsche serait la vraie figure du rumorocrate de P. Froissart (2002, p. 242). Il veut imposer volens nolens un ordre social de valeurs élitistes, de forces nouvelles et de droits nouveaux. La circulation d’un sens aristocratique en est le cœur. C’est vrai, et nous le regrettons d’habitude parce que l’attitude est contraignante pour la performance, F. Nietzsche ne propose pas de système philosophique ou de théorie de la connaissance. Ce qui ne nous empêche pas d’écrire contre P. Froissart (2001, 2011) que les grandes préoccupations scientifiques sur les rumeurs ont débuté bien avant 1902. Bien avant ces travaux de Louis William Stern qu’il partage avec le grand public, F. Nietzsche (2004, p. 807) analysait les discours et confondait la rumeur à une presse de « fausse alerte permanente qui détourne les oreilles et les sens dans une fausse direction ». Cette idée de presse de rumeurs est la mère de l’expression à la mode sur toutes les lèvres : fake news.

Nietzsche a de ce fait tenu un discours programmatique. Il serait pour nous le véritable penseur des rumeurs. Il s’est beaucoup investi dans cette forme de communication médiée. Pour communiquer sa philosophie, il s’est intéressé à ce que le grand public aime mieux : les rumeurs. Même si le terme rumeur n’est pas carrément pris en charge dans ses écrits comme un concept explicité, nous avons l’impression qu’il est l’âme qui anime son œuvre. Sa maîtrise des questions liées aux rumeurs est peu commune. Il voulait d’ailleurs être le maître des rumeurs. Mais son souhait n’avait pas abouti.

3. Ces rumeurs venimeuses ou ce marché noir de l’information

Les rumeurs ne sont jamais neutres. Elles donnent une idée sur l’évolution des techniques de communication. Elles indiquent toute une préoccupation du peuple qui se débat pour que certains faits soient établis. Elles restent une médiation privilégiée d’une certaine élite philosophique inclassable. Elles sont aussi puissantes et ambivalentes que certaines paroles de quelques obscurs esprits. Maîtrisées et instrumentalisées, elles peuvent être des caisses de résonnance diabolique. Elles sont fâcheuses et n’épargnent personne. M. Yourcenar (1974, p. 113) témoigne : « tous les bruits sinistres qui couraient sur moi retrouvèrent créance ». A. Sauvy (1985, p. 287) et A. Rand (2009, p. 1554) se sont intéressés à leur utilité et à leur nocivité. Ils sont inquiétés par le flou autour de leurs figures.

Peu citoyennes, il arrive qu’elles véhiculent des calomnies, sèment une panique indésirable et créent des hystéries publiques. Les rumeurs peuvent être négatives, séditieuses, révélatrices de crainte ou de désapprobation. Haineuse et condamnable, la rumeur d’Orléans, dont parle E. Morin (1969) faisait croire que de jeunes femmes disparaissaient dans des cabines d’essayage de vêtements tenues par des commerçants juifs qui verront leurs chiffres d’affaire s’effondrer. À Libreville, P. Ondo (2009) précise que « le kongossa peut être élogieux, satirique ou verser dans la dérision ». C. de Craecker-Dussart tente de rassembler certaines caractéristiques de cette forme de discours médié, cette rumeur qui révèle un complot, dénonce des mœurs légères et des crimes « trace des portraits flatteurs ou au contraire infamants, multiple au-delà du raisonnable les miracles autour des tombes, annonce même certaines morts fantaisistes ».

Infirmant cette idée de la mort fantaisiste rapportée, A. Corbin (1990, p. 91) informe qu’à Hautefaye, en 1870, des paysans immolèrent le jeune noble Alain de Monéys accusé d’avoir comploté avec les Prussiens contre l’empereur. Telles sont les rumeurs. Elles sont froides. Sans état d’âme. Conscient de leur attitude sournoise et de leur dangerosité, il faut alerter. Elles sont capables de vous tuer d’un jet de venin. Leur force peut vous paralyser peu à peu. Elles peuvent vous avaler vivant sans que vous en aperceviez. Ces puissantes rumeurs défont des réputations et précipitent toujours des émeutes ou des guerres. Elles sont restées vivantes et toxiques.

Cependant, l’éloge du kongossa de P. Ondo et les portraits flatteurs auxquels fait allusion C. de Craecker-Dussart exposent l’intérêt pragmatique des rumeurs susceptibles d’être des discours constructifs et porteurs d’espoir. Elles régulent et apportent des changements rapides et importants.

F. Nietzsche (1983, pp. 317-342) n’ignorait pas cette duplicité complexe et paradoxale des rumeurs. Entre la dérision et la mort fantaisiste qu’elles ont l’habitude de transmettre, cette question est posée lors de ses communications interpersonnelles : « est-ce vrai, ce que l’on dit, que c’est la pitié qui l’a étouffé ? » Entre éloge et portrait flatteur, une nouvelle interrogation inaudible est soumise publiquement : « mes singuliers hôtes, aviez-vous jamais entendu parler de mes enfants ? » Cette médiation d’espoir calquée sur la médiatisation est ajoutée : « ne vous a-t-on pas dit qu’ils sont en route pour venir me trouver ? ». Pour avertir et préserver les élites, F. Nietzsche ( 1982, p. 230) s’intéressa aussi à la nocivité des « cris d’aujourd’hui » et aux « vacarmes des guerres », quarante-sept ans avant les « cliniques des rumeurs » théorisées par les célèbres psychologues Allport et Postman (1994) qui créèrent des stratégies stoppant toute influence pouvant saper le moral des troupes américaines engagées dans la seconde guerre mondiale. Le chapitre « nous autres savants » du paragraphe 208 de son livre Par-delà le bien et le mal permet de découvrir qu’il y a effectivement des rumeurs menaçantes et de mauvais augures. La conscience du discours rapporté, pouvant alimenter la communication et faire passer des messages, est réelle dans ses écrits qui ne sont pas loin d’une librairie de nouvelles.

À l’aide de la rumeur, la médiatisation des discours des élites peut être une réalité. F. Nietzsche espérait qu’avec elle toutes ces bonnes choses finiraient par avoir pour elles la popularité et la publicité. Il crée une situation linguistique fonctionnant comme un marché sur lequel il place ses produits. Mais il oublie en même temps que le produit qu’il fabrique pour ce marché dépend de l’anticipation qu’il a des prix que vont avoir ses produits. Mais une telle idée paraît contradictoire dans la mesure où la rumeur prend la rue et est accaparée des masses. Or, sur cette route de la populace tout ce qui y est d’or se dégrade ou se convertit en plomb. Qu’est-ce qu’une communication de choses aristocratiques aussi profondes qu’un puits fait d’ailleurs dans des rumeurs, ces bavardages si populaires et si communes ? L’amour de la rue a-t-elle remplacé momentanément la parole nietzschéenne qui manifestait sa grande joie d’être dans les montagnes, de rencontrer ces petits lacs écartés d’où la solitude elle-même semblait lui jeter un regard ? Malgré ses prétentions aristocratiques, la parole de F. Nietzsche calque son mode de vie sur celui du plus grand nombre. Certaines de ses positions sont véritablement paradoxales. Il fait autant de preuve de maîtrise des questions liées à la médiation et à la médiatisation mais son discours aristocratique n’est pas porté par une rue occupée par la masse.

4. Ce vœu non exaucé d’être maître de la médiation du discours

Les rumeurs ne sont pas simplement dangereuses ou élogieuses. Il y a une universalité de la rumeur.Dans la« première dissertation » du paragraphe 14 de La Généalogie de la morale, il est communiqué  qu’il y a « une rumeur circonspecte, un chuchotement à peine perceptible, un murmure sournois qui part de tous les coins et recoins ». Il y a des rumeurs fausses. Dieu n’est pas mort. Zarathoustra n’est pas emporté par le diable. La rumeur parle beaucoup et montre peu de choses. Nous entendons tout. Mais nous ne voyons presque rien. F. Nietzsche (1981, p. 104) est convaincu dans ce cas « qu’on ment ; une douceur mielleuse englue chaque son ». N’a jamais eu lieu l’horrible bug informatique de l’an 2000 annoncée par A. Jack (2007, p. 173). Aucun ordinateur n’a été envahi. Aucun fichier n’a été détruit. Aucune donnée vitale n’est effacée. Les avions n’ont jamais été précipités dans le vide. Les enfants ne sont avalés par aucune force diabolique. Il y a des rumeurs mortes-nées. Elles sont des vacarmes insensés ou sans âme. C’est le cas avec l’annonce de la mort de Dieu. Elle n’est pas arrivée aux oreilles des populations. Elles n’en parlent pas de bouche-à-oreille. Les canaux d’information habituelle ignorent ce faire-part nécrologique. Déçu par ces types de bruits inaudibles et impopulaires, F. Nietzsche (1983, p. 117) s’exclame : « hélas ! Il y a toujours eu tant de vertu égarée au vol ! » Il devait réaffirmer sa déception du chapitre « De la voie du créateur » de Ainsi parlait Zarathoustra. Tant « de grande pensées – n’agissent pas plus qu’un soufflet : elles se gonflent et soufflent du vide », regrettait-il. Admettons alors que la communication est sans maître et que le vœu de F. Nietzsche d’être maître et possesseur des rumeurs n’a pas été exaucé.

Il y a également des rumeurs censurées. Une nouvelle n’est reçue comme pertinente que si elle nous apporte quelque chose, nous concerne, nous intéresse. Une information qui ne nous intéresse pas est éliminée du champ de nos préoccupations ou, si elle ne l’est pas, est oblitérée et se glisse dans le fond indifférencié de ce que nous savons vaguement. Égoïsme et opportunisme transforment la rumeur en simple chuchotement à l’oreille dans toutes les ruelles obscures. Du coup, nous acceptons que M. dos Santos (2010) écrive  e murmure est le degré zéro de la rumeur, mais nous émettons des réserves contre l’idée qu’il soit circonscrit dans un microcosme d’initiés rumorophiles. Après tout, partager une rumeur avec quelqu’un est un signe de confiance. Donc, le rapport que nous avons avec les rumeurs n’est pas celui de la dignité. Contrairement à ce qu’avoue J.-N. Kapferer (1990, p. 105), nous ne croyons pas que chaque rumeur a son public. La rumeur transcende les questions de classe, d’élite et de populace. Elle n’est qu’un jeu d’intérêt regroupant toutes les catégories qui pensent trouver leur compte dans ce qui est rapporté. La rumeur dépend d’une population réceptive. De Beaumarchais (2010, p. 100) exagère sur ses notes concernant la rumeur en posant cette question : « qui diable y résisterait ? ». Le vieillard qui échangeait avec Zarathoustra et les hommes qui suivaient le fou de l’aphorisme 125 du Le gai savoir y résistent et offrent le cas qui relativise la fréquence de la transmission des rumeurs. Certaines ne s’amplifient pas vite. D’autres sont appelées à une étrange fortune.

Beaucoup de canulars entourent enfin les rumeurs. Leur style métaphorique et allusif ne facile-t-il pas leur compréhension. Il n’est pas évident de percevoir et d’interpréter un phénomène oral et populaire à partir de sources écrites embroussaillées. Mais le grand problème de cette médiation de la communication est dans cette atmosphère ténébreuse, cet état d’esprit fluctuant dans lequel les personnages et les lecteurs sont plongés. Ce domaine par excellence de l’imaginaire et de l’indéchiffrable conduit F. Reumaux (1996, p. 5) à confier que généralement l’objet rumeur est toujours difficile à cerner. Il peut renvoyer à une entité physique, à une foule, à un public, à un groupe ou à une assemblée, qui elle-même peut renvoyer à des expressions d’autant moins claires qu’elles sont plus audibles, bruit, vacarme, clameur, « ce que n’ont pas manqué de souligner les anciens usages du terme ainsi qu’en témoignent les encyclopédies, les dictionnaires, où la rumeur n’apparaît pas encore comme l’éclaireur de l’opinion publique ».

Difficiles à évaluer, la véracité et l’origine de la rumeur sont incertaines. Il n’existe pas de données concrètes permettant de témoigner de son exactitude. Elle est présentée sous la forme d’une affirmation vraie, mais il n’existe pas de données concrètes permettant de vérifier son exactitude. Concernant l’annonce de la mort de Dieu, nombreux sont les philosophes qui se sont plaints d’avoir cherché des preuves en vain. La rumeur est aussi obscure que ces rues qu’elle emprunte. Que fait F. Nietzsche de toute cette écriture véridique qui devait être écrite avec le sang ? La rumeur remplace l’expérience qui servait de restriction significative et de tiroirs de sagesse. Pourquoi mêler ses interlocuteurs à des choses si ambiguës ?

Notre dernier argument pédagogique ne ferait que renforcer ce tableau suffisamment entremêlé et hachuré. En rapport avec la rumeur des matelots, F. Nietzsche (2006, p. 177) se plaignait d’être dans une société de masse soumise à l’influence des rumeurs. « Les hommes ont raconté ou laissé dire beaucoup de mensonges » sur le compte de Zarathoustra, protestait-il. Il y aurait là un « pur plaisir du bruit et au brouillamini »[5] qui ne l’épargnerait pas. Il ressemblerait à tous ceux qui oscillent nécessairement d’un sentiment à l’autre parce qu’ils n’ont pas trouvé la meilleure solution pour leur volonté et leur pouvoir.

Ces méthodes de communication et ces modes d’être calqués sur ceux des élites des demi-teintes, des ombres, des éclairages d’après-midi et des interprétations infinies sont paradoxaux. Vouloir maîtriser ce qui est pour nous un paradoxe identitaire, ce serait trahir ce qu’affirme F. Nietzsche, ces paroles qui ne donnent que dans la mesure où elles se dérobent à toute mainmise et à toute interprétation.

Conclusion

La passion que F. Nietzsche avait pour les rumeurs était certaine. Il savait que les populations aimaient aussi les rumeurs et s’intéressaient à elles au quotidien. Voilà pourquoi il n’avait pas hésité à mêler ses communications aux bruits qui couraient. Il les convoquait et les provoquait même. Ce couplage lui donnait l’espoir de voir ses communiqués majeurs parvenir à la grande masse. Mais l’espoir fondit vite. Aucun des grands événements, qu’il voulait annoncer, ne se transforma en nouvelle publique et commune. Donc le grand public n’a jamais été au courant de ce qu’il enseignait. Cet échec ne le fait nullement démériter. Il a le mérite d’avoir très tôt exposé les visages et le pouvoir des rumeurs.

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ONTOLOGIE HEIDEGGÉRIENNE DE LA MORT                               ET ÉMERGENCE DE L’HUMANITÉ MARIALE

Séverin YAPO

Université Félix HOUPHUET-BOIGNY d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

yapson7@yhoo.fr

Résumé :

L’herméneutique théologique qui sous-tend l’ontologie heideggérienne de la mort permet-elle de concevoir l’émergence de l’humanité à elle-même en partant de la temporalité et la transcendance qui meuvent cette ontologie ? L’article répond affirmativement à cette question mais sous la réserve de voir muter la futurition temporale, le solipsisme ontologique et la transcendance vers-la-mort en une ontologie de la com-passion se déployant en un présent temporal et participant d’une éternisation du Soi qui expriment une transcendance de sa mortalité par le Dasein. L’immanence caractéristique de l’anthropologie mariale apparaît le cadre pour une telle une émergence de l’humanité.

Mots-clés : Émergencede l’humanité, Herméneutique biblique, Phénoménologie génétique, Temporalité mariale, Transcendance.

Abstract :

Does the theological hermeneutics underlying the Heideggerian ontology relating to death make it possible to conceive of the genesis of humanity to itself, starting from the temporality and transcendence that move this ontology? The article responds affirmatively to this question but provided that the temporal futurition, the ontological solipsism and the transcendence towards death are mutated into an ontology of the com-passion unfolding in a temporal present and participating in an eternalization of the Self which expresses a transcendence of its mortality by Dasein. The immanence characteristic of Marian anthropology appears the setting for such a genesis of humanity.

Keywords : Biblical Hermeneutics, Emergence of Humanity, Genetic  Phenomenology, Marial Temporality, Transcendence.

Introduction

Dans le philosopher heideggérien, « l’idée d’indépassabilité de cette « possibilité la plus propre du Dasein » (M. Heidegger, 1986, p. 263) qu’est la mort, est certainement, comme le dit Jean Greisch, synonyme de liberté finie » (M. Alpozzo, 2018). Dans le domaine religieux par contre, il semble possible de concevoir une relation au divin s’infinitisant par transcendance de la mort. La facticielle expérience de la liberté que fait la Vierge Marie sur le “lieu du Crâne” – ce lieu où finirait la vie terrestre, mortelle, du Christ – pourrait en être le proto-phénomène.

En sa possibilité, cette expérience de l’immanence d’une vie qui s’assume jusque dans le mort fait signe vers l’horizon d’une liberté infinie. Cette expérience qui transcende ce qui s’énonce en modalité husserlienne comme adéquation de la mortalité considérée comme l’évidence caractéristique de l’humain, se présente comme l’apodicticité d’une liberté infinie. Bien qu’infinie, cette transcendance se distingue des métaphysiques de l’idéalisme absolu dont pourrait relever l’ontologie de la mort développée par M. Heidegger. Ces dernières en effet semblent inaccessibles à la radicalité de la finitude humaine qu’ouvre la facticité mariale.

Au sujet de cette liberté s’entendant d’une expérience mariale de la terre et de la mort perçues comme le cadre, non plus d’une immersion dans l’indéfinition du non-être, mais de l’émergence de l’humanité à l’infini de la vie, laquelle pourrait relever d’un présent indépassable, il importe de savoir si Heidegger pourra vraiment y consentir, lui qui, dans son cours du semestre d’hiver 1921/22, soutient que « la philosophie elle-même en tant que telle est athée, lorsqu’elle se comprend de manière radicale ; cf. le concept de vie » (M. Heidegger, 1995, p. 199).

Aussi se pose-t-il dans cet article le problème suivant : quel type d’herméneutique permettra d’approcher l’émergence de l’humanité comme un phénomène dont la temporalité constitue une facticielle transcendance de la temporalité heideggérienne liée à la mort jusque-là interprétée comme l’horizon dernier du Dasein ?

Au regard de la définition heideggérienne d’un Dasein se présentant comme être-pour-la-fin et appréhendable à partir d’une herméneutique théologique, l’hypothèse que nous voudrions développer consiste à démontrer que seul un anthropologique dépassement permettra de faire l’épreuve des caractéristiques et conditions de l’émergence d’une humanité désormais mariale à comprendre comme commencement d’un radical être-pour-la-vie que le jeune Heidegger (1919-1924) permet peu ou prou d’approcher.

« Par anthropologie, on entend un discours cohérent sur l’homme » (P. Gilbert, 1981, p. 521). L’herméneutique théologique ne peut concevoir le divin qu’à partir de quelque chose de méta-physique, et l’humain qu’à partir de la seule animalité (même niée par Heidegger), ce qui chaque fois renvoie à un étant extérieur à l’homme. Le discours théologique ainsi que le concept de l’homme qu’il entretient ne renvoyant pas à la spécificité du phénomène de l’homme, ils demeurent incohérents. Qui veut atteindre la cohérence du discours phénoménologique sur l’émergence de l’humanité à elle-même devra la rechercher en quelque chose de tautologique, d’analytique, au sens où Kant entendait ce qui ne procède pas d’un accroissement de connaissance, et qui aurait l’humanité elle-même à la fois comme archè, commencement, et comme telos, fin.

À cette fin, la méthode de notre analyse relèvera de la réduction phénoménologique développée par le Père de la phénoménologie telle que la notion de l’évidence y occupe une place centrale. Ainsi qu’il l’écrit, « une réflexion mesurant sur l’ensemble de ce qui est donné en personne les éléments constituant le contenu de sens qui est visé dans la certitude du jugement et les mettant à l’épreuve un à un quant à leur remplissement par les composantes de la « chose elle-même ». Une évidence qui possède ce degré idéal de perfection indiqué, nous l’appelons aussi évidence adéquate » (E. Husserl, 1972, p. 45).

Appliquant à notre objet le procédé husserlien, il pourrait s’ensuivre que la mort constitue ce qui est adéquat au Dasein perçu par Heidegger comme cet étant dont la mort est de toute évidence l’horizon infranchissable. Dans la perspective qui est la nôtre, naître d’un mortel apparaissant ce qui est adéquat pour l’espèce humaine, il est d’évidence que le Christ, pour être un homme, est né d’une personne humaine, en l’occurrence la Vierge Marie. Chez Husserl encore, une évidence adéquate qui résiste aux différentes épreuves de sa mise entre parenthèse (ce que Heidegger appellera la destruktion phénoménologique) constitue une évidence apodictique. Une attestation de l’apodicticité de la mortalité comme évidence pour l’humanité, est le fait, dans l’exemple heideggérien, que tous les hommes sont mortels.

Une attestation de l’apodicticité de la nativité mariale du Christ comme évidence pour la chrétienté, est le fait, dans notre exemple, que tous les chrétiens, pour être des hommes, doivent naître de la Vierge Marie, ce qui ne se peut que si elle a l’éternité en partage ; dans le cas contraire, soit elle ne serait pas la mère du Christ, soit certains chrétiens ne seraient pas des hommes – ce qui est anthropologiquement incohérent.

Toujours selon Husserl, une évidence adéquate à l’évidence apodictique comme horizon de possibilité pour son accomplissement. Il écrit : « Une évidence apodictique a cette particularité de n’être pas seulement, d’une manière générale, certitude de l’existence des choses ou « faits » évidents ; elle se révèle en même temps à la réflexion critique comme inconcevabilité absolue de leur non-existence et, partant, exclut d’avance tout doute imaginable comme dépourvu de sens » (E. Husserl, 1953, p. 13).

En vertu de ce dernier principe, la naturelle mortalité, universelle à tous les hommes, a l’éternité de la Vierge Marie comme l’horizon de son accomplissement possible. Ce sont ces trois principes – l’évidence adéquate, l’évidence apodictique et l’horizon d’accomplissement – husserliens, issus des Méditations cartésiennes et de la Philosophie première qui mouvront l’entièreté de notre analyse.

1. La possibilité d’une anthropo-logie mariale de la Croix comme lieu d’émergence de l’humanité à partir de la phénoménologie de la vie religieuse élaborée par le jeune Heidegger

En cette première partie de notre développement, nous verrons l’herméneutique théologique heideggérienne (évidence adéquate pour l’ontologie de la mort qui a la théologie, c’est-à-dire l’existence d’un arrière-monde divin comme limite infranchissable pour la finitude humaine) trouver sa possibilité d’accomplissement dans l’herméneutique anthropologique mariale (qui rend possible le franchissement de l’opacité des frontières naturelles de l’homme que résume la mort, et qui le rend possible comme un accomplissement via la com-passion – partage affectif de la mortalité comme issue de ce qui, en pâtissant, passe dans la mort par son assomption comme une ontologie de la vie – mariale comme lieu de communautarisation de l’humain avec le divin).

D’emblée, ce qui guide le jeune Heidegger concerne l’« interprétation systématique, phénoménologique et ontologique, des phénomènes fondamentaux de la vie facticielle comprise, selon son sens d’être, comme “historique”, et portée à une détermination catégoriale selon ses manières fondamentales de se comporter dans l’expérience pratique avec et dans un monde » (M. Heidegger, 2000, p. 44). Le trajet de Heidegger, qui « part d’une phénoménologie théo-logique s’articulant en phénoménologie de la religiosité proto-chrétienne (1920-1921) pour se compliquer en anthropologie phénoménologique et ontologie herméneutique de la vie facticielle puis en analytique existentiale de l’être-là (1925, 1927) », a pour détermination l’expérience proto-chrétienne du Nouveau Testament par le truchement du jeune Luther.

Ce trajet se décide notoirement entre une herméneutique théologique et une herméneutique anthropologique. Nous voudrions montrer que l’humanité du Christ à laquelle pourrait ouvrir une anthropologie de souche mariale est plus efficiente quant à la détermination d’un concept de l’émergence conforme à la spécificité du phénomène humain que l’espèce de naturalisme vers lequel incline malgré elle la phénoménologie heideggérienne.

L’herméneutique théologique peut être anthropologiquement légitimée si elle s’explicite. M. Heidegger (2011, p. 352) écrit : « Un […] noyau authentique de légitimité, mais qui est encore loin d’avoir été élaboré en sa pureté, […] est contenu dans le problème de la théologie comme « science de la foi » en tant qu’elle se distingue des autres sciences ». Heidegger en 1921 veut développer une conceptualité théo-logique propre au premier christianisme du Nouveau Testament. Pour notre part, ne se peut-il pas qu’il en émane une anthropo-logie chrétienne ressortissant notamment de la natalité du Christ en l’humanité de Marie de Nazareth ?

Se définissant en 1923 comme un théo-logien chrétien, Heidegger veut « trouver la parole <Wort> capable d’appeler <rufen> à la foi et de garder <bewahren> dans la foi » (cité par H.-G. Gadamer, 1981, p. 315). Pour notre part, il s’agit de percevoir (au sens merleau-pontien du mot) la praxis qui manifeste la foi agissante. Semble la manifester, le vécu facticiel de la Vierge Marie. Lequel s’offre sous le motif du silence ce, au sens où il est dit que « Marie […] retenait tous ces évènements et les méditait dans son cœur » (La bible[6], 2007, Lc 2, 19).

La théologie heideggérienne s’explicite comme une herméneutique théo-centrée des phénomènes religieux, dont la proclamation paulinienne sera le proto-phénomène. Mais, ne peut-on en déplacer le pôle herméneutique vers l’anthropologie du silence de la méditation caractéristique de la spiritualité mariale comme phénomène originaire et ce, du point de vue de la genèse de la proclamation même comme phénomène de foi ?

Dans la « Phénoménologie de la proclamation paulinienne », où il interprète la première épître aux Thessaloniciens (3, 2), M. Heidegger (2011, p. 158) écrit : « C’est à vous que s’est présenté notre Evangile » donc, « à des appelés », et cela comme des gens plongés dans la tribulation ». Pour notre part, dans quelle tribulation les chrétiens (Paul, aussi bien que les Thessaloniciens) sont-ils originairement plongés sinon celle de Jésus de Nazareth que partage celle à qui un glaive transperça le cœur à Golgotha (« et toi-même, lui fut-il dit lors de la présentation de Jésus-enfant au temple, un glaive te transpercera l’âme » – Lc 2, 35), à savoir Marie de Nazareth, elle dont toute la vie facticielle semble se résumer en ceci : com-pâtir de la passion du Christ jusqu’à immoler son propre cœur qui pourrait avoir ressenti l’atrocité des douleurs de son fils ?

Et si l’esprit de la Vierge Marie était le corps propre de Jésus ? Mais Heidegger peut-il seulement en avoir conscience ? Selon C. Ciocan (2001, p. 154), d’abord, « Heidegger évite de poser frontalement les questions de la vie et du corps (en leurs dimensions ontologiques) ». Or – ensuite – ces « questions procèdent d’une « articulation interne de plusieurs problèmes qui se déterminent réciproquement […] : la vie, la mort, la naissance, la corporalité vivante et l’animalité, la déstruction du concept traditionnel de l’homme en tant que zùon lÒgon œcon ou composé de corps, âme et esprit ». Et enfin, « ces problèmes constituent un ensemble problématique unitaire, et […] le rejet ou la négation de Heidegger vise cet ensemble en entier et non pas des éléments disparates ». Pour notre part, assumer par-delà Heidegger la ferme conscience de l’articulation interne de la vie et la mort, la naissance et la corporéité vivante, l’âme et l’esprit, au sujet de Marie et Jésus, conduit à soutenir ceci :

Marie a son cœur uni à celui du Christ, tant de celui-ci une fois mort, la vie dans la chair est assumée par celle-là dont la facticité est un incessant mourir en esprit avec le sujet de sa com-passion. De Jésus mort, le côté est transpercé avec une lance par le centurion romain. Marie voit son propre cœur supplicié en train d’être spirituellement transpercé. L’union de ces deux cœurs meurtris est le lieu de la genèse pour/de ceux qui par-là s’engendrent à la vie qui n’a pas de fin. La tribulation, dans laquelle s’unissent les vécus de Paul et de ceux qui se voient par lui présenter l’Evangile (dans le sein des cœurs du Dieu fait chair qu’est Jésus et de l’humanité primitive figurée par la Vierge Marie), fait de la genèse une réalité présentement vécue par toute conscience compatissante qui ainsi se relie à son origine, laquelle passe elle-même du théologique à l’anthropologique, par communication de l’humain au divin.

Selon Heidegger, « la vie facticielle est issue d’une genèse et elle est devenue historique (accomplie) » au sens où « son caractère fondamental ne rend possible aucune relation purement représentationnelle » (M. Heidegger, 2011, p. 158). Or, qu’est d’autre cette genèse de la vie faticielle sinon la relation présentationnelle de l’humanité entière (symbolisée par Jean debout au pied de la Croix) à son archè que se trouve être Jésus de Nazareth, premier à émerger, à naître de la Vierge Marie ?

La relation qui, à chaque personne humaine, présente son humanité comme son essence, est ouverte par Marie de Nazareth. Elle apparaît corporellement le lieu où toute proclamation de la Parole trouve l’éminence de son agir en sa répétition par ceux que cette la Vierge relie silencieusement au parlant. De la Parole qui se tait à la Croix en entrant dans la mort, Marie constitue l’entrée dans le silence. De par son entrée dans le silence, ladite Parole s’accomplit. Elle s’accomplit en signant son caractère historique.

Historique est la Parole qui se présente à soi-même comme pleinement incarnée. Elle s’auto-présente en son parcours de l’histoire humaine. La Parole parcourt tout l’étant naturel en vue de sa communication à ceux des étants qui lui sont originairement ouverts et avec lesquels elle est susceptible de se présenter dans sa propre genèse dans le temps où elle leur communique ce qu’elle a en propre : le silence du mourir qui humanise.

La Parole s’incarne en se phénoménalisant dans le sein de la Mère des mortels. Celle-ci, pour tout un chacun, mortel comme immortel, humain comme divin, constitue le proto-phénomène. Silencieuse, la Mère des Mortels s’offre comme matrice, le sein maternel ou encore le reposoir. Elle est le cadre où s’accomplit ce qui est proclamé et où agit ce qui se proclame dans la relation de filiation humaine.

Selon Heidegger, le « phénomène de la Proclamation » constitue le « centre motivationnel de l’accomplissement » de la vie facticielle des Thessaloniciens en ce que, pour S. Paul, « leur genèse est contemporaine de la sienne propre et se tient en elle : c’est pourquoi il leur appartient, il partage maintenant leur sort », précisément au sens où « il leur est lié comme apôtre, parce qu’ils lui sont confiés, et cela dans le temps présent » (M. Heidegger , 2011, p. 159).

Or, il est un infini du temps présent. En celui-ci, l’immortalité du Dieu (Père) du Christ se confie à la mortalité du Fils de l’Homme (Marie). Cette confiance est la relation fondamentale unissant le divin (christique) et l’humain (virginal) se contemporanéisant. L’un et l’autre apparaissent comme contemporains dans le lien qui fait de la Terre primitive qu’est le Corps de la Vierge Marie le Ciel du règne divin.

Appartenant de la sorte au divin, la Vierge est con-citoyenne du Ciel comme le Ciel du divin co-appartient à la Terre des mortels. Divins et mortels partagent le sort de ceux qui appartiennent à la Vierge. Le partagent, ceux qu’elle engendre dans la passion de son Fils aîné, et dont l’apôtre Paul constitue pour la dimension mortel, l’un des tout-premiers frères nés de la mortalité du Fils de l’Homme (Marie).

Appartenant à leur tour à l’Apôtre auquel ils sont donnés dans le partage de sa filiation chrétienne au travers de la tribulation qui les contemporanéise au Christ via son humanité en Marie de Nazareth, les Thessaloniciens sont ceux à qui s’est présenté l’Évangile de Paul. Ils constituent ces appelés au partage, anthropologique, de la croix de l’apôtre Paul, fils adoptif de la Vierge Marie en Jean, présent au pied de la Croix du Christ. Anthropologiques, les tribulations et la croix constituent le versant humain du partage théologique de la gloire de ce fils adoptif de Dieu en Jésus-Christ qu’est S. Paul. La Croix constitue la teneur propre de la facticité de l’apôtre Paul lue par le jeune théo-logien chrétien, Heidegger.

Sur la théologie et, quant à sa teneur propre, dans son cours du semestre d’été 1921 relatif à « Augustin et le néoplatonisme », « Heidegger renvoie notamment au jeune Luther, plus précisément aux thèses de la Dispute de Heidelberg (1518). D’après celles-ci, la « théologie de la gloire » détourne son regard précisément de ce en quoi Dieu a réellement agi : la Passion et la Croix » (É. Brito, 1986, p. 440). Un discours cohérent sur la réalité de l’agir divin obligera à modifier les éléments de théologie qu’il assume.

« Tout discours cohérent modifie les éléments qu’il assume selon les lois de sa propre fondation » (P. Gilbert, 1981, p. 521). Les lois d’une fondation appropriative de la passion et la croix du Christ semblent découler de ce dont l’affectivité et la souffrance sont le lot, à savoir la mortalité de l’humain. En conséquence, la cohérence comme exigence d’un discours sur l’agir passionnel de Dieu oblige à voir dans l’anthropologie de la Croix le lieu d’une assomption de la théologie de la croix.

« Selon Heidegger, Luther réintroduit en revanche, dans sa théologie de la croix », cette expérience affective de la vie » du christianisme primitif, qui renonce aux visions de la métaphysique et, en assumant la faiblesse, parvient à la profondeur de la vie « historique » (É. Brito, 1986, p. 440-441). Deux difficultés interprétatives se font jour, ici : d’abord, comment la croix, la « souffrance » affective de Dieu qui relève du domaine de la théologie, s’assumera-t-elle dans un domaine an(pro)tagoniste, celui de l’anthropologie dont relève la vie affective des premiers chrétiens ; ensuite, en quoi la vie historique trouve-t-elle son approfondissement, non pas dans une vie exempte de tribulation, mais plutôt dans le contraire ?

Sur la première difficulté, en adaptant la logique de P. Gilbert à notre cas, il s’ensuit ceci : « le philosophe dira que parler de Dieu n’est point parler de l’homme, qu’en anthropologie [, qui souffre pour sa foi en Dieu] n’a donc rien à nous apprendre ; le théologien, quant à lui, objectera que le discours [du croyant martyrisé] est un faux discours, puisqu’il est fondé sur une immédiateté avec Dieu, sans que les médiations rationnelles y jouent quelque rôle » (P. Gilbert, 1981, p. 522).

Reprenons adaptativement ces deux objections : « la [foi éprouvée] parle-t-elle de l’homme ? Est-elle immédiateté du [corps compatissant] avec Dieu ? » (idem). En une inversion de l’angle d’analyse, la première question a pour réponse ceci : à supposer que ce soit « [en Marie de Nazareth que le Christ comme] Homme existe, la question de l’Homme devient la question ultime et fondamentale, car elle ouvre effectivement la rationalité théologique à ce qu’elle ne peut ramener à soi ; la divinité du Christ, comme questionnement, entre alors dans l’ordre de l’étant humain » (Idem, p. 553).

Quant à la deuxième question, elle cherche à savoir s’il n’est pas incohérent que ce soit dans le renoncement aux visions de la métaphysique et en assumant la faiblesse que le christianisme primitif parvient à la profondeur de la vie « historique ». L’on aurait pu, à ce propos, signifier ceci : une fois devenu chrétien, les tribulations devraient prendre fin, vu que l’on a obtenu le salut.

Or, une telle manière de voir confesse d’elle-même son caractère métaphysique et sa célébration de cette théologie de la gloire que Martin Luther récuse. M. Heidegger (2011, p. 160) écrit : « La prédication de la Croix – son comment, 2, 18 montre qu’il faut que soit présente une situation fondamentale, telle que le monde commun se décide en référence à elle ».

La situation en question se doit d’être fondamentale et décisive. Elle se fonde incessamment sur la décision de foi de la Vierge Marie de qui le commun des mortels se réclamera dans l’expérience de la foi et de la passion. (« Paul engagé dans un combat contre les partis, c’est-à-dire contre la prédomination d’opinions d’individus particuliers, contre la vantardise »). La Parole proclamée au travers des diverses opinions de prédicateurs trouve son unité et son radical approfondissement dans le silence agissant de Marie de Nazareth.

En son « fiat » donné dans la faiblesse de son humanité, Marie qui dit « oui » à l’Ange du Seigneur est avertie qu’un glaive lui transpercera le cœur, ce qui adviendra lorsque de son Fils mort dont le côté est percé par un coup de lance, elle assume la contemporanéité dans l’humanité. Dans la proclamation, « ce qui est décisif c’est son caractère […] dépourvu de tout artifice ; elle nous confronte à un « Ou bien – Ou bien » (idem).

Dépourvue de tout artifice, la proclamation est le lieu d’une décision pour la foi. Elle est la décision en faveur de ce qui n’est plus métaphysique, le langage de la Croix, mais bien plutôt anthropologique, à savoir l’acceptation de la tribulation, de la passion, voire du mourir comme expérience de la vie facticielle.

« Dans son cours fribourgeois d’Introduction à la phénoménologie de la religion (hiver 1920/21) qui puise dans les lettres de l’apôtre Paul, [Heidegger] souligne que l’expérience chrétienne est essentiellement expérience de la vie dans la facticité » (É. Brito, 1996, p. 440).

Cette dernière affirmation fait question, qui demande : cette « expérience effective de la vie » du christianisme primitif », qui est apparue le phénomène qui voit émerger l’humanité en sa spécificité spirituelle, Heidegger qui y reconnaît l’expérience facticielle de Paul et Augustin, pourrait-il en exclure la Vierge Marie, présente au pied de la Croix du Christ ?

En guise d’approfondissement, portons le questionnement vers l’explicitation de ce qu’il en est, chez M. Heidegger, de la thématique qui fait antithèse à celle de la vie, à savoir la mort. Et si, sur cette question, l’on commençait par écouter le Christ quant à l’être de la mort ?

2. L’écart entre les visions heideggérienne et mariale de la mort comme pas-sage de l’adéquation de l’évidence de la vie naturelle à son apodicticité s’assumant dans l’infini de la vie spirituelle

Cette écoute du Silence qui parle de l’humanisation constituant l’amorce d’une explicitation de l’apodicticité de la vie éternelle (partagée par le Silence, symbole de la Vierge Marie, avec la Parole, symbole du divin) comme horizon d’accomplissement de la vie facticielle du Dasein dans la nature apparue jusque-là en adéquation avec ce que l’humanité, comme mortalité, signifiait.

Parole du silence marial, le Christ soutient que « celui […] qui croit [en lui] a la vie éternelle, […] il est [déjà] passé de la mort à la vie » (Jean, 5, 24). Tout chez le Christ dit que la vie a, pour temporalité effective, le présent. De la sorte, en la Vierge Marie, la mort comme imminence de la fin n’apparait que comme un événement fugace, contrairement à Heidegger chez qui c’est plutôt la vie qui semblait fugace, tant la mort comme indépassabilité de la condition mortelle semble habiter le Dasein toute sa vie durant.

Or, ceux dont le Christ dit qu’ils sont déjà passés de la mort à la vie semblent partager ce que M. Merleau-Ponty (1988, p. 46) dénomme la « foi perceptive ». La foi perceptive consiste à croire en ce que l’on voit. Elle est résumée dans les premiers mots de Le visible et l’invisible : « Nous voyons les choses mêmes, le monde est cela que nous voyons ». Ce que l’on voit quant à la filiation du Christ, c’est sa procession mariale autrement dit, sa naissance de la Vierge Marie. La foi perceptive s’entend de la « foi en un monde composé de faits naturels rigoureusement lié et continu […] pouvant s’incorporer toutes choses et jusqu’à la perception elle-même » (idem, p. 46-47). Ce que le Christ est par nature, à savoir éternel, Marie (et ceux qu’elle engendre de par son vécu facticiel le sont)l’est par la grâce de la foi qui perçoit. La foi habilite à percevoir l’éternité comme la réalité qui unit le mortel à ce qui ne connait pas la corruption, une réalité en vertu de quoi il est une relation de continuité entre la seconde venue du Christ lors de la parousie et sa première venue par sa nativité. Nous soutenons ceci : dans le présent de la relation de la finitude mariale à l’infini christique, se relient natalité et parousie et ce, par la nativité.

On sait que M. Heidegger, dans la Phénoménologie de la vie religieuse, développe, au sujet du christianisme primitif, « une phénoménologie de l’expérience de la faktische Leben, de la vie dans sa facticité » (F. Dastur, 1994, p. 230). F. Dastur fait voir qu’avec la facticité chrétienne, l’on a affaire à une nouvelle conception de l’eschatologie. Celle-ci n’a plus rien à voir avec les notions irano-babylonienne et juive de l’eschatologie.

Parce que le judaïsme où s’inscrira la genèse naturelle de la vie, sera incomplète, cette genèse devra trouver sa vérité dans quelque chose d’autre qui la complètera, à savoir la genèse spirituelle dont traite la phénoménologie mariale qui s’inscrit dans un cadre chrétien. Selon Heidegger lui-même, dont la vision eschatologique ne s’éloigne que partiellement de l’hébraïque, la relation chrétienne authentique à la parousie, à « cette seconde venue en présence du Christ qui manifeste la fin des temps n’est pas l’attente (Erwartung) d’un événement futur, mais l’éveil (Wachsamsein) à l’imminence de cette venue » (idem).

Or, les propos du Christ portent à radicaliser la position heideggérienne dans le sens d’un être-ici-et-maintenant-en-présence de cette eschatologie en train de se vivre transcendantalement par moi en tant que je suis l’invariant en toute expérience, au sens où je me reçois de la Vierge Marie entendue comme l’assomption du mourant dans le(a) vivant(e).

Marie de Nazareth constitue la présence de l’infinitude humaine à la « finitude » divine, au sens où, à partir des idéalistes – mais en un sens anthropologique, là où le leur est essentiellement théologique – Hegel notamment, et Heidegger qui, à la suite du nihilisme nietzschéen, en est l’héritier en phénoménologie, signifieront que « Dieu » est mort.

En son essence, en son caractère primitif – au sens de l’originaire – assumé par la Vierge Marie, l’humanité est infinie. Elle est immortelle. De l’infinitude humaine qui se communique à la mortalité du Dieu fait chair, l’archè-type, le type inaugural, est la Vierge Marie.

La parousie ayant déjà été vécue dans la passion, au sujet de la mort et la résurrection du Christ, point n’est besoin d’attendre une eschatologie à venir. Chaque personne humaine la répète au présent, en sa propre vie de com-passion présidée par la facticité de la Vierge Marie.

Conséquence : la mort n’est point la fin de l’existence humaine. Elle en est l’accomplissement au sens où Jésus de Nazareth, en passe d’entrer dans la vie – entendez, de mourir -, signifie que « tout est accompli » (Jn 19, 30), dit autrement : tout ce qui était spirituel est entré dans la nature ; j’ai tout assumé dans le corps reçu de l’Homme (la Femme).

Si Jésus de Nazareth est homme de par sa filiation en Marie de Nazareth qui en est la génitrice en humanité, alors, la mort constitue le commencement de la vie en son infinitude. Le corps de la Vierge Marie est la perception naturelle/spirituelle de l’infini de la vie du Christ qui s’assume dans la finitude de la chair de la mortelle qu’elle est par nature.

Dans Heidegger et le problème de la mort…, C. Ciocan (2014, p. 118) soulignait : « Du strict point de vue phénoménologique, rien ne peut nous garantir que, après la mort, il y a quelque chose, de même, rien ne peut justifier que « la mort est la fin de l’existence » ».

Or, si « la mort, pour le Dasein, est ce « rendez-vous avec lui-même » (M. Heidegger, 1986, p. 250, tr. F. Vézin), si elle est ce « rendez-vous prévu dès le commencement » (idem), en cette vision pessimiste du néant, si « dans la mort, le Dasein n’est ni […] totalement disponible en tant qu’à-portée-de-la-main », ce qui en aurait fait quelque chose de simplement ontique, s’il n’est « ni simplement disparu, ni même devenu achevé », ce qui en aurait consacré l’être, Heidegger ajoute que dans la mort, le Dasein n’est point « accompli » (M. Heidegger, 1986, p. 245, trad. E. Martineau).

Une effective réalisation de soi du Dasein en un incessant présent dont la mort serait le médium est impensée par Heidegger qu’un de ses élèves, Karl Löwith (1988, p. 47), considéra comme « un théologien sans dieu, dont l’ontologie fondamentale est issue de la théologie ».

Le problème de Heidegger n’est point de n’avoir pas de Dieu mais plutôt de ne pas pouvoir se percevoir dans le corps de cette Mère de tout vivant ayant un esprit humain, à savoir la Vierge Marie. Dans le cas contraire, Heidegger aurait pu être un anthropologue avec une humanité, dont l’analytique existentiale serait issue de l’anthropologie.

Mais cela suffit-il – en cette espèce de théologie de la croix, au sens de Martin Luther élu par le jeune Heidegger dans sa Phénoménologie de la vie religieuse, par nous mutée en anthropologie de la Croix – pour percevoir dans le corps de la Vierge Marie, via la foi perceptive de M. Merleau-Ponty, le lieu d’incorporation de toute la finitude humaine dans l’infinitude divine ?

