Perspectives 020B-2020

Volume X – Numéro 20B    Décembre 2020     ISSN : 2313-7908N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

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ISSN : 2313-7908

N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Directeur de publication : Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités

Rédacteur en chef : Prof. N’dri Marcel KOUASSI, Professeur des Universités

Rédacteur en chef Adjoint : Prof. Assouma BAMBA, Professeur des Universités

COMITÉ SCIENTIFIQUE

Prof. Aka Landry KOMÉNAN, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités, Métaphysique et Éthique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université Alassane OUATTARA.

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Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa

Prof. Daniel TANGUAY, Professeur des Universités, Philosophie Politique et Sociale, Université d’Ottawa

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Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université Alassane OUATTARA

Prof. Henri BAH, Professeur des Universités, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université Alassane OUATTARA

Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal

Prof. Jean Gobert TANOH, Professeur des Universités, Métaphysique et Théologie, Université Alassane OUATTARA

Prof. Kouassi Edmond YAO, Professeur des Universités, Philosophie politique et sociale, Université Alassane OUATTARA

Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des Universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou

Prof. N’Dri Marcel KOUASSI, Professeur des Universités, Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA

COMITÉ DE LECTURE

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COMITÉ DE RÉDACTION

Prof. Abou SANGARÉ, Professeur des Universités

Dr. Donissongui SORO, Maître de Conférences

Dr Alexis KOFFI KOFFI, Maître-Assistant

Dr. Kouma YOUSSOUF, Maître de Conférences

Dr. Lucien BIAGNÉ, Maître de Conférences

Dr. Nicolas Kolotioloma YEO, Maître-Assistant

Secrétaire de rédaction : Dr. Blé Sylvère KOUAHO, Maître de Conférences

Trésorier : Dr. Grégoire TRAORÉ, Maître de Conférences

Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités

SOMMAIRE

1. La rhétorique judiciaire des sophistes : source matricielle des stratégies de plaidoirie contemporaines,

Kolotioloma Nicolas YÉO ……………………………………………….…………….1

2. L’art et la saine habitation dans la cité : de la critique aux recommandations platoniciennes,

Amed Karamoko SANOGO ……………………………………………………..…..17

3. Saint François d’Assise, précurseur de la culture de la paix,

Roseline Taki KOUASSI-EZOUA ……………………………………………….….34

4. Relecture de Nietzsche pour la fin du « Pseudo-Nietzsche »,

Assane SANOGO ……………………………………………….…..….…………….51

5. Métaphysique et espérance dans la philosophie de Gabriel Marcel,

Moulo Elysée KOUASSI ……………………………………………….…..….…….63

6. Rapport entre philosophie et poésie : le cas Heidegger,

Adaama OUATTARA ……………………………………………….…..….…..…….82

7. Sartre et les enjeux d’une philosophie de l’orphelin,

Lago II Simplice TAGRO ……………………………………………..……….…….99

8. La condition de la liberté et la marque sartrienne de l’athéisme pratique,

Toumgbin Barthélémy DELLA ……………………………………………….…..116

9. Pour un humanisme fondé sur le dialogue interdisciplinaire à partir de Levinas : cas des universités africaines,

Affoué Valéry-Aimée TAKI ……………………………………….……….…..…..130

10. Paradigme de la simplicité et paradigme de la complexité : dialogue ou rejet chez Morin ?,

Lucien Ouguéhi BIAGNÉ ……………………………………………….…..…….148

11. La pratique de la médecine traditionnelle chinoise à Bouaké et ses conséquences de 2002 à 2011,

Bi Irié Séverin ZAN, Tiéba YEO ……………………………………..…….…….166

12. Le cabri de la divinité Adìkpó du lac Ahémé au Bénin : une propriété exclusive et absolue,

Codjo Timothée TOGBÉ ……………………………………………….…..…..….183

13. Moi universel et problématique du civisme et de la sécurité en Afrique subsaharienne,

Georges Séka KOUASSI ……………………………………………….…..…..….197

14. La symbolique des noms des personnages et des pays ou l’esthétique de l’identification dans En attendant Le vote des bêtes sauvages de Kourouma,

Yaovi Mathieu AYESSI ……………………………………………….…..……….216

15. Pandémie de la covid 19 : gestion d’une communication de crise au Niger,

Souley BARA ……………………………………………….…..…….……….…….235

16. La conception du monde chez les Zarma-sonrai,

Issaka TAFFA GUISSO ………………………………….…..….….……….…….256

LIGNE ÉDITORIALE

L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.

Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?

Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.

Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.

Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.

Le comité de rédaction

LA RHÉTORIQUE JUDICIAIRE DES SOPHISTES :                 SOURCE MATRICIELLE DES STRATÉGIES                                       DE PLAIDOIRIE CONTEMPORAINES

Kolotioloma Nicolas YÉO

Université Alassane OUATTARA (Côte dIvoire)

nicolasyeo@yahoo.fr

Résumé :

En référence aux pensées de Platon et d’Aristote, la rhétorique judiciaire, telle que pratiquée par les sophistes, est souvent perçue comme un discours paralogique, mensonger et opportuniste. Dans cette optique, l’on n’hésite pas à la qualifier de pratique futile et inutile. Pourtant, à l’examiner attentivement, l’on se rend à l’évidence que la rhétorique judiciaire des sophistes a de l’importance. Elle est la source matricielle des stratégies de plaidoirie, développées et pratiquées, aujourd’hui encore, dans les prétoires. L’expertise, la plaidoirie de rupture ou encore la plaidoirie de conformité en tirent leur origine.

Mots-clés : Conformité, Expertise, Plaidoirie, Rhétorique, Rupture, Sophistique.

Abstract :

Referring to the thoughts of Plato and Aristotle, judicial rhetoric, as practiced by the Sophists, is often seen as paralogical, deceptive and opportunistic discourse. From this perspective, we don’t hesitate to characterize it as a futile and unnecessary practice. Yet, on close examination, one becomes clear that the judicial rhetoric of the Sophists does matter. It is the matrix source of advocacy strategies, developed and practiced, even today, in the courtroom. The expertise, the pleading of rupture or the pleading of conformity draw their origin there.

Keywords : Compliance, Expertise, Advocacy, Rhetoric, Rupture, Sophistics.

Introduction

Dans les pensées de Platon et d’Aristote, la rhétorique judiciaire, telle que conçue et pratiquée par les sophistes, est l’objet de virulentes critiques. Pour Platon, cette forme de discours, dont Protagoras et ses pairs se sont faits les hérauts, n’est que persuasive, flatteuse et redoutable. Il faut s’en méfier. Platon (2011, 976 b) exprime cela dans Épinomis de la manière suivante :

Ceux qui prétendent nous porter secours dans les procès par l’efficacité de leurs discours, gens qui s’attachent à deviner les dispositions d’esprit du public en se fondant sur le souvenir et sur l’expérience qu’ils ont des opinions, (…) se fourvoient loin de la vérité en ce qui concerne la justice en elle-même.

Sans conteste, à travers ces propos, ce philosophe fait allusion aux sophistes. Il fait remarquer que, dans leur prétention à porter secours aux accusés lors des procès, en usant des talents oratoires, les sophistes se soucient peu de la vérité. Tout en ignorant l’essence de la justice, ils se bornent à exploiter plutôt les dispositions d’esprit du public, pour persuader ou pour réfuter leurs adversaires.

Le jugement d’Aristote, son disciple, ne diffère pas du sien. Le Stagirite déplore et dénonce également la rhétorique judiciaire des sophistes, notamment les réfutations de Protagoras et ses pairs. Selon lui, « les réfutations sophistiques (…) ont l’apparence de réfutations, mais (…) sont des paralogismes et non des réfutations » (Aristote, 2007, 164 a, 20). Cela signifie que, dans leurs argumentations, les sophistes donnent l’illusion de contredire leurs adversaires, alors qu’ils ne produisent que de faux raisonnements. 

Ainsi, à suivre Platon et Aristote, la rhétorique judiciaire, telle que pratiquée par les sophistes, est loin d’être exemplaire. Elle prétend argumenter ou défendre des points de vue, mais elle ne le fait pas véritablement. Caractérisée par le simulacre, le paralogisme et l’opportunisme, la tromperie est son principe de prédilection. Comme telle, elle n’apparaît que comme une activité non-essentielle, peu crédible et sans intérêt.

Mais, si les témoignages de Platon et d’Aristote sont recevables, dans une certaine mesure, faut-il, pour autant, dépouiller la rhétorique judiciaire des sophistes de tout intérêt, en la reléguant purement et simplement au rang de discours mensonger, futile ou sans intérêt ? En d’autres termes, la rhétorique judiciaire des sophistes n’est-elle pas la source matricielle des idées fondatrices des stratégies des plaidoiries contemporaines ; ce qui lui confrère de l’importance ? Telle est la question centrale de la présente contribution. Elle appelle trois questions secondaires. Ne découvre-t-on pas les principes de l’expertise, à laquelle l’on recourt aujourd’hui lors des procès, dans les plaidoiries des sophistes ? Les fondamentaux de la plaidoirie de rupture n’existaient-ils pas, déjà, chez les sophistes, dans l’Antiquité ? N’en est-il pas de même des principes basiques de la plaidoirie de conformité ?   

L’intention fondatrice, ici, est de montrer que la rhétorique judiciaire des sophistes, loin d’être sans intérêt, comme l’insinuent Platon et Aristote, est la source matricielle des stratégies de plaidoirie contemporaines, en l’occurrence l’expertise, la plaidoirie de rupture et la plaidoirie de conformité. La démonstration de cette thèse s’accommode d’une approche méthodologique de type historique. Elle consiste à examiner les discours judiciaires des sophistes afin d’y mettre en évidence les idées ayant servi à l’élaboration des stratégies de plaidoiries contemporaines. À proprement parler, il s’agira de montrer que l’idée de l’expertise tire ses origines de la sophistique. Deuxièmement, nous montrerons que la pratique de la plaidoirie de rupture existait déjà, sous une forme embryonnaire, dans les discours judiciaires des sophistes. Troisièmement, nous indiquerons que l’une des sources de la plaidoirie de conformité est à rechercher dans la rhétorique judiciaire des sophistes.

1. La rhétorique judiciaire des sophistes et l’idée de l’expertise

L’expertise, selon S. Guinchard et T. Debard (2017, p. 908), est une

procédure de recours à un technicien consistant à demander à un spécialiste, dans les cas où le recours à des constatations ne permettrait pas d’obtenir les renseignements nécessaires, d’éclairer le tribunal sur certains aspects du procès nécessitant l’avis d’un homme de l’art. (…) Du droit judiciaire français (…), l’expertise n’est qu’un élément d’information destiné à éclairer les juges.

Cette pensée revêt un double intérêt. De prime abord, elle montre que, dans la procédure judiciaire, les faits sont parfois hermétiques. Ils ne se donnent pas à comprendre, à première vue, par de simples constatations. Nonobstant la perspicacité d’un juge, les faits incriminés peuvent comporter des zones d’ombre. Cela complexifie l’obtention des renseignements nécessaires à la compréhension du fait infractionnel en cause. Or, comme le font remarquer J. Hureau et D. Poitout (2010, p. 8-9), « le juge (…) [est] dans l’obligation, pour indemniser équitablement le dommage, ni trop ni peu, de rechercher avec le plus de justesse possible la nature et l’étendue exacte du seul préjudice découlant de l’événement générateur de responsabilité ». Ainsi, pour ne pas surévaluer ou sous-évaluer les faits, les peines et les indemnisations, le juge n’a de choix que de recourir à des experts pour décanter les situations inextricables.

C’est cette référence à un spécialiste, à un technicien ou à un expert, qui constitue le second intérêt des propos de S. Guinchard et de T. Debard. En effet, parce que l’appréciation d’une infraction nécessite parfois des connaissances techniques et particulières, elle ne peut qu’être confiée à des experts, dont la démarche, objective et scientifique, servira à confirmer ou à infirmer le lien causal entre le préjudice et le fait dommageable. À ce titre, l’expertise a pour fonction, non de trancher en faveur de l’accusé ou de l’accusateur, mais de renseigner le juge.  Elle vise à lui permettre d’avoir une bonne compréhension de la situation.

Bien comprise, l’expertise est relative aux situations dont la complexité rend les constations insuffisantes ou incapables de fournir les renseignements nécessaires à une appréciation adéquate. Elle a pour intérêt de fournir des informations techniques et spécialisées, susceptibles d’éclairer le juge dans ses prises de décisions. L’expertise peut être médicale, psychologique, psychiatrique, physiologique, balistique, comptable, selon la dimension des faits que veut comprendre le juge.

Chez les sophistes, à défaut de trouver dans leurs écrits des recours à l’expertise, respectant scrupuleusement les principes décrits par S. Guichard et T. Debard, il est possible, à tout le moins, de déceler des plaidoiries préfigurant cette pratique. En effet, sans être rigoureusement élaborées à partir du recours à un expert, les plaidoiries des sophistes ont souvent mis en évidence les bons aspects psychologiques des accusés. Le résultat escompté est de montrer l’inexistence d’un lien de causalité entre le caractère vertueux de l’accusé et les faits qui lui sont reprochés. L’on pourrait, dans ce sens, affirmer l’existence d’éléments embryonnaires de l’expertise, précisément de l’expertise psychologique, dans leurs discours judiciaires.

Cela est perceptible dans la Première tétralogie d’Antiphon et dans la Défense de Palamède de Gorgias. À travers ces deux plaidoiries, Antiphon et Gorgias révèlent les bons aspects psychologiques des accusés qu’ils défendent. Dans leur entendement, parce qu’ils véhiculent des renseignements sur les éminents états moraux de ces accusés, en totale contradiction avec ceux des délinquants, les bons aspects psychologiques devraient permettre de convaincre de l’innocence des deux célèbres accusés : l’anonyme et Palamède.

Antiphon fonde son expertise sur la vie antérieure, exemplaire et de bonne réputation de l’anonyme accusé de meurtre. Il lui fait dire :

Faites-vous une opinion sur moi en vous fondant sur mes hauts faits antérieurs, moi qui n’ai ni formé de funestes projets ni cherché à m’emparer de ce qui ne m’appartient pas, mais qui, au contraire, ai apporté de nombreuses et grandes contributions, équipé de nombreuses fois une trière à mes frais, exercé la chorégie avec magnificence, accordé des prêts gratuits à beaucoup de gens, versé des cautions considérables pour de nombreux citoyens, acquis ma fortune non en plaidant mais en travaillant, qui aime offrir des sacrifices et qui se conforme à l’usage. Un homme tel que moi, ne l’accusez ni d’impiété ni de vice (Antiphon, 2009, p. 259).

À travers ces propos, Antiphon tente de révéler le bon portrait moral de l’anonyme accusé. Ce sophiste montre que cet accusé a habituellement mené une vie remarquable et exemplaire. En plus de n’avoir jamais formé un funeste projet à l’encontre d’un de ses concitoyens, il ne s’est jamais emparé de ce qui ne lui appartient pas. Par ailleurs, cet anonyme accusé est l’auteur de nombreuses et grandes contributions à l’égard de la cité. Entre autres, l’on peut citer l’équipement des trières, l’exercice de la chorégie, c’est-à-dire l’organisation des chœurs de concours dramatiques et musicaux, ou encore l’accord de prêts gratuits à de nombreuses personnes. Par conséquent, l’anonyme ne saurait raisonnablement se rendre coupable d’impiété, de vice ou de crime.

D’Antiphon à Gorgias, le même procédé est reconduit. Comme Antiphon, Gorgias s’efforce de faire ressortir les bons aspects psychologiques de Palamède. Écoutons ce qu’affirme Palamède, à ce sujet : « Ma vie passée est irréprochable, pure de toute accusation. Personne ne pourrait soutenir avec véracité devant vous et à mon sujet une accusation de malveillance » (Gorgias, 2009, p. 151). Palamède déclare, ici, avoir mené une existence exempte de toute accusation de malveillance. Il met tous les Athéniens au défi de prouver le contraire, avec véracité. En effet, pour Palamède, ce que l’on doit retenir de lui, c’est qu’il a été un bon citoyen qui ne saurait se rendre complice ou coupable d’une situation indélicate.

Au demeurant, Palamède, à l’instar de l’anonyme accusé d’Antiphon, souligne avoir été également d’une importance et d’une utilité éminentes à la Grèce antique. Ses propos suivants en disent long sur, sur ses bienfaits :

Non seulement, je suis irréprochable, mais je suis en plus un grand bienfaiteur pour vous, pour les Grecs et pour tous les êtres humains (…). Qui, en effet, aurait ouvert les possibles à la vie humaine qui en était privée, et l’aurait ordonnée à partir de son désordre initial, en inventant les ordres de bataille, excellents expédients pour les succès militaires ; les lois écrites, gardiennes de la justice ; les lettres, instruments de la mémoire ; les mesures et les poids, moyens ingénieux dans les relations d’affaire ; le nombre, surveillant des richesses ; les signaux de feu, messagers les meilleurs et les plus rapides (Gorgias, 2009, p. 151).

Il va sans dire que, loin d’être dans la présomption altière, Palamède a fait de nombreuses inventions profitables à la Grèce de son époque. Il affirme avoir réduit le désordre initial des troupes en inventant les ordres de bataille. Il a, en sus, contribué à la légifération sur la justice. Les lettres, instruments de mémoire, ainsi que les mesures et les poids indispensables dans les relations commutatives, sont également son œuvre. Il n’oublie pas, non plus, les signaux de feux qui, dit-il, sont des messagers fiables et rapides.

En rappelant ces vies antérieures irréprochables, exemplaires et de bonne réputation de l’anonyme accusé et de Palamède, l’objectif d’Antiphon et de Gorgias est de lever le voile sur l’inconséquence notoire qui existe entre le genre de vie de ces accusés et les faits qui leur sont reprochés. Leurs plaidoiries suggèrent qu’un homme bon n’a, en toute logique, que de bonnes attitudes, et non le contraire. C’est justement cela que traduit Palamède lorsqu’il affirme : « Il est clair que, en appliquant mon esprit à de tels sujets, je fais la preuve que je m’abstiens des actions honteuses et laides : car il est impossible d’appliquer son esprit à de telles choses lorsqu’on l’applique à ce que je viens de dire » (Gorgias, 2009, p. 151). Cela suppose qu’un même esprit ne saurait être bon et mauvais à la fois, dans le même temps et sous le même rapport.

Au total, sans qu’elle ne soit suffisamment élaborée sous la forme actuelle, avec des experts désignés pour éclairer les juges, les sophistes, par le biais des plaidoiries d’Antiphon et de Gorgias, ont donné sens à l’idée de l’expertise, notamment de l’expertise psychologique. Ils ont initié le recours aux renseignements sur la vie et l’état moral et psychologique des accusés pour éclairer les juridictions dans leurs prises de décisions. Mais, ce n’est pas tout. La rhétorique judiciaire des sophistes est également la source des principes de la plaidoirie de rupture.

2. La sophistique : une source de la plaidoirie de rupture

À l’instar de l’expertise, il est possible de soutenir que la plaidoirie de rupture, encore appelée défense de rupture, tire ses origines des discours judiciaires des sophistes. De fait, avant M. Willard, à qui l’invention de la stratégie de la rhétorique judiciaire est généralement attribuée[1], il convient de reconnaître que les sophistes l’ont théorisée et employée dans leurs discours judiciaires.

L’une des définitions de la plaidoirie ou de la défense de rupture nous est fournie par É. Dupont-Moretti et S. Durand-Souffland. Selon eux, « la défense de rupture (…) consiste à retourner l’accusation contre l’institution. Elle transforme le prétoire en tribune politique et n’a pas pour objet d’obtenir une peine clémente, mais de susciter une révolte de l’opinion publique » (É. Dupont-Moretti et S. Durand-Souffland, 2012, p. 15). L’idée véhiculée par cette affirmation est que l’objectif de la défense de rupture n’est pas de plaider pour l’innocence ou la culpabilité d’un accusé, en conformité avec les lois en vigueur. Il ne s’agit pas, non plus, de réclamer une peine clémente, en sa faveur. La défense de rupture tente de montrer que le verdict de la cour, ainsi que l’ordre et les principes juridiques que les jurés font valoir, sont moralement choquants, révoltants et raisonnablement inadmissibles. Aussi faut-il leur substituer un autre ordre d’appréciation.

La stratégie de rupture est, en d’autres termes, une autre forme de récusation de l’ordre juridique en vigueur. Dans ce registre, l’avocat a pour mission de montrer que le système légal, au nom duquel comparaît l’accusé, est abject. S.-P. François (2013, www.lemonde.fr) explicite cette idée en ces termes :

La défense de rupture n’a, en effet, de sens que dans des contextes bien spécifiques : une situation de crise sociale et politique majeure, voire une guerre civile, qui mobilise des militants prêts à sacrifier leur liberté ou leur vie pour leur camp, et qui, lors de leur comparution devant les tribunaux, loin de se soucier de leur sort, n’hésitent pas à se lever pour crier aux juges.

Ce propos suppose que la défense de rupture, en tant qu’elle convient aux situations de crises sociales, se soucie peu du sort de l’accusé. Son objectif n’est pas de disculper forcément l’accusé, selon les lois en vigueur. Au contraire, elle vise à transcender l’ordre judiciaire au profit d’un autre ordre normatif et référentiel jugé qualitativement supérieur à celui des lois. Pour ce faire, contester, protester, ou récuser vigoureusement le régime juridique accusateur est le principe basique de la plaidoirie de défense.

Ici, point n’est besoin d’évaluer les faits à l’aune des lois. L’appréciation de la constitution des éléments légal, matériel ou moral de l’infraction est sans intérêt. Ce qui importe, c’est la dénonciation de l’institution elle-même, ainsi que l’ordre sociojuridique qu’elle prône. En un mot, avec la plaidoirie de rupture, l’appréciation de l’acte incriminé est faite à partir d’une matrice référentielle différente de celle du légalisme.

À la lumière de cette approche sémantique, il convient de reconnaître que le plaidoyer de rupture est une approche du discours judiciaire, dont il est possible de trouver quelques traits saillants dans la rhétorique judiciaire des sophistes. L’Éloge d’Hélène laisse poindre les fondamentaux de cette approche du discours judiciaire. En effet, Hélène, cette belle femme, épouse du roi Ménélas de Sparte, charmée et enlevée par Pâris, prince troyen, a occasionné la guerre de Troie. Accusée de trahison, voire d’adultère, Gorgias rédige un éloge, à partir d’une stratégie de plaidoirie de rupture, pour laver son honneur. Sans apprécier l’attitude d’Hélène conformément aux lois en vigueur, et sans se soucier des dimensions matérielle et morale de l’infraction retenue contre elle, ce sophiste montre que l’acte de cette belle dame convoitée répond à un ordre référentiel, différent de celui des lois.

Gorgias commence par justifier l’attitude de cette dame en ces termes : « Il était naturel que l’équipée d’Hélène vers Troie ait eu lieu » (Gorgias, 2009, p. 137). Il s’ensuit qu’Hélène ne saurait être tenue responsable de son enlèvement par Pâris. Le fait, pour Hélène, d’avoir abandonné son foyer et d’avoir suivi son amant Pâris, était tout à fait normal, donc irrépréhensible.

Gorgias poursuit, en justifiant, son affirmation. « Soit, en effet, c’est poussée par le dessein de la Fortune, ou par la décision de dieux, ou par le décret de la Nécessité qu’elle a fait, ce qu’elle a fait, ou bien parce qu’elle a été ravie de force, ou persuadée par les discours ou surprise par l’amour » (Gorgias, 2009, p. 138). Ainsi, quel que soit l’angle sous lequel l’on l’aborde, Hélène est la malheureuse victime d’un décret surnaturel ou extraordinaire qui l’a contrainte à une attitude non-condamnable. Elle n’avait de choix que celui de respecter, de gré ou de force, un décret des forces et des puissances suprahumaines.

Pour approfondir ces idées, Gorgias engage une analyse détaillée des raisons du comportement d’Hélène. Il note que, si c’est sous la contrainte d’un décret de la Fortune ou des dieux qu’Hélène a agi, il faut savoir qu’il « est impossible pour la prévoyance humaine de s’opposer à la providence d’un dieu (…). Le dieu est en tout plus fort que l’homme, et par sa violente brutalité, et par sa sagesse, et par tout le reste » (Gorgias, 2009, p. 139). Par conséquent, la responsabilité de la trahison d’Hélène est imputable aux dieux et à la fortune, non à l’infortunée belle dame.

Du reste, il n’est pas impossible qu’Hélène ait été ravie de force. Si c’est le cas, elle est, encore et toujours, innocente. Gorgias (2009, p. 139) affirme : « Si donc elle a été enlevée en usant de violence et forcée de façon criminelle et outragée au mépris de toute justice, il est évident que celui qui l’a enlevée a commis une injustice en lui faisant outrage, tandis que celle qui a été enlevée, en étant outragée, a subi une infortune ». Il en résulte qu’Hélène ne doit pas être accusée. Elle a agi dans les limites de la force violente qui lui a été opposée et imposée. Celui qui doit être condamné, c’est ce barbare et violent Pâris, coupable de rapt et de séquestration, avec brutalité.

En sus, à supposer qu’Hélène ait été persuadée par le discours dont la puissance est capable de leurrer une âme, il faut qu’elle soit déchargée et défendue de cette accusation. La raison est simple. C’est que « Discours est un maître puissant qui, par un corps très petit et tout à fait invisible, accomplit des actes au plus haut point divins » (Gorgias, 2009, p. 139). L’idée suggérée par ce propos est que, aussi petit ou insignifiant que soit le discours, il ne faut pas s’y tromper, il possède une puissance d’incantation et une magie ensorceleuse semblables à celle d’un être divin. C’est pourquoi, conclut Gorgias (2009, p. 141), si Hélène « a été persuadée par Discours, il faut affirmer qu’elle n’a pas été coupable, mais qu’elle a subi une mauvaise fortune ».

À la réflexion, dans la perspective gorgiassienne, Hélène, ne doit pas être vue comme une coupable, mais comme une victime. Ceux à qui il faut imputer la faute, c’est, soit la Fortune et les dieux, soit Pâris, le barbare, soit le discours ensorceleur. Ne pas avoir perçu cela, constitue un profond malaise pour les détracteurs d’Hélène, qui la jugent selon les canons d’un légalisme aveugle. Aussi Gorgias entreprend-il de dénoncer cette injustice et de souligner l’ignorance des opinions accusatrices d’Hélène. Par-là, sans critiquer directement et vigoureusement l’ordre social et juridique au nom duquel Hélène est considérée comme une coupable de trahison, Gorgias le transcende et le remet en cause.

Au total, la plaidoirie de rupture doit ses aspects fondamentaux à la sophistique qui, sous la plume de Gorgias, l’a portée sur ses fonds baptismaux. Il en est de même pour la plaidoirie de conformité. Cette approche de rhétorique judiciaire a aussi été théorisée et pratiquée, par les sophistes, dans leurs discours judiciaires.

3. Les sophistes, initiateurs et praticiens du plaidoyer de conformité

Le plaidoyer de conformité, discours judiciaire à charge ou à décharge, visant à infirmer ou à confirmer la violation d’une loi pénale, tire ses racines de la sophistique. En effet, les principes de cette forme de rhétorique judiciaire sont bien repérables dans les discours judiciaires des sophistes. Protagoras et Antiphon, notamment, nous en fournissent quelques exemples précis.

Toutefois, avant de développer cela, il convient, d’emblée, d’analyser les conditions d’établissement de la culpabilité pénale d’un accusé, socle de la plaidoirie de conformité. Dans le droit pénal, trois éléments capitaux permettent d’établir une infraction et de montrer, ainsi, que l’accusé est coupable. Ce sont : l’élément légal, l’élément matériel et l’élément moral de l’infraction.

De l’expression “élément légal de l’infraction”, il convient de retenir l’idée selon laquelle « aucune incrimination ni aucune peine ne peuvent être retenues, sans avoir été prévues par un texte émanant des pouvoirs publics et prévenant les citoyens de ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire sous peine d’encourir une sanction pénale » (B. Bouloc et M. Haritin, 2018, p. 58). Cela signifie que, pour qu’un individu soit inculpé, la loi doit avoir prévu, récriminé et pénalisé son acte en cause. L’infraction visée ne doit pas être putative, c’est-à-dire une vue de l’esprit ; elle doit être théorisée, de lege lata[2].

L’élément matériel de l’infraction renvoie à l’effectivité d’un acte répréhensible objectivement observable ou constatable. Comme le font remarquer P. Kolb et L. Leturmy (2019, p. 141), « l’élément matériel de l’infraction suppose l’accomplissement d’un acte, une réalisation, un événement manifesté par une attitude extérieure ». Ici, l’infraction peut être faite par commission ou par omission, et non en pensée. « Les simples pensées échappent à toute répression », soulignent P. Kolb et L. Leturmy (2019, p. 142).

Quant à l’élément moral, il désigne l’intention de l’accusé de commettre l’infraction. Selon B. Bouloc et H. Matsopoulou (2018, p. 126), « il y a “faute intentionnelle” lorsque l’auteur de l’acte a voulu pleinement tout à la fois son acte et le résultat obtenu ou tout au moins recherché ». Il faut donc que le présumé coupable ait agi volontairement, ait voulu voir l’acte posé se réaliser, et les résultats escomptés atteints, pour que l’élément moral soit constitué. 

C’est la mise en commun de ces trois éléments qui permet d’établir l’infraction pénale. Ils constituent l’essence et le fondement de la plaidoirie de conformité, dans la mesure où l’avocat élabore son discours, en évaluant chaque élément de cette triade. C’est pourquoi É. Dupont-Moretti et S. Durand Souffland (2012, p. 76-77) écrivent que l’avocat doit évaluer « ligne à ligne, les factures téléphoniques détaillées (les “fadets” ou “fadettes”)[3] du dossier ». Il doit, en outre, « étudier le parcours des scellés[4] (…), [et] examiner à la loupe toutes déclarations de l’accusé, des témoins » (É. Dupont-Moretti et S. Durand Souffland, 2012, p. 76). L’enjeu de cette démarche est d’arriver à montrer qu’au moins l’un des éléments constitutifs de l’infraction n’est pas constitué.

Ces principes basiques de la plaidoirie de conformité, à quelques différences près, étaient bien connus et pratiqués par les sophistes dans l’Antiquité. Nous en voulons pour preuve la longue discussion d’une journée entière, qui opposa Protagoras à Périclès dans l’affaire de la mort, par inadvertance, d’Épitime de Pharsale. En voici la substance :

Pendant un concours de pentathlon, sans le vouloir, un homme frappa avec son javelot Épitime, fils de Pharsale, et le tua. Périclès passa toute la journée à examiner avec Protagoras la question de savoir s’il fallait considérer que le responsable de l’événement, selon le raisonnement le plus correct, était le javelot, celui qui l’avait lancé ou bien les arbitres (Protagoras, 2009, p. 60).

À l’examen, des réponses peuvent être apportées à la triade d’éléments constitutifs de l’infraction.

Le premier, l’élément matériel de l’infraction, est avéré ; car la mort d’Épitime est un fait objectivement observable, qui ne souffre d’aucune ambiguïté. Par ailleurs, parce que l’homicide est prévu et sanctionné par la loi athénienne[5], il est possible d’affirmer que l’élément légal de l’infraction est également constitué. Au troisième élément de l’infraction, à savoir l’élément moral, la réponse est donnée par Protagoras lui-même. Le javelot a heurté accidentellement Épitime. Il n’y a donc pas eu d’intention manifeste d’attenter à la vie.

L’analyse de ces éléments, en tant qu’ils situent sur la responsabilité pénale de l’athlète lanceur du javelot, des arbitres, puis du javelot lui-même, est, sans nul doute, ce qui a meublé la discussion de Protagoras et de Périclès. En tout état de cause, la discussion, telle une étude fragmentaire préparatoire de la plaidoirie, n’aurait pu se dérouler sans une appréciation des différents éléments constitutifs de l’infraction visée.

Outre Protagoras, c’est avec Antiphon que la plaidoirie de conformité se précise véritablement. Dans une affaire d’accusation d’empoisonnement contre une belle-mère, un fils tente de montrer que son père a été victime de meurtre, avec préméditation. Il rappelle l’élément matériel de l’infraction en affirmant que, pendant une libation, « prenant en main la coupe meurtrière », son père et son ami Philonéôs burent « jusqu’à la dernière goutte leur dernière boisson. Philonéôs meurt sur-le-champ, [tandis que son] père est frappé d’une maladie dont il mourut le vingtième jour » (Antiphon, 2009, p. 251). Cela indique l’effectivité de l’homicide, donc de l’élément matériel de l’infraction.

Le fils poursuit, en dévoilant la constitution de l’élément légal, de la manière suivante : « Conformément à vos lois, que vous avez reçues des dieux et des ancêtres et d’après lesquelles vous décidez du décret de condamnation de la même façon qu’eux, [il faut] porter assistance à celui qui est mort et, dans le même temps, (…) à celui qui est laissé orphelin ». Par cette déclaration, le fils plaideur rappelle la loi qui régit l’homicide, levant ainsi un coin du voile sur la constitution de l’élément légal.

Pour finir, le fils indique que son père a été victime d’un meurtre, avec préméditation. Il soutient que la femme de son père, la présumée coupable, instigatrice du crime, l’« a fait périr volontairement à la suite d’une décision arrêtée d’avance (…). Cette femme avait (…) manigancé la mort [du] père en usant de poison » (Antiphon, 2009, p. 248-249). En effet, le défunt, de son vivant, « l’avait prise sur le fait, qu’elle n’avait pas nié, soutenant seulement qu’elle en donnait non en visant sa mort mais comme philtres aphrodisiaques » (Antiphon, 2009, p. 249). Ainsi s’exprime le fils pour montrer que l’élément moral du meurtre est, lui-aussi, constitué. 

En somme, si dans le cas de la mort d’Épitime, la discussion est rude entre Protagoras et Périclès relativement à la constitution des trois éléments de l’infraction, dans le cas de l’homicide du père, la plaidoirie du fils en deuil est sans ambages : les éléments constitutifs de l’infraction pénale sont bel et bien réunis. Le fils a su montrer que l’élément matériel, l’élément légal et l’élément moral de l’infraction étaient constitués. Par conséquent, l’instigatrice du crime, est effectivement coupable d’homicide par commission, avec préméditation. Cela prouve que la sophistique ne méconnaissait pas les principes de la plaidoirie de conformité, bien que celle-ci soit mieux élaborée de nos jours.

Conclusion

En considérant attentivement la sophistique, l’on se rend à l’évidence que les stratégies de plaidoirie contemporaines y tirent leur source. L’expertise, dont le rôle est de renseigner les juges sur les zones d’ombre des faits infractionnels que les simples constatations ne permettent pas de comprendre, était perceptible dans les discours judiciaires des sophistes. Sous une forme encore embryonnaire, Antiphon et Gorgias ont fait valoir l’expertise psychologique notamment, à travers la déclinaison des bonnes dispositions psychologiques des accusés qu’ils défendaient.

La plaidoirie de rupture n’est pas, non plus, absente des discours judiciaires des sophistes. L’Éloge d’Hélène en est l’un des symboles. À travers cette plaidoirie, sans s’attaquer frontalement et vigoureusement aux lois en vigueur, Gorgias a transcendé subtilement l’ordre judiciaire pour apprécier la trahison, dont Hélène est accusée, à partir de référents suprahumains. Il s’agit, en l’occurrence, des décrets de la Fortune et des divinités, de la violence barbare et indomptable, et de la puissance du discours tyrannique et ensorceleur. En rupture avec les lois, ce sophiste a montré que l’acte de “trahison” d’Hélène est fondé et appréciable.

Quant à la plaidoirie de conformité, Protagoras et Antiphon ont produit des discours dans lesquels elle apparaît. Ils ont bien compris et employé cette forme de discours judiciaire qui consiste à analyser les éléments matériel, légal et moral d’une infraction pénale. Dans l’affaire de la mort d’Épitime de Pharsale et dans celle de l’accusation d’empoisonnement contre une belle-mère, ces deux sophistes ont fait recours à la triade des éléments constitutifs de l’infraction, socle de la plaidoirie de conformité.

C’est pourquoi, à la question de savoir si la rhétorique judiciaire des sophistes peut être considérée comme la source matricielle des idées fondatrices des stratégies de plaidoirie contemporaines, il faut répondre par l’affirmative. Même si elles étaient développées sous des formes embryonnaires, il convient de souligner que l’expertise, la plaidoirie de rupture et la plaidoirie de conformité étaient connues et pratiquées par les sophistes. L’on ne saurait, par conséquent affirmer, en suivant en cela Platon et Aristote, que la rhétorique judiciaire des sophistes est sans intérêt.

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L’ART ET LA SAINE HABITATION DANS LA CITÉ :                         DE LA CRITIQUE AUX RECOMMANDATIONS PLATONICIENNES

Amed Karamoko SANOGO

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

sanogokara3@gmail.com

Résumé :

La figure de l’artiste dans les écrits de Platon fait de l’art une préoccupation essentielle dans sa philosophie. Par endroits, il évoque l’inutilité de certaines pratiques artistiques en raison de leurs caractères pernicieux, rendant dès lors légitime la répudiation de l’artiste de la cité. Cette lecture, quoique s’appuyant sur des textes du philosophe, est insuffisante. Platon, au-delà de sa critique de l’art, exige en effet une règlementation de l’imitation artistique susceptible de rendre la cité habitable où l’âme se trouve convertie avec des valeurs liées à la beauté, à l’harmonie et à l’ordre. C’est dans cette perspective que Platon assigne à l’art un rôle pédagogique et politique comme moyen de gouvernance de la cité. La présente contribution analyse l’ambivalence de la philosophie platonicienne de l’art.

Mots-clés : Âme, Art, Cité, Imitation, Pédagogie, Pernicieux, Politique, Valeur.

Abstract :

The figure of the artist in Plato’s writings makes art a key concern in his philosophy. In places, he evokes the uselessness of certain artistic practices because of their pernicious nature, thus making legitimate the repudiation of the artist of the city. This reading, although based on texts by the philosopher, is insufficient. Plato, beyond his criticism of art, indeed demands a regulation of artistic imitation capable of making the city habitable where the soul is converted with values linked to beauty, harmony and order. It is in this perspective that Plato assigns an educational and political role to art as a means of governance of the city. This contribution analyzes the ambivalence of the Platonic philosophy of art.

Keywords : Soul, Art, City, Imitation, Pedagogy, Pernicious, Politics, Value.

Introduction

De la critique de Lysias dans le Phèdre au mépris pour l’art du simulacre dans Le Sophiste en passant par la condamnation des poètes imitateurs dans La République, le concept de l’art est pris constamment à partie dans la philosophie de Platon qui aborde l’inutilité de l’art dans la cité. L’on reproche à l’art son manque de réalisation concrète, au-delà des mots et des fables. Pour Platon (2011, 599e), l’art du poète n’a pas « rendu service aux habitants de (la) cité ». Toutefois, il ne faut pas en déduire que l’artiste, aux yeux de Platon, occupe une place de moindre importance dans l’administration des sociétés. Concernant l’appréhension de l’artiste poète, on se rend compte que l’amélioration des conditions de vie des citoyens passe par les héros des poètes qui recherchent le bien en combattant le mal. Autant dire que l’artiste en général suscite la soif de la justice dans la cité.

Dès lors, la question centrale qui sous-tend notre réflexion est la suivante : l’art est-il vraiment inutile chez Platon ? Autrement dit, l’art selon Platon, est-il absolument quelque chose de négatif ? L’intellection de cette question exige quelques interrogations subsidiaires. Pourquoi l’artiste peut-il être répudié de la cité ? Peut-on attribuer à l’art un dessein politique ? Notre hypothèse centrale est que l’art platonicien est capable de garantir la prospérité sociale par la détermination de l’essence du Beau et l’amélioration des âmes des citoyens.

L’itinéraire méthodologique pour mener l’argumentaire de cette hypothèse se veut analytique et critique. La synergie de ces deux méthodes permettra d’articuler le raisonnement de cet article autour de deux axes majeurs. Le premier mettra en évidence la critique platonicienne de l’art. Quant au second, il présentera l’art tel que le veut Platon pour une saine habitation de la cité par les artistes.

1. La critique platonicienne de l’art dans la cité

Dans La République, Platon (2011, 197e) développe une critique à l’endroit des artistes. Il va jusqu’à soutenir qu’il faut les chasser de la cité. Les artistes peintres, « imitateurs de ce dont les autres sont des ouvriers », en reproduisant les objets du monde sensible, réalisent les copies des choses ou des objets réels représentant ainsi leur apparence. Les artistes seraient donc inutiles pour les individus et pour les sociétés. Il convient d’analyser l’inutilité de l’imitation artistique pour la cité. Cette perspective implique la clarification des concepts utilisés.

1.1. L’imitation artistique : une apparence loin du vrai

L’imitation est un terme récurent dans les débats philosophiques sur la nature de l’art et les conditions de la création artistique. Elle définit, selon Aristote (1990, 1447a) le caractère essentiel propre à « la poésie et à d’autres arts, notamment la peinture ». Bien avant Aristote, Platon (2011, 668ab) affirmait que « la musique tout entière, et par conséquent la poésie, a pour fin l’imitation ». Ces deux positions relatives à l’imitation accréditent l’idée selon laquelle la poésie et l’art, en général, sont appréhendés comme une reproduction de l’image d’un objet matériel qui est une imitation de l’idée de cet objet.

Le jugement sur l’art que Platon entreprend se justifie par une réflexion qui porte sur la fabrication des navettes. Admettons que le fabricant de navettes casse une navette, il ne l’a refait pas à partir de celle qui est brisée, mais il prend pour modèle « la forme idéale d’après laquelle il faisait aussi celle qu’il a brisée ». (Platon, 2011, 399b). Toute fabrication est la production d’un objet matériel conformément à un modèle qui est une forme intelligible.

L’idée de la navette est conforme et commune à toutes les navettes. Ce n’est qu’après elle que l’artisan produit une navette sensible. L’idée est le principe de fabrication pour l’artisan. Elle ne saurait elle-même être le produit d’une telle fabrication. Platon (2011, 596b) assigne une cause à l’idée elle-même, sa production est attribuée à Dieu. L’ouvrier reçoit son modèle de Dieu, lequel produit la nature en tant qu’Idée ou forme essentielle des êtres artificiels comme le lit.

De ce qui précède, on observe trois formes hiérarchisées de production du lit qui nous éloigne de la réalité : d’abord, Dieu produit l’idée du lit en soi, la vraie réalité, unique par sa nature. Ensuite, le menuisier imite l’objet réel conformément à l’idée du lit. Ce lit produit, sur lequel on peut s’étendre, est en bois. Enfin, le peintre imite l’imité, c’est-à-dire reproduit l’image de l’objet qui est le lit. En imitant le monde sensible, l’artiste imite un reflet, une apparence. Considéré comme reflet, le monde sensible est, en lui-même, une copie, une imitation du vrai monde, le monde intelligible. Par conséquent, le peintre est l’auteur d’une production éloignée de la nature de trois degrés.  À cet égard, « L’imitation est donc loin du vrai ». Platon (2011, 597b). Autrement dit, la production de l’artiste est loin de la vérité.

Pour Platon, l’imitation est un mensonge, parce que ce n’est pas la réalité elle-même. Ce qui intéresse l’artiste, c’est de réussir à obtenir l’admiration du public à l’égard de ses œuvres. Pour ce faire, son imitation est axée non pas sur un vrai savoir, mais sur un savoir susceptible de tromper les citoyens et de les maintenir dans l’illusion. Ainsi,

l’imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c’est, semble-t-il, parce qu’elle ne touche qu’à une petite partie de chacun, laquelle n’est d’ailleurs qu’une ombre. Le peintre, dirons-nous par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans avoir aucune connaissance de leur métier; et cependant s’il est bon peintre, ayant représenté un charpentier et le montrant de loin, il trompera les enfants et les hommes privés de raison, parce qu’il aura donné à sa peinture l’apparence d’un charpentier véritable. (Platon, 2011, 598c).

Celui qui imite n’a pas la science exacte, il n’a aucune opinion vraie sur la beauté de ce qu’il imite. Il présente ce qui est agréable au public. À l’image du mythe de la caverne ombreuse dont parle Platon (2011, 517a), l’artiste projette des ombres sur le fond de la demeure souterraine. Il donne à ses occupants une apparence de réalité susceptible de les tromper.

L’artiste présente le caractère inessentiel des choses. En racontant, par exemple, une scène de bataille, le poète fait une description des détails par des recettes et des techniques pour séduire et faire frémir les spectateurs. Ainsi, ceux-ci oublient de se poser des questions dans le but d’essayer de comprendre la finalité de la bataille. Du fait de présenter la beauté agréable au public, l’imitateur, le poète, maintient son public dans le monde des illusions.

Lorsqu’elle présente le beau côté des choses, l’œuvre d’art excite, pour ainsi dire, les spectateurs à jouir et se réjouir de ces choses, puisqu’ils préfèrent contempler l’apparence des choses que de se donner la peine de les connaître. Ainsi, pour Platon (2011, 605c), « la poésie nourrit les passions de l’âme en les arrosant alors qu’il faudrait les dessécher ; elle les fait régner sur nous alors que nous devrions régner sur elles pour devenir meilleurs et plus heureux, au lieu d’être plus vicieux et plus misérables ». En donnant aux spectateurs de quoi jouir, l’artiste les détourne de la recherche de la sagesse et suscite un goût pour ce que la raison réprouve moralement, c’est-à-dire l’imitation de passions irrationnelles.

Si Platon dénonce la poésie imitative, c’est parce qu’elle a une influence sur la morale des citoyens dans la cité. En effet, le citoyen qui a vu dans une salle de théâtre la mise en scène des personnages pour la plupart des héros et même des dieux se lamenter immodérément, être infidèles, déloyaux, n’est plus capable de loyauté et de fidélité. Car le poète imitateur,

introduit un mauvais gouvernement dans l’âme de chaque individu, en flattant ce qu’il y a en elle de déraisonnable, ce qui est incapable de distinguer le plus grand du plus petit, qui au contraire regarde les mêmes objets tantôt comme grands, tantôt comme petits, qui ne produit que des fantômes et se trouve à une distance infinie du vrai. (Platon, 2011, 605e).