Ce, au point de voir en sa présence au pied de la Croix le radical commencement de l’humanité, du coup perçue comme l’essentielle pureté qui fait éclater autant les séparations rigides entre les temps passés et futurs, entre le théologique et l’anthropologique au sens de Jean-Luc Marion, qu’entre l’individuel et le communautaire !

Le corps « mythologisé » au sens de H. Blumenberg de la Vierge Marie semble cette « sphère primordiale » (E. Husserl, 1953, p. 91) de tout ego transcendantal thématisée dans les Méditations cartésiennes. P. Ricœur (1954, p. 77) relève que « la constitution de la transcendance d’autrui dans l’immanence de ma sphère propre a la même signification décisive que le passage de l’idée d’infini « dans » le Cogito cartésien à l’être même « de » l’infini hors du Cogito ». Marie figure « l’immanence [anthropologique] de la transcendance [théologique]» (idem). Ce, au sens où la transcendance du Dieu chrétien, je la vis à l’intérieur de mon humanité dont l’être, fondamentalement marial, transcende la mortalité naturelle. Inauguration de la temporalité présente comme continuum ontologique de l’humain dans le divin ou du divin dans l’humain, la Vierge constitue la matrice génétique ou encore l’apparaître du divin dans l’humain, sinon du théologique dans l’anthropologique.

L’émergence peut signifier un commencement d’apparaître. S. Camilleri, disciple de Heidegger ayant développé une phénoménologie de la genèse de l’humanité, a montré que « la thématique du commencement n’est pas l’exclusivité de la philosophie, elle a aussi son lieu originaire dans la religion » (S. Camilleri, 2007, p. 393).

Aussi bien d’après le mythe biblique de la genèse qu’à partir de l’étymologie du mot humanité, restituée par « les latins homo, hemo (et nemo), [qui voient] humanus […] s’origine[r] dans humus, la terre », « l’homme sort de la terre » (M. Tournier, 2001, p. 147), il émerge, il a son commencement d’être dans la terre comme l’humus que phénoménalement, il laisse transparaître en mourant.

Cela qui est terrien, en relevant d’une immanence transcendant la mort, devient le lieu de l’apparaître du proprement humain. Selon le mythe judéo-chrétien de la Genèse, l’humanité, tirée de la terre dans le Jardin d’Eden, est admirée par le créateur qui y voit sa propre image, c’est-à-dire le corps en lequel il peut se mirer.

A la fin de la création, « Dieu vit tout ce qu’il avait fait et voici, cela était très bon » (Gn 1, 31). Le sommet de l’œuvre divine est uniment l’homme/(et) la femme pur(s), entendez le couple représenté par l’(le nouvel) Adam essentiel – Jésus – et l’(la nouvelle) Ève originaire – Marie – s’apparaissant phénoménalement in-générés, générés qu’ils sont en Dieu ou en l’humanité pure, eux dont les épousailles mystiques sont figurées par les noces évangéliaires de Cana relatées par Jean (2, 1-11).

Pour pouvoir naître dans la pureté des mains, du cœur de Dieu et de l’Homme, les cœurs unis de Jésus et Marie, qui s’aim(e)ante(nt), doivent être perçus unitairement en train de mourir continuellement par com-passion pour les humains en divinisation et les divins en humanisation qu’ils font ainsi passer de la mortalité naturelle à la spirituelle immortalité et vis-versa.

Dans la perception, non plus heideggérienne, de la mort comme limite infranchissable du Dasein, mais désormais merleau-pontienne de l’extensible épaisseur du percevoir, se conçoit cette transcendance de la mort signifiant le commencement de l’apparaître de l’humanité ou de la divinité chacun à soi et l’une à l’autre.

Où l’épaisseur terrestre de la chair virginale de Marie se perçoit comme l’horizon d’accomplissement d’un être commun, au rivage du « sensible qui m’investit jusqu’au plus individuel » (M. Merleau-Ponty, 1945) comme lieu de commencement de l’apparaître de moi à moi-même.

Selon D. Franck (1981, p. 95-96), « aucune propriété, proximité, mienneté ne sont en général pensables avant la chair et rien de ce qui se fonde sur une pré-compréhension du propre, du proche ou du mien ne saurait être pensée avant que ne le soit la chair, c’est-à-dire leur origine ». Cette pré-compréhension charnelle de l’être humain est en continuité avec la genèse biblique en sa perception mariale. Elle est en rupture avec la conception heideggérianisante de la genèse qui, on aurait pu le voir chez S. Camilleri (2007), est valide pour la nature en général, mais non plus pour la nature humaine en sa spécificité spirituelle.

Pour finir, en matière de contribution à l’avancement des recherches dans le domaine de la science des religions, notamment au sujet de l’herméneutique biblique et de la phénoménologie de la religion, le concept de la facticité mariale qui prédomine notre analyse ouvre plusieurs possibilités d’accomplissement pour l’herméneutique biblique. Citons-en deux : primo, le présent comme temporalité originaire ; secundo, l’idée d’une permanence de la vie facticielle comme fondement de toute religiosité. Sur les possibilités ouvertes par la facticité mariale, le rapport de la transcendance à la mort débouche sur ce qui suit :

D’abord, ressortissant de la vie facticielle menée par Marie de Nazareth, l’aujourd’hui de la résurrection, émanant de la vision christique de la mort, accomplit l’ontologique temporalité de la fuite vers le futur qui se rencontre dans la dernière philosophie heideggérienne sous le motif de la mort de Dieu notamment théorisé dans les Chemins qui ne mènent nulle part et dans l’Avenance – entendez, l’à-venir, comme ses Apports à la philosophie : là où chez Heidegger la chrétienté trouvait « l’horizon de son sens d’effectuation déplacé de ce monde-ci vers celui à-venir » (S.-J. Arrien 2011, p. 166), le « quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jn 11, 25-26), prononcé par le Christ, ramène la réalité au facticiel présent de la résurrection comme éternisation du vivre ici et maintenant la passion entendue comme expérience du passage de la mort à la vie dont Marie, en son corps, plus que les poètes élus par la plastique heideggérienne dans la ligne de Hölderlin, constitue le fidéiste foyer de perceptif.

Ensuite, la foi fonde la transcendance. Elle se comprend d’une lecture radicale se proposant comme une réponse au projet qu’a Heidegger de « renvoyer au dévoilement originaire spécifique, c’est-à-dire conforme à la foi, des concepts théologiques » (M. Heidegger, 1972, p. 119). Sur cette base, il s’ensuit, au final, que la vie du Dasein transcende la mort. L’expérience transcendantale inhérente à la mortalité procède d’une herméneutique biblique. Elle se comprend de la première épître de S. Paul aux Corinthiens et s’énonce comme suit : « Si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et votre foi aussi est vaine » (1 Cor 15, 13-14).

Conclusion

Au total, la méthode husserlienne de la réduction transcendantale, appliquée à notre objet, a abouti au résultat suivant : une herméneutique biblique, comme constitution ou loi fondamentale de l’humanité nouvelle en émergence, est concevable. Elle se constitue en faisant voir que la vision heideggérienne de la mort, adéquate à l’évidence d’une perception du Dasein comme être-pour-la-fin, trouve son apodicticité dans la facticité du vivant humain comme être-pour-la-vie dont l’horizon d’accomplissement est l’immanence de la vie de la Vierge Marie, qui transcende en l’infini de sa vie spirituelle, la finitude de la mort naturelle à laquelle était réduit le Dasein heideggérien.

Sur la cohérence philosophique de notre démarche mythologiquement reliée à une figure n’étant « plus » de ce monde, mais censée investir chacun, selon M. Merleau-Ponty (1994, p. 76), « la bonne philosophie […] constate l’accord de principe et la discordance de fait du soi, des autres et du vrai, et […] fait marcher ensemble tout cela […] Cette philosophie-là […] est l’homme même comme être paradoxal, incarné et social ».

Pour Heidegger, l’être est pré-compris dans chaque proposition mieux,« la compréhension de l’être est le fondement de possibilité de notre existence » (M. Heidegger, 2017, p. 111). Chez Didier Franck, aucune mienneté n’est pensable sans la pré-compréhension de la chair. Analogiquement, le concept merleau-pontien de la perception appliqué, à partir de la notion husserlienne de la sphère primordiale par réduction de la mortalité à la natalité comme à son eidos, fait de la mère du Fils de l’Homme, l’humanité originaire, telle la « terre natale » (F. Dastur, 2008, p. 140).

Socialement, la virginité mariale est pré-comprise comme l’épaisseur terrestre de la chair sensible qui investit chacun jusqu’au plus individuel. L’humanité mariale est pré-comprise en chaque humanité. Elle constitue, de tout homme, l’humanité dé-théologisée et re-mythologisée, l’Heimat.

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HORKHEIMER ET LA NOSTALGIE DE L’AUTRE :                               DU PESSIMISME CERTAIN À L’OPTIMISME PRATIQUE

Gboméné Hilaire KANON

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

hilairekanon@gmail.com

Résumé :

Auschwitz marque l’apogée du retour de la civilisation éclairée à la barbarie. À travers pogrom, Guerres, centres d’extermination, est mis en évidence la complicité entre la raison et la domination. Horkheimer conclut à un pessimisme radical à l’égard de la raison en réalisant que l’histoire est un processus immanent de rationalisation. Cependant, la distinction entre la « théorie critique traditionnelle » et la « théorie critique moderne » préconise le rejet de l’impasse pour entrevoir une possibilité émancipatrice. Loin de toute prémonition de l’imminence des temps sans lendemain, l’idée de nostalgie contraint à penser Auschwitz comme un point de rupture entre un avant et un après barbarie. La pratique théologique constitue un élan vers cet optimisme pratique puisqu’elle montre l’existence d’un Autre, autre que le mal, vers qui l’on doit malgré tout se projeter.

Mots-clés : Autre, Émancipation, Humanité, Instrumentalisation, Nature, Optimisme, Pessimisme, Rationalité.

Abstract :

With Auschwitz, the return of enlightened civilization to barbarism was considered. It hurts everyone with the difficulty of understanding the link between this aptitude for the domination of reason and the disaster considered as the limit of reason. By exposing the complicity between reason and self-destruction, Horkheimer poses a pessimistic reading. However, should this barbarity be considered as an end or a break? If the sense of critical theory imposes the rejection of the impasse to see an emancipatory possibility, its aphorism “after Auschwitz” requires us to abandon the idea of ​​catastrophe. Far from any premonition of the imminence of the times without a future, critical theory forces Auschwitz to be considered as a point of rupture between a before and an after barbarism. The “testimony of this knowledge of mourning” is an impulse towards a practical optimism since it shows that there exists an Other, other than the evil, towards which one must nevertheless project oneself. The aspiration to do and to realize what we hold for good derives from the nostalgia manifested in religion.

Keywords : Other, Emancipation, Humanity, Instrumentalization, Nature, Optimism, Pessimism, Rationality.

Introduction

« De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre, entièrement « éclairée », resplendit sous le signe des calamités triomphant partout » (1974, p. 23). C’est en ces termes que M. Horkheimer et T. W. Adorno, présentent le sort de l’humanité dans les premières lignes de La dialectique de la raison. Le projet de rationalisation de la nature se transforme en catastrophe. La civilisation est atteinte par la barbarie. Les projecteurs du siècle des Lumières sont obscurcis par la raison elle-même. L’accusation portée contre la Raison conduit au pessimisme dans la mesure où elle n’indexe pas l’un de ses aspects. M. Horkheimer, pour comprendre l’évolution de la rationalité, établit une distinction entre la raison objective dont l’objectif est l’émancipation du genre humain et la raison subjective. Celle-ci, pragmatiste et relativiste, sert à l’instrumentalisation. Seulement, il fait comprendre que les deux aspects sont les visages de la raison irrationnelle. Le « devenir-déraison de la raison » est la véritable figure de la raison à laquelle va se conformer la Théorie critique. Ainsi, l’accusation de la raison en elle-même justifie la radicalité de son pessimisme. Cependant, ce pessimisme doit être relativisé dans la mesure où l’approche de la Théorie critique n’est pas unilatérale. La distinction qu’il établit entre la Théorie critique traditionnelle et la Théorie critique moderne est un avertissement de son ouverture à un Autre, autre que l’irrationalité de la raison. Dès lors, peut-on prétendre à un optimisme chez Horkheimer lorsque lui-même choisi d’opter pour une critique de la raison en soi ? En d’autres termes, quel espoir peut-on entrevoir dès l’instant où toute l’histoire de l’humanité tourne autour d’une rationalisation de la domination ? La réponse à cette préoccupation conduit à recouper les écrits de M. Horkheimer pour percevoir les traces d’une espérance dissimulée dans le grondement d’un désespoir lucide. L’objectif est d’éviter toute réduction de son philosopher au pessimisme. L’optimisme de M. Horkheimer répond à sa volonté manifeste de maintenir l’existence d’un monde autre que celui dans lequel l’irrationalité de la raison berce l’humanité au chant à la souffrance. La présence de la catastrophe n’est pas pour autant apocalyptique. Il existe un Autre qui doit susciter l’espoir. La référence à la théologie est une indication du mode d’emploi qui consiste à l’usage de la nostalgie. À travers une démarche exégétique et critique, le travail consistera à d’abord mettre en évidence les caractéristiques de la raison devenue déraison. Ensuite, montrer que les conséquences de la déraison de la raison sont la justification de son pessimisme. Enfin, contre cette perspective pessimiste, montrer que la distinction de la Théorie critique d’hier à aujourd’hui constitue le creuset de son optimisme.

1. La rationalité : entre nature et totalitarisme

La raison, en tant que « penser lucide » est synonyme de progrès de l’humanité pour les Francfortois. Opposée aux mythes et aux opinions fausses au niveau de la connaissance, la raison est la promesse de la libération du genre humain. Cependant, le retour de la civilisation à la barbarie témoigne que la raison se retourne en mythologie. Le retour de la raison au mythe constate la régression de la raison qui finalement s’avère être aussi son retour à la nature. Pour compréhension le procédé l’ayant conduit à cette autodestruction, l’on mettra en évidence son caractère à la fois fasciste et totalitaire.

 1.1. Le mythe de la raison, un retour à la nature

Le constat de la présence de crises qui éveillent l’humanité à la barbarie mène à comprendre que la rationalité est devenue irrationnelle. Elle qui était l’éclairante du progrès au siècle des Lumières se transforme en moteur de l’hécatombe de la civilisation. Les deux guerres mondiales suffisent pour reconnaitre cette régression de la raison. Ainsi, la raison qui pour les francfortois était synonyme de raison devient régression. Pour M. Horkheimer, l’exemple de cette barbarie de la civilisation rationnelle s’avère être l’antisémitisme. Dans son ouvrage commun avec T.W. Adorno, La dialectique de la raison, ils consacrent tout un chapitre à l’irrationalité de la raison. Ils présentent l’échec de la raison à libérer les hommes des mythes tout en le prédisposant à la mutilation. Cet échec de la raison conduit à son autodestruction. L’autodestruction de la raison signifie que la raison n’est plus raisonnable. Parvenue à l’irrationalité, elle adopte les mêmes attributs que la nature. La raison devient nature. L’identité de la raison à la nature provient de l’irrationalité de la raison qui s’entrevoit par la figure de la raison subjective. Le téléologique de la raison subjective vise la coordination des moyens en vue d’intérêts égoïstes. N’ayant pas la recherche de valeurs universelles comme motivation, elle s’avère calculatrice et liée à la production. La raison subjective présente un caractère instrumental. C’est la faculté de classification, d’inférence et de déduction, quel qu’en soit le contenu spécifique. C’est le fonctionnement abstrait de la pensée. La raison instrumentale est affectée d’une irrationalité et cela d’autant plus que l’on donne une signification plus absolue à la valeur d’après laquelle on oriente l’activité. D’après L. Ferry et A. Renaut (1978, p. 19), une raison fétichisée qui ne véhicule plus aucun contenu propre, aucune fin spécifique, mais est seulement le moyen de calculer comment parvenir le plus efficacement possible à la réalisation de certains fins posées de l’extérieur, c’est-à-dire par l’intérêt irrationnel.

La distinction entre la raison objective et la raison subjective d’une part et d’autre part la constatation de la prééminence de la raison instrumentale justifie l’ordre négatif qui détermine la réalité sociale. Cette répartition argue que la raison de plus en plus renonce à son rôle normatif pour tomber dans le scepticisme et le relativisme. Adoptant les valeurs du pragmatisme, elle devient neutre à l’égard des contenus des valeurs universels. L’histoire de l’évolution de la raison se termine par son retour à la forme de la nature. Dans la Dialectique de la raison, M. Horkheimer et T. W. Adorno établissent le processus d’auto-purification de la raison. Du mythe qu’elle était à l’origine, elle a transité par la métaphysique pour finalement devenir science. La science est l’acte de la maturité de la rationalité. Elle vide la nature de toute sa substance pour finalement la poser dans sa simple matérialité. La nature, devenue matière exploitable, sert de commodité à l’humain. Pendant ce temps, « la raison, toujours plus habile, devenue calcul efficace, n’est plus que technique d’objectivation et d’opération » (G. Petitdemange, 2004, p. 140). L’objectivation généralisée et l’opérationnalisation projettent un formalisme qui nie à l’homme ses capacités réflexives et critiques tout en le plongeant dans la barbarie. Pour G. Petitdemange, la véritable explication de l’objectivation de la nature renvoyant également à l’objectivation de l’homme est le nazisme et la terreur stalinienne. Les horreurs tels que l’antisémitisme, le pogrom dont ils se sont rendus coupables montrent que l’objectivation généralisée, signe de la raison totalement éclairée, est son éclipse. L’histoire de la raison est l’histoire de l’avènement de la barbarie. Celle-ci, en tant que mode de la nature, témoigne le passage de la raison à la nature. « La raison se perd est son contraire. La civilisation s’achève en barbarie. L’histoire en aura été le chemin » (G. Petitdemange, 2004, p. 141).

1.2. La raison entre fascisme et totalitarisme

Devenue nature, elle s’identifie aux caractéristiques de la raison instrumentale.  Celle-ci, engagée dans un processus de subjectivation chronique, conduit à l’atomisation de l’individu. Il n’y a aucune ambiguïté sur l’avenir de l’humanité. Avec les attributs tels que l’ordre, la prévisibilité, la fonctionnalité, la raison comme un dictateur transforme tout en spécimen pour davantage les asservir. Les différences disparaissent au profit de clichés. Les valeurs qualitatives sont congédiées dans des processus de formalisation pour servir la manipulation et l’administration. L’administration se fait à partir de la manipulation sur des choses identiques. Plus les choses s’avèrent dépourvues de qualités davantage elles conviennent à la manipulation. Les qualités intrinsèques sont réprimées parce que considérées comme rébarbatives à la productivité. La critique de la raison conduit donc au pessimisme radical parce que  « la raison est critiquée comme ayant de tout temps été totalitaire, on n’a plus rien à attendre d’un quelconque projet de rationalisation » (Max Horkheimer, 1978, p. 30).

La raison technologique fonctionne comme une puissance de contrôle d’individu. Son totalitarisme consiste en une manipulation d’individus par la société. Celui-ci ayant perdu son individualité devient un simple atome propice à la manipulation. Pour Marcuse, le totalitarisme consiste à l’avènement d’une société sans opposition. « Le totalitarisme n’est pas seulement une uniformisation politique terroriste, c’est aussi une uniformisation économico-technique non terroriste et qui fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général » (Herbert Marcuse, 1968, p.29). Le totalitarisme est une pratique observable dans tous les domaines de production. Pour une manipulation absolue, la rationalité technicienne se dote de nouvelle forme de contrôle que sont le confort, l’efficacité, la planification, la productivité, etc.  Ce qui donne à la société une allure d’unidimensionnalité. Chez Herbert Marcuse, le totalitarisme s’observe à la fois au niveau de la pensée et dans la société. Au niveau social, le totalitarisme consiste en l’acceptation par l’individu de « faux besoins » qui sont aussi ceux de tous. La fausseté de ces besoins dérive de leur prétention de donner à l’individu la possibilité de choix. Il se croit libre parce qu’il a la possibilité de choisir entre plusieurs produits. Mais finalement, il est manipulé dans la mesure où ces besoins sont conditionnés par les produits eux-mêmes. Au niveau de la pensée, la raison répond aux critères pragmatiques que sont le succès, l’efficacité, la productivité. Elle cesse d’être une faculté critique. Est critique, une pensée qui nie le donné pour le dépasser. Contre toute attente, elle devient l’auxiliaire et l’avocat de l’ordre établi. « On assiste à une véritable démission de la raison dont l’essence la plus précieuse avait été, selon Marcuse, son pouvoir de négation. C’est la fin de toute espèce de « pensée négative », c’est-à-dire d’une pensée dont la vocation était la mise en question de la réalité de fait » (M. Haar, 1975, p. 10). L’absence de doute, d’un autre, de la contradiction montre que finalement l’apparente rationalité de l’ordre établi cache une irrationalité profonde. « L’organisation dite rationnelle de la société par le biais des marchés et des administrations capitalistes a produit des effets tellement irrationnels – guerres, crises économiques et environnementales, pathologies sociales – que de nouvelles formes d’oppositions ne peuvent pas manquer d’’émerger » (A. Feenberg, 2016, 12). Dans cette société irrationnelle, de liquidation et de nivellement de conscience, l’on parle de pseudo liberté avec la perte d’identité.

2. La destruction de l’individualité et le pessimisme horkheimerien

La généralisation du processus de rationalisation conduit au retour de la raison à la nature. L’identité de la raison à la nature se justifie par la présence de la barbarie, preuve de l’irrationalité de la raison. La conséquence d’une telle assimilation est catastrophique pour l’individu. Confronté à une rationalité de nivellement, il voit son individualité lui échapper de sorte à s’identifier à la masse. Ainsi, de la perte de l’individu que permet la raison unificatrice, va entrevoir le pessimisme de M. Horkheimer.

2.1. La fongibilité de l’individu dans le processus de totalisation

La fongibilité est une qualité appliquée à des marchandises non individualisée. Elle est une forme d’assemblage d’éléments à qui l’on octroie la même identité. En assimilant toute chose au même, elle évince toute particularité subjective. L’individu, dans la société administrée par la rationalité, est un simple atome social, qui autant que les autres atomes sociaux, reste soumis à l’effet de massification. En d’autres termes, il est considéré comme un simple spécimen dépourvus de toute affinité spécifique. Ce qui le ramène à un dénominateur commun.

En même temps que la nature devient système d’objets reliés entre eux par la nécessité de la science, l’homme est chassé de lui-même, inscrit en un système où il doit apprendre et tenir son rôle, faire valoir son utilité. « la fongibilité universelle » est l’expression ultime de la nécessité qui guide la raison opérante. l’individu ne voit plus en lui comme qu’un vestige insignifiant. (g. petidemange, 2004, p. 140).

La fongibilité universelle est un processus d’assimilation conduisant au nivellement de toute différence. Le monde moderne soumis à l’administration de la raison identifiante réduit toute entité à l’identique. Elle est tributaire du processus de liquidation de la volonté de l’individu au profit d’une force extérieure. La fongibilité rend irréversible le dynamisme de domination de la nature et du sujet. Cela conduit les marxistes, et à leur suite Lukacs à évoquer le terme de réification pour catégoriser l’aliénation de l’homme. « L’homme n’est plus rien; il est tout au plus une carcasse du temps. Il n’y est plus question de qualité. La quantité seule décide de tout ». (Lukacs, 1984, p. 115). La réification dévoile le visage aliénant de la raison moderne incrustée dans le fétichisme de la marchandise. Pour se réaliser dans cette ère de réification, l’individu doit s’adapter aux nouvelles normes sociales. La réification nous projette dans une société administrée dans laquelle le particularisme est subversif. L’autonomie du sujet dépend donc de sa capacité de se conformer à l’automation. La perte de son identité est la conséquence de l’appel au conformisme pour une vie réussie. La liberté se résume à une aptitude mimétique dans laquelle la psychologie acquiert une allure de masse. Le besoin de production pour satisfaire une société de consommation conduit au rejet du particularisme au profit d’une universalisation totalitaire. Qu’il s’agisse de l’administration de l’État, de la circulation ou de la consommation, tous les domaines sont administrés par la raison unificatrice Or, l’usage d’une raison terroriste et totalitaire ne peut qu’aboutir à des actes terroristes. Des deux guerres à l’antisémitisme en passant par les victimes des chambres à gaz, ces catastrophes sont la preuve de l’in-humanisation de la civilisation. Toutes ces catastrophes cautionnées par la rationalité finissent par assombrir l’horizon du Francfortois. Le pessimisme est radical et la raison en est la caution.

2.2. L’échec de la raison, cause du pessimisme horkheimerien

Dans Théorie traditionnelle théorie critique, il fait la différence entre la théorie scientifique et la théorie critique dont l’objectif fondamental est de saisir les disfonctionnements sociaux. La science se charge de définir les constances. Elle se concentre sur la mise en ordre des faits de sorte à dégager des constances. Le but de la science est la recherche de l’exactitude. Contrairement à la théorie science, la théorie critique oriente sa réflexion sur soi. Son attention porte sur la connaissance des mobiles sociaux. La compréhension de la société repose sur la théorie critique. Les sciences de la nature, fondées sur les mathématiques présentée comme logos éternel sont rejetées au profit d’une critique de la société telle qu’inspirée et dominée par le souci d’établir un ordre conforme à la raison. L’intention est d’organiser la société en vue de la rendre meilleure. C’est sur la base de la raison objective qu’il fonde la théorie critique. Motivé par l’émancipation sous-entendue dans la rationalité, il prétendait la consolidation d’un « état social sans exploitation ni oppression dans lequel existe un sujet plus vaste que l’individu, c’est-à-dire l’humanité consciente d’elle-même » (M. Horkheimer, 1974, p.77). À l’inverse de l’instauration d’une société juste où le particulier est réconcilié avec le collectif, c’est plutôt le règne de la rationalité irrationnelle qui prévaut. La raison, devenue irrationnelle et abêtit, projette l’opprobre sur toute la réalité sociale. Et comme nous l’avions mentionné plus haut, la raison est tenue désormais pour totalitaire par essence, anéantissante de l’individualité et oppressive. Il faudrait donc comprendre que l’administration rationnelle des choses est inséparable du gouvernement autoritaire des personnes. Cependant, devrons-nous imputer cette catastrophe à la raison en soi ou à l’une de ses aspects. Les commentateurs L. Ferry et A. Renaut (78, p.31), dans la présentation de la Théorie critique font cas de cette ambiguïté :

Il est évident que cette ambiguïté entraîne des conséquences importantes quant à l’optimisme ou au pessimisme avec lequel on doit envisager l’avenir de l’humanité. Si en effet la raison critiquée est seulement une forme historique de la raison, l’optimisme garde un sens et on peut espérer que la critique reconduira de la raison en son statut d’instrument (raison oppressive parce que formelle) à la raison objective (impliquant par elle-même un contenu émancipateur) (…) ; en revanche, si c’est la raison en soi (aussi bien formelle qu’objective) qu’il faut soumettre à la critique, alors tout espoir devient vain en une quelconque forme de rationalité : dans ces conditions le pessimisme doit être radical. (…) On a vu en analysant les écrits ultimes, que Horkheimer a finalement opté (…) pour une saisie de l’histoire comme processus immanent du rationalisation, donc pour un pessimisme radical à l’égard de la raison et pour l’abandon de toute pratique à l’égard tendant à rendre le réel rationnel.

Ce long exposé des commentateurs clarifie la position de M. Horkheimer sur le pessimisme affiché. Ayant opté pour une critique de la raison en soi, il ne peut plus projeter en elle une quelconque forme de Lumière.

La constatation de l’échec de la civilisation à pouvoir asseoir une société juste conduit au pessimisme. L’horreur constaté dans cette ère resplendissant sous les projecteurs de la Raison a mené Horkheimer au cœur de la catastrophe. Adoptant ainsi une tonalité noirâtre du crépuscule (O. Ombrosi, 2008, p. 135), il montre que « le degré de zèle et de terreur avec lesquels on défend les idoles chancelantes montre à quel point le crépuscule est déjà avancé ». (Max Horkheimer, 1944, p. 11). Un crépuscule laissant peu d’espoir, pour ne même pas dire nul espoir. Ce qui conduit à un nihiliste faisant sombrer dans la totale obscurité. Pour lui d’ailleurs, ce crépuscule taxé de « nuit de l’humanité », est l’unique ciel visible, voire le seul horizon possible. Le pessimisme est radical et la raison en est la caution. « Si la raison est totalitaire, et la société totalement fausse, quelles raisons peut-on encore invoquer pour fonder une critique de la société, quelles raisons qui échappent à la domination totale de la raison humaine ?» (2001, p. 12). Cette préoccupation de Yves Cusset montre l’aspect définitif du pessimisme. Cependant, peut-on vraiment considérer le pessimisme dans sa finalité. Est-il un état définitif si tant est que le négatif doit être toujours perçu comme la médiation pour accéder au positif. Loin d’être l’aboutissement de toute sa réflexion, n’y a-t-il pas lieu de considérer sa « philosophie tardive » comme le levier d’un optimisme ?

3. La Théorique critique moderne, sens de l’optimisme horkheimerien

Penser le désastre signifierait pour le moins avoir une approche foncièrement pessimiste de la civilisation (M. Blanchot, 1980, p.7). Certes, M. Horkheimer présente une raison opératrice dont la volonté est de liquider les traces de l’humanisation. Mais l’on doit considérer cette approche comme une tentative de comprendre, de savoir pourquoi cela s’est produit dans cette civilisation éclairée et née dans l’idéal de la raison humaine, murie dans les valeurs du progrès et des lumières, ce désastre. Il est donc impératif de renoncer à ce désenchantement nihiliste attribué à Horkheimer pour penser son exigence de reconquête de l’individu comme un engagement à l’optimisme. Cet espoir naît à partir de la distinction entre l’approche du jeune Horkheimer et celle du vieux Horkheimer. L’autre figure de M. Horkheimer va au-delà du pessimisme théorique pour projeter un optimisme pratique inspiré de la théologie.

3.1. De la Théorie critique traditionnelle à la Théorie critique moderne

Après la perte de son ami et collaborateur T. W. Adorno, M. Horkheimer, dans son article « la théorie critique hier et aujourd’hui », donne un nouvel élan à la théorie critique. La première théorie critique, avec la critique de la raison en soi conduisait forcément au pessimisme. Elle ne pouvait dire que « ce qui était mauvais dans la société de l’époque, mais ne pouvait pas dire ce que serait le bien » (M. Horkheimer, 1978, p. 330). Cependant, la précision « société de l’époque » est l’indicateur de ce que le pessimisme n’est pas définitif. Il fut un temps où son analyse de la société liait le crépuscule à la nuit de la catastrophe. Voulant montrer une lueur d’espoir dans son approche, il fait la différence suivante au sein même de la théorie critique : celle d’hier et celle d’aujourd’hui. Cette distinction mène à comprendre que le pessimisme horkheimerien est temporaire. Son désespoir, tributaire de l’échec de la raison, consiste à la perte de l’autonomie du sujet consécutif à la direction que prend l’histoire de l’humanité ; à savoir celle d’un monde administré. Le pessimisme doit être attribué à la théorie critique traditionnelle. Au-delà de cette constatation crépusculaire affichée par la « critique théorique initiale », celle d’aujourd’hui, encore appelée théorie critique moderne, lui permet de percevoir un éclairci dans le crépuscule de la nuit. Un crépuscule, encore appelé la nuit de l’histoire, qui ne sombre pas pour autant dans le désespoir. Cet horizon fait « encore signe, en indiquant non seulement l’éclipse de la raison, le déclin et la chute de ce dieu éternisé par les Aufklärer, mais signalant, dans le faible espoir toujours renaissant en l’homme, dans son attente muette, dans sa nostalgie, et même dans la conscience de son abandon, l’absolu du tout Autre » (O. Ombrosi, 2008, pp. 135-136). Si le pessimisme est consécutif à l’existence de la catastrophe, il doit être le moteur de l’engagement vers le bien. C’est donc le médiateur qui fait advenir à l’optimisme. Il y a donc un pessimisme qui est théorique chez M. Horkheimer vu l’obscurcissement de la réalité sociale soumise à l’irrationalité de la raison. Cependant, le dépassement de ce pessimisme dévoile un optimisme pratique que nous découvrirons dans la considération de l’altérité.

L’horreur, l’injustice, la barbarie, etc. ne sont pas l’unique réalité du monde. Ces calamités, dont le point culminant est Auschwitz, doivent se considérer comme le point de rupture entre le désespoir et l’espoir. La présence de l’horreur qui dérive de l’irrationalité de la raison travaille à l’anéantissement du sujet. Mais dans cette extrême souffrance, les hommes peuvent comprendre que la terreur qui découle de la raison est le dernier moyen de lui barrer la route. Le mal pour le désespoir est paradoxalement le mal de l’espoir. En d’autres termes, la terreur, dans l’état d’urgence et de péril où elle jette les hommes, donne une chance à l’homme de comprendre qu’il doit sortir de l’horreur. La terreur doit être une révélation pour la raison à prendre un tournant et non celle qui doit sceller sa fin. « Connaitre l’enfer pour ce qu’il est, l’appeler par son nom, donne à la raison la lucidité, fût-ce l’espace d’un instant, qui peut la libérer de l’illusion, de l’idéologie, et même de son fondement, le moi » (O. Ombrosi, 2008, p. 145). C’est justement pour cela que dans ses « Notes critiques », M. Horkheimer (1993, pp. 294-295) tenait à ce que « après Auschwitz », eux intellectuels juifs, rescapés de la mort dans les supplices hitlériens n’auront qu’un seul devoir :

Agir pour que l’effroyable ne se reproduise pas ni ne tombe dans l’oubli, assurer l’union avec ceux qui sont morts dans les tourments indicibles. Notre pensée, notre travail leur appartiennent : le hasard par lequel nous y avons échappé ne doit pas mettre en question l’union avec eux, mais la rendre plus certaine ; toutes nos expériences doivent se placer sous le signe de l’horreur qui nous était destinée comme à eux. Leur mort est la vérité de notre vie, nous sommes ici pour exprimer leur désespoir et leur nostalgie.

Ce fragment, signe du témoignage d’un travail consacré à porter leur mémoire, prend appui sur la matérialité et la fragilité de l’existence humaine. Il nous laisse la tâche, après Auschwitz, « à préserver, dans le règne absolu de l’Identité, la nostalgie de l’Autre » (Luc Ferry et Alain Renaut, 1978, p. 31). Ainsi, se dévoile le sens de son optimisme. Il consiste à garder à l’esprit le sentiment de l’avènement d’un autre. L’optimisme consiste donc en la préservation de l’identité de l’autre. Il est le signe du refus de se satisfaire de la barbarie présente dans la civilisation nihiliste en perte de toute contradiction. La considération de l’autre, fruit de l’élan émancipateur doit être la motivation fondamentale. Les conditions effroyables, l’angoisse et la détresse ne sont pas la finalité de l’existence humaine. Ils n’en sont pas le dernier mot pour s’appesantir sur une lecture assombrie de la réalité sociale. L’on doit comprendre à travers la Théorie critique d’aujourd’hui qu’il existe un Autre. Atteindre l’autre dans son mutisme et sa nostalgie est le symbole d’un autre horizon à part l’horreur ambiante. L’absolu du Tout Autre est ce en quoi se manifeste l’espoir du vieux Horkheimer. L’autre est un appel à la mémoire de ce qu’il existe un Bien qui demeure malgré la présence de la nocivité. Maintenir la nostalgie du Bien malgré la souffrance conduit à l’appel de la théologie.

3.2. L’appel à la théologie : signe de l’espérance horkheimerien

Dans cette ère sombre où la rationalité mortifère corrompt tous les domaines de la société, il y a toujours une raison d’espérer. J.M. Bénoist (1994, p.9) exhortait à « secouer à nouveau toutes les couches sédimentaires de ce discours révolutionnaire, à faire vibrer encore les strates et les dépôts alluviaux qui ensemble forment le discours marxiste-léniniste et les discours satellites ». Si le pessimisme est l’expression de l’impossibilité  de la réalisation de la liberté dans une histoire régie par une raison irrationnelle, l’autre argument de ce pessimisme est dû à la constatation de l’échec du socialisme soviétique qui sera en quelque sorte l’invalidation de la théorie marxiste. Ayant remarqué que le système capitaliste, au lieu de périr du fait de ses contradictions, se renforce en s’adaptant aux réalités socio-économiques, l’on conclut à l’échec de la Théorie critique traditionnelle. Cet échec est consécutif à son incapacité à soutenir la révolution prolétarienne pour accéder à une société socialiste dans le processus historique de la société.  Ainsi, après cette constatation de l’échec de la théorie révolutionnaire, il conçoit une autre Théorie critique dite moderne. La Théorie critique moderne, appelé encore « philosophie tardive » de M. Horkheimer, consiste en un retour à la théologie.

La « philosophie tardive de M. Horkheimer » comme le qualifiait J. Habermas (1994, p.69), se conçoit à travers l’idée selon laquelle le malheur est le prix à payer pour accéder au bonheur. La référence au « péché originel » permet de comprendre à la fois tous les malheurs de l’homme sur terre et le règne de la rationalité instrumentale à travers l’histoire. Elle permet de concevoir la civilisation comme un processus d’humanisation qui doit prendre en compte toutes les immondices de la rationalité irrationnelle. Cependant ces catastrophes ne doivent pas s’entrevoir comme la finalité de la civilisation, d’où son intention d’entrevoir derrière ce chaos, un Autre. L’Autre est le refus de concevoir le monde dans son unidimensionnalité. Le monde est double. Il y a celui dont « nous pouvons indiquer où est le mal, mais non l’absolument juste » M. Horkheimer, 1978, p.361) comme ce monde administré dans lequel règne chaos et calamités. L’autre monde, « l’absolument juste », qui ne relève pas de notre compétence de savoir, est le monde que les religions révélées promettent après le passage de ce monde immonde. La religion est le référent propice pour mettre en évidence l’altérité qui consiste à percevoir au-delà de cette réalité sociale soumise à l’irrationalité de la rationalité, un asile de justice et de paix. Chacun devrait alors être motivé par la nostalgie de cet autre. L’idée de nostalgie relève de la nécessité de garder l’espoir de vivre un monde meilleur malgré l’existence d’horreurs. Un tel monde n’est-il pas l’équivalent du monde paradisiaque que promettent les religions révélées après la mort. La nostalgie est donc le dévoilement du sens de l’espérance de M. Horkheimer. C’est elle qui permet à l’homme de mieux supporter ses souffrances. Avec l’appel à la nostalgie, l’on comprend que le philosopher horkheimerien n’est pas radicalement réductible au pessimisme. La rupture dans son approche de la réalité sociale est un indicateur du dépassement que la lecture de ses pages impose.

Conclusion

La raison, ayant perdu son élément critique par lequel s’entrevoyait sa capacité humaniste à produire le bonheur, fait plonger dans le pessimisme. Le progrès se paye de choses effroyables et horribles. La rationalisation de la société ne garantit plus un mode de production et de fonctionnement justes. Au contraire, elle suscite des catastrophes telles que des guerres, des calamités, et catastrophes dont le point culminant est Auschwitz. Cependant, ce pessimisme, consécutif à l’existence de la catastrophe, doit être le moteur de l’engagement vers le Bien. Le fait de penser « un après Auschwitz » est le signe que l’espoir est possible. Si Auschwitz détermine l’apogée de la cruauté qui pourrait définitivement ranger au placard toute possibilité d’espérance, il faudrait reconnaitre que l’envisagement de l’après horreur est le symbole de l’optimisme. Auschwitz, en tant que la marque de la nuit de l’histoire, reste néanmoins le « tournant de l’histoire ». La fin de la cruauté ne doit pas être le désespoir. Au contraire, l’on doit la considérer comme le leitmotiv de l’espoir. Malgré l’effectivité du mal, l’on doit s’animer de la nostalgie de l’existence d’un bien, autre que le mal présent. Chacun doit garder à l’esprit la nostalgie pour une Autre. Avoir à l’esprit cet idéal permet de prendre conscience du faussé qui existe entre le désespoir et l’espoir. La lecture de l’histoire de l’humanité qui est apocalyptique, doit aussi préserver la nostalgie d’un monde autre à réaliser. Cette possibilité à l’optimisme est une évolution dans la pensée de M. Horkheimer. À travers notes et articles, sous la forme de réflexions inspirées de la vie endommagée, il trouve refuge dans la nostalgie d’un monde Autre que celui-ci. Ainsi, l’optimisme horkheimerien s’appréhende à partir de la nostalgie de ceux qui sont capables d’une vraie tristesse comme ce qui se passe lors des confessions. Ayant à l’esprit que l’horreur et l’injustice sont éphémères, par la confession, le croyant, croit en l’existence d’un monde autre que celui-ci. L’appel à la mentalité théologique est un appel à la fois à la nostalgie de ceux qui sont capables de partager la tristesse des martyrs, comme les victimes de l’Auschwitz et la nostalgie pour un Autre.

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LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE : SENS ET QUESTIONNEMENTS

Simplice Yodé DION

Université Félix HOUPHUET-BOIGNY d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

simplicediony@gmail.com

Résumé :

Le numérique nous apparaît aujourd’hui dans l’évidence d’un mode de vie, d’un idéal de sociétés dématérialisées, d’un instrument de socialisation et, peut-être même d’une extension de l’individu. Après la révolution industrielle du XVIIIème siècle, l’humanité vit à l’heure de la révolution numérique qui impacte tous les domaines de l’existence humaine et induit des mutations sociétales profondes. L’homme d’aujourd’hui vit dans une société numérique faite de technologisation exponentielle, d’intelligence artificielle accrue et d’une culture spécifique fortement dépendante du virtuel qui, a priori, semble vouloir se substituer au réel. Cette contribution ambitionne justement de questionner la société numérique sur le sens (signification, direction, valeur) qu’elle donne à l’odyssée humaine dans sa quête de soi.

Mots-clés : Interface, numérique, questionnement, sens, société, virtuel.

Abstract :

The digital world appears to us today in the evidence of life style, and ideal of dematerialized societies, a tool of socialization and, perhaps even an extension of the individual. After the industrial revolution of the eighteenth century, humanity lives in the digital revolution time that impacts all areas of human existence and leads to strong societal changes. Today’s people lives in a digital society made of exponential technology, increased artificial intelligence and a specific culture highly dependent on the virtual which, normally, seems to replace the real. This contribution aims precisely to question the digital society on the meaning (meaning, direction, value) it gives to the human odyssey in its quest for self.

Keywords : Interface, digital, inquiry, meaning, society, virtual.

Introduction

Le numérique occupe une place centrale dans la réalité de nos vies. Il les modifie et les transforme ; il change notre perception du temps, de l’espace et des liens sociaux. Il fait de chacun un homo numericus dans une société qui ne va pas sans poser des questions qui ne sauraient échapper au sens critique du philosophe. I. Compiègne (2011) fait remarquer que la notion de société numérique charrie dans son sillage tout un imaginaire lourd de promesses ou d’inquiétudes, de fascination devant la magie de l’ordinateur ou de frayeur face à ses éventuels dangers. J. Ellul (2004, p. 103) ne voyait-il pas déjà en l’ordinateur une énigme ? Une énigme « non pas en ce qui concerne sa fabrication ni son emploi, mais il apparait que l’homme est incapable de prévoir quoi que ce soit au sujet de l’influence de l’ordinateur sur la société et sur l’homme ».  Et S. Turkle (1995, p.26) de renchérir : « les ordinateurs ne font pas seulement des choses pour nous, ils font quelque chose de nous ». Par-delà ses rives et dérives, vers quoi la société numérique nous fait-elle signe et sens ? Que nous dit-elle sur l’homme actuel, dans l’acceptation consentante et consentie de son “dasein” numérique, dans son rapport, mieux dans son interface et/ou son face à face à lui-même et à l’autre ? Ce questionnement, qui laisse toujours ouverte la méditation pour lui permettre de rebondir, inscrit notre réflexion dans le champ de la philosophie de la technique.

Notre démarche sera analytique. Une tentative de clarification conceptuelle s’impose dès l’abord, sous-tendue par un questionnement du sens (I). Nous pourrons ensuite passer au crible de la critique la société dite “numérique” en la questionnant non pas pour trouver des réponses à ses dérives et angoisses, mais pour mettre en lumière ses valeurs et enjeux pour l’homme, seule valeur et ultime enjeu de l’activité technique, dans son vis-à-vis avec l’homme (II).

1. De la société numérique : du questionnement du sens

Questionner revient à poser des questions, c’est-à-dire donc penser, si tant est que, pour M. Tozzi (2011, p. 58), « penser (par soi-même), c’est d’abord se poser des questions [et] mettre des points d’interrogation à la fin de nos phrases, pour laisser toujours ouverte la méditation et lui permettre de rebondir ». Et notre questionnement, nous le voulons philosophique. Ce qui laisserait supposer que tous les questionnements (ou questions) ne sont pas toujours déjà philosophiques (L. A. Pekar, 2009). C’est ce questionnement spécifique, ce regard socratique, qui ne referme jamais mais ouvre toujours au contraire la pensée, que nous voulons jeter sur la société numérique comme lieu de triomphe du virtuel et de l’interface.