Ces propos permettent de comprendre le peu de valeur de la poésie imitative. C’est pourquoi, une bonne cité ne peut prendre pour vrai ce type d’art.

Dans sa critique de l’imitation, Platon, comme le montre P.-M. Schulh (1933, p. 32-33) fait un parallèle entre l’art du peintre qui donne l’illusion de la réalité et celui du sophiste qui prétend savoir. Commentant l’attitude du sophiste, D. L. Fié (2018, p. 58-59) indique que « l’imitateur comme le sophiste, ne connaît que l’apparence de la chose » qui n’est que la dimension médiocre de la réalité. Il souligne, pour cette raison, la méfiance de Platon à l’égard de l’imitation.

Ainsi l’homme qui se donne comme capable, par un art unique, de tout produire, nous savons, en somme, qu’il ne fabriquera que des imitations et des homonymes de la réalité. Fort de sa technique de peintre, il pourra, exhibant de loin ses dessins aux plus innocents parmi les jeunes garçons, leur donner l’illusion que, tout ce qu’il veut faire, il est parfaitement à même d’en créer la réalité vraie. (Platon, 2011, 234d).

L’artiste, le peintre, représente ce qu’il voit. Son œuvre, exposée au public, joue sur les effets de contrastes de sorte à présenter les apparences des choses. Il condamne le spectateur à réduire la réalité des choses à leur apparence, à leurs qualités sensibles à ce que nos sens en perçoivent au détriment de ses propriétés intelligibles. Le peintre s’intéresse à la mauvaise partie du sens visuel. Or, la réalité d’une chose n’est pas ce que l’on perçoit de cette chose mais ce que l’on en comprend par la pensée. À titre d’illustration, « les mêmes objets paraissent brisés ou droits selon qu’on les regarde dans l’eau ou hors de l’eau, ou concaves et convexes du fait de l’illusion visuelle produite par les couleurs ; et il est évident que tout cela jette le trouble dans notre âme ». (Platon, 2011, 602b). En d’autres termes, l’artiste, dans l’optique de produire l’illusion de la réalité, flatte ce qu’il faut considérer comme un défaut dans la perception du monde extérieur.

En se référant aux notes de La République de Platon (2011, 395c) l’on se rend à l’évidence que l’imitation artistique crée chez l’homme une seconde nature. « L’imitation si on l’accomplit continûment dès sa jeunesse, se transforme en façon d’être et en seconde nature, à la fois dans le corps, les intonations de la voix et dans la disposition de l’esprit ». L’auteur montre que l’imitation qui se fixe dans les habitudes est un facteur privilégié de changement d’attitude chez l’homme.

Or, le changement dans la perspective platonicienne engendre le mal et la décadence. Le corps, en effet, s’habitue avec le temps, à plusieurs aliments et à un certain nombre d’efforts gymniques de sorte qu’il présente un excellent état de santé et de bien-être. Toutefois, « lorsqu’un changement s’impose […], l’on commence à se sentir tout troublé ». (Platon, 2017,798a). Ce qu’il faut cerner à travers cette affirmation, c’est l’idée d’une condamnation de l’imitation artistique, puisqu’elle n’apporte rien d’indispensable à l’être humain et la cité.

Sur ce dernier aspect, les travaux de E. Yapo (2012, p. 315) montrent que la présence de l’artiste ne semble pas être désirable dans la cité : « Mettant ses talents au service de l’imitation, l’artiste ne laisse en souvenir de lui que des illusions encore plus illusoires qu’un reflet dans l’eau, des objets qui ont une réalité encore plus précaire que celle des ombres dans la caverne ». Il n’y a pas nécessité d’avoir recours à l’activité artistique en raison de son éloignement de la vérité. Il est donc légitime de répudier un tel homme de la cité.

1.2. La répudiation de l’artiste de la cité : une conséquence de l’imitation

Dans les passages précédents, l’artiste a été présenté comme un imitateur ; ce qui fait de lui un illusionniste, un imposteur et un mauvais exemple à ne pas fréquenter dans la cité. Car, à son contacte, ses concitoyens, du fait de son influence négative, courent le risque de ne plus observer les normes de pudeur nécessaires à la moralité dans la cité. Par conséquent, Platon (2011, 394d) recommande aux dirigeants de la cité de « ne pas permettre aux artistes de se livrer à l’imitation » sous peine d’être répudiés de la cité.

Or, l’imitateur n’est pas un citoyen honnête, c’est un être impudique, infidèle et déloyal. Au demeurant, N. Grimaldi (1980, p. 28) compare l’artiste au sophiste : « L’artiste exerce dans le domaine des autres Muses la même activité que le sophiste dans l’art de Calliope. Comme le sophiste est l’artiste du discours, l’artiste est le sophiste des Muses ». L’artiste et le sophiste sont des parasites, des imposteurs et des faussaires. Ils prétendent avoir toutes les compétences même hors de leur spécialité.

Pour l’artiste, comme pour le sophiste, « l’apparence se substitue à la réalité ». (Platon 2011, 466e). C’est ce qui caractérise et discrédite ces deux hommes. Leur activité représente une réelle menace pour la cité. En raison de leur influence néfaste, en raison de peu d’honnêteté qui les caractérise. Platon autorise que les poètes et les peintres soient chassés de la société.

Stigmatisant l’attitude peu orthodoxe de l’artiste-peintre, E. Yapo (2012, p. 317) affirme qu’« il s’agit d’une tromperie puisque l’artiste ne cherche pas à rendre meilleur et plus proche de la justesse la perception que les hommes ont du monde ». Ainsi, le peintre travaille avec le réel. Lorsqu’il représente ce qui fait la beauté de l’objet représenté, le peintre fait courir le risque aux citoyens de partager sa conception de la beauté alors qu’elle peut être discutable.

L’artiste pousse les hommes à considérer le bel objet qu’il représente comme le paradigme de la beauté. Il fait peser l’incertitude sur ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Autrement dit, lorsque l’irréel peut ressembler au réel de sorte à se confondre avec lui, on en vient à ne plus distinguer le modèle de l’image, le vrai du faux : « Voilà ce que nous n’admettons pas dans la cité ». (Platon, 2011, 378b).

Cette idée de condamnation des artistes est présente dans le mythe de Protagoras. Platon indique les principes du bien vivre ensemble dans la société, mais l’imitateur, par son attitude dépourvue de retenu, impudique et déloyale, s’exile lui-même hors de la cité pour échapper au châtiment préconisé par le Zeus du Protagoras. Celui-ci, après avoir constaté que les hommes vivant isolés étaient trop vulnérables pour vivre ensemble sans se faire du mal les uns aux autres, envoie Hermès leur porter les vertus de pudeur et de justice sans lesquelles aucune vie sociale n’est possible. Il précise que si tous ne partageaient pas ces vertus, les cités ne sauraient exister. Une référence textuelle permet de s’en faire une idée :

Craignant une disparition totale de notre espèce, Zeus envoie Hermès porter aux hommes le sentiment du respect et du droit, pour qu’ils soient les parures des cités et les liens qui les unissent d’amitié […], il convient que quiconque participe, faute de quoi il n’y aurait pas d’État. (Platon, 2011, 323cb).

Fort malheureusement, l’artiste se considérant comme la mesure de toute chose, ne craint pas de jouer les rôles les plus vils qui témoignent de son manque de sens de la mesure. Ainsi, l’artiste ne peut que faire du mal à ses semblables en raison de son influence irrésistible sur les autres citoyens. « Il fait entrer un mauvais régime politique dans l’âme individuelle de chacun ». (Platon, 2011, 605b). L’imitateur qui contamine ses compagnons, n’a pas de place dans une véritable cité.

Or, il est nécessaire pour une saine habitation de la cité, que l’artiste soit membre de la cité. Pour ce faire, Platon ne rejette pas dans l’absolu les œuvres et activités artistiques sauf celles qui présentent des défauts, des failles. Ainsi, il présente des conditions pour une intégration harmonieuse et constructive de l’artiste dans la société.

2. Les conditions d’une saine habitation de la cité : le recours à l’art vrai

Les réflexions précédentes ont taxé les œuvres des artistes d’ouvrages pernicieux. Leur art, à en croire Platon, peint la réalité sociale sans toutefois mettre en exergue les contradictions sociales. C’est dire que ces artistes ne rendent pas service aux citoyens. Est-ce une raison pour les bannir ? Et pourtant, la valorisation de l’activité artistique peut être cernée à travers l’éducation et la politique. Les analyses qui portent sur la pensée de l’art imitatif chez Platon (2017, 810c) tiennent peu compte de ces deux aspects pour lesquels on y trouve « beaucoup à louer ». C’est bien dans le platonisme que s’enracine le modèle classique et la valorisation de l’art et de l’œuvre d’art.

2.1. La perception de l’art comme technique d’éducation chez Platon

Platon attache un grand intérêt à la question de l’éducation des gardiens de la cité. Elle est, selon lui, « l’unique chose importante qui mérite d’être prescrite dans la cité ». (Platon, 2011, 491c). L’éducation dont il s’agit ne s’adresse pas à tous les citoyens, mais plutôt à celui qu’il juge apte à l’application du principe de la justice, celui qui aura en charge la direction de l’État. Il s’agit, pour Platon (2011, 33b), de l’homme « irascible, agile et fort […] destiné à devenir un gardien de la cité ». La raison de ce choix tient compte du rôle éminent qu’il joue.

C’est pourquoi, certaines formes artistiques devront être abandonnées au profit d’autres qui concernent la vertu incantatoire de l’art que l’on mettra au service des jeunes, puis de la cité. De ce fait, il leur faut une éducation particulièrement soignée. Ainsi, la pensée platonicienne nous conduit inéluctablement, mais prudemment à la conception d’une règlementation des activités artistiques. Dans le but de reformer la société, celle-ci sera fondée sur une éducation rigoureuse dont le contenu véritable sera le jeu, la gymnastique et la musique.

À travers les activités de fabrication, de construction, de bricolage et de tissage, le jeu conditionne un développement harmonieux de l’intelligence et de l’affectivité de l’enfant. Par le jeu, l’enfant s’exerce à l’amour de la profession dans laquelle il devra exceller plus tard. Au contraire, l’enfant qui ne joue pas, est un enfant malade d’esprit, car « le jeu met en fonction l’équilibre ». (G. Jacquin, 1954, p. 66). Dans le jeu, l’enfant se montre successivement brutal, égoïste, emporté et distrait. Il s’attache au jeu qui procure du plaisir et détermine, pour ainsi dire, son désir. On voit donc que le plaisir et le désir expriment les premiers sentiments chez l’enfant, sentiments que l’éducation s’attèle à règlementer.

L’éducation platonicienne vise à harmoniser, coordonner et orienter les désirs et les plaisirs suscités par le jeu. Platon (2011, 425a) estime que si, à travers le jeu, l’enfant échappe à ce principe, il est impossible qu’en grandissant, il devienne un homme de vertu et de devoir. Toutefois, lorsque dès le début, l’enfant joue honnêtement, « l’amour de la loi [le] suit dans toutes les circonstances de la vie ».À travers différents jeux, l’enfant fait l’apprentissage de divers types de lois : d’abord il y a la loi individuelle, par laquelle l’enfant s’impose d’avance un ordre et cherche à obéir à cet ordre. Ensuite, il y a la loi d’imitation où l’enfant s’efforce de suivre les lois de ses aînés. Enfin, il y a la loi socialisée du jeu collectif. À ce niveau, l’enfant cherche à s’intégrer. Une fois que cela est fait, il se trouve grandi par l’acceptation au sein du groupe social. La loi socialisée forme, par conséquent, l’enfant à l’esprit d’équipe. S. Scaillet (1994, p. 67) affirme à juste titre que « les jeux d’équipe sont une bonne formation sociale ». De ce qui précède, on peut inférer que le jeu impose une coordination entre la règle choisie, la conduite individuelle et les réactions du groupe social. Ainsi, le jeu discipline toute la personnalité de l’enfant.

Cependant, pour garantir le succès de l’éducation, Platon (2011, 537a) recommande d’éviter dans le jeu de l’enfant la brutalité et la violence. Il s’adresse à l’éducateur en ces termes : « Excellent homme, n’use pas de violence avec les enfants, mais que l’éducation soit un jeu pour eux : tu seras par-là mieux à même de découvrir les dispositions naturelles de chacun ». L’utilisation du jeu comme technique éducative est un art qui peut favoriser l’acquisition de la confiance et l’épanouissement des connaissances et surtout l’éveil des talents de l’enfant.

Les enfants sont à un âge où s’imprime en eux la marque que l’on veut. Les mères et les nourrices ont ainsi le pouvoir de « façonner leur âme au moyen des histoires, bien plus encore que leurs corps avec les mains ». (Platon, 2011, 377c). Parlant de la formation spirituelle des enfants, K. M. Agbra (2017, p. 69) montre qu’« il faut un poète austère qui imitera le ton de l’honnête homme ». Cela revient à dire que la narration doit être exempte d’artifices. C’est bien l’affirmation saisissante d’une puissance au profond effet. La prise en compte de cette pédagogie apporte à l’enfant un regain d’énergie neuve que l’éducation gymnastique ou physique se chargera d’affermir.

La gymnastique est un mouvement d’ensemble de la tête, du tronc et des membres du corps. En tant que mouvements exercés avec des parties du corps, elle consiste en l’observation de règles. Ces mouvements physiques bien exécutés et agencés réalisent un fonctionnement normal de l’organisme humain. Les soins apportés au corps profitent inéluctablement à l’âme de sorte que l’on trouve une âme saine dans un corps sain, car « la beauté du corps est le signe de la beauté de l’âme ». (A. Valensin, 1955, p. 129).

C’est ici que nous comprenons tout l’intérêt que Platon accorde à l’éducation du corps à l’aide de la gymnastique, puisqu’ « elle façonne, dit-il, le corps, l’aguerrit à toutes sortes d’épreuves physiques, l’endurcit au combat». (Platon, 2011, 538d). La gymnastique est perçue comme une instance de préparation à la défense de la cité. Toutefois, il met en garde contre le mauvais usage de la gymnastique : « Il faut éviter que la gymnastique consiste en des épreuves purement compétitives. À seule fin de produire des athlètes exceptionnels ». (Platon, 2011, 540e).

L’exercice physique ou gymnique ne doit pas viser à accroître la force physique comme finalité dernière, mais plutôt à éveiller le sens de l’effort et de la combativité du gardien de la cité. C’est à ce prix que l’éducation gymnique contribuera à former des citoyens valablement constitués, prêts à diriger la cité. Mieux encore, elle doit être complétée par une formation musicale.

Au-delà du jeu, il faut conter aux enfants des fables et des poèmes qui sont bons au détriment des mauvais. En clair, les bons sont ceux qui décrivent les faits avec plus d’exactitude et de netteté en les dépouillant de leur aspect fictif. Par exemple, les héros seront présentés non comme des craintifs et des pleurnichards, mais comme des êtres courageux, sereins et vertueux.

Originairement, la musique de la Grèce se reconnaît à travers les mythes d’Orphée et d’Homère. Aux jeux pythiques, des poèmes au style homérique se chantaient avec l’accompagnement d’instruments à corde (cithare) et à vent (aulos) pour rythmer l’évolution du danseur. La musique est, de ce point de vue, l’ensemble des arts des muses. Elle contient « tout ce qui est nécessaire à la première éducation de l’esprit. C’est par elle qu’on modèle, pour la vie, des âmes ». (R. Baccou, 1966, p. 24). Elle adoucit les mœurs en ce sens que la musique donne à l’âme le sens de l’harmonie à la nature humaine ; celle de la mesure. De ce fait, l’éducation musicale donne à l’esprit une meilleure orientation. C’est pourquoi, Platon (2011, 401cd) la considère comme un art merveilleux et souverain, puisque « le rythme et l’harmonie sont particulièrement propres à pénétrer dans l’âme et à la toucher fortement ». C’est dire que la musique joue un rôle essentiel dans la formation de l’individu.

L’homme, issu de l’éducation musicale, loue les belles choses, les reçoit joyeusement dans son âme pour en faire ses compagnons de tous les jours. Il devient ainsi noble et bon d’autant plus que son éducation l’y a préparé. La finalité de l’éducation musicale est de « donner le sens de l’ordre, de la concorde et de la beauté qui pénètre profondément l’esprit et les mœurs. Autrement dit, la fin de la musique est la science de l’amour et du Beau » (J. Maritain, 2012, p. 167), indispensable à la préparation du futur gouvernant de la cité.

En somme, du jeu à la gymnastique en passant par la musique, le fondement commun à ces différentes formes d’éducation reste l’imitation. L’imitation, en effet, est selon D. L. Fié (2011, p. 237) « la condition de toute connaissance et le fondement de la production de l’œuvre d’art ». Cela veut dire que l’art est comme imitation. C’est grâce à elle que nous apprenons à jouer, à faire de la musique et pratiquer l’activité sportive indispensable à la pénétration de la voix jusqu’à l’âme, et à l’excellence du corps. Par conséquent, celui qui n’a pas l’expérience de l’imitation sera à nos yeux sans éducation.

L’homme fait son apprentissage par l’imitation. Et, c’est la disposition à cette pratique qui est au fondement de la création artistique. En se fondant sur cette approche platonicienne, l’on affirme aisément que Platon préconise l’imitation et toute activité qu’elle induit comme l’art du jeu, du musicien ou du gymnaste. Aristote (1990, 1448b) partage avec lui une pensée de l’art comme imitation. Selon lui, « imiter, en effet, dès leur enfance, est une tendance naturelle aux hommes et ils se différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres enclins à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation ». L’éducation musicale et gymnique dont parle Platon permet à tout imitateur de connaître la vérité et le Bien en soi. De même, elle favorise le maintien de l’harmonie et de la justice dans la cité.

Si le recours au jeu, à la musique et à la gymnastique comme des types d’éducation à caractère artistique est un plaidoyer platonicien en faveur de la cité idéale, force est de reconnaître l’utilité du mensonge pour la même raison, c’est-à-dire la consolidation de la cité.

2.2. L’art du « mensonge en paroles » comme moyen de l’agir politique

Au regard des exigences de la philosophie politique de Platon, l’on retient qu’il faut trouver à la cité le profil d’homme excellent pour gouverner. B. Vergely (1995, p. 18) partage cette idée lorsqu’il dit que « Platon est parti d’un constat : quand les hommes ne sont pas éduqués, quand les sages ne gouvernent pas, quand les idées ne mènent pas le monde, les hommes tuent des innocents et des justes comme Socrate ». Il est reproché à la gouvernance athénienne le manque de personnes aptes à gouverner. Dès lors, l’exercice du pouvoir sera confié aux rois et aux chefs, c’est-à-dire « les rois et les chefs, sont non pas ceux qui portent un sceptre, ni ceux qui ont été choisis par la foule, ni ceux qui ont été désignés par le sort, ni ceux qui se sont emparés du pouvoir par la violence ou la ruse, mais ceux qui savent commander ». (J. Luccioni, 1958, p. 419).

Ceux qui savent commander ont rompu avec les réalités du monde sensible pour se doter d’un savoir véritable susceptible de les aider à réaliser le bonheur de la cité. Cette responsabilité à la fois politique et éthique échoit exclusivement au philosophe-roi. Quoique celui-ci soit attaché à chérir la vérité et à faire triompher la rationalité dans les affaires de l’État, cela n’exclut pas l’usage de du mensonge en faisant usage de « la rhétorique, c’est-à-dire l’art de la parole » (L. Brisson 2017, p. 127) pour l’unité de la société. Cette idée s’apprécie mieux à travers cet exemple de mensonge exprimé à l’endroit de sa communauté :

Vous qui faites partie de la cité, vous êtes tous frères […], mais le dieu, en modelant ceux d’entre vous qui sont aptes à gouverner, a mêlé de l’or à leur genèse ; c’est la raison pour laquelle ils sont les plus précieux. Pour ceux qui sont aptes à devenir auxiliaires, il a mêlé de l’argent, et pour ceux qui seront le reste des auxiliaires et des artisans, il a mêlé du fer et du bronze. (Platon, 2011, 415a).

À l’analyse, il s’agit de convaincre les citoyens qu’ils sont issus de la même terre et que, de ce fait, ils sont tous frères. Par la même occasion, il faut les persuader que les dieux les ont créés avec des métaux différents, c’est-à-dire les gouvernants avec l’or, les gardiens avec l’argent et les artisans avec le bronze. C’est ainsi que La République justifie « le recours au mensonge » (J.-F. Pradeau, 2004, p. 26) nécessaire pour l’harmonie de la cité, du fait que chacun reste à la place que lui confère son métal.

Le mensonge, au-delà du fait qu’il soit une affirmation contraire à la vérité en vue de tromper, et qui porte préjudice à autrui, est, pour Platon, un art au service des citoyens et de la société. Art d’imitation et de simulacre, « le mensonge en paroles n’est qu’une imitation d’une affection de l’âme, un simulacre qui se produit par la suite, ce n’est pas un mensonge sans mélange ». (Platon, 2011, 382c). Le mensonge pour le philosophe d’Athènes, est utile, puisqu’il est une sorte de remède capable de sauvegarder l’harmonie de la cité.

Partant de là, il y a la possibilité accordée aux hommes de mentir, mais seulement aux meilleurs d’entre eux. Dès lors, le mensonge en paroles n’est pas permis à tout habitant de la cité. Pour éviter d’en faire un usage à des fins personnelles, Platon le réserve exclusivement au philosophe, qui a connu le Bien et qui est capable de le réaliser. En effet, celui qui gouverne ses semblables est investi d’une autorité ou d’un pouvoir de décision de sorte que sa parole aussi mensongère soit-elle est « utile aux hommes à la manière d’une espèce de drogue, il est évident que le recours à cette drogue doit être confié aux médecins, et que les profanes ne doivent pas y toucher ». (Platon, 2011, 389d).

La métaphore de médecins renvoie ici non pas à la doxa (opinion), mais aux plus dignes, aux plus capables de prendre des décisions conformes à l’idée du Bien : Il s’agit des philosophes. Le détenteur de ce Bien transcendant agira à l’abri du regard et du jugement de la foule. Il ne peut mentir au peuple que lorsque l’exige l’intérêt de l’État. Platon (2011, 388b) est affirmatif à ce sujet lorsqu’il écrit : « S’il appartient à d’autre de mentir, c’est aux chefs de la cité, pour tromper, dans l’intérêt de la cité, les ennemis ou les citoyens ; à toute autre personne le mensonge est interdit ». Le mensonge apparaît comme un crime de lèse-majesté pour un citoyen ordinaire qui ment à dessein. Cela est considéré comme immoral et par conséquent, il encourt de graves punitions.

En bref, le mensonge est donc une pratique légitime réservée aux gouvernants. Leur mensonge, loin d’être immorale est plutôt un acte juste. « Parce qu’ils sont justes, ce qui leur semblera approprier de faire sera juste même si c’est aussi un mensonge ». (J. Annas, 1994, p. 213). Le mensonge en parole est un art, une éloquence persuasive exclusivement réservé aux dirigeants de la cité dont les paroles sont franches, impeccables et nobles.

Conclusion

Au regard des critiques virulentes à l’encontre des artistes, considérés comme de simples imitateurs et des illusionnistes, il est apparu légitime de s’interroger sur la nécessité de leur présence dans la société. Le cri de Platon (1950, 401cd) indique que tous les artistes ne sont pas indésirables dans la cité. Il faut :

Rechercher ces artistes bien doués, capables de suivre la piste de la beauté et de l’élégance, pour que, pareils aux gens qui habitent une région saine, nos jeunes gens tirent profit de tout ce qui les dispose, dès l’enfance, à imiter la belle raison, à l’aimer et à être d’accord avec elle.

Cela revient à dire que les gardiens ne doivent pas être éduqués sur la base des vices.

Les artistes devront obéir à des règles déterminées. Autrement dit, toute inspiration n’est pas autorisée durant la création artistique surtout lorsqu’elle est pernicieuse, ou sous-entend la confusion des notions, et finalement la suppression de l’ordre politique. Pour sauvegarder l’excellence de la cité, seuls les critiques d’art qui sont à l’art ce que les philosophes sont à la science, jugeront les formes artistiques qui conviennent le mieux au contexte culturel et social prévalent. Par ailleurs, pour le même objectif (sauvegarder l’excellence de la cité), Platon enseigne aux gouvernants, la voie du mensonge en paroles qui exhorte au meilleur et dissuade du pire comme condition sine qua non de la réussite à leur action politique.

Références bibliographiques

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SAINT FRANÇOIS D’ASSISE,                                        PRÉCURSEUR DE LA CULTURE DE LA PAIX

Roseline Taki KOUASSI-EZOUA

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY (Côte d’Ivoire)

roselinetaki@yahoo.fr

Résumé :

Devant les innombrables conflits, l’ONU[6] fait la promotion de la Culture de la Paix par l’éducation. Or, il semble, au regard de l’histoire, que Saint François d’Assise, par sa vie et ses écrits, apparaît indéniablement comme un précurseur de la Culture de la Paix. Saint François d’Assise, en effet, a exhorté – comme le promeut l’UNESCO – à dire « non à la violence, non à la guerre, oui au respect de l’autre, oui à l’amour, oui à l’idée que l’homme et l’univers forment une grande unité et que nous sommes les cousins des éléments – l’eau, la terre, le feu, l’air. Précieux pour nous tous est cet héritage » (A. Jacquard, 1996, p. 13).

Mots-clés : Culture, Éducation, Fraternité universelle, Paix, Solidarité.

Abstract :

In response to the increasing numerous of conflicts, the UN promotes Peace Culture through education. However, it seems, regarding history, that Saint Francis of Assisi, through his life and his writings, appears undeniably as precursor of Peace Culture. Indeed, he urged, as the UNESCO promotes, to say ” no to violence, no to war, yes to respect for others, yes to love, yes to the idea that man and the universe form a great unit, and that we are the cousins such elements as water, earth, fire, air. Cherished for all of us is that legacyl” (A. Jacquard, 1996, p. 13).

Keywords : Culture, Education, Universal brotherhood, Peace, Solidarity.

Introduction

En inaugurant l’exercice de la pensée philosophique, de l’action politique ou sociale, ou encore de la foi religieuse, certains personnages de l’histoire des hommes sont apparus comme des précurseurs. De son étymologie latine praecursor, c’est-à-dire qui court devant ou qui précède, le précurseur est celui qui initie une révolution, ouvre la voie à une nouvelle approche, à une nouvelle façon de faire ou de voir les choses dans un domaine déterminé. Notre regard, dans cette réflexion sur la Culture de la Paix, se porte sur Saint François d’Assises[7] qui nous apparaît comme un pionnier dans la quête de la paix.

Cependant, pour Saint François, « la non-violence concerne avant tout la nature, les cieux, les mers, le sous-sol, les forêts, l’air, l’eau, la maison. Ce sont là les premières choses qu’il ne faut pas traiter avec violence » (C. Carretto, 1981, p. 128). La paix que François prône entre les hommes, il la requiert avec la nature. Étant entendu que la paix, selon lui, découle d’une harmonie de l’homme avec lui-même, avec les autres hommes, avec la nature et avec Dieu, il importe de noter que le message de François est un message de communion avec le monde.

Or, l’actualité du monde et dans le monde présente l’état d’une société en conflit permanent là où Emmanuel Kant avait proposé un projet de paix perpétuelle. Notre société offre tous les jours le spectacle désolant de conflits armés, d’attentats suicides et à la bombe. Partout, l’on fait le constat de la pauvreté et de misères grandissantes, de la destruction de l’environnement par la surexploitation de la nature. Le réchauffement climatique, le bouleversement des saisons et les catastrophes naturelles nous en disent long sur la détresse des hommes et de la planète. L’apparition de la maladie à COVID-19, son mode et son rythme de propagation ainsi que la quantité de morts qu’elle provoque a plongé l’humanité dans l’angoisse et dans un état d’insécurité généralisée. Tout porte à croire qu’il n’existe pas un coin du monde où chacun puisse avoir la quiétude, une once de tranquillité. La paix, si elle a existé un jour semble avoir disparu des états et des cœurs ; tous sont de ce fait désespérés et désemparés.

Ainsi les hommes, à travers des organisations et des institutions, œuvrent constamment au retour et au maintien de la paix entre les hommes et les États. Dans cette perspective, l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (l’UNESCO) s’est donnée pour mission de promouvoir entre les hommes et les États, la paix, la solidarité et la justice,

d’assurer la transition d’une culture de guerre, de la violence, de l’imposition et de la discrimination vers une culture non de la violence, mais du dialogue de la tolérance et de la solidarité. (UNESCO, 1999, p. 3).

Quels sont les points saillants de la pensée saint François d’Assise et pourquoi peut-on dire qu’il est précurseur de la Culture de la Paix. En un mot, quel est le testament que nous a légué saint François d’Assise ? Que recouvre, au préalable, cette notion de Culture de la Paix.

1. À propos de la culture de la paix

Comprendre le sens du groupe nominal « Culture de la Paix » exige une démarche qui découle de l’analyse[8], c’est-à-dire qui requiert de procéder à la manière de René Descartes. En effet, la deuxième règle de la méthode consiste à « diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre » (R. Descartes, 1999, p. 23). De cette façon, en analysant chacun des termes qui composent ce groupe nominal, nous cernerons le sens de l’ensemble, avant de dégager les caractéristiques de la Culture de la Paix.

1.1. Approche définitionnelle

Relativement au choix méthodologique susmentionné, intéressons-nous d’abord au terme culture. Le mot « culture » peut exprimer, de prime abord, un rapport à la terre, plus précisément à l’agriculture. L’agriculture apparaît comme une activité ayant pour objet la transformation et la mise en valeur de la terre par l’homme, en vue de tirer profit des ressources nécessaires pour son alimentation et pour sa survie. Cette activité exige de celui ou celle qui s’y adonne des efforts et une attention soutenue pour comprendre l’écosystème et maîtriser le cycle des saisons afin d’obtenir des résultats efficients. La bonne récolte est conditionnée par un savoir et un savoir-faire préalables. La culture de la terre, l’on peut le dire, est tout un art : défricher, labourer, bouturer, greffer ou encore ensemencer et moissonner. Il requiert une certaine dextérité. Le respect de chaque étape est essentiel, indispensable à la bonne croissance des plantes et à l’obtention d’une bonne récolte en vue de l’alimentation et du bien-être de tous.

Analogiquement, l’homme cultive son esprit c’est-à-dire le dispose à recevoir le savoir – dans un ou plusieurs domaines –, à entretenir ce savoir et à le rendre utile à la société. Ainsi, selon sa formation et son métier, chacun travaille quotidiennement à l’amélioration, à l’enrichissement de son savoir initial et l’ouvre à d’autres domaines de connaissance. De cette façon, l’on dit de l’homme qu’il se cultive. Dans ce sens, la culture désignera, selon André Lalande (2002, p. 199), « le caractère d’une personne instruite, et qui a développé par cette instruction son goût, son sens critique et son jugement ou encore l’éducation qui a pour effet de produire ce caractère ».

En philosophie, l’on parle de culture par opposition à nature, à ce qui est inné. La culture, dans cette perspective, renvoie à l’ensemble des faits et gestes, aux enseignements, aux idées, aux rites propres à un peuple. De ce point de vue, la culture peut différer d’une région à une autre, d’un peuple à un autre, voire d’une époque à une autre. Ainsi, contrairement à la nature dont l’héritage se transmet de façon innée, les caractères de la culture se transmettent aux moyens de l’éducation. En somme, de la culture nous retenons deux sens : la culture comme transformation de la terre et la culture comme éducation, formation en vue de la transformation de l’homme et de la société.

Dès lors, à l’image de l’agriculteur qui met la graine en terre, l’entretient afin qu’elle croisse et porte de bons fruits, de même les hommes sont invités à promouvoir et à diffuser les valeurs de la paix au sein de leur milieu, afin de vivre dans des sociétés apaisées et apaisantes. C’est cette volonté d’enseigner, d’éduquer aux vertus de la paix qui a donné naissance à l’expression « Culture de la Paix ». Mais au fond, qu’est-ce donc que la paix ?

De son étymologie latine pax, la paix peut être définie, d’une part comme un état de tranquillité et de sérénité intérieure, un état de calme et de profonde quiétude et, d’autre part comme l’absence de guerre, de violence, d’agitation ou encore de désordre. Cet état, les écoles philosophiques que sont le stoïcisme, l’épicurisme et le scepticisme l’ont nommé « ataraxie » c’est-à-dire l’absence de trouble. Du grec et composé du a privatif et de taraxie (trouble), l’ataraxie est l’état d’une personne qui n’est troublé par rien. L’ataraxie découle d’un travail de purification, d’un exercice par lequel l’âme se dépouille de ce qu’il y a en elle de violent, de maladif, de vicieux. Chez les épicuriens, par exemple, l’accès à l’ataraxie passe par une sélection judicieuse des désirs à satisfaire[9]. La vie heureuse est donc fondée sur la modération des plaisirs, la recherche de la mesure, car tout excès entraîne inévitablement des déséquilibres et des disfonctionnements dans l’âme.

La paix n’apparaît donc pas comme un état de passivité ou de repos complet mais comme l’apprivoisement, la maîtrise des conflits non seulement intérieurs, mais aussi extérieurs. La paix est effort, décision et action, elle est à conquérir. C’est dire que sans la paix, il devient difficile de parvenir au progrès social et au plein épanouissement des individus :

« La paix est essentiellement le respect de la vie. La paix est le bien le plus précieux de l’humanité. La paix est plus que la fin des conflits armés. La paix est un comportement. La paix est une adhésion profonde de l’être humain aux principes de liberté, de justice, d’égalité et de solidarité entre tous les êtres humains. La paix est aussi une association harmonieuse entre l’humanité et l’environnement. Aujourd’hui, à l’aube de XXIe siècle, la paix est à notre portée »[10] (UNESCO, 2015, p. 50).

Dès lors, parce qu’elle apparait comme un impératif pour tous les hommes, l’UNESCO soutient l’idée d’une Culture de la Paix comme pour dire que les vertus de la paix doivent s’enseigner, car comme le rappelle le préambule de son Acte constitutif, « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix »[11]. Comment comprendre, en son fond, ce groupe nominal «Culture de la Paix ». Cultiver la paix c’est éduquer et travailler à la promotion de la paix comme une valeur universelle. De cette façon, par Culture de la Paix, il faut entendre « l’ensemble des valeurs, des attitudes, des traditions, des comportements et des modes de vie fondés sur le respect de la vie, le rejet de la violence et la promotion et la pratique de la non-violence par l’éducation, le dialogue et la coopération » (ONU, “Déclaration et Programme d’action sur une culture de la paix”, résolution 53/243, p. 2, Assemblée Générale, 53e session, nov. 1999).

1.2. Des axes majeurs pour construire la Culture de la Paix

C’est à Yamoussoukro, en juin 1989, lors du Congrès international sur « la paix dans l’esprit des hommes » que le concept de « culture de la paix » a été formulé.

Dans sa déclaration finale, le Congrès recommandait à l’UNESCO de “(…) contribuer à la construction d’une nouvelle vision de la paix par le développement d’une culture de la paix, sur le fondement des valeurs universelles du respect de la vie, de liberté, de justice, de solidarité, de tolérance, des droits de l’homme et d’égalité entre les femmes et les hommes”[12].

Ainsi venait d’être initié tout un programme qui continue d’occuper une place de choix tant dans les activités de l’UNESCO que dans celles de l’Assemblée Générale de Nations Unies.[13] Dès lors, afin d’exécuter ce programme, un plan d’action sur la Culture de la Paix qui se décline en huit points[14] a été adopté le 06 octobre 1999 par l’Assemblée Générale des Nations Unies. En ces axes majeurs, ces huit points peuvent être résumés ainsi :

  • Renforcer la Culture de la Paix par l’éducation à travers la révision des programmes d’enseignement afin de promouvoir des valeurs, des comportements et des modes de vie qui vont dans le sens d’une culture de la paix tels que la résolution pacifique des conflits, le dialogue, la recherche de consensus et de la non-violence ;
  • Promouvoir la paix et la sécurité internationales par l’élimination de la production et du trafic illicite d’armes, les solutions humanitaires dans les situations de conflit, les initiatives visant à remédier aux problèmes qui surgissent après les conflits.
  • Promouvoir le respect de tous les droits humains par la réduction des inégalités économiques et sociales, l’éradication de la pauvreté, la sécurité alimentaire durable, la justice sociale, des solutions durables aux problèmes de la dette, l’autonomisation des femmes, des mesures spéciales pour les groupes aux besoins particuliers et la durabilité environnementale. (C. Faber, 2006, p. 3).

Ce plan d’action, tel que résumé en ces grandes lignes, repose sur un véritable engagement de la Communauté des Nations Unies, mais un engagement pris surtout par chacun de ses signataires qui devrait être chacun de nous. En effet, le 22 juillet 1997, l’Assemblée générale des Nations Unies, sur la recommandation formulée par le Conseil Économique et Social, proclame l’an 2000 « Année internationale pour la culture de la paix ». L’UNESCO est chargée d’en coordonner les actions. Un Manifeste pour la Culture de la Paix est notamment rédigé et recueille des millions de signatures. Les six engagements de ce Manifeste se formulent ainsi :

Je prends l’engagement dans ma vie quotidienne, ma famille, mon travail, ma communauté, mon pays et ma région, de : 1.Respecter toutes les vies Respecter la vie et la dignité de chaque être humain sans discrimination ni préjugé. 2. Rejeter la violence Pratiquer la non-violence active, en rejetant la violence sous toutes ses formes : physique, sexuelle, psychologique, économique et sociale, en particulier envers les plus démunis et les plus vulnérables tels les enfants et les adolescents. 3. Libérer ma générosité Partager mon temps et mes ressources matérielles en cultivant ma générosité, afin de mettre fin à l’exclusion, à l’injustice et à l’oppression politique et économique. 4. Écouter pour se comprendre Défendre la liberté d’expression et la diversité culturelle en privilégiant toujours l’écoute et le dialogue sans céder au fanatisme, à la médisance et au rejet d’autrui. 5. Préserver la planète Promouvoir une consommation responsable et un mode de développement qui tiennent compte de l’importance de toutes les formes de vie et préservent l’équilibre des ressources naturelles de la planète. 6. Réinventer la solidarité Contribuer au développement de ma communauté avec la pleine participation des femmes dans le respect des principes démocratiques, afin de créer, ensemble, de nouvelles formes de solidarité. (C. Faber, 2006, p. 3)

L’analyse des termes de ces six engagements contenus dans ce Manifeste renvoie l’esprit, immédiatement, à Saint François d’Assise, ce qui nous incline à dire que le Poverello est un précurseur de la Culture de la Paix. Sur quels arguments peut-on s’appuyer pour le dire ?

2. François d’Assise, l’éloquence d’un testament

L’éloquence, selon le dictionnaire Larousse, renvoie à deux significations principales. D’une part, par « éloquence », il faut entendre l’art de bien parler, l’aptitude à s’exprimer avec aisance, la capacité d’émouvoir, de persuader. D’autre part, l’éloquence renvoie au caractère de ce qui – sans paroles – est expressif, probant. Le testament, quant à lui, désigne l’acte juridique par lequel une personne déclare ses dernières volontés et dispose de ses biens pour le temps qui suivra sa mort. C’est aussi le message ultime qu’un écrivain, un homme politique, un savant, un artiste, dans une œuvre, tient à transmettre à la postérité. Dès lors, parler de l’éloquence du testament de François d’Assise, revient, pour notre réflexion, à relever la nécessité de son message de paix pour notre société. C’est donc au travers de certains aspects de sa vie et de la prière de la paix qu’il convient de présenter ce que l’on peut, à bon droit, considérer comme le testament de Saint Françoise d’Assise.

2.1. François, une vie qui s’est faite paix

François, qui a vécu dans une société instable[15] du fait des guerres et des conflits sociaux, a cru en l’homme. Selon Albert Jacquard (1996, p. 13), il a osé, par sa vie et par ses enseignements, « dire non (…) non au pouvoir, non à la violence, non à la guerre, oui au respect de l’autre, oui à l’amour, oui à l’idée que l’homme et l’univers forment une grande unité (…). Précieux pour nous tous est cet héritage ». En effet, la lecture de différentes biographies de Francesco Bernadone laisse entrevoir un personnage profondément soucieux de tous et respectueux de chacun, sans distinction de classe sociale, de religion ni de culture. Les hommes, disait-il, « doivent être abordés comme des frères ; riches ou pauvres, amis ou ennemis, bienfaiteurs ou bandits des grands chemins, chrétiens ou infidèles »[16].

Amis des pauvres et des démunis, des rejetés et des pestiférés, il va à la rencontre de tous pour porter son message d’amour, pour communiquer l’espérance et la paix. François est conscient que les disparités sociales, la mauvaise répartition des richesses, l’exclusion sont des injustices graves qui menacent constamment l’harmonie sociale[17]. François d’Assise, remarque F. Delmas-Goyon (2008, p. 249) « a su regarder les lépreux et, par-delà leurs plaies purulentes, il a vu l’humanité de “ses frères chrétiens”. Il a su regarder le sultan Malik al-Kâmil et, par-delà l’ennemi et le souverain, il a vu l’homme sage et bienveillant ».

En effet, alors que l’opposition entre chrétiens et musulmans semblait radicale, alors que les croisades[18] ne prévoyaient que les armes et la guerre, François s’est fait messager de paix en prônant et en initiant le dialogue en vue d’une possible réconciliation. En se résolvant à rencontrer le sultan, malgré les tensions et les risques, il ouvrait ainsi la voie à la possibilité d’un éventuel vivre-ensemble, la voie à la possibilité d’une paix impossible entre les deux religions et entre les deux cultures. Par cet acte, François venait de jeter les jalons de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler dialogue interreligieux, principe au cœur de la culture de la paix. Pour lui, l’autre, quelles que soient les circonstances, n’est pas d’abord un adversaire, un ennemi, mais un frère à aimer, à aider et à sauver. Sa vie durant, François s’est employé à désamorcer les ressorts de la haine par un langage pacifié :

Un archidiacre de Spalato, prêtre séculier, se rappelait qu’étant étudiant à Bologne, il avait entendu François prêcher : “Il parla pendant tout son discours du devoir d’éteindre les haines et de conclure un nouveau traité de paix… Dieu conféra tant de pouvoir à ses paroles qu’elles ramenèrent la paix dans maintes familles seigneuriales déchirées jusque-là par de vieilles haines, cruelles et furieuses jusqu’à l’assassinat…”[19].

Aussi, de son lit de mort, François parvint-il à réconcilier l’Évêque et le Podestat d’Assise, fâchés depuis longtemps dans un conflit sans issue[20]. François semble avoir une certaine expertise et un don particulier pour rétablir l’entente et la fraternité là où la discorde semble prendre le dessus : il s’est fait artisan de paix.

Par ailleurs, si l’on peut dire que François a promu l’idée et la réalité d’une fraternité universelle, c’est bien parce que, pour lui, tous les hommes sont tous des frères, et tous frères de toutes les créatures. En effet, l’homme n’est pas établi comme un souverain maître sur la nature, mais comme frère de cette dernière, car, créature au même titre qu’elle. Ainsi, le rapport à l’autre ainsi qu’à l’environnement sera basé non pas sur des formalités et des exigences sociales encore moins sur des jeux d’intérêts, mais sur l’amour fraternel. En effet, remarque Eloi Leclerc (1981, p. 200),

fraterniser avec toutes les créatures, comme le fait François, c’est selon l’heureuse formule de Paul Ricœur[21], travailler à « convertir toute hostilité en une tension fraternelle, à l’intérieur d’une unité de création” C’est opter résolument pour un monde où l’unité doit finalement l’emporter sur la déchirure et la division ; c’est refuser de se mettre au-dessus des autres et de les traiter en objets, dans un univers où « le mystère de la terre rejoint celui des étoiles.

2.2. La prière pour la paix, plus qu’une prière : une éthique de la paix

L’évocation du nom de Saint François d’Assise renvoie de facto à cette prière qui revient comme un crédo pour tout candidat à la promotion de la paix.

Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix.

Là où est la haine, que je mette l’amour.

Là où est l’offense, que je mette le pardon.

Là où est la discorde, que je mette l’union.

Là où est l’erreur, que je mette la vérité.

Là où est le doute, que je mette la foi.

Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.

Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière.

Là où est la tristesse, que je mette la joie.

O Seigneur, que je ne cherche pas tant à être consolé qu’à consoler, à être compris qu’à comprendre, à être aimé qu’à aimer.

Car c’est en se donnant qu’on reçoit, c’est en s’oubliant qu’on se retrouve, c’est en pardonnant qu’on est pardonné, c’est en mourant qu’on ressuscite à l’éternelle vie. (S. Rougier, 2009, pp. 273-274)

Cette prière, à la vérité, a une histoire. Selon de nombreuses sources[22], « cette prière a été attribuée à tort à Saint François » (…) en raison de sa dévotion à la promotion et à l’éducation de la paix. C’est dire que, strictement, rien ne prouve que Saint Françoise d’Assise ait écrit cette prière de ses mains. Bien au contraire, tous s’accordent pour dire que le texte n’est pas de lui. Et pourtant, cette prière est toute une histoire. Elle renvoie, à n’en point douter, aux origines de ce qu’il est convenu d’appeler la Culture de la Paix.

Lorsque le 26 juin 1946, après la deuxième guerre mondiale, le sénateur américain Tom Connaly présenta la charte de l’O.N.U inaugurant cet organisme voué à la paix dans le monde par le dialogue entre les nations, dans la ville de San Francisco (fondée au XVIIIe siècle par les missionnaires franciscains[23]), il souligna, dit-on, cette coïncidence et évoqua la mémoire du petit pauvre d’Assise, en récitant la “prière pour la paix”, qui lui est attribuée, pour inviter les hommes à faire enfin la paix après le conflit le plus violent et le plus meurtrier de l’histoire des hommes[24].

Mais au-delà de cette coïncidence, il y a que l’on remarque un lien étroit entre cette prière de saint François d’Assise et le Manifeste pour la Culture de la Paix dont l’UNESCO a fait la promotion. En effet, si l’incipit de la prière – « Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix » – traduit l’idée d’un abandon à Dieu pour que par soi advienne la paix, il y a dans le Manifeste, le fait que l’on s’engage soi-même pour être cet artisan de la paix. Mais dans l’un ou l’autre des textes, l’engagement est pris pour vivre et surtout pour bien vivre ensemble, en harmonie avec les autres hommes et les autres créatures de la nature. De cette façon, la Culture de la Paix est une entreprise noble certes, mais elle est exigeante. Elle en appelle à la disponibilité et à la responsabilité de chacun. Par cette prière, chacun est invité à jouer sa partition dans la belle orchestration qu’est la construction d’un monde de paix. Ainsi, relève K. Nerburn (2001, p.23),

quand François nous invite à prier pour être instrument de la paix, il nous rappelle de jouer notre rôle dans la musique de la création, qu’il soit modeste ou prestigieux. (…) De tourner nos regards vers nos responsabilités comme intendants et intendantes de cette terre. Nous serons appelés à devenir semeurs et semeuses – d’amour, de bonté, de consolation, d’espérance.

Pour François donc, la paix n’est pas une utopie au sens où elle relèverait d’une chimère. Elle est bien une réalité quotidienne à expérimenter, car “faire la paix” se vit chaque jour. Et c’est parce qu’elle est une réalité quotidienne que l’UNESCO invite chaque homme à s’engager pour faire advenir un monde de paix. C’est vrai que devant l’immensité de la tâche, chacun peut dire : je n’y arriverai pas. Ce n’est pas la quantité de la pâte mais la qualité de la levure, du levain. Percevoir cela comme appel, comme une vocation de chacun à être un instrument de paix, partout, tel est le sens de cet engagement qui est, en soi, ethos entendu comme lieu ouvert, espace de séjour où l’homme peut se tenir et durer.

De même que François recherchait cette harmonie – en élargissant l’espace de la tente de la fraternité – avec la nature et se voulait proche des pauvres, de même le Manifeste en son point 5, nous invite à la préservation de la planète et à nous soucier des plus pauvres – point 1 du Manifeste –. Toutes choses qui fondent cette éthique de la paix qui est aussi éthique environnementale et éthique du Care. C’est dans cette perspective que, justifiant le choix de son nom durant son pontificat, le Pape François (2015, p. 111) écrit ceci :

J’ai pris son nom (François) comme guide et inspiration au moment de mon élection en tant qu’évêque de Rome. Je crois que François est l’exemple par excellence de la protection de ce qui est faible et d’une écologie intégrale, vécue avec joie et authenticité. (…) En lui, on voit à quel point sont inséparables la préoccupation pour la nature, la justice envers les pauvres, l’engagement pourla société et la paix intérieure.

Conclusion

La Culture de la Paix s’inscrit dans le projet d’éducation et de formation de l’UNESCO : promouvoir une paix durable dans les États et entre les peuples. Elle met l’accent sur le respect de tout homme, le dialogue entre les peuples et l’usage de la non-violence dans le règlement des conflits. Dans sa réalisation, la Culture de la Paix implique non seulement les États, mais aussi et surtout les personnes physiques et morales. En effet, elle engage chacun, comme le stipule le Manifeste pour la Culture de la paix, à œuvrer au quotidien, dans ses différents milieux de vie, pour l’avènement d’un monde de paix. Saint Augustin (1994, p. 117), à propos, soutenait ceci : « La paix est un si grand bien que même dans les choses de la terre et du temps, il n’est rien de plus doux à apprendre, rien de plus désirable à convoiter, rien de meilleur à trouver ».

Ainsi, à l’heure où dans plusieurs États, les points de vue politiques se radicalisent, où le terrorisme, les guerres intercommunautaires et religieuses semblent l’emporter sur le dialogue et la fraternité, faire mémoire de Saint François d’Assise, artisan de paix – en faisant nôtre sa vision – se pose pour nous comme un impératif. En effet, Saint François d’Assise, en diffusant l’idée d’une fraternité universelle, a exclu la haine et toute forme d’adversité. Il s’est engagé à promouvoir le renforcement des liens d’amitié, d’amour et la réconciliation, là où la division et les incompréhensions s’accentuaient. Saint François d’Assise a exhorté au pardon, là où l’offense semblait impardonnable et les souffrances intenables ; car l’autre, au-delà de toutes les circonstances de la vie, est un frère ou une sœur. Comme le note pertinemment le Pape Jean-Paul II,

dire “paix”, en effet, c’est dire beaucoup plus que la simple absence de guerre ; c’est exiger une situation de respect authentique de la dignité et des droits de tout être humain de manière à lui permettre de se réaliser en plénitude. L’exploitation des faibles, les zones préoccupantes de misère, les inégalités sociales, constituent autant d’obstacles et de freins à la réalisation des conditions stables d’une paix authentique. [25]

Dès lors, en revisitant la vie et les enseignements de Saint François d’Assise sur la nécessité de la préservation de la paix – ce qui veut dire un engagement véritable en faveur de sa venue là où elle est absente – il s’agit pour nous d’affirmer l’actualité et l’exemplarité de son héritage. Être artisan de paix ne consiste donc pas en de belles tournures syntaxiques ou en la formulation de belles maximes, mais à poser des actes probants en faveur de la paix et ainsi à édifier un monde de paix. Cela passe, comme Saint François d’Assise l’a fait, par un certain détachement par rapport à soi-même, à ses certitudes, à sa religion, à sa culture, … afin de se disposer à rencontrer et à accueillir l’autre dans ce qu’il est et dans ce qu’il vit.

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RELECTURE DE NIETZSCHE                                                    POUR LA FIN DU « PSEUDO-NIETZSCHE »

Assane SANOGO

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY (Côte d’Ivoire)

assanesanogo394@gmail.com

Résumé :

Nietzsche est faible, voire vulnérable. Cette vulnérabilité est liée à un style scriptural conçu comme échappatoire scripturale à la corporation philosophante : l’aphorisme. Isolés de leurs contextes donc, les aphorismes tiraillés de-ci de-là et par-ci par-là ont donné libre cours à des annexions abusives aboutissant finalement à la corruption du chantier philosophique nietzschéen. Le champ conceptuel ainsi profané, Nietzsche le sera bien aussi, mais seulement et malheureusement comme « Pseudo-Nietzsche ». Ce Nietzsche incompris, mal compris comme il aimait à le dire lui-même, et donc vendu à vil prix, demeure aujourd’hui un « saint » en quête de réhabilitation et ce, par la relecture de ses textes si tant est qu’il disait avoir écrit avec son sang.

Mots-clés : Antihumaniste, athée, démentiel, irrationnel, philosophie dermique, Pseudo-Nietzsche.

Abstract :

Nietzsche Is weak, indeed vulnerable. This vulnerability is linked up a scriptural style expressed as scriptural wayout to pilosophical corporate body : the aphorism. Taken out of their contexts, the aphorisms torn here and there, have given free rein to misuse annexations finally leading to the debasement of the nietzschean philosophical building site. The lexical field débrases, Nietzsche will be so too., but only and unfortunately as a « pseudo-Nietzsche ». This misunderstood Nietzsche, badly understood, as he liked to say, and thus sold for next to nothing remains today a « saintly » in search of rehabilitation and that, by the rereading of his texts so long as he said to have written with his blood.

Keywords : Anti-humanist, atheistic, crazy, irrational, dermic philosophy, Pseudo-Nietzsche.

Introduction

Nietzsche n’est pas de ces penseurs frappés d’obsolescence dont le nom aurait été sauvé de l’oubli. Plus d’un siècle après sa mort, cet esprit intempestif ne cesse de susciter des passions et demeure un dinosaure de la corporation philosophante qui fascine encore. Malheureusement, cette fascination quasi magnétique ne cesse de se heurter à une série d’interprétations malveillantes. Toute une ribambelle de pseudo-interprétations qui veut exhumer ce petit saint (« il piccolo Santo »), ou plutôt, le ressusciter sous la forme d’un pseudo-Nietzsche. Mais, clouer Nietzsche au pilori, est-ce là son talon d’Achille ? Une telle entreprise ne serait-elle pas dérisoire pour un auteur qui préférerait être mal compris plutôt que d’être compris ? D’ailleurs, la hantise du projet autobiographique ne serait-elle pas le signe inavoué d’une anticipation réhabilitatrice à l’intention de zoïles armés de préjugés infamants ? Bref, comment des concepts apparemment équivoques et donc compromettants seraient-ils pourtant assez éloquents dans l’élan vers l’innocence d’un Nietzsche voué aux gémonies ?

1. Nietzsche antihumaniste

La philosophie nietzschéenne est très souvent taxée d’antihumanisme. Et Nietzsche, malgré lui, demeure un croquemitaine à double visage : un « Nietzsche misanthrope » et un « Nietzsche nazi ».

1.1. Nietzsche misanthrope ?

Accuser Nietzsche de misanthropie relèverait soit de la diffamation, soit d’une méconnaissance de ses textes. En effet, son aversion pour le dernier homme, l’homme de la société de consommation (l’homme moderne) est plutôt lié à un état d’âme en souffrance : la frustration d’une âme d’élite qui supporte mal l’homme en train de dégénérer, en proie qu’il est à une société de consommation foncièrement déshumanisante. Sinon, pourquoi emploierait-il dans le Zarathoustra 413fois le mot homme corrélativement à la phrase que voici employée 10 fois : « L’homme est quelque chose qui doit être surmonté ». (F. Nietzsche, 1983, p. 7).  Georges Goedert (1977, p. 410) disait : « Nietzsche aimait l’homme et la vie. Il souffrait atrocement de l’état lamentable dans lequel il voyait croupie l’humanité moderne (…) Ainsi, sa philosophie est-elle une tentative désespérée de libérer l’humanité de cette misère et de la guider vers de nouvelles hauteurs ».S’il y a donc chez Nietzsche un appel à la libération de soi des conditionnements et des moules, on est en droit de considérer le nietzschéisme comme un manuel généreux à l’usage des humanistes comme des humanitaires. Quiconque objectera, se heurtera à l’aphorisme 379 du Gai savoir : « Ce livre n’est point celui d’un misanthrope (…) la haine de l’homme se paye fort cher aujourd’hui ». (F. Nietzsche, 1982, p. 288).

Disons que le « Nietzsche-misanthrope » est donc fonction ou plutôt la fiction d’une lecture maladroite et malveillante correspondant à ce que Baronis appelle « le pseudo-Nietzsche ».

1.2. Nietzsche nazi ?

Serait-ce recevable ? Ne serait-ce pas plutôt incompatible avec un type d’individu déjà hostile au bercail, la terre natale conçue comme l’épicentre des farces sanglantes ? Certainement. C’est là le lieu d’évoquer l’anti-germanisme du philosophe, une germanophobie conçue comme conséquence de l’incompréhension d’une philosophie dans une perspective destructrice : « Comme par hasard, j’ai la malchance d’être contemporain d’un appauvrissement, d’une désertification pitoyable de l’esprit allemand. Dans mon cher pays, on me traite comme quelqu’un qui relève de l’asile des fous ; voilà pour la compréhension qu’on a pour moi ». (F. Nietzsche, 1979, p. 123).

Incompris, mal compris, pris pour ce qu’il n’est pas à savoir « un croquemitaine », « un monstre de vertu », Nietzsche s’affiche éperdument et à juste titre comme « le contempteur des allemands par excellence ». (F. Nietzsche, 1974, p. 184). C’est dire, en l’occurrence ici, que ce que Nietzsche abhorre, c’est l’Allemagne nazie, l’Allemagne de Hitler, cette Allemagne anthropophagique victorieuse de la guerre franco-allemande de 1870-1871.Sinon, pourquoi aurait-il tenu ce propos : « Le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ». (F. Nietzsche, 1983, p. 125).Contre la vérité du sang prescrite par le nazisme, Nietzsche veut la vérité de la vie. S’il prend le parti de la vie contre le parti de la mort dans une posture comme dans une logique antigermanique, c’est bien parce qu’il a lui-même ressenti (en Allemagne nazie), toute l’insanité des régimes mortifères que sont le nationalisme, le chauvinisme, le fanatisme égoïste, le patriotisme, l’antisémitisme et le totalitarisme xénophobe. Toutes choses qu’il n’a cessé de combattre. Tel était le sens de la guerre pour lui, une guerre purement intellectuelle, munie d’un surhumain tout aussi cruel et ce, sur le terrain philosophique.

Un passage précis de Franz Overbeck (2006, p. 46) dans ses Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, pourrait servir de preuve scientifique : « Nietzsche a été un adversaire convaincu de l’antisémitisme ». Disons donc que le « Nietzsche-nazi » n’est qu’une vaine récupération faussement vantée comme revendication par les faussaires nazis. Et voilà qui, dans la bouche de Nietzsche, pourrait clore ce procès : « Qui vit de combattre un ennemi a tout intérêt à ce qu’il reste en vie ». (F. Nietzsche, p. 274).

2. Nietzsche irrationnel 

Le « Nietzsche irrationnel » est l’un des clichés les plus répandus. Et Nietzsche est faussement tenu pour un apologiste de l’instinct et pire, un eugéniste.

2.1.-Nietzsche apologiste de l’instinct ?

Tenir Nietzsche pour tel, n’est-ce pas convertir une philosophie perspectiviste en une philosophie systématique ? Évidemment. Ce qui, pourtant, parait irréconciliable avec un auteur rebelle au système : « Je me méfie de tous faiseurs de système et les évite. L’esprit de système est un manque de probité ». (F. Nietzsche, p. 19).  Par conséquent, Nietzsche n’est ni un apologiste de l’instinct, ni un apologiste de la raison. Psychologue des profondeurs, comme le fera plus tard Freud, il revendique la relativisation de la raison insensible aux murmures du corps. Le prétendu dualisme raison-instinct n’est qu’une erreur linguistique liée à l’antinomie des valeurs conçue par l’auteur de Par-delà le bien et le mal comme préjugé métaphysique. Nietzsche a donc brouillé leur opposition : « Son mérite est d’avoir fait éclater les antinomies héritées de la tradition métaphysique ». (E. Vartzbed, 2003, p. 95).

Sans parti pris, il n’est ni dionysiaque, ni apollinien ; d’où la réconciliation de ces deux divinités adverses comme origine de la tragédie. Son appel aux instincts n’est en rien une incitation à la violence, à la jungle. Qui oserait par exemple vivre avec des ménades ? Et qui, par ricochet, pourrait se complaire dans les mirages, les disgrâces de l’illusion ? Personne. Car, comme l’a vu Blondel (2006, p. 95) : « Dionysos seul, c’est l’abîme tandis qu’Apollon isolé se ment à lui-même. ». Dès ce moment, Nietzsche n’est ni un apologiste de la raison, ni un apologiste de l’instinct. Et son aversion pour l’idéalisme n’est pas non plus du réalisme. Ce qu’il abhorre, c’est le système qui fige et fixe la pensée dans un horizon infatué de savoir absolu : « Sa philosophie (qu’il comparait à de la dynamite) a fait exploser les cloisons étanches qui enfermaient la pensée ». (E. Vartzbed, 2003, p. 35).  Disons donc que le « Nietzsche apologiste de l’instinct » procéderait d’une volonté de systématiser la pensée non systématisante pourtant, d’un penseur dont la pensée dépasse les contradictions dualistes.

2.2. Nietzsche eugéniste ?

Ce serait une gageure que de se rebiffer contre ce préjugé assez répandu qui fait de Nietzsche un eugéniste. Car, à bien des égards, nombre de ses propos coïncident avec des thèses eugénistes : « l’instinct de pureté », (aph. 271, p. 231.), « sang vicié, aph. 264, p. 223.) », « instinct de rang », (aph. 263, p. 222), « bas peuple » (aph. 263, p. 223), maitres et esclaves, bien portants et mal portants, etc. Des termes apparemment et certes compromettants mais seulement quand on les prend à la lettre. S’en tenir au sens habituel de termes si éloquents de la phraséologie nietzschéenne, serait les interpréter dans un sens contraire à la perspective d’un auteur dont « toute l’activité n’était, au fond, qu’une exploration de l’âme humaine ». (L. Andreas-Salomé, 1992, p. 95).

Entendu sous cet angle, Nietzsche se situait sur un tout autre terrain, celui de la psychologie. Il n’a usé de ces termes que comme pure et simple métaphore dans une perspective typologique et non point sociologique ou raciale (qui serait celle d’Hitler, l’un des plus grands massacreurs de l’histoire). Il ne s’agissait que de dispositions d’esprit, de types d’attitudes face à la vie et donc, du pathos de la distance qui sépare psychologiquement le maître de l’esclave, « l’aristocrate » de « la racaille », la plèbe.

La revendication hitlérienne du sens nietzschéen de la propreté n’est qu’une récupération nourrie par des intentions funestes : l’extermination systématique de certaines races jugées syphilitiques, sales et impures. Contre cet eugénisme esclavagiste qui réclamait l’épanouissement des uns au prix du dépérissement des autres, Nietzsche promeut un eugénisme typologique conçu comme distance de soi d’avec les autres, repli presqu’autiste, c’est-à-dire, indifférence qui veut prémunir contre la fonte des élites dans la masse : c’est un eugénisme des solitaires, des esseulés, des proscrits. Nietzsche dit : « Celui en qui est ancré l’instinct suprême de la propreté se trouve par là même condamné à l’isolement le plus singulier et le plus dangereux », (F. Nietzsche, p. 231).

C’est bien là l’exemple de Zarathoustra, le style imagé de Nietzsche, qui fuit la vallée vers les montagnes avec son aigle et son serpent comme en quête d’une solitude régénératrice. C’est aussi l’exemple de Nietzsche lui-mêmedont le pathos de la distance condamne finalement à la solitude, l’esseulement, la proscription, voire, la déréliction. Dans son œuvre autobiographique, il écrit : « Mais j’ai besoin de solitude, je veux dire de guérison, de retour à moi, du souffle d’un air pur qui circule librement (…) tout mon Zarathoustra n’est qu’un dithyrambe en l’honneur de la solitude, ou, si l’on m’a compris, en l’honneur de la pureté… », (F. Nietzsche, 1974, p. 110).

Disons donc que l’eugénisme hitlérien conçu à tort comme surgeon de l’eugénisme nietzschéen n’est qu’une aberration contextuelle qui semble réduire Nietzsche à l’insignifiance. Prendre Nietzsche au sérieux, un auteur qui a écrit avec son sang, exige de reconnaître que le texte sans le contexte est un prétexte à la maladresse.

3. Nietzsche athée 

La légende du « Nietzsche athée » a été bâtie sur deux arguments majuscules : un « Nietzsche meurtrier de Dieu » et un « Nietzsche blasphémateur ».

3.1. Nietzsche meurtrier de Dieu ?

Le « Nietzsche meurtrier de Dieu » qui le fait passer pour ce qu’il n’est pas, à savoir un athée, s’inscrit sans aucun doute dans le contexte de l’expression « Dieu est mort », mais un contexte tout en dehors de celui de l’auteur du Gai Savoir. Faudrait-il, à cet effet, rappeler une bribe du discours célèbre de l’insensé : « où est Dieu ? cria-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué- Vous et moi ! Nous tous sommes ses meurtriers ! (…) Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! » (F. Nietzsche, 1982, p. 149-150).

La récurrence dans cet apophtegme du pronom « nous » confirme une action collective et infirme, par la même occasion, l’idée d’une action individuelle. Il ne s’agit donc point d’un « Nietzsche meurtrier de Dieu », mais plutôt une humanité meurtrière de Dieu. Par conséquent, la « mort de Dieu », au sens le plus noble possible de l’expression, procède d’un constat : la dévaluation d’un système de valeurs et de croyances entrainée par une humanité de plus en plus indifférente à sa référence divine. En ce sens, il devient plausible de dire que c’est le Nietzsche génétiquement ou généalogiquement chrétien, ce Nietzsche du Zarathoustra qui exige qu’on honore son sang dans celui des prêtres, qui fait cette révélation scandaleuse de la « mort de Dieu » comme en quête d’une humanité dont les valeurs seraient rigidement conformes à celles de ce Dieu dont l’homme serait la créature et l’image. Un passage du paragraphe 343 du Gai Savoir conçu presque dans un langage eschatologiquement chrétien, pourrait être un corrélat de ce Nietzsche généalogiquement chrétien, qui prévoit la descente dans l’enfer de l’humanité déicide :

Que d’aucuns se rendent compte de ce qui s’est réellement passé, comme de tout ce qui doit désormais s’effondrer (…) Cette longue et féconde succession de ruptures, de destructions, de déclins, de bouleversements qu’il faut prévoir parfois désormais : Qui donc aujourd’hui la devinerait avec assez de certitude pour figurer comme le maitre, l’annonciateur de cette formidable logique de terreurs, le prophète d’un obscurcissement, d’une éclipse de soleil comme jamais il ne s’en produisit jamais en ce monde ? (F. Nietzsche, 1982, p. 237).

N’y a-t-il pas là corrélation entre pronostic nietzschéen et prophétisme chrétien sous l’angle d’une apocalypse à venir ? Cela suffit pour dire que la « mort de Dieu » ne fait pas de Nietzsche un athée, mais plutôt un nostalgique de ce Dieu mort dont l’humanité déicide devra payer fort cher les conséquences redoutables.

3.2-Nietzsche blasphémateur ?

Du fait de la virulence de ses écrits et du ton parfois comminatoire de ses textes, l’auteur de l’antéchrist est tenu pour réactionnaire et cynique. Un cynisme conçu comme affront, offense, atteinte à l’honneur de Dieu, blasphème. Mais le « Nietzsche blasphémateur » n’est-il pas plutôt de la diffamation quand on se rappelle ces lignes de l’antéchrist, pourtant conçu comme l’épicentre des outrances antichrétiennes : « Au fond, il n’y a jamais eu qu’un chrétien, et il est mort sur la croix. Depuis ce moment, ce que l’on appelle « Évangile » est déjà le contraire de ce que lui-même avait vécu : une « mauvaise nouvelle », un « dysangile ». (F. Nietzsche, 1974, p. 52.). Nietzsche établit donc une différence de degré entre le christianisme christique et le christianisme chrétien, surgeon selon lui, de l’évangile paulinien. Et c’est là sa cible comme le ferment de son ire antichristianisme. Nietzsche abhorre et s’élève contre les valeurs morales chrétiennes du renoncement, de la mortification et de la négation de la vie qui diabolisent le corps comme incitation à la débauche, à la perversion. Ce grief n’est-il pas d’ailleurs fondé, à y voir de près ?

L’actualité nationale et internationale relative aux scandales d’abus sexuels corrobore le grief de Nietzsche comme tentative perspicace de démasquer le démon sous l’ange, le pervers sous le prétendu piétiste : A moins d’être mythomane, nul à l’heure actuelle, ne peut nier que le clergé catholique, même s’il n’est pas aujourd’hui l’épicentre de la pédophilie, ressemble, au moins , dans l’état actuel des choses, à ce qui abrite les plus grands pédophiles de l’histoire : « Tout ce qui, jusqu’alors était appelé vérité, a été démasqué comme la forme la plus nocive, la plus perfide, la plus souterraine de mensonge : le saint prétexte d’amender l’humanité démasquée comme la ruse permettant d’anémier la vie, de la saigner à mort ». (F. Nietzsche, p. 193-194).

Disons donc que le grief de Nietzsche est plus une dénonciation qu’un blasphème, la mise à nue d’un ensemble de valeurs mensongères et pernicieuses, parce qu’invivables par ceux mêmes qui les promeuvent, en l’occurrence ici, les prêtres, cette « engeance parasitaire » déjà stigmatisée dans le Zarathoustra comme des « hypocrites sensibles, lascifs », « fieffés menteurs », pp.170-171. En ce sens, il devient plausible de dire que l’aversion nietzschéenne pour le christianisme n’est pas de l’athéisme. Et sur ce, pourquoi ne pas invoquer Ronald Hayman, (2000, p. 49) : « Nietzsche était moins hostile à Dieu qu’aux hommes qui s’étaient appuyés sur lui comme un tuteur ».

4. Nietzsche démentiel 

Le « Nietzsche démentiel » qui fait passer l’auteur d’Ecce homo pour un fou, est fondé sur un double préjugé : un « Nietzsche mégalomane » et un « Nietzsche condescendant ».

4.1. Nietzsche mégalomane ?

La suspicion d’une mégalomanie chez Nietzsche se fonde sur une récurrence lexicale de son œuvre autobiographique : il s’agit principalement de cet usage presque maniaque du pronom « Je » notamment dans ces titres si éloquents que voici : « Pourquoi je suis si sage », « Pourquoi je suis si malin », « Pourquoi j’écris de si bons livres », « Pourquoi je suis un destin ». Mais, cette constance lexicale ne renferme-t-elle pas une constance significative conçue comme stratégie philosophique ? Certainement.

La récurrence du pronom « je », en pareille circonstance, renvoie à une stratégie philosophique précise : la revendication d’un style, ou plutôt une originalité scripturale qui tourne le dos et remet en cause une tradition philosophique éprise des valeurs plus ou moins feintes d’humilité et de modestie. Contre par exemple Pythagore quiprêche l’humilité dans la définition étymologique de la philosophie comme « amour de la sagesse » et contre Socrate qui se présente comme le héraut de l’humilité par la célèbre formule « Ce que je sais, c’est que je ne sais rien », Nietzsche prône un orgueil ostentatoire dans la posture d’un maître de l’érudition, du savoir réservé et ce, dans une intention philosophiquement polémique et stratégique. C’est pourtant ce lyrisme exhibitionniste et inédit qui a été consacré à tort comme une préface à la folie. Témoin, ces lignes de Sarah Kofman : 

Ecce Homo a pu passer pour un texte fou à cause de ce ton si singulier, si éclatant, si foudroyant et si jubilatoire, insupportable à l’homme moral qui se prend au sérieux, parce qu’un tel texte rompt avec le ton convenu et convenable, avec toutes les attitudes de modestie et de réserve qu’adoptent en général ceux qui parlent d’eux-mêmes à la première personne comme si la pudeur observée devrait compenser l’audace de s’exhiber en personne. (S. Kofman, 1993, p. 30.).

Disons donc que l’outrecuidance lexicale du « Je » d’Ecce Homo n’est en rien symptôme mégalomaniaque mais plutôt style scriptural qui est reflet d’un style polémique et provocateur. S’il en était autrement, Nietzsche ne dirait pas dès la Naissance de la tragédie (là où il n’y avait aucune suspicion de folie), qu’il est le premier à avoir compris le prodigieux phénomène du dyonysisme.

4.2. Nietzsche condescendant 

Le « Nietzsche condescendant » est l’équivalent sémantique et péjoratif d’un Nietzsche versatile, un individu singulier et autonome qui dit ceci et dit cela, qui dit et se dédit, avoue et se désavoue, daigne et dédaigne. Pour citer Éric Vartzbed (2003, p. 67), on pourrait ajouter : « Nietzsche nous vaccine contre l’allégeance à ses discours en nous inoculant le poison ». Et l’un des concepts devenus clichés célèbres dans cette tentative diffamatoire, reste, en l’occurrence, l’impératif nietzschéen : « Devenez durs ». Nietzsche, après avoir par ce concept, exalté la force de caractère et la dureté de cœur contre la commisération, aurait trahi et se serait désavoué. L’épicentre de ce désaveu serait la place Carlo Alberto du 3 janvier 1889 : c’est l’épisode pittoresque de l’effondrement d’un Nietzsche succombant à la maltraitance par un cocher brutal, d’un cheval apeuré. Mais, serait-ce là un acte dissymétrique à la leçon nietzschéenne du courage et au principe de l’impératif « Devenez durs » ?

Il semble que non, à moins de méconnaitre cette relation affective et idyllique qui lie Nietzsche aux animaux. Dans le dernier livre du Zarathoustra(Le signe), on voit combien ses animaux l’entourent de leur affection comme d’une véritable cure psychologique qui est soulagement bienvenu lorsqu’en proie à la détresse, à l’angoisse. Ce cheval fouetté, Nietzsche l’aime autant qu’il aime ses animaux du Zarathoustra. Et s’il se jette à son cou pour l’embrasser, c’est au nom de cet amour qui est non seulement reconnaissance pour son bestiaire mais aussi protection et secours pour un être dévirilisé, « un cheval, c’est-à-dire un animal fougueux, libre et fort, transformé par les hommes (qui n’ont pas pitié des forts) en bête domestique etservile, comme Pascal qui lui aussi fut métamorphosé en bête domestique par le christianisme et sa morale », (S. Kofman, 1993, p. 310.).

Disons donc que l’effondrement, plus qu’un désaveu, est un aveu de reconnaissance et de réconciliation avec ce qu’il serait convenu d’appeler chez Nietzsche, une philosophie zoologique, son bestiaire.

Conclusion

La philosophie de Nietzsche paraît d’un accès facile du fait de son style aphoristique. C’est pourtant là où le bât blesse : « Un aphorisme, si bien frappé soit-il, n’est pas déchiffré du seul fait qu’on le lit ; c’est alors que doit commencer son interprétation, ce qui demande un art de l’interprétation », (Nietzsche, 1971, p. 7). L’aphorisme, pris isolément, ne peut que conduire non seulement à éluder la difficulté du texte nietzschéen, mais aussi et surtout à la défloration d’une pensée qui n’est accessible que comme liaison, fusion ou plutôt totalité synthétisante de ses aphorismes, membres éparpillés d’un corpus précis. À ignorer cela, toute tentative de compréhension est plutôt tentation de réduire Nietzsche à l’insignifiance, à le prendre pour ce qu’il n’est pas, un « pseudo-Nietzsche ».

Références bibliographiques

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NIETZSCHE Friedrich, 1982, Le Gai Savoir, trad. I. Hildenbrand, Paris, Gallimard.

NIETZSCHE Friedrich, 1948, Par-delà le bien et le mal, trad. A. Meyer et R. Guast, Paris, Bordas.

OVERBECK Franz, 2006, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, trad. J. Champeaux, Paris, Allia.

VARTZBED Éric, 2003, La troisième oreille de Nietzsche, Paris, L’harmattan.

MÉTAPHYSIQUE ET ESPÉRANCE                                                  DANS LA PHILOSOPHIE DE GABRIEL MARCEL

Moulo Elysée KOUASSI

Université Alassane OUATTARA (Côte dIvoire)

landrewkoua@yahoo.com

Résumé :

La notion d’espérance est un terme majeur de la philosophie marcellienne. Articulée à la fois à l’ordre de la nature et de la surnature, elle polarise ses forces dans une assurance invincible en le Toi absolu. Elle a une connotation réflexive, phénoménologique et religieuse ; disons qu’elle s’achève en une certitude en Dieu qui est la racine et la raison d’être de l’espérance. Chez G. Marcel, l’espérance se dissocie de l’espoir et s’achève en une espérance métaphysique dont la forme absolue est l’espérance de la résurrection.

Mots-clés : Espérance, Espoir, Gabriel Marcel, Métaphysique, Toi absolu.

Abstract :

The notion of hopeness is a major term in Marcellian philosophy. Articulated in the order of both nature and supernatural, it polarizes its forces in an invincible assurance in the absolute You. It has a reflexive, phenomenological and religious connotation; let us say it ends in a certainty in God who is the root and the raison of hopeness. With G. Marcel, hopeness dissociates itself from hope and ends in metaphysical hopeness; the absolute form which is the hopeness of resurrection.

Keywords : Hopeness, Hope, Gabriel Marcel, Metaphysics, Absolute You.

Introduction

L’espérance fait partie des expériences temporelles les plus universelles de l’humanité. La situation de détresse et la grande misère de l’homme posent aujourd’hui le sérieux d’une interrogation sur l’espérance. Ainsi que l’écrit P. Masset (1997, p. 1), « l’espérance est une des grandes questions, peut-être la grande question, englobante et universelle, que se pose l’homme de notre temps. (…) Mais il appartient peut-être à notre époque de penser l’espérance ». Cette remarque pose le sérieux d’une philosophie d’essence phénoménologique de l’espérance, car il s’agit de « décrire la conscience espérante, analyser ses démarches, ses projets, ses échecs, son assurance inquiète ; dégager tout ce qu’implique son élan ; la faire apparaître comme un véritable existential, une structure fonda-mentale de l’être humain » (P. Masset, Idem).

Comme l’indique G. Marcel (1955, p. 170), nous avons désormais à réfléchir sur « la signification qu’il est ou non possible d’attacher à l’aventure humaine considérée dans son ensemble ». Mais, de quoi espérer ? Comment fonder l’espérance aujourd’hui ? Comment la caractériser ? Ainsi, devant les espérances lénifiantes de ce spectacle apocalyptiques des temps modernes, penseur de « l’inquiétude et du scrupule » (M. Veto, 2014, p. 20), par des réflexions irréversibles sur la « souffrance, la mort, l’historicité » (M. Niwigiyimana, 2001, p. 56), G. Marcel recherche le fondement ultime de l’espérance. Pour trouver une nouvelle conception anthropologique susceptible de fournir un fondement durable à la vie, il se refuse tout optimisme superficiel et développe une philosophie positive de l’espérance ou du moins une espérance métaphysique dont le Toi absolu est la mesure.

Dès lors, la recherche du repère ontologique de l’espérance est un questionnement fondamental car, dans une phénoménologie d’essence religieuse, l’espérance, comme tremplin de la philosophie marcellienne, devient une métaphysique du temps et de l‘immortalité. La problématique qui nous préoccupe est de savoir alors quel est le sens que G. Marcel confère à l’espérance devant l’érosion implacable du temps et quelles sont les raisons légitimes qui le poussent à l’ordonner à la surnature. Qu’est-ce qui est au fondement même de l’espérance ? Quel en est exactement son objet ? Pourquoi une méditation extrême de l’espérance chez G. Marcel ? Mieux, quelles sont les significations de l’espérance dans sa philosophie ?

Cette exploration présentera en un premier temps les significations diverses de l’espérance chez G. Marcel, sous fond de la grande misère de l’homme, ensuite la valeur surabondée de l’espérance absolue comme le propre de l’espérance marcellienne, et enfin, l’exigence du Toi absolu comme l’étoffe même de l’espérance authentique.

1. Enjeux et significations de l’espérance dans la philosophie de G. Marcel

L’espérance est au cœur de la réalité humaine une donnée irréductible. Toutes les grandes philosophies l’ont abordée avec une rare finesse d’esprit. Des présocratiques à l’époque contemporaine, la réflexion sur l’espérance demeure un enjeu fondamental de la philosophie de l’esprit et de l’histoire. Du platonisme au spiritualisme, en transitant par les théologies diverses de la période médiévale, l’espérance est actualiste. Son actualité tient même à sa raison d’être.

1.1. Enjeux de la réflexion sur l’espérance

Les enjeux de l’interrogation sur l’espérance sont énormes, la condition voire la situation humaine l’impose. Entre complétude et incomplétude, transcendance et immanence, temporalité et intemporalité, elle est méditée.

En effet, le fond de l’interrogation sur l’espérance demeure le sens de la vie, sa valeur et sa finalité. Par la com-préhension de l’existentialité, diverses fortunes de pensée posent le problème en termes de Bonheur, d’Humanisme, de Promotion de l’humanité de l’homme, de Salut. Ainsi, les philosophies spiritualistes trouvent son objet et son fondement dans la transcendance ou l’Absolu, pour parer l’incomplétude, la précarité et la fragilité de la nature humaine. Les Confessions de Saint Augustin, trouvent un sens dans cette quête de l’étoffe de l’espérance.

A contrario, les philosophies de l’immanence la fondent sur les seules capacités humaines à créer les formes et à bâtir un avenir. L’espérance est articulée dans les bornes du temps relatif, construite par les facultés cognitives et les énergies constitutives de l’âme humaine. Elles veulent donner un sens à la vie, cherchent à travers les temps et les âges à prendre en considération les acquis et les conditions de chaque siècle pour fonder un projetespérance. L’espérance signifie combat contre l’abrutissement de l’humain, libération des contraintes naturelles, satisfaction de plusieurs tendances. Mieux, un projet humaniste dont l’enjeu est le développement de tout l’homme. C’est ainsi que peuvent être comprises la philosophie des Lumières, le Marxisme, le Positivisme et le Scientisme, etc. L’idée d’espérance renvoie à un processus d’émancipation, de développement dynamisé par le progrès dans tous les aspects de la vie. En définitive, espérance signifie sortir l’homme de sa grande misère. On pourrait résumer, avec H. Küng (1947, p. 28), en ces termes : « humanisme technologique » et « humanisme politique et social ».

Mais avons-nous plus d’humanité aujourd’hui ? Ce « fantastique progrès quantitatif et qualitatif » (H. Küng, Idem) n’est-il pas plus inquiétant ? L’avenir n’est-il pas plus inquiétant ? N’est-ce pas aussi que « de plus en plus, et plus précisément dans les nations industrielles occidentales les plus avancées, on met en doute le dogme, longtemps admis, qui tient la science et la technique pour les clés du bonheur universel des hommes » (H. Küng, Op. cit., p. 30) ? Ces questions enracinent profondément la réflexion marcellienne sur l’espérance, car les efforts de l’homme paraissent dérisoires. « Nous sommes les témoins de la ruine d’une civilisation entière, fondée sur des principes faux. Et le salut ne peut venir que d’une révélation de l’Esprit » (N. Berdiaeff, 1954, p. 169). Cette situation appelle une nouvelle sagesse qui rendrait à l’homme sa mémoire et lui restituerait le monde. C’est dans ce contexte que se pose la méditation marcellienne de l’espérance. Mais quel est son contenu et quelles sont ses significations ?

1.2. Significations de l’espérance dans la philosophie de G. Marcel

La philosophie marcellienne nous présente trois significations de celle-ci.

Premièrement, dans la philosophie marcellienne, l’espérance s’apparente à la notion d’espoir. L’espoir est cette espérance temporelle qui porte les attentes existentielles et humaines. Ici, l’espérance est placée dans l’attente fiévreuse de la satisfaction, de l’accomplissement immanent de la vie.  Comme l’écrit si bien S. Plourde (2012, p. 9), « c’est l’espoir qui est propre à tout être ouvert sur l’avenir ». Cela signifie que l’attente espérante a comme objet précis la satisfaction des besoins vitaux ; et ceci tient à la question suivante : « Qui ne désire la santé, l’argent, la considération, le bonheur ? » (S. Plourde, Idem).  L’objet donc de l’espoir est localisé et existentiel, il tient à l’acquisition des biens matériels nécessaires à la satisfaction de l’individu, à la justification immanente de sa vie.

Cette espérance temporelle, identifiée à l’idée de possession et d’avoir, confère un caractère limité à ce premier niveau de l’espérance. Car l’inaccomplissement des promesses qui font l’objet de l’attente peut conduire au dévalement, à la désespérance. Le sujet qui n’arrive pas à se réaliser, pourrait perdre l’espoir et être par conséquent incapable de participer à l’espérance indéfectible de la communion spirituelle qui triomphe de la temporalité. G. Marcel (1944, p. 82)peut nous mettre alors en garde :

Plus nous nous rendons tributaires de l’avoir, plus nous nous laisserons devenir la proie de la rongeante anxiété qu’il dégage, plus nous tendrons à perdre, je ne dis pas seulement l’aptitude à l’espérance, mais jusqu’à la croyance, si indistincte soit-elle, à sa réalité possible.

Cette remarque montre que la limitation de l’espérance à l’espoir serait fâcheuse et tragique, puisque toute incapacité à sortir des entraves de l’avoir-possession occultera toutes les possibilités de bénéficier de « la légèreté de la vie espérante » (G. Marcel, Op. cit., p. 82). La réduction de l’espérance à la satisfaction des besoins vitaux, biologiques et à l’accomplissement immanent de la vie semble réductrice. Ainsi donc nous sommes amenés à nous projeter sur l’idée d’une substance intemporelle de l’espérance. Mais qu’en est-il véritablement de l’espérance si tel est que l’espoir n’épuise pas sa totalité ?

Deuxièmement, nous avons l’espérance dite métaphysique. Mais qu’est-ce à dire ? Nous sommes amenés à chercher le repère ontologique de l’espérance métaphysique dont parle G. Marcel. Selon S. Plourde (2012, p. 9),

celle-ci concerne la poursuite d’un plus-être humain et s’atteint par une ouverture à la dimension spirituelle et invisible des valeurs qui constituent et accroissent la richesse d’être, à savoir, l’amour, la fidélité, la générosité, la joie, la présence, le service des êtres aimés, l’art, etc.

À la lecture de cette citation, on se rend compte que l’espérance est convertie en valeur, c’est-à-dire qu’elle passe du domaine de l’avoir (espoir) au domaine de l’être (promotion des valeurs, des biens immatériels). L’espérance métaphysique est cette substance intemporelle constitutive de valeurs qui sont « le secret de l’homo viator, elles appartiennent à ceux qui accepteront de se libérer des entraves de l’avoir, de l’enchaînement de la possession » (S. Plourde, Op. cit., p. 9). L’espérance métaphysique est une sorte de mystique de l’amour, qui permet à l’être espérant de surmonter « la fragilité de la civilisation, l’érosion de plus en plus alarmante du tissu éthique et social » de l’humanité (G. Marcel, 1971, p. 201). N’est-ce pas aussi et surtout parce que cette espérance porte sur des valeurs, des biens immatériels qu’elle est dite métaphysique ?

Il devient clair que l’espérance s’inscrit dans « ce vacillement de la pensée et du cœur » (G. Marcel, Op. cit., p. 195) chez tout homme agissant pour donner un sens divin à l’humanité. L’espérance est donc fondée sur le relationnel et une certaine volonté de solidarité. C’est le noyau du « dialogue existentiel » (G. Marcel, Op.cit., p. 294) qui permet la réalisation de la fraternitécréatrice, cet attachement indéfini et immense à l’Altérité. Cette espérance se présente comme médiatrice entre les hommes ; elle est le nerf de tout attachement et de tout amour familial et filial. Elle est le garant de la charité dont parlent les Saintes écritures, la racine de « l’hospitalité spirituelle » (G. Marcel, Op. cit., p. 271), et permet à l’intersubjectivité de se poser comme une catégorie métaphysique de l’espérance. L’intelligibilité de l’espérance comme Partage, Solidarité, Amour des êtres aimés, voire une véritable assomption de la proximité interhumaine est évidente. N’est-ce pas aussi que cette intelligibilité de l’espérance comme promotion de valeurs, de biens matériels et immatériels constitue le socle d’une certaine mystique du lien familial inhérente et fait de celle-ci une totalité intelligible soustraite à la durée ?  Reste de savoir par quoi et avec quoi espérer ?

Comme « respiration de l’âme » (G. Marcel, Op.cit., p. 83), le propre de l’espérance est qu’elle est imposée par la condition même de notre être. Elle n’est ni attachement aveugle, ni même une simple attente ; la puissance prophétique de l’espérance est fondée par l’assurance en le Toi absolu ! Nous atteignons ici le troisième pallié de l’espérance qui est « l’espérance théologique dont le noyau est l’espérance de la résurrection, une espérance surnaturelle qui exige l’acceptation de la révélation chrétienne » (S. Plourde, Op. cit., p. 9). Le fondement même de l’espérance véritable est la foi en l’absolu, entendu que l’espérance absolue s’appuie sur « la fidélité et la disponibilité puisées par le croyant à sa communion avec Dieu » (E. Gilson, 1947, p. 105).

Il nous faut ajouter que l’adhésion à l’espérance absolue est la détermination concrète de cette vocation qui s’opère dans un dialogue personnel entre la grâce divine et la liberté du croyant. Qui plus est, l’espérance comme « volonté créatrice n’est pas une norme abstraite à laquelle je puisse confronter mes actions par une critériologie objective (…) C’est une Lumière, et l’accord de ma volonté libre à la libre volonté de Dieu se réalise dans la prière » (E. Gilson, Op. cit., p . 61). Cela voudrait dire que l’espérance absolue n’est ni une impuissance ni une renonciation de soi, elle répond au contraire d’ « un appel souverainement libre et gratuit, un consentement libre et libérateur » (E. Gilson, Op.cit., p. 113). Elle est cette re-lation qui ne s’exprimer que sous la forme personnelle d’une intimité voire une communion : « Sois avec moi, afin de m’éclairer et de me guider » ( E. Gilson, Op. cit., p. 102).

L’espérance absolue est donc envisagée sous la responsabilité car, si le nexus de l’espérance est la foi invincible, cet acte personnel, cet engagement personnel, c’est justement parce qu’« imparfaits et inachevés, nous dépendons de la liberté divine qui seule éveille, parfait et achève notre liberté » (E. Gilson, Op.cit., p. 18). Nous devons bien comprendre G. Marcel surtout que « l’être transcendant auquel il suspend sa destinée et son espérance est le Dieu chrétien, au moins confusément entrevu et pressenti » (E. Gilson, Op.cit., p. 12). Si donc G. Marcel fonde son espérance en Dieu, c’est aussi pour assumer sa foi en l’éternité de l’âme, car « véritable mystère, l’immortalité ne se révèle que dans la communion interpersonnelle de l’amour et la foi » (E. Gilson, Op.cit., p. 71). Voilà qui est clair ! La valeur surabondée de l’espérance tient au fait qu’elle est une « assistance surnaturelle » (G. Marcel, 1944, p. 83).

Les raisons d’espérer en Dieu sont qu’en Lui l’espérance devient intemporelle, disons plutôt éternelle. Et nous espérons en Dieu parce que « nous ne connaissons ni la mesure réelle de nos forces, ni les desseins ultimes de Dieu » (G. Marcel, Op.cit., p. 64). Mieux, il serait absurde de mettre notre espérance dans les bornes du relatif. En Dieu, l’espérance sort de la simple supputation. Toujours sujette à l’espérance, l’âme humaine trouve en Dieu la vitalité de son espérance, car « le croyant est celui qui ne se heurtera à aucun obstacle insurmontable sur cette voie de transcendance » (G. Marcel, Op.cit., p. 62).