Nous vivons, en effet, à l’heure de la « révolution numérique », c’est-à-dire du bouleversement en profondeur des sociétés consécutif au progrès vertigineux des technologies numériques et à l’accroissement d’une forme d’intelligence dite artificielle (E. Sadin, 2013, p. 47). Ce changement significativement vécu se traduit par une mise en réseau planétaire des individus, de formes nouvelles de communication et par une décentralisation dans la circulation des idées. Pour Georges Nahon (2015), les piliers de cette révolution sont les quatre “D” : la digitalisation, la démonétisation, la “désintermédiation” et la “disruption” digitale. Il estime même qu’à ces quatre “D”, il faut en ajouter deux autres qui lui paraissent inévitables parce que consubstantielles à cette révolution : la Destruction (de valeurs et d’emplois) et la Domination (par de nouveaux acteurs passés très rapidement à une position imprenable).

La notion de « société numérique » se substitue de plus en plus à la « société de l’information » ou « société en réseaux » comme si elle en désignait un palier supplémentaire. Elle met en lumière et en relief la puissance des technologies qui pénètrent désormais l’ensemble des sociétés. Elle affirme l’émergence de temps nouveaux, d’une ère nouvelle dans une dimension propre et une ipséité singulière : celle de l’homo numericus qui marquerait une phase nouvelle de l’évolution de l’humanité :

La fulgurance et l’ampleur de ce mouvement n’ont d’ailleurs pas fini de surprendre ; moins de cinquante années séparent les découvertes initiales à l’origine du principe technique de la numérisation de l’explosion des technologies numériques à la fin du XXe siècle. Progressivement, la voix, les sons, les images ont été conquis et sont passés du monde analogique au monde digital. Des puces électroniques miniaturisées ont envahi les objets les plus personnels. Une succession d’innovation se sont enchaînées avec pour étape culminante l’invention d’internet, outil emblématique et symbole incontestable de cet âge. En ce début de troisième millénaire, la conversion au tout numérique se renforce encore sous l’impulsion, notamment, de la convergence numérique. (I. Compiègne, 2011).

Parallèlement, apparaissent des manières nouvelles et inédites d’être, de penser et d’agir. Tout change de manière radicale. Ce tout qui change dans la société numérique a noms : accès à l’information, organisation des savoirs, rapport à l’espace-temps, expériences de sociabilité, modes/modalités de communication, de recherche et de lecture, de participation au débat public, de gestion du privé et de l’intime, etc. Il s’agit là de transformations significatives et substantielles face auxquelles il convient de marquer un temps d’arrêt ; le temps du questionnement comme mode et moyen de pénétrer et de cheminer à l’intérieur de la chose elle-même dans son irréversible déploiement.

En somme, que recouvre réellement cette notion ? Quelle(s) voie(s) dessine pour l’humain l’odyssée[7] numérique ? Il s’agira d’interroger cette notion-clé et ses réalités complexes, et de mettre en lumière quelques problèmes philosophiques qu’elle pose. 

Les deux penseurs sus-cités (J. Ellul et S. Turkle) dessinent la réalité des macro-représentations sociales qui, pour I. Compiègne, se déclinent en deux versants antithétiques : d’une part, le versant utopique qui voit dans la société numérique une société fondée sur le lien, l’ouverture, la liberté, l’accès à l’information et au savoir pour tous :

Le monde à venir sera plus égalitaire et plus coopératif. L’espace illimité qu’il offre, l’affranchissement des contraintes spatio-temporelles et de l’emprise de tutelles comme les institutions, la libre circulation et l’interconnexion, la mise à disposition d’une quantité de ressources colossales sont quelques-uns des atouts pour la réalisation de ce projet. La créativité sera encouragée, différentes modalités d’expression de soi pourront être expérimentées, de nouveaux réseaux de sociabilité se constitueront, la démocratie évoluera vers un modèle plus participatif et interactif. (I. Compiègne, 2011).

Et d’autre part, le versant contre-utopique qui, de son côté, jette un regard plus suspicieux sur la société numérique qu’elle voit comme une menace pour l’homme dans ce qu’il a de fondamental : sa liberté de penser et d’agir. En effet, écrit-elle :

La société numérique est suspectée de créer des addictions à la connexion permanente, aux univers virtuels…, de rendre les communications et les échanges sommaires du fait de la médiation technique, de proposer des contenus peu fiables, sinon dangereux pour certaines personnes comme les enfants, et de mettre en péril les droits d’auteur. Elle est en outre perçue comme fragilisant les libertés individuelles et paraît sonner le glas de la vie privée tellement la frontière entre celle-ci et la vie privée est perméable et les possibilités de surveillance à distance s’accroissent. (I. Compiègne, 2011).

Ce visage de Janus du dieu numérique qui inspire la controverse et cristallise toutes ces macro-représentations sociales trouve son origine dans le fait que l’une des caractéristiques majeures de la société numérique est le virtuel qui s’impose comme une forme d’expérience du réel.

Caractérisé par un mode d’existence nomade comme Ulysse naviguant partout et nulle part sur l’étendue infinie en quête de repères pour retrouver son chez-soi propre, l’oikos d’Ithaque, le virtuel semble ne répondre/correspondre à aucune donnée spatio-temporelle, brouillant en permanence les frontières du réel, de l’intime et du superficiel, de l’intérieur et de l’extérieur, du public et du privé. Autant il n’existe plus de clôture, de périmètre privé, de territoire propre, autant les distances sont parcourues dans des délais minimes, comme ce fut le cas avec le navigateur Ulysse dans l’Odyssée d’Homère, figure emblématique de l’internaute moderne. Ce bouleversement cognitif semble devoir reconfigurer l’homme et la culture. De sorte qu’on est conduit à se demander si le numérique, le virtuel, en impactant la vie humaine, n’est pas en train de recréer l’homme.

Si le numérique arrive donc avec des normes nouvelles, s’il est porteur de conditions nouvelles irréversibles qu’il faut s’approprier, alors comme tel, il vient comme un outil de pouvoir. Mais il convient de noter que ce sont les hommes qui ont l’initiative du numérique et ce sont eux qui déclinent leur humanité à travers lui. Il ne s’agit donc pas ici, pour nous, de prononcer un jugement moral, moralisant ou moralisateur sur les technologies numériques et affirmer péremptoirement qu’elles sont bonnes ou mauvaises pour l’homme. Bien plutôt, il s’agit de bien comprendre le pouvoir qu’elles ont de nous modifier, de nous apporter un changement qualitatif de manière plus ou moins prévisible et de façonner notre manière d’être, c’est-à-dire de nous disposer nous-mêmes par la redisposition des êtres et des choses[8].

La domination des technologies numériques dans notre existence est quasi exclusive et de l’ordre du monopole. Il s’agit là d’un processus irréversible où le « devenir humain », mieux, l’humanité de l’homme ne peut plus se concevoir en dehors de ce paramétrage nécessaire et nécessitant. Car, à la vérité, ce monopole de la technologie numérique ne s’est pas imposé à l’homme contre son gré, il se l’est imposé à lui-même, puisqu’il l’a pour ainsi dire “choisi” et qu’il y a certainement vu plus d’avantages que d’inconvénients. L’homme jouit du numérique autant qu’il le subit. L’homme est attentif au numérique autant qu’il exerce une forte influence sur son attention, ses capacités de concentration et sa santé (Y. Citton, 2014). Seulement, l’homme que nous sommes ne mesure pas toujours avec une claire conscience les influences qu’il subit. Il ne se rend pas tout aussi compte, comme dans la démarche spinoziste du more geometrico de l’Ethique, que dès que les définitions initiales sont posées, tout ce qui s’ensuit en découle avec la même nécessité qu’il suit de la nature du triangle que la somme de ses trois angles est égale à deux droits (B. Spinoza, 1965). En d’autres termes, la libre acceptation de son “dasein” numérique est en lien étroit et crochu avec son degré de connaissance relative à l’essence même des outils qu’il utilise et consomme. En outre, aucun être humain n’est libre aujourd’hui de se soustraire à la société numérique. Cette liberté réside à la fois dans la nécessité bien comprise de l’acceptation du numérique et dans l’acceptation intelligemment assumée de la nécessité et du pouvoir de transformation du numérique.

En outre, le numérique, comme toute technologie, est utilisé par des hommes qui, eux-mêmes, s’inscrivent dans des rapports de pouvoir plus ou moins légitimes, et inscrivent leur pouvoir dans le numérique qui exerce sur eux une forte influence. Dans la mesure où la technologie bouscule nos sociétés, les technologies numériques influencent et conforment la conception que les hommes se font du monde. Lorsque les changements sont brutaux, “disruptifs” comme le dit B. Stiegler (2016), ils viennent toujours avec leur part de risque et d’aléatoire. C’est pourquoi, la technique en général est aveugle. Elle ne peut voir qu’à travers nos yeux. Ce qui signifie aussi que, en tant que technique, le numérique (comme ensemble de techniques) ne se développe pas de manière linéaire.

Mais, peut-on prétendre en modifier le sens comme direction, faute de pouvoir l’arrêter ? Serait-il même possible à l’homme de défaire ce qu’il a fait comme s’il s’était agi d’un nœud ? Le progrès technique se fait-il suivant des lois qui dépendent de la technique seule et non des hommes ? Nous est-il possible de prévoir ce que sera l’évolution de la société numérique dans le futur selon des lois propres à la technique elle-même, dans une sorte de déterminisme rigoureux de type laplacien, ou avons-nous le pouvoir, et donc la décision (politique) et/ou le choix (techno-industriel), de la faire advenir ?

La question, comme l’a vu P. Picq (2017), paraît essentiellement politique. Il ne s’agit pas tant de savoir dans quelle direction les lois de la technique la déterminent à se déployer, mais de déterminer la direction que l’homme veut bien lui donner, en actionnant les leviers dont il pourrait disposer sur elle, pour assurer sa survie, préserver son environnement, construire son vivre-ensemble, pacifier les interdépendances sociales et, comme Ulysse, après mille et une péripéties, adversités, tentatives et tentations, retrouver son Ithaque originelle, son oikos. La technique est conçue alors comme ce qui fait partie d’un tout qui se reconfigure à son contact[9]. A ce stade de la pensée sur l’aventure numérique, il nous faut interroger le virtuel dans son rapport au réel en veillant à relever/révéler la valeur de l’ontophanie numérique dans un contexte où l’écran, en s’interposant entre les hommes (au marché, à l’arrêt de bus, au bar et même dans nos salons), semble inéluctablement nous éloigner les uns des autres.

2. Penser le réel à l’aune du virtuel et vice-versa : inter-face Vs face-à-face

Comme le souligne Y. Leroux (2010, p. 78), « Internet impose de réfléchir sur ce que nous appelions jusque-là sans trop y penser “la réalité” ». A l’ère et à l’heure du numérique, que faut-il entendre par réalité, en opposition à la virtualité ? Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Y a-t-il du réel dans le virtuel au point où penser l’un oblige à les penser l’un par rapport à l’autre ? Ce qui se joue ici, ce qui donc est en jeu et qu’on nomme enjeu, c’est notre rapport à l’autre et au monde, c’est notre être-au-monde. Nous sommes dans le monde certes, mais nous vivons différemment le monde désormais. L’interface numérique est venue modifier notre présence à l’altérité vécue dans le face-à-face. Ce questionnement nous paraît véritablement philosophique, ainsi que le fait remarquer Stéphane Vial :

Que dire (…) de l’être d’une chose à la fois sensible et intelligible qu’est une icône de menu dans une interface numérique, un avatar sur un site de réseautage social ou un personnage virtuel dans un jeu vidéo ? […]. Que se cache-t-il derrière ce qu’on nomme « virtuel » ? Quel est l’être des êtres numériques ? Et surtout, que font-ils à notre être ? Que devient notre être-dans-le-monde à l’heure des êtres numériques ? Telles sont les interrogations auxquelles nous devons répondre et qui constituent aujourd’hui la question de l’être en tant qu’elle se confond avec la question de la technique. (S. Vial, 2012, p. 282).

Ces questions fondamentales témoignent de l’impérieuse nécessité de prendre conscience du sens des objets techniques afin de ne plus penser la technique en termes d’objets distinctement séparés des sujets. Notre être-dans-le-monde est un fait de production technique et notre manière de percevoir et de vivre le monde est tributaire des appareils du système technique qui régit ce monde. Ce qui fait de la révolution numérique non seulement une révolution technologique dans les objets, mais surtout et d’abord, une révolution phénoménologique dans les sujets (S. Vial, 2012, p. 284). Comme telle, la révolution numérique coule et moule les phénomènes dans ce que Vial appelle une aura phénoménologique :

Par aura phénoménologique, nous entendons quelque chose de proche de l’aura selon Walter Benjamin, c’est-à-dire cette « unicité de l’apparition » avec laquelle les choses se donnent à notre perception. Mais nous y ajoutons la notion de degré. Pour nous, l’aura phénoménologique d’une chose – objet ou sujet -, c’est son degré d’intensité perceptive, de vivacité phénoménale, d’acuité ontophanique, de puissance d’apparaître. A ce titre, toutes choses ne sont pas égales car toutes n’ont pas la même aura phénoménologique.[…]. Cela n’a rien à voir  avec leur degré de réalité. (S. Vial, 2012, p. 286).

L’intérêt de ces lignes, c’est qu’elles questionnent la nécessité et la valeur de l’ontophanie numérique en même temps que ses limites. Peut-on légitimement réduire l’interface virtuelle au face-à-face réel dans la problématique de notre rapport à l’altérité dans le contexte de la société numérique ? Cela revient à déposer dans la balance de la justesse et/ou de la justice deux types d’expérience : les expériences par l’ontophanie numérique (ou ontophanie de l’interface) d’un côté et de l’autre les expériences par l’ontophanie du face-à-face.

Pour S. Vial, l’ontophanie du face-à-face a bien plus d’aura phénoménologique que l’ontophanie de l’interface numérique. Mais, ceci ne veut pas dire que, dans l’un comme dans l’autre cas, autrui n’a pas autant de réalité, car, précise-t-il fort justement, il ne faut pas confondre la réalité ou degré d’existence d’une chose comme quantum d’être et son degré d’aura phénoménologique comme quantum de perception. Ce qui veut dire qu’une chose peut avoir moins d’aura qu’elle n’a d’être, et réciproquement (S. Vial, 2012, p. 287). Ainsi, la révolution numérique est caractéristique d’une coulée phénoménotechnique qui engendre des réalités qui ont, d’un côté, une aura phénoménologique faible (conversation par messagerie instantanée ou des liens d’amitié virtuelle), et de l’autre, des effets ou degrés de réalité forts (renforcement du lien social en ligne ou diffusion d’un message sur Twitter). Aussi les liens numériques peuvent-ils être qualifiés de “faibles” d’une faiblesse phénoménologique alors qu’ils peuvent être d’une force supérieure de réalité et d’existence. Toutefois, même et surtout dans la société numérique, n’existe-il pas des formes spécifiques et irréductibles d’expériences existentielles (comme la relation amoureuse avec commerce du corps, la tendresse maternelle ou l’expérience de cure psychanalytique) qui, à l’évidence, paraissent indissociables de l’ontophanie du face-à-face qui en font celle qui surpasse toutes les autres, notamment l’ontophanie numérique de l’interface, puisqu’elle possède le plus haut degré d’aura phénoménologique ? (S. Vial, 2012, p. 288-289).

Penser le virtuel à l’aune de la réalité et la réalité à l’aune du virtuel, c’est croiser l’ontophanie numérique et l’ontophanie du face-à-face pour penser la réalité de l’homme, et penser l’homme dans sa réalité phénoménologique. L’homme comme sujet dans son face-à-face non seulement avec les sujets, mais aussi avec les objets. Exister, n’est-ce pas co-exister ? Co-exister, ce n’est pas seulement exister avec les humains, c’est aussi exister avec les non-humains, avec les choses, et savoir goûter la succulence de leur acuité ontophanique. Car, en ce monde, il existe des êtres et des choses dont l’unicité d’apparition ou aura phénoménologique est irréductible et incommensurable à celle des photographies et des interfaces.

Ulysse, le navigant, aura touché et goûté à toutes les merveilles et à tous les délices, des plus rustiques aux plus divins. Songeons à son séjour dans l’île d’Ogygie auprès de la nymphe Calypso qui s’en était éprise. (J. Schmidt, 1998, p. 212). Mais rien à ses yeux ne saurait égaler le plaisir authentique vécu d’un face-à-face amoureux avec la reine Pénélope. Pour Ulysse, l’homme, l’époux et le père, rien ne vaut la présence, dans leur puissance singulière d’apparaître à lui, d’une femme aimante et aimée, et d’un fils dont il n’avait plus qu’un vague souvenir. Ce qui nous dit qu’à la limite, et du point de vue spinoziste du degré de perfection dans l’être (B. Spinoza, 1965), le virtuel ne saurait nullement se substituer au réel, même s’il peut tout au moins le prolonger et le renforcer.

Le face-à-face est unique et singulier en ceci qu’il induit la présence dans la co-présence. L’interface numérique induit des relations déterritorialisées (la non-nécessité de la co-présence des interlocuteurs dans un espace topographique donné) et désynchronisées du caractère asynchrone de la communication (P. Mercklé, 2011, p. 47). Mais nul ne saurait nier que même dans ce cas, l’interface numérique sert à maintenir, entretenir ou renouveler l’altérité, le nécessaire lien avec l’Autre.

Conclusion

Questionner, ce n’est rien d’autre que chercher à s’approprier, à mieux cerner pour, sans doute, se sentir mieux concerné. Notre regard questionnant – et tout aussi questionnable car le questionnement ne saurait avoir de limite – sur la société numérique est un aveu d’intérêt pour ce sans quoi (le numérique) il n’est pas possible et pertinent de comprendre celui sans qui (l’homo numericus) rien n’aurait de sens : l’homme actuel dans son rapport à lui-même et à l’autre. Ce questionnement est aussi l’expression d’une volonté de faire du numérique quelque chose d’utile à l’homme dans la perspective de l’accroissement de son conatus comme effort de persévérer dans son être. C’est pourquoi, il est du philosophe, homme de discernement, de se soustraire des idola fori, comme Ulysse du chant des Sirènes, pour questionner le questionnable. Libéré des “idoles” envahissantes du Colisée et délivré de leurs idylles compromettantes[10], le philosophe a de biens valables raisons de poser la problématique de la légitimité de la société numérique, d’en saisir les enjeux et les impensés. Poser des questions à la société du numérique, société tout à la fois là et en devenir, ce n’est rien d’autre que la mettre en question, non pas pour trouver des réponses, mais pour exercer le droit de regard, ce regard d’Argus, regard de contrôle et de surveillance permanente qui définit la posture critique du philosopher ; posture critique qui, aux dires d’I. Compiègne (2011) « est une invitation à résister aux sirènes d’un phénomène se donnant trop souvent comme une évidence et à s’opposer à la vision lénifiante d’un développement immanent et inéluctable ». De ce point de vue et au regard de notre réflexion sur notre être-au-monde dans le contexte du numérique, la question spinoziste essentielle qui devrait nous interpeller en toutes circonstances est la suivante : y a-t-il rien de plus utile à l’homme que l’homme ?

Références bibliographiques

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VIAL Stéphane, 2012, « La structure de la révolution numérique. Philosophie de la technologie », Thèse de doctorat en Philosophie sous la direction de Michela Marzano, Université Paris-Descartes.

LA BEAUTÉ DU CORPS À L’ÉPREUVE DE LA CHIRURGIE PLASTIQUE : POUR UNE (BIO)ÉTHIQUE DE L’ESTHÉTIQUE DU CORPS

Ouandé Armand REGNIMA

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

regnima@yahoo.fr  

Résumé :

L’explosion de la demande en soins médicaux esthétiques ces dernières années pose d’urgence le problème de la prise en compte des demandes dites « sans indications » ou « futiles » liés aux désirs excessifs des personnes et aux possibilités même qu’offrent les innovations techniques dans le domaine biomédical. Qu’est ce qui justifie cette explosion de la demande en esthétique médicale invasive ? Ce texte se propose d’analyser et de comprendre les raisons de cette explosion de la demande en chirurgie esthétique et de proposer des voies possibles de contrôle et d’encadrement.

Mots-clés : Chirurgie, contrôle, esthétique, éthique, marché.

Abstract :

The explosion in the demand for aesthetic medical care in recent years raises urgently the problem of taking into account so-called “no indication” or “futile” demands related to people’s excessive desires and to the very possibilities offered by innovations. Techniques in the biomedical field. What justifies this explosion in the demand for invasive medical aesthetics? This text aims to analyze and understand the reasons for this explosion in the demand for cosmetic surgery and to propose possible ways of control and supervision.

Keywords : Surgery, control, aesthetics, ethics, market.

Introduction

A la fin du XIXe siècle, la découverte des techniques d’anesthésie (1846)[11], de l’asepsie et de l’antisepsie (1867)[12] qui a débridé la créativité chirurgicale plastique en l’affranchissant d’abord de la douleur (premier obstacle à toute intervention) et des contraintes des limites du temps opératoire, a conduit à l’essor des interventions chirurgicales à visée purement esthétique. La chirurgie plastique s’est ainsi vue confier une double mission : la fonction réparatrice traditionnelle et la fonction esthétique.

Mais, à ce jour, si la chirurgie réparatrice peut revendiquer la poursuite du vieux rêve de la médecine, celui de réparer et de restaurer l’intégrité d’un corps lésé, la chirurgie esthétique, quant à elle, ne répond visiblement plus à ce besoin. D’où l’idée qu’elle participe à une médecine de convenance ou de « désir » dont la finalité est le remodelage du corps entendu comme matière plastique transformable à souhait pour des fins purement esthétiques. Or, le corps est certes une matière plastique, mais il ne l’est pas au même titre que les autres objets de la nature. Le corps se démarque des autres objets par la dignité qu’il incarne. Il est, selon les mots de J. Gleyse (1997, p. 97) de « la chair et du verbe incarné » ; ce en quoi il ne peut et ne doit pas souffrir les excès de cette transformation esthético-médicale que le marché et ses avatars, la publicité et l’incitation à la consommation qu’elle postule, ont vite fait d’imposer à l’imaginaire social collectif. Dans ces conditions, comment préserver la dignité du corps face aux désirs individuels rendus possible par les progrès technoscientifiques ? Comment répondre à cette interrogation sans faire un aggiornamento des représentations même du corps d’hier à aujourd’hui ? Quelle image les sociétés contemporaines se font du corps au risque de le soumettre à la manipulation, à l’instrumentalisation et au marché ? Ce texte vise justement, à travers une démarche analytique et critique, à comprendre la logique qui accompagne cette montée en puissance de la pratique de la chirurgie esthétique, en déceler les excès et autres aberrations morales qu’elle dissimule pour, enfin de compte, en appeler à une éthique de l’esthétique du corps. Aussi, la première partie sera-t-elle consacrée à une revue des représentations du corps d’hier à aujourd’hui ; quand la seconde traitera des raisons d’une si forte demande en esthétique médicale aujourd’hui ; et la dernière s’intéressera aux mesures d’encadrement et de contrôle de la pratique de la chirurgie esthétique tout en proposant des voies éthiques qui puissent permettre de protéger la dignité de ceux qui s’y engagent.

1. Les représentations du corps d’hier à aujourd’hui ou le cheminement d’une mutation onto-techno-somatique

Que le corps soit objet de manipulation et de transformation technique pour des fins esthétiques, cela ne date pas d’aujourd’hui même si le problème se pose avec plus d’acuité ces dernières années. Le corps, dans toutes les sociétés humaines et à toutes les époques, a toujours été soumis à la manipulation technique pour répondre au besoin psychologique de l’individu et porter l’image que la société s’en fait. Des peuples les plus primitifs (comme l’ethnologie les distingue si bien) aux peuples dits civilisés, le corps n’a jamais été fossilisé, intouchable et ce malgré la constance chez la plupart de ces peuples de son caractère sacré. Les mutilations du visage et du sexe, les piercings des oreilles et du nez, les tresses et autres coiffures sont présents chez tous les peuples dans l’histoire de l’humanité et témoignent explicitement de ce besoin original et originel de présenter le corps autrement qu’il apparait dans son immédiateté. La recherche d’une valeur esthétique imposée au corps par la médiation de la technique peut donc être interprétée comme une disposition ontologique. Ce en quoi le mythe de Prométhée exposé dans le Protagoras de Platon (L. Brisson, 2008) devient une possible référence pour rendre compte de ce désir primaire de manipuler le corps pour des visées esthétiques.

En effet, l’idée de Platon selon laquelle la technique palie une insuffisance consubstantielle de l’homme est fort remarquable et éclaire la représentation que l’homme se fait de son propre corps. Ce corps-là, tel qu’il est décrit par Platon, est loin de constituer une totalité parfaite finie qui n’aurait besoin de rien pour être. L’imprévoyance d’Épiméthée a scellé son incomplétude et a fait de lui un objet à remodeler techniquement en permanence. Le corps est dans la logique du discours mythique platonicien, de la matière à parfaire pour lui permettre d’être : le soma[13] n’a d’être que dans la mutilation de soi par soi.

Ainsi, la mutilation du corps a toujours été présente dans l’histoire de l’humanité chez presque tous les peuples. On notera qu’elle est faite dans des proportions variées suivant la conception que chaque peuple se fait du corps lui-même en tant que matière. Sur ce fait, la phénoménologie nous dégage deux conceptions diamétralement opposées du corps dans l’histoire de l’humanité. Il y a d’une part une conception onto-centrée et d’autre part une conception anthropocentrée du corps.

De fait, dans de très nombreuses traditions religieuses et philosophiques on distingue en l’homme deux entités : il y a d’un côté le corps et d’un autre, « autre chose » qu’on désigne sous un autre nom : « esprit, âme, forme, personne, raison, sujet, conscience… » (G. Hottois, 1999, p. 67) dont la dignité est généralement considérée comme infiniment supérieure à celle du corps. Cette hiérarchisation que l’on retrouve dans la philosophie platonicienne et dans la tradition judéo-chrétienne, se retrouve chez presque tous les peuples. Ainsi, du corps immonde, dépouille, source de tous les maux, on en vient dans d’autre cas au corps illuminé par la présence de l’âme ou de l’esprit. D’une façon générale, la plus ou moins grande dignité du corps provient du fait qu’il abrite une substance immatérielle.

On remarque cependant, dans ces sociétés primitives, que cette conception ontologico-dualiste originelle du corps reste purement abstraite. Car il ne peut y avoir véritablement une séparation entre le corps et l’esprit, les deux formant une entité étroitement liée et indivisible. Cet effort de dépassement du dualisme traditionnel se retrouve, par exemple, dans la tradition aristotélicienne qui ne reconnait pas de formes séparées : chaque être humain est un individu substantiel, un composé de forme générale et de matière qui le particularise.

Merleau Ponty (1945, p. 349) achève l’analyse de cette conception du corps. L’expérience première, pour lui, est cette conscience phénoménologique qui apprend que nous ne sommes pas à notre corps comme nous sommes à un objet ou à un outil que nous avons. Je suis mon corps et « je n’ai d’autre manière de connaitre le corps humain que de le vivre ». Pour lui, en fin de compte, le corps n’est donc pas un objet, c’est une œuvre d’art.

L’évaluation que l’homme traditionnel se fait de la dignité humaine en générale et du corps en particulier repose sur un ordre sacré de la nature ou de Dieu. C’est en quelque sorte une valorisation onto-théologique qui enlève à l’homme le siège et le pouvoir de cette évaluation (évaluation anthropocentrée). À l’opposé, à l’origine de la rationalité technoscientifique se trouve d’abord cette idée fondamentale selon laquelle l’affirmation des valeurs n’est pas onto-théologique mais anthropocentrée : c’est-à-dire que la valeur est le résultat d’un acte d’évaluation humaine, individuelle ou collective d’être raisonnables et conscients. Cette affirmation postule que la valeur accordée à la dignité humaine, au corps et à tout autre chose n’est pas imposée par un ordre nécessaire, naturel ou surnaturel, par une expérience évidente absolue, mais qu’elle est entièrement dépendant des actes de valorisation humaine ; décisions contingentes, relatives et situées aux justifications diverses. (G. Hottois, 1999, p. 45). Cette conception technoscientifique du corps nourrie tous les fantasmes biomédicaux actuels. Son moteur est une conception pluraliste de l’image que l’on peut se faire du corps laquelle est soutenue par une affirmation de plus en plus poussée à l’extrême de la liberté. C’est bien cette représentation du corps qui donne tout le pouvoir à la chirurgie esthétique de remodeler l’image d’un corps désacralisé à faire aujourd’hui apparaître sans être.

2. Le corps à l’épreuve du progrès biomédical : à quel besoin répond la chirurgie esthétique ?

La chirurgie esthétique, selon la définition de l’Encyclopédie du tanshumanisme et du posthumanisme (D. Goldschmidt, p. 215) fait partie de l’ « esthétique médicale invasive » qui comprend l’ensemble des actes médicaux « effractifs »[14], chirurgicaux ou non, qu’un médecin est susceptible de pratiquer sur un patient, à la demande de celui-ci, dans un but esthétique, donc, par définition, ni reconstructeur ni réparatrice. Elle s’oppose ainsi à l’esthétique médicale non invasive qui est non chirurgicale. Il s’agit de la médecine esthétique non chirurgicale « médicamenteuse », de médecine anti-âge, etc. Avec la chirurgie réparatrice (dite aussi reconstructrice), la chirurgie esthétique est traditionnellement une des deux disciplines filles de la chirurgie plastique. Le terme « plastique » lui-même vient du grec « plastikos », qui d’après le Littré est le « nom donné, chez les Grecs, à toutes les branches de la sculpture et même à toute imitation du corps humain en y comprenant la graphique » (F. Gannaz, 2018). C’est le travail de remodelage de l’argile qui par son caractère malléable prend toutes les formes qu’on lui donne. On comprend donc ce pourquoi plastikos dérive de « plassein » qui signifie façonner. Le vocable plastique dans son sens contemporain est resté fidèle à la conception grecque : il suggère l’idée de remodelage qui peut évidemment être fait avec le plastique (sous la forme industrielle que nous lui connaissons).

Historiquement, la chirurgie esthétique est une pratique dont les techniques obéissent aux mêmes principes que la chirurgie réparatrice et qui plus est, appelle à l’intervention des médecins, de sorte que « la distinction entre la chirurgie esthétique et reconstructrice est survenue tardivement » (D. Goldschmidt, idem, p. 216). Cette distinction est survenue à cause du principe même de la chirurgie esthétique dont l’intégration aux principes de la médecine parait problématique. Car en chirurgie esthétique, il s’agit d’opérer des corps sains, ce qui bien évidemment, n’a point de sens du point de vue médical. C’est pourquoi elle ouvre la porte au concept de « médecine de convenance » que M.-H. Parizeau (1993, p. 268) définit comme « l’utilisation des techniques biomédicales à des fins autres que thérapeutiques, essentiellement esthétiques ». Cette médecine qui s’est développée dans le mouvement général de technicisation des pratiques biomédicales a ceci de particulier qu’elle consiste à détourner la médecine de ses objectifs thérapeutiques pour les mettre librement à la disposition des individus. Dans son registre traditionnel, écrit L. Vandelac (2008) :

La médecine était centrée sur le soin, le soulagement de la douleur et l’allongement de la vie. Or, une partie de la médecine glisse désormais vers un univers de remodelage du vivant, comme en témoignent certaines chirurgies plastiques et esthétiques (…).

Mais à quel besoin une telle pratique répond-t-elle ?

La psychanalyse fut la première à répondre à cette interrogation en partant de la théorie du « complexe d’infériorité » développée par Adler (1955, p. 49) et Freud (1989, pp. 92-93, 193) dans les années 1920. Cette théorie énonce, en effet, que les disgrâces et autres malformations physiques peuvent être à l’origine de complexes d’infériorité dont les conséquences conduisent à un mal-être psychologique et à un manque de confiance en soi. Or l’intégration sociale des individus dépend fortement de leur équilibre psychologique. Le recourt à la chirurgie plastique répond donc à ce besoin de corriger ce mal être psychologique en donnant une chance à l’individu à s’accepter et devenir meilleur. C’est ainsi qu’on a eu l’idée, aux États-Unis, des « expériences pilotes » visant à transformer les visages des repris de justice en espérant qu’une fois débarrassés de leurs malformations psychogènes, ils puissent mieux être intégrés à la société. Du coup, l’idée que la chirurgie esthétique serait une médecine de convenance visant juste à satisfaire des désirs individuels, c’est vite relativisée. Goldschmidt (2015, p. 216) explique par exemple que :

La transformation physique engendrée par l’acte chirurgicale a des répercussions sur la représentation mentale que l’individu possède de son propre corps. La nouvelle image corporelle perçue permet à son tour d’influer sur l’« estime de soi » qui est définie en 1890 par William James comme le rapport entre la situation réelle d’un individu et son idéal espéré. Il est intéressant de constater sur le terrain que l’acte chirurgical joue sur les deux niveaux : à la fois sur la situation réelle « objective » par la modification anatomique obtenue et sur la transformation de l’idéal espéré qui peut être ressenti comme « rapproché » de la situation réelle. Lorsque la perception du réel et l’espéré sont suffisamment proches, les conséquences individuelles et sociales de l’intervention peuvent être perçues comme très positives.

La nouvelle définition de la santé donnée par l’OMS en 1946 confirme bien ce fait : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».

Cette définition postule, en effet, que l’on peut ne pas être malade mais se sentir malade par le regard que la société jette sur notre corps, notre morphologie. Comme si la diversité des sculptures des corps individuels devrait être, a priori, contigüe dans une limite à ne pas outrepasser. Dès lors « la chirurgie esthétique, si elle s’inscrit dans le cadre de la résolution d’insatisfaction ou de souffrance morale, remplirait donc son rôle de discipline médicale » (D. Goldschmidt, 2015, p. 220). Elle rejoindrait, d’une certaine façon, la chirurgie réparatrice qu’elle prolonge ou complète. Mais qu’est ce qui légitime une insatisfaction morale ? Et comment faire la différence entre une insatisfaction réelle et un pur désir ?

Si dans les années 1946 une telle extension de la définition de la médecine à la chirurgie esthétique pouvait aisément se comprendre, depuis les années 2000, l’explosion de la demande en soins médicaux « sans indications » ou « futiles » (donc sans souffrances) liée à la banalisation des actes chirurgicaux ne cesse d’interroger. On y voit désormais autres choses que la réponse à un complexe difficilement vécu. Pour une sociologue tel que L. Vandelac (2008), il faut d’abord et avant tout placer ces actes dans l’étrange univers de pensée du transhumanisme et du posthumanisme[15] qui ont l’ambition d’affranchir les humains de leurs limites biologiques. Cette pensée postule en effet que le sujet de l’humanisme classique a atteint depuis longtemps ses limites et qu’il est dépassé de tous côtés par de nouveaux modes de subjectivation dont l’inscription, par touches successives, dans nos paysages mentaux, développe en nous ces désirs troubles de se « faire la peau…» (L. Vandelac, 2008). Pour un bioéthicien tel que L. Frippiat (2015, p. 164), il s’agit explicitement d’un retour à l’injonction de Pic de la Mirandole qui cinq siècles plutôt, dans son Discours sur la dignité de l’homme, appelle l’humain à sculpter sa propre nature :

Toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature (…), doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait ta préférence. (P. De la Mirandole, 1993, pp. 4-11.)

L’évolution et le perfectionnement des techniques chirurgicales ces dernières années ont nourri l’espoir (souvent illusoire) d’en finir ainsi avec ses insatisfactions et ses complexes, au rythme changeant des désirs, des moyens financiers et des diktats de la mode.

Et cela sera d’autant plus facile que la chirurgie esthétique, qui prétend répondre aux désirs de « se refaire une beauté », de «se rajeunir », de « se mettre en valeur », voire même de « se réinventer », à la pièce, est propulsée par d’importants enjeux socioprofessionnels et notamment économiques. » (L. Vandelac, 2008).

Pour D. Goldschmidt, il faut faire ici le constat d’une rupture des sociétés : la société contemporaine et son imaginaire collectif du culte de l’apparence d’avec les sociétés anciennes pour lesquelles « la beauté ne pouvait être qu’une qualité intérieur ». Pour lui, nous évoluons « vers une culture de consommation dans laquelle la beauté physique est maintenant perçue comme une qualité externe, indépendante et donc altérable, la quête de cette beauté physique demande du temps, de l’attention et de l’argent ».

L’industrie cinématographique, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, nourrira ses fantasmes du corps reconquis à travers les stars d’Hollywood. L’apparition de la télévision, d’Internet et des réseaux sociaux finiront par populariser ses prototypes de beauté. Très vite, le monde occidental s’en trouvera dépassé ; partie d’abord des pays émergents (le Brésil, la Chine, le Japon, Taiwan, ou même l’Iran) la chirurgie esthétique s’étend aujourd’hui à tout le globe. Et cette forte demande répond à un seul besoin : permettre à ceux qui le désirent d’atteindre des canons stéréotypés de beauté mondialisés « caucasiens ». (D. Goldschmidt, 2015, p. 220). Ainsi au Moyen-Orient, c’est la modification du caractère aquilin du nez au travers de la rhinoplastie qui est le chemin de prédilection ; en Asie, les nez jugés trop court au contraire, sont rallongés, idem pour les paupières et les seins qui sont augmentés. Quoiqu’il en soit, on remarque un souci de convergence, selon les morphologies des individus, vers un idéal de beauté types médiatisés dont l’implantation dans notre subconsient a été rendu possibles par les outils techniques et le marché. Mais peut-on indéfiniment abandonner le corps aux outils techniques, au marché et à ses avatars ? N’est-il pas temps de soumettre l’esthétique du corps à l’éthique ?

3. Contrôle et encadrement de la chirurgie esthétique : l’urgence d’une éthique de l’esthétique du corps

L’évolution des nouvelles techniques biomédicales, inscrite dans les projets globaux transhumaniste et posthumaniste conduit à une demande croissante de l’esthétique médicale qui sans nul doute devient de plus en plus un problème de société. Cette pratique touche à l’intégrité physique et morale des individus et soulève des problèmes éthico-juridiques qu’il convient de ne plus passer sous silence. Les exemples sont légion et au nombre de ceux-ci le cas devenu une référence en la matière dans le monde francophone est celui de Muriel Bessis.

En 1985, Muriel Bessis, femme politique française d’origine tunisienne, fut enchantée par une émission de télévision dans laquelle un chirurgien esthétique vantait son expertise à tailler les corps sur mesure. L’attrait des photos « avant » et « après » était suffisamment accrocheur pour qu’elle morde à l’hameçon et mette le doigt dans l’engrenage.Elle s’essayera à une opération mammaire qui laissera ses seins plus horribles qu’ils n’étaient, puis à une retouche des paupières qui lui laissera un visage tuméfié avec impossibilité de fermer les yeux pendant plus d’un an. Elle subira, pour corriger ces ratés, cinq opérations mammaires et six opérations sur le visage avant qu’elle ne retrouve « un visage humain »[16] sept ans après la première opération et après un parcours du combattant[17]. Par ce seul cas se pose la question de la publicité et du conditionnement psychologique dont elle est porteuse, du discrédit de la profession même du chirurgien esthétique, du marché et de sa puissance de dissolutions des axiologies. Il faut ajouter à cela la souffrance physique et psychologique dissimulée parfois dans le silence de cette pratique dont on ne vend et ne vante que la grandeur et enfin, chose plus grave, de pratiques privées fort peu encadrées, dans lesquelles pointe le signe de l’abandon en douce, par l’État, de certaines de ses responsabilités. D’où s’imposent l’encadrement et le contrôle de cette pratique.

D’abord du point de vue du discours publicitaire, l’enrobage à travers la propagande faite autour de la chirurgie esthétique mérite une attention particulière. L’image stéréotypée d’un corps sain et beau dont la promotion est aujourd’hui faite dans tous les médias du monde à travers le cinéma, les magazines peoples et les séries télévisées tels que « Alerte à Malibu », « Nip Tuck » a ceci de nocif qu’elle manque d’une bonne dose d’éthique utile au public. Car comme l’explique Goldschmidt (2015, p. 219).

Les annonceurs étant devenus des bailleurs de fonds des chaines télévisuelles, celles-ci rivalisent d’ingéniosité pour capter l’audimat en organisant des « reality shows » dont certains mettent en scène, des hommes et des femmes dont l’apparence est transformée, notamment chirurgicalement, sous les feux des projecteurs. Quelques chirurgiens, pas toujours les meilleurs d’ailleurs, acceptent de participer à ces émissions.

C’est dans cet élan que les émissions telles que « Extreme makeover », « The Swan » aux États-Unis connurent un succès fulgurant en terme d’audience. Ce harcèlement médiatique n’est rien de moins que de la propagande au sens où Richard Alain Nelson (1996, p. 169) la définit comme :

Une forme intentionnelle et systématique de persuasion, ayant le but d’influencer les émotions, les attitudes, les opinions et les actions de groupes cibles pour atteindre des objectifs idéologiques, politiques ou commerciaux à travers la transmission contrôlée des messages d’informations partiales (qui peut être ou ne pas être factuelle) via les canaux directs de masse et des médias.

Il y a donc une manipulation psychologique dans la médiatisation de la chirurgie esthétique qui conditionne les réflexes des individus et porte atteinte à leur capacité de juger. La nécessité d’un encadrement et d’une surveillance accrue de la publicité dans ce domaine devient une préoccupation urgente. Cela implique l’élaboration et la diffusion auprès du public, par des ressources indépendantes, d’informations et de données précises et complètes portant sur les risques, les effets secondaires, les types de produits utilisés. Cela exige un regard sur les contenus des programmes diffusés, entre des programmes d’informations et des programmes visant à convaincre de façon intentionnelle.

Après le contrôle publicitaire, il y a la nécessité du contrôle des praticiens et la réglementation de leurs fonctions. Considérée en ses débuts comme une médecine de convenance, la chirurgie esthétique a bénéficié de peu de contrôle et a presque manqué d’être inscrite aux nombres des actes médicaux. Ainsi, en lieu et place de célébration de Prix Nobel en la matière, on a assisté à la célébration de chirurgien stars des médias. Certains praticiens, souvent très médiatisés, n’ont pas hésité à opérer sous des conditions peu recommandées transformant parfois des personnes en de véritables monstres. On a même constaté des opérations réalisées sur des mineurs sans tenir compte de quelques garanties en la matière. La conséquence de ces graves dérives, c’est la mise en crise de la confiance entre le médecin et le patient. Comme le note si bien Goldschmidt (2015, p. 221) : « Si on ajoute une mercantilisation parfois débridée de leur activité, on ne peut que constater que la relation médecin-patient s’efface ». Cela donne, en effet, l’impression que le chirurgien esthétique est un « patron de fast-food » et le patient un client dissous dans l’anonymat du marché.

L’évolution des lois ses dix dernières années dans plusieurs pays (Canada, France, Belgique, etc.) ont permis de mettre un minimum de barrière.  Par exemple, en France avant la Loi Kouchner, promulguée en mars 2002 et appliquée à partir de juillet 2005, tout médecin, quel que soit sa spécialité pouvait pratiquer une opération de chirurgie esthétique. La promulgation de cette Loi interdit désormais au généraliste de faire des interventions chirurgicales esthétiques et autorise l’opération strictement dans le domaine de compétence[18].

Longtemps, le sentiment d’impunité du professionnel, l’absence d’obligation de résultat et l’argument de l’aléa thérapeutique ont trop laissé pour compte des patients victimes d’injustices, d’erreurs ou de ratés en matière de chirurgie esthétique en donnant le sentiment d’un abandon, par l’État, des individus à leurs sorts. En France, c’est l’affaire Maure qui viendra sonner le glas à ce laxisme médical. Cet anesthésiste marseillais qui s’autoproclamait « meilleur chirurgien esthétique du monde » a été condamné à quatre ans de prison dont trois fermes, en septembre 2012 pour avoir pratiqué en toute illégalité une centaine d’opérations de chirurgie entre 2002 et 2004 dans des conditions d’hygiène douteuse. Il sera inculpé pour « tromperie aggravée, publicité mensongère et mise en danger d’autrui ».

Seulement, en matière de chirurgie esthétique, le contrôle de l’État ne peut être efficace que s’il s’accompagne de contrôle et dispositions individuels. En effet, il revient aux intéressés de prendre des dispositions minimales pour éviter d’être victime de malversations. Il s’agit, par exemple, de se méfier des publicités à tout vent des magazines, cinéma et télévisions[19], vérifier la compétence statutaire reconnue par l’Ordre des médecins du praticien avant tout acte de chirurgie, vérifier que la compétence du médecin s’inscrit bien dans le domaine exigé, demander toutes les informations nécessaires aux médecins notamment sur la suite opératoire, le devis, etc.

Conclusion

L’explosion de la demande en chirurgie esthétique due au perfectionnement des techniques médicales a fait de l’acte même d’opérer un acte banal. Se redresser le nez, grossir ses seins, se tailler la silhouette par une liposuccion, etc., sont devenues des actes tellement quotidiens qu’ils s’apparenteront, d’ici peu, à des courses aux supermarchés. Visiblement, l’esthétique médicale répond aux besoins de liberté et de goût de certaines personnes d’être en adéquation avec l’idée de leur corps telle qu’elles se la projettent. Les innovations techniques dans le domaine biomédical rendent leur rêve possible et c’est tant mieux ! Il importe tout de même, dans ce domaine des interventions esthétiques, de prendre la pleine mesure des tendances lourdes et des développements en cours pour amorcer un réel travail de prospective.