Dans le réalisme phénoménologique marcellien, l’exigence ontologique explique l’attitude de celui qui refuse de se satisfaire de la relation d’avoir Car, au sein de cette massification abusive, de ce monde de fonctions, G. Marcel montre que l’être humain éprouve une soif d’être intense. Et seul celui qui a découvert cette exigence de consistance ontologique dans son expérience donne la preuve que la vie humaine comporte un horizon auquel elle se réfère sans pouvoir l’atteindre absolument. Ici, c’est l’expérience de G. Marcel qui parle. En posant le problème de l’être et du salut, il montre que l’espérance est l’exigence ontologique, mais aussi comme « le propre des êtres désarmés ; elle est l’âme des désarmés, ou plus exactement elle est le contraire d’une arme, et c’est en cela mystiquement que réside son efficacité » (M. de Corte, 1935, p. 490).

Ainsi, l’espérance devient une sorte de conquête pour un plus-être qui ne se réalise que par la conscience d’une participation à l’être, c’est-à-dire d’une adhésion à l’exigence ontologique. Justement parce que « volonté, espérance, vision prophétique, tout cela se tient, tout cela est assuré dans l’être, hors de toute portée d’une raison purement objective » (G. Marcel, 1968, p. 100). Nous retrouvons la notion d’intelligibilité religieuse dont parlait Pierre Colin, car la conscience tragique conduisant l’homme à cette exigence ontologique, lui permet de réaliser la nécessité de la valeur transcendantale de l’espérance : la foi en Dieu. Pour G. Marcel (Op. cit., p. 100), pour la seule et authentique transcendance, « faudra-t-il reconnaître, selon toute apparence, que cet acte ne peut être accompli avec les seules ressources de notre être propre abandonné à lui-même, mais qu’il requiert une assistance ou un influx qui n’est autre que la grâce ». N’oublions pas aussi que « G. Marcel a été préoccupé toute sa vie de la déshumanisation de l’existence, de l’image d’ « un monde cassé » où les hommes privés de leurs racines et livrés au pouvoir des forces » (M. Veto, 2014, p. 19), s’interrogent péniblement sur leur sort. C’est cette conscience tragique qui aboutit à l’aveu de foi en Dieu en vue de l’espérance.  On voit clairement l’intérêt de la place de Dieu dans l’existence humaine, mais surtout comme le fondement solide de toute espérance authentique.

L’espérance du salut devient la mise en exergue de la nécessité d’une ouverture transcendantale par laquelle le divin infusera de la positivité, de la bonté aux actions humaines. La marche tragique et millénaire de l’homme étant parsemée d’embûches, de chutes répétées, l’aide du seuil invisible devient l’étoffe de la bonne espérance. Dans la crise actuelle où chacun réalise l’inefficience des moyens de la réalisation, même le plus incroyant sent ce besoin d’un cri, d’un appel vers ce « Tout autre » surnaturel. Ce sentiment grand est le sens conquis par toute espérance religieuse, puisqu’elle vise le rétablissement de l’incomplétude pour faire jaillir la plénitude de notre être. Le divin apparaît comme un manque, puisque l’audacieuse puissance humaine est dérisoire. C’est tout l’intérêt de la religion. Ainsi que l’écrit Christophe Salaun, dans sa postface à Sur le besoin métaphysique de l’humanité,

le sens de la vie humaine, de même que les mœurs, trouvent dans les religions, aussi pauvres soient-elles, un ensemble de réponses et d’appuis qui facilitent l’existence et permettent, tant bien que mal, de s’accommoder des souffrances de toute vie (Schopenhauer, 2010, p. 71).

Cela voudrait dire que l’espérance, sinon la signification de l’espérance authentique doit s’orienter vers le « Toi absolu ». On comprend bien aisément le bien-fondé du souci marcellien de correspondre à cet appel éternel du Transcendant fait à l’homme et étalé sur des millénaires. Or donc, pour passer à la vie personnelle, la seule capable de le prédisposer et le disposer à la transcendance véritable, capable de le mettre dans la pensée du divin, l’être humain est-il appelé à rompre irrévocablement avec cette fausse espérance fondée sur ses forces limitées. Mieux, il doit réaliser que le rêve éveillé et écumant des philosophies de l’immanence n’a rien apporté, si ce n’est un monde inhumain qui sonne creux. À l’évidence, dans ce “monde cassé”, ce monde déchu, la foi en Dieu n’est pas vaine. À partir de cette remarque, on comprend aisément, suivant les dires de Gabriel Marcel rapportés par De Corte (1935, p. 487) que « les conditions de possibilité de l’espérance coïncident rigoureusement avec celles du désespoir » et, d’autre part, la mort à laquelle accule le désespoir absolu est aussi le « tremplin d’une espérance absolue ».

C’est à ce niveau que se pose une sérieuse lecture de l’espérance. Elle demande que l’on saisisse l’espérance dans ces diverses réalités, que l’on saisisse le caractère spirituel de l’espérance infinie ou « l’espérance en l’Absolu ». L’espérance absolue, en tant que l’expression la plus parfaite de la quête de l’accomplissement, se saisit comme lutte contre le désespoir, la précarité et la fragilité ontologiques. Pour réussir un tel pari, la pensée marcellienne invite à une prise en compte de la réalité du « Toi Absolu ». Cette considération nous conduit pleinement dans le sérieux de l’invocation et de la grâce comme nécessité ontologique et spirituelle pour toute âme en quête de salut. À vrai dire, nulle créature n’acceptera de porter son espérance dans un progrès dérisoire, un avenir incertain. Elle pose une sérieuse réflexion sur l’herméneutique du sens de la vie et l’espérance humaine dans une perspective religieuse.

Finalement, on retient que l’espérance est la quête de la plénitude, de l’exigence ontologique. Mais cette quête s’enracine dans une relation inconditionnelle avec le divin. L’espérance devient théologique. C’est dire que la signification marcellienne de l’espérance est religieuse. Le propre de l’espérance marcellienne est l’adhésion à la communion spirituelle et au salut en Dieu.

2. Exigence ontologique, valeur surabondée de l’espérance et l’aide du Toi absolu

L’extraordinaire ténacité avec laquelle G. Marcel s’attache à l’espérance absolue en Dieu suffit à dire que celle-ci constitue un facteur essentiel du « développement spirituel » (G. Marcel, 1971, p. 253), c’est-à-dire le progrès intégral de la personne humaine. Cette espérance, compagnon d’éternité et promesse à salut, est aussi une assurance dans la présence et la fidélité créatrice au Créateur ; et, en tant que tel le temps se conjugue avec la foi et la lumière de la grâce pour permettre à l’âme humaine de recouvrer la plénitude qu’elle aurait perdue en s’arrachant à ses racines ontologiques, par son enlisement dans le monde de l’avoir et des possessions. Nous avons à le reconnaître, l’espérance absolue rend exigeant et nécessaire le recours à de l’aide du Toi absolu dans l’existence humaine.

2.1. Exigence ontologique et grâce surabondée de l’espérance

Comme la vie elle-même demande à s’exercer dans du plein, l’espérance en Dieu vient combler l’incomplétude et donne une plénitude à l’exigence ontologique. L’exigence ontologique s’entend comme soif d’être, besoin de plénitude.

La pensée marcellienne vise l’instauration d’une conscience sacrale, un ordre supra-humain. Il va de soi qu’elle exige l’ouverture au « Toi absolu ». Le « Toi Absolu » est le nom que G. Marcel donne au divin, puisqu’il appréhende Dieu comme un être vivant, un être dialogique. C’est un être certes supranaturel, mais c’est avant tout un être à qui on peut dire : « TU ». Et on expérimente cette relation, quoiqu’elle soit spirituelle, voire mystique. Si donc la phénoménologie de l’espérance sort du psychologique, si elle recherche une visée plus significative, alors la condition tragique de la réalité humaine justifie le recours à l’invocation et à la grâce du Toi absolu. À y voir de près, « l’inquiétude n’est ici qu’un ferment, ou, si l’on veut, un levain, sans lequel l’âme ne pourrait, à vrai dire, se convertir, puisqu’aussi bien ce levain c’est le travail qu’opère Dieu, qu’opère la Grâce dans les profondeurs de la créature » (G. Marcel, 1955, p. 117).  À l’analyse, en même temps que nous luttions pour la paix, c’est-à-dire la félicité, la quiétude par les moyens humains, il faille recourir à cet Allié qui nous montrerait nos limites et nous serait d’un grand apport. G. Marcel (Op. cit., p. 185-186) peut donc noter ceci :

Je pense, à nous assurer toujours intimement de la réalité du monde invisible. Et ceci me ramène à ce que j’ai déjà signalé. L’inquiétude positive, celle qui présente en soi une valeur, c’est la disposition  qui nous permet de nous dégager de l’étau dans lequel nous enserre la vie quotidienne  avec les mille soucis qui finissent par recouvrir les réalités véritables ; cette inquiétude-là  est un principe de dépassement, c’est un chemin que nous avons à gravir pour accéder  à la paix véritable, à celle qu’aucune dictature, aucun impérialisme n’a le pouvoir de troubler , car au sens le plus précis  la paix n’est pas dans ce monde  et, il est à croire que de cette paix-là les puissants ne sauraient  avoir la moindre notion.

L’ouverture au Toi absolu est très significative, elle tient au troisième pallié de l’espérance. Et si le réalisme marcellien convoque à une telle exigence, c’est pour signifier que nous pouvons mettre notre confiance en Lui, sans craindre qu’il nous trahisse. Ceci est très capital dans la mesure où la pensée marcellienne gravite autour de ce point central : la connivence entre l’amour de Dieu pour ses créatures et l’amour qui relie celles-ci les unes aux autres. Or, cette connivence est aussi l’ouverture ultime à l’espérance, qui survit et s’épanouie par-delà la mort. Voilà pourquoi, dans la philosophie marcellienne, si « l’espoir devra être conquis par une lutte spirituelle contre les forces du désespoir » (Feys, 1955, p. 78), il importe de reconnaître que l’espérance requiert la consécration, et il n’y a de consécration qu’au Toi absolu. Et le penseur n’est dupe d’aucune dialectique de la forme ; bien au contraire, son espérance est solide, sereine à la lumière de son engagement ontologique. C’est pourquoi, Robert Feys (Op. cit., p. 74) peut dire à propos de la pensée marcellienne qu’elle

enlève l’homme à l’aliénation, à la mauvaise volonté cachée, le réveille à l’existence, l’engage personnellement vis-à-vis de Dieu et des autres, l’assujettit à la fidélité, qui exige l’espoir – l’homme s’ouvre à Dieu, l’appelle – Dieu viendra à sa rencontre, mais jusqu’ à ce moment tout restera suspendu à l’attente. Itinéraire d’une pure « philosophie chrétienne où le travail de la raison ne peut que préparer l’homme à l’acte de la foi.

Face donc à une telle conflagration, à cette dévitalisation avancée où le rêve éveillé vide de l’humanisme athée n’apporte pas de satisfaction, où la conscience technicienne est inquiète et s’interroge, l’idée de la Grâce doit être jugée crédible, et ce recours urge et est exigeant. Ainsi qu’il (1955, p. 68) le note,

l’idée de la Grâce doit être jugée fondamentale, et je serai même porté à dire que c’est seulement à partir d’elle que nous pouvons (…) nous élever vers l’affirmation je ne dirai pas de l’existence, mais de la présence de Dieu

La grâce s’entend comme un don, un crédit qui s’acquiert par le travail immense que la conversion spirituelle opère en la créature. Elle est une bénédiction ineffable de Dieu pour sa créature. La grâce est une sorte de rétablissement, dans la présence et la pensée divine. Le recours à la grâce divine tient au fait que pour avoir la Paix et le développement véritable, l’homme ne saurait compter « sur ses propres forces pour opérer cette transformation, au terme de laquelle il récupérerait ses biens qu’il a perdus. Afin que cette transformation soit possible, il sera tenu de se prêter à l’action transcendante de la Grâce » (G. Marcel, Op. cit., p. 103).

Par conséquent, si l’on a préjugé que l’inquiétude peut être exclusivement « un certain ressort, une sorte de ferment » au progrès spirituel, c’est parce qu’elle permet de prendre conscience de la mesure de cette exigence : Recourir à Dieu et à sa Grâce. Cette invocation, Marcel (1964, p. 152) la voit sous cette forme : « Toi qui possèdes le secret de ce que je suis et de ce que je suis apte à devenir ». Cette prière ouvre à l’homme les portes de l’appui du Ciel, mais aussi le libère du fardeau qu’est devenue sa propre existence. N’est-ce pas ici que transparaît le sens de l’appel du Christ ? « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos » (Matthieu 11 : 28). Revenir à ce Dieu qui console, qui recueille, qui soulage ne serait pas une action insensée. Bien au contraire, l’homme, en effectuant un tel acte, se libère de la lourdeur de son existence ; il allège son fardeau. En clair, l’Allié devient une exigence nécessaire à moins que l’être humain décide d’être dans sa misère existentielle, dans ce monde fugitif glacé d’effrois, où nulle espérance n’est promise et où le chaos peut surgir à tout moment. Tel que l’écrit De Corte (Op. cit., p. 490),

il en résulte qu’à celui qui s’est livré à l’optimisme du progrès technique sans reconnaître le sourd appel vers l’être qui le tenaille et dont la reconnaissance l’amènerait, en maîtrisant sa propre maîtrise, à transcender son redoutable et pernicieux rationalisme, deux issues seulement sont ouvertes : ou bien «reconnaître l’inefficacité ultime des techniques » dont la faillite globale est patente et se livrer de la sorte au désespoir, ou bien se retrancher purement et simplement en soi-même, couper ses attaches avec l’être et, par une transposition spirituelle du mécanisme matériel de la technique désorganiser de l’intérieur, en vertu d’un droit parallèle de régence exclusive de soi, l’universelle participation inter ontologique.

Elle pose la problématique criarde de la croyance ou non en une force extérieure à l’homme. Et poser cette question, c’est aller à la rencontre de l’athéisme. Mais l’argument fondamental de l’athéisme demeure avant tout une opinion. Au fond, pour le penseur, l’athéisme fait partie des grandes opinions historiques de l’humanité. Il le considère comme une simple affirmation qui n’impose pas son dictat à la foi, ni à la croyance : l’athéisme est donc une « opinion ». G. Marcel estime que certaines vérités sont purement et simplement des opinions et n’influencent en aucun cas les données de la foi. Parmi ces opinions, il situe l’athéisme. Pour lui, il relève d’une opinion personnelle et n’affecte en aucun cas le domaine de la foi, encore moins celui de la divinité. Si l’homme « ne veut pas s’abîmer dans une vue désespérée du monde, une seule possibilité lui est ouverte, celle de s’ouvrir à Dieu et de l’appeler, de l’invoquer comme un Toi, comme une personne » (Feys, 1955, p. 78).

Mais suffit-il seulement de l’invoquer, de l’appeler pour être sauvé du désespoir ? Comment s’assurer de cette espérance ? La réponse est simple : « L’invocation une fois prononcée, il n’y a plus qu’à attendre la rencontre où Dieu se révélera, à y répondre par la foi et la croissance chrétienne » (Feys, Op. cit., p. 79).  Sans la foi, l’espérance dégénère en utopie, car l’utopie est une espérance désespérée, parce que dépourvue de fondement. La foi en Dieu fait donc de l’espérance une attente confiante, tandis que l’espérance met la foi en mouvement. Aussi convient-il d’ajouter que G. Marcel développe une philosophie de la recherche vécue et de l’affirmation ontologique : « Espérer, c’est en quelque sorte se placer d’emblée dans l’Éternel, au-delà de « l’ordre des causes ou des lois » et de la supputation des effets qui peuvent sortir de leur mécanisme » (De Corte, Op. cit, p. 490).

La réflexion sur la grâce de Dieu constitue un élément essentiel, et la définition que G. Marcel (1944, p. 86) donne de la grâce suffit, à elle seule, à dire son intérêt : « C’est le témoignage vivant de celui dont elle émane : elle porte son sceau (…) Elle est, cette foi, le don imprévisible d’une puissance inconnue, qui a entendu l’appel de ma misère et de mon impureté ; elle est une grâce ». Cette conscience sacrale est libération, car « la vie ne peut pas être rendue meilleure par les seules forces de l’homme » (G. Marcel, Op. cit., p. 9). Sur la voie de cette autre modernité, où le risque et le fluant ont installé leur demeure, le temps de l’espoir du salut ou l’espérance rattachée à l’aventure humaine conduit à cet appel, au recours à la grâce. Mais une objection persiste : Quel est, en réalité, le sort des non-croyants – le nihilisme et l’athéisme ayant fait déjà leur nid, il y a à peu près plus de deux siècles ? La question n’est plus actuelle ; elle ne se pose pas dans la mesure où face à l’effroi, à la désolation, devant les situations limites, même celui chez qui aucune croyance n’est apparente, l’ouverture spirituelle la plus féconde apparaît. Le cri vers l’être suprême prend toute sa signification et sa valeur[26]. Le cri qui devient Appel, pour emprunter ces mots de Buber, se fait retentir. Ce Dieu sur qui on a déversé toutes nos fautes, tous nos malheurs, ce Dieu pour qui on a de la haine parce qu’il nous revendique, ce seuil invisible devient le soupir de la créature, l’asile doré, le réconfort.

En définitive, l’espérance est une quête de la consistance d’être articulée à la métaphysique et à la théologie. Elle est fondamentalement quête de l’exigence ontologique, mais dans la foi au Toi absolu. L’espérance a une connotation réflexive, phénoménologique et herméneutique ou mystique chez G. Marcel : réflexive parce qu’elle se pose sur un fonds de détresse ; phénoménologique parce qu’elle décrit l’angoisse, le mal être voire l’inquiétude humaine ; Mystique parce qu’elle est une affaire de croyance. Elle intervient de manière frontale dans sa philosophie ; elle est soumise à une intersubjectivité intérieure et extérieure, c’est-à-dire une ouverture au Toi absolu et une ouverture à la fraternité humaine. On retient finalement que l’espérance théologique devient une force opératoire dans l’histoire humaine, capable de transformer les situations de mort en promesse de vie.

Dès lors, la réflexion pose le problème fondamental de la question de Dieu dans les temps modernes, précisément dans la postmodernité avec son cortège de troubles sociopolitiques et de crises interminables, de fièvres éruptives à répétitions. Cette question fondamentale radicale s’était posée par le passé avec les Lumières, et aujourd’hui elle devient essentielle, si l’on veut méditer l’espérance rattachée à l’aventure humaine dans son ensemble.

2.2. L’aide de Dieu comme salut

La tourmente du modernisme et la crise du technocosme sont conjointement les preuves de manifestations visibles d’un frémissement souterrain, mais remontant à la surface aussi longtemps que l’on interroge la situation précaire et fragile actuelle de l’homme. Et point n’est besoin d’un très grand sens de l’observation, ou d’être herméneute, pour déceler de dangereuses traces d’humidité sur les voûtes du grand édifice de l’humanité. La réalité du « Tout autre », ou encore, le « Toi absolu » mérite d’être prise au sérieux, de façon aussi précise que possible, à tous les niveaux, sans ambivalence. La question du salut de l’humanité doit être, abordée sous l’angle philosophico-théologique, en se situant délibérément sur l’horizon de l’histoire. La problématique de l’inquiétude humaine et la question de la libération et de l’émancipation doivent être articulées dans un tel horizon. Cette voie médiane entre science et spiritualité entre Religion et Philosophie, dans un esprit scientifique sincère et une foi inébranlable en Dieu sont plus que nécessaires. La nostalgie du « Tout autre » (H. Küng, 1989, p. 22) devrait être l’une des premières et dernières aspirations humaines dans ces heures de grandes inquiétudes, ces heures thanatologiques et eschatologiques. « Sans le

 « Tout autre », sans « théologie », sans foi en Dieu, il n’y a pas de sens de la vie qui transcende la simple conservation de soi-même » (H. Küng, Idem). Autrement dit, sans l’aide de Dieu, la vie ne peut être rendue meilleure.

La problématique d’une entente entre philosophie et religion, voire la mystique dans la résolution des problèmes fondamentaux des hommes, se pose. Il faut même ajouter, avec H. Küng (Ibidem), que « sans une réalité ultime et première plus réelle que notre réalité, réalité que nous nommons Dieu notre « besoin de consolation », pour reprendre les termes de Habermas, resterait lui aussi insatisfait – dans le temps et l’Éternité ». Malgré son caractère diffus, malgré ses faiblesses, la religion trouve à nouveau à jouer un rôle important dans le paradigme post-moderne. Elle se présente très nécessaire, voire inconditionnelle face au besoin métaphysique de l’humanité. Aujourd’hui, où nous vivons l’effondrement et un bouleversement sans précédent, la foi en l’Absolu, la foi en un être transcendant qui fonde notre vie se fait sentir.

Dès lors, philosophie marcellienne devient une métaphysique religieuse, où le travail de la raison prépare inéluctablement à accueillir la foi Dans cette optique, l’espérance transcendantale, suivant le chemin de la réflexion, de l’ontologique et du théologique, s’achève dans un recueillement du divin  : la conscience du Sacré, ou la présence à Dieu, trouve un fondement solide. Elle donne de grandes justifications à l’espérance promue en phénoménologie religieuse. Suivons le témoignage de M. Lena (2009, p. 8-9) :

Le champ de l’espérance coïncide donc avec celui que circonscrit l’illusion transcendantale, mais l’espérance n’est pas illusion. C’est précisément là où la raison ne peut accroître son pouvoir ni exercer son pouvoir qu’elle peut et doit lancer l’espérance. L’espérance apparaît donc comme le nom de l’attitude philosophique elle-même, dans sa responsabilité à l’égard de la vérité toute entière, et dans sa modestie devant un horizon d’intelligibilité qui la déborde sans pour autant se dérober à elle. C’est une telle attitude philosophique qui peut accueillir l’inouï de la foi chrétienne.

En d’autres termes, l’espérance demeure la raison d’être et le nexus de la croyance religieuse, elle est une assurance invincible même si ses conditions de possibilités venaient à manquer ou à subir l’érosion du temps.  L’autre nom de l’espérance chez G. Marcel est la foi en Dieu, la seule d’ailleurs capable de fonder toute mystique de la pérennité fraternelle.

Conclusion

Comment, dans un héritage aussi contrasté, ambigu, penser la relation entre progrès matériel et progrès spirituel de l’humanité, et ce en vue de l’espérance ? Tout le long de cette analyse, nous avons exposé l’espérance dans la métaphysique marcellienne. Entre l’Espoir, l’Espérance métaphysique et l’espérance absolue, G. Marcel insiste sur les deux dernières, mais essentiellement sur la dernière car elle est l’étoffe de l’espérance authentique. Elle permet, à travers la nostalgie du « tout Autre », ou encore, du « Toi absolu », d’assigner l’homme à l’appel éternel du divin ; et il est impératif que l’homme, urgemment, y réponde pour ne pas faire acte d’une réponse tardive : ce serait un « retard irrécupérable » (Cappelle, 2005, p. 253) aux conséquences irréparables. La limite de l’option marcellienne tiendrait au fait d’articuler l’espérance dans les embouchures du monde surnaturel. Ses forces résident cependant dans son caractère d’expériences vécues, affirmées et assumées.

De ce fait, Marcel manifeste une attitude éthique responsable, en ce sens qu’il médite le solide fondement solide d’une fraternité créatrice dont la communion avec l’absolu est la garantie. En outre, si elle repose sur l’affirmation et le témoignage et ne démontre pas assez, son mérite est d’appeler au recueillement du divin et de l’humain dans l’inter-subjectivité. Ce mérite réside aussi dans le simple fait qu’il fait montre d’une responsabilité éthique, qui prend conscience d’elle-même dans et par rapport à autrui ; puisque dans sa fragilité et sa détresse. Marcel se livre à un courage philosophique pour un penser du divin et de l’humain eu égard à son plein accomplissement. Finalement, notre analyse s’achève avec la remarque suivante : « la paix et la foi ne sont pas séparables » (G. Marcel, 1967, p. 13), car la foi est « une assurance fondée sur l’être même » (G. Marcel, Idem, p. 2

02). Autrement dit, l’espérance authentique, gage de la félicité humaine, repose sur la foi en un être qui est Lui-même la racine et l’objet de l’espérance.

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RAPPORT ENTRE PHILOSOPHIE ET POÉSIE : LE CAS HEIDEGGER

Adaama OUATTARA

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY (Côte d’Ivoire)

tchawawi74@gmail.com

Résumé :

Dans cet article, nous montrons que la poésie, loin d’être une activité irrationnelle à l’opposé de la philosophie, peut lui servir de discipline auxiliaire. Le recours par Heidegger à la poésie n’est pas arbitraire, mais logique. Sa pensée est parvenue à un stade de réflexion où la philosophie classique ne répondait plus à ses attentes. Pour méditer sur le langage et sur le divin, Heidegger s’est vu en effet obligé de faire recours à la poésie. La poésie intervient donc comme un auxiliaire de la philosophie.

Mots clés : Divin, Métaphysique, Parole, Philosophie, Poésie, Ontologie.

Abstract:

In This article, we show that poetry, far from being an irrational activity on the opposite to philosophy, can serve as an auxiliary discipline. Heidegger’s resort to poetry is not arbitrary, but logical. His thought reached a stage of thinking where classical philosophy no longer met his expectations. To meditate on language and on the devine Heidegger has been obliged to resort to poetry. Therefore, poetry intervenes as an au auxiliary of philosophy.

Keywords : Devine, Metaphysics, Word, Philosophy, Poetry, Ontology.

Introduction

Pour caractériser les rapports de Heidegger et Hölderlin, un auteur a pu, avec ironie, parler de Heidegger comme d’un disciple dévot qui cite Hölderlin à la façon d’un croyant citant les Écritures saintes. Si la boutade peut paraître exagérée, elle a le mérite, toutefois, de montrer la connivence de pensée entre l’auteur Sein und Zeit et le poète Hölderlin.

L’un des apports significatifs de Heidegger à la philosophie est incontestablement d’avoir réussi à décomplexer le rapport de « voisinage » entre la philosophie et la poésie. Pour une fois dans l’histoire de la philosophie, la poésie cesse d’être regardée avec dédain comme une discipline inférieure et subalterne pour être rehaussée, à l’autre dimension d’elle-même, comme une contribution au dire de l’impensé de la philosophie.

La poésie, on le sait, est un genre littéraire versifiant, qui traduit les émotions, les impressions, le lyrisme, disons la subjectivité du poète. À l’opposé, la philosophie revendique pour elle le langage en prose et s’illustre dans les essais et les traités. Dès lors, par quel tour de force ces deux disciplines, que tout semble opposer, en viennent-elles à s’unir, chez Heidegger, en un creuset fructueux ? Mieux, comment Heidegger réussit-il à faire de la poésie un élément restaurateur de l’ontologie ?

1. Du recours à la poésie

Sur la poésie, il ne fait l’ombre d’aucun doute que ceux qui la pratiquent ont une haute idée qui rame à contrecourant de celle du commun des mortels ou d’une certaine vision classique. Pourquoi nous est-il possible de l’apercevoir sous l’un et l’autre angle ?

1.1. D’une justification de la poésie chez martin Heidegger

C’est un “locus classicus” que de le dire, toute la philosophie de Martin Heidegger tourne essentiellement autour de la notion d’Être. L’Être est et demeure, depuis ses premières publications jusqu’aux plus tardives, la notion essentielle qui sert de “foyer” où convergent toutes les irradiations qui illuminent sa pensée. Pour penser l’Être, Heidegger s’est vu obligé de faire ce qu’il a appelé le Schritt Zurűck, le Pas-en-arrière grâce auquel, en remontant aux philosophes présocratiques, il a pu réévaluer tout le patrimoine de la pensée occidentale jusqu’à Nietzsche. À la fin de ce long procès, il est arrivé à la conclusion selon laquelle « nous ne pensons pas encore » (M. Heidegger, 1973, p. 36). En réalité, pour penser véritablement, il faut rebrousser la pensée à son élément natif, à savoir l’Être. Or, lorsqu’il est question de l’Être, la langue constitue un problème. Si la pensée a à penser l’Être, l’Être ne se laisse pas penser et dire facilement.

L’Être fait ressortir les insuffisances du langage à dire ce qu’on sait de lui. Et si on ne peut le dire, peut-on véritablement le connaitre ? Selon Heidegger, l’époque dont nous sommes les hôtes est le couronnement et l’achèvement de la métaphysique dont la domination planétaire, par la technique, est le surgeon nécessaire et le nihilisme achevés. Aussi, cette époque ne peut-elle être surmontée qu’à condition que l’homme renonce à la pensée représentative, abstraite de la métaphysique pour faire retour vers l’origine. Ce retour sera un renoncement à la manière abstraite de penser propre à la métaphysique ; il visera une disposition attentive d’écoute de la vérité de l’Être, réponse silencieuse à l’appel de l’Être. Cette réponse silencieuse au sein de la question posée sur la vérité de l’Être, on la trouve dans le langage poétique.

Heidegger, de moins en moins, fait appel au concept, sans doute trop abstrait, pour rendre compte de ce qui a cours, à savoir que l’Être donne l’étant dans toute sa diversité. « À l’aube profonde du déploiement de son être, la pensée ne connait pas le concept » (M. Heidegger, Op. cit., p. 128). La poésie est appelée ainsi à collaborer à cette récitation de l’Être, à collaborer à la nomination des étants comme choses données par l’Être, comme choses endurant l’événement d’être. Désormais, Heidegger ne parle plus de l’homme, mais, en se souvenant de Hölderlin, parlera-t-il du mortel, de l’habitant, de l’autochtone.

L’homme n’est-il pas en effet cet autochtone qui habite poétiquement en un lieu de la terre, dans la coprésence avec les choses, avec les autres étants, eux aussi hôtes de l’Être ? Heidegger a cru bon de justifier son recours à la poésie. Dans la conférence intitulée die Sprache (la parole) qui forme avec cinq autres conférences le recueil Acheminement vers la parole, le philosophe écrit ceci : « La parole à l’état pur est le poème » (M. Heidegger, 1994, p. 18). En énonçant que le parler à l’état pur est le poème, le penseur veut montrer que la langue des poètes est dépourvue de tout intérêt, de tout utilitarisme et garde, de ce fait, toute son “innocence”, toute sa pureté qui lui permet de se mettre dans la proximité, dans l’intimité des choses. La langue de la métaphysique, avec toute sa charge d’agressivité, est impropre, voire disqualifiée pour refaire l’expérience de la pensée. Dans le poème, les choses accèdent à la dignité d’étant, parce que le poète ne trie pas les étants. Il ne fait pas de différence entre les étants ; tout étant se soumet à l’aventure qui est la sienne et, par cela seul, vaut comme étant. C’est pourquoi en nommant un étant, le poète le fait parler pour les autres étants. Dans la poésie, un étant nommé vaut comme symbole. C’est le sens du vers profond de Charles Baudelaire (1928, p.176) : ‹‹ « Tout pour moi devient allégorie ». Les choses, dès qu’elles sont nommées par la poésie, accèdent au rang de symboles, d’allégories chargées de sens. Elles se débordent comme choses ordinaires, pour se déployer, grâce à la parole poétique, dans toute leur configuration plénière. Le poème rend intéressant et beau ce qui passait pour banal et prosaïque.

Le penseur, à l’analyse, s’attarde lui aussi auprès des choses. Il en va de lui comme du poète. Tous deux affranchissent les choses de la sécheresse du concept pour les laisser libres de déployer leur être. Dans la pensée comme dans la poésie, les choses font irruption avec toute la profusion de leur être. Elles adviennent dans tout leur éclat, dans toute leur apparition telle qu’elles ont été données par l’Être. La pensée témoigne et doit toujours témoigner de cette apparition, si elle veut garder son statut de pensée.

« Le roi Œdipe a un œil de trop », dit Hölderlin (1967, p. 173). Cet œil de trop, ce sixième sens, est l’apanage des poètes et des penseurs. Eux seuls entrent dans l’intimité secrète des choses. À ceux-là, l’être se dévoile, ou fait signe. Ceux-là savent prêter écoute. Et Heidegger nous dit que l’écouter authentique n’a rien à voir avec l’oreille et la bouche, mais signifie faire acte d’obéissance vis-à-vis de ce qu’est le logos, à savoir la récollection de l’étant lui-même. Nous ne pouvons entendre authentiquement qu’à condition d’être déjà dans l’obédience. Or, ajoute Heidegger (1967a, p. 138), « l’obédience n’a rien à voir avec les lobes de l’oreille ». Celui qui n’est pas dans l’obédience est, de ce fait, condamné à rester éloigné, voire exclu du logos. Il est présent-absent. Héraclite (1964, frag. 19) dit d’un tel homme, qu’il « ne sait ni écouter ni parler ».

Évidemment, les hommes n’accordent crédit qu’à ce qui tombe juste sur leur route, à ce qui les flatte ou leur est connu. Ils ont affaire à l’étant continuellement et partout sans le pressentir comme chose donnée par l’Être, au cœur de l’Être. L’Être leur reste caché. Les hommes ne savent pas écouter. Ils entendent bien des paroles, mais ne saisissent pas le logos. L’Être leur reste étranger, caché. Le dire et l’entendre, enseigne Heidegger, ne sont véritables que si, en eux-mêmes, ils sont déjà d’avance dirigés vers l’Être, vers le logos. Ce n’est que là où celui-ci se découvre que le langage devient parole. Et il se découvre dans le poème, dans le dire poétique. Ce n’est que là où l’être de l’étant, se rendant patent, est appréhendé comme tel, que prêter l’oreille devient entendre. Et, « seul ceux qui en sont capables, les poètes et les penseurs, maitrisent la parole » (Heidegger, 1967a, p. 140). Heidegger ne fait appel à la poésie que pour, en en usant, “relever les murs” de l’ontologie décadente. Le recours à la poésie n’est pas un fait du hasard. On peut dire, avec Jean François Mattéi (2014), que « la philosophie est donc la véritable œuvre poétique qui, loin d’abolir l’art, l’élève à la hauteur de la vérité ». La philosophie rehausse l’art et singulièrement la poésie. En cette époque de l’histoire de l’Être où même le langage n’est plus envisagé que comme un “outil de communication”, sans plus, la poésie apparait pour la pensée comme “l’oasis” d’exception où l’Être peut encore être cherché. Un tel recours à la poésie au cœur du philosopher heideggérien, sa valorisation singulière, ne peut que contraster avec les préjugés à son sujet.

1.2. Des méprises sur la poésie

En portant un regard sur l’orientation du penseur de Messkirch, il saute aux yeux que le philosophe allemand Theodor Wiesegrund Adorno et Heidegger n’ont pas la même approche de la poésie. Adorno, en effet, s’est demandé un jour si écrire un poème, après l’holocauste d’Auschwitz, est chose décente ! Dans son livre La dialectique négative, il va jusqu’à écrire ceci : « Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de toute culture. […] toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures » (1992, p. 267). Pour Adorno, après toutes les atrocités qu’a connues l’humanité, toute forme de culture devient caduque, surannée. Si, malgré toute la culture accumulée au cours des siècles, malgré la Critique de la raison pure de Kant, malgré Les Misérables de Victor Hugo, les tableaux de Léonard de Vinci, les poèmes de Baudelaire ou de Heine, si malgré toutes ces créations qui font l’orgueil de la culture humaine, Auschwitz a pu être possible, quel peut bien être le sens de la culture ? Bien plus, est-ce sérieux, voire décent, d’écrire encore des poèmes supposés adoucir nos mœurs, élever la sensibilité humaine ? N’est-ce pas même une injure à la mémoire de tous les morts, victimes de la barbarie humaine ? La réponse de Adorno est bien connue : il est indécent, après Auschwitz, d’oser écrire encore des poèmes.

À la vérité, Adorno est l’héritier d’une vision péjorative sinon dépréciative de la poésie. En réalité, une tradition qui remonte jusqu’à Platon tient le poète pour un halluciné qui fait profession de rêver, coupé de la réalité et ne vivant que dans l’apparence informe. Une telle approche, celle de Adorno notamment, est très limitative de la poésie en en faisant le synonyme du rêve. Cette attitude reprend les qualificatifs de l’opinion du commun des mortels qui ne voit dans le poète qu’un rêveur, sans plus. Aussi, demeure-t-il évident, par cela même, qu’un penseur qui y recourt ne peut qu’être affecté par ce venin de rêvasserie, en le hissant dans les cimes de l’abstraction, à l’image de l’Albatros dont parle Baudelaire (Op. cit., p. 17) : « Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l’archer ; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher ». Comparativement, nous sommes dans la même logique chez Platon, avec l’image qu’il donne du philosophe à partir de l’anecdote de Thalès. Il est clair, Heidegger a, quant à lui, une démarche plus essentielle, une approche qui est attentive à l’essence du poétiser. Comment saisir la profondeur relationnelle entre Philosophie et Poésie ? Qu’est-ce qui, en somme, s’y joue fondamentalement ?

2. Réalité du lien entre philosophie et poésie

En portant un regard sur l’histoire de la Philosophie, il apparaît indubitable que depuis ses origines jusqu’à nos jours, la sagesse grecque n’a de cesse à côtoyer la poésie. Comment intelligibiliser ce lien séculier ? Surtout, en quoi, chez Martin Heidegger, penser et poétiser semblent indissociables ?

2.1. Sens du dialogue avec Hölderlin

Pour méditer cette essence du dire poétique dans son rapport avec la pensée, Heidegger en appelle aux grands poètes d’Hespérie dont la poésie a partie liée avec le Dasein de l’homme occidental : Hölderlin, Stefan Georg, Rilke, Trakl, sont tour à tour convoqués à cette mutualité de la pensée et du poétiser.

C’est ainsi qu’au seuil d’une de ses conférences sur Hölderlin, intitulée Terre et Ciel de Hölderlin, ayant pour point de départ l’hymne Grèce, Heidegger précise les lois de son dialogue avec le poète. À travers le commentaire de cet hymne, on pourrait chercher à

présenter, dit-il, les idées de Hölderlin sur la terre et le ciel. Ce dessein serait tout à fait justifié. Peut-être aurait-il même pour résultat une contribution aux recherches hölderliniennes. En comparaison de cela, la conférence qui va suivre se propose autre chose, quelque chose de provisoire et d’avant-coureur : quelque chose où il s’agit et où il y va de la pensée… il s’agit de risquer une tentative, celle de changer de ton : Passer de notre représentation habituelle à une épreuve inhabituelle, parce que simple, une épreuve pensante (M. Heidegger, 1973, p. 199).

Ce texte révèle au moins deux choses qui sont caractéristiques de la démarche heideggérienne. En premier lieu, Heidegger ne s’intéresse pas à la poésie de Hölderlin en historien de la littérature ; son ambition n’est pas de faire les analyses textuelles des poèmes comme pourrait le faire un spécialiste des études hölderliniennes afin de mettre en évidence la structure des poèmes, d’élucider le sens et l’évolution des thèmes, etc. En d’autres termes Heidegger n’aborde pas Hölderlin en critique littéraire, ni en philologue, mais uniquement en penseur ou en philosophe. Faire l’épreuve pensante de la poésie de Hölderlin ne veut pas dire transformer le contenu de la poésie en concepts ou en propositions philosophiques, mais tenter de lui correspondre et de se tenir dans la puissance de son appel qui, lancé voilà bientôt deux siècles, n’a toujours pas été entendu et reste encore à venir.

D’une façon générale, Heidegger est en quête, dans son dialogue avec le poète, de ce qu’il appelle le Dict, das Gedicht, de la poésie hölderlinienne. À juste titre, Georges Thinès (2014) écrit que « Heidegger a trouvé dans l’œuvre de Hölderlin le dire poétique qui correspondait le plus étroitement à son entreprise d’instauration de l’ontologie qui caractérise sa philosophie ». Le Dict de Hölderlin ne se trouve dans aucun poème particulier, ni dans leur ensemble, mais demeure, divulgué, dans chacun d’eux, car il est le site à partir duquel parlent et où se rassemblent tous les poèmes ; dans cette quête, Heidegger privilégie les poèmes datant de la période de maturité du poète (1799-1806), notamment les élégies (“Pain et vin”, “Retour”, etc.)

Et les hymnes fluviaux tels que le Rhin, la Germaine, l’Ister ainsi que l’hymne Souvenir. Dans ces poèmes, la parole de Hölderlin a atteint sa plus grande force nominative. Hölderlin n’est pas pour Heidegger un poète parmi les autres, mais ainsi que le cite A. Boutot (1997, p. 113) « le poète des poètes » (der Dicter des Dicter). Cela signifie que Hölderlin dit poétiquement ou poématise l’essence du poète et de la poésie. Hölderlin ne parle pas de la poésie de manière accessoire et passagère, mais tout au long de son œuvre, il médite la poésie au point qu’« on serait presque en droit de dire que la poésie et le poète sont l’unique souci de son poétiser » (M. Heidegger, 1988, p. 14). Mais le fait que Hölderlin poématise ainsi l’essence de la poésie ne doit pas nous faire croire qu’il serait un tard venu, qu’il appartiendrait à une époque où l’impulsion créatrice aurait disparu et dans laquelle la maladie de la réflexion se ferait sentir si loin que la poésie ne trouverait d’autre objet qu’elle-même. Hölderlin est le poète des poètes, au sens fondamental où il éprouve la nécessité de reconduire la poésie sur son essence originelle.

2.2. Hölderlin et l’essence de la poésie

Hölderlin est ce poète qui entreprend de refonder l’être-là (le Dasein) sur la poésie, et qui cherche, du même coup, à redonner à la poésie sa vocation historiale première. De ce point de vue, Hölderlin est tout sauf un décadent ; il est plutôt un précurseur dont le dire s’étend au-delà de son époque.

Pour manifester la conception élevée que Hölderlin se faisait de la poésie, Heidegger cite ces quelques vers de Comme au jour de fête : « Mais à nous il revient sous les orages du dieu, oh poètes, de tenir à tête découverte ». La poésie n’est pas l’élaboration poétique de la sensibilité du poète ni même l’expression des états d’âme d’un peuple. Elle n’est pas davantage un simple ornement, un enthousiasme passager qui agrémenterait le cours de la vie. Loin de traduire et de mettre en vers des expériences psychiques, le poète enferme et conjure les éclairs du “dieu”, c’est-à-dire, explique Heidegger, il est exposé à la surpuissance de l’Être. Le poète ne vagabonde pas dans l’intimité de la vie intérieure, mais il est fondamentalement touché par la grâce de l’Être. Attentif et appelé par le dieu, le poète ne se perd pas pour autant dans la contemplation mystique de l’au-delà, mais répercute les signes du dieu vers les hommes. Il lui revient, dit Hölderlin, de « tendre au peuple le don céleste » (Confer Pain et vin). D’une façon générale, le poète nomme les dieux et les choses en ce qu’elles sont. Cette nomination poétique ne consiste pas seulement à donner un nom à une chose qui serait déjà connue, mais c’est seulement dans la nomination poétique que la chose apparait pour la première fois en ce qu’elle est. « C’est seulement, dit Heidegger, lorsque le poète dit la parole essentielle que l’étant se trouve nommé à ce qui est et est connu comme étant. La poésie est fondation de l’être par la parole » (M. Heidegger, 1973, p. 52). C’est en ce sens que Hölderlin peut dire, à la fin du poème Mémoire : « Mais ce qui demeure, les poètes le fondent ». Ce qui demeure n’est pas le pur étant subsistant, mais d’abord et avant tout l’Être lui-même. Essentielle est donc la tâche sinon le statut du poète : Il se tient certes là-haut, mais pas pour rêvasser. Il est le médiateur, le messager, celui-là qui porte aux mortels le dire divin. Et en son dire, les choses se dévoilent en leur être tel.

C’est pourquoi il convient d’affirmer que la poésie est instauration, institution en acte du demeurant. Comme le dit Heidegger (1988, p. 43), « le poète est le fondateur de l’Être ». Le poète fonde l’Être en tant qu’il confère librement, ce qui ne veut pas dire arbitrairement, l’être et l’essence à tout ce qui est. Les choses ne commencent d’être que quand la poésie leur donne l’hospitalité de son dire. Bien plus, en même temps que l’essence des choses advient pour la première fois à la parole dans le poème, « l’être-là de l’homme accède à une relation ferme et est assis sur une base » (M. Heidegger, 1973, p. 53). Le dire poétique établit sur sa base historiale l’être-là de l’homme, son essence.

2.3. Le poète et le divin

La poésie qui est en apparence l’occupation la plus innocente de toutes, est, en réalité, le “langage primitif d’un peuple historial ” et “le fondement qui supporte l’histoire” parce qu’elle est la libre fondation de l’Être. La poésie est le sceau qui confère l’authenticité à tout ce qui est. Sans ce sceau unique, les choses et les hommes errent dans l’artificiel. Il est arrivé à Hölderlin de rapprocher le poète du prêtre et, qui plus est, du magistrat qui donne les lois. La poésie étant ce qui fonde ce qui demeure, le poète se voit conférer une toge de magistrat. Dans le poème Vocation du poète, il écrit ces vers profonds : « Donne, oh poète ! Donne-nous les lois » (F. Hölderlin, Op. cit., p. 778). Moïse aussi, on le sait, donne les lois qui vont régenter la conduite des hommes. Car ce sont les lois qui demeurent. Elles sont gravées dans le roc. Le poète, le vrai, est donc plus que poète, il est le prêtre qui, prêtant écoute, se tient dans l’obédience des dieux pour entendre leur voix, recevoir d’eux les lois pour les transmettre aux mortels. Le poète, en « donnant un sens plus pur aux mots de la tribu » (S. Mallarmé, 1974, p. 7), les grave en des lois immortelles. Homère, cet aède aveugle, était un des donneurs de lois ; il en est de même de Hölderlin.

Quand l’Être doit donner une nouvelle époque chargée d’événements, les poètes sont les premiers à en entendre les annonces, les signes avant-coureurs. C’est en cela qu’ils sont les guides du peuple, ceux-là qui doivent donner les lois au peuple pour qu’il s’accommode d’une époque nouvelle. Hannah Arendt (1976) a raison : ‹‹ Il n’y a pas de poète sans peuple ». En effet, le poète est celui qui, usant des “mots de la tribu”, comme dit Mallarmé, donne à son peuple le coup d’envoi d’une époque historiale.

Si avec Héraclite d’Ephèse (fgt 93in J. Voilquin, Op. cit.) « le dieu, dont l’oracle est à Delphes, ne parle pas, ne dissimule pas, il fait signe ››, ce signe que fait le dieu n’est pas perçu de tout le monde. Seuls des hommes d’exception y ont accès. Et le poète est de ceux-là. Hölderlin (Op. cit.) pouvait, à juste titre, indiquer :

Mais à nous il revient, sous les orages du dieu,

O poètes ! De tenir à tête découverte,

Et la foudre du père, elle-même, en main propre,

De la saisir, et voilé dans le chant,

De tendre au peuple le don céleste.

Dans cette strophe extraite du poème Comme au jour de fête…, le poète enferme et conjure l’éclair du dieu dans la parole, il fait entrer cette parole chargée d’éclairs dans la langue de son peuple. Le poète se tient “sous les orages du dieu… à tête découverte”, livré sans défense. Le Dasein n’est rien d’autre que l’exposition à la surpuissance de l’Être. Le tonnerre et l’éclair sont la langue des dieux, et le poète est celui qui doit, sans se dérober, affronter cette langue, la recueillir et lui faire place dans le Dasein du peuple.

… et les signes sont

Depuis toujours la langue des dieux.

La poésie est l’écho de ces signes répercutés dans le peuple. Ou encore, du point de vue du peuple, la poésie consiste à placer le dasein du peuple dans l’aire de ces signes, à enraciner le peuple. Jean Grondin (2007) a raison de dire, en parlant de Heidegger, qu’il s’efforce de « « penser un dieu qui soit encore plus divin », afin de réussir l’enracinement du Dasein de l’homme occidental. La poésie est donc un montrer, un indiquer, à l’occasion duquel les dieux deviennent manifestes, non comme un quelconque objet de pensée et de contemplation, mais dans leur acte même de faire signe (winken), du fait que le signe, comme geste des dieux, est pour ainsi dire maçonné par les poètes dans les fondations de la langue d’un peuple, sans peut-être même que le peuple le soupçonne d’abord. L’Être est instauré dans l’existence historique du peuple. Pour ainsi dire, la poésie, loin d’être l’expression d’expériences psychiques, est endurance face aux signes que font les dieux, voie d’instauration de l’Être.

3. Penser et poétiser, espace d’un nouvel enracinement

Dans le rapport entre Philosophie et poésie, tel que cela se déploie chez Martin Heidegger, est en jeu la quête d’un nouvel enracinement par lequel Friedrich Hölderlin se présente comme la voie/voix préparatoire. Qu’en est-il fondamentalement ?

3.1. Hölderlin, la voie qui interpelle

Hölderlin prépare, par les temps de détresse, un nouvel enracinement pour les peuples d’Hesperie. Hölderlin est le poète du lointain. Sa poésie est la complainte sur le monde obscurci et engage les préparatifs qui disposent les mortels à trouver pied, fermement, dans les nouvelles époques historiales incertaines. En effet, « les ombres des dieux antiques, tels qu’ils furent / visitent à nouveau la terre » (F. Hölderlin, Op. cit., p. 85). Pour le moment, seules les ombres des dieux antiques visitent la terre, mais leur venue pourrait être totale si les mortels se préparent à les accueillir, à les mériter. Les dieux ne se rendent patents et manifestes que pour ceux qui se sont disposés à leur faire accueil. Cela éclaire ces vers extraits de l’élégie Pain et vin : « Nous venons trop tard. Certes les dieux vivent, mais par-dessus notre tête, en un autre monde ». Dans ce chant, nulle nostalgie, nul désir de revenir à l’époque à jamais révolue, où les dieux faisaient encore sentir leur bienveillante présence, mais la volonté d’éveiller l’homme à la situation fondamentale qui est la sienne, et qui se caractérise par le défaut du dieu. « Un signe, nous sommes, dit encore Hölderlin dans cette élégie, mais privé du sens ». En raison de l’absence de dieux, l’homme est devenu étranger à sa propre essence, il reste vacillant, mais sans pour autant avoir une claire conscience de son exil dans un “pays étranger”. C’est pourquoi Hölderlin ajoute que nous sommes « sans douleur », c’est-à-dire sans détresse, et c’est cette absence de détresse qui constitue précisément notre grande détresse. De vrai, Hölderlin n’est pas seulement le poète des dieux enfuis, mais aussi, et corrélativement, celui des dieux nouveaux.

Il n’est pas l’un ou l’autre, mais il est l’un parce qu’il est l’autre et pour pouvoir l’être. Loin de nous plonger dans une vaine mélancolie, son évocation des dieux enfuis n’a d’autres sens, en effet, que nous rendre disponibles pour l’arrivée des dieux nouveaux, de préparer leur venue. Telle est la signification profonde des poèmes fluviaux « Le Rhin » ou du poème « Retour » où Hölderlin est celui qui a été frappé par le feu du ciel, c’est-à-dire par l’Être lui-même, et qui revient dans son pays natal (l’Occident) afin de ménager l’espace nécessaire à la venue des célestes en vue de procurer aux hommes un nouvel enracinement. Comme le fait remarquer Francis Jacques (2012), « la pensée de l’être n’est pas sédentaire. Entre ouverture et retrait, elle fait la double expérience de l’exil vers l’étranger et du retour au sol natal ».

Le divin ou plutôt le sacré, Hölderlin l’expérimente, dans son poème Comme au jour de 

fête…, sous le nom de “Nature” : « Elle-même, plus ancienne que les siècles, / Et au-dessus des dieux du soir et de l’orient, la nature s’est à présent réveillée dans le fracas des armes ». Ce dire poétique de la nature fait écho à la pensée de la nature comprise comme épanouissement et notamment chez Héraclite.  Plus profondément, il témoigne du pressentiment de l’essence authentique de l’être comme tel. En Hölderlin, Heidegger trouve en fin de compte une sorte de précurseur, ou tout au moins, puisqu’il n’y a ici ni devancier ni épigone, un de ses plus proches parents habitant néanmoins “sur un mont éloigné”. Heidegger trouve ainsi dans la poésie de Hölderlin les linéaments de son analyse de la modernité en tant qu’époque de la détresse de l’absence de détresse, et la même volonté d’éveiller l’Occident à un advenir non encore advenu, celui de la vérité de l’Être lui-même, possibilité d’être authentique du Dasein.

3.2. L’homme habite en poète

En examinant de plus près l’économie de pensée de Martin Heidegger, surtout son ouverude constante au poétiser, – d’où inéluctablement ses renvois à Hölderlin, poète des poètes – ce qui est en jeu est l’établissement d’un séjour bienheureux des hommes. Tout revient dès lors à ce questionner : Comment habiter authentiquement la terre, elle-même en dévastation ? Par-là, s’éclaire cette parole tardive de Hölderlin : « Riches en mérites, mais poétiquement pourtant habite l’homme sur cette terre » (en un bleu adorable…). En réalité sinon en vérité, l’homme est riche en mérite dans la mesure où, toujours à nouveau, il parvient, en déployant des efforts sans cesse renouvelés, à se rendre maitre et possesseur de l’étant qui l’entoure. L’homme en effet est cette merveille qui a su dompter la totalité de l’étant. Et pourtant cette activité sans doute méritoire n’épuise pas le fond de son être et ne saurait lui procurer une assise véritable. L’homme ne trouve une demeure que dans “l’habitation poétique“, c’est-à-dire lorsqu’il se tient « en la présence des dieux et est atteint par la proximité essentielle des choses » (M. Heidegger, p. 54). L’homme, est-il dit dans ce poème prégnant de Hölderlin, habite en poète.

Mais qu’est-ce qu’habiter en poète ? L’homme de l’époque moderne a désappris à vivre et habiter en poète, lui qui, mû par l’essence abyssale de la volonté de volonté, « secoue la terre et l’engage dans les grandes fatigues, dans les variations de l’artificiel » (Meschonnic, 1990, p. 281). La technique, indifférente à toute poésie et instaurant partout sur la terre dévastée la froideur impassible du métal, a rompu les noces intimes qui reliaient l’homme au monde des choses.

Muant en nous la pensée méditative en pensée calculante, elle a perverti notre regard : nous n’envisageons plus les choses autour de nous qu’en termes de Bestände, c’est-à-dire fonds. Tout l’étant dans sa totalité prend place d’emblée dans l’horizon de l’utilité, de ce dont il faut s’emparer et exploiter. Plus rien ne peut apparaître dans la neutralité d’une face à face. Il n’y a plus que des Bestände, des stocks, des réserves, des fonds. Toutes les choses vivantes agonisent dans l’étau de l’organisation. La face de la terre, avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, n’est plus la même. En un laps de temps, la plupart des grandes forêts ont disparu, volatilisées en papiers de journaux, et des changements climatiques ont été amorcés, mettant ainsi en péril l’économie rurale de la population tout entière. Et l’homme qui n’a pas conscience que le péril l’a atteint jusqu’au plus profond de son être, passe le clair de son temps à organiser des colloques, des séminaires, des symposiums et autres sommets interminables sur le réchauffement climatique et la pollution de l’environnement. Il poursuit, cet enfant de Prométhée, le mal dehors, ignorant qu’il est en lui-même. Il ne sait pas qu’il est en disette de son être pris en otage par le four sans fond de la volonté de volonté. Il est comme Œdipe. Œdipe demandait au devin Calchas de consulter les oracles pour « dévoiler » l’origine du mal qui frappait la ville. Il ne savait pas que la solution était à sa portée, à un doigt de lui : le mal, c’était lui-même, fils incestueux et parricide.

Tout, dans notre conduite, est devenu technique, jusqu’au sourire standardisé et à la poignée de mains conventionnelle qui compassent nos rapports avec les autres. Notre stimmung, c’est-à-dire notre affectivité ne connaît plus de spontanéité, de jaillissement naturel. Nous ne savons plus regarder de façon neutre ou désintéressée, innocemment. Des faits naturels chargés de poésie, tels que le coucher de soleil, l’orage qui éclate du ciel assombri, ou le bêlement d’une brebis ne retrouvant pas son petite à l’approche de l’orage, toutes ces poésies naturelles nous sont devenues indiffèrentes aujourd’hui, nous, hôtes de la technique. Nous ne pouvons plus regarder une cascade tombant d’une montagne sans la transformer mentalement en énergie électrique. Nous sommes incapables de contempler le bétail paissant dans la luzerne des champs, sans qu’il nous fasse penser à l’idée de son rendement pour la boucherie. Voilà ce que nous sommes devenus.

« Habiter en poète » c’est donc sortir de cet Unwelt, autrement dit de ce non-monde-environnant pour refaire l’expérience du monde en sa quaternité ineffable. Habiter en poète, c’est, selon le vocabulaire de Gabriel marcel, procéder à une « reconversion » de notre être. Le monde cesse alors d’être le monde de Galilée et de Descartes, enserré dans des liens de déterminité causale et mécanique, pour redevenir celui du Quadriparti unissant ciel-terre, mortels et dieux. Comme le montre la conférence de Heidegger intitulée La chose et insérée dans les Essais et conférences, la terre, le ciel, les divins et les mortels ne sont pas séparés les uns des autres, mais sont pris dans une unité originelle. Chacun des quatre reflète les trois autres et advient à soi-même dans son anneau (Ring) qui s’enroule infiniment sur lui-même.

Pour Heidegger, l’habitation poétique, c’est aussi donner un site à l’Être, s’ouvrir à sa lumière, prendre racine pour préparer le retour des dieux enfuis. L’homme est l’autochtone qui ouvre une histoire fondative de l’Être. Habitant en poète, il redécouvre les choses à l’horizon de l’éclaircie de l’Être et communie avec elles dans leur choséité, c’est-à-dire à partir d’un dire essentiel, d’une parole parlante. Les choses alors accourent vers l’homme, s’ouvrent à lui, chacune avec toutes les richesses de sa singularité inépuisable. Chaque étant, chaque chose (par exemple un arbre, une jarre, un fleuve sanglotant entre les collines, etc.) aspire à se faire regarder, à se dévoiler, mais peine à trouver un spectateur accueillant. Il faut alors que l’homme accepte d’habiter en poète en prêtant son regard aux choses qui, irrésistiblement, donneront leur secret. En cette phénoménalité discursive, la pensée de l’Être comme tel, l’ontologie fondamentale, adviendra de toute nécessité, ce dans cette ek-sistence particulière de de l’être-au-monde. En ce sens, il devient plausible que

ce n’est que par la poésie que l’habitation véritable est possible. La poésie a un sens plus grand que le fait de faire l’art ; elle signifie que l’existence de l’homme doive se mesurer à une sphère plus grande que lui, le divin étant la mesure de l’existence humaine. L’essence de l’homme est qu’il puisse se mesurer au divin. L’habitation de l’homme est essentiellement poétique. L’habiter en se mesurant au divin est transcendant en lui-même, c’est le préserver de l’infini dans le fini (Shiqin She, 2012).

Conclusion

À la question que nous posions dans notre introduction sur la tentative par Heidegger de faire contribuer la poésie à la refondation de l’ontologie, une certaine réponse s’est faite jour tout au long de notre cheminement. Le mérite de Heidegger est d’avoir non seulement réussi à réhabiliter la poésie, mais, qui plus est, d’avoir extorqué à celle-ci son fonds ontologique insoupçonné et montré, deux siècles après Platon, que la philosophie a tout à gagner avec la poésie. N’est- ce pas dans ce sens qu’il faut comprendre les mots de Jean François Mattéi (2014) quand il écrit que « la philosophie est la véritable œuvre poétique qui loin d’abolir l’art, l’élève à la hauteur de la vérité » ?

Références bibliographiques

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SARTRE ET LES ENJEUX D’UNE PHILOSOPHIE DE L’ORPHELIN

Lago II Simplice TAGRO

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

papaceleste@yahoo.fr

Résumé :

La pensée de Sartre vise à faire comprendre à l’homme qu’il est libre, mieux, qu’il est liberté. Dans ces conditions, celui-ci doit se départir de ses ressentiments et excuses pour affronter la vie, conscient du fait qu’il n’a ni appui ni recours possible. La contingence et la facticité de son existence font qu’il doit s’engager et poser des actes en toutes responsabilités, c’est-à-dire en en assumant les conséquences fastes et néfastes. Orphelin précoce lui-même, Sartre fonde sa philosophie sur la capacité de ce dernier à s’assumer dans un monde qu’il n’a pas choisi et dans lequel il est jeté et abandonné à son sort. Le courage, le dépassement de soi ou transcendance, la responsabilité et l’engagement sont donc les enjeux de sa philosophie ou le concept d’orphelin a valeur de métaphore.

Mots clés : Contingence, Courage, Facticité, Engagement, Liberté, Orphelin, Responsabilité, Transcendance.

Abstract :

Sartre’s thought aims to make man understand that he is free, better, than he is freedom. Under these conditions, he must let go of his resentments and excuses to face life, aware of the fact that he has no support or possible recourse. The contingency and the facticity of its existence make that it must engage and take action in all responsibilities, that is to say by assuming the splendid and harmful consequences. A precocious orphan himself, Sartre bases his philosophy on his ability to assume in a world he has not chosen and in which he is rejected and abandoned to his fate. Courage, surpassing oneself or transcendence, responsibility and commitment are therefore the challenges of his philosophy in which the concept of orphan has the value of metaphor.

Keywords : Contingency, courage, commitment, facticity, Freedom, orphan, responsibility, transcendence.

Introduction

Pour J.-P. Sartre (1946, p. 16-17),

Il y a deux espèces d’existentialistes : les premiers, qui sont chrétiens, et parmi lesquels je rangerai Jaspers et Gabriel Marcel, de confession catholique ; et, d’autre part, les existentialistes athées parmi lesquels il faut ranger Heidegger et aussi les existentialistes français et moi-même.

Alors que les premiers fondent l’existentialisme sur les valeurs divines, les seconds fondent, quant à eux, l’existentialisme sur les valeurs humaines. Toute chose qui rappelle le problème du fondement du pouvoir politique posé dès la Renaissance. En s’inscrivant dans une logique humaniste, la philosophie de Jean-Paul Sartre vise à donner à l’homme le sens ou le courage de la liberté. En réalité, pour lui, cette liberté n’est même pas un attribut mis en relation par une copule et qui en ferait un épiphénomène. La liberté est une structure ontologique du pour soi qu’est l’homme. De ce fait, Sartre s’inscrit dans la perspective de G.W. F. Hegel (1969, p. 75) qui soutient ceci : « De même que la substance de la matière est la pesanteur, de même la liberté est la substance de l’Esprit. » Cela signifie que la liberté est consubstantielle à la nature humaine ou comme le dit J.-P. Sartre lui-même (1947, p. 495), « l’homme ne saurait être tantôt libre, et tantôt esclave : il est tout entier libre ou il ne l’est pas ».

Pour assumer et assurer cette liberté, il doit pouvoir se départir de toute pesanteur psychologique et historique et faire face, seul, à son destin qui n’est, en réalité, que sa propre histoire à construire. C’est en ces termes qu’il convient de saisir le sens du concept d’orphelin. Ce concept, qui pose à nouveaux frais la question fort discutée de la préséance entre essence et existence, prend place dans un système de pensées qui fait de l’homme l’artisan de son destin. Seul, comme un orphelin, l’homme jeté dans un monde dont l’existence est injustifiable, doit pouvoir trouver son chemin, voire entretenir le réflexe prométhéen de délivrance de soi. Toute chose qui explique que J.-P. Sartre (1970, p. 70) qualifie sa philosophie « d’optimiste ».

Toutefois, cet optimisme n’est pas partagé par tous. Certains penseurs ou doctrines ont vu en sa pensée un certain pessimisme ne mettant en relief que le côté sordide de la vie. En effet, « on lui (existentialisme) a reproché d’inviter les gens à demeurer dans un quiétisme du désespoir, parce que toutes les solutions étant fermées, il faudrait considérer que l’action dans le monde est totalement impossible». Assurément, cette critique dénote d’une méconnaissance de l’existentialisme sartrien que nous percevons comme un creuset de valeurs devant rendre les humains dignes. Dès lors, comment Sartre opère-t-il l’inversion ontologique entre essence et existence ? En quoi la liberté constitue-t-elle la structure ontologique du pour-soi ? Quels sont les enjeux de la philosophie sartrienne de l’orphelin ?

Il s’agira pour nous de mettre en relief le concept d’orphelin déductible de la pensée sartrienne pour insister sur ses enjeux solidaires, d’ailleurs, de l’existentialisme athée dont il se réclame.

1. Essence et existence : L’inversion ontologique sartrienne

Une meilleure compréhension de la philosophie sartrienne passe par la mise en évidence des notions d’essence et d’existence qui en constituent, pourrait-on dire, le point d’articulation. Dans l’histoire de la pensée philosophique, Platon reste celui dont la réflexion sur l’essence et l’existence, au regard de sa théorie des idées, a fait l’objet de nombreuses critiques. Surtout son approche de l’essence n’a pas trouvé un écho favorable chez Sartre.

1.1. L’idéalisme platonicien ou le primat de l’essence sur l’existence

Pour Platon, en effet, ce sont donc les Essences qui sont réelles alors que les existences sont des ombres.

Dans La République, le philosophe grec divise le monde en deux : le monde sensible et le monde intelligible. Le monde sensible, qui est le nôtre, est une photocopie affaiblie du monde intelligible. C’est un monde de devenir et par conséquent instable. On pourrait dire qu’il n’a pas de suffisance ontologique car il est le reflet des Essences du monde intelligible ou monde archétypal. Le monde sensible est un monde d’ignorance et des apparences. Il est un monde de ténèbres comparé au monde intelligible, monde des lumières. Dans ce monde-ci, les Idées ou Essences sont éternelles alors que les réalités du monde sensible sont périssables. C’est dans le monde des Essences que nous trouvons la lumière qui nous permet de comprendre toutes choses et la sagesse nécessaire à la conduite de la vie. C’est pourquoi, selon Platon (2002, 517c), « il faut voir, l’Idée du Bien pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique ». Ainsi, tout son programme de formation des jeunes gens, destinés au gouvernement de leurs semblables, a pour but de les détacher progressivement de l’obsession des existants, pour les ramener à la contemplation des Essences ou Idées, et surtout de celle qui, hiérarchiquement, domine les autres : l’Idée du Bien. C’est d’elle qu’ils posséderont les normes véritables de la conduite humaine. D’où l’importance inestimable de l’éducation :

L’Education est donc l’art qui se propose ce but, la conversion de l’âme et qui recherche les moyens les plus aisés et les plus efficaces de l’opérer ; elle ne consiste pas à donner la vue à l’organe de l’âme, puisqu’il l’a déjà ; mais comme il est mal tourné et ne regarde pas où il faudrait, elle s’efforce de l’amener dans la bonne direction. (Platon, 2002, 518c-519c)

La bonne direction, au regard du primat accordé par Platon à l’essence par rapport à l’existence, est le monde intelligible ou monde des Essences, et ce, dans la mesure où il est le siège des Vérités éternelles. C’est donc vers ce monde que l’homme doit tourner son regard s’il veut mener une existence authentique. Le monde des existences ou monde de devenir n’a aucune suffisance ontologique et n’existe que par participation d’ailleurs maladroite du monde intelligible. Ce qui est donc premier, c’est-à-dire, ce qui précède l’existence, c’est l’Essence dont elle participe. Le monde des existences ou monde sensible ne possède qu’un être réduit. Tout d’abord, aux choses qui le composent, on ne peut, en toute rigueur, attribuer l’être car elles sont en perpétuel devenir. Ensuite, leur être est éphémère car elles ne le tiennent pas d’elles-mêmes. Elles ne sont que des reflets des Idées qui, seules, possèdent l’être véritable. Enfin, elles ne réalisent qu’imparfaitement le type dont elles participent. Et le type suprême chez Platon (1962, p. 273) est l’Idée du Bien qui est perçue la dernière : « Dans le monde intelligible, l’Idée du BIEN est perçue la dernière… On ne peut la percevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de droit et de beau en toutes choses ».

Ces choses dont parle Platon résident dans le monde sensible qui participe du monde intelligible. Ontologiquement donc, c’est l’Essence qui est première chez Platon et c’est d’elle que découle l’existence qui en est la manifestation. Chez Platon, le sens de la valeur est vertical et décroissant. Il va du monde Intelligible au monde sensible en vertu d’une dégradation ontologique, d’une perte de valeur et de substance. C’est pourquoi, nous pouvons dire que sa cosmogonie, qui discrédite l’existant, est irrecevable dans la philosophie de Sartre qui insiste sur la primauté et la suprématie de l’existence sur l’essence. C’est à juste titre qu’on évoque, chez lui, l’inversion ontologique.

1.2. L’originalité sartrienne

Véritable passion de la liberté, la philosophie de Jean-Paul Sartre s’inscrit dans le courant existentialiste qui place au point de départ de ses réflexions l’existence de l’individu, de l’homme dans le monde et la primauté de l’existence sur l’essence. C’est cette posture sartrienne que S. de Beauvoir (1963, p. 35) traduit ainsi : « L’originalité de Sartre, c’est que, prêtant à la conscience une glorieuse indépendance, il accordait tout son poids à la réalité ». Aussi Sartre fut vivement impressionné par la phénoménologie de Husserl qui, par un retour au concret, entendait, selon S. de Beauvoir (1963, p. 35) « dépasser l’opposition de l’idéalisme et du réalisme, affirmer à la fois la souveraineté de la conscience, et la présence du monde, tel qu’il se donne à nous ». Inspiré par Husserl, qui fut d’ailleurs son maître, J.-P. Sartre (1943, p. 11) lui-même pouvait écrire que « la pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l’existant à la série des apparitions qui le manifestent. On visait par-là à supprimer un certain nombre de dualismes qui embarrassaient la philosophie et à les remplacer par le monisme du phénomène ».

Contre le dualisme qui ne mène nulle part, Sartre oppose le monisme consacrant l’existence comme caractéristique unique de la réalité humaine. Pour lui, la duplicité de la nature humaine suppose l’existence d’une nature qui serait autre que la manifestation de son existence. Autrement dit, soutenir qu’il existence une essence humaine enlèverait à l’homme toute sorte de responsabilité en ce sens qu’il dépendrait d’une structure qui le guiderait indépendamment de sa volonté. Sartre bat donc en brèche l’idée d’une existence humaine dépourvue de toute responsabilité. L’homme ne peut être défini avant son existence. L’existence de l’homme précède son essence. D’où l’idée d’une inversion ontologique opérée par Sartre. L’explication que J.-P. Sartre (1970, p. 21) donne lui-même de sa posture rencontre notre approbation : « Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après ». Ce qui est donc premier chez l’homme, c’est son existence, son être-au-monde mais aussi son rapport au monde. L’élucidation de la primauté accordée à l’existence sur l’existence est faite en comparaison des objets fabriqués dont le concept précède la réalisation. J.-P. Sartre (1970, p. 21) affirme, à cet effet, que

lorsqu’on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s’est inspiré d’un concept. Il s’est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui est partie du concept, et qui est au fond une recette.

Dans le cas du coupe-papier ou de tout objet similaire, l’essence, c’est-à-dire l’ensemble des caractéristiques qui président à sa création -sa fonction y compris- est connue d’avance. Il n’y a aucune possibilité pour un objet fabriqué d’échapper à son usage. L’homme n’est pas soumis à ce type de déterminisme. On ne fait cas de son essence qu’après sa mort perçue trop souvent comme une sorte de destin pour l’homme qui ne peut y échapper. Pour Sartre, la mort de l’homme ne lui appartient pas en réalité. Elle n’est pas le fait de l’homme en tant qu’existant. Contre Martin Heidegger, J.-P. Sartre (1943, p. 598) objecte que « la mort ne saurait être ma possibilité propre ; elle ne saurait être une de mes possibilités ». Il pousse son analyse plus loin en affirmant que la mort n’est pas mon point de vue sur mon existence mais, au contraire, celui d’un autre qui m’apprécie dans mon état de mort.

En effet, une fois mort, je suis transformé en un pur en-soi soumis aux jugements des autres. Ces derniers se prononcent sur mon être comme ils l’entendent. Sans moyens de défense, je suis soumis à toutes sortes de traitements. Je suis ce que les autres veulent que je sois au lieu d’être ce que je veux être. Ce qui fait dire à J.-P. Sartre (1943, p. 598) que « (la mort) est le triomphe du point de vue d’autrui sur le point de vue que je suis moi-même ». L’analyse sartrienne de la mort nous montre que celle-ci n’est pas l’essence de l’homme dans la mesure où elle n’appartient nullement à sa structure ontologique. Cette dernière se montre dans la nature dynamique de la conscience. Celle-ci n’a pas de nature fixe, elle est toujours au-delà d’elle-même. C’est en ce sens qu’elle est pour-soi et non en-soi. Le pour soi, c’est la vie d’une conscience toujours en quête d’être autre chose qu’elle-même. L’en-soi, quant à lui, s’enferme sur soi et coïncidence avec soi-même. Ainsi pour J.-P. Sartre (1943, p. 33) « L’être-en-soi n’a point de dedans n’a point de dedans qui s’opposerait à un dehors et qui serait analogue à un jugement, à une loi, à une conscience de soi. L’en-soi n’a pas de secret : il est massif… L’être en-soi n’est jamais ni possible, ni impossible, il est. » Voilà pourquoi il est saisissable et définissable a priori. La conscience, elle, s’évade du circuit des choses et de la chaîne infinie des causes et des effets. Elle n’a donc pas d’essence et ne se définit qu’a posteriori. Du coup la dichotomie platonicienne du monde intelligible, monde des Essences ou archétypes et du monde sensible ou monde des existants, ne peut avoir une résonnance chez Sartre. Dès lors que l’existence précède l’essence, il n’y a donc plus de déterminisme, ni extérieur ni intérieur. L’inexistence du déterminisme permet de rendre compte de la liberté de l’homme à laquelle son existence se trouve réduite. Mais comment Sartre appréhende-t-il cette liberté ?

2. La liberté ou le sens de l’existence humaine

Sartre définit la liberté comme étant l’être de l’homme car elle est inscrite dans tous ses actes. Toutefois, celle-ci n’est pas le résultat d’une volonté extérieure dont elle serait l’expression. Le sujet sartrien ou camusien se réalisent dans un monde, certes sans fondement, mais à partir duquel ils forgent leur propre existence.

2.1. La nausée et l’absurdité : des propédeutiques à la réalisation du sujet sartrien et camusien

J.-P. Sartre (1970, p. 36-37) écrivait de manière récurrente que « l’homme est libre, l’homme est liberté ». L’expérience de la pensée de la liberté commence chez Sartre avec la Nausée qui est d’ailleurs sa première œuvre écrite en 1943. Il y montre comment le contingent du quotidien ou l’ontique est révélateur de la structure ontologique de l’homme. Roquentin, personnage principal de la Nausée, se heurte à la contingence de l’existence et réalise par la même occasion l’étrangeté de la présence humaine. Tout se passe comme s’il vivait dans un environnement qui n’avait aucune relation significative avec sa présence. Le monde était comme de trop, d’où le sentiment de nausée qu’il ressent. La nausée, c’est donc le contingent qui vient à l’homme dans une sorte de répétition et de monotonie indigestes. Cette monotonie de l’existence est ainsi présentée par J.-P. Sartre (1957, p. 64-65) en ces termes :

Quand on vit, il n’arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. Il n’y a jamais de commencement. Les jours s’ajoutent aux jours sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone : lundi, mardi, mercredi. Avril, mai, juin. 1924, 1925, 1926.

Il insiste ainsi sur la répétition du même qui enlève à la vie toute explication rationnelle. Cette même suite arithmétique des événements qui est symptomatique d’une vie contingente et révélatrice de nausée est aussi observable chez J. Levi-Valensi (1970, p. 42) : « Lever, tramway, quatre de bureaux ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil, et lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi sur le même rythme… »

Toutefois, cette contingence première est l’élément incitateur à la prise de conscience d’une existence qui a besoin d’être revendiquée et assumée. L’ontique, c’est-à-dire l’ustensilité de l’existant n’est pas un argument contre la liberté. Il nous conduit à la conscience humaine comme pourvoyeuse de sens et vecteur existentiel. En effet, le contingent, l’inexplicable, à l’origine de la nausée ressentie par Sartre d’une existence, qui remonte à la gorge, donne lieu à une herméneutique qui mettra la conscience sur le chemin du sens. Le sens n’étant pas donné a priori, la prise de conscience d’une existence contingente ou absurde apparaît comme le début de la réalisation du pour-soi, du sujet qui échappe à l’enlisement dans l’étant ou de l’étant. Autrement dit, cette prise de conscience sera, pour ainsi dire, une propédeutique à une existence ontologique, c’est-à-dire une existence qui a pris conscience de son être comme étant un néant d’être. Comme l’écrit J.-P. Sartre (1947, p. 190), « tout existant naît sans raison ». Toutefois, il doit donner une raison à son existence. Comme le précise J. Lévi-Valensi (1970, p. 42), « l’homme absurde ne se suicidera pas : il veut vivre, sans abdiquer aucune de ses certitudes, sans lendemain, sans espoir, sans illusion, sans résignation non plus. »

Tout comme la contingence, l’absurdité de l’existence n’est pas un argument contre une existence pleine et bien assumée. S’inscrivant dans la logique sartrienne, R Quillot (1956, p.119) saisit « l’absurde comme point de départ » du sens à donner à notre existence. Le point d’arrivée est celui d’un homme luttant et interprétant les signes du monde pour leur donner un certain sens et une dimension humaine. De ce fait, il y a lieu de saisir l’absurde comme une propédeutique à une vie faite d’initiatives personnelles et d’engagements qui permet à l’homme absurde de Camus ou au pour-soi sartrien d’être créateur de son destin, auteur de son histoire. L’absurde suscite l’imagination et aiguise, chez l’homme, le sens de l’interprétation.

Comme R. Quillot (1956, p. 119) pouvait le souligner, « si le monde était clair, l’art ne serait pas ». La lumière de l’existence revendiquée jaillit de l’obscurité de la première apparence. L’existence est élévation comme dans l’allégorie de la caverne de Platon où le prisonnier, arraché à l’ignorance et aux ténèbres de la caverne, monte vers le monde intelligible pour y expérimenter les Essences ou vérités archétypales. A l’instar du sens, l’existence n’est pas donnée. Elle participe d’un effort personnel face aux vicissitudes d’une vie que nous n’avons pas choisie mais dont il nous revient de lui donner une trajectoire.

Camus et Sartre se rejoignent ainsi dans leur volonté commune de faire de l’homme un étranger dans un milieu qu’il intègre et qu’’il transforme par son travail. A y bien observer, Meurseult est dans l’Etranger, ce qu’est Roquentin dans la Nausée. Ces personnages doivent leur communauté de destin au fait qu’ils sont tous les deux contrariés par un monde qui se présente à eux dans une sorte d’étrangeté. Ils vivent une relation de contingence, source de nausée, celle-ci étant une sorte de vertiges ontologiques, un malaise psychique ressenti face à un monde de trop. L’homme participe de cette contingence et accepte le monde sans fondement ni fondateur. Le non-sens du monde et l’absence de cause explicative fondent l’athéisme sartrien et fait de l’homme non seulement cause de soi mais aussi maître de son destin.

2.2. L’athéisme comme structure de la conscience

La pensée sartrienne s’est bâtie sur le socle du rationalisme cartésien et de la phénoménologie husserlienne. Elle est largement tributaire de la philosophie cartésienne axée sur la subjectivité et le pouvoir de la conscience. J.-P. Sartre (p. 64, 1970) note :

Il ne peut y avoir de vérité autre, au point de départ, ce celle-ci : je pense donc je suis, c’est là la vérité absolue de la conscience s’atteignant elle-même. Toute théorie qui prend l’homme en dehors de ce moment où il s’atteint lui-même est d’abord une théorie qui supprime la vérité, car en dehors de ce cogito cartésien, tous les objets sont seulement probables, et une doctrine de probabilités, qui n’est suspendue à une vérité, s’effondre dans le néant.

On peut dire qu’avec Descartes, c’est la conscience qui retrouve toute sa lucidité mais aussi sa puissance au point de remettre en question des certitudes jusque-là admises comme des vérités absolues. L’homme devient pour ainsi dire le repère signifiant et régulateur de la connaissance. Le cogito, c’est la toute puissance de la conscience reconnue et célébrée. Le doute, qu’il soit méthodique ou sceptique, est déjà le bouleversement d’un ordre établi. Il est le fruit d’un étonnement comme celui de M. Heidegger (1980, p. 10) qui s’interroge sur la raison d’être de l’étant : « pourquoi y a-t-il donc de l’étant et non pas plutôt rien ? » S’étonner, c’est refuser d’accepter le monde tel qu’il est et vouloir lui donner un autre fondement. Comme Descartes, il part de la subjectivité pour fonder une dimension intersubjective à sa philosophie. « Notre point de départ est en effet la subjectivité de l’individu, et ceci pour des raisons strictement philosophiques », soutient J.-P. Sartre (1970, p. 63). De ce fait, Sartre peut être considéré comme un héritier du rationalisme cartésien. Mais l’existentialiste athée trouve le cogito cartésien introverti, c’est-à-dire qu’il se contente de s’éprouver comme sujet pensant. Il fait sienne la conscience comme intentionnalité de Husserl :

Si nous abandonnons toutes les interprétations plus ou moins forcées que les postkantiens ont donné du « Je pense », et que nous voulons résoudre le problème de l’existence de fait du Je dans la conscience, nous rencontrons sur notre route la phénoménologie de Husserl 

Si Sartre soutient la conscience intentionnelle de Husserl, c’est parce qu’il trouve que cette conscience est plus active et tournée vers le monde extérieure. Elle répond au besoin de l’homme de s’ouvrir au monde et de lui imprimer ses marques. Exister, c’est sortir de soi pour aller vers un monde à construire puisqu’au départ, l’homme n’est rien. C’est donc dans la nature même de la conscience que réside l’athéisme sartrien. Autrement dit, la structure de la conscience, son pouvoir naturellement néantisant est incompatible avec toute idée d’un Etre transcendant et fixe ou d’une Essence immuable servant d’archétype existentiel. Pour J.-P. Sartre (1970, p. 67), « il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine ». Cette universalité qui serait en même temps synonyme d’uniformité, et donc de morosité, ne correspond pas à la « tectonique » de la conscience à laquelle rien ne résiste. Mettant en relief la vie dynamique de la conscience, J.-P. Sartre écrit (1947, p. 33) : 

Si par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au dehors, près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de « dedans » ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme conscience. 

La dynamique de la conscience est telle qu’elle ne peut héberger ou accepter un Être transcendant qui lui imposerait un certain ordre ou une quelconque conduite. Il y a, pourrait-on dire, une incompatibilité entre l’être mouvant de la conscience et l’être statique de Dieu. Mieux, l’existence de Dieu constituerait un obstacle à la liberté de l’homme car elle lui donnerait une Essence déterministe. Voilà, en réalité, la raison fondamentale de l’athéisme sartrien : donner à l’homme la plénitude de son pouvoir existentiel pour qu’il l’assume en toute liberté et en toute responsabilité. L’ontologie de la conscience est une propédeutique à sa philosophie de la liberté, une philosophie qui met l’homme, abandonné à lui-même, face à son destin.

3. Enjeux de la phénoménologie de la liberté

La pensée sartrienne s’appuie sur l’idée de l’homme livré à lui-même et sans aucun repère précis. Loin d’être un handicap, cette situation doit pousser ce dernier à se doter d’un courage qui puisse lui permettre de se prendre en charge afin de transformer son état d’abandon originel en opportunité d’actions. Autrement dit, le fait que l’existence soit absurde n’accrédite nullement un comportement pessimiste.

3.1. L’optimisme sartrien ou la philosophie de l’orphelin

La philosophie existentialiste sartrienne est athée. Autrement dit, elle nie, à la base, l’idée d’un Etre transcendant, créateur de l’homme. J.-P. Sartre notifiait, à ce propos, ceci : « Dostoïevky avait écrit : Si Dieu n’existait pas, tout serait permis ». Ces propos constituent C’est là le point de départ de l’existentialisme», affirme-t-il. (J.-P. Sartre, 1970, p. 36). En effet, l’existentialiste athée, c’est la négation de Dieu qui donne à l’homme le pouvoir de s’assumer et de revendiquer toute la responsabilité de son existence. Le postulat de la négation de Dieu permet d’assoir les bases d’une philosophie qui met l’homme face à son destin dont il est lui-même l’auteur. L’homme est défini uniquement par ses actions et doit les assumer pleinement, il en est responsable. On peut donc voir que la subjectivité que Sartre met au fondement de sa pensée vise à mettre l’accent sur les valeurs intrinsèques de l’homme et, ce faisant, à proscrire tout recours à l’autre dans « l’étiologie » de nos actions. De la sorte, c’est donc à une prise de conscience que nous invite Sartre. Désormais, l’autre ou l’alter ego ne doit plus être perçu comme la cause de nos malheurs.

La pensée sartrienne peut susciter de la frayeur chez certaines personnes. Comme J.-P. Sartre l’affirme (1970, p.55), « l’homme n’est rien d’autre que son projet. D’après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur à un certain nombre de gens. » Ces gens auxquels il fait allusion, c’est la catégorie d’hommes qui se laissent guider par le fatalisme et le défaitisme qui en découle. Loin de se considérer comme étant les responsables de leurs actes, ils croient au destin et se fient aveuglement à lui. Pour J.-P. Sartre (1970, p. 55), « ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : les circonstances ont été contre moi… » La responsabilité se vit à la première personne. L’homme est sans excuses car toujours libre dans les actes qu’il pose. La liberté consiste à se dire que personne n’est contre moi ou avec moi et, qu’à tout moment, chacun peut donner un sens à sa vie en lui conférant une nouvelle dimension. Le monde n’est jamais fermé, il est, à l’image de la conscience, toujours ouvert à de nouvelles possibilités. La dialectique de la vie humaine ne connaît pas de répit : résistance, lutte, endurance, efforts permanents ou permanence dans l’effort, tels sont les conditions d’une existence libre et responsable.

On peut donc observer que l’action est au centre de la pensée de Sartre. En effet, sa théorie de la contingence selon laquelle tout arrive par hasard sans justification et notre présence sur terre sans raison, vise à promouvoir l’action et la pratique. Abandonné à lui-même dans un monde sans repère absolu, l’homme doit pouvoir se construire en inventant les voies de sa réussite. Comme le soutient J.-P. Sartre, (1970, p. 22) « l’homme est seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence ; l’homme n’est rien d’autre ce qu’il se fait. » Il ne faut pas interrompre l’action car elle est la trame de toute existence dynamique et créatrice de destin. C’est l’action, c’est-à-dire le travail qui confère à l’homme une identité qui n’est jamais totalement acquise. On ne naît pas homme, on le devient par la transformation, voire la transfiguration du monde que nous nous approprions tous les jours. On pourrait dire que Sartre fait sienne la maxime de R. Descartes (2018, p. 66) invitant les humains à se « rendre comme maître et possesseurs de la nature ».

L’horizon n’est jamais fermé pour quiconque se donne les moyens de se réaliser. Le pessimisme et les lamentations sont des attitudes qui inhibent toute initiative et doivent par conséquent être proscrits. Comme l’affirme S. Tansi (1970, pp. 24-25), « il est grand temps que l’homme compte seulement sur ses propres dimensions… Et il n’y aura pas de race à genoux ; et la terre ne sera plus qu’une longue tresse de chansons d’amour au milieu des constellations ». Ces propos appellent les humains à n’avoir recours qu’à eux-mêmes dans la réalisation de leur être. Toute chose qui n’est pas sans lien avec les concepts sartriens d’engagement et de choix comme moments importants de la phénoménologie de la liberté. L’engagement et les choix librement opérés sont également les moments importants dans la manifestation ou phénoménologie de la liberté.

3.2. Engagement, choix et responsabilité : des valeurs à promouvoir

Ces trois termes sont en réalité la trame de ce qu’on pourrait appeler la phénoménologie de la liberté chez Sartre. Ce sont les enjeux d’une philosophie qui ne laisse aucune place à l’excuse : « Le propre de la réalité humaine, c’est qu’elle est sans excuse », affirme J.-P. Sartre (1947, p. 613). Dans ces conditions, un acte authentiquement libre engage totalement son auteur à partir d’un choix muri. Sartre insiste sur les deux aspects du choix : sa nécessité et son caractère universel. Pour lui, à partir du moment où l’homme existe, il est contraint d’opérer un choix. « Le choix est possible dans un sens, mais ce qui n’est pas possible, c’est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore ». (J.-P. Sartre, 1970, p. 73).

Il y a chez le philosophe français une déontologie du choix : l’homme opère un choix dont le caractère idiosyncrasique n’est nullement en contradiction avec son universalité. Autrement dit, l’homme choisit en tenant compte de la valeur universelle de son choix. Montrant ainsi la nécessité du choix, J.-P. Sartre (1970, p. 25) affirme lorsque « nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit tous les hommes ».

L’orientation de la philosophie de Sartre autour de l’homme et des valeurs qu’il possède fait de celle-ci un humanisme. La subjectivité qu’il prône a en réalité une dimension plurielle puisqu’elle prend en compte tous les hommes. Le choix est un moment important de la liberté puisqu’il engage son auteur et le met face à sa responsabilité. Choisir, c’est donc s’engager dans une situation pour y exprimer sa liberté qui n’est plus introvertie. La responsabilité de l’homme est donc plus grande qu’elle engage toute l’humanité. L’action qu’il pose transcende le cadre de son individu et engage tous les hommes puisqu’en agissant, il vise l’universalité de ses actes. C’est en ces termes que J.-P. Sartre (1970, p.26) affirme que « notre responsabilité est plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l’humanité toute entière ».

Contrairement à beaucoup d’écrivains et de philosophes, Sartre ne s’est pas contenté d’écrire sur la liberté de façon abstraite. Il est allé au front pour défendre ses idées et montrer aux uns et aux autres le bien fondé de celles-ci. L’engagement est donc un enjeu majeur de sa philosophie. « A quoi ça sert la liberté, si ce n’est pour s’engager », dit-il (1945, p. 136). L’homme doit s’engager à participer à la construction du monde qui est le sien. Il ne doit pas y être en simple spectateur. Sartre est resté un intellectuel engagé ayant pour objectif majeur la dénonciation de toutes sortes d’injustice. Commentant les mots de Sartre, A. Cohen-Solal écrit à ce propos: « Les mots de Sartre restera sans aucun doute le chef-d’œuvre d’un écrivain surdoué et polyvalent, doublé d’un intellectuel engagé qui n’eut de cesse de faire entendre sa voix pour traquer l’injustice dans le monde. » C’est du reste la tâche que Sartre assigne à l’écrivain ou à l’intellectuel tout court. Il doit constamment peser sur le monde et l’orienter vers le chemin lumineux de la liberté qui n’est jamais donnée mais plutôt à construire : « Ecrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur », écrit J.-P. Sartre (1948, p. 67)

Conclusion

La négation de Dieu chez Sartre n’est pas une fin en soi. Elle permet à l’homme de s’engager résolument dans la vie et d’y occuper la place que son intelligence et son travail lui confèrent. Il faut cesser de pleurnicher et d’accuser les autres comme étant la cause de notre échec. Le mythe de Prométhée nous a présenté l’homme comme un être dépourvu de tout atout naturel. Il faut donc franchir le cap du mythe et comprendre son sens métaphorique pour en arriver à l’idée de chaque homme comme étant son propre Prométhée donneur de lumière et de courage au point de dérober aux dieux la flamme de la connaissance. Comme orphelin, c’est-à-dire sans moyens de base, l’homme doit s’assumer, avoir une conscience de tracteur qui lui permettra de surmonter les obstacles et l’austérité de la vie.

La pensée sartrienne est pédagogique. Elle a pour objectif majeur de montrer la nécessité de se forger soi-même. Elle est un viatique existentiel qui permet de dépasser les avatars de la vie. Il faut dire qu’on est seul dans la vie, qu’on est orphelin. Ce postulat renforce notre être et nous engage dans des entreprises efficientes. Fort de ce présupposé, toutes les aides peuvent être vues comme des apports et non comme des nécessités. C’est ce que ces propos de J.-P. Sartre (1964, p. 214) traduisent en substance : « Ma seule affaire était de me sauver-rien dans les mains, rien dans les poches- par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne m’élevait au-dessus de personne : sans équipement, sans outillage, je me suis mis tout entier à l’œuvre pour me sauver tout entier». La pensée de Sartre est d’autant plus d’actualité que les exigences de la vie d’aujourd’hui incitent à une prise en charge de soi-même dans une sorte d’entrepreneuriat.