Il ne s’agit nullement de rejeter en bloc toute innovation technologique prometteuse, mais simplement de mettre en œuvre le principe de précaution et celui de démocratisation des technosciences permettant à la population et aux scientifiques de toutes disciplines de discuter de leur pertinence, de leurs enjeux et de leurs impacts, des dispositifs d’évaluation requis, des questions d’imputabilité, de fardeau de la preuve et des stratégies d’encadrement, dès l’amont ou du moins dès l’amorce de ces projets, avant qu’ils n’inondent les marchés. (Vandelac, 2001).

Or, ce principe de précaution dont parle Vandelac a souvent manqué laissant plus de place non pas à une démocratisation des techniques en matière de chirurgie esthétique mais à un désordre qui à terme s’oppose au principe même de bienfaisance énoncé par la bioéthique et qui doit être au fondement de tout acte médical. Cela fait apparaitre la chirurgie esthétique comme une pratique médicale controversée. La protection de l’intégrité physique et morale des personnes, le respect de leur dignité et de leur liberté imposent à l’Etat, aux praticiens et à aux personnes elles-mêmes des dispositions à la fois pratiques, juridiques et éthiques afin que la chirurgie esthétique réponde au mieux au besoin qui la fait naitre à savoir : apparaitre (ou avoir un corps) tel que l’on le désir. Il est clair, la seule préoccupation à laquelle on ne pourra peut-être jamais répondre restera celle du motif intrinsèque du désir d’esthétique médicale : comment séparer, en effet, ce besoin de la personne aux différents facteurs extérieurs tels que le diktat du marché, la publicité, etc. qui l’y dispose ? Évidemment nul ne peut y répondre définitivement mais un contrôle et un encadrement rigoureux peuvent aider à la protection des personnes en les accompagnant dans leurs choix qu’il n’est plus possible de freiner mais qui pourrait aller dans tous les sens.

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ENFANT DU COUPLE, ENFANT VOULU AU SUD-BENIN. LE DROIT DE LA MÈRE PROCÈDE-T-IL D’UN MATRIARCAT RÉSIDUEL ?

Gilles Expédit GOHY

Université d’Abomey-Calavi (Bénin)

gohygilles@yahoo.fr

Résumé :

La reproduction humaine est un facteur déterminant de la reproduction sociale au Sud-Bénin, dans le droit du nom conséquent. Une femme qui accouche dans une collectivité, y ébranle dans une dynamique structuro-fonctionnaliste pour la reproduction sociale, deux droits corrélatifs : le droit de la mère (direct par filiation) et le droit d’avoir une mère (première certitude de l’Homme dans la piscine sociétale). Tout faire pour une descendance devient un enjeu vital pour les membres de la communauté. Malgré sa délicate nature, l’infidélité extraconjugale n’est plus un sujet tabou au Sud-Bénin. Elle manifeste une préséance de la femme, sa façon de disposer des régularités sociétales. La matriarche-mère y joue ainsi un rôle central dans la dynamique sociale, en l’occurrence la perpétuation de la lignée dont elle décide fortement de l’avenir.

La matriarche-mère comme centralité de la reproduction sociale au Sud-Bénin est incontestable. Prémices d’un matriarcat renaissant ou relent poignant d’un droit manifestant ou revanchard ? Comment aborde-t-elle l’infidélité extraconjugale dans sa collectivité ?

Les données utilisées grâce à l’analyse du contenu proviennent de documents actuels ou historiques (écrits et récits) et de sources qualitatives (enquête sur les nouvelles pratiques résidentielles et matrimoniales) disponibles au Bénin. L’étude montre, au-delà de tout discours moralisateur que, dans un contexte social de forte prégnance communautaire pour la constitution de la descendance, l’éthique et la morale acquièrent des bases modulables, à l’aune des référents socioculturels. Rien n’est jamais totalement noir ou blanc et seuls les intérêts de la communauté et sa pérennisation constituent la boussole de référence, pour la perpétuation du nom. Cet article se veut une contribution à une réhabilitation du passé de la femme, un gage d’espoir pour son avenir.

Mots clés : Bénin, Descendance, Droit du Nom, Infidélité conjugale, Matriarcat, Secondarité, Stratégie de survie.

Abstract:

Human reproduction is a great factor that determines the social reproduction in South-Benin through the right of name. A woman who gives birth in community arises by a structuro-functionnalist dynamics two correlatives rights: the mother’s right (direct line) and the right of having a mother. Having children becomes therefore a vital goal. Despite the fineness of its form, the extramarital infidelity is less a taboo topic in South Benin. It looks to show a precedence of the woman, as its way to dispose to it pleases of social regulations. The woman-mother acts in thereby a central role in the social dynamic, in this case the progeny’s perpetuation whose it determinates strongly the future. The woman-mother as centre of social reproduction in South-Benin is undeniable. Early beginnings of a reviving matriarchy or a poignant reek of a showing or revengeful right? How does she approach the extramarital infidelity in her community?

Data used by the content analysis method come from the restrained result from present or historical documents (documents and narration) and of qualitative source (investigation on the new residential and marital practices) available in Benin. Far from all moralizing speech, this study shows that in a social context of tough community hold for the descent’s constitution, ethics and moral get social moving from diverse social and cultural referents. Things are not totally black or white and only the community’s interests and durability remain the compass, the acting guide for the name’s perpetuation. This article likes to be a contribution to a rehabilitation of the past of the woman, a guarantee of hope for her future.

Keywords : Benin, Descent, Right of the Name, Extramarital infidelity, Matriarchy, Secondarity, Survival strategy.

Introduction

« … Chez nous, il n’y a pas de couples stériles ; il n’y a que de collectivités timorées et désorganisées ! » (Enquêté sexagénaire, Fon, animiste, région Zou, Bénin.)

Cette péroraison sans nuance établit un lien clair entre la fécondité du couple et le dynamisme de sa communauté. Elle postule la maîtrise absolue de la fécondité des ménages par les collectivités dynamiques. Comme si, au Sud-Bénin, des mécanismes appropriés peuvent muer des irréversibilités (stérilité du couple, comme fait de vie) en réversibilités pérennes (fécondité du ménage arrangée). Comme si la force d’une institution suffit à procurer à sa périphérie le rayonnement et l’accomplissement nécessaires, comme les émanations de la lumière dans une chambre obscure. Les couples en difficulté de constitution de leur descendance y sont-ils aidés, ainsi assistés par leur communauté dans leur quête existentielle ? L’intimité du couple peut-elle être sacrifiée au profit d’une exigence communautaire de reproduction ? La stérilité masculine vit-elle d’artifices pour en voiler l’étendue ?

Dans cette partie du Bénin, la dynamique sociale vit effectivement d’apports individuels ou collectifs et de régulations sociales permanentes, sociologiquement construites. Elles manifestent les trames régulières parfaitement intégrées et marinées entre le vécu des irréversibilités et la perception des réversibilités conséquentes mises en œuvre par des communautés en lutte de survie perpétuelle. Constructions, déconstructions et reconstructions permanentes caractérisent ainsi la dynamique sociale, dans la mouvance du Tout. Elle se nourrit quotidiennement des participations individuelles ou collectives pour un vivre-ensemble consensuel.

Malgré la délicatesse de sa nature, l’infidélité extraconjugale est de moins en moins un sujet tabou au Sud-Bénin, tant pour ce qu’elle est (une secondarité, au sens de Hounsounon-Tolin (2017)) que pour ce qu’elle sera davantage (un fait de vie pérenne dans les communautés contraintes). Historiquement chargée de sens et de puissance (la force du matriarcat), l’infidélité extraconjugale y manifeste une préséance de la femme, par sa façon de disposer des régularités sociétales. La matriarche-mère y joue ainsi un rôle central dans la dynamique sociale, en l’occurrence la régulation pour la perpétuation de la lignée dont elle décide fortement de l’avenir. La matriarche-mère, comme centralité de la reproduction sociale au Sud-Bénin, est incontestable pour l’enfant du couple. Prémices d’un matriarcat renaissant ou relent poignant d’un droit manifestant ou revanchard ? Comment aborde-t-elle l’infidélité extraconjugale dans sa collectivité ?

Cette étude montre comment, pour la reproduction sociale, l’Individu et le Groupe opérationnalisent des concessions extrêmes, dans la falsification de la reproduction humaine, pour la cohésion du Groupe dans la stabilité du vivre-ensemble. Comme l’espérait J.J. Bachofen (1903, p. 7) dans un autre contexte fonctionnaliste, cet article est « une contribution à une réhabilitation du passé de la femme, un gage d’espoir pour son avenir. », dans sa plénitude dans la reproduction sociale.

1. Méthodologie

1.1. Prolégomènes à une formalisation

La reproduction humaine est un facteur déterminant de reproduction sociale au Sud-Bénin, dans le droit du nom conséquent. Une femme qui accouche dans une collectivité, y ébranle dans une dynamique structuro-fonctionnaliste[20] pour la reproduction sociale, deux droits corrélatifs : le droit de la mère (direct par filiation) et le droit d’avoir une mère (première certitude de l’enfant dans la piscine sociétale). La constitution d’une descendance devient, pour chaque membre de la communauté, un enjeu de vie, un but vital[21]. Des drames relatifs à l’infécondité du couple foisonnent et montrent les extrêmes auxquels peut s’astreindre ce couple (omertà sur la fécondation de la femme mariée, …). Il existe conséquemment au Sud-Bénin une organisation et une gestion familiales de la fécondité qui intègrent le souci des collectivités de contrôler leur durabilité spatiotemporelle, dans la permanence de la reproduction humaine.

La reproduction sociale, pour pouvoir se prévaloir d’une descendance au soir de sa vie, est d’office le souci majeur, la préoccupation légitime de tout originaire du Sud-Bénin. Que son nom disparaisse à sa mort, avalé par les limbes de l’oubli et l’insensibilité de la stérilité; qu’il n’évoque rien dans l’Inconscient Collectif à son décès, constitue la plus grande peur constamment ressentie par le membre de telle collectivité, une douloureuse obsession, un sort à conjurer à tout prix. Avoir reçu de la communauté veut qu’on lui rembourse son dû, pour lui permettre d’exister et de perpétuer la chaîne sociétale de survie, pour entretenir la tradition (reproduction sociale).

Ce dû à la Communauté est un contrat de redevance de progéniture permanent de l’Individu à la Collectivité. Cette incontournabilité de la redevance – et du contrat, par extension – en définit l’objectif : fournir de la progéniture à la Collectivité qui en a grand besoin pour sa reproduction. Comme mission accomplie, que ne ferait-on pas pour se prévaloir de sa descendance dans le panthéon des dieux, la chaîne du renouvellement communautaire ? Que ne ferait pas un membre de la collectivité aux abois de la stérilité de son couple pour que cette communauté n’en porte pas la responsabilité ? Il contribuera volontiers à la possible réversibilité, quitte à avaler toutes les couleuvres possibles, dans le déni de la dignité[22].

Au Sud-Bénin, le Conseil de Collectivité[23] y veille particulièrement. Individuellement et collectivement les membres du Conseil firent, dans le rituel approprié, allégeance aux ancêtres tutélaires pour une collectivité féconde de bras valides et de femmes aussi prolifiques que des lemmings. Ils escomptent les félicitations futures des ancêtres morts au jour du jugement dernier, celui de leurs bilans dans l’au-delà. C’est à ce titre qu’un couple stérile est un sujet de grande préoccupation pour la collectivité, amenant le Conseil de Collectivité à se culpabiliser d’un échec réel ou supposé. Il ébranle ainsi la rhétorique de la géographie de la mort qui veut que le Sorcier Mangeur[24] d’âmes humaines soit une menace constante pour le clan, le lignage ou la famille (Gohy, 2015).

La figure mythique de la gestion de la fécondité de la collectivité, la nommée Tannyninon, est emblématique de cette attention[25]. Tout couple stérile perçu comme une agression réussie contre le clan, est son souci et un mécanisme bien élaboré, avec comme substratum le pacte de sang et l’omertà, assiste la communauté à réagir pour la perpétuation de la lignée.

La décision d’initier la fécondation d’un couple stérile par procuration selon l’omertà local précédemment signalé provient toujours de la Mère “tan nyi non” (lire : “tan-gnin-non” qui est le chef féminin de la collectivité, le complément binaire de la lignée) (Gohy, 2017). Elle a le même rang et les mêmes prérogatives rituelles fonctionnelles que le chef de collectivité qui la surpasse dans la prise des décisions politiques dont elle est préalablement informée des tenants et des aboutissants. Ménopausée, donc ayant fait la preuve de sa fécondité qui est une marque distinctive, elle a rang de dignitaire ministre du culte. Crédible, elle participe à ce titre à tous les rituels de la collectivité et veille à leur régularité contextuelle. Représentante de la féminité et de la fertilité de cette collectivité, donc responsable de sa fécondité, elle veille à la procréation des ménages pour sa pérennité, la perpétuité du nom clanique qui peut ainsi vivre d’un certain hybridisme voulu et contextualisé (Gohy, 2017).

Elle discute de la nécessité de l’omertà avec le chef de collectivité, généralement à titre de compte-rendu, celui-ci ne faisant qu’entériner son choix du mâle fécondateur dont il peut aussi être amené à jouer le rôle. Le cas échéant, celui-ci est informé de sa mission en dernière instance par le Conseil de Collectivité, instance suprême de décision communautaire[26].

Un matriarcat primaire est ainsi opérationnalisé pour faire de la stérilité masculine dans le couple une réversibilité dynamique, une secondarité dans l’isolement du manque. Une micro politique de la gestion de cette stérilité, avec l’infidélité extraconjugale suscitée comme centralité dynamique, veille d’office à la perpétuation du Nom et virtuellement à celle de la lignée. Mensonge microcommunautaire comme les mensonges d’Etat ? Il est incontestable que, de cousin éloigné à cousin lointain, le même sang est en action et le sang du lignage qui coule dans les veines de ses descendants est sauvegardé. La collectivité gère ainsi ses problèmes spécifiques avec ses ressources endogènes qu’elle consomme et consume à bon escient, dans la rationalité agissante.

L’omnipotence du mâle n’apparaît plus comme la condition universelle et nécessaire du développement et du perfectionnement de la race ; c’est à la détermination de la femme qu’on le doit, fondamentalement. On pourra toujours se demander si l’enfant de l’omertà est l’enfant de la femme ou l’enfant du couple ; l’essentiel pour le clan étant l’agrandissement de la descendance et la perpétuation de la lignée, la finalité de la Tangninnon.

Selon J. J. Bachofen (1903), la femme aurait exercé une influence à peu près équivalente à celle que l’homme possède aujourd’hui, prétendait avoir toujours possédé, le monopole. On s’est étonné qu’une force plus puissante que la force ait fait prévaloir son influence : n’y a-t-il pas là précisément une preuve de la noblesse, de l’élévation intellectuelle de ces civilisations primitives où le sexe le plus vigoureux consentit à régler sa vie, d’après un autre mobile que celui qui lui assurait une prépondérance facile, mobile dont il a tant de peine à s’affranchir aujourd’hui ?

Si les raisons légitimatrices de l’infidélité extraconjugale masculine polarisent essentiellement la frivolité et l’évasion comme raisons explicatives, certes discutables mais ludiques, celles de l’infidélité féminine sont plutôt intéressées, opportunistes. Et communes aux deux sexes, ces raisons focalisent la descendance constituée et la belle-famille, dans le consensus négocié (Gohy, 2017).

Une infidélité extraconjugale différente selon le genre a ainsi été envisagée. L’infidélité extraconjugale est alors diversement appréciable au Bénin. Pourtant, normalité de vie dans certains de ses groupes socioculturels vers le septentrion, l’infidélité extraconjugale bascule dans les comportements déviants seulement quand elle choque les consciences avant-gardistes des défenseurs de la tradition dans le clan (Gohy, 2017).

C’est au vu de cette importance de la mère dans la reproduction humaine et la dynamique sociale, qu’il est possible de se demander si la seule certitude de l’Homme du Sud-Bénin n’est pas celle du droit de la mère.

La prochaine section donne un contenu précis aux concepts utilisés dans cette communication.

1.2. Cadre conceptuel et méthodologique

1.2.1. Cadre conceptuel

1.2.1.1. Infidélité : les avatars d’une dénomination

Afin d’opérationnaliser un modusvivendi fort, les communautés humaines ont toujours balisé les us et coutumes, les mœurs et pratiques pour un vivre-ensemble aisé et un faire-commun acceptable et accepté de tous. Ainsi défini, ce cadre normatif consensuel constitue la boussole commune qui renforce d’office la conscience collective qu’il légitime et pérennise, dans une société virtuellement dominée par les hommes. Il est ainsi attendu des uns des comportements qui ne blessent pas la décence et la conscience collective, et des autres, des mesures avant-gardistes, de sorte que tous sont sécurisés par leur vécu. La faute dans la collectivité apparaît alors comme ce qu’on y a proscrit comme comportement, pratique ou attitude. Un homme sait devoir un certain respect à la femme d’autrui, quand il la connaît comme telle. Même si des blagues salaces ont pu circuler entre eux dans le passé, leur interdiction comme garde-fou s’impose alors d’emblée, pour éviter toute dérive éventuelle, toute infidélité à la promesse de fidélité donnée par la femme à son époux, le jour de sa dot. On est donc en situation d’infidélité par rapport au non-respect d’une consigne, convention, parole donnée, accord conclu ou pacte scellé ; il y a donc un bris de confiance, un viol de conscience, une violence virtuelle ou de fait sur la chose conclue, le corps de l’accord. L’idée sous-jacente est la préservation de la pureté de la descendance, de la lignée.

La fidélitéconjugale se mesure ainsi à l’aune de la fécondité conjugale (celle du couple); de sorte qu’un parallèle est vite établi entre la ressemblance physique de la progéniture avec ses géniteurs comme baromètre de la fidélité ou de l’infidélité conjugale. La fécondité extraconjugale (épouse mise enceinte hors du couple légitimement constitué) apparaît alors comme la résultante d’une infidélité extraconjugale. L”infidélité extraconjugale féconde est donc la fécondité extraconjugale entérinée par le Conseil de Collectivté, si elle l’a favorisée. Il y a donc une modulation de sens et de puissance en termes de contenu de concepts, pour nécessité de vitalité communautaire.

De sorte qu’en extrapolant à peine, on dira que ces communautés ont une identité sociale intrinsèque falsifiée ou colorée, sans aucune possibilité d’y supputer une quelconque uniformité génétique. En est-il ainsi de toutes les autres sociétés humaines? Seule l’Histoire Génétique du groupe pourra alors renseigner.

La femme en posture d’infidélité extraconjugale et qui s’en tire ainsi, est d’office en situation privilégiée par rapport à l’autre restée fidèle aux principes et conventions sociétalement exposés. Injustice sociale ou légèreté sociétale dont on doit s’accomoder? Mais, quelle communuaté n’en vit point? Quelle société ne vit pas son fond vaseux ou limoneux, dans la mélasse de l’intégration?

L’infidélité extraconjugale est d’emblée toute relation intime entretenue dans l’extraconjugalité, hors de toute conjugalité, en dehors de toute nuptialité ; c’est donc une intimité suscitée et nourrie hors-mariage, en dehors du couple consacré par un lien de mariage. Est dès lors considérée dans cette étude comme infidélitéextraconjugaletoute escapade ou transaction sexuelle hors-ménage, fût-elle fugitive pour s’encanailler – donc délinquante – ou instituée – rendue pérenne par de conséquents aménagements résidentiels ou autres – avec ou non comme conséquence intéressante pour cette étude, la naissance et la survie d’au moins un enfant. Rentrent bien dans l’inconduite sociale ainsi définie, les cas de copulations fugitives ou délinquantes pour s’amuser et flatter la libido, mais qui eurent des fruits, fussent-ils illégitimes mais incontestablement sources de régulations irréversibles.

Il s’agit donc ici, à rigoureusement parler, de fécondité / descendanceextraconjugale, puisque l’autre forme de manifestation libidinale extraconjugale (la simple aventure sexuelle) a un caractère plutôt incertain et ambivalent, donc difficilement maîtrisable. On assiste ainsi à des anormalités génératrices de potentielles incertitudes et de ruptures contextuelles plus ou moins significatives. L’infidélité extraconjugale intègre donc l’infidélité conjugale, acte par lequel, un partenaire reconnu dans un couple, quel qu’en soit le sexe, opère une rupture dans le contrat d’union, par un rapport avec une personne autre que le / la conjointe officiellement connu (e). Il y a deux principales formes d’infidélité extraconjugale : (i) l’infidélité extraconjugale stérile et (ii) l’infidélité extraconjugale féconde (Gohy, 2017).

La conception actuelle de l’infidélité dans les cosmogonies béninoises est tributaire de sa perception occidentalo-opérationnalisée. Elle subit donc l’influence de la culture de la même épithète dont les bases et fondements diffèrent totalement de la sienne. La représentation de la femme et de la mère y ont des référentiels divergents, de sorte qu’aucune transposition immédiate d’interprétation ou de formalisation aveuglément possible. L’infidélité masculine constamment amplifiée dans les pays, qui n’existait pas au Bénin, reste à être mieux appréhendée : prédateur par excellence dans l’Inconscient Collectif Béninois, l’homme Béninois n’est pas infidèle et ne peut pas l’être ; il va chercher femme et est ainsi constamment apprécié dans cette posture ! Ontologiquement, l’Homme du sexe masculin est en langue Fon : « sun nun glé gbé nu ! », littéralement : « homme, chose du dehors ! »

Pour signifier qu’il est essentiellement fait pour le dehors, pour sortir et chercher choses et femmes. C’est un chercheur-chasseur de femmes dont les performances sont appréciées à l’aune de leur diversité. Un polygame y est toujours admiré et louangé. Pourvoyeur de denrées et acquéreur de femmes, il détermine donc la dynamique sociale essentiellement dionysiaque. En revanche, détentrice de la survie du clan, la femme en langue Fon est « gnonnun xwési ! » (« femme, épouse de maison »), épouse de la maison (ménage, enclos, concession, clan, lignage, …). En intégration pour rester dans la famille pour le clan, elle lui accouche des enfants qu’elle entretient et dont elle fait les produits de la collectivité et de la société qui les consomment et se consument avec eux. L’existence de Tangninnon et son rôle sociétal se justifient parfaitement ainsi.

Dans les groupes socioculturels aja-kotafon-maxi originaires du sud-Bénin, une thérapie correctrice de l’infidélité féminine potentiellement source de reniement de la femme, existe parfois, si le mari trompé le désire. Cette thérapie de salubrité symbolique pour une réintégration dans la famille avilie, avec la femme comme centralité, consiste, par un jeu d’artifices bien élaborés, à « laver les pieds » supposés souillés de la femme infidèle – pour qu’« elle puisse de nouveau rentrer dans la famille de son mari qu’elle a trompée par son indignité[27] ». Cette opération de régulation réparatrice est une sorte de baume analgésique ou antalgique sur la conscience collective du clan meurtrie et bafouée. Le mari peut pourtant n’être calmé que superficiellement, la rancœur, comme un acide érodant, finissant toujours par l’emporter sur le pardon absolu ou l’absoute intégrale. Il est désormais question d’un couple fragilisé par de lourdes incertitudes critiques sur son lendemain, le souvenir ou le corps de l’infidélité extraconjugale révélée pouvant toujours surgir, dévastateur des certitudes tranquilles éventuellement restaurées. En outre, cette infidélité peut légitimer la prise (venue) d’une nouvelle épouse, pour diverses raisons. La femme adultère est rétablie généralement ou en priorité à la demande de son mari, pour s’occuper de ses enfants à qui l’indignité de leur mère peut rester indéfiniment cachée.

Modulable à souhait, l’infidélité extraconjugale doigte ainsi des enjeux sociétaux importants comme la primauté du groupe sur l’individu. Le groupe s’impose à l’individu, maillon d’une chaîne de dynamique sociale à valences essentiellement sociétales. Le “frère” invité à pallier la honte sociale qu’est pour son groupe sociétal la stérilité du couple de son frère, confronte d’emblée son éventuel dilemme personnel à l’exigence de reproduction sociale de sa communauté d’intérêts agissante. Le service sollicité sous le couvert de l’omertà implacable mais fragile, montre les violences que ce groupe peut souvent exercer sur l’individu, en termes coercitifs. Le déploiement des violences collectives soulève une normalité fatale qui bouscule les rationalités individuelles structurantes.

Il y a donc une approche sectaire spécifique du genre dans le ménage, une conception sexiste et sexuée de l’organe reproducteur spécifique. Cette conception manichéiste de la sexualité et de la reproduction attribue des droits et partage des devoirs, en portant le sceau virtuel de la domination de l’homme sur la femme. En pointant la supériorité du premier, elle illustre apparemment le caractère phallocratique et patrilinéaire des sociétés Fon du Bénin qui, au demeurant, vivent grâce à la femme dont elles semblent dépendre totalement.

Loin de toute généralisation, l’infidélité extraconjugale pointe de plus en plus une certaine banalisation. Déprécié et floué, le contrat de mariage ne fait plus de la fidélité de la femme sa vertu dans le couple. Bien résolues dans leurs libertés, l’attitude de certaines femmes rattrape la polygynie qu’elle dépasse parfois dans une polyandrie cachée. Opportunément, la femme choisit le père de son enfant dans un ménage dont le chef n’est point le père d’un fils qui en porte pourtant le nom, sans être adopté. Pour beaucoup d’enfants, la seule certitude demeure leur filiation maternelle. Le droit maternel, au sens de Morgan et de Malinowski, s’opérationnalise ainsi dans le contexte béninois.

1.2.1.2. Sud-Bénin

C’est la partie du pays où sont parlées les langues Fon, Aja, Kotafon, Maxi et assimilés et qui va du littoral au centre du pays, à la lisière des Collines.

1.2.2. Cadre méthodologique

1.2.2.1. Problématique de l’étude et hypothèse de travail

Dans un pays pronataliste comme le Bénin où la fécondité humaine est la valeur prépondérante de la reproduction sociale, la problématique de l’infidélité extraconjugale se pose en termes de réponse stratégique à l’infécondité du couple en situation ; une réaction à la pression sociocommunautaire exercée sur le couple et la femme, principalement ; une solution au problème de l’infertilité généralement masculine ; une réplique individuelle à une pression sociétale, la réaction de l’Individu au Groupe[28], dans le matriarcat avorté, dévoyé mais opérant.

Cette étude de perspective structuro-fonctionnaliste postule ainsi que, produit de sa collectivité, l’Individu l’a si bien digérée qu’il ne s’y sait réalisé et intégré que par rapport à son schéma de reproduction sociale internalisé. D’où notre interrogation fondatrice : l’évolution de la famille étant liée à celle de la propriété, la civilisation patriarcale actuelle du Sud-Bénin ne fut-elle pas essentiellement précédée d’une période matriarcale légitimatrice de la centralité de la mère dans le culte de la fécondité de tous les rituels de vie de cette partie du Bénin ?Notre hypothèse postule ainsi que, détentrice des pièces maîtresses du jeu reproducteur de sa collectivité, c’est la matriarche-mère qui domine opérationnellement la reproduction sociale au Sud-Bénin.On s’attend ainsi à ce que le droit de la mère y soit le régulateur de la reproduction sociale.

Pour apporter des solutions à nos suppositions, les données utilisées sont décrites dans la prochaine section.

1.2.2.2. Sources de données

En raison de la nature sensible du sujet, aucun entretien focalisé de groupe (focusgroup) n’est envisageable. Les informations recueillies revêtent le sceau de haute confiance. La confidentialité et la protection de l’intimité et de la vie privée des personnes en intégration ont été rigoureusement préservées.

Les données traitées par l’analyse du contenu, proviennent de documents actuels ou historiques (écrits et récits) et de sources qualitatives (enquête sur les nouvelles pratiques résidentielles et matrimoniales) disponibles et accessibles dans divers centres de documentation publics ou privés et ceux des ONG nationales ou internationales. Elles ont ainsi permis de formaliser et de recouper des informations jusque-là éparses ou disparates, parce que trop longtemps banalisées ou ignorées.

Les entretiens eurent lieu, entre 2014 et 2015 sur un échantillon de 80 femmes en âges féconds (60 de 15-49 ans révolus) et ménopausées (plus de 50 ans). Elles ont été choisies 10 par département, dans des sites aussi contrastés que possible : les quatre points cardinaux et l’étroite implication des leaders d’opinion connaissant le thème traité sont les critères de validation du choix de l’enquêtée. Il s’agit donc d’un échantillon à choix raisonné dont on comprend aisément le biais systématique d’échantillonnage.

La participation à l’étude fut strictement volontaire. Les mesures prises assurent le respect, la dignité et la liberté de chaque enquêtée. Durant les entretiens, l’accent fut mis sur la nécessité d’obtenir le consentement verbal de l’enquêté(e) et d’éviter toute forme de coercition. La complète confidentialité des entretiens garantie, les réponses obtenues ne furent point divulguées. Les responsables des verbatims / littéraux furent présentés sous les initiales de leurs nom et prénom (Gohy, 2017).

Quand on constate que l’infidélité extraconjugale est palliative d’irréversibilités diverses dans la société sud-béninoise, on se demande pourquoi les recherches ne lui ont pas accordé toute l’attention requise. Ignorance totale ou indifférence existentielle ? Cette étude utilise ainsi les informations inédites pour transcender le statuquo et bousculer la perception ultime de l’infidélité extraconjugale comme attribuable dans de nombreuses communautés sud-béninoises.

1.3. Méthode d’analyse

L’analysedecontenu, utilisée dans cette étude, en quantifiant le matériel symbolique que sont les mots, les expressions, le langage, permet, comme méthode, de comparer des groupes de fait. Au stade de la simple description, cette méthode d’analyse, propose une mesure plus exacte de ce que l’on percevait globalement et intuitivement. Elle rend compte des différences jusqu’alors inaperçues. Elle traite efficacement les questions ouvertes révélées en majorité par nos sources et est, selon J. Berelson (1992, p. 12) : « une technique de recherche pour la description objective, systématique et quantitative, du contenu manifeste des communications, ayant pour but de les interpréter ».

Cet auteur indique ainsi que l’analyse de contenu est recommandée dans tous les cas où un grand degré de précision ou d’objectivité doit être atteint, surtout dans les cas où les procès de subjectivité s’étalent aisément. Elle a pour objectif, à partir des informations contenues dans les discours des personnes enquêtées, d’opérer des inférences valides et reproductibles conséquemment. Il s’agit de réduire la multitude des mots des réponses fournies par ces personnes aux questions ouvertes, à quelques catégories analytiques induites des discours analysés et à des unités thématiques dont la présence ou la fréquence ont permis de faire des inférences. On met par exemple un accent particulier sur des catégories analytiques / unités thématiques données, chaque fois que le poids de leurs modalités dans la gamme d’ensemble est suffisamment considérable pour appuyer toute conclusion plausible. Ainsi, les catégories sont les rubriques significatives, en fonction desquelles le contenu est classé et éventuellement quantifié.

2. Présentation des principaux résultats

2.1. L’infidélité extraconjugale comme sources d’irréversibilités locales dramatiques

L’illustration qui suit, récit vrai tiré de l’enquête, montre comme rubrique significative, l’autre issue possible de la gestion des irréversibilités locales au Sud-Bénin. La véritable identité de l’intéressé a été masquée par précaution éthique et méthodologique.

Illustration

L. C. alias M. Y. fut connu jusqu’à son âge adulte naissant, comme le fils de sa mère revendeuse ménagère (DT) et de L.K. boucher de son état, dans une localité du sud-Bénin. Envié par beaucoup de ses pairs qui ne s’alimentaient pas aussi facilement que lui, L.C. ne pouvait point s’imaginer à quel point tout le monde le croyait heureux et comblé dans son ménage, avec des parents qui, sans être nantis, arrivaient à lui assurer le minimum que beaucoup d’autres enfants cherchaient généralement en vain, dans l’isolement du manque. La prégnance de la démunition ou de la misère dans la communauté était parfois infernale pour de nombreux ménages qui côtoient inlassablement l’indigence.

Certains attribuèrent les faibles performances scolaires de L.C. à de la paresse et de l’irresponsabilité, s’interrogeant sur les blocages réels ou supposés de son existence, puisqu’il mangeait bien et vivait avec ses parents : dans l’inconscient collectif, c’était suffisant pour qu’il travaille bien à l’école et y brille ! D’autres, par contre, charmés par son amour pour l’argent et les transactions commerciales, arguaient de la nécessité pour L.C. d’en développer les talents qu’ils estimaient innés en lui. Cette banale exhortation lui serait-elle montée à la tête comme un vin enivrant pour de spectaculaires dérives ? On l’appréciera tantôt.

Supportant malgré lui les cataclysmes d’humeur et les problèmes de personnalité de L.C., son environnement social découvrit son malaise intérieur profond, son drame personnel incontestable, le jour où, comme dans un état second, il rejeta publiquement le nom qu’il portait, pour s’en octroyer un autre, celui d’un héros de bande dessinée ivoirienne de l’époque “Kisito”, à qui il s’identifia : il devra désormais s’appeler M.Y. des initiales de cet héros de Kisito. On raconta après que, ce fut sa mère qui, de façon unilatérale, l’informa de sa filiation réelle (H.F), au grand dam de son père social mis devant le fait accompli.

Après avoir bien agressé verbalement sa mère et le père que tout le monde lui connaissait par des propos orduriers et irrévérencieux que seule la décence empêche d’énumérer ici, il déserta le giron familial dans lequel il se mouvait et s’épanouissait jusque-là, amorçant avec une certaine difficulté, la constitution d’un nouveau cercle de fraternité et de convivialité. Pourtant, il ne buvait, ni ne fumait !

Il se construisit une baraque sur un périmètre appartenant à autrui, sorte d’ermite dans son monde et sa réalité personnels. En classe de 6ème, il abandonna les cours pour lesquels il n’était d’ailleurs pas bien vaillant, se mettant à vendre des babioles et de petites denrées ménagères : moutarde locale, tomates, piments, oignons, ail, friperies, etc. Un nouveau commerçant, d’un genre particulier, venait subitement de surgir dans le voisinage, amusant pour les uns et préoccupant pour les autres. Ce qui fut pris au départ par son environnement social pour une simple manifestation de folie passagère devint un véritable sujet de préoccupation communautaire à dimensions compliquées, le jour où il se mit en quête fébrile d’une nouvelle filiation, pour la transformation de son acte d’état civil de L.C. en M.Y. !

Son rêve mua en cauchemar et en détresse, le jour où le nouveau père (H.F.) qu’il voulait s’octroyer comme son père biologique tout interloqué par sa trouvaille, l’éconduit plutôt vertement comme un jeune fou, et que le tribunal de première instance de sa localité dissipa toutes ses dernières illusions de disposer promptement de nouveaux papiers d’identité. L.C. perdit du coup tout repère social. Son univers bascula !

H.F. était un riche négociant du village, commerçant de denrées agricoles diverses, et qui figurait parmi les dignitaires de la région. Fatalement polygame dans un contexte social de polygamie envisagée comme un signe extérieur de bravoure, de réussite et de richesse, la flopée de progéniture dont H.F. pouvait se prévaloir ne l’autorisait plus à s’émouvoir devant une sorte de fils réel ou supposé, perdu et retrouvé sur le tard, comme tombé du ciel. Il n’avait nullement besoin d’un fils prodige ! Malgré une certaine ressemblance physique de L.C. avec certains enfants de H.F. ce dernier prit pour un véritable délire ce que L.C., convaincu, prenait pour la vérité. Il reconnut toutefois, sans aucun engagement de sa part, “avoir bien connu la mère de L.C. dans le passé !” Ses propres enfants, nombreux au demeurant, glosèrent à volonté sur ce “frère « soudain » venu certainement profiter de la richesse de leur géniteur ! Un félon, tout simplement !” Aucun test d’ADN n’eut lieu, personne n’en connaissant l’existence à ce moment : aucun crédit ne fut simplement accordé aux propos de L.C davantage frustré d’être incompris.

La taille de son désarroi fut proportionnelle à la détresse de ses parents connus, c’est-à-dire sa mère et celui qu’on pouvait dès lors appeler le “père social” de L.C, c’est-à-dire L.K. Dépendamment du cas, L.C. fut traité avec mépris selon qu’il était perçu comme un bâtard, ou avec condescendance selon qu’il était assimilé à un fou, doux déréglé mental en parfaite déconnexion avec les réalités intangibles de son milieu social plutôt hostile à l’ingratitude et résolument favorable au maintien du statu quo. Il s’agit d’un corps social de grande bonhomie, paisible dans sa pauvreté et qui s’en accommodait bien, dans l’attente de la Providence ! L.C alias Misk Yao ne reçut aucune initiation dans aucune société secrète ou club de jeunes : aucun de ces cercles restreints n’osa l’intégrer, craignant une divulgation ex post de leurs secrets ou mécanismes de fonctionnement. L.C. était perçu par la collectivité comme non fiable et non recommandable. Un traître en puissance, à la grande désapprobation de la communauté non condescendante !

Son commerce tourna court, même s’il était perçu comme un véritable Harpagon dans la communauté, aussi avare avec tout le monde qu’avec lui-même. Les rares jeunes femmes audacieuses qui s’en étaient approchées avaient vite détalé vers des horizons plus prometteurs, pour diverses raisons. Et comme il ne fonda jamais de ménage pour constituer sa descendance, l’on supputa longuement sur son équilibre mental et sur sa stérilité, jusqu’à ce qu’on le perde de vue : le propriétaire du périmètre squatté, de peur que L.C. ne se lève un jour pour s’en réclamer la propriété, l’en déguerpit, malgré ses véhémentes protestations de chien pourfendu avec un dard acéré ou ses contorsions effrénées de cochon solidement ligoté en passe d’être égorgé. Une banque commerciale du Bénin y a actuellement une de ses nombreuses succursales !

D’abord sa mère et ensuite son père social trépassèrent, sans qu’on le vit aux deux obsèques, avec toute la désapprobation communautaire. On ignore s’il assista à celles de son père biologique réel ou supposé (H.F), dans l’indifférence générale.

Outre les diverses irréversibilités dont ce texte est jonché, L.C eut-il une enfance brisée comme autre irréversibilité ? Les données disponibles ne permettent pas ce niveau d’investigation et de détails. Aucune révélation reçue par ailleurs ne nous parut suffisamment crédible pour statuer. L.C subit-il des sévices, exactions ou injustices au point de sortir écorché ou meurtri de son enfance ? Que subit-il de traumatisant au point de le braquer contre les parents qu’il connut jusqu’à sa détention de l’information sur son autre filiation supposée ? Dans quel contexte eut-il l’information relative à sa vraie filiation ? Fut-elle balancée comme une insulte ou injure suprême ? Autant de questions qui posent crûment le problème de la gestion de l’infidélité extraconjugale et des incertitudes subséquentes.

2.2. Gestion de l’infidélité extraconjugale et incertitudes dues à l’importance de la femme

La gestion de cette infidélité est tributaire des contextes sociaux et des perceptions de la femme, telles qu’elles découlent des jeux et des enjeux des cosmogonies ambiantes. Elle va de la protection de la femme comme patrimoine-investissement et de la prise en compte des irréversibilités locales, comme élément de dynamique sociale, donc de vie. Le souci de légitimer la possession de la femme comme denrée de surenchère expliquerait cette précaution qu’est le minage de la femme, disposition assassine de la liberté et du libre arbitre de la femme, au demeurant.

2.2.1. Minage des femmes infidèles ou supposées telles.

La fidélité de la femme dans son ménage est si importante que des mécanismes de son embrigadement variés furent mis en œuvre dans ses communautés. L’importance accordée à la femme comme propriété-patrimoine à conserver jalousement et à préserver nécessairement dans de nombreuses communautés béninoises, suscita ainsi des dispositions extrêmes pour combattre l’’infidélité extraconjugale dans ces groupes de statut inférieur de la femme socialement construit et institutionnellement entretenu. Les réserves qu’un homme peut avoir envers son épouse-propriété, la peur d’un époux chatouilleux et hyper jaloux vis-à-vis de sa conjointe pour le moins légère, facile ou volage peut ainsi justifier ce qu’on appelle au Bénin « le minage de la femme »[29]. S’amuser avec la femme d’autrui dans de nombreuses sociétés béninoises où la femme a une grande valeur patrimoniale, c’est-à-dire voler ou violer la propriété d’autrui (l’épouse l’est pour son mari, comme il en est de son habitat !), peut ainsi s’avérer bien risqué et mortel pour l’impudent téméraire.

Dans ces sociétés possessives de la femme comme de la propriété foncière ou du bétail, signe extérieur et source de richesse, il n’est pas toujours possible de s’amuser impunément avec la femme d’autrui au Bénin. En fait, cette incontestable chosification de la femme (patrimonialisation de la femme), qui va probablement au-delà de la communauté primitive et tire certainement ses fondements de l’instauration de la propriété privée, matérialise sans coup férir, l’infériorisation continuée de la femme dans ces communautés. En effet, si des mécanismes de réversibilité furent institués par les gardiens du clan pour pallier la stérilité masculinité, leur patrilinéarité ou la virilocalité de ces sociétés justifie-t-elle que rien ne soit prévu pour la réversibilité de la stérilité féminine ? Peut-être n’en ont-elles pas les moyens, tout simplement ; ce qui cristallise d’emblée les limites de la promotion du genre féminin dans ces sociétés. Il demeure que la femme stérile n’est renvoyée de sa famille de mariage que quand la preuve de sa nature sorcellaire est bien établie chez elle, la marque de son statut de “mangeuse d’enfants” manifestée.

2.2.2. Quête de réversibilité et risque potentiel de mort sociale : l’allégorie de la chauve-souris illustrée[30]

Le cas de L.C, précédemment décrit et le mieux connu dans une ville moyenne du sud-Bénin (Allada), parce que consécutif à une irréversibilité sociale, met en situation un homme à qui sa réelle filiation lui fut révélée en fin d’adolescence. Pathétique, il se précipita vers son géniteur révélé, comme le bétail assoiffé vers l’abreuvoir. Mal lui en prit. Traité avec mépris et suspicion par la famille de son géniteur révélé sur le tard, famille à laquelle il voulut se connecter, il s’en détourna avec dépit et grande meurtrissure : tout repère familial est désormais hors de portée. L.C. était initialement enregistré à l’état civil de sa localité avec cette dénomination aisément identifiable dans sa communauté à cause de son sens social et de sa charge anthropologique incontestables, comme l’épiderme l’est de la peau. Dans le rejet de son être communautaire, L.C remplace cette appellation du cru par “Misk Yao”, dénomination sans aucun référent social béninois et qui est en fait le nom d’un des acteurs de bandes dessinées des années ’70 : il en subit très brutalement les revers sociaux durant toute sa vie rapidement écourtée (railleries, gloses, désaveux unanimes, maladies diverses, décès), dans l’implacable intégration sociétale.

En fait, alors que son appellation initiale L.C avait une signification sociale et une charge culturelle incontestable dans sa collectivité, parce qu’y contribuant à la dynamique, la vie de Misk Yao devint une gêne pour cette communauté plutôt indisposée dans son être désormais sali et exposé à des risques de désintégration. L.C. se replia d’office sur lui-même et devint un être ordinaire banal pour le corps social et paria à son enclos familial. Il passa ainsi toutes les étapes du deuil, quand on sait que le déni et l’acceptation en sont respectivement les première et dernière étapes. Soulignons qu’en rejetant ainsi son passé, c’est aussi à son père connu (père social L.K.) que L.C. dénia son droit du nom, cette prérogative socio-anthropologique accordée à tout géniteur connu et qui consiste à donner un nom, une appellation à sa progéniture. Il peut toutefois décider de la concéder à un ami (par reconnaissance, par exemple) ou symboliquement à un parent (son père ou sa mère, par effacement)[31].

Parce que le sieur L.C, dans sa grande opiniâtreté, eut l’idée de s’octroyer une nouvelle identité sociale après le reniement d’une irréversibilité de la même épithète, il devint une référence pernicieuse, vite décriée et immédiatement rejetée par sa communauté plutôt intéressée par autre chose. Taxé d’opportunisme par les uns et d’ingratitude par les autres, il se retrouva d’office dans la situation de la chauve-souris qui, ayant refusé de s’intégrer au monde mammifère au profit de celui ailé, en avait été chassé, pour ne plus finalement être accepté et intégré nulle part. La société tient à sa stabilité et à sa quiétude ambiante. En refusant d’assumer les fondements et l’historique de sa vie, il les bouscule certes, mais, c’est en fait son propre passé que L.C rejeta violemment, plongeant du coup, toute sa communauté dans des incertitudes fondées par des irréversibilités locales mal maîtrisées. Il montre ainsi que toutes les irréversibilités ambiantes dans la communauté n’aboutissent pas à des réversibilités socialement construites qu’elle gère bien. A y regarder de près, elles sont plutôt lourdes d’imprévus générés par la part d’impondérables toujours présents dans les diverses réactions des principaux acteurs en situation. Une interrogation ne manque pas de surgir : L.C, dans ce ménage, vécut-il en si grand déficit de sécurité humaine pour ainsi tout rejeter en bloc ?

En rejetant son être social, c’est tout le dispositif séculaire de régulation sociale que le clan mit en place pour l’affrontement micro communautaire de la stérilité de ses couples et de la régulation du marché conjugal, que le sieur L.C. contribua à dévoiler ou à délégitimer. Ce qui permet de postuler que, toute irréversibilité mal assumée par défaillance ou par irresponsabilité de la mère, est potentiellement synonyme de mort sociale ou de désintégration physique irréversible. Il paraît donc plus prudent de s’accommoder des irréversibilités locales communautairement construites – fatales, au demeurant – que d’envisager des réversibilités à issues incertaines ou dangereuses.

2.3. Infidélité extraconjugale et irréversibilités locales : quels apports de Genre ?

Fragilisés par les exigences contemporaines, les anciens cadres normatifs de la vie communautaire, cèdent de plus en plus le champ à des creusets ou référentiels de vie plus amoraux et plus égoïstes, plastiques et souvent lâches. Les épreuves de vie et les risques liés aux infidélités extraconjugales actuelles sont les résultantes d’une violence de genre. Essentiellement sexués, ils sont marqués du sceau des spécificités de sexe configurées par des sociétés des hommes institutionnellement dominants. Les nouveaux canevas de rapports conjugaux et familiaux apparaissent ainsi comme des régulations de la vie sociale qui font abstraction des exigences catégorielles, sexuées ou “genrées”. S’il est ainsi difficile d’y entrevoir des logiques clairement affirmées de différenciation, il semble par contre aisé d’établir une hiérarchisation des déconvenues, épreuves et risques au détriment des femmes et des enfants. Ils apparaissent du coup comme des victimes innocentes de la montée des inégalités sexuées dans les processus décisionnels, minant leur potentiel émancipatoire. Auparavant outil de stabilisation de la lignée et de garantie de pérennité pour le lignage/clan, l’infidélité extraconjugale est aujourd’hui non un levier de changement ou de transformation qualitative des dynamiques familiales, mais un facteur de perturbation des structures familiales normalement constituées. La question des droits de l’enfant et de la femme reste à être (re)visitée pour les protéger et ainsi amoindrir l’impact de l’incertain sur leur vécu quotidien.

2.4. L’infidélité extraconjugale : rupture ou continuité ?

L’infidélité extraconjugale est donc (i) rupture ou (ii) discontinuité. Rupture, elle l’est parce qu’elle constitue une infraction au contrat conjugal ou matrimonial instauré par le mariage. Elle matérialise du coup, une discontinuité dans la chaîne sentimentale ou amoureuse dont rend compte le vivre-ensemble. Cette rupture qui est en soi une irréversibilité dans la conscience et la vie du couple normalement constitué sur fond de jurons gutturaux de fidélité à vie et de serments pathétiques de soutien inconditionnel, présage fatalement de risques et de nuisances futures car, comme l’acide érode lentement mais inexorablement, cette atteinte au contrat vicie, pollue et détruit à terme.

Dans de nombreuses sociétés béninoises traditionnelles où la perpétuation de la lignée est une vertu cardinale et promue[32], la dynamique familiale est en fait basée sur une totale normativité familiale. Dans ces sociétés, une irréversibilité semble toujours n’être que potentielle ou temporaire : le corps social en arrive généralement à prévoir la réversibilité, ne serait-ce qu’en termes de substitut. Ainsi, si l’infidélité extraconjugale est pudiquement réprouvée par sa communauté, elle la suscite pourtant circonstanciellement, pour perpétuer la lignée dans beaucoup de groupes socioculturels béninois. La constitution d’une descendance est si importante pour la reproduction sociale que l’adoption de solutions, certes palliatives mais pratiquement réversibles, concourt ainsi à la dynamique sociale, comme l’exception à toute règle.

Quand la stérilité d’un couple normalement autorisé par les jeux matrimoniaux de bénédiction communautaire est due à l’homme, tout espoir de constitution de sa descendance n’est pourtant pas perdu. Il aura toujours « ses » enfants, pour le maintien de la lignée et la perpétuation du clan : il s’agit d’utiliser l’être humain à l’humain pour générer des tampons amortisseurs de crises ou de frustrations potentiellement porteuses de déstabilisations internes. Et sans qu’il s’agisse d’une justification a posteriori, la solution de réversibilité trouvée par la collectivité pour sa survie, génère souvent une irréversibilité positive(Gohy, 2017)[33]. On peut ainsi postuler que le patrimoine génétique de PH (irréversible) transmis par son père biologique, l’a doté d’une meilleure intelligence et des ressources nécessaires pour réussir dans la société béninoise, de façon irréversible. Une solution paradoxale fonde ainsi la vie de la communauté, pour son meilleur et pour son pire.

Dans ce système de valeurs référentielles, déterminant des comportements et attitudes des familles et acteurs impliqués dans la reproduction humaine, il n’y a donc pas d’infidélité extraconjugale quand une escapade de la même épithète est formalisée et voulue par le corps communautaire. Tout se passe comme si la communauté est en perpétuelle quête de survie qu’elle trouve finalement dans l’instauration de ce mécanisme d’opérationnalisation et de justification fondamentale de l’infidélité extraconjugale.

L’infidélité extraconjugale qui ne doit strictement pas être assimilée ici à l’adultère (au sens occidental du terme) qui découlerait forcément d’une obligation de rester ensemble sans tomber dans une relation désexualisée, apparaît du coup comme un mécanisme de régulation communautaire de la survie ou de la pérennisation de la lignée, dans le cadre de stratégies sociales de solidarités bien élaborées. En matière d’infécondité du couple, il y a donc généralement des solutions communautaires faites de réversibilités basées sur des compromis (secret gardé) et la loi du silence (omertà). Il peut toutefois s’agir de secret de polichinelle qui peut faire du pacte conclu un objet de tensions et de drames sociaux importants. Mis au courant des tractations qui eurent lieu avant sa naissance, nul ne peut jamais préjuger de la réaction de l’enfant “bâtard”, informé sur le tard de sa filiation, comme nous l’avions vu. Celle-ci est déjà allée du rejet violent du nom porté, à diverses agressions envers les parents géniteur et social formalisés.

Les irréversibilités sociales s’intègrent ainsi dans la dynamique actante, quand elles proviennent de réversibilités locales bien assumées, dans le maintien de l’établi. Ainsi, quand elle est voulue par les gardiens du clan, l’infidélité extraconjugale se pose plutôt comme un mécanisme de garantie de la lignée ou un outil d’aide à la résolution par la transformation des irréversibilités potentielles en irréversibilités consommées, donc permanentes. Ainsi, si le cas doigté ne vit plus dans son village depuis des décennies, qui, depuis plusieurs années se préoccupe d’une quelconque double filiation ? Le souffle du temps et l’air quotidien finissent ainsi par tout couvrir. L’écorchure de la société devient la cicatrice communautaire de moins en moins visible.

Du coup, avec le temps, les irréversibilités socialement construites, parce que basées sur un consensus fort, s’intègrent définitivement dans la communauté et sa conscience collective peu enclines à s’auto flageller. L’anormal devient le normal au musée des souvenir, dans l’intégration de l’humain à l’humain pour l’humain. Il en est de même de toutes les infidélités extraconjugales fructueuses qui, selon trois personnes enquêtées sur quatre, « n’intéressent pas les communautés plutôt préoccupées par la difficile gestion du quotidien, dans un contexte social marqué du sceau de la récession économique ». Assiste-t-on au Bénin à une mutation des mœurs et pratiques conjugales séculaires ? Jusqu’où résisteront les anciennes normes morales en matière de respect de l’institution qu’est le mariage, dans toute sa justification ? Le matriarcat a-t-il de beaux jours devant lui ?

2.5. Infidélité extraconjugale : source de privations significatives ou conséquences de la secondo résidentialité ?

L’infidélité extraconjugale est, en outre, potentiellement génératrice de privations sociales insoupçonnables : s’ils sont chanceux, les enfants de cette infidélité ne verront par exemple que fugitivement et sporadiquement leur géniteur, dans l’isolement du manque. Où est donc sauvegardé l’intérêt de l’enfant, ce principe intégrateur du corpus du champ de la protection de l’enfant ?

Inégalement traités dans des enfances plurielles, ces enfants qui devraient pourtant incarner des visions d’avenir, sont de surcroît privés de leur enfance dans un cadre formalisé, de la joie de taquiner papa qui chouchoute par exemple ; de la nécessité d’une vie familiale normale faite d’attentions diverses et surtout de la présence de la figure mâle dominante qui rassure: ce sont des enfants en danger, fragiles et vulnérables. Dans un contexte social phallocratique comme celui du Bénin, ces enfants manifestent souvent des comportements sociaux erratiques, s’ils n’apparaissent pas simplement psychologiquement perturbés, dans des destins mutilés et incertains : ce sont potentiellement des enfants dangereux pour le corps social toujours craintif de leurs réactions souvent tributaires de drogues consommées et de rêves conflictuels.

Dans un tel environnement social jonché d’inégalités, d’incertitudes et d’anormalités, la seconde épouse de l’homme s’il en est, a fatalement plus de libertés qu’une épouse ordinaire, libérée qu’elle est des servitudes du mariage et de la vie en couple. La morale peut dès lors se jouer des convenances traditionnelles dans un libertinage peu condamnable et d’ailleurs relativement non récriminé dans une continuité sociale qui l’aura légitimé. Les besoins essentiels de la vie (se loger, se nourrir, se vêtir, s’instruire, se soigner) peuvent aussi ne pas bénéficier de régulations conséquentes pour une existence décente : en fait, le ménage de la femme de l’ombre qui vit d’incertitudes permanentes, survit.

Quand elle ne laisse pas de trace (descendance constituée), cette escapade sexuelle du moment (infidélité extraconjugale) préserve l’honorabilité de l’homme quand il décède. Mais quand elle est réalisée, cette descendance constituée hors-ménage et longtemps dissimulée à l’épouse attitrée / légitime, a généralement une mentalité criminelle mortifère ou perverse de contestation, de revanche, de vengeance ou de haine envers l’autre descendance légalement constituée. Elle considère cette dernière comme une rivale qui a tout le temps profité des ressources du défunt, la privant, elle, de tous les agréments de la vie dont elle aurait pu autrement bénéficier. Cette progéniture subite et étrange au demeurant, vindicative de surcroît, est aussi revendicatrice de droits supposés : droit à l’héritage, donc ambition et prétention à sa reconnaissance supposée légitime dans le patrimoine du défunt ; droit à la post légitimation sociale de cette revendication de filiation réelle ou usurpée.

Pourtant, ces enfants ne peuvent même pas être considérés comme « enfants naturels » au terme de l’article 318 du Code des Personnes et de la Famille du Bénin, puisque leur filiation par rapport au défunt n’a pas été établie avant son décès. En effet, selon cet article que nous rappelons, « Est enfant naturel celui dont la filiation est régulièrement établie à l’égard de son père ou de sa mère, sans que sa conception puisse se placer pendant une période où ses parents étaient mariés entre eux ». On constate ainsi que cette disposition légale qui devrait protéger la veuve éplorée, plombe davantage ses risques et incertitudes puisque, en son article 319 alinéa 1, le même Code avance : « La filiation naturelle est légalement établie par reconnaissance volontaire », sans aucune disposition pour la veuve éplorée confrontée à la descendance parallèle du cimetière. Le législateur qui n’a pas prévu ce cas de figure semble ne rien pouvoir pour les prétentions de cette étrange descendance, au demeurant !

Et parce que les communautés sud-béninoises sont patrilinéaires et virilocales, la stérilité avérée de la femme n’autorise même pas à parler d’infidélité extraconjugale : il est normal que le conjoint en situation démontre sa fertilité en prenant une autre épouse, dans un contexte communautaire de polygamie instituée. Pendant que la femme subit son irréversible stérilité, l’homme stérile ne l’est jamais, sa stérilité étant plutôt réversible par des mécanismes de régulation peut-être polémiques. Un rapport de genres, essentiellement défavorable à la Femme, est donc établi dans ces sociétés fondamentalement dominées par les hommes. La mise en œuvre concrète du Code des Personnes et de la Famille (2005) qui proscrit la polygamie ne semble pas en freiner la progression que seule la crise économique limitatrice de ressources et de denrées semble discipliner.

L’infidélité extraconjugale génère donc d’autant plus d’irréversibilités sociales qu’elle est discriminatoire selon le genre. En effet, on n’a encore jamais vu de groupuscules d’individus endeuillés réclamant la maternité d’une femme décédée et au bord de sa tombe au cimetière. De plus, toutes les infidélités sont permises à l’homme, surtout quand la stérilité de son épouse est établie. Pourquoi la femme devrait-elle stoïquement subir son statut infécond et non l’homme, dans ces sociétés sud-béninoises qui n’utilisent l’humain pour l’humain que quand cela l’arrange ? Dans les limites du matriarcat circonstanciel (Gohy, 2017), la réversibilité de la constitution de la descendance est donc possible à l’homme, dans une société essentiellement dominée par les hommes comme le Bénin. La fécondité in vitro serait-elle pour la femme une option ? Si oui, combien de femmes stériles en ont-elles la possibilité ?

2.6. Secondarités sociales corrélatives

2.6.1. La recherche du meilleur comme motivation 

La constitution de la descendance manifeste ainsi le souci permanent d’avoir un nom – le sien – dans la collectivité, comme signature au panthéon des ancêtres, microcosme du macrocosme, comme le gynécée de la fleur qu’on protège. Ne pas y parvenir est un échec sociétal, un handicap social, à l’aune des gloses édulcorées et des condescendances sociales fatales. Une femme dans un couple stérile évoluera de psychoses en délires, dans l’insoutenabilité de la pression communautaire. La collectivité accorde ainsi du prix à la reproduction humaine, porte-flambeau de la reproduction sociale à qui et pour qui elle vit en renfort permanent. Cette quête effrénée n’abhorre pas la qualité de la descendance qui rehausse particulièrement le nom de la collectivité. La descendance est donc structurante pour la collectivité pour une fonction utilitaire déterminante pour la société, d’où l’approche structuro-fonctionnaliste adoptée ici.

Ainsi, comme dans la recherche de l’amélioration de la race bovine, qui pousse à la sélection de l’espèce, l’infidélité extraconjugale permet l’émergence d’un « génie » dans la fratrie cantre : « … tous les autres enfants n’ont jamais pu avoir le Brevet d’études du 1er cycle. L’ingénieur, la fierté du ménage, n’est pas le fils biologique du chef. » (Enquêtée, 49 ans, Allada, sud-Bénin). En outre, « … mon fils instituteur, administrateur civil et grand politicien du pays, est le seul intellectuel d’une fratrie de cinq, dont un débile. Mais, … il n’est pas le fils du père de mes autres enfants, qui l’ignore ! » (Enquêtée, 55 ans, Zagnanado, Centre-Bénin).

Tout se passe comme si la triche est de nature à améliorer la lignée en insufflant un nouveau dynamisme à l’inertie communautaire. Des parallèles troublants remontent à l’Antiquité. Ainsi, le roi Salomon, fils et successeur du roi David des Hébreux, est issu d’adultère suivi de l’assassinat du premier mari de sa mère Bethsabée, Urie. L’histoire offre un réel parallélisme avec le mariage, frisant l’inceste, d’Agrippine avec Claude et qui donna naissance à l’Empereur Néron. Ce dernier parvient à hériter du trône des Césars à la suite de l’assassinat de Claude et du fils héritier Britannicus, par les ruses de sa mère Agrippine[34].

L’infidélité extraconjugale au Bénin semble avoir des logiques différenciées tangibles selon la période. Il y a un demi-siècle au Bénin, elle semblait mue par des soucis de la descendance corrélés avec la préservation du couple : tel semble être le cas actuellement.

Je me suis fait mettre enceinte ailleurs par un homme bien, parce que celui avec qui je vis en était incapable. Je subissais quotidiennement les moqueries et les pressions des membres de sa famille et de la mienne. Je tenais à rester avec mon mari qui me donnait tout ! (Enquêtée, 32 ans, niveau classe terminale, Littoral, Bénin).

Par contre, « … j’ai passé toute ma vie chez l’homme qu’on m’a donné comme mari, sans enfant !” (Enquêtée, 60 ans, analphabète, Tinji, Centre-Bénin) ». Sauvegarder le standing de vie (maintien de niveau socioéconomique) par la fécondité due à l’infidélité extraconjugale pour la reproduction sociale est la motivation majeure des femmes en couple au Bénin au 21ème siècle. Il y a donc au cours du temps une altération de l’image de la femme infidèle au Sud-Bénin, modulable à souhait, sans qu’il soit possible de postuler vertement un matriarcat naissant !

2.6.2. L’infidélité extraconjugale : un drain de conflit cornélien ?

L’étude révèle que, sans qu’il s’agisse d’une apologie à l’infidélité extraconjugale, il n’est pas nécessaire de la pourfendre outre-mesure, aussi longtemps qu’elle est une réponse humaniste à la détresse du couple. L’humanisme viendrait ainsi au secours de la vertu qui ne s’assimilerait pas à un rejet brutal de la socialisation. Il s’agira alors d’une désobéissance ponctuelle, donc stratégique dans un cadre sociétal qui la tolère déjà depuis des millénaires, dans des modalités spécifiques. La vertu s’accommode ainsi de la modulation d’une certaine indulgence humaniste pour une socialisation dynamique. Il est indéniable qu’une sensiblerie plutôt exacerbée peut aisément exiger la fidélité monacale, sans aucune prise en compte de la conséquence majeure suivante : l’opposition de l’éthique / morale au pragmatisme social. Vu sous l’angle de la vertu, il est donc incontestable que l’infidélité extraconjugale, au sens strict, pose un certain problème éthique / moral et religieux : celui de la parole donnée, pour le meilleur et le pire !.

D’un point de vue rigoriste, pourquoi encourager la triche, puisqu’il s’agit bien de tricherie sociale ? Pourquoi le membre frustré d’un couple peut-il avoir la latitude de se refugier derrière la tricherie (infidélité extraconjugale féconde) pour maintenir un couple stérile, donc fertilement défaillant, aux fins de préserver une certaine morale sociale ? S’assécher dans un couple infécond en y étant sexuellement fidèle ou s’en séparer pour éviter cette infidélité, au risque de souffrir dans son nouveau ménage ?

Voilà le conflit cornélien auquel le membre puritain et fidèle du couple stérile peut être astreint dans un rigorisme ambiant. A l’inverse, la femme qui doit son bonheur dans le couple à sa ponctuelle infidélité extraconjugale féconde est-elle condamnable ? Si oui, par qui, pour qui et pourquoi ? Quel objectif social poursuivre ? Le bonheur structurellement construit de la femme ou l’hypocrisie sociale résolument entretenue mais désuète ?

L’infidélité extraconjugale n’est donc ni un avatar, ni une innovation. Si elle suscite beaucoup de l’intérêt qui explique cette étude, c’est à cause de sa modulation de motivation et d’occurrence actuelles ; c’est à cause de la dynamique porteuse de changement social qu’elle draine. Elle va au-delà du ludique pour privilégier une certaine utilité marginale, le profit constructif, le projet de renouvellement de la descendance.

3. Discussion

Cette étude permet de s’assurer qu’au Sud-Bénin, l’infidélité extraconjugale est essentiellement féminine : un homme qui a un enfant hors de son ménage traditionnel n’a pas été infidèle : il a seulement un enfant de la seconde femme (asi = épouse, en langue fon du Sud-Bénin)[35].

On retient que l’évolution de la famille est liée à celle de la propriété communautaire au Sud-Bénin. J.J. Bachofen (1903, p. 8) écrit « Ce qui est doit toujours être, parce qu’il a toujours été ; l’homme commandera et commande, parce qu’il a toujours commandé ». Pourtant, c’est la femme, en l’occurrence, la mère, qui a toujours commandé la société, depuis les civilisations primitives, en passant par l’Antiquité. Sans qu’il s’agisse d’une quelconque jalousie du sexe, l’évidence, la seule certitude, voudrait bien qu’on reconnaisse que, ce dont chacun de nous est sûr, c’est d’avoir une mère. Au Sud-Bénin, la femme, à travers la mère, reprend inexorablement son droit ; celui de dominer la procréation et de déterminer la perpétuation de la lignée.

La femme en intégration n’est point chosifiée dans cette transaction liée à la constitution de la descendance. C’est totalement convaincue de la véracité de cette transaction et de son opportunité que cette femme, consentante, est ensuite fécondée par le père de son / ses futur(s) enfants. Il n’y a donc aucun viol en filigrane. Seul le libre arbitre aura d’emblée prévalu. Un droit féminin fondamental en matière de sexualité est ainsi respecté et exercé, dans un contexte sociétal d’allégeance féminine spontanée attendue et de soumission aveugle au Conseil de Collectivité en vigueur[36], sous peine de représailles. Ce droit féminin qui dispose qu’une femme ait la totale liberté de disposer de son corps et de l’offrir, donc de décider de fournir son intimité à qui elle veut, choisit ainsi en toute responsabilité le père de son enfant. Initialement voulu par son époux, cet enfant est d’office élevé dans le besoin, comme l’enfant du couple qu’il est! La morale clanique peut ainsi être modulée, aux confins des exigences de la collectivité.

Ainsi né de sa mère, l’enfant de l’omertà est bien la descendance du couple social connu. Il ne viendra jamais à l’esprit de son père social (adoptif) d’en nier la paternité : il reconnaîtra toujours en être le sien, sous peine de parjure ou de mort sociale. Le père géniteur (procréateur) n’interfèrera en rien dans la vie de cet enfant qui risque de ne pas le connaître avant longtemps. Depuis sa socialisation jusqu’à son éducation, en passant par sa scolarisation, cet enfant n’aura, dans sa collectivité, pour unique répondant ; que son père social dont le double statut de père adoptif et de père social n’est connu que par très peu de personnes. L’égoïsme est ici hors de propos, l’égocentrisme aussi, de sorte que toute considération idéologique et éthique personnelle se noie dans la piscine du détergent communautaire qui se préoccupe uniquement de la perpétuation de la lignée. Ainsi, l’Individu n’est pas consistant dans l’inexorable lissage qui s’auto entretient d’office. C’est le monde des affects, dans l’imbrication du social, de l’émotionnel et du micro politique propulseur de dynamique sectorielle. Mais la posture éthique ne doit pas l’être, elle doit plutôt se soutenir, dans la pérennité solennelle dont le statut de mère demeure le porte-flambeau. Ce matriarcat, fût-il embryonnaire, semble ainsi être le moteur de la descendance constituée.

Dans une dynamique de discrimination positive selon le statut procréateur, donc, selon le genre autrement modulé, une indulgence bienveillante envers ces femmes éprouvées par la vie et qui aident leurs conjoints stériles à se pourvoir en enfants du couple, pour exister socialement, peut être envisagée. La constitution d’une descendance est ainsi une préoccupation unanimement partagée par les deux sexes, donc par la communauté, dans la préséance de l’être par l’avoir. Le prestige social du statut de père, arrimé à ses prérogatives fonctionnelles (droit préséant d’attribution du nom, à moins de délégation ; perception d’un achèvement social certain, comme le bananier rhizomateux ou rhizomorphe ; …) domine ainsi toute enflure de l’ego qui se dilue ainsi dans la collectivité omnisciente, omnipotente et omniprésence, dans l’accaparement de l’individu.

Le Sud-Bénin s’émancipera alors, comme certaines parties du pays où l’enfant de la femme est simplement celui du couple, sans aucune fioriture (recherche tendancieuse d’une ressemblance physique au père, par exemple !) La possession par l’enfant du nom attribué prend d’emblée une dimension mystique importante. Retour manifeste en force du droit de la mère, comme le gynécée de la fleur ? Il demeure toujours important et vrai dans certaines cosmogonies sud-béninoises que tout ce dont on peut être sûr, c’est d’avoir une mère ! On ne s’y préoccupe pas d’une éventuelle paternité déficiente ou défaillante : né dans un couple, l’enfant est celui du couple, honni soit qui mal y pense ! Le droit de la mère prend d’emblée une saveur particulière: une dimension micropolitique exceptionnelle !

Conclusion

Concept à connotations variées selon les cultures, l’infidélité extraconjugale, comme fait social, donc fait et élément de vie, est un important facteur de dynamique sociale au Sud-Bénin. La suprême valeur de la descendance au Sud-Bénin impose la pérennité du clan, à la satisfaction de quelque ego surdimensionné. L’importance ainsi accordée à l’enfant pousse l’homme stérile à taire son orgueil, à son corps défendant, pour que son épouse soit fécondée par un autre homme, dans un omertà fonctionnel et codifié. Cet accord tacite de la primauté du clan sur l’individu ; de la matriarche-mère comme centralité et source de continuité, donc, outil de lutte contre l’irréversibilité sociale, veut ainsi que l’enfant né dans le couple soit totalement l’enfant du couple (en forme et en modalités) et ne vive aucun ostracisme, aucune forclusion dans la dynamique communautaire. Il rend ainsi réversible une irréversibilité potentielle, faisant des communautés du Sud-Bénin des entités pronatalistes essentiellement modulables. Mais, au-delà de cet aspect trivial de la gestion falsifiable d’une fécondité préséante, c’est de la puissance de la mère dans ces communautés qu’il s’agit ici de souligner. Le droit de la mère dans et sur ces communautés prend une proportion spécifique et montre en suffisance que, tout ce dont on peut y être sûr, c’est d’avoir une mère ! Un matriarcat, fût-il embryonnaire, est ainsi agissant comme élément de régulation fonctionnelle d’une arène proactive qui utilise l’humain pour le sociétal, dans l’expression du pouvoir fécondant.

Dans un cas comme dans l’autre (stérilité masculine à l’épreuve des faits par la femme fécondée hors du couple conjugal), l’infidélité extraconjugale est indiscutablement une stratégie de survie sociétale, une décision prise par un couple en situation contrainte pour assurer la pérennisation de son nom au sein de la communauté.

Même si on peut supputer que toutes les civilisations patriarcales furent précédées d’une période matriarcale, « l’existence initiale de la famille individuelle (et patriarcale) est le berceau de toute sociabilité » (L. Kovalesky, 1902, p. 6). A travers un matriarcat résistant, la collectivité Fon au Sud-Bénin règle ses problèmes intérieurs avec ses ressources endogènes, en utilisant l’humain pour l’humain, dans la gestion sociétale des irréversibilités.

En analysant les informations disponibles sur l’infidélité extraconjugale comme une arène d’expressions et de motivations plurielles au Sud-Bénin, cette étude a ainsi montré comment les irréversibilités sont virtuelles, juste apparentes avec des effets imprévisibles et incertains.

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CLIMBIÉDE BERNARD BELIN DADIÉ :                                            UN RECIT ENTRE SUBJECTIVITÉ ET OBJECTIVITÉ

Levry Pierre Félix ZIRIMBA

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

lezipif@gmail.com

Résumé :

Etudier les questions liées à la subjectivité et à l’objectivité dans un récit tel Climbié de Bernard Dadié ramène à l’analyse de phénomènes linguistiques et grammaticaux présents dans le texte. Par conséquent, dans ce roman, la traçabilité de la subjectivité est redevable aux marques énonciatives et aux différents types de modalisation. Quant à la perspective objective, elle se lit à travers les référents spacio-temporels repérables dans le récit. À cet effet, selon les regards du narrateur et du héros Climbié, il apparait, d’abord, que l’instance narrative est le lieu de manifestation de la subjectivité par les marques énonciatives et les différents types de modalisation. Ensuite, dans une perspective objective, il y a une focalisation sur l’espace et le temps. À ce sujet, Le parcours du héros est lié à des espaces réels (Bingerville, Grand-Bassam, Saint-Louis du Sénégal etc.), et à certains évènements dans le temps (le noël, le 11 novembre, le débarquement du 6 juin etc.). En réalité, l’ensemble de ces évènements qui constituent l’histoire du héros Climbié dans ce roman est l’émanation de l’objectivité, liée à la vie de l’auteur Bernard Dadié.

Mots clés : auteur, narration, objectivité, personnage héros, subjectivité.

Abstract:

By raising questions about subjectivity and objectivity in the tale titled Climbié by Bernard Dadié, we want to study the manifestation of some linguistic and grammatical facts related to the novelistic tale. For that, through the eyes of the narrator and hero Climbié, it appears first that the narrative instance is a place for the manifestation of subjectivity through the enunciative marks and the different types of modelling. About that, the hero’s route is connected to real spaces (Bingerville, Grand-Bassam, Saint-Louis of Senegal, etc.). In reality, all these events that constitute the story of the hero Climbié in this novel are the emanation of objectivity, related to the author Bernard Dadié’s life.

Keywords : author, narration, objectivity, character hero, subjectivity.

Introduction

Les manifestations textuelles de la subjectivité et de l’objectivité dont l’on fait mention dans cet article ramènent à un certain nombre de faits et de marqueurs linguistiques du discours. Le récit de Climbié est le lieu de manifestations de nombreuses marques de la subjectivité. Celle-ci peut se définir par un ensemble de matériaux, c’est-à-dire les indices de personnes, les modalités affectives et évaluatives. Ce sont, au demeurant, les traces visibles de l’énonciation dans l’énoncé. Selon Émile Benveniste, la subjectivité se définit comme « la capacité du locuteur de se poser comme sujet. » (Benveniste E., 1966, p. 260.) Aussi, l’instance narrative se caractérise-t-elle par une dissimulation de la présence du narrateur qui se place à distance pour tout relater de manière objective. Les notions d’objectivité que nous traitons, ici, peuvent se concevoir comme des enjeux de la crédibilité du texte se rapportant aux indices textuels basés sur les faits réels vérifiables, sur l’impartialité et l’impersonnalité. Les questions que pose ce sujet ont fait déjà l’objet de nombreux travaux de linguistes et grammairiens, spécialistes du discours. Il s’agit, entre autres, de Dominique Maingueneau (1990, 173 p.) dans l’étude des textes littéraires, de Gérard Genette (2007, 435 p) sur le récit et d’Orecchioni Kerbrat (1999, 267 p.) sur l’énonciation. En examinant de nouveau ces faits discursifs dans Climbié de Bernard Binlin Dadié, il s’agira d’étudier les faits romanesques liés à la fiction d’une part et à la réalité d’autre part. En d’autres termes, l’étude portera sur les considérations théoriques des spécialistes de la langue, c’est-à-dire tout l’arsenal linguistique et grammatical par lequel Dadié fait ressentir à ses lecteurs la poésie de l’imaginaire propre au roman et le grossissement des faits émotionnels. Il sera aussi question de circonscrire d’autres indices textuels à partir desquels l’auteur met en exergue des faits réels et repérables et fait vivre son époque à travers ses actions sociopolitiques et syndicales.

Quels sont donc les traits caractéristiques de la subjectivité et de l’objectivité dans le récit de Dadié ? Et comment se manifestent-ils ?

Telles sont les principales questions auxquelles le présent sujet envisage apporter des réponses à partir des manifestations discursives de la subjectivité puis par la manifestation des effets du réel, relevant de l’objectivité.

1. La part de subjectivité dans Climbié : l’importance de l’activité langagière

Pour s’accorder sur la subjectivité dans Climbié, il faudra préciser que l’instance narrative dans cette œuvre se manifeste par une forte présence d’un narrateur et par une présence relativement peu marquée du personnage héros. La narration, en tant que acte de communication, a pour objet la représentation d’objets réels ou imaginaires (Carla Cariboni, Killander, 2013, p. 3). L’analyse suivante portera sur différents cadres de la subjectivité, selon les regards et les expressions du narrateur et du personnage principal.

1.1. La subjectivité à travers un narrateur omniscient

Le narrateur, c’est l’être fictif crée par l’auteur qui raconte l’histoire. Il existe que par les mots que seuls les indices de l’énonciation permettent de caractériser. Selon le sens de Gérard Genette, « Le narrateur pénètre l’intériorité de chaque personnage. » (1972, p. 207). Les manifestations de la subjectivité, à partir de la présente analyse, se traduisent par le regard du narrateur sur le héros Climbié et son environnement. Ainsi, la scène que décrit celui-ci, lors de la fuite de Climbié de l’école villageoise, dans les illustrations ci-dessous, est pleine d’émotions par l’enrichissement et la délicatesse de la description du récit. L’attitude du sujet parlant, au regard de cette aventure du héros, est une marque visible de l’activité subjective de l’énonciateur (narrateur). L’organisation du récit est donc fondée principalement sur des procédés énonciatifs (temps verbaux, modalisation, figures de styles etc.) que nous analyserons à partir de ces exemples.

Exemples :

Il voudrait bien se retourner brusquement et d’une poignée de sable, aveugler ces hommes. Ah ! Que n’a-t-il les pouvoirs miraculeux de ces êtres étranges dont parlent les contes, il disparaîtrait là, devant eux… (p. 5.)

Ah ! Non, il ne sera pas battu jusqu’à sang, lui ! Il fonce, ne regarde même pas où il pose les pieds car ses pieds ont acquis des yeux. Son corps ? Il ne le sent pas. Tout en lui participe à cette fuite, les fesses, le dos, les jambes, les bras, le tronc…fuit les coups de rotin de l’instituteur. (p. 6.)

À travers ces deux exemples qui mettent en scène la première étape de la découverte du héros, le narrateur exprime ce qu’il voit et ce qu’il sait du héros, par des expressions emprunts de subjectivité. Il s’agit du mode conditionnel « voudrait », expression de subjectivité, qui soumet l’action exprimée par le verbe à une condition et à une incertitude. « Il paraîtrait », c’est le souhait de Climbié. Mais, les actions exprimées par les verbes au conditionnel sont irréalisables. Ils affichent le scepticisme et le doute de celui-ci. Le narrateur, bien qu’étant à l’extérieur de l’histoire de Climbié, connaît ses pensées et ses désirs : le fait de vouloir se transformer en « êtres étranges… » et mener des actions surnaturelles. Selon cette perspective narrative, le narrateur crée des effets de fiction et d’illusion (Lucie Guillemette et Cynthia Levesque, 2006, p. 4) qui sont des marques d’indices temporels qui prennent sens par la référence à la situation d’énonciation

Le désir du héros est soutenu par la marque d’interjection « ah ! », qui exprime le regret de n’avoir pas autant de pouvoirs surnaturels. L’émotion est déterminée par une vive passion. « Climbié » en désirant se substituer à ces êtres crée un effet d’exaltation. Il en est de même avec les expressions de jugement portées sur l’instituteur cruel qui bat « jusqu’à sang ». C’est l’image du personnage cruel, tortionnaire que décrit le narrateur. « L’instituteur…en baïonnette agressive…prêt à vomir sa décharge de plomb ». Ces modalités évaluatives expriment, ici, des choix aussi bien éthiques qu’esthétiques, mettant en évidence la méchanceté et le caractère extrêmement horrible de l’instituteur qui fait fuir Climbié de l’école. « Climbié ne retournera plus dans cette école » Une école dont il garde de mauvais souvenirs. Par le déictique (démonstratif) « cette école », le narrateur attire l’attention sur cette réalité de manière dépréciable. « Où l’on était battu cruellement. ». Les cas de figures de style sont nombreux. Il y a notamment la métaphore « ses pieds ont acquis des yeux », pour montrer l’habilité et la précision dont fait preuve Climbié pour éviter les obstacles lors de sa fuite. Il en est de même pour l’impression hyperbolique et emphatique « battu à sang », pour montrer l’extrême violence de son instituteur. Le grossissement des faits et l’émerveillement que l’on retrouve dans la voix narrative favorisent l’impossibilité d’échapper à la subjectivité (Vincileoni N., 1986, p. 132.) selon le regard du narrateur dans cette œuvre. Les expériences du personnage de Climbié, actualisées par le narrateur se définissent par ses différentes mobilités : au village, chez l’oncle Ndabian, à l’école de Grand-Bassam, puis au Sénégal. Ces différents évènements, à travers ces espaces, se manifestent dans la subjectivité.

Exemples :

Ce juge de vingt ans, au nom de la loi, le déshabillait…un prisonnier est-il encore un homme eu égard de la force, puisque ce juge c’était conduit de la même façon envers ses amis naturalisés français ? (…) Il tenait certainement à leur faire comprendre que lui il était français de naissance et non par décret… (p. 198.)

Et toujours, l’oncle Ndabian tient les yeux fixés sur le temps, sur le soleil, sur la lune, sur les étoiles. Il sait bien qu’à regarder la conjonction des astres que la pluie tombera dans deux ou trois jours, que la tortue de mer sortira…il prédit l’approche de terribles évènements (…) et Climbié qui aimait se coucher sur les jambes de l’oncle Ndabian, regardait lui aussi le ciel… (p. 9.)

Dans ces exemples, la subjectivité se manifeste selon diverses manières. Le narrateur situe l’acte énonciatif au niveau de la connaissance empirique du temps qui lui permet de situer différents évènements de la nature. « Il suit rien qu’à regarder…la pluie tombera dans deux ou trois jours…sera abondante. » Les adverbes et les compléments de temps « toujours », « lorsque », etc. sont aussi une manière de situer le caractère cyclique des actions des astres et des éléments de la nature « dans deux ou trois jours la tortue de mer sortira pour pondre », « lorsque les étoiles…l’approche d’un terrible évènement ». Ces déictiques temporels sont des lieux d’inscription de la subjectivité du langage selon Émile Benveniste (1966, p. 238). Nous pouvons aussi mentionner la présence de l’imparfait fréquentatif pour signifier que l’action, dans le passé, à lieu plusieurs fois. C’est aussi le temps de l’enfance et par extension de l’insouciance. À cet effet, Climbié bénéficie de toute l’affection de l’oncle Ndabian et le verbe « aimait » à l’imparfait traduit les habitudes de Climbié, qui se livre quotidiennement à ses pratiques d’enfant. La subjectivité, dans le corpus, apparaît non seulement au niveau du narrateur énonciateur, mais au niveau du personnage de Climbié.

1.2. À travers la perception du personnage Climbié

L’implication de Climbié, héros dans l’histoire racontée est peu prononcée. Tout le long du récit, c’est la voix du narrateur qui transparaît. Celui-ci est omniscient et connaît les personnages par leurs actions, leurs pensées et leurs désirs (Weinrich Harald, 1973.). Le personnage héros, à certains moments du récit, relate ses propres expériences et les fait partager aux lecteurs à travers l’émotion et la passion.

Ici, la subjectivité est définie par les expressions et les opinions du héros. Il est, d’abord, question du pronom personnel « je », déictique personnel. Par ce pronom, nous avons la présence du sujet (le personnage de Climbié) dans l’énoncé (Julie Le Blanc, 1991, p. 31) qui nous invite à partager sa compréhension et sa conception des choses et des évènements.

Je suis heureux de vous l’entendre dire, mais les autres ? Combien il y a-t-il d’européens (…) mais, nous les regardons, nous les étudions, nous connaissons leurs habitudes. Qui donc fait au secours un effort pour briser les barrières. C’est encore nous…je me demande même s’il ne ferme pas ses fenêtres lorsque le soir, nos tam-tam impertinents viennent le déranger dans ses calculs et ses rêveries… (p. 162.)

Face aux agissements et aux comportements de la minorité des colons blancs, dans cet exemple, Climbié exprime son indignation par des opinions. Les déictiques personnels (je, vous, nous) tiennent lieu de traces des énonciateurs présents dans l’instance du discours. Il s’agit de Climbié et de son interlocuteur. Il dénonce les attitudes de mépris des blancs à leurs égards (nous, indigènes). Les subjectivités relatives aux réactions émotionnelles du personnage héros se manifestent à partir du « je », par lequel il impose son point de vue et traduit ses émotions : « Combien il y a-t-il d’européens, pensez-vous, qui dans ce vaste Dakar…eu des contacts avec l’indigène. » (p. 162). Dans la progression de son propos, le pronom personnel « nous » se substitue par le personnel « je ». La trace du personnage énonciateur, Climbié, se mêle à la collectivité, c’est-à-dire aux africains indigènes qui partagent les mêmes sentiments d’indignation et de révolte. Les personnels, compléments d’objet « les » et le possessif « leurs » dans « nous les regardons »…les étudions…connaissons leurs habitudes » désignent les blancs (les européens). Ils permettent de montrer la distance et les barrières entre ces deux communautés blanches et noires. Cela apparait encore plus évident par « qui donc fait un effort…briser les barrières. ». Les marques d’appartenance avec les déterminants possessifs « son quartier », « nos tam-tam » et « ce sont ses calculs et ses rêves… », montrent bien comment le personnage héros met en exergue l’exclusion, la distanciation et le mépris qui caractérisent chaque communauté. Le regard de Climbié, c’est aussi celui des procès contre la colonisation. Il saisit l’occasion pour formuler ses sentiments de dégoût « je viens de comprendre tout chez l’européen, dans ce pays, est un reflexe d’auto-défense contre le climat … contre les hommes, les manœuvres, l’intellectuel, l’enfant qui part à l’école… » (p. 207).Cette situation est en rapport avec les abus du pouvoir colonial, liés aux violences verbales et aux attitudes esclavagistes.

Eu égard au style du discours, et au ton des expressions, la subjectivité est mise à jour dans cette œuvre. Ainsi, les différentes évaluations et les commentaires de Climbié sur l’attitude des colons, dans l’instance narrative, semblent contribuer à la construction d’une autorité narrative (France Fortier, et Andrée Mercier, 2010, p. 109.) du personnage héros. Par ces points de vue, il apparaît comme un panafricaniste (Vincileoni N., 1986, 52 p.) En effet, la narration, dans cette œuvre fait usage de nombreux marqueurs de subjectivité, comme nous avons pu le constater dans les analyses précédentes.

Bernard Dadié, d’après ce qui précède, nous donne du plaisir, en adoptant des points de vue subjectifs, par les expressions des opinions et les perceptions d’un personnage- narrateur omniscient et de Climbié, personnage passionné.

Dans la suite de nos analyses, nous ferons mention de certains indices textuels pour situer l’objectivité dans cette œuvre.

2. La part d’objectivité dans Climbié : l’importance des indices référentiels

Si la subjectivité est intrinsèquement liée à l’activité langagière, c’est aussi le lieu de signifier que le discours de l’objectivité se manifeste dans Climbié de Bernard B. Dadié. Car, « la problématique de la subjectivité ne s’aurait s’opposer à l’objectivité… La présence du locuteur dans un discours, quel qu’il soit se fait sentir à des degrés différents… » (Raluca Balatchi, 2017, p. 25.)

Aussi, les manifestations de l’objectivité que nous examinons dans Climbié vont se situer à travers certains indices textuels, en rapport au monde réel (cadre spatio-temporel), aux actions personnelles (Dadié, homme politique, littéraire, syndicaliste et anti colonialiste) et à l’histoire de Dadié à travers le héros Climbié, personnage autobiographique.

2.1. Le cadre spatio-temporel

L’illustration de la l’objectivité est liée à un certain nombre d’aspects de la réalité dans cette narration. A cet effet, le cadre patio- temporel est une mise en relation qui indique le lieu ou la place de l’objet dans l’espace et le temps. (Reteur Y., 1996, p. 8.)

Exemples :

  • « …après le BAC d’Éloka, le vent qui souffle… » (p. 16.)
  • « Les bruit couraient dans Grand-Bassam… » (p. 34.)
  • « Le soir sur la route d’Azuretti » (p. 47.)
  • « Saint Louis du Sénégal » (p. 168.)
  • « Climbié allait être recruté à l’EPS » (p. 71.)

Les précisions liées à la situation d’énonciation, dans ces exemples, nous renvoient à des références hors texte. Les déictiques spatiaux ci-dessus indiqués ont la particularité d’effectuer leur repérage par rapport aux données réelles. Ces villes et ces espaces représentent une « référence absolue » selon Kerbrat-Orecchioni. (1980)

Le parcours du jeune Climbié, depuis l’école primaire en Côte d’Ivoire jusqu’à son admission à l’école de William Ponty au Sénégal constitue dans cette narration, les traces de l’objectivité, par la mise en exergue d’espaces concrets et vérifiables. Les frontières étatiques issues de la colonisation par les grands ensembles A.O.F. (Afrique Occidentale Française) (p. 100) sont des indices de l’histoire des peuples africains durant la colonisation. Ces encrages énonciatifs spatiaux sont les émanations de traces réelles liées aux circonstances qui ont marqué la vie du héros Climbié et par extension celle de l’auteur Dadié. L’objectivité se résume aussi par le repérage temporel. À cet effet, la narration, ici, est aussi indiquée par des évènements qui présentent le temps objectif.

Exemples :

  • « La Noël avait passé, puis le nouvel an » (p. 45.)
  • « Les élèves allaient à l’après midi d’un des jours de la semaine sainte. » (p. 49.)
  • « La nuit du dimanche » (p. 170.)
  • « Le 11 novembre, le meilleur élève… » (p. 91.)
  • « Le débarquement du 6 juin » (p. 127.)
  • « C’est à Conakry ! »(p. 181.)