Références bibliographiques

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SARTRE Jean-Paul, 1947, Situations, Tome 1, Paris, Gallimard.

Sony Lab’Ou Tansi, 1979, Conscience de tracteur, Dakar, NEA/CLE.

LA CONDITION DE LA LIBERTÉ ET LA MARQUE SARTRIENNE           DE L’ATHÉISME PRATIQUE

Toumgbin Barthélémy DELLA

Université Alassane OUATTARA (Côte dIvoire)

docteurdella@yahoo.fr

Résumé :

Quand l’athéisme théorique se contente de construire un univers ontologique sans Dieu, l’athéisme pratique émet l’argument de la mort de Dieu comme condition de la libre réalisation du sujet humain. Inscrit dans la logique de l’athéisme pratique, Jean-Paul Sartre soutient que si Dieu n’existe pas, tout est permis. Mais on comprend avec lui que si le sujet humain baigne dans la mauvaise foi, la mort de Dieu ne saurait le racheter de l’aliénation. Finalement, la marque sartrienne de l’athéisme pratique consiste à repérer l’ultime argument de la liberté humaine à travers l’exorcisme de la conscience appelée à se défaire de la mauvaise foi.

Mots clés : Athéisme, Authenticité, Dieu, Liberté, Mauvaise foi.

Abstract:

When theoretical atheism is content to build an ontological universe without God, practical atheism puts forward the argument of the death of God as a condition for the free realization of the human subject. Inscribed in the logic of practical atheism, Jean-Paul Sartre maintains that if God does not exist, anything is allowed. But, we understand with him that if the human subject bathes in bad faith, the death of God cannot redeem him from alienation. Finally, the mark of Sartre’s practical atheism consists in spotting the ultimate argument of human freedom through the exorcism of the conscience called to shed bad faith.

Keywords : Atheism, Authenticity, God, Freedom, Bad faith.

Introduction

« Le retour à la religion a pris, ces dernières années, une dimension spectaculaire, parfois inquiétante » (A. Comte-Sponville 2006, p. 9). L’auteur de ces propos s’inquiète précisément de l’obscurantisme, de l’intégrisme et du fanatisme aux côtés desquels il faut noter un providentialisme excessif, et qui accompagnent la foi religieuse de notre temps. On tend à tout attribuer à Dieu, à tout attendre de lui, y compris nos crimes, comme si la liberté n’existait pas, ou comme si la liberté intégrait le mal.

Cette situation rappelle bien le contexte de l’athéisme pratique qui a pour objectif de réhabiliter l’homme comme être libre ; et qui, pour ce faire, ne manque pas de pointer du doigt l’aliénation de l’homme au travers de la religion, et d’élaborer l’hypothèse de la mort de Dieu. Dans son ouvrage dont le titre est La Mystique du Surhomme, Michel Carrouges présente deux types d’athéisme : l’athéisme théorique et l’athéisme pratique. « L’athéisme théorique est une simple négation, mais l’athéisme pratique […] prétend être un véritable transfert de puissance, la guerre de succession divine, la conquête des mondes supérieurs » (M. Carrouges, 1948, p. 40). L’athéisme pratique, dont l’enjeu est la liberté humaine, est la réponse des philosophes du soupçon à la pensée ou à l’attitude religieuse portée vers le quiétisme du providentialisme. Il consiste, à la manière de F. Nietzsche (2006, p. 258), à signer le certificat de décès de Dieu d’une part, et à annoncer l’avènement du règne humain d’autre part : « Dieu est mort : maintenant nous voulons que le surhomme vive ». Dans le même sens, J.-P. Sartre (1996, p. 39) fait sienne la vision selon laquelle « tout est permis si Dieu n’existe pas ». Pour lui, il faut lever l’obstacle de l’existence de Dieu et de sa prescience pour que la liberté humaine soit effective et qu’elle brille de tout son éclat.

Il s’agit là du contexte dans lequel s’énonce le sujet de cette réflexion formulé en ces termes : « La condition de la liberté humaine et la marque sartrienne de l’athéisme pratique ». Mais, en bonne logique, même si Dieu est supprimé, le sujet humain ne saurait faire preuve de liberté, s’il manque d’agir authentiquement. Autrement dit, si Dieu n’existe pas et que le sujet s’enfonce dans l’attitude que J.-P. Sartre (1943, p. 89) appelle « la mauvaise foi »[27], sa liberté resterait lettre morte. Finalement, chez Sartre, la mort de Dieu est-elle une condition suffisante pour que l’homme soit libre ? D’ailleurs, quel est l’enjeu de l’athéisme pratique dont Sartre se fait l’héritier ? Enfin, en posant le problème de la liberté au cœur de la conscience du sujet, quelle orientation Sartre entend-il donner à l’athéisme pratique ?

Au-delà de la mort de Dieu, Sartre semble évoquer, en définitive, la traque de la mauvaise foi comme ultime condition de la liberté humaine. Dès lors, le principal objectif de cette réflexion est de montrer que la théorie sartrienne de la liberté est tributaire de l’athéisme pratique, mais elle ne s’y épuise pas. Deux objectifs spécifiques sont ainsi envisageables. Il s’agit d’abord de montrer que l’athéisme pratique, dont Sartre se fait l’héritier, a pour enjeu la liberté de l’homme. Il s’agit aussi de montrer que Sartre donne une orientation existentialiste à l’athéisme pratique, en posant le problème de la liberté au cœur de la conscience du sujet.

À partir de la méthode exégétique et conformément aux objectifs spécifiques ci-dessus, ce texte s’articulera autour de deux parties. Dans la première partie, on réfléchira sur Sartre et l’héritage de l’athéisme pratique ou la mort de Dieu comme condition de la liberté humaine. Quant à la deuxième partie, elle sera consacrée à la question du sens sartrien de l’athéisme pratiqueou l’exorcisme de la conscience comme ultime condition de la liberté humaine.

1. Sartre et l’héritage de l’athéisme pratique ou la mort de dieu comme condition de la liberté humaine

L’absolue et l’infinie liberté dont Sartre investit la réalité humaine a un fondement athée. Il s’est précisément inspiré de l’athéisme pratique dont le crédo repose sur la négation de Dieu et la puissance d’affirmation de l’homme, là où l’athéisme théorique se contente de battre en brèche les thèses de l’existence de Dieu. Dans l’athéisme théorique, on constate simplement que Dieu n’existe pas. Mais dans l’athéisme pratique, il est plutôt question de tirer une conséquence révolutionnaire de la vision d’un univers (ontologique) sans Dieu : il revient à l’homme de déterminer le sens de toutes choses, car il est absolument libre. Il faut alors montrer que c’est la reconquête de la liberté humaine qui justifie le passage de l’athéisme théorique à l’athéisme pratique. Il faut aussi montrer que cette lutte de l’athéisme pratique décrit le cadre théorique de la liberté sartrienne.

1.1. La reconquête de la liberté humaine au fondement du passage de l’athéisme théorique à l’athéisme pratique

L’athéisme théorique est une vision du monde, tandis que l’athéisme pratiqueva au-delà d’une simple vision du monde, pour élaborer une théorie de l’action : par son action, l’homme doit devenir Dieu, car si le règne de Dieu (appréhendé comme Principe avec le déisme, ou comme Personne avec le théisme) a pris fin, il faut que commence le règne de l’homme. Par ailleurs, affirmer avec Friedrich Nietzsche que Dieu est mort et pas seulement qu’il n’existe pas, a le sens d’un refus des valeurs héritées de la religion (chrétienne).

L’athéisme, dans la langue classique, se définit comme la doctrine ou l’attitude qui consiste à nier toute représentation d’un Dieu personnel et vivant. En ce sens, le déisme qui refuse toute représentation de Dieu est un athéisme. Il en est de même du panthéisme qui identifie Dieu à la nature ou au monde. Aujourd’hui, la notion d’athéisme est beaucoup plus étendue : c’est la doctrine ou l’attitude qui consiste à nier l’existence de Dieu quel qu’il soit. L’athéisme pratique ouvre la voie à une éthique et correspond à un engagement moral ou politique. L’athéisme pratique peut s’assimiler, chez Karl Marx, à une critique de la fonction sociale de la religion chrétienne. Dans ce type d’athéisme, Dieu étant nié, la plus haute conscience qui demeure en face de la nature est celle de l’homme.

Cela n’est-il pas évident ? Pas du tout, car il s’agit d’un changement d’appréciation doctrinal qui ne laisse pas les choses en l’état.

Ce n’est pas simplement le changement d’opinion du boutiquier qui cesse de croire aux sermons de son curé, c’est la découverte qu’au sein de l’homme une puissance inimaginable existe et la conviction que le développement indéfini de cette puissance octroiera à l’homme la souveraineté sur le monde qu’il avait cru être le privilège de Dieu (M. Carrouges, 1948, p. 89).

L’athéisme ne se résume plus à une proposition négative. Il est révélateur d’un humanisme radical. A. Lacroix (2018, p. 166) déclare, dans cette logique, qu’ « il n’y a guère, autour de nous, que des constructions humaines ». Autrement exprimé, il n’y a de sens que par l’homme. Ce dernier est surtout retenu comme la valeur absolue, et la source de toutes valeurs. Le monde porte les marques de l’homme, de telle sorte que la question du fondement ne saurait se traiter hors du règne humain.

C’est en ce sens que Marx abandonne la thèse hégélienne de la Raison dialectique, pour épouser le matérialisme dialectique. Toute l’histoire, selon Hegel, rend compte de l’Esprit fondamental dont le déploiement se veut dialectique : de tout temps et en toutes choses, l’Esprit s’affirme en se niant, dans un triple mouvement : thèse, antithèse et synthèse. « Ce qui se réalise dans l’histoire est donc la réalisation de l’Esprit » (F. Hegel, 1965, p. 80). En d’autres mots, tout est manifestation de l’Esprit, ou l’Esprit se manifeste en tout. Marx retient chez Hegel le principe dialectique dont le fondement se retrouve désormais dans l’univers humain. L’histoire décrit désormais les interactions, voire les confrontations entre les hommes. « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en rapports […] de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles » (K. Marx, 1966, p. 4). Il n’est pas question de rechercher des forces suprasensibles au fondement de nos actions. Il s’agit là du credo d’un humanisme radical dont l’enjeu est la reconquête de la liberté humaine qui se veut chère à l’athéisme pratique.

Essentiellement appréhendé comme anthropologie, un tel athéisme cherche le moyen d’installer le sujet au plus haut palier de la liberté. Ce palier renvoie, chez Nietzsche, à l’image de l’enfant. Il s’agit de l’ultime degré des trois métamorphoses de l’esprit présentées dans Ainsi parlait Zarathoustra : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant ? Le chameau représente l’homme de la grande vénération qui s’incline devant l’hégémonie de Dieu, devant la prééminence de la loi morale. « De même que le chameau, sitôt chargé, vers le désert se presse, ainsi se presse l’esprit vers son désert » (F. Nietzsche, 2006, p. 39), vers le sable mouvant de la routine. L’expérience du désert aboutit à la seconde métamorphose : « C’est lion ici que devient l’esprit. De liberté il se veut faire butin et dans son propre désert être son maître » (F. Nietzsche, 2006, p. 39). Il engage la lutte contre son dernier Dieu, c’est-à-dire le devoir. Prenant conscience de son aliénation antérieure, l’esprit lion lutte maintenant contre les valeurs en apparence objectives.

Mais, c’est l’enfant qui symbolise le plus haut degré de la liberté. « Innocence est l’enfant, et un oubli et recommencement, un jeu, une roue qui d’elle-même tourne, un premier, un saint dire oui » (F. Nietzsche, 2006, p. 40). La liberté, dont le symbole est l’enfant qui joue, présente la situation de l’esprit parvenu à la tranquillité et la paix avec soi-même. Nietzsche évoque dans la métamorphose du jeu la nature originelle et véritable de la liberté en tant que création de nouvelles valeurs et de mondes des valeurs. Par la mort de Dieu, le caractère de jeu et celui de risque inhérents à l’existence humaine deviennent manifestes.

En somme, l’athéisme pratique a pour ambition de protéger le sujet contre « la croyance aberrante en un pouvoir du Ciel sur la terre » (R. Vaneigem, 2000, p. 21-22). Neutraliser Dieu revient, en effet, à activer la touche de la liberté humaine. Souvent considéré comme le chef de file de l’existentialisme athée, Sartre mènera tous les combats de son siècle en faveur de la liberté et de la dignité de l’humain en référence à une telle vision. L’athéisme pratique se présentera, à juste titre, comme le cadre théorique, sinon l’ensemble de définition de sa philosophie de l’être libre.

1.2. L’athéisme pratique comme cadre théorique de la liberté sartrienne 

« Dieu fut pendant longtemps […] notre principal combustible : il donnait sens à la vie des hommes » (H. Clerc, 2018, p. 251). Or, quand tout sens vient de Dieu, on s’inscrit dans « le providentialisme »[28], sinon dans une forme de déterminisme. Mais, d’après J.-P. Sartre (1996, p. 39), « il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté ». La présence et la prescience de Dieu impliquent l’inaction ou la passivité de l’homme ; à l’inverse, la mort de Dieu implique la liberté et la pleine affirmation de l’homme. Sartre veut éviter une contradiction : proclamer deux souverainetés absolues dans le monde comme on envisagerait deux capitaines sur un même bateau. Il y a évidemment un conflit de souveraineté ou d’autorité que J.-P. Sartre (1951. p. 228) pose sous les termes de cette formule : « Si Dieu existe l’homme est néant ; si l’homme existe… » Dieu est néant.

L’auteur de Le Diable et le bon Dieu essuiera évidemment des critiques venant du monde chrétien. Pour la culture chrétienne, l’homme, être imparfait, ne saurait être le fondement et le garant des valeurs. L’existentialisme est un humanisme résume les critiques des chrétiens en ces termes : « Si nous supprimons les commandements de Dieu et les valeurs inscrites dans l’éternité, il ne reste plus que la stricte gratuité, chacun pouvant faire ce qu’il veut, et étant incapable de son point de vue de condamner les points de vue et les actes des autres » (J.-P. Sartre, 1996, p. 22). La vérité de telles critiques est que l’homme est trop limité pour prétendre agir et gouverner le monde de son propre chef, sans aucun recours au Transcendant : « Misère de l’homme sans Dieu et félicité de l’homme avec Dieu », constate B. Pascal, (1976, p. 63).

Mais Sartre persiste : l’homme est délaissé. « Lorsqu’on parle de délaissement, […] nous voulons dire seulement que Dieu n’existe pas, et qu’il faut en tirer jusqu’au bout les conséquences » (J.-P. Sartre, 1996, p. 37). Le délaissement sartrien traduit la condition du sujet abandonné dans le monde et devant assumer totalement la responsabilité de ses actes. Ce délaissement dérive de la structure ontologique de l’homme lui-même : n’étant pas créée par Dieu et n’étant fabriquée d’après aucun modèle préexistant, la réalité humaine est laissée seule. Cela veut dire qu’il n’y a aucune possibilité de s’accrocher à quoi que ce soit. En ce sens, le délaissement implique le désespoir.

Le désespoir sartrien n’est pas un simple sentiment d’ordre psychologique ; c’est plutôt une structure nécessaire liée au mode d’être du pour-soi. L’être désespéré est celui qui prend conscience d’un fait : nous ne pouvons que compter sur ce qui dépend de notre volonté ou sur l’ensemble des possibilités qui s’offrent à nous. L’homme ne peut se référer à des valeurs a priori universelles et absolues. Si Dieu n’existe pas, la vie n’a pas de sens, c’est-à-dire une orientation et une signification toutes faites. Si « la vie n’a pas de sens a priori » (J.-P. Sartre, 1996, p. 74), il revient à l’homme de lui en donner. « Avant que vous ne viviez, la vie, elle, n’est rien, mais c’est à vous de lui donner un sens, et la valeur n’est pas autre chose que ce sens que vous choisissez » (J.-P. Sartre, 1996, p. 74). Tout est à refaire, parce que l’homme n’est pas fait une fois pour toutes : il se recrée de tout temps et recrée le monde.

Dans le contexte de l’athéisme pratique, le tout n’est pas de soutenir que Dieu n’existe pas, il faut en tirer la conséquence majeure : l’homme est libre. Dans ce même contexte, le tout n’est pas d’affirmer que l’homme est libre : la liberté l’engage au premier plan des valeurs et de la construction du monde. L’athéisme pratique se dit aussi athéisme révolutionnaire ou athéisme prométhéen, car il est très gênant de supprimer Dieu, étant donné qu’il n’est « pas si simple d’être libre » (F. Allouche, 2012, p. 59). Dans ce cas, suffit-il vraiment de neutraliser Dieu pour que la liberté humaine tienne toutes ses promesses ? Si Sartre appréhende la liberté comme le néant qui hante la conscience, c’est au cœur de cette même conscience qu’il paraît opportun de rechercher l’obstacle de la liberté.

2. La marque sartrienne de l’athéisme pratique : l’exorcisme de la conscience comme ultime condition de la liberté humaine

On peut constater ceci : si Dieu meurt et que la réalité humaine refuse d’exister, au sens de s’assumer pleinement, elle ne saurait faire preuve de liberté. À quoi sert-il de supprimer Dieu si le sujet n’est pas capable de s’exprimer comme un être qui existe ? Visiblement, l’argument de la mort de Dieu comme condition de la liberté humaine a besoin d’être revisité. L’ennemi réel de la liberté semble être l’homme lui-même, quand il se confine dans la mauvaise foi, cette duplicité de la conscience vis-à-vis de sa propre essence. C’est pour cette raison que, dans cette deuxième partie, il sera d’une part question de l’écueil de l’argument de la mort de Dieu dans l’athéisme pratique, et d’autre part on envisagera l’exorcisme de la conscience comme ultime condition de la liberté.

2.1. L’écueil de l’argument de la mort de Dieu dans l’athéisme pratique

Supprimer Dieu est le principal argument en faveur de la liberté humaine, selon l’athéisme pratique. En ce sens, Sartre estime que lorsqu’on conçoit un Dieu créateur, il est assimilé à un artisan supérieur : quelle que soit la doctrine considérée, on admet toujours que la volonté suit plus ou moins l’entendement ou bien l’accompagne. Dans ce cas, Dieu qui crée sait ce qu’il crée. Le concept d’homme, dans l’esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier, par exemple, dans l’esprit de l’industriel. « Dieu produit l’homme suivant des techniques et des conceptions, exactement comme l’artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique. Ainsi l’homme individuel réalise un certain concept qui est dans l’entendement divin » (J.-P. Sartre, 1996, p. 27-28). C’est cette vision qui donne l’impression que l’homme n’a pas le choix ; par conséquent, il faut que Dieu meure pour que l’homme soit libre.

Mais il est évident que si Dieu meurt et que l’homme refuse de s’assumer lui-même, sa liberté représentera l’illusion d’un principe qui ne pourra s’exprimer en acte. Dans ce cas, il faut comprendre, avec Sartre, que la véritable entrave à la liberté reste la mauvaise foi. Est de mauvaise foi, le sujet qui renonce (malicieusement) à sa liberté : se sachant libre, il refuse les prérogatives de la liberté, car celles-ci se veulent angoissantes. L’angoisse est le sentiment inhérent à la liberté. Oint de l’insigne de la liberté, le sujet s’angoisse de savoir que toute l’humanité est à sa charge. Il s’angoisse de savoir qu’il ne peut pas ne pas agir dans le sens du bien de l’humanité. Il s’angoisse aussi de savoir que sa propre conscience ne lui pardonnera pas son inaction et ses échecs. Il s’angoisse enfin de savoir que sa liberté peut facilement atteindre le socle du mal, qui est précisément la mauvaise foi.

Si le mal, en l’homme, se donne comme mauvaise foi, il n’y a pas lieu de récriminer contre Dieu ou contre toutes les autres forces transcendantes à la conscience humaine. Ce n’est pas non plus la foi religieuse qu’il faut systématiquement rejeter. C’est plutôt la conscience du croyant qu’il faut exorciser, afin que la liberté y retrouve toute sa place. Si Dieu n’existe pas, tout est permis ; et si Dieu existe, tout est également permis. Dès lors, la thèse de la mort de Dieu comme condition de la liberté humaine doit être dépassée. L’athéisme pratique a eu le mérite de dénoncer l’institution religieuse au service d’une classe sociale pour exploiter une autre. Il a également eu le mérite de dénoncer les consciences individuelles et collectives complices de cette exploitation. Cependant, que Dieu meure, ou qu’il vive, aucun de ces scénarios n’ouvre automatiquement la voie de l’authenticité à l’existence humaine.

À bien lire Sartre, le débat sur la liberté ne se situe pas dans le rapport à Dieu ; il se situe plutôt au cœur de la conscience humaine. La liberté, selon l’ontologie sartrienne, est le vide qui hante l’être de la conscience. Comment comprendre, dans cette logique, l’idée selon laquelle si Dieu n’existe pas tout est permis ? Si Dieu n’existe pas, la conscience est ouverte à l’univers infini des possibles, car il n’y a ni conscience pleine ni conscience parfaite. Il importe aussi de noter que si Dieu n’existe pas, il existe une conscience de mauvaise foi pour le créer. C’est la conscience qui s’enferme dans la coque dure et rigide de l’être au lieu de se laisser entraîner dans les labyrinthes du néant. La plainte de l’athéisme sartrien est donc, en réalité, dirigée contre la conscience qui revêt l’armure de Dieu, en refusant d’être « conscience de quelque chose » (E. Husserl, 1047, p. 28). Par la mauvaise foi, l’individu se construit son propre Dieu complice de son forfait contre la liberté. Tel se présente le péché mignon de la foi religieuse : elle adore souvent un Dieu qui n’est rien d’autre que l’ombre d’une conscience malicieuse, une conscience qui s’est érigée elle-même en « mauvais génie » (R. Descartes, 1992, p. 67) pour assouvir ses intentions paresseuses.

2.2. L’exorcisme de la conscience : ultime condition de la liberté et marque sartrienne de l’athéisme pratique

La conscience qui s’enfonce dans la mauvaise foi doit être exorcisée. Avec la mauvaise foi, le ver se trouve dans le fruit de la conscience. Mais le ver de la mauvaise foi ne vient pas du dehors de la conscience. Sartre dit que c’est la conscience elle-même qui s’affecte de mauvaise foi. Dans ce cas, c’est la conscience elle-même qui peut se désengluer de la mauvaise foi, en saisissant sa liberté à sa juste valeur. On ne peut entrer dans une conscience et en extraire la mauvaise foi, comme on extrait un métal d’une mine. On peut tout au plus éduquer le sujet à une prise de conscience, afin de le prémunir contre ce mal. Cette éducation aura pour but d’exorciser la conscience du chercheur de Dieu, celle du religieux notamment, trop souvent en proie au mépris de sa propre liberté. Exorciser la conscience revient, dans ce contexte, à l’amener à prendre la liberté à sa juste valeur : la réalité humaine demeure absolument libre, et le sujet libre existe absolument. Exister, au sens existentialiste, revient à se transcender pour se réaliser pleinement dans le monde.

L’existentialisme sartrien nous sort de la guerre des idéologies et nous propose le combat pour l’existence authentique, celle qui prend la pleine mesure de la liberté. Athées ou croyants, tous doivent faire preuve d’une existence authentique, marque de la « difficileliberté », selon une formule d’Emmanuel Levinas (1976, p. 16). La difficile liberté, loin de protéger l’homme contre l’adversité de la vie, brandit cette adversité comme condition de son expression. On parle de liberté en situation. En perpétuelle situation d’adversité, l’homme va au-devant des défis de la solitude. La solitude se donne comme appel à la création ou à la recréation. L’homme n’a pas créé le monde ; cependant, il le recrée à chaque instant par son action. « Agir, c’est modifier la figure du monde » (J.-P. Sartre, 1943, p. 477). Cela revient à transformer le monde de manière intentionnelle. La création s’impose à l’homme comme situation fondamentale. Elle lui impose le choix comme mode d’existence authentique. Chaque situation concrète du vécu impose des choix. Mais aucun choix ne s’imposecomme situation insurmontable.

L’être qui existe authentiquement refuse de se contenter du peu. Cela veut dire qu’il ne se contente pas de survivre ou d’être vivant. Il fait, au contraire, preuve d’un supplément d’âme qui le dispose au pro-jet, qu’il faut entendre comme l’acte par lequel le sujet vise ce qu’il pose comme étant son être véritable et sort ainsi de soi. Si, en toutes circonstances, le sujet est appelé à l’authenticité, le croyant notamment devrait s’interroger sur l’authenticité de sa foi. Il ne devrait donc pas se contenter d’un quelconque statut privilégié dans le plan de Dieu. Il devrait plutôt chercher à confirmer ce statut. L’expérience du jardin d’Éden devrait alors enseigner ceci au croyant : si Dieu a travaillé pendant six jours pour créer le monde, l’humain travaillera toujours pour le recréer. Dans le même sens, le chrétien ne saurait se contenter de l’ultime sacrifice du Christ. Le salut dont le Christ est le garant est une opportunité qui peut cependant nous échapper, si nous ne nous disposons pas à la saisir. Cette opportunité doit se comprendre en ces lignes : si Christ a ouvert les portes du paradis dans la douleur, c’est dans la douleur que nous y entrerons.

L’authenticité définit la responsabilité du croyant dans l’économie du salut. Elle indique que quiconque ne croit pas en lui-même ne peut croire en Dieu. C’est dans ces conditions que la foi déplacera les montagnes (de la mauvaise foi). Si Dieu n’existe pas, tout est permis, mais tout ne témoigne pas d’une existence authentique. Pour Sartre, l’homme est absolument libre, mais la liberté présente parfois une face malheureuse qui se décline comme mauvaise foi. Ainsi, le bon combat pour la liberté de l’homme est celui mené contre la mauvaise foi. La conclusion de L’existentialisme est un humanisme se veut claire : « L’existentialisme n’est pas tellement un athéisme au sens où il s’épuiserait à démontrer que Dieu n’existe pas » (J.-P. Sartre, 1996, p. 77). Elle ajoute qu’ « il faut que l’homme se retrouve lui-même et se persuade que rien ne peut le sauver de lui-même, fût-ce une preuve valable de l’existence de Dieu » (J.-P. Sartre, 1996, p. 77-78). Un combat contre Dieu, « un combat contre la religion ? Ce serait se tromper d’adversaire » (A. Comte-Sponville, 2006 p. 9). Le bon combat a pour enjeu la liberté qui se saisit comme la condition de la foi religieuse authentique, et la garantie d’un athéisme au faîte de la vertu.

Conclusion

Quand l’athéisme classique s’exprime comme négation de Dieu, l’athéisme pratique ou athéisme révolutionnaire s’exprime comme affirmation de l’homme. L’athéisme pratique rappelle, en quelque sorte, la littérature mythique de la guerre des hommes contre les dieux, avec à la clé, l’équation de la liberté humaine : la mort de Dieu est la condition de la liberté de l’homme. Jean-Paul Sartre se fait le relais de cette équation tout en lui imprimant une touche existentialiste.

On peut comprendre, avec lui, que le Dieu à ignorer ou à abattre n’est ni le Dieu des philosophes, ni le Dieu des religieux ; la lutte pour la liberté doit, au contraire, avoir pour cible le Dieu que la conscience de mauvaise foi se construit, en vue de fuir la vérité éprouvante de la liberté. Dans un tel contexte, l’ultime condition de la liberté est l’exorcisme de la conscience : chaque conscience doit s’exorciser afin de se mettre à l’abri de cette attitude de lâcheté que représente la mauvaise foi. Un tel exercice assurera au sujet une existence authentique, qu’il soit déiste, théiste ou athée. L’appel à l’existence authentique représente d’ailleurs la marque sartrienne de l’athéisme pratique. Il y a deux choses à comprendre à ce niveau : on note d’abord que Dieu n’existe pas ; on note aussi que l’essentielle question (philosophique) ne saurait se rapporter à Dieu, mais à l’homme. En d’autres mots, certes Dieu n’existe pas, mais ce constat ne saurait être l’absolue condition de la liberté humaine.

Références bibliographiques

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VANEIGEM Raoul, 2000, De l’inhumanité de la religion, Paris, Éditions Denoël.

POUR UN HUMANISME FONDÉ SUR LE DIALOGUE INTERDISCIPLINAIRE À PARTIR DE LEVINAS :                            CAS DES UNIVERSITÉS AFRICAINES

Affoué Valéry-Aimée TAKI

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

takiaimee@gmail.com

Résumé :

L’Université est considérée comme « l’Univers du savoir » et de la recherche scientifique. Le fruit de ses recherches constitue, en ce sens, l’espoir d’un monde, du moment où la crise des valeurs ronge à la racine la société en général et celle africaine en particulier. Malheureusement, l’Université est devenue le creuset des conflits « insoupçonnés » entre chercheurs des sciences dites exactes et ceux des sciences humaines. En effet, les divergences ou différences entre les approches méthodologiques ou les orientations épistémiques des unes et des autres débouchent souvent sur des guerres de consciences, sur des crises interdisciplinaires. Cette situation ruine ainsi la mission de l’Université. Comment en sortir et repositionner l’Université sur sa mission d’organisation au service du développement humain ? À partir d’une approche intuitive et critique, cette étude se donne pour objectif, à partir de la promotion de l’humanisme levinassien, de proposer une éthique de la culture basée sur la reconsidération des résultats de recherches universitaires sans aucune distinction. Cette initiative permettrait de créer un cadre de promotion de la diversité scientifique et culturelle au sein des universités africaines en vue de répondre promptement aux objectifs de développent de l’Afrique.

Mots-clés : Afrique, Autrui, Humanisme, Sciences, Université.

Abstract :

University is considered to be the “Universe of Knowledge” and scientific research. In this direction, the result of its researches represents the hope for a world that has lost its bearings as the decline of values gnaws at the root of society in general and African society in particular. Unfortunately, university has become the crucible of “unsuspected” conflicts between researchers in the so-called exact sciences and those in the humanities. Here, the discrepancies or differences between the methodological approaches or the epistemic orientations of all interested parties lead to wars of conscience and interdisciplinary crises. Thus, this situation prevents university to carry out its mission. How to come out of it and reposition university on its mission of organization at the service of human development? Adopting an intuitive and critical approach and based on the promotion of LEVINAS’ humanism, this study aims at proposing an ethic of culture based on the reconsideration of the results of academic researches without distinction. This initiative would create a framework for promoting scientific and cultural diversity in universities in order to respond swiftly to Africa’s development objectives.

Keywords : Africa, Others, Humanism, Sciences, University.

Introduction

L’homme, selon Aristote, est un être de sociabilité, « un animal politique » (Aristote, 1962, 1253a). C’est dire qu’il est un être qui vit nécessairement au sein d’une société et qui, par conséquent, est amené à entretenir des rapports avec ses semblables. Malheureusement, cette vie en société ne se déroule pas sans heurts dans la mesure où l’homme, du fait de son “insociable sociabilité” (pour emprunter l’expression kantienne), met à mal cette vie sociale. Cette situation dégradante des relations interhumaines se perçoit aussi bien dans la vie sociale que dans nos universités où la moindre différence est le plus souvent source de conflits. En effet, l’Université, berceau où se forment les futurs dirigeants politiques et les chefs d’institutions économiques, les futurs membres des professions qui devraient être à l’avant-garde pour les problèmes multiformes qui se posent à la société, est dans un état de délabrement très avancé : conflit d’intérêt par-ci, guerre de conscience par-là. Tout cela, est dû au fait que certaines disciplines se disent supérieures à d’autres. Les crises qui secouent nos universités ne sont pas seulement politiques, elles sont aussi, à la base, culturelles, c’est-à-dire “scientifiques”. Cela est perceptible à travers la discrimination dont certaines facultés sont l’objet. Ces crises sont liées à un problème de sens, celui des différentes disciplines scientifiques.

Si la culture se conçoit comme mode de pensée, pourquoi privilégier les sciences pratiques au détriment des sciences humaines ? Comment les Enseignants doivent-ils s’y prendre pour contribuer, de par leur savoir-être et savoir-faire, surtout de par leurs régionalités disciplinaires au développement de leur pays et, par ricochet, de l’Afrique toute entière ? Enfin, comment pourrait-on sortir ou sauver l’Université de cette crise ?

Notre hypothèse est que les crises qui sévissent au sein de nos Universités seraient à la base du mal-être de l’Afrique, mieux de son sous-développement. Et l’humanisme levinassien, appliqué à cette crise, pourrait en être une piste de solution. C’est pourquoi, à travers cette analyse, il s’agira pour nous de montrer qu’en dépit des particularités et des désaccords entre les différentes facultés qui régissent nos Universités, elles participent toutes au développement de l’Afrique. À l’aide des méthodes intuitive[29] et critique, nous comptons, par la présente contribution, faire ressortir une éthique de la culture basée sur la reconsidération des résultats de recherches universitaires sans discrimination aucune. Cela passe par une appropriation du sens même de l’Université et par un réinvestissement de l’humanisme levinassien dans la relation entre les disciplines, à travers les chercheurs eux-mêmes.

1. Pour une approche du concept d’Université

Il s’agira pour nous, ici, de définir le concept d’Université tout en la promouvant, dans la mesure où sans Université, aucune nation ne peut prétendre à un quelconque développement.

1.1. De l’historicité de l’Université comme lieu de vie et de méditation rationnelle

Du latin « Universitas », l’Université désigne une communauté, une assemblée ou une corporation. Cette corporation universitaire spécifique caractérise les premières et rares concentrations d’écoles d’enseignement supérieur. Créée au Moyen-Âge, l’Université était une institution ecclésiastique jouissant de privilèges royaux et chargée de l’enseignement des clercs de l’Église. Mais, déjà dans l’Antiquité, avec Platon, on parlait d’académie, c’est-à-dire une École, mais aussi un lieu de vie en commun, régi par des règles éthiques. L’enseignement n’y est pas payant, mais les auditeurs ou apprenants doivent néanmoins subvenir à leurs besoins. Aussi, ceux-ci sont-ils essentiellement des hommes. C’est sans doute la raison pour laquelle Platon est vu comme le fondateur des Universités modernes. L’académie de Platon est, avant tout, une organisation institutionnelle qui rassemble un certain nombre de personnes en vue du savoir. C’est le même objectif, aujourd’hui encore, qui est visé par nos Universités. H. Bah (2007, p. 199-219) écrivait justement à ce sujet que » sans établissements d’Enseignement Supérieur et de Recherche adéquats, permettant de construire une masse d’individus qualifiés et éduqués, aucun pays ne peut assurer un authentique développement endogène et durable ».

L’Université, selon les mots de M. Heidegger (1987, p. 11), « vaut pour nous comme cette haute école qui, à partir de la science et à travers la science, éduque et élève les guides et les gardiens du destin du peuple ». En d’autres termes, c’est l’école supérieure qui, à partir de la science et grâce à la science, entreprend d’éduquer et de discipliner les différents corps. Ses principaux acteurs sont les Enseignants, les Étudiants, le Personnel Administratif et Technique. À l’origine, la fonction de l’université était “la science pour la science”[30]. C’est pourquoi son savoir était plus théorétique ou spéculatif. Aujourd’hui, si elle est aussi présentée comme le Lieu de production et de diffusion du savoir, l’Université doit s’acheminer vers des objectifs plus utilitaires, plus adaptés à la demande économique et sociale. En tant que lieu de déploiement de la pensée, elle doit être la source où doit s’abreuver le peuple dans la mesure où elle « contiendrait [en réalité] des dimensions sociales, rationnelles, politiques et éthiques, avec tout ce que ces dimensions elles-mêmes supposent comme ramifications et implications » (H. Bah, 2007, p. 199-219). Elle apparait, pour ainsi dire, comme le point incontournable en matière d’éducation, voire d’instruction. L’enseignement qui la caractérise est relatif à l’instruction, car instruire, c’est aussi bâtir, établir, prévoir sur le plan politique et social les jalons du développement vrai.

1.2. Mission ou finalité de l’Université

L’Université, prise comme institution, a pour mission de donner une formation initiale et continue interdisciplinaire – de favoriser toutes formes de recherches innovantes capables de répondre aux exigences de la société – et la facilitation de l’insertion professionnelle des apprenants après leurs années de formations respectives. C’est dans cette perspective de présentation de la mission première de l’université que K. Jaspers (2008, p. 82) affirme : « l’université est le lieu où, sans faire de concessions, dans tous les sens du terme, on cherche la vérité. Toutes les recherches possibles doivent être au service de la vérité ». Mieux, « à l’université toutes les sciences sont rassemblées. Leurs représentations se rencontrent » (Idem, p. 86).

Malheureusement, un regard panoramique laisse percevoir que nos Universités africaines semblent avoir failli à leur mission. À l’évidence, l’Université en tant que l’univers des cités, c’est-à-dire un lieu ravissant, un lieu où sont effectuées constamment des recherches, par ricochet, un lieu de recherche, tend à perdre sa vocation principielle, vu tout ce qui s’y déroule de nos jours. Autrefois, site alpestre, espace d’hominisation, l’Université s’est muée aujourd’hui en un labyrinthe : délabrement des salles de cours, présence d’”étudiants-soldats” huant sans cesse sur le campus, agression à main armée des enseignants, etc. Le professeur A. K. Dibi (2004, pp. 3-4), faisant l’état des lieux des structures de l’Université de Cocody-Abidjan, décrivait cette réalité en ces termes : « Sans aucune parole, par le langage subtil des regards, Professeurs et étudiants s’accordent pour réaliser que les salles de cours n’offrent plus, d’elles-mêmes, le cadre convenable pour dire, entendre et recevoir les enseignements ». Nos campus sont transformés en des camps militaires, en des champs de bataille. Que faire pour restituer à l’Université sa mission originelle ? Dit autrement, Comment ramener l’institution à sa vocation la plus propre ? Quelle est, avant tout, cette mission ?

La mission principielle de l’Université, depuis l’académie, a été d’accroître les connaissances par la recherche et les transmettre aux étudiants par l’enseignement. À cet égard, le rôle principal de l’Université est celui de la diffusion du savoir. Toutefois cette mission traditionnelle assignée à l’Université connait quelques difficultés quand on observe l’inadéquation entre le savoir transmis et les exigences du monde professionnel. En effet selon E. M. Zinsou (2009, p. 15), l’institution universitaire « a été appelée à dessein, le temple du savoir où les étudiants venaient se cultiver et recevoir des savoirs à l’image de l’honnête homme ou des connaissances sans aucune finalité professionnelle ».

Aujourd’hui, dans un contexte d’économie capitaliste fondée sur la compétition et la concurrence, le savoir devient un enjeu stratégique. De ce point de vue, « l’éducation (instruction, culture) est donc ce qu’il y a de plus essentiel parmi les besoins dits essentiels de l’homme car c’est elle qui confère au développement sa dimension authentiquement humaine » L. M. Poamé (2003, p. 153). Ainsi, l’Université se doit de remplir pleinement son rôle comme catalyseur de développement. L’Université est le temple de la transmission du savoir, mais aussi et surtout du savoir-faire nécessaire pour augmenter l’employabilité des nouveaux diplômés. L’Université n’a-t-elle pas pour vocation de contribuer à satisfaire les besoins d’une société en ressources humaines, tant par la formation initiale que par la formation continue ?

Par ailleurs, la mission de l’Université, c’est de dispenser une formation spécialisée de niveau doctoral qui a pour fin de préparer les futurs Enseignants-Chercheurs, d’une part et d’autre part de renforcer la recherche dans les domaines nécessaires à l’essor des Nations. Il va sans dire que l’Université doit s’activer pour dépasser la logique d’enseignement où l’étudiant est relégué au rôle de récepteur passif. L’apprenant se doit d’être capable de monnayer de façon pragmatique ce qu’il a reçu théoriquement. Pour que l’Université puisse correspondre à sa vocation, il faut que le corps des enseignants et des étudiants accepte à nouveau d’être saisi par le concept de science que de demeurer sous son emprise.

Aujourd’hui plus qu’hier, lieu de production et de diffusion du savoir, l’Université doit s’acheminer vers des objectifs plus utilitaires, plus adaptés à la demande économique et sociale. P. Ricœur (1991, p. 371) affirme à ce sujet : « Qu’on l’appelle Université, école, institut ou autrement, il nous faut un enseignement supérieur de masse préparant les jeunes depuis 18 ans à leur métier ». À l’évidence, l’Université se doit de former des jeunes capables de s’intégrer au monde du travail. Pour ce faire, « il faudra donc diversifier les prestations de l’enseignement supérieur, qui iront du très concret de la technologie à la totale abstraction des mathématiques » (P. Ricœur, 1991, p. 371). L’Université doit également assurer la formation continue afin de permettre à tous une formation tout au long de la vie.

On retiendra donc que partie d’une mission de formation théorique, voire spéculative de la science pour la science, l’Université doit aujourd’hui orienter son savoir vers l’utilitaire. Elle doit former, non plus uniquement au savoir, mais aussi au savoir-faire et au savoir-faire-valoir. Cette nouvelle vision de l’Université, en réponse aux attentes ou à la demande de la société de consommation, va engendrer des crises interdisciplinaires en son sein.

2. Du conflit des sciences au sein de l’Université

Selon une acception populaire, l’avenir du monde appartient exclusivement à la science. Une telle conception continue d’être à la base du rejet des sciences humaines. Partant, toutes les autres sciences, notamment les sciences sociales, doivent être balayées du revers de la main. De cette conception naît des conflits entre les différentes disciplines et au-delà entre pratiquants de ces disciplines.

2.1. Du conflit Sciences humaines/Sciences exactes

Au commencement, sciences humaines et sciences exactes étaient une seule et même réalité. Nous en voulons pour preuve les savants tels que Galilée, Thalès, Hippocrate, Descartes, etc., qui se servaient des principes philosophiques pour rendre possible l’explication des sciences qu’ils ont fondées. À partir du XVIIIe siècle, siècle des Lumières, avec l’évolution fulgurante de la science, les sciences exactes semblent avoir pris le pas sur les sciences humaines qui sont restées spéculatives. Les mathématiques conservent quelques relents mystiques, comme le prouvent les travaux sur le nombre d’or de Pythagore ; tout comme la physique d’ailleurs, où l’étude des éléments fondamentaux eau, air, feu, terre, se confond avec l’évocation des plus grands mystères de l’univers et adopte une approche résolument ésotérique chez des présocratiques tels qu’Anaxagore ou Empédocle.

La réalité va être toute autre avec la modernisation. L’on aura plus recours aux sciences susceptibles d’apporter des résultats apodictiques même si la philosophie, en son amour infini de la sagesse, rassembles en son sein les différents savoirs. En effet, lorsqu’on jette un regard sur l’actualité du monde, un constat se dégage : tout le monde ou presque semble être mordu par un seul et même virus, en l’occurrence le virus de l’avoir, du confort et du concret. Ce constat nous pousse légitimement à nous interroger comme suit : quel intérêt y a-t-il encore à étudier les sciences humaines et sociales dans un monde technicisé ? Ces sciences n’apparaissent-elles pas désuètes dans ce monde de plus en plus consumériste, voire matérialiste ?

En tout état de cause, le monde d’aujourd’hui est celui des sciences dites exactes qui font preuve de rigueur et d’exactitude. Ces sciences nous permettent de dissiper tout ombrage sur le monde, car grâce à elles, l’on arrive à maîtriser la nature, conformément au vœu de Descartes : « Connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, (…), nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (R. Descartes, 2005, pp. 130-131). Il en découle que les sciences humaines et sociales, dans une perspective matérialiste, ont toujours été et sont toujours victimes de critiques acerbes menaçant quelquefois même leur existence. Le sens commun leur reproche le caractère évasif et leur incompétence par rapport aux problèmes socio-politiques, économiques et matériels des hommes. Par exemple pour la doxa, la mondialisation débouche sur le bien-être social (santé, logement, etc.). À ce titre, une discipline théorique telle que la Philosophie ne saurait ainsi faire l’affaire parce que la sagesse philosophique n’a apparemment pas d’application pratique. En plus, elle inquiète par des questions étranges sans les résoudre. C’est une science inutile. Elle est même dangereuse, car elle peut être à la source de certaines révolutions et, par conséquent, créer le désordre.

Pour l’Afrique, spécialement rongée par la famine, la guerre, la pauvreté, elle n’attend que des secours matériels en termes d’infrastructures économiques, de routes, de transports, d’hôpitaux et bien d’autres commodités de l’existence. Elle ne saurait donc se nourrir de discours philosophiques qui, bien souvent, nous éloignent de l’essentiel, de la vie.

Mais ce que l’on ignore, c’est que l’humanité ne peut se passer de la Philosophie, en particulier et des sciences humaines et sociales, en général. “Science sans conscience n’est-elle pas ruine de l’âme”, pour Pasticher Rabelais ? Toute science qui ne prend pas en compte l’aspect humain, éthique parce que n’ayant de considération que pour l’aspect matériel, est vouée à l’errance. La science appliquée ne serait rien sans les autres disciplines. N’est-elle pas d’ailleurs la science qui applique justement ce qui est d’abord théorique, spéculatif ? Une science appliquée, sans l’aide de la science théorique, de la recherche fondamentale, resterait non-opérationnelle. C’est d’ailleurs pourquoi dans l’histoire de la connaissance, les savants comme Thalès, Pythagore et bien d’autres, étaient à la fois philosophes et mathématiciens. Partant, les querelles entre adeptes des sciences dites exactes et ceux des sciences humaines ne devraient-elles pas s’estomper ?