Ces différents temps qui ponctuent la vie de Climbié sont des indications temporelles précises. Ce sont respectivement la fête de Noël, la semaine sainte de la pâque, le débarquement des alliés en Normandie, etc. Tout cela se caractérise sous la forme de calendrier, correspondant à des intervalles. Ce sont des dates reliées à des évènements connus et repérables dans le temps et dans l’espace. Le présentatif « c’est » renforce une donnée concrète. Il indique un lieu, Conakry (ville située en Afrique de l’ouest et capitale de la guinée), déictique spécial et référence absolue, selon Kerbrat Orecchioni. La narration se place, ici, dans une perspective objective avec tous ces faits liés à la vie de l’auteur. Il ressort, après ces analyses, que la mise en évidence du réel par ces temps et ces espaces dans Climbié nous a permis d’illustrer le caractère d’objectivité lié à cette œuvre.

2.2. À travers les traces visibles de l’auteur Bernard Binlin Dadié

Les manifestations de l’objectivité dans le roman se reconnaissent à partir de certains indices textuels et grammaticaux qui méritent d’être analysés au cours de nos analyses suivantes.

Les indices de l’objectivité sont clairement indiqués dans l’instance narrative ci-dessous mentionnée. En effet, à partir de l’auteur, le narrateur est témoin de ce qu’il décrit. Le héros Climbié s’impose ainsi, comme témoin des informations rapportées, en évaluant leur authenticité (Stéphane Larrivée, 2010 : p. 88). L’histoire de la vie de Dadié repose donc sur le narrateur. Ce sont ses connaissances de la colonisation, de la civilisation occidentale et de son administration. C’est aussi sa formation syndicale, politique, d’homme de culture et de littérature comme l’illustrent les exemples suivants :

  • « Climbié ne jouait plus aux billes, il s’attardait devant la Saco, une librairie, …Cfao, … Climbié regardait les livres … réduit, charmé, ensorcelé, … Climbié et ses amis Dibé Tchi et Nda passaient plus de temps… » (p. 67.)
  • « Climbié lisait les journaux de toutes tendances, discutait politique avec certains leaders, avec quelques jeunes de l’administration des colonies … il les écoutait… » (p. 120).

La description des faits repose sur la troisième personne (il), marque d’objectivité. Selon Émile Benveniste « La non-personne est le seul mode d’énonciation (…) qui prouvent toujours être muni d’une référence objective. », (Op. cit., p. 8.)

Deux faits sont évoqués, à partir de ces exemples. L’un présente la passion de Climbié pour les livres, et l’autre, pour la culture. C’est aussi l’illustration d’une époque passée avec l’imparfait de l’indicatif, qui nous ramène aux passions, aux divertissements et aux formations antérieures de celui-ci. Ces évènements ont un réel rapport avec la vie de l’auteur, c’est-à-dire la genèse de sa future carrière d’écrivain et d’homme de culture.

Quant à l’autre fait évoqué dans l’exemple, il a un rapport avec la vie politique de Dadié. Selon Nicole Vinciléonie, en effet « les évènements qui jalonnent la vie de Climbié sont identifiable à la vie de Dadié. »’ (Nicole Vincileoni, Op. cit. p. 6.)

Les entités commerciales telles Saco, Cfao, auxquelles renvoie le récit, correspondent aux informations réelles qui ont plus ou moins influencé la vie de l’auteur. Ces espaces rappellent les itinéraires réels de la vie de l’auteur. Il s’agit aussi de son engagement syndical et anti colonialiste dans ces exemples :

Mais les planteurs n’apportaient encore aucun produit, le cacao, le café, la cola, ils refusaient de les vendre tant que le cout n’aurait pas augmenté (…) Climbié se passait pour un meneur, c’est-à-dire un anti-français (…) il était taxé de révolutionnaire. (p. 193.)

Cet exemple évoque un des faits qui ont marqué l’existence de l’auteur, c’est à dire ses rapports difficiles avec l’administration coloniale, son engagement dans la défense de ses frères noirs et dans la lutte pour la justice. L’objectivité dans ce contexte se présente aussi comme une description de faits réels et vérifiables d’une partie de l’histoire de la Cote d’Ivoire (Affoh Quenneguez. 2014, http://afriknow.com) Ce récit se veut donc factuel, en insistant sur des faits intangibles en rapport avec la vie de l’auteur.

En définitive, d’après ces analyses, un regard sur les actions et les évènements qui ont émaillé le parcours du héros Climbié permet d’apprécier l’effet de réel et d’objectivité du récit. En effet, il s’agit en réalité d’un regard sur la vie de l’auteur Bernard Binlin Dadié.

Conclusion

Les manifestations de la subjectivité et de l’objectivité dans « Climbié » de Bernard Dadié ont permis de circonscrire et d’évaluer un certain nombre de faits et de marques linguistiques du récit narratif .Ainsi ,la subjectivité narrative se manifeste par la présence d’un être fictif, c’est-à-dire un narrateur qui, à travers son regard, organise le récit selon des procédés énonciatifs .Ce sont, les indices de personnes , les modalités affectives et évaluatives et certains faits linguistiques. La subjectivité, c’est aussi l’expression du moi du héros Climbié, personnage, sa vision et ses opinions dans le récit. Quant à l’objectivité, elle se traduit par des indices indiqués dans cette instance narrative qui se résument à des traces visibles de l’auteur que l’on retrouve à travers l’histoire du héros Climbié. Il s’agit de cadres spatiaux (bingerville, grand-Bassam , Saint-Louis du Sénégal etc.), et de certains évènements dans le temps ( la noël , le 11 novembre , le débarquement du 6 juin etc.). Ces indices de l’objectivité permettent donc d’établir des liens entre la vie de Climbié et celle de l’auteur (Dadié).

Références bibliographiques

BENVENISTE, Emile, 1974, « Le langage et l’expérience humaine », in Problèmes de linguistique générale, T.2. Paris, Gallimard, pp.67-78

BARTHES Roland, 1972, « L’écriture du roman », in Le degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, pp. 27-34

DADIE B. Bernard,2014, Climbié, Abidjan, N.e.i.e.d.a, 207p.

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LARRIVÉE Stéphane, 2010, Autorité de la voix narrative, récit et commentaire dans les romans lust et avidité d’Elfriede, Jelinek, mémoire de maîtrise, Québec, Département de Littératures, Facultés des Lettres, Université Laval, p. 88.

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MAINGUENEAU Dominique, 1991, « Auteur et image d’auteur en analysedu discours », in Argumentation et analyse du discours, n°3, URL : http://aad.revues.org index660.html. Consulté le 04-11-2018.

MARTINS-BALTAR Michel, 1977, De l’énoncé à l’énonciation : une approche des fonctions intonatives, Paris, CREDIF, 174 p.

VINCILEONI Nicole, 1974, Comprendre l’œuvre de Bernard Binlin Dadié, Les classiques Africaines, Editions Saint Paul, 319 p.

ÉTHIQUE ET ACCEPTIONS DE L’EAU DANS LES LANGUES AFRICAINES : UNE APPROCHE COGNITIVE

Guy KAUL

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

kaulguy.21@gmail.com

Résumé :

L’eau est une substance liquide vitale pour l’organisme de l’être humain. Ce dernier peut donc s’en procurer de façon naturelle dans son environnement, dans un marigot, un fleuve ou une mer. Il peut boire ce liquide et l’utiliser dans sa nourriture à manger quand il est propre. L’approche cognitive montre que le lien entre ce liquide et les éléments en italique déjà cités est vérifiable dans les langues africaines. Il s’agit de la conceptualisation de l’eau dans la langue naturelle. Par ailleurs, l’usage de l’item lexical eau dans les proverbes africains peut traduire sa valeur. Pour décoder l’éthique de l’eau et ses acceptions dans les langues africaines, il faut procéder à l’analyse des unités linguistiques recueillis à travers une collecte de données sur le terrain et une compilation documentaire.

Mots clés : acception, approche cognitive, eau, éthique, métaphore.

Abstract :

Water is a vital liquid for the body of human beings. This last one can therefore obtain it naturally in its environment, in a marshland, a river or a sea. Man can drink this liquid and use it as food to eat when it is clean. Cognitive approach shows that the link between this liquid and the italicized elements already cited is verifiable in African languages. It is about the conceptualization of water in natural language. In addition, the usage of water as lexical item in African proverbs can express or translate its value. In order to decode ethics of water and its senses in African languages, one has to carry out the analysis of linguistic data that have been collected in the fieldwork and the documentary compilation.

Keywords : sense, cognitive approach, water, ethics, metaphor.

Introduction

Le thème de l’eau, souvent appelé « or bleu » est présent partout et incontournable parce qu’il est tout d’abord vital à l’organisme de l’être vivant et à son environnement. Par extension, il est d’actualité car lié au changement climatique qui a des conséquences sur l’agriculture, la sécurité alimentaire, l’énergie et la santé.

Aujourd’hui, l’on parle de l’eau stress hydrique dans le monde parce que cette ressource est insuffisante pour répondre aux différentes activités humaines et aux besoins de l’environnement. Selon nos investigations provenant des films documentaires et la lecture d’un bon nombre d’ouvrages sur l’eau, les pays de l’Afrique subsaharienne semblent être les plus touchés par ce phénomène observable à travers la sécheresse et les feux de brousse (Postel, 2001 ; Ramelet et Delençon, 2016). Ce sombre tableau de l’actualité n’indique nullement que les habitants de cette région n’ont ni une bonne perception de l’eau, ni une connaissance de sa valeur.

La problématique qui pourrait se poser dans ce travail est l’identification des éléments de conceptualisation de l’eau dans les communautés linguistiques africaines, surtout celles de la Côte d’Ivoire. L’on pourrait se poser un ensemble de questions à ce stade de la réflexion. En fait, que pouvons-nous véritablement retenir de la visualisation du lexique des langues ivoiriennes ? Existe-t-il une homogénéité morphologique de la présentation du terme de l’eau dans nos langues ? La différence ou la similarité de la structure phonologique des items lexicaux relatifs à l’eau serait-elle significative ? Par ailleurs, l’analyse d’un bon nombre de proverbes africains ne peut-elle pas révéler la valeur de l’or bleu dans nos communautés linguistiques ? En somme, que nous enseignent sur l’eau, nos croyances et nos traditions à travers nos langues africaines ?

L’on peut émettre l’hypothèse que les locuteurs natifs des langues africaines utilisent des termes pour désigner l’eau qui peut avoir plusieurs sens dans certaines expressions. Pour vérifier cette assertion, l’approche cognitive (Dabrowska et Divjak 2015, Dancygier 2017, Koch 2000, Langacker 1987, 1991, 2000, Jackendoff 1983, 1996, Johnson 1987 et Talmy 1988, 2000)  en général, surtout celle de Lakoff et Johnson (2003) constituera le cadre théorique de notre étude. L’usage de la linguistique typologique (Aikhenvald et Dixon 2017, Song 2011, 2018 et Velupillai 2012) comme outil d’analyse des données collectées serait aussi utile. En fait, l’objectif de ce travail est de montrer que les langues africaines ont des termes in situ pour désigner l’eau. En outre, les différentes valeurs de l’eau peuvent être observables dans les proverbes africains. Ainsi, il est nécessaire d’adopter une démarche appropriée qui permettra de présenter des résultats acceptables. De façon progressive seront présentés l’éthique et l’acception de l’eau, le cadre théorique, les items lexicaux et les proverbes relatifs à l’or bleu.

1. Éthique

1.1. Généralités

L’exploration de l’abondante littérature des ouvrages philosophiques indique que l’item lexical éthique signifie d’une part « la science de la morale » selon les origines grecques et d’autre part du latin ethicus la morale. Cette discipline philosophique pratique ou normative associe l’action et les règles que les êtres humains doivent suivre pour la sauvegarde de leur environnement, leur bien-être et celui d’autrui. Notons que l’ensemble des règles liées à l’éthique ne peut remplacer les règles juridiques mais plutôt les compléter. Il existe une typologie de l’éthique dont deux pourraient retenir notre attention. Il s’agit de l’éthique de l’environnement (Des Jardins, 1995) et de l’éthique de la tradition propre à une communauté linguistique. La première est relative à la protection, aux valeurs et au statut des entités naturelles vivantes ou aux systèmes naturels ; tandis que la seconde englobe les principes moraux.

Nous voulons ici éviter la polémique entre éthique et morale qui entretiennent des rapports de synonymie ou d’antonymie selon que l’on inclut ou exclut les croyances religieuses ou autres dans leur définition. Il est possible dans ce travail d’associer à la fois la morale kantienne qui différencie ce qui est de ce qui doit être et la morale spinoziste qui a pour objectif d’améliorer le comportement de l’individu pour le bonheur de tous. L’on ne va pas s’attarder sur une discussion de la dimension diachronique de l’éthique qui a connu plusieurs transformations dans son évolution.

1.2. Éthique de l’eau

L’éthique de l’eau (Postel, 2001 ; Ramelet et Delençon, 2016) consisterait à adopter un comportement convenable dans l’utilisation de l’eau. L’on doit reconnaître ici que l’eau est source de vie et participe donc au bonheur des êtres humains. L’on doit apprécier son caractère vertueux en ce sens que sa bonne gestion contribue au bien-être de celui qui l’utilise. L’on doit établir et respecter un ensemble de règles relatives au bon usage de cette source de vie.

En portant un raisonnement critique sur la moralité des actions des individus vivants dans notre environnement, nous développons des réflexions théoriques portant sur la valeur des pratiques sociétales et sur les conditions de ces pratiques. L’on peut, pour son bien-être, légitimer certains actes des sapeurs-pompiers ou autres secouristes dans l’usage abondant et exagéré de l’eau. Par contre, dans certaines circonstances de tels actes sont considérés immoraux  et qualifiés de gaspillage. Les théories IEC/CCC (Information, éducation et communication/communication pour le changement de comportement) s’intéresseraient à certains problèmes fondamentaux pour l’éthique comme le jugement de la responsabilité de l’agent et de l’intentionnalité de celui-ci. Si l’on a la liberté selon le droit d’instaurer une autre légalité que celle de l’homme, ce principe d’égalité est un droit juridique. Si l’on crée des conditions de paroles et de communication satisfaisantes, l’on parlera selon Jürgen Habermas de l’éthique de la discussion ou de la morale communicationnelle. L’éthique téléologique met l’accent sur les buts et les finalités d’une décision qui permettrait d’atteindre l’équilibre écologique. Il faut résoudre la question de responsabilité sociétale des entreprises : économie, écologie, société.

2. Acception

2.1. Acception générale de l’eau

L’eau, dans son acception la plus naturelle, renvoie à un liquide incolore, inodore, transparent et insipide lorsqu’il est pur (H2O), selon sa composition et son origine chimique. La signification particulière de l’item lexical eau et selon le contexte dans lequel il est employé montre qu’il existe à ce propos une lexicologie abondante sur elle : eau minérale, eau de sourde, eau de mer, eau douce, eau potable, eau de pluie, eau de robinet, eau de table, eau gazeuse, eau plate…

L’importance de l’eau est notable autour de nous, notamment chez les animaux composés en moyenne de 60% d’eau et les végétaux à 75% (Postel, 2001, p. 31-41).

2.2. Acception étendue de l’eau

Si l’eau est indispensable à la vie dans sa dénotation, elle est perçue autrement à travers nos différentes cultures, mythes et religions. Elle est liée à ce propos à la naissance, la fécondité, la pureté ou purification. L’histoire de l’humanité nous révèle que certaines divinités sont issues en partie ou entièrement des eaux (Morel, 2004) : Soukhos (le dieu crocodile des eaux en Egypte), Poséidon (divinité marine grecque), Sarasvatî (la déesse de toutes les eaux en Inde), Viracocha (le dieu de l’eau et de la pluie des Incas), pour ne citer que ceux-là.

Le caractère sacré de l’eau dans certaines croyances selon lesquelles l’eau purifie, guérit et protège s‘explique par les pèlerinages à Lourdes (France) et à Issia (Côte d’Ivoire).  Il y a aussi les rituels exécutés au bord de l’eau (le littoral en Côte d’Ivoire) où l’on se sert d’elle : les ablutions à l’eau, les bains pour la purification de l’âme, les baptêmes pour l’initiation primordiale et la cascade pour la dynamique de la vie ou l’énergie. D’un point de vue scientifique, les propriétés curatives de l’eau ont été démontrées ou illustrées par l’existence de l’hydrothérapie courante dans les soins de certaines maladies.

3. Cadre théorique

3. 1. Approche typologique

L’approche typologique dont il s’agit ici s’inscrit dans le contexte linguistique. En effet, plusieurs linguistes et spécialistes de la typologie linguistique tels que Aikhenvald et Dixon (2017), Song (2011, 2018) et Velupillai (2012), pour ne citer que ces derniers ont parfaitement abordé ce domaine. Les uns suggèrent l’étude de plus d’une dizaine de langues, les autres plus d’une cinquantaine ou centaine de langues. L’on doit procéder de façon structurée à la classification et à la comparaison cross-linguistique des langues.

La classification des langues ou  composantes des langues est fondée sur des caractéristiques formelles partagées. L’on peut faire la classification en tenant compte par exemple des systèmes vocaliques, consonantiques et tonologiques des langues.

La comparaison cross-linguistique concerne les traits formels des mots, des syntagmes, des phrases, des énoncés et des textes. Il faut d’abord classer les langues par familles et ensuite les comparer à travers des unités linguistiques présélectionnées selon l’objectif du chercheur.

Pour le présent travail, les items lexicaux tels que l’eau, la mer, le marigot et le fleuve qui sont des liquides ont été retenus. Les prédicats boire et manger complètent cette liste parce que cognitivement l’être humain ne peut les concevoir et réaliser sans l’eau. Ils feront donc l’objet d’une classification et d’une comparaison.

3.2. Approches cognitives

Les approches cognitives que nous exposons ici s’inscrivent dans le cadre de la sémantique cognitive qui s’intéresse aux relations qu’entretiennent la langue et la cognition en générale. Ces approches permettent de donner des informations sur la nature de nos structures conceptuelles.

Nous considérons ici que la connaissance du langage provient de son usage. Les linguistes cognitivistes affirment que la connaissance des phénomènes linguistiques, c’est-à-dire les phonèmes, les morphèmes, et la syntaxe est essentiellement conceptuelle par nature. Ils émettent aussi l’hypothèse selon laquelle le langage et la cognition s’influencent mutuellement, et sont tous deux intégrés dans l’expérience et dans l’environnement des sujets. L’exploration de la littérature des sciences du langage montre que plusieurs linguistes partagent cette hypothèse, en l’occurrence Croft et Cruse (2004), Lakoff (1987, 1997), Langacker (1987, 1991, 2000), Fauconnier (1984), Talmy (1988, 2000) et bien d’autres. Cette hypothèse a pour fondement théorique la sémantique cognitive qui fait appel à des principes de psychologie cognitive tels que des modèles de la mémoire, de la perception, de l’attention et de la catégorisation Croft et Cruse (2004). Dans un tel contexte, la sémantique s’insère dans un cadre de connaissances plus large et englobe les connaissances encyclopédiques, qui sont une partie de la cognition humaine (mémoire conceptuelle). L’approche cognitive cherche à représenter les structures du langage à travers plusieurs modèles. Nous retenons pour la présente étude le modèle de la métaphore de Lakoff et Johnson (2003) sans toutefois ignorer les autres modèles.

3.2.1. Les projections métaphoriques

Nos raisonnements sont structurés par des projections métaphoriques. La métaphore désigne traditionnellement une figure de discours. Il faut la percevoir ici comme une structure indispensable et omniprésente de la compréhension humaine à l’aide de laquelle nous comprenons notre monde de manière figurée. A propos de la métaphore LE TEMPS, C’EST DE L’ARGENT, le terme de métaphore est utilisé « en un sens étendu métaphoriquement et non seulement comme une connexion proportionnelle de deux domaines d’expérience déjà déterminés ». Pour Lakoff et Johnson (2003), les métaphores ne sont jamais analysées en tant qu’énonciations singulières. Elles nous sont présentées sous forme d’énoncés, mais sont systématiquement traitées au contraire comme de simples occurrences de modèles métaphoriques généraux inscrits dans notre système conceptuel à titre de stéréotypes culturels. La métaphore est considérée par Lakoff et Johnson comme un mécanisme cognitif fondamental dans notre compréhension du monde. En linguistique cognitive, elle est une projection sélective des traits d’un domaine conceptuel sur un autre.

A partir d’un domaine source, par exemple, L’eau, on transpose certains traits à un domaine cible, par exemple LE CANARI. La métaphore conceptuelle est une structure cognitive sous-jacente : L’EAU PROPRE NE RESTE PAS LONGTEMPS DANS LE CANARI. Cette métaphore conceptuelle sous-tend des expressions linguistiques comme L’eau propre est vitale à l’organisme humainElle est consommable et ne peut être longtemps conservée sans le remplissage du contenant LE CANARI. En faisant cette projection entre domaines, nous structurons notre expérience du domaine cible. La métaphore peut influencer notre façon d’agir et nos actions dans une situation particulière. Elle implique ainsi une directionnalité qui part du domaine source vers le domaine cible.

3.2.2. L’hypothèse de la spatialisation de la forme

Les schèmes d’images et de projections métaphoriques et métonymiques sont pertinents dans les travaux de Lakoff et Johnson (2003) à travers l’hypothèse dite de la spatialisation de la forme.  Cette hypothèse stipule en effet que les schèmes d’images ne structurent pas seulement notre expérience de l’espace, mais qu’ils structurent nos concepts eux-mêmes. A ce propos, l’on peut énumérer un certain nombre de structures abstraites fondamentales compréhensible à l’aide de schèmes d’images :

(1) Les catégories en général sont comprises dans les termes de schèmes du CONTENANT.

(2) La structure hiérarchique est comprise dans les termes des schèmes PARTIE-TOUT et HAUT-BAS.

(3) La structure relationnelle est comprise dans les termes des schèmes de LIENS.

(4) La structure radiale des catégories est comprise dans les termes de schèmes CENTRE-PERIPHERIE.

A la faveur de la spatialisation de la forme, les schèmes d’images jouent également un rôle déterminant  dans la genèse du raisonnement logique. A ce propos, l’eau a un lien étroit avec la mer, le marigot et le fleuve qui sont des contenants dont elle est une partie. Ces éléments de l’environnement humain ont un lien conceptuel avec le boire et le manger. Si l’eau est utilisée au centre de certains proverbes africains, à la périphérie elle peut traduire des valeurs de vitalité, de purification et de dynamisme qu’il faut explorer.

4. Éléments de morphologie de l’eau dans les langues africaines de Côte d’Ivoire

L’importance de l’eau est notable lors des visites en Côte d’Ivoire ; c’est-à-dire lorsqu’un individu A se rend chez un autre individu B pour lui rendre visite. Toutes les fois où l’hôte reçoit le visiteur, il ne peut ouvrir la conversation qu’après avoir donné de l’eau à boire à ce dernier. Boire de l’eau avant un entretien est certainement un signe d’hospitalité, de fraternité et de sincérité. Chez certaines communautés linguistiques, par exemple, l’or bleu est un élément d’ouverture de la conversation. En revanche, chez d’autres communautés, l’eau est perçue autrement. C’est plutôt les boissons alcoolisées qui permettraient l’ouverture des débats. Cette remarque mériterait une étude approfondie et détaillée dans en d’autres circonstances. L’observation de cette attitude chez tous les ivoiriens nous amène à explorer l’univers lexical des langues africaines qui sont parlées en Côte d’Ivoire. Une série de quatre (4) à cinq (5) mots, ayant un lien étroit avec le liquide incolore, inodore, et transparent eau, ont été sélectionnés dans le but de procéder à une analyse typologique des langues kwa, kru, gur, mandé-sud et manding.

Unités linguistiques
LanguesEaumarigotmermangerboire
Abbeymìdʒīdʒì-ɉɛ̀ (eau-enfant) ŋ̀ɡò-dʒī (sel-eau)dīnɔ̰̄
Abidjimḭ́d̰íɉḛ́fíènɔ̰̀
Abouréɲ̀̀cùèɔ̀hɔ̂èɡbé-fíèlɷ̰̀
AbronǸzýóàsýópɷ̀ʔdìdìʔnɔ̰́mʔ
Adioukroumídʒ ́Erŋ̀̀òk-ìdʒ (sel-eau)idʒɛɡŋ
AgniǸzùéEbôɉénvíénɷ̰́
Alladiann̄ʃíā̰tà-mḛ̀ (boue-dans)ēkɥēdì (zì)
Attiésǝ̰́sɔ́ɲ́ɉɥēʃìmǝ̰̄
Avikamɛ̀sɔ̰́ɛ̀sɔ̰́-bɛ̀écúziɲɔ̰
Baoulén̄zɥèBlâɉèmvjê (ɉènzɥê)nɔ̰́
Ebriéɛ̰́dúádùɓɛ̀ɡwèɗíná̰
Egaādúɔ̀vɔ̀ɲɔ̀ɉīɲènɔ̀
ÉotiléǸzúEjìkòfínɔ̰̀
KrobouǸzóǸzó-bjê-bī (eau-corde-enfant)ɉémvjêjì dȉnɛ̰́
Mbattoó̰dūódūóɡuēɗīnā̰
NzémaǸzùlèɛ̀bólòɲèvìlênɷ̰́

Tableau 1: Quelques unités linguistiques dans les langues Kwa de Côte d’Ivoire

L’enquête sur le terrain menée de façon succincte et la vérification des items lexicaux eau, marigot, mer, manger et boire dans les langues kwa énumérées dans le Tableau 1 et la lecture du tome 2 de l’atlas des langues kwa produit par Hérault (1983) et son équipe de recherche, montrent plus de différence et moins de ressemblance entre ces langues. Notons que manger implique fortement et cognitivement la consommation d’un liquide, en l’occurrence l’eau ; et boire décrit l’action d’avaler ou d’ingurgiter un liquide. L’item lexical eau n’est pas le même dans toutes les langues citées dans le Tableau 1. En Adioukrou, mídʒ ́eau partage le même radical que òk-ìdʒ mer et idʒ manger. L’Abbey et l’Abidji, à travers respectivement mìdʒī eau et mḭ́d̰í, ont une ressemblance approximative avec cette langue en ce qui concerne le mot eau. Cette approximation est aussi observable entre l’Abouré, l’Abron, l’Agni, le Baoulé, l’Éotilé, le Krobou et le N’zéma. Il faut signaler que les locuteurs natifs de la majorité de ces langues peuvent deviner de façon cognitive les mots manger et boire dans les langues kwa.

Unités linguistiques
LanguesEauMerBoireManger
Téponijḛ́Jrúdi̍
ɉrewenɩ̰́ḛ́Tiená̰di̍dɛ̍
Guéréto̰nīna̍dìɛ̄
Wobénɩ̰́tɔ̰̄nīna̍dī
NiabwaNitɔ̰̄nìdī
Bété (Daloa)ɲuɡɨ̄ɨ̄nɩ̍ma̍
Bété (Guibéroua)ɲúɡɨ̄-ɲɛ̄nɩ́mʌ́dī
Néyoɲúɉīēmlálī
Godiéɲúɡīēmʌ́nʌ́ɗɨ̄
Koyoɲúɉījēḿlálɨ̄
Didaɲúɉḭ̄ḛ̄mláli̍
AïzinrɩmaɡrimaLi

Tableau 2 : quelques unités linguistiques des langues Kru de Côte d’Ivoire

Les unités linguistiques dans le Tableau 2 sont relatives aux données linguistiques recueillies à partir d’un questionnaire. Ils figurent également dans les listes lexicales proposées par Marchese (1978). Les locuteurs natifs des dites langues peuvent deviner avec une petite marge d’erreur les mots représentant l’eau, la mer, boire et manger. En Tépo et ɉrewe, les mots utilisés pour l’eau, respectivement nijé et nɩ̰́é, sont plus ou moins identiques. Le Guéré, le Wobé, le Niabwa et plus ou moins l’Aïzi ont les mêmes items lexicaux pour l’eau. Les autres langues de ce tableau partagent les mêmes items.

Unités linguistiques
LanguesEauFleuveMarigotBoireManger
Dan (Blossé)jí ɡājí tɔ́ùmɯ̰̄ɓɤ̀
Dan (Santa)ji̋ɡw͂à̰ji̋ ɡwḽɯ̀mɯ̰̄ɓɤ̏
Gbanwo̍o̍bɔ̀òdā̰bē
Gourojūūjí-ɡṷ̀ḽùmḭ̄ṋḭ̀ɓɩ̭̄ḽɩ̀
Mwantɔ̄dr̭ààmḭ́ɓḽē
Ngainjí-báŋ̩́kpōmīpɔ̄-bḽē
Touraɡṵ̄ā̰Jí-wɛ́ɛ́mḭ̍ɓɛ̭̄ḽɛ̄
Wantɔ́-ɓà̭ḽɛ̀ŋ̀dr̭àà/jí-ɡùnùjīr̭ɔ́ɔ̀pɔ̭̄ḽɔ̄
Yaouréji̍jɷ́ji̍-ɓāmḭ̀ṋḭ̀ɓɩ̭̀ḽɩ̀

Tableau 3 : quelques unités linguistiques des langues Mandé-sud de Côte d’Ivoire

Le Tableau 3 est intéressant en ce sens qu’il révèle l’importance de la conservation et de l’usage du même item jí ou jì, avec une variation tonale H (haut) et B (bas), pour désigner l’eau dans la même famille linguistique. Les mots indiquant le fleuve et le marigot comprennent parfois le radical jí, même boire en Wan. Quant à l’item manger, il est différent de jí. Les données du Tableau 3 sont vérifiables dans l’ouvrage de Halaoui, Tera et Trabi (1983, p. 171-210).

Unités linguistiques
LanguesEauMarigotMangerBoire
Deghanɩ́ɩ́pòlúɲɔ̀
Lobiriɲwɔ̰npookhorɲwɔr
Koulango (Bondoukou)jɔ-ɔkɔlw-ɡodɩ̀-ɡɛ́nìí
Lohoronɔkɔparaɡa/para/parɔxoo
Lɔmakaakɔpalɡboloɡoxo
Nabajjɔkɔkɔlɔɡɔxuwohẽ
Nafara (Supyire)lūʔɔ́dùruǹdīìǹbjāa
Nafara (Bondoukou)ɲɷ̀m̀lɔ̀ɡ (ɔ̀)fííɡéɡbɔ̀ɔ̀ɣɔ̀
Nafara (Napie)lɔ̄ʔɔ̄lɔ̄kõɡì/lɔ̀ɡiKáa/liìɡbāa
Gbonzoroɲɔ̰́ḿlɔʔɔ̄liìɡbāa
Dugubɛrɛlɔ̀ɔ kiiɲādalaɡa kiilìīɡbāa
Nyarafololúˀɔ̄laakuluɡoli a lii ˀɡbuɔ
Kafiirelɔ̀ʔɔ̀dò dīɛʔɛlìi/líiɡbā/ ɡbō̰
Tenerelɔ̀ʔɔ̀ kīidòdīɛʔɛ̀ kī īlìi/kàaɡbāa
Tyebaralɔ̀ʔɔ̀pḭ̀dɛ́ʔɛ́lìiɡbāa
Fodononɲɷ̄mɔ̄lɔ́kōlōʔòliìɡbāa
Kouflolɔ̀ʔɔ̀lɔ́kōlōʔòliì/káɡbāa
Tagbana (Katiola)ɲumulɔʔɔɉɔ
Tagbana (Tafire)tɔ̃mɔ̃lɔpléɡbùɔ
Tagouanaɲɔ̰́mɔ̰lɔʔlí/lìɡbu
Jiminitɔ̰́mɔ̰lɔɡɔka
Palakatómó pīlāfúɡō kìka/sao/kɛi

Tableau 4 : quelques unités linguistiques des langues Gur de Côte d’Ivoire

La majorité des unités linguistiques du Tableau 4 sont extraits de l’ouvrage de Mensah et Tchagbale (1983, p. 63-315). Nous n’avons pu vérifier que quelques items sur le terrain, tels que ceux du Lobiri, Koulango, Nyarafolo, Kafiire, Tyebara, Tagbana (Katiola) et Jimini. Les locuteurs natifs de ces langues étaient des ami(e)s disposé(e)s à répondre à notre questionnaire.

Notons que le Nafara (Napie), le Kafiire, le Tenere, le Tyebara et le Kouflo partagent pratiquement le même item lexical. Le Tagbana (Tafire), le Jimini et le Palaka en font de même pour l’eau. Le terme de rivière conserve le radicale de lɔ̀ʔɔ̀ eau en Kouflo. Les items manger et boire dans toutes les langues gur citées dans le Tableau 4 présentent quelques similarités.

Unités linguistiques
LanguesEauFleuvemarigotmangerboire
(1) Tenengakanɸwɔ̀lɔ́ɣɔ́mḭ̀
(2) Maukakanyí ̴ ɡyíɓákwɔ̀lɔ́ɔ́mḭ̀
(3) Finangakankwɔ̀nṵ́ṵ́mḭ̀
(4) Korokakankwɔ̀lóɣómḭ̀
(5) Baralakankwɔ̀núúmḭ̀
(6) Wojenekakankɔ̌dò̰mḭ́
(7) Bodugukakankɔ̀dó̰mḭ̀
(8) Folokakankɔ̌dò̰mḭ́
(9) Gbelebankakankɔ̌dò̰mḭ́
(10) Tudugukakankɔ̌dò̰mḭ́
(11) Vandugukakankɔ̀bmó̰mḭ̀
(12) Nowolokakankwɔ̌dó̰mḭ́
(13) Sienkokakankʷɔ̀bákɔ̀dò̰mḭ́
(14) Worodugukakanɸwɔ̀dwœ́mḭ̀
(15) Kanikakanɸwɔ̀dwɔ́mḭ̀
(16) Karanjankanɸwɔ̀dɔ̰́mḭ̀
(17) Siakakankwɔ̀dɔ́mḭ̀
(18) Koyagakanɸwɔ̀jɔ́mḭ̀
(19) Korokanɸwɔ̀dó̰mḭ̀
(20) Sagakakanɸwɔ̀dɔ́mḭ̀
(21) Nigbikanɸwɔ̀dɔ̰́mḭ̀
(22) Jula de Kongkwɔ̀dómúmḭ̀
(23) Jula véhiculairekɔ̀dómúmḭ̀

Tableau 5 : quelques unités linguistiques des parlers Manding de Côte d’Ivoire

Les données du Tableau 5 sont extraites de l’ouvrage de Derive (1983). Les unités linguistiques du  Jula véhiculaire, communément appelé Dioula, que nous connaissions par intuition ont été facilement vérifiables sur le terrain, compte tenu de la présence remarquable des locuteurs de cette langue dans le commerce à Bouaké.

L’item lexical jí eau est utilisé dans la grande majorité des parlers manding, avec de légères variations en jé, yé et yí ̴ ɡyí (Maukakan). L’item bá fleuve est constamment utilisé dans ces parlers. Le critère de fréquence de l’usage des mots pour marigot, manger et surtout mḭ̀ boire est remarquable dans ces langues. Dans l’univers conceptuel manding l’eau, source de vie est tellement vital qu’il est important de l’identifier à travers un seul item jí eau et l’action de l’absorber mḭ̀ boire.

5. Analyse de l’usage de l’eau dans les proverbes africains

En Afrique, en général, l’on note l’existence d’eaux sacrées dans lesquelles sont exécutés la plupart des rituels. L’expression « génie de l’eau » est courante. En Côte d’Ivoire l’on dénombre de façon partielle plus d’une centaine d’eaux sacrées (environ 200 selon une étude partielle du ministère des eaux et forêts : Résultats de l’entretien avec un responsable de l’ONEP (Office National de l’Eau Potable) en Décembre 2013, à Abidjan, Côte d’Ivoire). L’on peut émettre à ce propos une hypothèse selon laquelle les africains et les ivoiriens en particulier accordent une valeur importante ou fondamentale à l’eau. Nous allons explorer quelques proverbes africains dont le thème central est l’eau et dégager les valeurs qui leurs sont accordées.

Notons que les proverbes sont généralement perçus comme des formules gnomiques qui véhiculent la pensée et la culture d’un peuple. Les africains font donc bel usage de ces formules parce qu’elles traduisent la sagesse à travers laquelle l’on prend conscience de certains faits et agit en se conformant à un modèle largement partagé. Selon Zouogbo (2009), les proverbes sont issus du fonds culturel d’un peuple et sont le reflet des dispositions psychologiques et des faits sociaux qui sont propres à son environnement à une échelle locale ou nationale. Nous ne prétendons pas faire une parémiologie des langues africaines. Nous émettons l’hypothèse que l’origine des proverbes africains est plutôt populaire que littéraire.

(5)      Adioukrou (Langue Kwa de Côte d’Ivoire, famille Niger-Congo)

síkéj            bùbúr          míʤ            és

nénuphar    ACC-couvrir eau             Part. Verb.

« Les nénuphars couvrent l’eau (trad. Lit.)

(6)      Mangoro (Langue Mandé-nord de Côte d’Ivoire, famille Niger-Congo)

ɉé       jè       lɔ                bɔɁɔ             lè       kã

eau    HAB   reposer        boue            loc     sur

« L’eau ne peut se reposer que sur la boue. »

Les exemples en (5) et (6) montrent bien la spatialisation de la forme entre le centre et la périphérie, c’est-à-dire l’eau et son espace où l’on trouve soit les nénuphars soit la boue.

(7) Celui qui est trempé par la pluie, on ne lui montre pas le feu (Baoulé, Côte-d’Ivoire, Cabakulu, 1992, p. 61)

Dans le besoin, on se débrouille.

En (7) nous avons la capacité en tant qu’être humain de pouvoir nous adapter à une situation. Le schème du contenant pourrait convenir à cette formule gnomique.

(8) L’eau chaude ne brule pas la main (Bété, Côte-d’Ivoire, Cabakulu, 1992, p. 147)

Les injures ne tuent personne.

(9) La queue du singe est dans l’eau et la soif le tue.

(10) La soif ne tue pas un singe au bord du ruisseau.

Les exemples (8)-(10) montrent que l’organisme humain a besoin d’eau, même si elle a un caractère complexe et pose parfois problème au consommateur, c’est-à-dire l’homme. Sa température peut varier. La vitalité de l’eau est aussi notable dans les exemples (11)-(13) ci-dessous.

(11) Aller directement à la rivière vaut mieux que de tourner au bord de la rivière (Bambara, Côte-d’Ivoire, Cabakulu, 1992, p. 181.)

Se dit des gens qui ne parlent pas franchement.

(12) C’est parce qu’elle est coincée que la chèvre boit de l’eau chaude (Abbey, Côte-d’Ivoire, Cabakulu, 1992, p. 192)

Nécessité.

(13) l’infidélité ne traverse pas le ruisseau (Abbey, Côte-d’Ivoire, Cabakulu, 1992, p. 288)

Le mal appelle la vengeance.

Kouadio (2006) propose une étude typologique, fonctionnelle et actuelle des proverbes Baoulé qui présentent des valeurs morales telles que la sagesse, sœur de l’intelligence, la force, le discernement du vrai et du faux, l’union et la solidarité, et bien plus. Nous retenons certains de ses proverbes relatifs à l’eau.

(14) L’eau propre ne reste pas longtemps dans le canari.

(15) Si la grenouille n’est pas encore tombée dans de l’eau chaude, elle ne sait pas qu’il y a deux sortes d’eau.

(16) Le poisson sait nager dans l’eau, mais pas dans la sauce pimente.

(17) C’est l’eau qui t’aime qui entre dans ton canari.

Les proverbes (11)-(17) font ressortir certaines caractéristiques de l’eau où l’on peut percevoir certaines valeurs à travers la métaphore centre périphérie. Nous avons respectivement les notions d’honnêteté, de nécessité, de purification, la conservation de l’eau, l’utilité et la valeur de l’eau dans l’ensemble.

(18) On dit que la grenouille aime l’eau, mais ce n’est pas l’eau chaude qu’elle aime.

Tououi (2014), quant à lui, écrit sur les proverbes Gouro qui font ressortir l’humour et la sagesse comme nous pouvons l’observer ci-dessous.

(19) La course du cheval finit au niveau de la rivière.

Nous pouvons aussi citer quelques proverbes Adioukrou.

(20)    mídʒ  èké    ɔb     és     ɛɡŋ             ɔtm              otʃ      ìdƷ

Eau   comp  verser pp      homme        NEG-pouvoir prendre NEG

« L’eau versée ne peut être recueillie. »

(21)    mídʒ  èké     b-èwl           b-ótʃ            môb             fɛŋ

Eau   comp  HAB-coule   HAB-prendre         choses         tout

« L’eau qui coule emporte tout sur son passage. »

(22)    bél     ɔmn   ànŋ    ànâ    bél     mídƷ  èbálm          ɔtʃn

Si      honte être    prés.  Si      eau    NEG-brûler  poisson

« Si la confiance existait, l’eau ne cuirait pas le poisson »

Les exemples (20)-(22) de la langue adioukrou montrent le caractère versatile de l’eau qui est tout d’abord vital et il ne faut pas la verser ou la gaspiller, ensuite son dynamisme qui peut créer des dégâts, et enfin sa variation thermique.

(23) Lònyínɡì yakpóorō di nɛɁɛ lòfúɡì wóro na.

L’eau froide tue plus de choses que l’eau chaude. (La patience est avantageuse; Siloué, 2011, p. 24)

(24) Lókōloɡò lɔɁɔ à ɡbăn fóo kànyaɁaa fùun í.

L’eau de rivière ne peut couler sans emporter des saletés. (On ne peut pas être pour tout le monde ; Siloué, 2011, p. 24)

Tout en revisitant les proverbes présentés ci-dessus, signalons que des formules gnomiques (20)-(24), la gestion de l’eau est très importante chez l’africain (20) et  sa dynamique a la capacité de tout emporter sur son passage (21) et (24). Et finalement en (22) et (23), l’utilisateur de l’or bleu doit être prudent pour le danger qu’il peut représenter.

Pour le savant et l’intellectuel, ces formules gnomiques qui sont bien souvent répétées cognitivement ne sont pas des lois absolues. Leur application ou leur appropriation à la lettre n’est pas toujours positive ou favorable à la sauvegarde de l’environnement.

Conclusion

L’importance de l’eau pour l’homme, la société et l’environnement nécessite une réflexion continue et d’actualité. Nous avons noté cette importance dans les œuvres de Chomsky (2003a et b) qui met l’homme au centre des différents projets de société pour son bien-être en évitant la recherche effrénée du profit, la vaine propagande.

Pour réussir la valorisation et la revalorisation de l’eau chaque communauté linguistique marquée par ses propres croyances doit tenir compte de ses spécificités. Les populations des pays africaines en général et en particulier ceux de la Côte d’Ivoire reconnaissent la valeur de l’or bleue. La tendance à conserver le terme correspondant à l’eau en tenant compte de sa valeur, de ses qualités observables à travers les proverbes, est très prononcée ou remarquable dans les parlers manding.  Il existe donc une homogénéité morphologique de la présentation du terme de l’eau dans nos langues. En outre, la différence ou la similarité de la structure phonologique des items lexicaux relatifs à l’eau est significative car elle justifie la classification des langues ivoiriennes par famille, kwa, kru, gur, mandé sud et manding.

Par ailleurs, l’analyse d’un bon nombre de proverbes africains nous a révélé la valeur de l’or bleu dans nos communautés linguistiques. En somme, nos croyances et nos traditions à travers nos langues africaines nous enseigne qu’il faut avec prudence bien gérer et conserver l’eau que l’on boit. Ce liquide sert à préparer la nourriture que l’on mange. Par son action dynamique, il s’étend dans les marigots, les fleuves et la mer qui sont des contenants. Ce liquide peut nettoyer en emportant tout sur son passage.

De façon générale, l’étude des items lexicaux et les proverbes africains relatifs à l’or bleu ont permis de comprendre l’éthique et l’acception de l’eau dans les communautés linguistiques africaines. En effet, l’objectif de ce travail a été de montrer que les langues africaines ont des termes in situ pour désigner l’eau.

En définitive, il est  nécessaire de sensibiliser les locuteurs africains en leur signifiant qu’ils doivent revisiter ou reconsidérer l’éthique et l’acception de l’eau dans leurs langues respectives. A travers un guide pratique de vie dans les villes écrit dans la langue source africaine et la langue cible européenne, il est possible de recevoir l’information pertinente et adopter un comportement qui permettrait de suivre un développement durable et relever les défis du millénaire.

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LE MOULOUD DE L’ASSOCIATION « ANÇARDINE »                        UNE OPPORTUNITÉ DE DIVERSIFICATION                                     DE L’OFFRE TOURISTIQUE DE BAMAKO

1. Moussa dit Martin TESSOUGUE

Université des Sciences Sociales et de Gestion de Bamako (Mali)

mmtessougue@gmail.com

2. Daouda KEITA

Université des Sciences Sociales et de Gestion de Bamako (Mali)

keitadaou@gmail.com

Résumé :

Le Mali impétré dans une crise sécuritaire subit le gel des flux touristiques depuis 2012. Le tourisme malien centré sur les offres d’agrément et de loisirs valorisant le patrimoine culturel inscrit à l’UNESCO et les festivités coutumières, attirait surtout une forte clientèle internationale en provenance de l’Europe, de l’Amérique, etc. Cependant, le pays abrite plusieurs évènements religieux islamiques annuels auxquels prennent part, de nombreux maliens ou africains notamment à Bamako la fête du Mouloud commémorant la naissance et le baptême du Prophète (Paix et Salut sur Lui, PSL). Ce rassemblement religieux semble être peu valorisé par le tourisme malien. Dans ce travail nous explorons les opportunités et les contraintes liées au Mouloud de l’association Ançardine en vue de diversifier l’offre touristique de Bamako. Ce rassemblement religieux qui draine plus de 80 000 fidèles peut-il toujours être le monopole de l’association Ançardine ? La ville de Bamako pourrait mieux profiter économiquement de ce regroupement religieux en impliquant des hôtels labélisés « Halal ».

Mots clés : Bamako, défis, diversification, Mouloud, offre touristique, tourisme religieux.

Abstract :

Mali, impregnated with a security crisis, has been freezing tourist flows since 2012. Malian tourism, centered on leisure and leisure offerings by promoting UNESCO’s cultural heritage and customary festivities, mainly attracted a strong international cusumor from Europe, America, etc. However, the country hoste several annual Islamic religious events which are attending by many Malians or Africans like the pilgrim of Mouloud in Bamako commemorating the birth and baptism of the Prophet (Peace and Blessing Under Hem, PBUH). This religious gathering seems to be little valued by Malian tourism. In this work we explore the opportunities and strenghts linked to the Mouloud association Ançardine to diversify the tourism offer of Bamako. This religious gathering that drains more than 80 000 faithful can it always be the monopoly of the association Ançardine? The city of Bamako could better benefit economically from this religious group by involving hotels labeled “Halal”.

Keywords : Bamako, challenges, diversification, Mouloud, religious tourism, tourism offer.

Introduction

Le Mali en zone sahélienne est secoué par une crise sécuritaire se manifestant  sous une forme multidimensionnelle : terrorisme, enlèvement des touristes occidentaux, déclin des activités économiques, etc. Le secteur touristique est profondément affecté car trop dépendant d’une clientèle internationale visitant le Mali pour des motifs de vacances et de loisirs. Selon, l’Office Malien du Tourisme et de l’Hôtellerie (OMATHO), 82,54% des touristes enregistrés en 2010 sont constitués par la clientèle internationale contre seulement 17,46% de touristes nationaux (Tessougué, M. M et al, 2016, p. 429).

Le tourisme malien, plus orienté vers les offres d’agrément et de loisirs, valorise le patrimoine culturel inscrit à l’UNESCO et les évènements festifs coutumiers. Plusieurs évènements religieux que sont les Ziayara, la fête du Mouloud, le pèlerinage national marial de Kita, etc. sont peu exploités. A Bamako, le Mouloud commémorant la naissance et le baptême du Prophète Mohamed (PSL) est devenue une activité du tourisme religieux islamique.

Le tourisme religieux se développe considérablement, non seulement dans les pays développés, mais aussi dans les pays en développement dès que des surplus économiques permettent aux classes supérieures et moyennes de voyager (OMT, 2007).

Durant le Mouloud, Bamako attire de nombreux pèlerins musulmans venus des confins du Mali, des autre pays africains et du reste du monde.

Le tourisme religieux s’internationalise, passant d’un tourisme largement national à un tourisme où se retrouvent différentes nationalités et même dans certaines destinations, différentes spiritualités et religions (OMT, 2007).

Le tourisme religieux orienté vers les lieux saints : La Mecque, Jérusalem, Rome, Lourdes, etc., se développe en Afrique à travers le Grand Magal des Mourides au Sénégal, le pèlerinage à la Basilique de Yamoussoukro en Côte d’Ivoire, etc. Au Mali, il se révèle à Bamako par le Mouloud autour du grand prêcheur El Hadj Chérif Madani Ousmane Haidara. Bamako profite de l’apport économique de cet immense flux de pèlerins.

Pèlerinages et rassemblements permettent de tisser plus aisément des contacts de paix entre les peuples et encourager un « tourisme solidaire » dans la lutte contre la pauvreté et pour le développement durable de l’humanité (OMT, 2007).

L’objectif est d’analyser les opportunités et les contraintes du tourisme religieux islamique du Mouloud de l’association « Ançardine »[37] en vue de diversifier l’offre touristique de Bamako et d’élucider  son organisation.

En question principale est-ce, le séjour à Bamako des pèlerins du Mouloud est profitable aux acteurs du tourisme ?

Ce qui sous-entend des questionnements connexes :

– Qui sont les pèlerins du Mouloud et d’où viennent-ils ?

– Comment séjournent les pèlerins du Mouloud ?

– Quelles sont les principales contraintes des pèlerins du Mouloud ?

– Que faire pour mieux organiser cette activité touristique à Bamako ?

L’hypothèse centrale est : le séjour des pèlerins du Mouloud à Bamako constitue une activité lucrative pour l’association « Ançardine ».

– Le voyage touristique du Mouloud à Bamako est une opportunité de retrouvaille pieuse des membres de l’association « Ançardine » venus du Mali et d’ailleurs.

– Le séjour des pèlerins à Bamako est fortement canalisé par l’organe suprême de l’association qu’est la Fédération Ançardine Internationale « FADI ».

– Le Mouloud à Bamako profite plus à la filière du transport que de l’hébergement.

– La notoriété économique du Mouloud à Bamako s’accroîtrait si la Fédération Ançardine Internationale implique quelques établissements hôteliers labélisés « Halal ».

1. Méthodologie

Elle comprend les recherches documentaires et les enquêtes de terrain.

Les recherches documentaires explorent les ouvrages du tourisme religieux et de géographie culturelle. Quelques documents s’appesantissent sur le tourisme religieux chrétien, d’autres développent le tourisme religieux islamique à La Mecque ou durant les Ziahara dans les pays maghrébins. Certains écrits sont relatifs aux regroupements religieux en Asie (hindouisme, bouddhisme, etc.).

Les enquêtes de terrain, à partir des guides d’entretien ont été faites durant la période du Mouloud 2017 à Bamako, grâce aux appuis des administrateurs de l’organe suprême qu’est la Fédération Ançardine Internationale (FADI). Quelques délégations ont été interviewées dont 50 comprenant 28 venues des pays étrangers et 22 du Mali. Les observations participantes ont permis la visite des hébergements des pèlerins au quartier Banconi et d’assister aux cérémonies religieuses au stade du 26 Mars à Yirmadio.

Les résultats  en quatre points, évoquent en premier l’existence d’une longue tradition de pèlerinage en chaque malien résident ou expatrié, d’où leur fort contingent au Mouloud de l’association Ançardine. Le second point dépeint les conditions contraignantes de l’hébergement des pèlerins à Bamako par la Fédération Ançardine Internationale. Le troisième point révèle les meilleurs profits du Mouloud au segment du transport que de l’hébergement à Bamako. Le quatrième point met en évidence les autres apports économiques du Mouloud de l’association Ançardine.

2. Résultats

2.1. Maliens résidents et de la diaspora sur les traces des anciens empereurs maliens

Le Mali est un pays de vieille tradition islamique où domine le courant Malékite. Les Empires et Royaumes qui ont brillé dans l’espace du Bilad-Al-Soudan ont été fascinés par la religion islamique et par les voyages à La Mecque. A l’époque de l’Empire du Ghana (VIIIe – XIe siècle), de l’Empire du Mali (XIIIe – XVe siècle) et de l’Empire Songhoï (XVe – XVIe siècle), les empereurs convertis à l’islam ont entretenu autour d’eux une classe aristocratique et maraboutique pour gouverner les sujets. Certains d’entre eux comme Kankou Moussa du Mali et Askia Mohamed du Songhoi ont effectué le pèlerinage à La Mecque. Celui de Kankou Moussa (1324 – 1325) fut si prestigieux, compte tenu de la quantité d’or emportée en Egypte et en Arabie, que de nombreux livres d’Histoire en mentionnent.

Aux Empires décadents succèdent dans l’espace géographique actuel du Mali, une série de Royaumes et d’Etats théocratiques islamiques dirigés par des personnalités incarnant à la fois le trône et la guerre sainte « jihad » islamique. Sékou Ahamadou Barry, fondateur de la Dina du Macina (1818 – 1862) ; El Hadj Oumar Tall, premier souverain du Royaume Toucouleur (1862 – 1898) ; Almamy Samory Touré, roi du Wassoulou (1880 – 1898) et leurs successeurs, se sont voués à l’expansion de l’islam au Sud du Sahara entre le fleuve Niger et les côtes de l’Océan Atlantique.

En Europe avant la Première Guerre mondiale, les aristocrates puis les bourgeois de la Belle Epoque ont été fascinés par la villégiature autour de la mer Méditerranée. Au Soudan Occidental (actuel Mali) ce sont les voyages au lieu saint islamique à La Mecque qui attirent les empereurs et rois avant les conquêtes coloniales. Ceci prouve à suffisance pourquoi de nos jours, les rassemblements religieux islamiques au Mali drainent du monde. Les voyages religieux islamiques au Mali perpétuent une ancienne tradition héritée des empereurs et rois au Sud du Sahara. Chaque citoyen malien musulman jouissant d’une bonne situation économique relative aspire au pèlerinage à La Mecque. A défaut, sa modeste condition, l’incite à participer aux Ziayara et Mouloud sur le territoire national.

Au cours des Ziayara, les fidèles mahométanes se recueillent autour des mausolées et des tombes des érudits islamiques. Ces personnes, dans ce bas monde ont accompli avec ferveur la religion islamique ou ont été des martyrs de l’administration coloniale. Les Ziayara comme toutes les fêtes islamiques sont rythmés par des louanges au martyr, des lectures du Saint Coran et des prières communes musulmanes.

En plus des Ziayara, un autre voyage religieux islamique au Mali est le Mouloud, pratiqué dans la ville de Tombouctou depuis le XVIIe siècle comme indique le Tarikh.

Toutefois, cette historicité du Maouloud et des pratiques de louanges est surtout documentée pour Tombouctou. Dès 1655, le Ta’rikh al-sudan y mentionne en effet l’existence d’un corps de louangeurs (maddahun) rémunérés annuellement à l’occasion du Maouloud et dirigés par le Shaykh Al-Mukhtàr (Hunwick 1999 : 42) (G. Holder, E. Olivier, 2014, p. 273).

Évènement religieux en regain, le Mouloud figure parmi les fêtes légales et jours fériés, tout comme les fêtes de Noël, de Pâques et du Nouvel An au Mali.

A Bamako, le Mouloud est célébré par des veillées pieuses. Certaines confréries musulmanes (soufies Qadiriyya, Tijaniyya, Hamaliliyya) par la qualité de leurs prêches se dégagent du lot commun dans son organisation. Il s’agit surtout des pratiquants islamiques de rite malékite dont se réclame le soufisme de l’association Ançardine. Durant le Mouloud, une partie des organisations soufies de Bamako remplit les stades omnisports Modibo Keita (25 000 places) et Mamadou Konaté (10 000 places), tandis que l’association Ançardine à elle seule fait le plein du stade du 26 mars de Yirmandio, le grand de la capitale (50 000 places) (Photo nº1). Le Mouloud de l’association Ançardine a pour leader le grand prêcheur El Hadj Ousmane Madani Haidara (Photo nº 2).

Photo nº1 : Une vue des pèlerins rassemblés au stade du 26 mars pour la célébration du Mouloud en décembre 2017

Source : Clichés auteurs, Décembre 2017.

Photo nº2 : Le guide spirituel de l’association Ançardine El Hadj Chérif Ousmane Madani HAIDRA, « Bani » au stade du 26 mars pour la célébration du Mouloud en décembre 2017

Source : Média Cherifila.actu, réalisé en Décembre 2017

Au Mali l’association Ançardine (les partisans de la religion) est bien hiérarchisée de l’échelle communale à l’échelle nationale à travers l’Association Malienne pour le Soutien de l’Islam (AMSI) depuis 1991. Dans sa dimension internationale, elle a des adeptes dans plusieurs pays africains, européens, américains et asiatiques. Dirigée par un organe central dénommé Fédération Ançardine Internationale (FADI), elle estime ses membres de 2,5 à 3 millions de fidèles. L’association Ançardine est un espace d’agrégation des maliens de l’intérieur et ceux de la diaspora. Parmi, les 28 délégations venues des pays étrangers, elles étaient composées essentiellement des originaires du Mali. Tout ce poids permet aux Ançardines, d’organiser le Mouloud à Bamako autour du guide spirituel affectueusement appelé « Bani », ou plus connu sous le nom de El Hadj Chérif Ousmane Madani Haidara. Selon les propos de certains fidèles Ançardine, le Mouloud de Bamako peut être assimilé au pèlerinage de La Mecque, car tout est expression de la foi islamique pour rendre gloire au prophète Mohamed (PSL).

2.2. Hébergement contraignant des pèlerins à Bamako

La gestion du Mouloud de l’association Ançardine à Bamako incombe à une structure bien organisée, au sein de laquelle siègent plusieurs sous-commissions : accueil, hébergement, restauration, santé, sécurité, etc. Le Mouloud à Bamako rassemble non seulement les membres les plus réguliers des différentes structures nationales et internationales de l’association Ançardine et les autres fidèles. Avant la tenue de l’évènement, la Fédération Ançardine Internationale siégeant à Bamako peut savoir approximativement le nombre des pèlerins venant de l’étranger et du Mali. La sous-commission chargée de l’hébergement s’attelle à la répartition des logements au quartier Banconi où réside le guide prêcheur Haidara.

La bonne volonté de la Fédération Ançardine Internationale fait que le nombre de pèlerins accueillis est supérieur à celui annoncé. Cela, s’explique par le fait que bons nombres de pèlerins arrivent à Bamako sans encadrement. Une fois sur place, ils cherchent la concession du guide spirituel Haidara pour y dresser leurs tentes de fortune ou se blottir dans un coin d’escalier en fixant leurs moustiquaires. La Fédération Ançardine bien tolérante se charge de la sécurité des pèlerins squatteurs avec l’aide de sa propre brigade de vigils. Mieux que tout cela, elle s’évertue pour l’hygiène de tous les pèlerins, qui malgré tout subissent des endurances. Difficile de se frayer un passage de jour comme de nuit dans la concession école du prêcheur Haidara à Banconi dans le lot des pèlerins éprouvés pour l’accès à l’eau potable et aux toilettes. L’édition 2017 du Mouloud tenue en début décembre, période où la demande d’eau n’est pas si importante, compte tenu de saison froide, mais les pèlerins hébergés chez Haidara étaient en manque d’eau et il a fallu faire venir des camions citernes pour pallier à cette difficulté (Planche photos nº1-a). Ceux hébergés ailleurs sont régulièrement approvisionnés en eau potable avec des fûts transportés par des tricycles (Planche photos nº1-b).

Planche photos n°1 : Scène d’approvisionnement en eau potable du site d’hébergement des pèlerins du Mouloud de l’association Ançardine à Banconi

  1-a) Une vue de la citerne en alimentation nocturne dans le logement principal des pèlerins dans la concession de Haidara siège de l’association.  1-b) Tricycle assurant le relais de l’eau potable avec des fûts dans les différents logements annexes des pèlerins au Banconi.

Sources : Clichés auteurs, Décembre 2017.

2.3. Mouloud profitable à la filière de transport que de l’hébergement

L’hébergement des pèlerins par l’association Ançardine ignore les structures hôtelières de Bamako. Il n’existe pas de partenariat entre l’association Ançardine, l’Administration Nationale du Tourisme et les structures faîtières des hôtels agréés à Bamako. Les hôtels agréés sont surtout perçus comme des lieux de loisirs et non de sérénité spirituelle. Il en est autrement de l’utilisation des moyens de transport par les pèlerins du Mouloud.

Le Mouloud profite plus aux transporteurs terrestres qu’aériens. En 2017, 14 délégations sont arrivées à Bamako par voie aérienne, en provenance des Etats-Unis d’Amérique, de l’Allemagne, de Malte, de la France, d’Espagne, d’Italie, d’Algérie, de Libye, du Congo-Brazzaville, de la République Démocratique du Congo, du Gabon, de la Guinée Equatoriale, du Cameroun et de l’Angola. Chaque délégation comptait 3 à 19 fidèles. Aucun vol spécial n’est affrété par les pèlerins du Mouloud venant à Bamako. Il est cependant, difficile de dénombrer les convois de bus et de minibus quittant les différentes localités du Mali et des autres pays de la sous-région pour assister aux cérémonies du Mouloud à Bamako autour du prêcheur Haidara. En début et en fin du Mouloud ces différentes gares d’autobus desservant Abidjan, Cotonou, Lomé, Conakry, Dakar, etc. sont bien animées. Les transporteurs urbains de Bamako que sont les taxis et les minibus tirent aussi profit du Mouloud (Photo nº 3).

Photo nº3 : Parking des transporteurs sur l’esplanade du stade de 26 mars de Yirmadio

Source : Clichés auteurs, Décembre 2017.

Compliquée est la gestion du trafic urbain autour du stade du 26 mars à Yirmadio lors des trois évènements pics que sont la veillée commémorant la naissance, la veillée sanctifiant le baptême et la cérémonie de clôture de l’édition annuelle du Mouloud. En plus du parking du stade tous les espaces environnants sont transformés en parkings payants pour sécuriser les véhicules et les motos des fidèles. Presque tous les conducteurs de taxi connaissent le siège de l’association Ançardine à Banconi. Cela a été attesté par chacune des délégations interviewées. « Avant chaque grande cérémonie nous instruisons aux pèlerins de ne point s’affoler quelque soit l’heure car tous les conducteurs de taxi de Bamako sont à mesure de les ramener au siège de l’association Ançardine à Banconi » nous explique le secrétariat exécutif de la Fédération Ançardine Internationale au cours de nos entretiens.

2.4. Autres apports économiques du Mouloud à la ville de Bamako

Le Mouloud est une opportunité pour certains commerçants de faire de bonnes affaires car Bamako devient une foire ouverte durant dix à quinze jours. En dehors des regroupements religieux pics ci-dessus cités les pèlerins du Mouloud font du shopping dans les différents grands marchés de Bamako, s’alimentent et achètent des objets de souvenirs religieux. Voici, les différents postes de dépenses d’un pèlerin venu hors du Mali et d’un pèlerin résident au Mali (Tableau nº1).

Tableau n°1 : Postes clés des dépenses d’un pèlerin étranger et d’un pèlerin résident au Mali durant le Mouloud à Bamako

Zones de provenancePostes clés de dépensesCoûts estimatifs moyens
Europe / Asie / Amérique et Afrique hors zone CEDEAOTransport aérien (aller/retour)330 000 à 500 000 FCFA
Zone CEDEAO sauf MaliTransport par bus (aller/retour)60 000 à 100 000 FCFA
MaliTransport par bus ou minibus (aller/retour)10 000 à 30 000 FCFA
Toutes zones confonduesHébergement pour 10 jours (soutien volontaire à l’association Ançardine)100 000 à 150 000 FCFA
Frais taxi et autres moyens de transport dans Bamako10 000 à 20 000 FCFA
Achat objets de souvenirs (musiques religieuses, prêche, vidéos, T-shirts, calendriers, chapelets, écharpes, etc.)Au plus 200 000 FCFA

Sources : Enquêtes de terrain, Décembre 2017.

2.4.1. Effets induits du shopping des pèlerins du Mouloud à Bamako

En sus des dépenses des postes clés, les pèlerins du Mouloud passent pour être des grands consommateurs au niveau des principaux marchés de Bamako. Ils achètent des vêtements et d’autres objets artisanaux typiquement maliens rares à l’étranger. Ces articles sont vendus au « Dabanani » ou « marché rose » et à l’artisanat. Les montants des emplettes sont gardés discrets par chaque pèlerin. Ils sont si importants que les commerçants du « Dabanani », marché central de Bamako font une délégation pour remercier annuellement le prêcheur Haidara pour la tenue du Mouloud. Les commerçants du marché de Médine ou « Sougounikoura » profitent du Mouloud. Ces vendeurs de produits vivriers situés à proximité des lieux d’hébergement des pèlerins, approvisionnent en céréales (riz, maïs, mil) mais aussi en tubercules (ignames, patates douces) et en condiments et les légumes, la cuisine des pèlerins. L’événement est une véritable aubaine pour eux car annuellement ils font aussi une délégation pour remercier de vives voix le prêcheur Haidara.

« Contrairement à ce que certains pensent, le Maouloud ne nous rapporte pas d’argent; il rapporte plus au pays qu’à nous. A preuve, les marchands du Grand Marché et du marché de Médine nous ont écrit pour inciter à maintenir la célébration du Maouloud qui, à leurs dires, leur rapporte beaucoup »,

explique le guide spirituel Haidara dans un journal de la place (Le Procès Verbal paru le 5 janvier 2016 mis en ligne news.abamako.com).

2.4.2. Achat massif des objets de souvenirs religieux conçus par l’association Ançardine

Une étape incontournable du Mouloud est l’achat d’objets de souvenirs religieux. Certes, il est difficile de faire une liste exhaustive de ces multiples gadgets à l’effigie du prêcheur Haidara. Néanmoins, en première place se situent « les pagnes uniformes » de chaque édition qui sont cousus en boubous ou robes par chaque pèlerin. A cela, s’ajoutent : les T-shirts (Planche photos n° 2-a), les écharpes et les bonnets comme signes distinctifs du pèlerin du Mouloud de la confrérie Ançardine. Dans la cour et tout autour de la concession du prêcheur, une multitude de boutiques et d’étals vendent ces gadgets. Certains artisans installés dans la cour confectionnent des badges à l’effigie du prêcheur Haidara, portés par les pèlerins. La foire du Mouloud c’est aussi le numérique à travers les sons et images. Dans la cour où sont hébergés les pèlerins au Banconi, certains individus ont installé des ordinateurs uniquement pour graver les CD-Rom, ou pour enregistrer sur des clés USB les prêches du guide Haidara ou les « zikr » mélodies rendant hommage au prêcheur Haidara et au mouvement Ançardine (Planche photos n° 2-c). Dans toutes les boutiques et sur chaque étal sont visibles des livres religieux islamiques en arabe. La vente des gadgets s’effectue aussi au stade du 26 mars à Yirmadio. Des vendeurs ambulants proposent des calendriers (Planche photos n° 2-b) et des posters géants du grand prêcheur Haidara (Planche photos n° 2-d).

Planche photos nº2 : Vente de quelques objets de souvenirs durant le Mouloud

  2-a) Exposition vente des T-shirts à l’esplanade du stade du 26 mars et un pèlerin habillé avec le pagne Haidara.     2-b) Vendeur ambulant de calendriers de l’association Ançardine dans les gradins du stade du 26 mars.
  2-c) Multiplication et vente des enregistrements sonores et images vidéo (chansons et prêches) du guide Haidara.   2-d) Vendeur ambulant des posters du guide Haidara dans les gradins du stade du 26 mars.

Sources : Clichés auteurs, Décembre 2017.

 3. Discussion

Le Mouloud transforme Bamako en une destination touristique religieuse pendant deux semaines. Cet évènement, facteur d’économie résidentielle, procure une manne économique essentiellement contrôlée par les organisateurs. La vision de monopole de la confrérie Ançardine sur le Mouloud ; les points de non satisfactions des pèlerins et les perspectives du Mouloud pour qu’il soit un évènement économique et touristique bénéfique à de nombreux opérateurs ; articulent la discussion.

3.1. Mouloud et visions de monopole de l’association Ançardine

Le bureau de l’association Ançardine monopolise l’évènement annuel du Mouloud autour du grand prêcheur Haidara en assurant : l’hébergement, la restauration et la vente des produits de souvenirs.

Chaque délégation des pays étrangers, les prêcheurs coraniques dirigeant des groupes de fidèles venus des confins du Mali sont strictement hébergés au siège de la Fédération Ançardine Internationale à Banconi. Au cours d’un point de presse animée le 10 décembre 2017, le Président de la Fédération Ançardine Internationale, estime à 300 millions de FCFA (45 732 Euros) comme fonds dépensés durant la 33ème édition du Mouloud en 2017. Époque privilégiée pour faire le bilan de la vie de la confrérie Ançardine, chaque délégué effectue les comptes rendus financiers et d’activités de sa structure au bureau international à Bamako.

Selon les responsables de l’ADI (Ançar Dine International), seuls 50% des quelques 70 000 membres recensés en 2009-2010 versent leurs cotisations annuelle et mensuelle, contribuant ainsi à un total que nous avons évalué entre 620 et 630 millions de FCFA, écrit G. Holder (2012, p. 14).

Le montant engrangé en 2017, doit être supérieur à cela car les adhérents sont plus nombreux.

Pour l’hébergement, la confrérie Ançardine met à contribution les bureaux des autres comités du quartier de Banconi. Les opérateurs hôteliers sont exclus du système. Ce n’est certainement pas dans un très proche avenir que les hôtels de Bamako seront sollicités pour l’hébergement des pèlerins du Mouloud. L’association Ançardine investit dans l’immobilier à Bamako et environ pour contenir le nombre croissant des pèlerins. En marketing touristique, le macro environnement de l’entreprise définit les opportunités et les menaces auxquelles les entreprises doivent faire face. Les principales composantes du macro environnement de l’entreprise sont des résultantes d’interactions entre l’entreprise, les facteurs concurrentiels, les facteurs démographiques, les facteurs économiques, les facteurs environnementaux, les facteurs technologiques, les facteurs politiques et les facteurs culturels (Kotler P. et al., 2016, p. 216). Le comité directoire du Mouloud Ançardine compromet, ce jeu d’interaction, car les facteurs concurrentiels sont inexistants, les facteurs démographiques sont récupérés par la forte adhésion de la couche des jeunes hommes et femmes dans la confrérie, les facteurs économiques sont canalisés par la caisse de l’association, les facteurs environnementaux sont influencés par les prêches, les panégyriques qui font éloge au guide et à sa famille religieuse, les facteurs technologiques sont fortement contrôlés par les media de la confrérie Ançardine (Radio La voix du citoyen et Chérifila Télévision). Quant aux facteurs politiques, l’entreprise du Mouloud autour du guide Haidara demeure sous l’emprise incontestée du prêcheur et des membres du directoire de la Fédération Ancardine Internationale. Enfin, les facteurs culturels de l’entreprise du Mouloud Ançardine, sont contrôlés par une armée de maitres coraniques chargés de l’adhésion d’un plus grand nombre de fidèles à la confrérie par une prestation de serment ou « Bayat ». En 2017, 1449 prêcheurs ont animé 35938 séances de prêche et 130262 fidèles ont fait le serment du « Bayat » (Journal Info-matin du 13 décembre 2017 mis en ligne sur maliactu.net).

« Les acteurs du micro environnement de l’entreprise incluent l’entreprise, les fournisseurs, les intermédiaires, les clients et les groupes d’influences » (P. Kotler, 2016, p. 228). Une analyse fine du Mouloud autour du prêcheur Haidara révèle aussi que le micro environnement de cet évènement demeure sous le monopole de la confrérie. Ceci est perceptible car les principaux fournisseurs de services aux clients ou fidèles pèlerins sont le prêcheur Haidara et le directoire de la Fédération Ançadine Internationale. En effet, tous les objets de souvenirs sont frappés du sceau de l’association Ançardine avec l’effigie de son guide spirituel El Hadj Chérif Ousmane Madani Haidara. Tous les prestataires de services dans l’environnement de l’hébergement, de la restauration, dans les domaines rapprochés de la santé, de la sécurité sont tous des adeptes de l’association et sont bien remarquables par leurs uniformes et leurs badges. L’association Ançardine gère une pâtisserie-boulangerie, une agence de voyages toutes deux reconnaissables avec le substantif « Chérifoula » et la majorité sinon la presque totalité des employés sont des membres affiliés à l’association. Rien de mieux car « charité bien ordonnée commence par soi-même ! ».

Certes, le prêcheur Haidara et le directoire de la Fédération Ançardine Internationale monopolisent l’évènement, mais ce monopole demeure fragile car l’évènement du Mouloud prend de l’ampleur chaque année. Bien avant 1990, le guide prêcheur Haidra n’animait que 2 veillées durant le mois du Mouloud avec des conditions rudimentaires à l’intention de ses fans très peu nombreux et passagers. Du « Railda » devenu étroit, l’évènement a été transporté au champ hippique à l’Hippodrome. Le nombre de participants augmentant à partir de 2003, le Mouloud de la confrérie Haidara fut transféré au stade omnisports Modibo KEITA (G. Holder, 2012, p. 20). Cet endroit aussi d’une capacité d’accueil de 25 000 personnes a montré ses limites suite aux bousculades du Mouloud de 2011 ayant entrainé la mort d’une trentaine de fidèles. A partir de 2012, le Mouloud de la confrérie Ançardine se tient au stade du 26 mars de Yirmadio avec une capacité de 50 000 places. La croissance des pèlerins a été attestée par la délégation venue de la province de la Kossi du Burkina Faso.

Depuis 1998, nous organisons régulièrement des convois sur Bamako pour fêter le Maouloud avec notre guide spirituel qu’est Chérif Madane Ousmane Haïdara du Mali.En réalité, le premier convoi a eu lieu en 1997 avec seulement 09 personnes à bord d’une Peugeot bâchée. Actuellement, à chaque Maouloud nous venons avec au moins 350 personnes pour célébrer le Maouloud à Bamako (leperseverant.Burkina.net).

Le nombre de participants s’élève à 86 156 pèlerins en 2017 dont 44 212 hommes et 41 944 femmes selon la Fédération Ançardine Internationale. Si bien que le stade du 26 mars est restreint d’où l’offre de 150 hectares à la confrérie Ançardine en 2017 par le gouvernement du Mali pour les futures éditions du Mouloud à Bamako. L’aménageant des 150 hectares, pourrait renforcer le monopole de l’association sur le Mouloud des Ançardines à Bamako qui envisage son extension économique en s’investissant dans le transport des pèlerins. Les éditions des prochains Mouloud nous édifierons mieux.

3.2. Pèlerins du Mouloud boudant les hôtels à Bamako

« Pour de nombreuses théories motivationnelles, la valeur de l’objectif poursuivi est donc cruciale pour comprendre la motivation » (F. Fenouillet, 2009, p. 317.). La motivation fondamentale du rassemblement religieux est la foi. Après la Seconde Guerre, l’industrie touristique s’est métamorphosée, par l’explosion des clientèles, des destinations et le développement de nouveaux créneaux, dont les créneaux thématiques. « Parmi ceux-là, le tourisme religieux – mise en marché systématisée des séculaires pèlerinages – vise une clientèle sélectionnée attirée dans des « lieux saints » en vertu des pratiques de la tradition religieuse à laquelle elle adhère. » (L. Noppen, L-K. Morisset, 2003, p. 2). En plus de la satisfaction religieuse, les voyages religieux s’effectuent dans un cadre d’hébergement adéquat si l’on se réfère au pèlerinage à La Mecque devenant la première ressource économique de l’Arabie Saoudite en ce temps de chute du prix de baril de pétrole sur le marché mondial.

« Les dépenses des pèlerins pourraient s’élever cette année à entre 20 et 25 milliards de riyals (5,33 et 6,67 milliards de dollars) contre 14 milliards de riyals (3,73 milliards de dollars) l’an passé », a précisé le président de la Chambre de Commerce de La Mecque, Maher Jamal. Chaque pèlerin débourse en moyenne plusieurs milliers de dollars, hors voyage, essentiellement dans le logement, la nourriture et l’achat de souvenirs et de cadeaux. » (Afp. 2/09/2017).

Ce constat est identique pour les différents pèlerinages catholiques en France et au Portugal. Les villes de Lourdes et Fatima comptent parmi les meilleurs réceptifs hôteliers en France et au Portugal. Le nombre de pèlerins à Lourdes est estimé entre 5 et 6 millions pour un chiffre d’affaires de 30 millions d’euros. « En 2004 Lourdes comptait 241 hôtels offrant 14000 chambres. Aujourd’hui Lourdes demeure la deuxième ville hôtelière de France juste après Paris » (geotourweb.com pages mises à jour en 2015). Les avantages économiques des voyages religieux à travers le monde émanent de plusieurs confessions religieuses : judaïsme, christianisme, islamique, bouddhiste, etc.

Cependant, les 80 000 pèlerins du Mouloud à Bamako autour du prêcheur Haidara constituant un fort potentiel de clientèle hôtelière de Bamako n’arrivent pas du tout à combler l’attente des hôteliers de la ville. Cela s’expliquerait par deux raisons. Il faut évoquer en premier, la ferme volonté de la confrérie Ançardine pour canaliser le séjour de la majorité des pèlerins et la solidarité des familles maliennes à travers les hébergements non marchands sous forme de « Jatigiya ». Secundo, l’image perçue des hôtels à Bamako comme des lieux de libéralisme où circulent alcools et femmes de plaisirs. Ces deux indices n’attirent pas toute personne dont le motif de voyage est le puritanisme et de surcroit la foi islamique qui condamne la consommation de boissons alcoolisées. Pour des raisons puritanismes, les 80 000 pèlerins du Mouloud à Bamako autour du prêcheur Haidara boudent les 419 hôtels de la ville de Bamako dont 46 classés suivant les normes touristiques de la CEDEAO entre 1 et 5 étoiles.

3.3. Perspectives pour une plus value du tourisme religieux à Bamako

Le Mouloud mobilise d’autres confréries musulmanes à Bamako. En plus du prêcheur Haidara qui remplit le stade du 26 mars, le stade Modibo KEITA se voit à l’étroit autour d’un autre prêcheur dénommé Soufi Bilal Diallo. De façon non exhaustive parmi les plus grands prêcheurs rassembleurs d’auditeurs durant le Mouloud à Bamako nous pouvons citer : Cheikh Oumar Coulibaly alias Faruk au stade Mamadou Konaté à Ntomikorobougou, Chouala Bayaya Haidara sur le terrain de football de Lafiabougou (Chaba terrain près du Lycée Mamadou Sarr), El Hadj Bandiougou Doumbia sur un terrain vague de Faladié près du monument de la Tour de l’Afrique, Vieux Mamadou Doumbia sur un terrain vague à Niamankoro. Au centre ville la place du Railda revient durant les veillées du Mouloud aux héritiers de feu Bagadadji Moussa et au quartier de Ntomikorobougou sur une autre place publique le prêcheur Kassim Kone anime une foule de fidèles commémorant les cérémonies religieuses du Mouloud. En plus des terrains de sports et des terrains vagues les fidèles musulmans veillent dans les cours des mosquées de quartier, si bien que le nombre de pèlerins constitue un flux touristique important. En effet, les proportions des touristes pour des motifs de « Religion / Pèlerinage » sont passées respectivement de 1% en 2005 à 11,50% en 2015 à l’entrée de l’aéroport de Bamako (OMATHO, 2005 & DNTH, 2015). Ces statistiques, ne tiennent pas compte des touristes internationaux arrivant à Bamako par voies routières et encore moins du flux des touristes résidents au Mali.

Pour mieux profiter du Mouloud, les opérateurs hôteliers peuvent collaborer avec les prêcheurs de Bamako afin de sélectionner un certain nombre de réceptifs devant être labélisés « Halal ». Ce label « Halal » conforterait l’offre des services hôteliers aux pèlerins du Mouloud par l’abstention de vente d’alcool et par l’instauration des compartiments distincts pour hommes et femmes. Ainsi, en plus de 2 veillées et d’une cérémonie vespérale, la ville de Bamako pourrait mettre à contribution ces principaux érudits pour des activités hebdomadaires notamment sur l’ensemble des vendredis du mois lunaire du Mouloud. Cette initiative du mois du Mouloud à Bamako en collaboration avec la Fédération des Hôteliers du Mali, les autorités municipales et les prêcheurs permettrait à Bamako d’être une ville touristique religieuse ou du moins une ville offrant des espaces hôteliers spécifiques aux pèlerins du Mouloud. Toute chose qui renforcerait son statut de première ville du Mali tout en maintenant la résilience du secteur hôtelier. En Suisse les hôtels de l’Association Of Christian Hôtels comprenant 53 unités hôtelières d’une à quatre étoiles, y compris des hôtels urbains chics, des pensions et des stations de vacances ont été les plus résilients lors de la crise financière de 2009 – 2010. Ces établissements portant le label C, marquent une gestion chrétienne où parfois des prières sont de mises au repas. « Tandis que l’industrie hôtelière suisse a perdu 5 et 12% de ses ventes pendant la crise, les hôtels chrétiens du pays ont réalisé des profits. Au cours des 2 dernières années, les ventes ont connu une hausse de 2%, affichant un chiffre d’affaires record en 2010 : 93 millions de francs suisses » (Réseau de veille en tourisme, 2011, p. 30). L’implication des acteurs hôteliers et de la municipalité auprès des leaders islamiques dans l’organisation du Mouloud à Bamako, pourrait aussi se traduire par l’animation de quelques espaces commerciaux et une meilleure organisation du trafic urbain par la mobilisation des forces de sécurité.

En outre, il convient de signaler que le mois du Mouloud à tendance à transformer le territoire malien en une sorte de « Terre Sainte » car en dehors de Bamako, les localités de Nioro du Sahel, de Dily, de Djenné, de Tombouctou, etc. sont prisées pour leurs cérémonies commémoratives de la nativité du prophète Mohamed (PSL) (M. Sow, 2014 ; G. Holder et E. Olivier, 2014). Pour rejoindre ces différentes villes religieuses islamiques au Mali de nombreux pèlerins internationaux et nationaux transitent par Bamako disposant non seulement de l’aéroport international mais constituant aussi un nœud de regroupement et de dispersion des différentes routes nationales et internationales. La mise en place à Bamako d’un réseau d’hôtels labélisés « Halal » ou sous forme de « Zawiya » ne pourrait que soulager l’escale des pèlerins du Mouloud se mouvant à l’intérieur du pays ou arrivant au Mali.

Enfin, ces pèlerins en transit à Bamako peuvent aussi être satisfaits si l’association Ançardine parvenait à élargir ses velléités entrepreneuriales en construisant des hôtels « Halal » ou des « Zawiya » à Bamako, d’autant plus qu’elle possède déjà une agence de voyage et une pâtisserie – restaurant. Pour ces espaces hôtels « Halal » ou « Zawiya » à Bamako, l’association Ançardine pourrait avoir ce leadership en aménageant les 150 hectares qu’elle vient de recevoir du gouvernement malien en 2017. L’association Ançardine pourrait ainsi faire revivre des hospices au Mali en plus de ceux des presbytères chrétiens.

Conclusion

Les regroupements religieux sont des opportunités d’épanouissement des activités touristiques, s’ils sont bien encadrés. L’accomplissement de la foi n’est nullement contradictoire aux activités du tourisme car il nécessite souvent un déplacement hors de sa résidence habituelle pour un bref ou long séjour ne dépassant pas une année. Le mobile du voyage est essentiellement spirituel ou religieux. Au Mali, les voyages religieux les plus célèbres initiés par les empereurs et Chefs des royaumes théocratiques étaient essentiellement dirigés vers La Mecque en Arabie Saoudite. Par ailleurs, les aristocrates européens ont été imités par la bourgeoisie de l’après révolution industrielle et ensuite par les flux du tourisme de masse au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour fréquenter les bordures maritimes et océaniques en climat favorable. Ici au Mali, les musulmans aisés ont pour rêve le pèlerinage à La Mecque, tout comme les anciens empereurs. Pour satisfaire la majorité des musulmans de classe moyenne ne pouvant pas s’offrir le pèlerinage à La Mecque, certains leaders charismatiques musulmans de rite Malékite ont su développer un pèlerinage sur le territoire national à une époque calendaire ne concurrençant pas celui de l’Arabie Saoudite par le biais du Mouloud. L’association Ançardine de part sa structuration nationale et internationale sait drainer une masse importante de fidèles à Bamako pour commémorer le Mouloud qui se tient selon le calendrier musulman aux dates de naissance et de baptême du prophète Mohamed (PSL). Ce rassemblement religieux qui s’amplifie peut diversifier l’offre touristique de Bamako à travers le tourisme religieux, occulté dans la politique de développement touristique du Mali. Pour une plus grande retombée économique du tourisme religieux à Bamako, il convient d’élaborer des études de stratégies marketing pour inclure la filière hôtelière adaptée aux besoins des pèlerins du Mouloud car les évènements religieux se multiplient, se prolongent et se propagent partout au Mali.

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NOUVELLES DÉMARCHES STRATÉGIQUES                              POUR LE DÉVELOPPEMENT DU CONTINENT AFRICAIN                      EN « PAYS CHIMÉRIQUES »

Sylla MAMADOU

Université Félix HOUPHUET-BOIGNY d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

sylla87@gmail.com

Résumé :

Le continent africain est un enjeu stratégique pour les africains et pour le monde. Les Africains ont-ils aujourd’hui le choix de leur destin dans une vision de développement à long terme. La réponse à cette question est oui et elle est multi-dimensionnelle et nécessite une nouvelle stratégie de développement du continent Africain. Cette stratégie de développement devrait reposer sur la construction d’initiatives économiques permettant de mobiliser toutes les énergies et l’ensemble des capacités Africaines disponibles pour promouvoir des approches partenariales en direction d’un développement inclusif, d’un bien-être partagé. Cette nouvelle stratégie de développement du continent Africain doit répondre aux enjeux majeurs de socialiser les processus de développement, de sécuriser les ressources naturelles et d’en légitimer l’exploitation et la redistribution des revenus et des rentes au profit de toute la population. Une telle entreprise appelle nécessairement une forte implication du leadership africain et son acceptation de la participation collective de tous les acteurs (intellectuels, politiques, économiques, privés, publiques, ONG, diaspora) au service du développement et de la sécurité globale du continent. Trois éléments complèteront cette nouvelle stratégie : le premier élément est l’invitation et la considération de la diaspora comme un important acteur. Bien formée, elle est un contributeur important du PIB africain (De 40 milliards de dollars en 2010, les transferts de fonds « formels » opérés par les migrants africains par le biais de canaux bancaires classiques sont passés à au moins 60 milliards en 2016, selon la Banque mondiale, si l’on additionne les transferts faits vers l’Afrique du Nord et l’Afrique sub-saharienne). La diaspora trouvera dans une telle dynamique stratégique une opportunité de participation à l’émergence de l’Afrique à travers ses diplômés, ses chercheurs en innovation et ses investisseurs pour construire des collaborations privilégiées autour du développement de l’Afrique. Le second élément est l’évolution impérative des infrastructures Africaines par la mise en œuvre d’investissements importants publiques et privés dans les infrastructures de production et de distribution d’électricité, d’eau et assainissement, de chemins de fer, de routes, d’internet, de téléphonie fixe et mobile, d’enseignement et recherche, de l’agriculture et de santé. Le troisième élément est la collaboration intra-Africaine pour mettre en œuvre des projets collaboratifs continentaux et assurer les complémentarités sociales, économiques et politiques entre les états Africains.

Mots clés : Afrique, enjeu, pays chimériques, stratégie, vision.

Abstract:

The African continent is a strategic issue for Africans and for the world. Today, Africans have the choice of their destiny in a vision of long-term development. The answer to this question is yes and it is multi-dimensional and requires a new development strategy of the African continent. This development strategy should be based on the construction of economic initiatives to mobilize all the energies and all African capacities available to promote partnership approaches towards inclusive development and shared well-being. This new development strategy for the African continent must address the major challenges of socializing development processes, securing natural resources and legitimizing the exploitation and redistribution of incomes and rents for the benefit of the entire population. Such an enterprise necessarily calls for a strong involvement of the African leadership and its acceptance of the collective participation of all actors (intellectuals, politicians, economic, private, public, NGOs, diaspora) in the service of development and global security of the continent. Three elements will complete this new strategy: the first element is the invitation and the consideration of the diaspora as an important actor. Well-trained, it is a major contributor to Africa’s GDP (From $ 40 billion in 2010, “formal” remittances by African migrants through traditional banking channels to at least $ 60 billion in 2016, according to the World Bank, by adding transfers to North Africa and sub-Saharan Africa). The diaspora will find in such a dynamic strategic opportunity to participate in the emergence of Africa through its graduates, researchers and innovation investors to build privileged collaborations around the development of Africa. The second element is the imperative evolution of African infrastructures through the implementation of significant public and private investments in the infrastructures of production and distribution of electricity, water and sanitation, railways, Internet, fixed and mobile telephony, education and research, agriculture and health. The third element is intra-African collaboration to implement continental collaborative projects and ensure social, economic and political complementarities between African states.

Keywords : Africa, chimerical countries, stake, strategy, vision.

Introduction

L’Afrique est un continent qui couvre 6% de la surface terrestre et 20% de la surface des terres émergées. La superficie est de 30415873 km2 avec les îles. Ce qui en fait le troisième continent mondial si l’on compte l’Amérique comme un seul continent. Avec plus de 1,2 milliards d’habitants, l’Afrique est le deuxième continent le plus peuplé après l’Asie et représente 16,4% de la population mondiale en 2016. La population africaine va doubler d’ici à 2050 (environ 2,52 milliards) dont la moitié aura moins de 25 ans, selon les projections de l’ONU (2017). Le continent est considéré comme le berceau de l’humanité, là où sont apparus les ancêtres de l’homme, puis, il y a deux cents mille ans environ alors que l’Afrique est en parti inexistante dans les discussions internationales comme décideur.

De la vision purement utilitariste du développement (programmes d’ajustement structurel : PAS), au début des programmes correcteurs (dimensions sociales de l’ajustement : DSA), jusqu’à la nouvelle vision du développement centrée sur la réduction de la pauvreté (cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté : CSLP), jamais les politiques publiques parrainées par la Banque mondiale et le FMI ne se sont préoccupées du fossé, pourtant manifeste, séparant les orientations de politiques et les réalités des pays d’Afrique [1].