2.2. Des diverses Sciences comme creuset d’humanisation au sein des Universités

Les besoins de la vie sont pluriels. Le philosophe doit s’occuper de la philosophie, tout comme le physicien de la physique et le mathématicien des mathématiques. À cette condition, nous pourrions accéder au développement dont la première arme reste les ressources humaines. Tout développement, digne de ce nom, se conçoit d’abord théoriquement : « Le développement en son sens le plus complet ne part pas de la matière, mais de l’esprit. De ce fait, tous les moyens matériels seront vains si les conditions spirituelles du développement ne sont pas remplies » (L. M. Poamé, 2002, p.157). Or, toute théorie relève des idées. Les idées jouent un rôle fondamental dans le progrès de l’humanité. En cela, Le philosophe éveille la conscience du peuple en l’interpellant à agir dans le sens du bien. Il serait donc malveillant de privilégier une discipline vis-à-vis d’une autre. Le rejet d’une spécialité donnée suppose de toute évidence, l’exclusion du spécialiste. Cette situation conduit au mépris de la personne, au-delà de sa discipline. Cette erreur de jugement impacte négativement le processus d’humanisation. Considérer que les sciences expérimentales constituent la clé de la vie, rend toutes les autres inaudibles. La mise en commun de toutes les facultés de nos Universités, dans une certaine solidarité, pourra, à n’en point douter, renforcer la formation de tous (enseignants et étudiants) sur les questions qui touchent à l’existence humaine à partir d’une éthique de la responsabilité, voire de la fraternité.

C’est à ce prix que nous pourrons restaurer les corps scientifiques et accéder au vivre-ensemble en vue d’un développement auréolé. Il s’agit donc de taire les différences pour vraiment œuvrer dans le sens de l’humanisation, en prônant les valeurs d’équité, de co-gestion, d’acceptation mutuelle. Assez critiqués, les universitaires africains, très souvent à la solde des gouvernants, doivent mettre fin à leurs querelles intestines au profit de l’ouverture entre les disciplines et entre les enseignants. La politique de l’employabilité des jeunes diplômés en Côte d’Ivoire est sujette à critique à cause des effets de sa politisation. L’actualité de la vie universitaire montre comment la politisation du concept de l’employabilité est parfois exclusive. Et pourtant, elle ne devrait nullement exclure un secteur de la recherche ou une discipline au profit d’un autre ; car elle compromettrait l’égalité des chances des diplômés-chômeurs. Par exemple, la sous-représentation de la philosophie à travers les universités publiques ivoiriennes est un exemple suscitant désolations et regrets. À défaut, comment faut-il justifier scientifiquement l’inexistence de la philosophie en formation initiale à l’université de Korhogo, Daloa et Man ? Et si la philosophie était enseignée dans ces institutions (Korhogo, Daloa et Man), ne donnerions-nous pas une chance aux diplômés-chômeurs et par-delà à la recherche scientifique ? Comme le souligne Ricœur, « quand la recherche est vivante, ce n’est pas seulement la science qui avance, c’est l’Université entière qui est animée du sommet à la base ; la recherche en est le moteur, le noyau créateur ; c’est elle qui garde les autres ordres d’enseignement de se figer ou de devenir leur propre fin, en les forçant à s’adapter, à se renouveler » (P. Ricœur 1991, p. 375).

L’Université doit valoriser à la fois les personnes et les compétences. Ainsi que l’exprime le philosophe français, « il faut mettre fin à l’écrasement stupide des universitaires sous des tâches administratives, sinon ancillaires, à la monumentale bêtise du gaspillage d’énergie que le manque de moyens entraine : qu’on multiplie les postes d’administration ; qu’on affecte un secrétariat aux sections et aux chaires » (P. Ricœur, 1991, p. 376). Cela veut dire que l’Université a la lourde responsabilité d’inventer l’homme. Pour y parvenir, elle « doit changer ses mœurs autant que ses structures. » (Idem, p. 379). L’Université ne rime-t-elle pas ainsi avec l’humanisme ?

3. Vers la restauration de l’humanité de l’Autre homme à l’Université

Au regard des conflits insoupçonnés dans nos Université, l’humanisme prôné par Levinas apparaît pour nous une issue glorieuse. Cet humanisme nous éduquera au respect de l’Autre et de sa discipline, gage d’une meilleure collaboration.

3.1. De l’humanisme levinassien comme panacée à la résolution des crises au cœur de l’Université

Du latin « humanitas », l’humanisme désigne « toute théorie affirmant que la dignité humaine est la valeur suprême et doit être aussi bien favorisée que défendue » (G. Durozoi et A. Roussel, 2009, p. 173). L’humanisme considère l’homme comme une valeur suprême, un être dont la dignité doit être préservée contre toute forme d’oppression ou d’aliénation. L’humanisme reconnait le droit pour les personnes d’être traitées comme des fins en soi : « L’essence de l’homme devrait être prise comme essentielle. C’est ce sens que le mot « humanisme » a en tant que mot » (M. Heidegger, 1965, p. 105). La vocation de l’humanisme est de faire en sorte que règnent la justice, le droit, l’égalité et surtout la liberté dans une communion réelle des hommes. L’humanisme apparait donc comme une invite à abandonner toutes les pratiques tendant à assujettir l’être humain afin de mieux le considérer.

L’humanisme cherche l’universel de sorte que l’univers soit un village planétaire où, malgré nos différences, nous transcendions l’ego pour converger vers l’Autre dans une allure altruiste. S’éveiller à l’Autre ou fuir la somnolence présente en nous, c’est ce qui instaure l’humanisme de l’autre homme. « Notre humanité consiste à pouvoir reconnaître cette priorité de l’Autre » (E. Lévinas, 1994, p. 201). L’insomnie fait de la responsabilité une vigilance éthique continuelle qui peut nous mettre à l’abri de l’abîme ou du malaise de nos sociétés modernes. L’humanisme prend ainsi son sens dans la notion de responsabilité universelle, c’est-à-dire, « une responsabilité illimitée », une responsabilité qui m’incombe comme le soutient F. Perez (2016, p. 224). L’Autre, de hauteur, ordonne, commande à la responsabilité. Ce n’est ni pour moi, ni à partir de moi que je deviens un responsable placé dans une dimension d’autrui. Le sujet n’est responsable que pour autrui : l’altérité irréductible d’autrui ordonne la responsabilité du sujet. L’humanisme de l’autre homme permet justement de comprendre l’importance, de souligner la valeur primordiale de l’humain.

En effet, on ne saurait être pour les autres si on veut demeurer purement soi-même : « Dès la sensibilité, le sujet est pour l’Autre » (E. Levinas, 1972, p. 94). Cette subjectivité pour l’Autre dans le Même est une mise en question de tout individualisme, de tout égoïsme. L’être, autrement, est le sens de l’humanisme levinassien. C’est pourquoi l’humanisme est « l’humanisme de l’autre homme », comme l’indique le titre de son ouvrage. L’humanisme de l’Autre homme, prôné par Levinas, nous fait reconnaître la prédominance de l’Autre dans son altérité radicale ou irréductible. À ce propos, il écrit : « Je ne crois pas d’ailleurs que la philosophie pure puisse être pure sans aller au problème social » (E. Levinas, 1982, p. 56). L’Autre est primordial en tout temps et en tout lieu. Son existence vient avant la mienne. En ce sens, l’humanisme levinassien apparaît comme une véritable panacée à la résolution des crises humaines et par ricochet des crises interdisciplinaires.

La pensée de Levinas a des implications réelles et intéressantes dans la vie pratique des hommes et surtout sur l’état de crise de nos sociétés dans la mesure où le sens qu’il donne à l’humain est en lui-même humanisant. L’humain s’élabore dans la relation et non dans la pensée. En substance, cette idée traduit la prépondérance de la place de l’autre au cœur de la société. Une place pouvant aussi s’expliquer par le fait que l’autre est un trésor. En réalité, grâce à la philosophie levinassienne, nous découvrons l’Autre comme un trésor et par conséquent une trésorerie humaine. C’est donc à juste titre qu’il écrit : « Je suis d’emblée serviteur du prochain, déjà en retard et coupable de retard » (E. Levinas, 1974, p. 110). L’humanisme suppose donc une coexistence paisible. Cette valeur fondante doit être restaurée dans nos universités, car cela semble avoir été relégué au second plan. Il est impérieux de rechercher l’idéal de l’humanisme de l’Autre homme.

Dans nos universités, cet homme autre apparaît sous plusieurs facettes. Il est l’homme de tel ou tel Département que j’accueille, apprécie et regarde sans animosité. Chaque discipline n’est-elle pas ainsi « en sa différence, un mode de la manifestation de l’universel, cherchant à se donner un Visage, une expression, parmi plusieurs autres » ? (A. K. Dibi, 1994, p. 80). L’humanisme de l’Autre homme, c’est également assumer nos différences qui sont loin d’être une indifférence, mais plutôt des relations. Il convient donc de repenser l’humanitude dans les universités. Pour ce faire, Levinas invite l’homme à la culture de la fraternité envers l’Autre homme qui exige de nous davantage.

Dans un monde caractérisé par la montée de l’égoïsme, l’esprit de domination et la volonté de puissance négative, seule une Université unie pourra relever le défi d’un développement par la production de résultats. Cela suppose un minimum de différences. Car, la paix suppose le respect et le droit à la différence. « La paix perpétuelle est possible pour l’Afrique. Elle est à sa portée. De terre de conflits permanents, elle peut devenir terre de paix durable » (D. M. Soro, 2011, p. 16). Cette paix durable est conditionnée par un respect scrupuleux de l’autre dans sa différence. Ainsi, à travers la note introductive du Discours et représentations de l’altérité dans le monde contemporain, D. Soro (2019, p. 10) soutient que « dans le respect de la différence, le moi s’avise et se ravise. Il réalise que la différence n’est pas qu’oppositionnelle, mais aussi et surtout indication de possibilités autres ». L’Autre homme n’est pas un moyen pour nous conduire à notre épanouissement ou pour combler nos manques. C’est à moi de le combler, de lui procurer la joie dont il a besoin pour être heureux et se sentir homme. Cela passe par l’ouverture de mon cœur à son cœur, à sa vie, pour ainsi devenir son gardien. Telle doit être la nouvelle devise de nos Universités. C’est dans l’harmonie et dans l’unité que l’on pourra devenir l’une des plus grandes forces de l’humanité.

3.2. Du dialogue interdisciplinaire comme atout au développement des universités

Reconnaitre à chaque faculté sa valeur éviterait la discrimination entre les facultés et, au-delà, entre les étudiants, les enseignants et même entre le personnel administratif et technique de telle ou telle faculté. Pour ce faire, il convient de mettre les étudiants sur le même diapason, dans la mesure où tous participent du développement de la société. Les problèmes de la vie sont différents. Ce qui montre que les acteurs mis en œuvre doivent appartenir à plusieurs champs disciplinaires. « Ce n’est pas seulement au développement de certaines facultés de l’esprit par des exercices intellectuels appropriés, qu’il faut penser » (S. Diakité, 2016, p. 33), mais à toutes.

Les différences étant des richesses, chaque Département ou commune universitaire est une richesse inouïe pour l’Université. Plutôt que de se jalouser, les Départements doivent se compléter et travailler en symbiose pour l’essor de la science et la valorisation de la dignité de la personne humaine : « Les problèmes se faisant globaux et complexes, nous n’avons d’autres choix que de communaliser nos efforts » (D. M. Soro, 2011, p. 100), mieux, nos connaissances. Chaque commune universitaire, avec ses disciplines, a droit de cité dans l’humanisation de l’homme. Il doit exister une véritable relation entre acteurs des Universités et la promotion des enseignements transversaux, dans la mesure où avec le nouveau système d’enseignement supérieur marqué par le LMD, l’idée de mobilité des acteurs entre les Universités et les filières, ainsi que de crédits capitalisables et transférables d’une discipline à une autre invite à une collaboration et une complémentarité entre les différentes disciplines scientifiques.

L’autonomie des Facultés ou Départements ne doit signifier opacité ou identités murées. Des activités conjointes devraient très fréquemment avoir lieu entre les acteurs des différentes filières universitaires. Cela doit être une priorité pour les administratifs. Il s’agit de renoncer au cloisonnement universitaire pour faire place au dialogue des pensées, à l’ouverture. Cette ouverture mettra fin à la sclérose universitaire. C’est à partir de ces différents dialogues que jaillira l’entente entre les différentes composantes de nos universités voire de nos sociétés. Cela revient à dire qu’une bonne intégration sociale entre les enseignants ainsi qu’entre les enseignants et les enseignés, entre les différentes disciplines conduira à une vie stable et harmonieuse. Le médecin a tout autant besoin du philosophe que le juriste de l’économiste et vice-versa. En cela, la collaboration entre la médecine moderne et la médecine traditionnelle reste fort édifiante. La bonne intégration sociale est le point de départ de la réalisation de l’humanisme intégral dans nos universités. C’est à cette condition que nous pourrons accéder à une cohésion entre les différentes disciplines. La paix précède ma manière de penser, elle précède le désir de connaître proprement dit, elle précède la thématisation objective.

Dans la relation à l’Autre, le vivre-ensemble est premier. En ce sens, « la paix avec l’Autre est avant tout mon affaire » (E. Levinas, 1995, p. 217). L’hospitalité apparaît en ce sens comme l’expression ultime du vivre-ensemble. Le vivre-ensemble est au prix de la suppression de la différence dont l’Autre est porteur. Renoncer à sa différence, s’assimiler à celui dont il est hôte, est la condition pour l’Autre d’être accueilli. La cohésion universitaire ou scientifique suppose le respect et le droit à la différence. Comme pour dire que si « la paix est donnée par les dieux aux hommes, c’est toujours aux hommes qu’il incombe de la vouloir et de la faire » (M. Laquan 1998, p. 22).

Partant, Réfléchir sur l’Université, c’est aussi réfléchir sur l’identité de soi, la conscience de soi en tant que subjectivité, en tant que singulier existant. Il s’agit, au fond, de revenir à soi-même dans la quête de sens dans nos universités. Cela suppose l’articulation de la raison théorique et de la raison pratique. Il va sans dire que les crises qui secouent nos universités ne sont pas seulement politiques ; elles sont, à la base, culturelles. En privilégiant une filière au détriment d’une autre, c’est susciter, en amont des frustrations, et en aval des conflits entre acteurs du système universitaire et, par-delà, entre étudiants. En cela, la réhabilitation et la restauration de chaque Département contribueront, à n’en point douter, au développement de l’Afrique qui est, au même titre que les autres continents, embarquée dans le navire de la mondialisation dont elle ne semble pas encore avoir la maîtrise du gouvernail. L’Africain doit donc s’identifier aux autres tout en conservant son identité.

Conclusion

Retenons qu’il s’est agi de réfléchir sur quelques principes éthiques de l’humanisme levinassien, en ayant pour centre d’intérêt l’exemple d’un dialogue interdisciplinaire profitable à tous les acteurs de nos Universités. Notre enjeu est que la sous-estimation des sciences humaines au détriment des sciences dites exactes constitue une erreur d’optique capable de déboucher sur des rivalités entre Universitaires.

En effet, pour le sens commun, les sciences humaines font des découvertes au rabais ; ce qui fait d’elles des spécialités caduques. Cela est perceptible dans nos sociétés où, dès le bas âge, les parents incitent les enfants aux sciences dites exactes et non à la littérature ou aux sciences humaines. Ces enfants grandissent avec l’idée selon laquelle les sciences appliquées ou de la matière ont plus de valeurs que les Lettres. C’est pourquoi un Baccalauréat Scientifique vaut mieux qu’un Baccalauréat Littéraire.

Partant, en Afrique, le processus d’humanisation entre Universitaires demeure précaire au regard des discriminations, des suspicions et de l’égocentrisme. Ce conflit interdisciplinaire dans nos Universités dévalue l’humanisme professionnel. Toutefois, il convient de noter qu’en dépit des désaccords et des particularités entre les différentes facultés qui régissent nos Universités, elles participent toutes au développement des Nations. Tout comme « nous avons plusieurs membres en un seul corps et que ces membres n’ont pas tous la même fonction » (Romain 12, 4), ainsi toutes ces Facultés qui composent nos Universités participent à son évolution, à son épanouissement, et surtout à la formation de tous, afin de répondre aux défis actuels et futurs du monde. « L’harmonie et l’ordre cosmique ne se réalisent que par un effort continu et collectif, qui demande la collaboration » (C. Boundja, 2019, p. 44) de tous. Somme toute, le développement le plus complet prend en compte l’esprit et la matière, l’idée et le fait ; les sciences humaines et celles dites exactes.

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PARADIGME DE LA SIMPLICITÉ ET PARADIGME DE LA COMPLEXITÉ : DIALOGUE OU REJET CHEZ MORIN ?

Lucien Ouguéhi BIAGNÉ

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

biagnelucien@yahoo.fr

Résumé :

Cette contribution vise à montrer en quoi consiste la révolution paradigmatique en train de s’opérer en science et en épistémologie. Régies par le paradigme de la simplicité, la science et l’épistémologie classiques confrontées au défi de la complexité du réel sont sommées de se complexifier. La complexification consiste non en un rejet des principes de la simplicité qui les gouvernaient, mais plutôt en un dialogue de ces principes avec ceux de la science et l’épistémologie classiques, exclus par principe du processus de la connaissance.

Mots clés : Complexité,épistémologie, déterminisme, paradigme, simplicité, réductionnisme.

Abstract :

This contribution aims to show what the paradigmatic revolution in science and epistemology is all about. Governed by the paradigm of simplicity, classical science and epistemology, confronted with the challenge of the complexity of reality, are being forced to become more complex. Complexification consists not in a rejection of the principles of simplicity that governed them, but rather in a dialogue of these principles with all the other principles that classical science and epistemology had, as a matter of principle, excluded from the process of knowledge.

Keywords : Complexity, epistemology, determinism, paradigm, simplicity, reductionism.

Introduction

La science classique et l’épistémologie ont articulé la connaissance à l’aune du paradigme de la simplicité. Elle était fondée sur le ce postulat qu’il n’y a de connaissance que du simplifié. Ce paradigme comme l’attestent les travaux de Morin, Popper, Pagels et autres, se trouvent confronté à l’épreuve de la complexité. L’intelligibilisation de cette épreuve de la complexité les somme à une mutation comme un changement de principe d’explication. A quelle mutation épistémologique appelle cette découverte de la complexité du réel ? Comment cela se traduit-il ? Et pourquoi ? De cette confrontation est issue l’exigence d’une nouvelle épistémologie. Dans quelle perspective paradigmatique évolue cette épistémologie ?

1. De l’épistémologie de la simplicité

Avant de définir l’épistémologie classique ou épistémologie de la simplicité, définissons préalablement avec Pierre Thuillier le statut de l’épistémologie.

1.1. L’épistémologie, une discipline carrefour

L’épistémologie en tant que philosophie des sciences recherche les normes que doit respecter une théorie pour être reconnue comme une théorie scientifique. Elle a pour vocation l’examen critique des conditions et méthodes de la connaissance scientifique, l’examen de la validité des formes d’explication, la pertinence des règles logiques d’inférence, les conditions d’utilisation des concepts et symboles. Elle s’accorde le droit de décerner ou de refuser le statut de science à toute théorie qui ne satisferait pas aux réquisits de scientificité.

La science en tant que projet qui se réalise est une activité surdéterminée. Elle est déterminée biologiquement, sociologiquement, historiquement, et économiquement. Et l’épistémologie qui est une discipline plurielle embrasse ces divers champs disciplinaires : l’histoire de la science, la psychologie de science, la sociologie de la science etc. qui se distinguent les uns des autres par leurs activités.

1- L’histoire des sciences. Elle définit comment s’écrit l’histoire des sciences afin que celle-ci ne soit pas une interprétation des connaissances passées à travers les canons des connaissances présentes de façon anachronique et déformante. Car une histoire purement descriptive risque de laisser échapper le dynamisme de la pensée scientifique. Il existe deux conceptions de l’histoire de la science. La conception internaliste explique l’histoire de la science comme une succession de mythes, rêves, conjectures et réfutations. Selon A. Koyré (1973, p. 14-15)

elle vise à saisir le cheminement de cette pensée dans le mouvement même de son activité créatrice. A cet effet il est essentiel de replacer les œuvres étudiées dans leur milieu intellectuel et spirituel, et de les interpréter en fonction des habitudes mentales, des préférences et des aversions de leurs auteurs. La conception externalistes expliquera l’absence de l’Afrique sur la scène des révolutions scientifiques en évoquant des conjectures historiques peu propices à une telle entreprise scientifique.

2- La psychologie de la science. Elle s’emploie à définir les déterminants psychologiques de la connaissance : l’obsession cognitive (le désir de savoir pour le plaisir de savoir), l’intuition, le courage ou la force de caractère. Elle s’interroge aussi sur le profil psychologique des divers spécialistes, les processus symboliques inconscients sur la production de la pensée logique et l’erreur logique dans la pensée scientifique. Cette étude est doublée de ce que Morin (1986-p. 128) appelle la psychiatrie ou psychanalyse de la connaissance qui fait ressortir les prédispositions mentales : l’amour propre, l’orgueil intellectuel, le désir d’avoir toujours raison, qui conduisent à certaines erreurs ; la psychose qui détermine les visions spécifiques du monde, les états schizophrènes qui font surgir des contradictions insurmontables au cœur d la connaissance.

3- La sociologie de la connaissance. Selon P. Thuillier (1972, p. 54-56) elle consiste en une approche globale de l’objet de la connaissance, liée à d’autres activités sociales dans un contexte historique donné. Le concept d’« éthos scientifique », par exemple du sociologue des sciences Merton, renvoie aux quatre normes qui régulent la communauté scientifique: le « communalisme » (exigence qui veut que la connaissance scientifique soit publique et appartienne à tous et non aux seuls scientifiques) ; l’universalisme (atteste qu’il n’existe pas de sources privilégiées de la connaissance scientifique et les lois scientifiques sont les mêmes partout) ; le désintéressement (cette exigence éthique veut que le travail scientifique soit impartial et voué au service de l’humanité) ; le scepticisme systématique, ce principe requiert que toute connaissance (établie ou non, nouvelle ou ancienne, soit toujours rigoureusement examinée).

4- L’axiologie. En l’approche sociologique de la science se rencontre l’approche axiologique. La science a selon K. Popper (1979, p.pp.83-84) une dimension sociologique, c’est son caractère social que la sociologie de la science ignore. L’objectivité scientifique implique des notions sociales comme la critique intersubjective, c’est-à-dire la critique mutuelle, une délibération et un accord des esprits (un consensus) sur ce qu’il convient d’appeler vérité. Il s’avère, en dernière instance, que les conflits entre scientifiques sont entachés de subjectivité parce que sous-tendus par des conflits de valeurs. Nos motifs et idéaux purement scientifique sont ancrés dans des valeurs extrascientifiques notamment religieuses. En d’autres termes, ce n’est pas pour des raisons purement scientifiques que certains sont rationalistes, d’autres irrationalistes ou matérialistes. Aussi Popper (1979, pp.83-84) écrit-il : « L’homme de science objectif et détaché de toute valeur n’est pas un homme de science idéal. Rien ne va sans passion meme dans la science pure .L’expression amour de la vérité, n’est pas une simple métaphore ».

5- L’éthologie de la population scientifique. Elle étudie les nombreux et complexes rites d’initiation et de sélection des chercheurs à admettre à intégrer le cercle des élus en tant que sachants, experts, autorités scientifiques, etc.

6- La noologie. Elle s’intéresse au règne du troisième monde, le monde des idées analogue au monde des idées de Platon ou la noosphère. La théorie de l’émergence du monde 3, c’est-à-dire l’étude des productions de l’activité de l’esprit et de la faculté du langage de Popper et l’étude des caractères et possibilités cognitives propres à l’esprit et au cerveau humain de Morin, qui constitue la méthode 4 au sous-titretrès explicite : les idées, leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation, sont une illustration de la noologie. Il ressort de cette étude que nos idées sont des puissances qui déterminent le cours de notre histoire. Les idées religieuses comme les théories scientifiques fonctionnent souvent comme des croyances religieuses. Aussi importe-t-il de les contrôler aux plans théorico-pratique pour atténuer leur puissance de nuisance.

Toutes ces activités et bien d’autres postulant à la scientificité telle l’Indicamétrie, une invention du professeur Diabaté Moustapha qui consiste en l’étude des capacités de l’homme, font partie des préoccupations de l’épistémologie. Il existe une connexion entre les disciplines scientifiques qui implique souvent de nouvelles épistémologies. Les études de médecine qui impliquent celles de la biologie, une science intégrée en est un exemple. Elles requièrent des compétences non seulement en biologie, chimie, physique, mais aussi en psychologie, sociologie, ancrées dans des études environnementales. Ces études impliquent aussi d’autres études liées aux pathologies du vivant telle l’étude du normal et du pathologique de Canguilhem. Cette vocation normative de l’épistémologie qui consiste à certifier la normalité scientifique de toutes les théories scientifiques existantes engagées dans des rapports conflictuels d’hégémonie ,de reconnaissance, de compétence, de territorialité, de méthodes, de priorité et de valeurs fait de cette activité une discipline carrefour .Il n’existe pas une épistémologie mais des épistémologies ,qui en fonction de leurs principes directeurs peuvent être appelées une épistémologie classique ou épistémologie de la simplicité.

1.2. L’épistémologie de la simplicité

Par épistémologie de la simplicité, il faut entendre une métaréflexion critique à caractère normatif et éthique sur la science et ses produits, commandée par le paradigme de la simplicité. La science de la simplicité est une construction rationalisante, simplifiante, unidimensionnalisante, mutilante, réductrice, abstrayante du réel complexe. Morin (1982, p. 232) définit le paradigme « comme l’ensemble des relations fondamentales d’association et/ou d’opposition entre un nombre restreint de notions maitresses, relations qui vont commander /contrôler toutes pensées, tous discours, toutes théories ».

Le paradigme de simplicité est une croyance en la simplicité intrinsèque du monde. Elle tient la complexité du réel pour une apparence parce que réductible à des principes simples, les lois, les axiomes. Connaitre c’est ramener le complexe au simple, à l’essentiel qui est la vérité, la vraie nature du réel. La science et l’épistémologie de la simplicité font en commun usage du paradigme de simplicité. Le paradigme de la simplicité, selon E. Morin (1982, p. 305) désigne « l’ensemble des principes d’intelligibilité propres à la scientificité classique, et qui, liés les uns aux autres, produisent une conception simplifiante de l’univers (physique, biologique, anthropo-social) ».

La conception simplifiante de la connaissance de l’épistémologie de la simplicité c’est sa réduction de la connaissance à sa source. Trouver une matrice à la connaissance telle est selon Popper, la vocation par exemple, des épistémologies de Platon, Descartes, Parménide qui ont en commun la divinité de la connaissance. Notre entendement est source de toute connaissance parce que Dieu de qui l’on tient la connaissance est vérace ; il ne trompe personne. La connaissance procède de l’intuition, une faculté infaillible qui trouve sa source en Dieu. Chez les empiristes tel Hume, les impressions sont les principes de la connaissance. Pour Descartes, la connaissance procède de l’entendement. Elle se caractérise par des idées claires et distinctes. Pour Bacon, la connaissance vraie trouve son origine dans le livre de la Nature. Elle devient manifeste lorsque le lecteur a purifié son entendement des préjugés. Dès lors, la lecture du livre de la Nature devient correcte, certaine, quasi divine. La Nature est chez Bacon l’homologue du Dieu de Descartes. Ces deux épistémologies célèbrent l’autorité de Dieu (omniscient) à travers l’entendement et celle de la Nature (une autre autorité revêtue des attributs de Dieu) à travers les sens, un mode de connaissance du vrai. Le positivisme logique qui prétend avoir fondé la science sur deux rocs : la logique et la réalité empirique qui permettent d’en tirer les lois de l’univers inductivement, représente le stade suprême de la conception de la science classique. En d’autres termes, le positiviste, réductionniste considère la connaissance comme le reflet du réel. Il la fait procéder inductivement des données observationnelles.

C’est dire que l’épistémologie et la science de la simplicité (réductrices et déterministes) se fondaient sur l’idée que la complexité du monde pouvait et devait se résoudre à partir de principes simples et de lois générales. La simplicité étant la vraie nature des phénomènes et la complexité l’apparence, la pensée qui prétend à la discursivité doit concevoir clairement la simplicité du réel.

La pensée de la simplicité fondée sur la logique classique se caractérise par la quête du simple par opposition au complexe, l’ordre par opposition au désordre, le déterminé par opposition à l’indéterminé (l’accident, le hasard, le contingent), l’objectivité par opposition à la subjectivité, la cohérence par opposition à la contradiction, le rationnel par opposition à l’irrationnel, ou l’a-rationnel, la certitude par opposition à l’incertitude.

Ces principes constitutifs de l’épistémologie et la science classiques visent à donner une vision d’un univers harmonieux derrière les apparences de sa complexité. Le principe de la simplicité caractérisé par le réductionnisme scientifique (une théorie de la méthode d’après laquelle les phénomènes complexes peuvent être expliqués par des notions relevant d’un niveau inférieur considéré comme plus fondamental) articulé au déterminisme (une doctrine d’après laquelle un phénomène se produirait inévitablement si certaines conditions sont réunies) ne fut pas une mauvaise méthode en soi. Solidairement ces deux principes de simplicité ont fait le succès de la science classique. Bien des découvertes lui sont créditées selon K. R. Popper (1984, p. 114-116) : la réussite très souvent évoquée pour la réduction cartésienne de l’ensemble de la physique des corps inanimés à une substance étendue ; la substance matière possédant une seule propriété essentielle, l’expansion spatiale. Cette tentative effectuée pour réduire l’ensemble de la physique à une propriété de la matière, apparemment essentielle, fut un grand succès, parce qu’elle donna une image compréhensible de l’univers physique. L’univers cartésien était une mécanique mouvante de tourbillon dans laquelle chaque corps ou élément de la matière poussait la partie avoisinante dans un sens et était poussé dans un autre par son voisin. Dans le monde physique, il n’y avait que de la matière et tout l’espace en était rempli. Il n’y avait qu’un seul mode de causalité purement physique : toute causalité était impulsion, ou action par contact. Newton trouva satisfaisante cette manière de voir le monde, quoiqu’il se sente obligé d’introduire, par sa théorie de gravitation, un nouveau type de causalité : l’attraction ou l’action à distance ». Le succès de la théorie explicative et prédictive de Newton détruit le programme cartésien. Mais le programme de Newton pour tout réduire dans le monde physique à l’extension et à la pulsion échoua tout comme celui de Descartes parce que cette tentative était mesurée à l’aune du succès de la théorie de gravitation de Newton.

Il ressort de ce qui précède que le réductionnisme peut être un succès comme un échec. Solidairement ces deux principes de simplicité, le réductionnisme et le déterminisme ont fait le succès de la science classique déterministe. Selon K. R. Popper (1984, pp. 114-116), grâce à ces deux principes, la science a pu accomplir depuis le XVIIe siècle aux XVIIIe, XIXe siècles et le XXe siècle, des progrès extraordinaires, sans même parler des progrès extraordinaires en matière de microphysique, d’astrophysique, en matière de biologie avec les découvertes de la génétique, de la biologie moléculaire et de l’éthologie. Ces progrès sont vérifiés par l’application, depuis l’énergie atomique jusqu’aux manipulations génétiques. Ils permirent de savoir avec une certitude croissante la composition physique et chimique de notre univers, les lois d’interaction qui le régissent.

Au réductionnisme les physiciens de pointe du continent européen (Eddington, Dirac, en Angleterre, et en dehors d’Einstein, Bohr, de Broglie, Schrödinger, Heisenberg, Born et Pauli) doivent de grandes découvertes. Robert Millikan en fit un excellent exposé que rapporte K. R. Popper (1984, p. 116) :

En effet, il n’est rien arrivé de plus merveilleusement simplificateurdans l’histoire de la science que cette série de découvertes culminant aux environs 1914 et qui, éventuellement ,emporta une adhésion pratiquement universelle à la théorie, selon laquelle le monde matériel ne contient que deux entités fondamentales ,à savoir les électrons positifs et négatifs, parfaitement identiques en charge, mais différents largement en masse ; l’électron positif –actuellement dénommé proton ,étant 1850 fois plus lourd que le négatif, que l’on appelle tout simplement électron. » L’importance et l’influence de cette méthode dans l’histoire de la science furent telles que malgré la découverte d’autres entités telles le neutron et le positron, certains des plus grands physiciens, tel Eddington (1936) continuaient à croire que toute la matière consistait en électron et en proton.

Mais cette hypothèse fut réfutée. Le réductionnisme, ce principe simplificateur fut en bute à la complexité. L’astrophysicien Laughlin (Les dossiers de la Recherche : 48 /4/2012), le confirme en disant qu’il est faux de soutenir encore, suite à la découverte du phénomène de l’émergence comme apparition de nouvelles lois ou propriétés à partir d’un certain niveau de complexité des phénomènes cosmiques ou biologiques, que la méthode réductionniste, selon laquelle l’on peut déduire des lois physiques de principes fondamentaux est toujours vraie. Il voit en la théorie de l’émergence et dans le schisme de la physique classique qui s’est résorbé dans l’émergence de la physique quantique et son indéterminisme une réfutation du réductionnisme et un présupposé de la complexité du monde, un univers de propensions. Il comporte des limites à la fois épistémologique et éthique qui nécessitent sa complexification.

1.3. Les qualités du paradigme de simplicité

Le principe simplificateur a été une méthode heuristique féconde. Mais il est ambivalent .Ce principe d’organisation de l’univers en général, organise aussi l’univers social et la conception du monde scientifique. La simplicité le rationalise, il en chasse le désordre, l’irrationnel, l’absurde, le flou, le douteux, l’incertain, le ni vrai ni faux, la contradiction, l’erreur, dépourvue de toute valeur. Il démarque le sujet de l’objet, le réel du métaphysique, le subjectif de l’objet et de l’objectif. Pour le matérialiste moniste, ou le physicaliste ou le behaviorisme philosophique, il n’y a de monde que le monde physique ou matériel. Pour le phénoméniste, il n’y a de monde que celui de notre impression ou sensation. Pour l’idéaliste, le monde est réductible à des idées. Pour la pensée de la simplicité, toute théorie scientifique qui n’est pas absolument vraie est absolument fausse. Tout ce qui ne peut se dire dans un langage vérifiable doit être tu, parce que dépourvu de sens, telles les notions de dieu, sorcellerie, etc. L’ordre se réduit à la loi, à un principe : le simple. La simplicité voit soit l’un soit le multiple.

1.4. Les limites du paradigme de la simplicité

Ce principe enjoint soit de séparer ce qui est lié (disjonction), soit à unifier ce qui est divers (réduction). Appliqué par exemple au champ anthropo-social, plus précisément à l’ethnocratie, le principe de la simplicité prédispose à une perception unidimensionnelle de la société humaine et à opérer une approche des problèmes sous un angle réducteur : l’angle ethnique. Il rend aveugle à la diversité ethnique et à sa riche poly compétence nécessaire à la sortie d’un État de sa minorité qui appelle une mutualisation des multiples forces, leur ouverture et intégration, leur communication. L’ethniciste ignore que l’aspect ne peut s’étudier efficacement sans le tout. C’est dire que la science humaine ou sociale, armée du principe de simplicité, s’est donnée pour fin la saisie de quelques lois cachées, une simplicité cachée derrière l’apparente diversité sensible. C’est ainsi en opérant dans les domaines des sciences humaines, celles-ci réduisent la diversité ethnique à une unité ethnique ; le principe de la simplicité liquide le réel sur l’autel de l’abstrait, le particulier sur celui du général. Une lecture mono paradigmatique de la réalité sociopolitique sous le paradigme de simplicité est appauvrissant du point de vue épistémologique et inhumain, totalitaire du point de vue éthique. La pensée de la simplicité règne en se coupant de la réalité bio-socio-historique. Elle préfère à l’unité dans la diversité, l’unicité dans l’horreur. C’est sous l’emprise de ce principe de la simplicité que certains hommes politiques ont placé leur mode de gouvernance qui consiste à diviser les populations et partis politiques pour régner. Ils réduisent la diversité ethnique à leur ethnie. Ils ont peur de la réconciliation, de l’unité sociale dans la diversité. Renoncer au dogme de la source sûre de la connaissance pour une quête ouverte, ample est un impératif épistémologique. Ce que toutes ces épistémologies tiennent pour l’unique source sûre de la connaissance n’en est pas une. Bachelard dira en ce sens que le simple n’existe pas, il existe du simplifié. K. R. Popper (1984, p. 37) le dit aussi contre les néopositivistes : la théorie scientifique n’est pas le reflet du réel, mais un art d’hyper simplification du réel ; c’est notre modèle de construction symbolique ou théorique du réel qui est simple et simplificateur. Ceci présuppose la réalité de la complexité du monde.

2. La nécessité de l’épistémologie de la complexité

Selon l’astrophysicien H. Pagels (1990, p. 68),

la complexité dans son acception approximative et courante s’entend comme un état composé de nombreux éléments différents et interactifs. Au sens précis, rigoureux du terme, « la complexité est une mesure quantitative que l’on peut attribuer à un système physique ou à un calcul qui se situe à mi-chemin entre l’ordre simple et le chaos total. Par exemple, un cristal de diamant avec ses atomes à la disposition parfaite est « ordonné » ; une rose dans l’ordonnancement de laquelle interviennent le hasard et l’ordre est complexe. Le système complètement chaotique des gaz auxquels peuvent s’appliquer les lois statistiques est complexe. C’est le domaine de la complexité, à mi-chemin entre l’ordre et le chaos, qui représente le plus grand défi pour la science.

E. Morin (1982, p. 305) entend par paradigme de la complexité « l’ensemble des principes d’intelligibilité qui, liés les uns aux autres, pourraient déterminer les conditions d’une vision complexe de l’univers (physique, biologique, anthropo-social). La complexité c’est l’union de la simplicité et de la complexité. Elle échappe à l’alternative entre la pensée réductrice qui ne voit que les éléments et la pensée globaliste qui ne voit que le tout. Elle consiste en une dialogique de la simplicité et de la complexité qui trouve son expression illustrative en cette formule de Pascal que cite E. Morin (2005, Op. cit., p. 135) : « Je tiens pour impossible de connaitre le tout sans connaitre les parties en tant que parties sans connaitre le tout, mais je tiens pour non moins impossible la possibilité de connaitre le tout sans connaitre singulièrement les parties. »

La complexité est une théorie de la méthode. Elle a la vocation de rendre compte des articulations brisées par les coupures entre disciplines, entre catégories cognitives et entre types de connaissance. Ses caractéristiques : elle inclut ce qu’excluent les types de pensée mutilante, simplificatrice. Elle permet ce que proscrit la pensée simplificatrice. La complexité lutte non contre l’incomplétude, mais contre la mutilation. L’homme, par exemple, jouit d’une poly-identité. C’est un être bio- socioculturel, et les phénomènes sociaux sont à la fois économiques, culturels, psychologiques. La complexité essaie d’articuler toutes ces identités et la différence de tous ces aspects, que la pensée simplifiante, soit disjoint en différents aspects, soit unifie par une réduction mutilante.

Comme le fait remarquer (K. R. Popper, 1984, L’Univers irrésolu, p. 37) à propos de l’apparente simplicité du monde : « que le monde soit décrit en une phrase ou théorie simple ne veut pas dire qu’il est lui-même simple. Le monde tel que nous le connaissons est d’une grande complexité. Il se peut qu’il présente des aspects, qui sont d’une manière ou d’une autre, structurellement simples. Mais la simplicité de certaines de nos théories – dont nous sommes les auteurs – n’implique nullement la simplicité intrinsèque du monde. » La complexité vise donc la connaissance multidimensionnelle. En la science de la complexité, le hasard et le désordre présents dans l’univers participent à son évolution. Nous ne pouvons pas résoudre l’incertitude qu’ils apportent. Le hasard lui-même n’est pas certain d’être hasard. On ne peut chasser par abstraction universaliste, dans les sciences naturelles, la singularité, la localité et la temporalité. Elle doit faire face au fouillis, à la solidarité des phénomènes entre eux, au brouillard, à l’incertitude, à la contradiction. La science classique qui avait une vision déterministe, harmonieuse et parfaite du monde, ne concevait pas en son sein l’accident, l’évènement, l’aléa, l’individuel. Toute tentative de les y réintégrer apparait comme anti-scientifique dans le paradigme de simplicité. Dans le nouveau paradigme de complexité, il y a dépassement dialectique des alternatives classiques. Elles perdent leur caractère absolu au-delà du réductionnisme et de l’holisme.

La science nouvelle ne détruit pas les alternatives classiques, mais apporte aux alternatives classiques de la simplification des paradigmes alternatifs complémentaires antagonistes, contradictoires au sein d’une vision plus ample, dans laquelle, elle va devoir rencontrer et affronter de nouvelles alternatives. C’est ainsi qu’à l’origine du cosmos, il se rencontre une idée complexe qui admet la contradiction, le rationnel et l’irrationnel donc l’incertitude en la science nouvelle. L’idée de génération spontanée d’Aristote récusée dans le déterminisme biologique par Louis Pasteur, tout comme celle de la création par le darwinisme ou la théorie de l’évolution réapparait dans la cosmogénèse. En réponse à la question de l’origine du monde, la théorie du big bang de George Lejeune veut que l’univers résulte de la désintégration d’un atome primitif, une résurgence de la théorie de Démocrite. Tandis qu’il est universellement admis qu’il n’y a pas d’effet sans cause, elle admet cette contradiction : l’idée d’une génération spontanée que figure l’idée d’un commencement sans cause de l’univers. Parce que quel que serait l’âge qu’on trouverait à l’univers, ce point de départ qui cumule espace et temps introduit en ce moment complexe un principe créatif, cause ultime de tout ce qui adviendra. Or cette cause ultime est une résurgence de l’hypothèse de dieu que la rationalité du système déterministe Lapacien avait mise entre parenthèses. Ce point inaugural de l’histoire de l’univers est complexe. Il revêt la Nature des attributs de dieu : l’alpha et l’Omega, une créature autocréatrice éternelle qui gouvernent l’évolution créatrice de l’univers avec les deux ordres : l’ordre et le désordre, le hasard et la nécessité. .Ces quelques exemples amènent à dire que la complexification consiste à ouvrir les notions, les idées, les théories apparemment closes, à les mettre en dialogue avec les principes que la pensée simplifiante s’interdit tout commerce.

2.1. Les qualités du paradigme de la complexité

La complexité offre une meilleure approche de la nature de l’objet. Le principe de complexité demande de penser sans jamais fermer les concepts, de briser les sphères closes, de restaurer les articulations entre ce qui est disjoint, d’essayer de comprendre la multdimensionnalité, de penser avec la singularité, la localité, la temporalité, de ne jamais oublier les totalités intégratrices. Selon E. Morin (1982, p. 179) l’impératif de la complexité c’est de penser aussi organisationnellement c’est-à-dire stratégiquement. La complexité appelle une stratégie qui permet d’avancer dans l’incertain et l’aléatoire.« une pensée d’organisation qui ne comprend pas la relation auto-éco-organisatrice, c’est-à-dire la relation profonde et intime avec l’environnement, qui ne comprend pas la relation hologrammatique entre les parties et le tout, qui ne comprend pas le principe de récursivité, une telle pensée est condamnée à la platitude, à la trivialité, c’est-à-dire à l’erreur ».

La complexité est une théorie de la méthode. Elle a la vocation de rendre compte des articulations brisées par les coupures entre disciplines, entre catégories cognitives et entre types de connaissance. Ses caractéristiques : elle inclut ce qu’excluent les types de pensée mutilante, simplificatrice. Elle permet ce que proscrit la pensée simplificatrice. La complexité lutte non contre l’incomplétude, mais contre la mutilation. L’homme, par exemple, jouit d’une poly-identité. C’est un être bio-socioculturel, et les phénomènes sociaux sont à la fois économiques, culturels, psychologiques. La complexité essaie d’articuler toutes ces identités et la différence de tous ces aspects, que la pensée simplifiante, soit disjoint en différents aspects, soit unifie par une réduction mutilante. Comme le fait remarquer K. R. Popper (1984, p.37) à propos de l’apparente simplicité du monde :

Que le monde soit décrit en une phrase ou théorie simple ne veut pas dire qu’il est lui-même simple. Le monde tel que nous le connaissons est d’une grande complexité. Il se peut qu’il présente des aspects, qui sont d’une manière ou d’une autre, structurellement simples. Mais la simplicité de certaines de nos théories – dont nous sommes les auteurs n’implique nullement la simplicité intrinsèque du monde.

La complexité vise donc la connaissance multidimensionnelle. En la science de la complexité, le hasard et le désordre présents dans l’univers participent à son évolution. Nous ne pouvons pas résoudre l’incertitude qu’ils apportent. Le hasard lui-même n’est pas certain d’être hasard. On ne peut chasser par abstraction universaliste, dans les sciences naturelles, la singularité, la localité et la temporalité. Elle doit faire face au fouillis, à la solidarité des phénomènes entre eux, au brouillard, à l’incertitude, à la contradiction. La science classique qui avait une vision déterministe, harmonieuse et parfaite du monde, ne concevait pas en son sein l’accident, l’évènement, l’aléa, l’individuel. Toute tentative de les y réintégrer apparait comme anti-scientifique dans le paradigme de simplicité. Dans le nouveau paradigme de complexité, il y a dépassement dialectique des alternatives classiques. Elles perdent leur caractère absolu au-delà du réductionnisme et de l’holisme. La science nouvelle ne détruit pas les alternatives classiques, mais apporte aux alternatives classiques de la simplification des paradigmes alternatifs complémentaires, antagonistes, contradictoires au sein d’une vision plus ample. Dans cette vision, elle rencontre et affronte de nouvelles alternatives. C’est ainsi qu’à l’origine du cosmos, il se rencontre une idée complexe qui admet la contradiction, le rationnel et l’irrationnel donc l’incertitude en la science nouvelle. L’idée de génération spontanée d’Aristote récusée dans le déterminisme biologique par Louis Pasteur, tout comme celle de la création par le darwinisme ou la théorie de l’évolution réapparait dans la cosmogénèse. En réponse à la question de l’origine du monde, la théorie du big bang de George Lejeune veut que l’univers résulte de la désintégration d’un atome primitif, une résurgence de la théorie de Démocrite. Tandis qu’il est universellement admis qu’il n’y a pas d’effet sans cause, elle admet cette contradiction : l’idée d’une génération spontanée que figure l’idée d’un commencement sans cause de l’univers. Parce que quel que serait l’âge qu’on trouverait à l’univers, ce point de départ qui cumule espace et temps introduit en ce moment complexe un principe créatif, cause ultime de tout ce qui adviendra. Or cette cause ultime est une résurgence de l’hypothèse de dieu que la rationalité du système déterministe Lapacien avait mise entre parenthèses. Ce point inaugural de l’histoire de l’univers est complexe, une unité complexe. Il revêt la Nature des attributs de dieu : une créature autocréatrice éternelle qui gouverne l’évolution créatrice de l’univers avec les deux ordres : l’ordre et le désordre, le hasard et la nécessité. Ces quelques exemples amènent à dire que la complexification consiste à ouvrir les notions, les idées, les théories apparemment closes, à les mettre en dialogue avec les principes dont la pensée simplifiante s’interdit tout commerce. La connaissance est une activité intellectuelle qui mobilise toutes les fonctions cognitives en vue de surmonter un problème d’ordre pratique ou théorique. Elle fait appel à la mémoire, l’intuition, l’imagination, l’émotion, l’expérience ou l’observation, l’inconscient, la raison, l’inspiration, la révélation et autres. Elle se refuse toute prétention à l’absolu.