Pour échapper progressivement aux exigences des bailleurs de fonds, les pays africains disposent aujourd’hui d’une série d’options, en plus de leurs ressources nationales, de l’argent envoyé par la diaspora et de l’aide étrangère, pour financer leurs investissements. Des défis persistent toutefois, en particulier en ce qui concerne les stratégies de transformations structurelles susceptibles de créer plus d’emplois et de réduire la pauvreté. Celles-ci doivent impérativement renforcer l’investissement dans l’agriculture et y développer des chaines de valeur qui permettront de dynamiser le secteur manufacturier moderne et les services.

La diversification économique est donc essentielle pour la résolution des problèmes du continent, ceci compte tenu notamment de la situation démographique qui pose des défis. La première priorité est d’adopter des stratégies de croissance visant à absorber la main-d’œuvre. Une deuxième priorité est d’investir dans le capital humain, en particulier dans le développement des compétences entrepreneuriales des jeunes, afin de faciliter la transition vers des secteurs modernes à haute productivité [2].

Pour mettre en œuvre une stratégie de développement du continent Africain, nous préconisons la mise en place d’un ensemble des réformes structurelles permettant de définir des nouvelles perspectives de développement pour le continent africain en « pays chimériques1 ». Ces réformes structurelles peuvent comprendre : (I) La réduction des dépenses publiques pour réduire les déficits budgétaires des états. (II) La modération des rigidités des contrôles des prix pour mieux lutter contre les pénuries et le commerce parallèle. (III) La limitation des entraves aux échanges internationaux par la réduction des droits de douane et un meilleur contingentement des licences d’importation. (IV) Desserrer les limitations de la masse monétaire et des crédits à l’économie et réduire les taux d’intérêts élevés pour favoriser l’investissement et l’initiative économique. (V) La promotion des cultures vivrières au même titre que la promotion des exportations pour assurer un équilibre entre l’obtention des devises et subvenir aux besoins des populations. (VI) L’encouragement du secteur privé par la création d’un environnement juridique favorable à l’essor des entreprises. (VII) La mise en place de politiques favorisants les échanges humains, économiques et culturelles sud-sud.

De ce fait, il est indispensable de favoriser le commerce régional, d’apporter un appui à l’exportation et aux petites et moyennes entreprises pour créer une classe moyenne locale, vecteur essentiel de tout processus de développement. Il s’agit de combattre les forces destructrices de la mondialisation en donnant une priorité absolue au développement économique autocentré dans un cadre régional. C’est une condition indispensable pour faire face, avec quelque succès, aux iniquités créées par les marchés internationaux via le pillage des pays du Tiers monde par les pays du Nord, par le biais du colonialisme, du libre-échangisme (ou de “l’échange inégal” [4]) et de l’impérialisme des firmes multinationales. Dans ce registre, les pays africains doivent souligner leur volonté d’évoluer vers une véritable communauté économique. Il est nécessaire qu’ils adoptent un front uni sur les questions d’économie mondiale et qu’ils donnent la priorité à l’intégration économique interne tout en renforçant leurs liens avec leurs principaux partenaires commerciaux du Sud pour contrebalancer les rapports inégaux en termes d’échange, endettement et transferts de technologies qu’ils entretiennent avec les pays du Nord. Les pays africains auront à cœur de reprendre le contrôle de leurs ressources naturelles dont les réserves doivent servir de garantie à leurs emprunts, de préférence par le biais de la confédération panafricaine des producteurs de matières premières.

L’Afrique a été l’un de ces territoires, inspectés et exploités par les européens, les asiatiques, les américains afin de réaliser les défis qui s’imposaient à eux. Mais depuis l’avènement des indépendances, les pays africains prennent une part active aux relations internationales. Une manière de s’inscrire dans le jeu des relations géopolitiques de définition des défis à relever et d’aller, comme les autres Etats, à la conquête des objets et situations favorables à permettre la réalisation des objectifs fondamentaux de développement (Hugon, 2007). Le contexte actuel de développement regorge de la situation ou d’objet mettant en jeu des acteurs des plus divers. Le monde est en plein processus alchimique où les liaisons néologiques des plus impensables, s’établissent autour des situations ou objets vitaux pour la sauvegarde de la paix et le maintien de la stabilité des Etats.

Le monde d’aujourd’hui est bien difficile à déterminer. Difficulté qui ne saurait résister au recours à quelques acteurs que sont : Gazano (2001) ; Millet (2005) ; Stiglitz (2002) ; Ki-Zerbo (2007), etc. Tout en évitant le concept de monde contemporain, on s’accorderait toutefois, sur celui de monde d’aujourd’hui qui prend comme limites temporelles la période allant de la fin de l’ordre bipolaire jusqu’à nos jours. Le monde est caractérisé par le déclin du bloc soviétique ou socialiste, l’internationalisation des relations étatiques avec, à la clef, l’accroissement des multinationales, le développement des technologies de l’information, de la communication et de la production ; la réorganisation des valeurs démocratiques capitalistes, économiques, culturelles, le développement du terrorisme. C’est dans ce monde d’aujourd’hui que l’Afrique est appelée à opérer son développement. Celui de garantir tout le droit de s’exprimer et de vivre librement à ses populations, que de leur assurer le minimum social commun.

Cependant comment s’y prendre ? L’objet de cette recherche est d’élucider de nouvelles visions pour le développement de pays d’Afrique. La question centrale de cette problématique se décline comme suit : quelles nouvelles démarches stratégiques de développement pour le continent africain en « pays chimériques » ?

En effet, là où l’on a tout en abondance et où la vie est facile résume bien le rêve des immigrants pour l’Europe (l’eldorado).

1. La démarche stratégique de développement pour l’Afrique doit veiller strictement au règlement des cotisations des Etats membres

Il est indispensable de donner l’habilitation à l’union africaine (UA) de prélever à la source les cotisations de ses membres au budget communautaire, à partir de leurs recettes d’exportation. A cet égard, la tolérance zéro devra être de mise pour décourager les arriérés de cotisations. C’est à la fois le signe et la garantie sur lesquels s’appuieront les marchés financiers pour juger du sérieux et de la solvabilité de l’Union Africain et de ses membres qui pourront alors et dans les meilleures conditions, émettre des bons et obligations sur les marchés boursiers en Afrique et dans le reste du monde.

Enfin, l’Union Africaine devra aussi promouvoir par le biais de ses publications et de ses audits, la culture d’un comportement plus responsable de ses membres en matière de dépenses étatiques. Il est, par exemple, particulièrement révoltant de constater l’usage proprement inqualifiable que font certains chefs d’Etat des deniers publics pour, plupart du temps, satisfaire leur confort personnel sans qu’ils ne profitent, de quelque manière que ce soit, à leurs populations, témoins ces dépenses de prestige portant sur l’acquisition et l’entretien de parcs automobiles démesurés et d’avions qui constituent, à l’échelle des économies locales, de véritables gouffres financiers. Il est donc primordial que les pays membres de l’Union Africaine (UA) fassent preuve d’une gestion budgétaire rigoureuse et unifiée.

2. Les stratégies de mise à niveau des économies africaines à des niveaux de développement compatible entre eux

L’Union Africaine devra disposer de fonds structuraux qui serviront à placer les économies africaines à des niveaux de développement compatibles. C’est l’usage de ce type de fonds au sein de l’Union Européenne (UE) qui a permis d’aligner les petites économies d’Islande, d’Espagne ou du Portugal sur celles plus grandes de l’Allemagne, de la France et de la Grande Bretagne.

Par ailleurs, des mesures de contrôle des mouvements de capitaux et d’échange doivent être mises en place pour contrecarrer leur fuite massive qui fait des pays d’Afrique des créditeurs nets par rapport au reste du monde, dès l’instant que le montant des capitaux détenus à l’étranger par les différents acteurs opérant en Afrique, dépasse le montant total des dettes accumulées par les pays concernés.

Chaque fois que cela s’avère nécessaire, les pays doivent avoir recours à des mesures protectionnistes pour aider les producteurs africains à se préserver de la concurrence extérieure. Dans cette même dynamique, des politiques de subventions et de soutien doivent être mises en place pour les secteurs clefs de l’éducation, de la santé, de la production vivrière, de l’industrie, de l’habitat, et de la recherche scientifique.

Toute nouvelle stratégie de développement devrait également reposer sur une volonté de faire front au marché en exigeant des entreprises étrangères l’élaboration de partenariats qui favorisent la formation et les transferts de technologies afin d’ajouter de la valeur à la production locale et créer ainsi pour les producteurs locaux, les conditions requises pour faire face à la concurrence.

3. Les stratégies de réglementation des investissements étrangers

Il est nécessaire de créer une règlementation des investissements étrangers au service exclusif des économies locales de manière à ce que les secteurs clefs demeurent sous contrôle étatique. C’est faute d’avoir poursuivi ces objectifs que le secteur textile, délivré à la concurrence des importations chinoises, est tombé en faillite au Nigeria, au Cameroun, en Afrique du Sud et en Zambie. De même, les investissements massifs sur la recherche et l’ouverture des nouvelles mines et des nouveaux gisements qui alimentent, en grande partie, le boum des matières premières depuis 2004, provoqueront tôt ou tard une stabilisation, voire un retournement des prix des produits miniers, du pétrole, de l’or et du platine, valeurs refuges par excellence par les spéculateurs, si les décideurs africains ne profitent pas de l’embellie générale des cours pour moderniser et diversifier leurs économies.

L’union Africaine devra encourager ses Etats membre à promulguer des lois permettant de faire recapitaliser les sociétés publiques bradées aux firmes privées étrangères en vue de reprendre le contrôle. Un autre objectif à signer à cette augmentation des capitales consisterait à réserver une partie des actions à émettre aux investissements nationaux[38].

Il est nécessaire d’envisager une réforme de la notion d’« aide » qui, comme nous l’avons vu, sous forme actuelle, n’est rien d’autre qu’une industrie permettant à l’occident de prendre en otage les pays africains constamment maintenus sous perfusion, à seule fin de servir ses intérêts. Cette industrie de l’aide permet aussi au FMI et à la banque mondiale d’engranger des profits et réserves qu’ils recyclent pour financer des programmes de prêts qui ne sont ni économiquement viables ni financièrement justifiés, privilège qu’ils tirent de leurs prérogatives prêteuses de dernier recours des Etats africains. Cette position dominante est renforcée, comme nous l’avons vu, par le fait que ces derniers ne peuvent accéder à aucun autre crédit auprès des organismes de crédits occidentaux sans l’approbation préalable de ces institutions. Les populations, constamment saignées à blanc par le service des dettes généré par cette « aide », n’en tirent aucun avantage.

Les analyses convergent pour prédire que l’impact de la crise mondiale en Afrique se fera particulièrement ressentir sur l’aide publique au développement dont le volume risque de diminuer, compte tenu des restrictions budgétaires opérées dans les principaux pays avancés. Une telle perspective serait plutôt une occasion inattendue pour l’Afrique de se guérir de son accoutumance à la politique d’« aide ». Elle justifie, à tout le moins, la justesse du propos que suggère l’aphorisme : « A quelque chose malheur est bon. » dans la configuration économique mondiale en gestation, l’investissement productif et le commerce équitable doivent être privilégiés dans les programmes de développement.

4. Les stratégies de développement du microcrédit pour une revalorisation du secteur dit informel en Afrique

Une autre voie intéressante de développement devra être examinée. Il s’agirait d’allouer massivement des microcrédits aux opérateurs du secteur informel pour valoriser, moderniser et dynamiser leurs activités dans la croisade menée contre la pauvreté.

Les ressources naturelles dont regorge l’Afrique, loin de constituer une bénédiction, semblent, au contraire, engendrer la malédiction. En effet, c’est l’unique secteur qui trouve grâce aux yeux des investisseurs étrangers. Les investissements privés qui y ont été effectués ne sont malheureusement créateurs ni d’emplois ni de valeur ajoutée d’où le nombre important de chômeurs. Dans un pays comme la Côte-d’Ivoire, par exemple, sur une population de 24344321 d’habitants, seulement 300000 emplois sont répertoriés dans l’ensemble des secteurs publics et privé. Les jeunes n’ont alors d’autre choix que de se battre sur le secteur informel qui représente 93,9% des emplois.

Dans l’approche économique traditionnelle, les politiques publiques s’intéressent avant tout au secteur formel, considéré comme la clef de voûte du dynamisme économique et comme l’aune à laquelle l’efficacité doit être mesurée. Elles tendent ainsi à marginaliser le secteur informel et ce, en dépit du fait qu’en Afrique subsaharienne, plus de 90% de la population active travaille dans ce secteur tandis que 75% des commerçants en sont issus. L’informel représente 31% et 95% des emplois générés respectivement en Afrique du Sud et au Benin, et contribue entre 30% et 60% à la formation de leur produit intérieur brut (PIB). Au Cameroun, 90% des emplois sont informels, 5% dans les entreprises du secteur formel et 5% également dans l’administration.

L’importance de l’informel sur le continent africain est d’abord liée à la crise qui affecte le secteur agricole. En effet, l’exode rural massif pousse vers les marges des villes une population non qualifiée. C’est par l’espace informel que celle-ci entre sur le marché du travail et c’est donc là que résident les ressources de productivité de l’Afrique. L’informel constitue, par la force des choses, le socle de l’activité économique dans les pays pauvres et joue un rôle fondamental dans l’amélioration des conditions de vie de leurs habitants. Ce secteur contribue aussi au développement de la capacité productive, à l’innovation, à la création d’entreprises et à l’alimentation de l’économie formelle en intrants essentiels[39]. Il est possible de le dynamiser au moyen d’une formation professionnelle adaptée aux besoins spécifiques qu’il requiert. Cela permettra de structurer l’apprentissage traditionnel en vue d’une reconnaissance officielle des compétences acquises. Ne disposant pas des garanties requises, les entrepreneurs et les artisans du secteur informel n’ont pas accès aux prêts bancaires classiques. Les seuls financements auxquels ils peuvent avoir recours proviennent des institutions de microfinance qui leur octroient des prêts de faibles montants. Le microcrédit se pratique essentiellement dans les pays en développement, où il permet de concrétiser des microprojets favorisant l’activité et la création de richesse. Les pays développés ou en transition l’utilisent aussi mais, dans une plus faible proportion. Selon la banque mondiale, « le microcrédit consiste à offrir à des familles en situation de précarité économique un crédit de faible montant pour aider à s’engager dans des activités productives. » La microfinance offre également l’occasion de conduire des actions de formation, notamment en matière de développement communautaire et de gestion d’entreprise. Mais au-delà du simple aspect financier, les programmes de microcrédit ont un impact sur le développement local.

En effet, en touchant des secteurs aussi divers que l’agriculture (groupement villageois, coopératives paysannes, organisations professionnelles agricoles). L’artisanat, le financement de l’économie sociale (mutuelles d’épargne et crédit, banques villageoises). La protection sociale (mutuelles de santé, caisse de santé primaire), ils contribuent à l’amélioration de l’accès aux services sociaux de base, aux soins de santé, aux services de planification familiale et à l’eau potable.

Ainsi, plutôt que d’être perçu comme une poche de pauvreté coexistant avec un secteur formel dynamique. L’exercice d’une activité informelle apparaît, notamment pour les jeunes, comme l’unique possibilité d’exercer une activité économique, de valoriser leur savoir-faire et de continuer à se développer. Il apparaît donc essentiel d’accroître l’effort consacré aux politiques de dynamisation du secteur informel et à l’éducation de ses opérateurs qui ont généralement quitté trop tôt le système éducatif. Le but est d’accroître le rendement des investissements dans ce secteur et de fournir des voies alternatives de développement.

Les Etats africains doivent désormais prendre conscience que la modernisation de l’informel et son insertion dans l’économie moderne est outil majeur de développement. Il permettra, en effet, d’élargir l’assiette fiscale, de réduire la disproportion entre le membre de diplômés des universités africaines et offres d’emplois, en freinant du même coup le processus appauvrissant de la fuite des cerveaux. La richesse et la créativité devront se mettre au service de la lutte contre la pauvreté.

Le secteur informel pourra jouer dans l’économie africaine le rôle qui avait été celui des détenteurs de petites et moyennes entreprises dans l’Europe d’après-guerre et des entreprises familiale en Italie. Ce sont ces unités de production de biens et de services, financées par des crédits à très bon marché qui sont devenues, pour certaines d’entre elles, les multinationales d’aujourd’hui.

5. La diaspora africaine à la rescousse du développement de leur continent

Les transferts (envois) d’argent des migrants africains représentent avec l’aide publique au développement, les sources de financement les plus importantes dont disposent les pays d’Afrique pour financer leurs économies. Toutes les études dont celle conduite par la banque africaine de développement sur les transferts de migrants à la demande du comité interministériel de la coopération internationale et du développement de la France, en 2008, démontrent l’importance de ces transferts. Une enquête, commandée par le fonds international de développement agricole (FIDA) dont le siège est à Rome, indique que plus de 30 millions d’individus, vivant hors de leur pays d’origine, versent un montant annuel de plus de 40 milliards de dollars à leur famille et à la collectivité de leur pays d’origine.

Pour les pays de l’Afrique subsaharienne, les envois de fonds sont passés, selon la banque mondiale de 3,1 milliards en 1995 à 18,5 milliards en 2007, ce qui représente entre 9% et 24% du PIB et 80-750% de l’APD [22].

Dans le marché des transferts, le comportement des migrants est lié avant tout aux réglementations et à la qualité en termes de délais, coûts, sécurité et accessibilité des produits et des services offerts par les banques, les sociétés de transfert d’argent, les institutions de microfinance et les agents informels. On distingue à cet égard trois stratégies en Afrique.

5.1. La stratégie des pays anglophones

Elle s’attache à libérer le marché des transferts en faisant jouer la concurrence en assouplissant les contraintes de réglementation pour les agents non-bancaires, en offrant des incitations financières, en favorisant l’innovation technique et financière et encourageant les acteurs du marché à collaborer. Cette approche adoptée également par l’Italie, contribue à réduire les coûts et à augmenter le volume général des fonds pour les bénéficiaires.

L’approche hispanique privilégie la participation des migrants en leur offrant, à la fois pour le pays d’origine et pour le pays d’accueil, une gamme de produit spécifique à leur besoin et des commissions faible. Cette démarche, très développée au Maroc et dans le monde hispanophone, s’illustre par la politique du taux des commissions zéro, inaugurée par la banque espagnole Santander et par son homologue marocaine, Attijariwafa Bank.

L’approche des pays francophones repose sur deux types de monopoles. Le premier est détenu par la société western qui contrôle jusqu’à 90% du volume total des transferts dans les 15 pays membres de la zone franc. Pour les transferts en direction de ces pays, Western Union prend une commission qui s’élève jusqu’à 25%, alors que la norme moyenne mondiale s’élève à 5%, et cette société a exigé que les pays de la zone franc signe des contrats d’exclusivité, empêchant, de ce fait les bureaux d’échange, les bureaux de poste et les institutions de microfinance d’effectuer des transferts d’argent.

Le deuxième monopole s’exerce sur le secteur bancaire. La France a un droit de veto au conseil d’administration de deux banques centrales de la zone franc, tandis que deux banques commerciale française, BNP-Paribas et la société générale exercent un quasi-monopole sur les programmes de prêt, fondés principalement sur les financements commerciaux a courte terme et sur les besoins de gouvernement, des sociétés publique et privé et de l’élite. Toutes les autres banques locales ont adopté la même approche, rendant l’accès des services financiers plus difficile aux ménages et aux entrepreneurs.

Malgré le nombre croissant d’envoi effectué depuis l’Italie, l’Espagne et les Etats Unis, la plus grande part des fonds, en termes absolu, provient toujours de la France. La banque d’investissement de la diaspora africaine pratiquera une politique de réduction des commissions à l’instar du groupement Attijariwafa Santander, en pointe en termes d’innovations au Maroc où il ne prélève aucune charge sur les transferts. De même, la banque de la diaspora s’attachera à poursuivre cette politique de commission zéro, associée à l’offre d’une large gamme de produits et des services à tractifs et rentables, et à un vaste réseau de représentation en France, en Europe, aux Etats Unis et en Afrique. Une stratégie qui, à terme, devra lui permettre de capturer, non seulement le volume le plus important des flux, mais surtout les dépôts à moyen et long terme des résidents africains à l’étranger. Le but poursuivi par la banque sera de conduire à terme, les autres acteurs à baisser sensiblement les prix de leurs prestations. Une réduction drastique des coûts de transfert contribuera à une grande bancarisation des populations, à l’insertion de l’informel dans le réseau bancaire, et in fine, à un plus grand éventail d’opérations et de profits pour tous intéressés : les actionnaires, les pays, les banques, les sociétés de transfert d’argent, la clientèle et le marché. Il est légitime d’explorer toutes les voies pour apporter du bien-être à populations africaines.

L’apport de la diaspora africaine doit être un apport financier suivi de bon projet et un apport dans l’aide à l’enseignement et à la formation aux différents états africains. Aussi, on doit pouvoir identifier, contacter et surtout considérer les africains de la diaspora dans tous les domaines d’activités. Mais également, mettre l’accent sur la formation et le besoin de qualification en Afrique est une nécessité d’une mise en place pour assoir les stratégies de développement et attirer les investissements. D’où, la stratégie de développement impliquera un besoin de qualification sur le continent Africain pour une intégration des formations régionales.

5.2. Favoriser un développement respectueux de l’environnement

La pollution a été multipliée par trois ou quatre à l’échelle mondiale au cours des dernières décennies. L’impact des activités humaines sur les transformations environnementales de notre planète n’est plus à démontrer. Il a fait l’objet d’une multitude d’études scientifiques et même de rapports d’évaluation à l’intention des gouvernements.

Les émissions de gaz carbonique qui sont à l’origine du réchauffement climatique résultent, en grande partie, du modèle de développement de l’occident basé sur l’exploitation démesurée des ressources naturelles du patrimoine mondial. Objectif ultime de la démarche d’Alcljore, ainsi que celui de tous ceux qui, comme lui, se soucient de l’avenir de la planète, réside dans la restauration d’une intégrité écologique mondiale. D’où, la nécessité de promouvoir de nouvelles sources d’énergies propres hydraulique, solaire, éolienne, etc. dans tous les domaines d’activités humaines.

Dans cette optique, la politique énergique des pays revêt une importance cruciale. S’agissant de l’Afrique noire, il convient de noter la richesse de la région en énergie hydraulique comme le décrivait, en 1974, Cheikk Anta Diop, dans un ouvrage prémonitoire à bien des égards et d’une actualité surprenante. Les réserves d’énergie hydraulique du continent, estimées à des milliers de milliards de kilowatt/heure, représentent environ la moitié des réserves mondiales.

Le continent africain a des projets d’infrastructures, comme celui du transport, des routes, des ponts et ferroviaire qui vont gagner en importance. Le cabinet Deloitte and touch a indiqué que le nombre de projets évalués à plus de 50 millions de dollars a progressé de +5,9% par rapport à 2016, témoignant de l’essor des investissements d’infrastructures en Afrique. Ces projets constituent aujourd’hui la part la plus grande des investissements dans le développement des nouvelles infrastructures en Afrique. Il s’agit d’une tendance qui trouve son fondement dans le besoin de plus en plus pressant d’intégration commerciale sur le continent. La raison pour laquelle les projets de transports sont plus nombreux que les autres et représentent une valeur supérieure est que les pays veulent augmenter la connectivité à l’intérieur comme à l’extérieur de leur frontière s’est expliqué J.P Labuschagne (directeur du conseil sur les projets d’infrastructures et d’investissements au sein du cabinet Deloitte and touch).

Les pays africains n’évoluent plus dans la démarche coloniale selon laquelle le développement des routes et chemins de fer s’effectuait pour exporter des matières premières vers les métropoles européennes. Les pays africains doivent désormais établir des capacités de transport qui leurs permettent de commencer davantage à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières.

Cela contribuera à renforcer le commerce régional et facilitera la conduite des affaires en Afrique.

5.3. La solution à l’illégalité des dettes multinationales

Les pratiques des institutions financières internationales (IFI) conduisent à l’accumulation d’un volume de dettes énorme, en accroissement continuel, dont le service et le remboursement échoient aux populations les plus démunies du monde, lesquelles sont ainsi pillées par leurs gouvernants et dévalisées par leurs prêteurs. Cela pose, au plan légal, le problème de la qualification de ces dettes considérées comme publiques alors qu’elles relèvent, en réalité de personnes morales et physiques.

En effet, le remboursement des sommes empruntées par les pays africains, au lieu d’échoir, comme il se devrait, aux individus ou aux entreprises privées ou publiques qui en sont les vrais détenteurs, sont indûment réclamées à des populations qui n’en ont tiré aucun profit. La question de l’annulation de la dette africaine a mobilisé toutes les énergies ces dernières années dans un élan humanitaire louable. Mais, la résolution du problème de la dette africaine ne peut être que d’ordre juridique. Le combat relatif à son annulation doit être mené devant une instance d’arbitrage. La base juridique d’une telle action repose sur les dispositions des accords de prêts en cas de litige, car il ne s’agit de rien d’autre que cela.

L’emprunt procède d’une transaction financière entre deux ou plusieurs parties. Mais, si cette transaction est préjudiciable à l’une des parties, celle qui a été dupée peut et doit recourir à la justice pour demander réparation. Il est vrai que cette approche du problème peut paraître relever de l’utopie dans l’ère de la mondialisation où justice et équité sont administrées par une communauté dite internationale pour laquelle la raison du plus fort tient lieu de jurisprudence et l’humanitaire de caution morale.

S’agissant de la dette africaine, il est important de définir le contexte, les modalités et les mécanismes qui en sont à l’origine pour rendre intelligible le recours à une instance d’arbitrage légitime pour sa résolution. A cet égard, il faut rappeler que les pays d’Afrique subsaharienne n’ont pas accès au marché des capitaux. La raison en est simple : ils ne disposent pas du sésame qui leur permettrait de s’endetter sur les places financières du monde et d’utiliser les sommes empruntées de la manière qui leur semble la plus appropriée. Ce sont des agences privées qui détiennent le pouvoir exclusif de décerner ce sésame, une évaluation du degré de solvabilité d’un emprunteur, connue sous la dénomination de rating (est délivré sous forme de lettres alphabétiques par des agences privées de notation financière).

Mais, paradoxalement, en dépit de leur soi-disant insolvabilité, il est permis aux pays africains d’avoir recours aux pays industrialisés ou aux institutions qu’ils contrôlent, pour mobiliser des prêts en vue de financer leur développement.

Ces prêts portent l’appellation d’« aide » bilatérale quand ils sont accordés par des pays et multilatérale quand ils sont octroyés par le FMI, la banque mondiale ou la banque africaine de développement qui jouent les intermédiaires entre les pays Afrique au Sud du Sahara et le marché des capitaux. Ce rapport de force qui leur est favorable permet à ces bailleurs de fonds de prélever pour cette intermédiaire non seulement des bénéfices avec lesquels ils se constituent des réserves d’or et monnaies, mais également d’exercer un contrôle total sur les politiques de développement des pays et sur l’usage qu’ils doivent faire des prêts qui leur sont accordés. Ils choisissent ainsi les projets et programmes qui doivent au mieux, selon eux, former la trame de leurs activités économiques. Ils les évaluent selon leurs propres critères. C’est encore ces bailleurs de fonds qui les jugent opportuns car rentables, c’est-à-dire en mesure de générer des revenus courant les remboursements des prêts mais permettant également aux pays créanciers, par les surplus financiers induits, d’investir dans l’éducation, la production vivrière, la santé, le logement, la sécurité, les infrastructures, l’industrialisation, etc.

Conclusion

L’échec des modèles de développement occidentaux en Afrique s’explique en partie par le manque d’intégration du matérialisme dans sa pensée. Le développement que les africains se doivent d’initier doit être en accord avec leur patrimoine anthropologique. Il est grand temps que l’occident réalise que la construction de l’Afrique servirait ses propres intérêts, comme la reconstruction de l’Europe d’après-guerre avait servir les intérêts des Etats-Unis. Sur ce sujet, Anne-Cécile Robert, journaliste au monde diplomatique, développe dans son livre l’Afrique au secours de l’occident, l’idée selon laquelle non seulement le développement de l’Afrique servirait la croissance économique de l’occident, mais que cette dernière tirerait grand intérêt à s’approprier une part de la culture africaine pour corriger les dérives d’une société devenue inhumaine basée sur la seule productivité au détriment de l’entre humain. L’environnement économique dans la région est favorable à une révision radicale des stratégies de développement, étant donné que les conditions requises pour une industrialisation florissante sont remplies, à savoir : des taux de profit élevé, une sécurité des investissements et une main d’œuvre qualifiée.

La construction de l’Afrique en « pays chimériques », peut donner naissance à des dizaines des millions d’emplois dont le monde a besoin dans les décennies à venir pour restaurer ses équilibres. Cet objectif doit constituer les fondations d’un réel partenariat entre l’union africaine, ses états membres et la communauté internationale. Ce partenariat doit reposer sur une appropriation africaine, authentique et non de façade, de ses nouvelles démarches stratégiques de développement. Les populations noires qui avoisineront le milliard d’individu dans seize années à venir, ne saurait être exclu du système de production et de la distribution mondiale essentiellement conditionné par une production de masse dont une consommation à grande échelle.

Aussi, est-il grand temps que, les africains se libèrent de leur aliénation, mettant fin à leurs divisions et valorisant l’entreprenariat. Des exemples historiques nous ont relevés que les peuples martyrisés et disséminés à travers le monde, ont retrouvé des raisons d’espérer, tant était profondément encré en eux la foi en un grand destin commun appelle la participation de tous. Cela procède d’une noble attitude morale qui les honorent et que les africains gagneraient à méditer pour être un jour, à leur tour, en mesure de pouvoir s’appliquer leur propre triptyque, à savoir : leur terre d’adoption, leur négritude et l’Afrique mère.

La crise actuelle du système capitaliste offre à l’Afrique l’opportunité. Le tout est de savoir si nous même africains et africaines, voulons les saisir et nous en servir.il est à craindre qu’une bonne partie des élites politiques, intellectuelles et les milieux d’affaires ne le veulent. Les crises, financière, économique, alimentaires ou climatique font rarement l’objet de débat de fond, de manière à outiller les citoyens et à les impliquer dans la recherche de solutions durables parce que justes et responsables. L’Afrique, pour survivre et vivre librement, doit de nouveau renouer avec la pensée critique, la capacité d’indignation et de mobilisation dont elle a su faire preuve dans le cadre des luttes de libération nationale. Les arguments et les réponses que nous proposons, dans des domaines économique, social, culturel et politique sont autant d’éléments nécessaires dans la réflexion prospective et nouvelles démarches stratégiques de développement pour le continent Africain sur les quarante années à venir en « pays chimériques » d’où, le modèle de développement imposé par l’occident est certes en cause, mais peut-on exonérer les élites africaines de toute responsabilité dans l’aggravation de la pauvreté et de la violence qui entrave l’énergie créatrice de tant de citoyens du continent africain. Donc, à partir d’un diagnostic lucide, nous pouvons proposer un large éventail de solutions novatrices qui permettront aux africains de prendre en main leur propre développement afin de se transformer en « pays chimériques ». L’Afrique peut et doit se réveiller pour se réapproprier aussi son identité mise à mal par des siècles de domination.

Références bibliographiques

[1] Ahmed Ould Amar, Amélioration des méthodes ou réforme politique ? Afrique contemporaine 2003/4 (n° 208).

[2] Banque africaine de développement 2018, Perspectives économiques en Afrique 2018.

[3] Titre de l‘essai d’Arghiri Emmanuel, publié en 1969.

[4] Nouveau rapport 2017 sur les tendances de la construction en Afrique, le cabinet Deloitte and touch.

[5] Lattes, J-C., 2007, « Le système est aveugle à toute autre considération que le profit » Muhammmad Yunus, in le mode 2, 25 Avril.

[6] Neeta Lal, 2007, « Après le microcrédit, la micro-business school », courrier international et Asia sentinel (Inde), 17 Octobre.

[7] Banque africaine de développement, 2008, « les transferts de fonds des migrants, enjeu de développement ».

[8] Bulletin de la banque de France, 2008, « Les transferts de revenus des migrants : quel impact sur le développement économique et financier des pays d’Afrique subsaharienne ? » n°173 Mai-Juin.

[9] Banque mondiale (2006). « Economie implications of remittances and migration » : http : // econ.worldbank.org.

[10] Cheikh Anta Diop, 2008, Les fondements économiques et culturels d’un Etat Fédéral d’Afrique noire, Paris, Présence africaine.

[11] Principaux organismes de rating-standard poors, Moody’s et fitch.

[12] Ibrahim Warde, C.F., 1997, « Ces puissantes officines qui notent les Etats » le monde diplomatique, Février.

[13] Le Monde, 10 Novembre 2002.

[14] Wole Soyinka, 1995, The burden of money, the muse of forgiveness, Oxford University Press.

[15] Thomas Malhus (1766-1834).

[16] HSBC’S World economic Watch, 11 Octobre 2001, rapport fondé sur des données fournies par le bureau d’analyse économique des Etats-Unis.

[17] The independent, 24 Octobre 2000.

[18] Gazano, A., 2001, Les relations internationales, Paris, Gualino.

[19] Millet D., 2005, L’Afrique sans dette, Liège et Paris, CADTM et Syllepse.

[20] Stiglitz J. E., 2002, La grande désillusion, Paris, Fayard.

[21] Ki-Zerbo J., 2007, Itinéraire d’un intellectuel africain au XXe siècle, Paris, Editions L’Harmattan, 196 p.

[22] https://lematin.ma/journal/2010/Opinions–et-Debat de la diaspora-africaine-a-la-rescousse/126987.html.


[1] Abraham Lincoln, Homme politique américain, président des États-Unis de 1861 à 1865.

[2] Voir F. Nietzsche, Considérations inactuelles, I, « David Strauss », paragraphes 6 et 11, in Œuvres complètes, Paris, Éditions Robert Laffont, 2004, pp. 177-203 ; Considérations inactuelles, II, « De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie », paragraphes 5 et 9, in Œuvres complètes, Op. cit., pp. 245-273 ; Humain, Trop Humain, II, « Opinions et sentences mêlées », paragraphes 91, in Œuvres complètes, Op. cit., p. 732 ; Humain, Trop Humain, II, « Le voyageur et son ombre », paragraphe 5, in Œuvres complètes, Op. cit., p. 830 ; Le gai savoir, paragraphe 22, Paris, Gallimard, 1982, p. 71 ; La Généalogie de la morale, « troisième dissertation », paragraphe 8, Paris, Fernand Nathan, 1981, p. 159.  Par-delà le bien et le mal, « Nos vertus », paragraphe 239, Paris, LGF, 2000, p. 274 ; Ainsi parlait Zarathoustra, « Hors service », Paris, LGF, 1983, p. 368 ; L’Antéchrist, paragraphe 21, Paris, Gallimard, 2001, p. 32.

[3] Voir F. Nietzsche, Le gai savoir, paragraphe 61, Op. cit., p. 98.

[4] Les propos suivants sont extraits des références suivantes : F. Nietzsche, Humain, Trop Humain, II, « Opinions et sentences mêlées », in Œuvres complètes, Op. cit., p. 713. Le gai savoir, paragraphe 103, Op. cit., p. 128. Ainsi parlait Zarathoustra, « Lire et écrire », Op. cit., p. 51.

[5] Lire ces propos dans F. Nietzsche, Le gai savoir, paragraphe 97, Op. cit., p. 121.

[6] Par la suite, l’on renverra directement au livre biblique concerné, par exemple, ici, Lc.

[7] Le terme fait référence à l’Odyssée d’Homère, texte classique monumental qui retrace le long périple d’Ulysse pour retrouver les siens après la guerre de Troie, et qui constitue une source inépuisable et insoupçonnée d’inspiration philosophique. Ce qui en fait la grandeur, c’est qu’il peut et doit supporter tous les questionnements, à la fois de vérité et/ou de vraisemblance, de logique et d’expériences vécues. Le long voyage d’Ulysse et ses différentes péripéties se révèlent à nous, in fine, comme le plus court chemin entre soi et autrui (Qu’est-ce que voyager ? Qu’est-ce que l’altérité ?), entre soi et soi (Qui sommes-nous ?). Ne sommes-nous pas des Ulysse des temps modernes qui surfons sur le web en quête de soi par la médiation de l’altérité ?

[8] Comme Ulysse, nous disposer reviendrait à affronter le déluge et les flots marins en apprenant habilement à nager, à flotter, à voguer, à « naviguer » sur cette étendue numérique qui abrite à la fois le danger (les monstres, les pirates, les avatars, la mort..) et ce qui peut nous sauver de ce danger et nous rapprocher d’Ithaque, de notre chez-soi comme lieu d’origine.

[9] Cf. « Le numérique, cet outil de pouvoir qu’il faut questionner », in http://maisouvaleweb.fr/le-numerique-cet-outil-de-pouvoir-quil-faut-questionner / #lanote2. Consulté le 12/04/2017 à 14 h 05.

[10] La seule idylle qui vaille pour le philosophe étant celle avec la vérité. La philosophie n’est-elle pas en effet amour de la vérité ?

[11] Nous faisons ici référence aux travaux du chimiste Charles Thomas Jackson qui fournit au chirurgien de l’hôpital de Boston William Morton les indications indispensables à la préparation et à l’administration de l’éther comme produit anesthésiant. Le 30 septembre 1846, Morton enlève une dent à un patient anesthésié avec de l’étherversé sur un mouchoir. Cette découverte systématique mit ainsi fin aux tentatives rustiques d’utilisations de suc de pavot, chanvre, mandragore, éponges somnifères ou encore potion opiacée qui n’avaient jamais pu résoudre le problème de la douleur en matière de chirurgie. (F. BONNET, François CHAST, « Anesthésie », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 8 avril 2018. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/anesthesie/).

[12] La découverte des techniques d’asepsie fait généralement référence aux méthodes de stérilisation et de désinfection de Louis Pasteur. Quand à la découverte des méthod’antisepsie nous nous référons aux travaux de Joseph Lister. (G. Gachelin, « Antisepsie et asepsie », Encyclopædia Universalis (en ligne) consulté le 8 avril 2018, URL :

https://www.universalis.fr/encyclopedie/antisepsie-et-asepsie).

[13] Le corps en grec.

[14] L’esthétique médicale est dite ici « invasive » dans la mesure où les gestes et manipulations qu’elle propose impliquent une effraction du revêtement cutané ou muqueux.

[15] Selon L. Frippiat, (2015, p. 164). « Le mouvement transhumaniste est un courant philosophique et technologique de transition actuel, ayant pour « visée » de modifier techniquement l’humain, de façon graduelle, jusqu’à la consécration d’une véritable réalité humaine. Cette dernière sera considérée comme étant achevée lorsque les individus peuplant le monde, seront à ce point supérieurs en terme de capacités et d’ouverture sur leur propre destin, en rapport aux humains d’aujourd’hui, qu’il serait difficilement concevable d’encore les nommer tels ». Ce sera alors l’air du posthumanisme,

[16] Selon ses propres termes.

[17] Motivée par sa douloureuse expérience, elle mettra en place ARCHE, Association des ratées et des réussites de la chirurgie esthétique. URL : http://assoarches.com/.

[18] La Loi Kouchner est comparable à la “Loi sur les Compétences” de la Belgique qui établit les mêmes réglementations.

[19] Eviter le piège des photos « avant » et « après »

[20] Le structuro-fonctionnalisme met l’accent sur le jeu des structures informelles et les dysfonctionnements qui peuvent en résulter. La théorie structuro-fonctionnaliste ainsi basée sur la structure et la fonction, met l’accent sur le rapport entre les institutions et les structures sociales où elles s’insèrent. L’approche structuro-fonctionnaliste préconisée se conçoit aisément.

[21] Il n’y a pas pour une femme en ménage, une injure plus cuisante qu’une glose relative à la stérilité de son couple.

[22] Continuer d’être le mari d’une femme qu’on a contribuée à faire féconder et élever le fruit de la conception comme celui de ses œuvres manifeste indiscutablement une résignation profonde dans la détresse ou une détermination implacable d’avoir un enfant, son enfant !

[23] Ce Conseil apparaît comme une arène de décisions micro politiques dans laquelle le matriarcat exerce sa préséance en toute plénitude, dans le dualisme permanent bonne mère / mauvaise mère ; mère nourricière / mère sorcière.

[24] Entendre : sorcier ou sorcière

[25] Lire “Tangninnon”. Tannyinon est composé de tannyi “tante paternelle” et de “non” = “mère” ; et signifie littéralement “mère des tantes paternelles”. La principale tannyinon est la prêtresse de l’ancêtre fondateur et a un statut aussi élevé que celui du chef de lignage. Il s’agit de la figure féminine dominante de la gestion de la fécondité de la collectivité et de l’affrontement micro communautaire de la stérilité du couple, archétype aux antipodes de la sorcière dont elle est l’ennemie perpétuelle : l’une veut la mort du clan par son extinction, du fait de la stérilité du Couple et l’autre œuvre à sa reproduction sociale pérenne. Elle est la gardienne du matriarcat embryonnaire légitimateur de l’omertà à qui elle donne toute sa caution morale et rituelle. Sa figure est plus forte que celle de la matrone qui fait figure de domestique à côté d’elle (Gohy, 2017a).

[26] On comprend donc que la domination des hommes dans les collectivités du Bénin n’est généralement qu’apparente. La femme, redoutée pour les diverses précitées, y a toujours un rôle central, en tant que détentrice de la force vitale et de la nuisance mortifère.

[27] – Littéralement en langue fon du Bénin : afòklòklò.

[28] – On remarque, au passage, qu’au Bénin, l’infidélité est toujours féminine, dans un contexte social béninois totalement phallocratique.

[29] Comme le concept minage l’indique, il s’agit de miner, c’est-à-dire poser une mine, comme en situation de guerre. L’opération consiste en un dispositif bien élaboré qui piège tout autre homme en transaction sexuelle avec la femme minée, souvent à son insu. Il peut s’agir d’un microbe suractivé qui s’attaque aux parties génitales de l’homme piégé qui en décède très rapidement, si l’antidote ne lui est pas administré à temps. Il peut aussi être question de procédés magico-mystiques qui, par le biais de la scarification appropriée à la région pelvienne de la femme, la mine immédiatement, faisant d’elle une arme mortelle, un instrument de mort permanent.

[30] L’allégorie de la chauve-souris, dans les cosmogonies du sud-Bénin, pointe la situation d’un individu qui n’appartient ni à une catégorie A, ni à une catégorie B. Hybride, il ne s’intègre à aucun des deux groupes, comme la chauve-souris, non acceptée comme telle dans le monde ailé, celui des oiseaux, bien que volant comme eux, ni intégrée comme tel dans celui des mammifères, bien que possédant des dents pour manger et des mamelles pour nourrir sa portée. Des chansons/contes célèbres existent ainsi pour montrer l’ambiguïté et le déchirement permanent auxquels sont quotidiennement astreintes les personnes en situation. En effet, parce qu’elle vole aussi, la chauve-souris se voyait vite intégrée dans la grande famille des oiseaux. Mal lui en prit puisque, ayant constaté qu’elle a des dents, les oiseaux effrayés, s’en offusquèrent, en prirent peur pour finir par la fuir, après de nombreux coups de becs bien sentis à cet usurpateur de nature ou de titre. S’étant déjà détournée du monde des mammifères qu’elle avait renié, se voulant oiseau, la chauve-souris, désormais perçue comme ni animal ni oiseau, se trouve d’office dans une situation hybride, avec tous les aléas de l’hybridisme.

[31] On comprend donc que, sauf délégation ou imposition de l’oracle, c’est le géniteur qui attribue un nom au nouveau-né. C’est pourquoi un seul individu peut avoir plusieurs prénoms.

[32] – Chez les Fon, Maxi, Yoruba, Nago…, par exemple.

[33] P.H. fut le seul enfant de son père social à émerger socialement, comme ceux de son père biologique. Tous ses autres enfants – les frères et sœurs de PH ont été, sinon des rebuts sociaux, du moins des ratés communautaires, véritables problèmes de développement de leur collectivité et, par ricochet, celui du pays.

[34] P. Hounsounon-Tolin (2017, p. 89). On lira aussi, pour plus de détails : Voltaire, Salomon in Dictionnaire philosophique, Edition de Etiembe, Paris, Garnier Frères, 1967, p. 576.

[35] Même si cet enfant attribué n’est pas nécessairement le sien, mais l’aboutissement d’une autre infidélité extraconjugale !

[36] ou Conseil de lignage, ce conseil est l’instance suprême de prise des décisions qui engagent la vie de la collectivité. Sorte de bureau politique d’un parti de la même épithète, ses décisions sont insusceptibles de contestation.

[37] L’association Ançardine du grand prêcheur El Hadj Chérif Ousmane Madani HAIDARA est bien différente du groupe islamique armé Ansardine de Iyad Ag Ghali.

[38] Il s’agit de se réapproprier le patrimoine national dévoyé, comme l’ont fait par exemple Hugo Chavez au Venezuela et Evo Morales en Bolivie.

[39] Il faut voir dans le secteur informel un réservoir d’initiatives fondées sur la micro entreprise, une dynamique autonome de construction de capacités et de savoir-faire professionnels.

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    N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016

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