La pensée épistémologique complexe à l’instar de la philosophie du non de Bachelard ouvre à une épistémologie du non qui n’est « Ni négativisme, ni nihilisme, mais un dépassement par généralisation dialectique, de toute philosophie de la science fermée sur son système d’axiomes, et ouverture de la pensée scientifique, spécialement dans trois domaines : la chimie, la physique et la logique.

L’épistémologie complexe est ouverte sur bien des problèmes cognitifs de la biologie de la connaissance, l’articulation entre la logique, la psychologie et le sujet épistémique. Elle examine outre les instruments de la connaissance en eux-mêmes, les conditions de production de la connaissance et des instruments de la connaissance. Elle se propose d’étudier l’action récursive de la connaissance sur le sujet connaissant, les résultats de la recherche scientifique. Elle subit la rétroaction des instances qu’elle contrôle. Elle est sans fondement, sans certitude. Elle ne surplombe pas la connaissance. Elle s’intègre toute démarche cognitive. C’est en ce sens que E. Morin entend l’épistémologie complexe comme une connaissance de la connaissance, méta-pan-épistémologique. D’abord elle est méta-épistémologique, en ce qu’elle transcende dialectiquement les cadres de l’épistémologie classique tout en les conservant; elle est aussi ouverte aux autres formes de connaissance qui prétendent à la vérité, parce qu’elle maintient ouverte la problématique de la vérité. Ensuite, elle est pan-épistémologique, parce qu’elle s’intègre dans toutes démarches cognitives qui aspirent à se réfléchir, à se connaitre. Elle permet de penser la connaissance dans une nouvelle configuration qui se caractérise par la positivisation de ce qui pourrait apparaitre dans la logique de l’épistémologie classique comme des manques : manque de fondement, d’ancrage, de certitude, de frontières étanches entre la métaphysique et la science, entre le sujet et l’objet. Il n’y a pas de science pure. Il n’y a pas d’objectivité pure. Il n’y a pas d’objet pur. Il n’y a pas de sujet pur. Il n’y a pas de méthode pure de la science. Cette complexification de l’objet de la science amène à dire que le besoin légitime de tout connaissant, selon E. Morin (1986, p. 24-25) désormais doit être : « Pas de connaissance sans connaissance de la connaissance ».

2.2. Les limites du paradigme de la complexité

La complexité a souvent fait l’objet de quelques malentendus. Le premier consiste, selon E. Morin (1982, p. 164) à concevoir « la complexité comme une recette, une formule dont l’application mécanique dispensant de la réflexion, permettrait de parvenir à la vérité ou à tout autre résultat escompté. Prise comme telle elle apparait comme une réponse, et non comme défi qui stimulerait la réflexion. Dans ce cas, la complexité est tenue pour un substitut efficace à la simplification, mais qui, comme la simplification doit permettre de programmer et de clarifier »si ce n’est le cas alors elle est conçue comme l’ennemi de l’ordre et de la clarté et dans ces conditions la complexité apparait comme une recherche vicieuse de l’obscurité.Le deuxième malentendu consiste à confondre la complexité et la complétude. C’est-à-dire à croire que la complexité a pour fin de donner une connaissance complète sur un phénomène plutôt que celle de ses différents aspects. En d’autres termes ce malentendu consiste à croire que la pensée complexe essaie de rendre compte de ce dont se débarrasse la pensée de la simplification. La complexité ne lutte pas contre la complétude mais contre l’incomplétude.Un autre défaut principal de la complexitéc’est sa capacité à générer le flou. Elle tend à diluer les problèmes, à éviter un affrontement frontal, rigoureux, à moindre cout et intentionnellement au nom d’une approche systémique qui est une sorte de fourre-tout. C’est le cas des complexités intentionnelles qui sont opaques à notre entendement : pensées complexes d’experts destinées à duper ; ils ne font pas suffisamment d’efforts pour clarifier leur pensée. Ils visent à impressionner plutôt qu’à éclairer. Ces difficultés d’ordre cognitif et éthique des théories de la connaissance scientifique classique amènent à renoncer dialectiquement aux principes simplificateurs de la connaissance pour une approche scientifique complexe du réel.

Conclusion

Le paradigme de la simplicité, après avoir longtemps fait la gloire de la science et de l’épistémologie classiques, s’avère inapte à relever le défi de la complexité du réel. Leur survie à ce défi nécessite une révolution paradigmatique, un passage dialectique du paradigme de la simplicité à la complexité. Cette révolution paradigmatique ne consiste pas en un abandon de la pensée de la simplicité, mais en sa complexification, en sa mise en dialogue avec les principes de la complexité dont elle s’était interdit l’usage par principe, pour cause d’incompatibilité avec sa conception simpliste du monde et du mode de sa connaissance.

Références bibliographiques

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THUILLIER Pierre, 1972, Jeux et enjeux de la science, Paris, Laffont.

LA PRATIQUE DE LA MÉDECINE TRADITIONNELLE CHINOISE         À BOUAKÉ ET SES CONSÉQUENCES DE 2002 À 2011

1. Bi Irié Séverin ZAN

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

seve8081@yahoo.fr

2. Tiéba YEO

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

nangbana@gmail.com

Résumé :

Développée depuis la Chine des dynasties, la médecine traditionnelle chinoise a été valorisée par les communistes à partir de 1949. Elle devient un moyen de diffusion de la politique sanitaire chinoise à travers le monde. En Côte d’Ivoire, elle est pratiquée depuis la fin des années 1980. Toutefois, cette pratique médicale s’impose comme un recours pour la demande médicale dans la ville de Bouaké du fait de la crise militaro-politique de 2002. Cette médecine, au-delà de soulager la population, constitue un moyen d’épanouissement financier des acteurs exerçant dans ce domaine.

Mots clés : Bouaké, Chine, conséquences, médecine, traditionnelle.

Abstract :

The traditional Chinese medicine has been given a value by the Communists from 1949 after its development during the dynasties in China. It became, then, a means of spreading Chinese health policy throughout the world. In Ivory Coast, it has been practiced since the end of the 1980s, but this medical practice stands out as a resort for medical requests in the town of Bouake due to the military-political crisis of 2002. Beyond the fact of relieving the population’s pain, this medicine constitutes a means of financial blossoming of people working in that field.

Keywords : Bouake, China, consequences, medicine, traditional.

Introduction

Premier partenaire commercial de la Côte d’Ivoire en 2018[31], et investisseur stratégique, la République Populaire de Chine est aussi l’un des concurrents des partenaires commerciaux traditionnels de la Côte d’Ivoire. La Côte d’Ivoire est considérée comme le nouvel espace commercial par excellence et fait partie de la stratégie chinoise de puissance. Pour y parvenir, elle déploie plusieurs stratégies de séduction parmi lesquelles la stratégie du ‘‘Soft power’’ qui conduit ses dirigeants à privilégier l’influence pragmatique et la patience dans un contexte de concurrence avec d’autres puissances.

La médecine chinoise fait partie de cette stratégie. En 1983, la Côte d’Ivoire et la Chine ont établi des relations diplomatiques. La confiance mutuelle ainsi favorisée entre les deux pays a conduit à la signature de nombreux accords de coopération[32] qui ont favorisé l’arrivée et l’implantation d’une population chinoise en Côte d’Ivoire. Avec ses potentialités économiques, la Côte d’Ivoire devient une destination de choix pour la Chine qui y envoie un important nombre de chinois parmi lesquels ceux qui pratiquent la médecine traditionnelle chinoise.

Cette activité peu valorisée avant la crise de 2002 connaît un essor dans la ville de Bouaké. La crise de 2002 a favorisé la fermeture des structures sanitaires dans cette zone pour des raisons de sécurité du personnel ou de pillage de ces structures. Pour faire face au manque de structures sanitaires, les populations locales de cette ville font recours à ce type de médecine, qui reste la seule possibilité pour les soins des personnes à faible revenu jusqu’en 2011 avec le redéploiement de l’administration dans les zones centre, nord et ouest. Comment cette médecine, différente des autres médecines, a-t-elle pu se trouver une certaine lisibilité au point de séduire la population de Bouaké ? Quelle fut l’impact de pratique médicinale à Bouaké de 2002 à 2011 ?

Pour répondre à cette interrogation, nous avons combiné investigations de terrain et recherches bibliographiques. Pour ce qui est des données orales, nous avons interrogé des vendeurs de produits chinois, des tenants de cliniques chinoises ainsi que des patients fréquentant ces cliniques. Nous avons ajouté à ces entretiens les praticiens de la médecine, des tradi-praticiens et des guérisseurs traditionnels. Pour conduire cette étude, notre analyse tournera autour de trois axes principaux : les stratégies de diffusion de la médecine traditionnelle chinoise, l’amplification de l’incidence sociopolitique et l’impact socio-économique et professionnel de la médecine chinoise.

1. Stratégies de diffusion de la médecine traditionnelle

La médecine traditionnelle chinoise définit comme une pratique ancienne fait partie de la stratégie de diffusion de la culture chinoise et de sa politique extérieure.

1.1. Les concepts de base de la médecine chinoise

La médecine chinoise est un aspect de la civilisation chinoise. Malgré sa complexité, la médecine traditionnelle chinoise peut se définir comme un ensemble de théories et de pratiques concernant l’être humain et sa santé (L. Barguisseau et T. Folliard, 2018, p. 12). Elle repose sur le Qi ou la théorie de l’énergie,  sur la double théorie du yin et du yang et des cinq éléments[33]. Quant aux pratiques qui composent la médecine traditionnelle chinoise, elles sont : l’acupuncture, à laquelle s’associe la moxibustion, la pharmacopée ou herbologie, la diététique, le massage Tuina et le Qigong[34]. Edgar Snow (1973, p. 49) définit cette médecine en ces termes :

La médecine chinoise est un art empirique qui se justifie par une expérience pratique de quatre mille ans. Elle fonde le concept très simple de la bonne et de la mauvaise santé sur le fait que, dans le corps humain, l’harmonie et la dissonance fonctionnelle sont dues au rapport de deux forces, l’une négative, le yin, l’autre positive, le yang. Elle n’apporte rien sur le plan anatomique ni physiologique, en dépit du grand intérêt de ses nombreux traités sur les plantes et les drogues, comme de ses manuels sur les maladies, dont le répertoire d’observations est précieux. Bien qu’ils soient obtenus empiriquement, les résultats que donnent ces médicaments et les différentes thérapeutiques (acupuncture, moxa, massages et exercices respiratoires) ne manquent certainement pas de valeur.

Dans son évolution épistémologique, cette forme de médecine a intégré des principes qui émanent de la conception globale du monde physique et métaphysique. L’épistémologie de cette médecine est fortement imbriquée dans sa culture, notamment dans sa conception spirituelle du monde. Dans ce canevas spirituel, il ressort que les deux principes omnipotents dans la vie des Chinois, et qui sont également le socle de l’approche épistémologique de la pratique traditionnelle médicale chinoise sont le Yin et le Yang. En conséquence, il convient d’appréhender les rapports entre ces deux concepts pour poser un diagnostic. Malgré son aspect complexe, la pratique médicale chinoise a fait l’objet d’études dans le monde occidental. En plus du continent européen où elle continue de soulever des polémiques au niveau de son enseignement, la médecine traditionnelle chinoise a été répandue un peu partout dans le monde, comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire.

1.2. Le processus de diffusion de la médecine chinoise en Côte d’Ivoire.

L’origine de la médecine traditionnelle chinoise remonte à l’ère protohistorique, où elle était incarnée par l’acupuncture. Cette médecine connut un véritable développement avec l’arrivée des communistes au pouvoir en 1949. Elle fut revalorisée, pour des raisons à la fois économiques et politiques. En effet, selon Mao Zedong (1975, p. 243), « La médecine chinoise est un grand trésor du patrimoine et tout doit être fait pour l’explorer et l’élever à un plus haut niveau de connaissance ».

Ce regain d’intérêt pour la médecine traditionnelle chinoise contribua à sa diffusion à travers le monde par les médecins chinois formés avant et après la révolution. Elle connaît un rayonnement depuis la réouverture de la Chine au monde, dans les années 1970. Pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, la présence des médecins chinois, semble remonter aux années 1950, comme en Europe. Mais, c’est véritablement en 1989 que la pratique médicale chinoise prend une tournure formelle, qui a abouti à une conquête totale du pays.

Quelques années après l’arrivée des expatriés chinois en Côte d’Ivoire, ils créèrent les premières structures sanitaires chinoises.  Il s’agissait du Centre d’Acupuncture de Chine en Côte d’Ivoire, dans la ville d’Abidjan, dans le quartier II-Plateaux, plus précisément à la Clinique Ivoiro-Chinoise d’Abidjan. Dans ce centre spécialisé en médecine chinoise, l’acupuncture, le massage et bien d’autres prestations médicales furent les options les plus pratiquées. Les produits connus de cette médecine par les Ivoiriens sont le Gigeng, le Godji et le Super sang en Sirop prescrits sur ordonnance.

Ajouter à ces pratiques et les produits suggérés par les médecins chinois en Côte d’Ivoire, le mode de consultation respectait les principes ancestraux.  En effet, comme cela se pratique en Chine, l’examen clinique de la médecine chinoise en Côte d’Ivoire se basait sur la vision, l’écoute, l’interrogatoire et la palpation. Le médecin chinois ne cherchait pas tant des signes de lésion, que des symptômes spontanés de changement. Il observait le teint, l’esprit et la respiration du malade. Puis, il examinait le visage, l’œil et la langue.

Pour consolider leur notoriété, des associations[35] et centres de promotions de la médecine chinoise ont été créés pour enfin contribuer à la vulgarisation de cette pratique ancestrale en Côte d’Ivoire. Avec la multiplicité et la prolifération d’associations ayant pour objet la médecine chinoise, Abidjan devient la plaque tournante de cette médecine en Côte d’Ivoire. Cependant, à partir de 2002, la ville de Bouaké devient une zone acquise pour cette médecine pour cause de destruction des structures de médecine moderne préexistantes. On observe, depuis ce moment, une certaine amplification du phénomène.

2. L’amplification de l’incidence sociopolitique depuis 2002

Dans cette partie, il sera question de l’influence de la médecine traditionnelle chinoise sur la politique sanitaire dans cette zone après 2002, et sa répercussion graduelle sur la demande médicale sociale.

2.2. L’influence grandissante sur la politique sanitaire du gouvernement

Si les données de la PSP[36] ne permettent pas d’établir clairement l’incidence que le recours aux produits chinois a eue sur les habitudes des populations-cibles, il n’en demeure pas moins qu’une partie de la population en a fait une alternative durable. Par ailleurs, le mode opératoire des praticiens de la filière des médicaments chinois offre aux populations l’opportunité de se soigner sans avoir besoin de se déplacer. En effet, ces marchands de fortunes diverses, sous-traitant des grossistes et demi-grossistes des officines établies dans les grandes villes et agglomérations, inondent de plus en plus les contrées les plus reculées.

Comme nous le signifiait M. Vital Kouakou[37], il ne se trouve aucune sous-préfecture où il n’existe au moins un magasin de dépôt de vente de produits chinois. Ainsi, à partir de ces points de relais, des agents le plus souvent équipés d’appareils et de matériels médicaux divers parcouraient les villages et hameaux pour offrir des services aux populations. Au quartier Commerce par exemple, il existait trois dépôts de vente de produits chinois. Ces dépôts, avait la particularité de desservir, en plus de la zone de la ville de Bouaké, une bonne partie de la région du Gbêkê. En effet, M. Konan Lucien, qui détenait le plus grand dépôt, affirme avoir servi jusqu’à Tié-N’diékro, Didiévi, Kouassi-Kouassikro, M’bahiakro et Raviart.  Le nombre de ces agents ambulants a augmenté avec le départ de certains agents de santé vers la zone gouvernementale[38], jusqu’au redéploiement systématique des fonctionnaires, en 2007.

Même après le retour de l’administration dans la zone CNO[39], il n’y a pas eu de recul systématique du recours à cette médecine chinoise, qui était déjà entrée dans les habitudes des populations, surtout dans les zones rurales.  Depuis 2002 donc, les points de vente des médicaments chinois, ainsi que celui des personnes qui se sont employé au métier d’agent de la médecine chinoise, n’a pas cessé d’augmenter. À Bouaké et dans ses agglomérations, l’influence de la médecine chinoise s’est amplifiée. Le tableau qui suit dresse une vue panoramique des différents points de vente des produits chinois.

Tableau 1 : Les principaux points de vente en gros de la ville de Bouaké

DénominationLocalisationPropriétaire/ Gérant
NéantGrand marché de Bouaké Immeuble KangaMme & M.LeeKuan
NéantCentre commercial Immeuble le CapitoleDr Édouard
NéantGrand marché Ex-gare STIFFM. Traoré
NéantCentre commercial face à la posteM. Vital
NéantBrèmakotéM. Brou N’goran
NéantNimbo sur la voie d’Abidjan, station OLA*Dr Gnamien
NéantAhougnansou ChâteauM. Koffi
NéantHabitat CNPS au rond-pointM. Diarra
NéantDjamourou face Ex SITB*M. Koné
NéantN’gattakro, auto-école le Progrès*Dr Gnamien
NéantZone industrielle petit marchéMme Sylla
NéantZone industrielle terminusM. Kouman
NéantTollakouadiokro clinique les merveillesM. Israël

Ces points de vente sont à la fois des cliniques où sont donnés divers soins.

Source : Enquête

Comme le démontre bien le tableau, les produits chinois sont disponibles et les populations urbaines peuvent s’en procurer. Outre cette facilité de s’approvisionner, les consommateurs s’orientent vers un marché à moindre coût. Une bonne partie des patients ne se donnaient plus la peine de se rendre dans les centres de santé de la médecine moderne pour des raisons financières. Par ailleurs, la population de cette ville majoritairement baoulé, avait surtout peur d’effectuer des déplacements non indispensables, de crainte des exactions des rebelles majoritairement nordistes. Tous ces éléments ont causé la désertion des centres de santé. Ainsi, la volonté politique de l’État d’élargir la couverture sanitaire a été mise en souffrance au cours de cette période. Les rapports des différents médecins-chefs et infirmiers-majors des centres de santé ont enregistré des baisses sensibles en termes des taux de fréquentation, ainsi qu’au niveau de divers autres indices. Il apparaît donc clairement qu’à mesure que cette médecine parallèle s’implantait dans la ville, la politique sanitaire de l’État prenait du recul.

Cette influence malencontreuse sur la politique sanitaire de l’État était délicate d’autant plus que la médecine chinoise échappait au contrôle de l’autorité. La mise sur pied de la structure d’encadrement de la médecine tradi-praticienne témoigne de la préoccupation de nos autorités de juguler les travers de cette forme de médecine. Toutefois, l’action de cette structure reste pour le moment superficiel et ne permet pas encore de dompter cette pratique médicale. Certes des efforts étaient faits au plan national pour former les tenants de ce domaine, mais la proportion de ceux qui sont formés reste infime, et la majorité constitue un problème réel pour les autorités sanitaires.

Ces agents de médecine chinoise se posent ainsi en obstacle à plusieurs titres. D’abord ils sont ignorants des soins infirmiers classiques. Par conséquent, dans la plupart des cas, leurs modes de prises en charges des maladies travestissent ceux de la médecine moderne. Soit ils détournent les patients des centres de santé où ils ont commencé des soins, soit ils les dissuadent de s’y rendre, en échange des soins ponctuels, sans suivi systématique. Selon l’Infirmier diplômé d’État, Abourlaye Kounamé[40] (2020, enquête), « ces médicaments chinois sont pour la plupart de la contrefaçon, à forte dose d’anti-inflammatoires. Ces médicaments soulagent donc beaucoup plus qu’ils ne guérissent ».

Docteur Armand Veh[41] (2020, enquête) renchérit en ces termes : « Malheureusement, certains patients qui ont été longtemps retenus ou détournés par ces praticiens véreux nous arrivent parfois dans un état désespéré ». De tout ce qui précède, il ressort que l’action de certains pratiquants de la médecine chinoise entrave les protocoles de soins des différentes structures sanitaires. Si ce problème n’est pas spécifique à la ville de Bouaké, il semble y prendre une tournure particulière, surtout depuis la fermeture de plusieurs sociétés à cause de la crise de septembre 2002.

Ces démêlées épistémologiques se répercutent sur les stratégies de planification de la direction régionale de la santé. Comme le fait remarquer M. Emmanuel Ahoussi[42] (2020, enquête) :

Il ne faut pas se laisser abuser par l’augmentation de la demande des produits de la PSP[43], il y a certainement des déperditions statistiques liées à l’intrusion de cette médecine chinoise qu’il faut nécessairement appréhender, pour agir plus efficacement.

Au-delà des déconvenues d’ordre épistémologique, le mode opératoire des vendeurs de médicaments chinois a une répercussion avérée sur la couverture sociale.

2.2. La répercussion graduelle sur la demande médicale sociale

Il s’agit ici de la place de la médecine chinoise dans la satisfaction de la demande sociale. Elle se mesure à travers l’ampleur du recours des populations de la ville de Bouaké aux méthodes et médicaments chinois pour guérir ou prévenir des maladies. La nature de ce recours aux autres formes de médecine s’explique, avant tout, par le faible niveau de revenu de la majeure partie de la population et, quelque fois, par le complexe d’exotisme. Pour ce qui est de la médecine chinoise, comme nous l’avons déjà relevé, le mode opératoire des praticiens de cette filière constitue le principal facteur explicatif.

Une enquête qualitative réalisée dans dix quartiers différents, ont révélé que six patients sur dix recourent systématiquement aux soins chinois à titre curatif et environ deux sur dix, utilisent ces produits chinois à titre préventif ou comme des remontants. Il ressort de ces données que d’une manière générale, la médecine chinoise est utilisée pour soigner des maladies et ce, en alternative aux protocoles de soins de la médecine moderne. Selon M. Coulibaly Sinan[44] :

L’utilisation de ces produits chinois est beaucoup plus palpable au niveau des soins des maladies infectieuses, des plaies, des lésions et surtout des douleurs de toutes sortes. Cependant, en termes d’impact la satisfaction de la demande par ce type de produits reste aléatoire et très limitée. À l’exception de quelques grandes cliniques de la ville de Bouaké, les autres centres de soins chinois ne disposent pas de mécanismes ou de méthodes de suivi des patients. Aussi, ces centres de soins chinois, manquent de matériel de pointe pour les consultations. (2020, enquête)

Cette médecine n’intègre pas les procédés d’analyse dans son processus de diagnostic ; ce qui la maintient dans un empirisme que la médecine moderne n’admet plus. De même, les prestataires ponctuels qui parcourent les villages n’ont pas de schéma de suivi et d’évaluation de leurs actions thérapeutiques. Ils semblent être préoccupés à prodiguer le maximum de soins et à écouler leurs produits. D’ailleurs la connaissance de la pharmacologie de ces produits par ceux qui les prescrivent n’est pas maîtrisée et ces médicaments sont parfois mal utilisés. Dans ce contexte de connaissance approximative des produits et de mercantilisme, les espérances des patients ne sont pas toujours satisfaites.

Dans le cadre de notre enquête, nous avons réalisé que seulement (4,5 %) des personnes ont été guéries exclusivement par des produits chinois et 13,8% disent avoir utilisé conjointement des produits chinois et modernes. Sur cent patients ayant eu recours total ou partiel à la médecine chinoise, 81,7% n’ont pas recouvré la guérison totale et définitive. Les 18,3% qui ont recouvré la santé, ne sont pas certains que seule la médecine chinoise a été leur salut. Comme l’indiquent les données, moins de 5% de patients ont été effectivement guéris à travers les protocoles de soins chinois.

Étant donné que ces chiffres ne concernent que les soins curatifs, précisément les maladies infectieuses ordinaires, et les blessures, ainsi que les maux divers, il apparaît clairement que les produits de la médecine chinoise ne portent que sur une proportion réduite de la demande de soins sanitaires dans la ville. L’opinion générale des populations sur l’efficacité de ces produits est mitigée. Si pendant la période de 2002-2007, le recours à cette médecine était lié au contexte d’insécurité déjà évoqué plus haut, la principale raison de la ruée de certaines personnes vers les prestataires de soins chinois demeure l’indigence.

Quels que soient la nature et l’ampleur de l’utilisation des médicaments chinois, il est nécessaire d’analyser le volet socioprofessionnel de cette pratique médicale, pour en cerner l’impact dans sa totalité.

3. L’impact socio-économique et professionnel de la médecine chinoise

La médecine chinoise mobilise une quantité de produits et de ressources humaines qui favorisent une mutation des différents profils professionnels et statuts sociaux des acteurs de la filière.

3.1. L’ascension sociale des membres de la filière

La quasi-totalité des gestionnaires des magasins, des propriétaires de cliniques, ainsi que des vendeurs ambulants sont formels que « le métier nourrit son homme ». À Bouaké, tous les propriétaires de cliniques chinoises ont un véhicule et un appartement. M. Vital estime que son statut social et son train de vie le rapprochent de ceux d’un Instituteur Ordinaire[45]. À son tour, M. Israël Kouabenan dit ne rien envier à un médecin-chef des hôpitaux publics. Ces différentes réactions justifient suffisamment nos observations empiriques à propos des acteurs de cette filière, à tous les niveaux[46]. Il s’agit de savoir que tous les vendeurs grossistes, semi-grossistes, détaillants et prestataires ambulants des médicaments chinois accèdent à une autonomie financière, au bout d’un an d’exercice.

Même ceux qui, à l’instar de M. Médar Kouassi, n’avaient pas encore atteint un niveau d’exercice en mesure de leur procurer un mieux-être, étaient nettement optimistes sur leur avenir. « Je viens à peine de commencer, mais je suis sûr qu’avec un peu plus de moyens pour augmenter mon stock et améliorer mes méthodes de consultations, je vais me retrouver d’ici un an. » (2020, enquête), nous a-t-il affirmé. Pour certains qui ont exercé dans d’autres domaines d’activités avant d’embrasser cette carrière de médecine chinoise, le bilan est largement satisfaisant.

Par exemple, Mme Sylla Salimata soutient que la vente des produits chinois lui a permis non seulement de supporter les charges de fonctionnement de son magasin, mais de réaliser d’importants gains qui lui ont permis d’acheter un terrain à Gbêssêkro, dont elle projette entamer la construction au plus vite. La situation est identique pour ceux qui ont directement entamé leur carrière socio-professionnelle dans la médecine chinoise, nous n’avons trouvé aucun cas de renonciation. Cela est dû au fait que même ceux qui ont embrassé des métiers de la Fonction Publique, ont continué d’exercer dans le domaine, indirectement ou parallèlement.

En somme, tous les acteurs interrogés ont soutenu que leurs situations respectives sont satisfaisantes, même si certains aspirent à un niveau de vie supérieur. Nos observations et enquêtes confirment ce fait. En prenant pour critère de réussite le style de vie et les réalisations ou la possession de biens matériels et immobiliers, nous avons fait le constat qui concorde avec les avis des acteurs, mais aussi de personnes externes au domaine. Ceux des acteurs qui en plus de la vente des produits procèdent à des consultations, constituent la crème. Ainsi, grâce aux retombées financières de cette pratique médicinale certains praticiens ont le statut   de cadres moyens dans la société. D’autres qui avaient un profil moyen se sont propulsés dans le peloton de tête de la strate sociale.

3.2. L’amélioration des curricula des praticiens à partir de 2011

La fin de la crise post-électorale a été une aubaine pour les acteurs de la filière de médecine chinoise, pour l’amélioration de leurs différents profils intellectuels, avec l’appui de l’ANADAMCI[47] et du PROMECI[48]. Le retour de la paix sociale a permis à ces structures d’étendre leur action à la région de Gbêkê, qui était jusque-là extrêmement sensible. En plus d’offrir aux acteurs l’occasion d’approfondir leurs connaissances en sciences médicales, la collaboration entre ces structures a exhorté les acteurs de ladite filière à la formation et l’instruction. Cela s’est avéré une aubaine parce que, d’une part, l’introduction de nouvelles techniques nécessitait une formation.

Ainsi, quelques soient leurs profils de départ, tous des vendeurs de médicaments, les gestionnaires ou propriétaires de magasins ou de cliniques chinoises ont saisi l’opportunité d’améliorer leurs différents profils. Qui, par nécessité de performance, qui, pour augmenter son capital de connaissances dans la médecine comme dans d’autres domaines de la vie courante. En plus de ces raisons, il n’est pas rare que certains acteurs de cette filière se soient résolus à peaufiner leurs cursus scolaires. Pour les vendeurs ne parlant pas la langue Baoulé, et obligés de parcourir villages et hameaux, ils n’ont d’autre choix que de se familiariser à un français de niveau courant.

C’est seulement à cette condition que ces marchands ambulants arrivent à s’offrir les services de certains interprètes déscolarisés ou des fonctionnaires en activité ou à la retraite dans les villages qu’ils parcourent. Également pour ceux qui sont dans les villes, la nécessité de communiquer aisément avec un public varié, impose un perfectionnement linguistique. Pour y parvenir, plusieurs moyens s’offrent à ces personnes. Selon nos enquêtes, la méthode la plus utilisée en la matière, demeure les cours du soir. Mme Sylla nous renseigne qu’au cours de l’année scolaire 2010/2011, elle a été obligée de fréquenter les cours du soir UNESCO du Lycée 2 pour se familiariser à un français courant, ainsi qu’aux méthodes de calculs simples.

D’autres ont pu bénéficier des cours d’alphabétisation fonctionnelle pour pouvoir acquérir une certaine autonomie et une efficacité dans la pratique de cette forme parallèle de médecine. Il est important de signaler que les deux voies de formation sus-indiquées sont beaucoup plus spécifiques aux revendeurs, gestionnaires et marchands ambulants. En revanche, pour ceux qui exercent dans les cliniques où l’on procède à des soins, il faut reconnaître que la plupart ont généralement un niveau moyen, proche du premier cycle d’études secondaires[49]. Certains sont même parvenus au terme des études secondaires, comme M. Vital et M. Israël. Le niveau le plus élevé dans cette gamme de praticiens qui ont un bon niveau de départ, est le niveau Doctorat[50].

Pour ces derniers, la pratique de la médecine est un apport intéressant à leur bagage intellectuel. En effet, à travers le programme de collaboration initié par le Gouvernement de côte d’Ivoire, tous les acteurs de la filière ont l’occasion d’approfondir leurs connaissances en soins infirmiers, améliorant ainsi la qualité de leurs différentes prestations. Parallèlement à l’amélioration des connaissances en sciences médicales, les intéressés s’améliorent dans divers autres champs de savoir connexes à la pratique du métier de la médecine. M. Gnamien avoue avoir suivi des cours de marketing à HETEC Bouaké, en 2011 pour mieux rentabiliser son business.

De son côté, Dr Édouard Kouamé a, en plus de son Doctorat de Médecine, entrepris de s’instruire en communication et Marketing à HEC. C’est d’ailleurs fort de ce perfectionnement à la fois en médecine qu’en connaissances inhérentes à la pratique médicale, que certains des spécialistes de médecine chinoise finissent par combiner les deux pratiques moderne et chinoise de médecine. Dans la ville de Bouaké, la clinique ‘‘Les merveilles’’ de M. Israël, sise à Tollakouadiokro, est le prototype de cette pratique mixte de médecine moderne et chinoise. De ce qui précède, on peut retenir simplement que la pratique de la médecine chinoise induit ceux qui s’y intéressent à se perfectionner ; ce qui améliore incontestablement leur profil. Cet impérieux besoin d’instruction a été réalisé grâce à l’appui du programme gouvernemental. Cette amélioration de curricula, plus ou moins délibérée, contribue à capitaliser les retombées de ce métier.

Conclusion

La médecine chinoise, dans la région de Gbêkê, est une activité de routine, qui a acquis une notoriété certaine. Il n’existe aucun village où les produits chinois ne sont connus. Si les populations ne disposent pas d’un dépôt ou d’une clinique, ils bénéficient des prestations sporadiques des marchands ambulants. Les acteurs de cette filière de médicaments chinois ont des profils variés et offrent chacun des services et prestations selon leurs niveaux de qualifications. À plusieurs égards donc, la pratique médicale chinoise a fortement impacté et continue d’impacter le quotidien des populations dans cette contrée. L’impact est perceptible autant au niveau des animateurs de la filière qu’au niveau de la demande en matière sanitaire, avec une certaine répercussion sur les stratégies de planification des responsables de la santé. L’exercice de cette forme de médecine est non seulement un créneau fiable d’accès à une situation socioprofessionnelle stable, mais aussi une opportunité pour amélioration du profil intellectuel. Par ailleurs, à travers son mode d’action, le personnel exerçant dans ce domaine offre aux populations une alternative pour la satisfaction de leur couverture sanitaire. Certes, ce recours instantané aux soins chinois ne satisfait pas toujours les attentes des patients et cause des déperditions en ce qui concerne le suivi des patients. Malgré cela, il s’enracine de plus en plus dans les habitudes de la population.

Références bibliographiques

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2. Sources orales

Nom et prénomsAgeDate de l’enquête
KOUAME Abourlaye5130 août 2020
VEH Aristide4524juillet 2020
COULIBALY Sinan4624 juillet 2020
AHOUSSI Emmanuel4012août 2020
KOUABENAN Israël4312 juin 2020
KUAN Lee5624 juin 2020
KOUAKOU Vital3914 juin 2020
ZHEN Chun5312 juillet 2020


LE CABRI DE LA DIVINITÉ ADÌKPÓ DU LAC AHEME AU BÉNIN :     UNE PROPRIÉTÉ EXCLUSIVE ET ABSOLUE

Codjo Timothée TOGBÉ

Université d’Abomey-Calavi (Bénin)

codjo1981@yahoo.fr

Résumé :

Cet article tente, en partant du postulat que la divinité adìkpó exerce tous les pouvoirs sur le cabri qui lui est consacré, de ressortir les représentations sociales et usages liés à cette institution culturelle. Pour y parvenir, la démarche qualitative combinant l’observation directe, l’entretien individuel semi-structuré et le récit de vie a été mobilisée ; les outils étant respectivement une grille d’observation et un guide d’entretien. Par l’entremise de la technique d’échantillonnage à choix raisonné reposant sur les principes de diversification et de saturation, 15 interlocuteurs ont été interrogés. Les théories des représentations sociales, de la maîtrise exclusive et de la maîtrise absolue ont servi à l’analyse des données empiriques.

Les résultats révèlent que les représentations sociales consacrent le cabri en étude comme une propriété exclusive et absolue de la divinité adìkpó. Il s’agit donc d’un cabri qui appartient entièrement à cette entité immatérielle. Cet animal sacré symbolise, aux yeux des catégories sociales approchées, l’incarnation de l’esprit d’un mort par noyage dans le lac Ahémé. Ce regard est fondé sur le rite de transfèrement de l’esprit du mort dans le corps du cabri ordinaire, lequel est encastré dans les cérémonies funéraires dédiées aux morts par noyade dans le lac Ahémé. Au-delà de l’usage funéraire, le cabri sert aussi à un usage sacrificiel pendant les cérémonies d’offrande à la divinité adìkpó ; ce qui pourrait nourrir la thèse selon laquelle tout part de l’immatériel et revient à l’immatériel.

Mots clés : Bénin, cabri, divinité adìkpó, propriété exclusive et absolue, représentations sociales.

Abstract :

Starting from the premise that the deity adìkpó exercises all powers over the goat dedicated to it, this article attempts to highlight the social representations and customs associated with this cultural institution. To achieve this, the qualitative approach combining direct observation, semi-structured individual interviews and life stories has been used, so an observation grid and an interview guide have respectively been used as data collection tools. Using the reasoned choice sampling technique based on the principles of diversification and saturation, 15 interlocutors were interviewed. The theories of social representations, exclusive control and absolute control have been used to analyse the empirical data.

The results reveal that the social representations consecrate the he goat under study as an exclusive and absolute property of the deity adìkpó. It is therefore a he goat that belongs entirely to this immaterial entity. This sacred animal symbolises, in the eyes of the contacted social categories, the incarnation of the spirit of a person who died by drowning in the Lake Ahémé. This view is based on the rite of transferring the spirit of the dead man into the body of the ordinary he goat, which is embedded in the funeral ceremonies dedicated to those who died by drowning in the Lake Ahémé. In addition to its funerary use, the he goat’s body is also used for sacrificial purposes during the ceremonies of offering to the deity adìkpó; this could support the thesis that everything starts from the immaterial and returns to the immaterial.

Keywords : Adìkpó divinity, Benin, exclusive and absolute property, He goat, social representations.

Introduction

La gouvernance des ressources naturelles appartient, a priori, aux hommes qui définissent les cadres moral, normatif et institutionnel de son exercice. Cette idée est plus analysée et approfondie dans les travaux d’un socio-anthropologue qui, pourrait-on dire sans exagérer, dans une perspective de la gouvernance institutionnelle des ressources naturelles, a mis en exergue et de façon empirique les modes de gouvernance institués par les hommes :  le mode chefferial de gouvernance local, le mode associatif de gouvernance locale, le mode communal de gouvernance locale, le mode étatique de gouvernance locale, le mode mécénal, le mode religieux de gouvernance locale  (J. P. Olivier de Sardan, 2009, p. 12-28).

Le postulat sur lequel repose la gouvernance religieuse est que les esprits et les divinités sont sollicités par les humains pour gérer les ressources naturelles (l’eau, la terre, les forêts, l’or, etc.). Dans ce contexte, les hommes entretiennent des rapports avec des divinités et des esprits, lesquels rapports les transcendent parfois dans la gouvernance desdites ressources (C. T. Togbé, 2020). Partant de l’exemple de la terre, J. P. Jacob (2007), souligne que les hommes gouvernent les terres mais dans cette gouvernance, ils sont dominés par les divinités. Cette situation traduit clairement que le surnaturel peut exercer un pouvoir de gouvernance non seulement sur les hommes mais également sur les ressources naturelles. En clair, on peut se retrouver dans des contextes où ce sont les pouvoirs des esprits qui sont activés dans la gouvernance des ressources naturelles telles que l’eau, la terre, la forêt, etc. Mieux, certaines ressources naturelles, au-delà de leur gouvernance, appartiennent à des divinités et sont même identifiées comme telles. Concrètement en Afrique en général et au Bénin en particulier, l’eau est souvent attribuée à la divinité serpent (Dan), la terre à la divinité de la terre (Sakpata), etc. Cette situation qui, face à des rationalités cartésienne, scientifique et chrétienne pourrait être paradoxale, trouve sa légitimité dans les normes et pratiques enchâssées dans les religions endogènes. S’il paraît illogique de dire que le cabri, une ressource naturelle pouvant servir de nourriture à certaines catégories sociales qui s’en alimentent, appartient exclusivement à la Divinité adìkpó, au regard des observations et entretiens exploratoires, il est tout de même objectif d’admettre cette réalité pourtant paradoxale sur laquelle reposent les réflexions faites dans ce papier. D’ailleurs, les champs de prédilection de la socio-anthropologie des ressources naturelles pourraient être l’analyse des paradoxes qui émergent des rapports entre les humains et les ressources, les divinités et les ressources. Dans le cas d’espèce, il s’agit d’analyser le rapport qu’entretient la divinité adìkpó avec le cabri qui lui est exclusivement dédié, un rapport que facilite l’homme dont les marges de manœuvre sont limitées. Partant du postulat que les divinités exercent parfois des pouvoirs absolus sur certains biens dont pourraient disposer les hommes, ce papier invite à des réflexions ancrées dans l’anthropologie des ressources naturelles autour de la question formulée ainsi qu’il suit : Comment la divinité adìkpó,une entité immatérielle, exerce-t-elle du contrôle sur une entité matérielle ?

1. Démarche méthodologique et modèles théoriques d’analyse des résultats

1.1. Démarche méthodologique

Cet article prolonge et approfondit une piste de recherche émanant de travaux antérieurement engagés par l’auteur durant la rédaction de sa thèse de doctorat en 2014 et qui ont révélé que le cabri de la divinité adìkpó (adìkpógbɔ) joue un rôle primordial dans la gouvernance religieuse du lac Ahémé. Cet animal sacré, selon les données exploratoires, faciliterait les liens entre les humains et la divinité adìkpó, entre la divinité adìkpó et le lac Ahémé, entre les riverains et le lac Ahémé. Le présent papier est consacré à l’approfondissement de ces aspects. C’est à cette fin qu’une démarche qualitative de recherche en sciences de l’homme et de la société a été adoptée. Ainsi, l’entretien individuel semi-directif, le récit de vie, et l’observation directe ont été mobilisés. L’entretien semi individuel a été utilisé pour échanger avec chaque interlocuteur en vue d’aller en profondeur des informations recherchées. Le récit de vie, quant à lui, a servi à documenter certaines expériences humaines avec le cabri étudié. L’observation directe a été exploitée pour renseigner les rapports qu’entretiennent les communautés avec le cabri de la divinité adìkpó. Les outils de collecte d’informations associés à ces techniques de production de données empiriques sont le guide d’entretien et la grille d’observation. Au moyen de l’échantillonnage raisonné, des principes de la diversification et de la saturation, 15 interlocuteurs ont été approchés, à savoir le chef religieux « de la divinité » adìkpó, 04 acteurs des religions endogènes, 03 pêcheurs, 03 mareyeuses et 04 élus locaux. Ces acteurs ont été choisis en raison de leur connaissance non seulement sur le cabri investigué mais également sur la divinité adìkpó. La triangulation des informations et l’analyse de contenu ont servi de base au traitement des données empiriques.

1.2. Modèles théoriques d’analyse des résultats

Les modèles théoriques sollicités pour l’analyse des résultats obtenus sont : la théorie des représentations sociales, la théorie de la maîtrise exclusive et celle de la maîtrise absolue. La théorie des représentations sociales, selon N. Groult (2010, p. 439-440),

peut être très utile quand on essaie de décrire et de comprendre les conduites dans différents contextes de l’activité humaine. […], elle a été prise comme cadre de référence dans bien des recherches en sciences humaines, sociologie, anthropologie […]. Les représentations sociales rendent familier et acceptable ce qui nous est inconnu, par l’intermédiaire de la mémoire, le passé, l’image.

B. Gaffié (2005) repris par C. T. Togbé (2014, p. 131) définit la représentation sociale comme « […] un ensemble de connaissances, croyances, schèmes d’appréhension et d’action à propos d’un objet socialement important […] ». La théorie des représentations sociales « offre un éclairage particulier favorisant une meilleure compréhension des rapports entre la personne, le groupe social et l’environnement ; elle permet de mieux saisir les dynamiques sociales impliquées dans les enjeux environnementaux […]» (C. Garnier et L. Sauvé, 1999, p. 65). Dans le cadre de la présente recherche, la théorie des représentations sociales a permis de rendre compte des perceptions qu’ont les catégories sociales du cadre empirique d’investigation du cabri de la divinité adìkpó,  lesquelles perceptions structurent leurs rapports à cet animal ainsi que les usages qu’ils en font. La théorie de la maîtrise exclusive et celle de la maîtrise absolue renvoient respectivement à « […] l’exercice d’un droit de propriété fonctionnelle, emportant droits d’accès, d’extraction, de gestion et d’exclusion des tiers […] – l’exercice d’une propriété absolue emportant droits d’accès, d’extraction, de gestion, d’exclusion et d’aliénation […] »(E. Le Roy, K. Alain et B. Alain, 1996, p. 75). Ces deux dernières théories, en contexte de maîtrises foncières, s’adaptent à cette recherche dans la mesure où elles permettent de montrer que le cabri autour duquel s’articulent les réflexions est, à la fois, une propriété exclusive et absolue de la divinité adìkpó. Dans cette dynamique, elles contribuent à rendre intelligible le processus qui permet à une entité immatérielle (divinité adìkpó) de contrôler une entité matérielle (le cabri et les humains).

2. Résultats

Les résultats s’articulent en deux points essentiels : représentations sociales du cabri de la divinité adìkpó (1), les usages du cabri de la divinité adìkpó (2).

2.1. Représentations sociales du cabri de la divinité adìkpó

Le recoupement des informations collectées auprès des populations riveraines du lac Ahémé a permis d’identifier et de décrire trois représentions sociales du cabri de la divinité adìkpó. La première fait dudit cabri une propriété exclusive de la divinité adìkpóet la seconde la définit comme sa propriété absolue. Quant à la dernière, elle appréhende le cabri de la divinité adìkpó comme la réincarnation d’un mort par noyade parmi les vivants. 

2.1.1. Le cabri : une propriété exclusive de la divinité adìkpó

Le cabri, objet de cette recherche, est représenté dans l’imaginaire des populations riveraines du lac Ahémé comme une propriété exclusive de la divinité adìkpó. En clair, les communautés riveraines ne jouissent pas de tous les droits sur l’animal. Elles vivent avec le cabri, le nourrissent et l’entretiennent. Elles n’ont pas le droit de le chasser et encore moins de le bastonner ou de le malmener lorsqu’il fait son incursion dans une concession ou dans une chambre quelconque pour se délecter de grains de céréale ou toute autre nourriture. Les populations riveraines du lac Ahémé, selon les normes endogènes, n’ont pas le droit de consommer ce cabri, de le vendre ou de le voler. Elles disposent donc d’un droit limité sur le cabri de la divinité adìkpó, un bien sur lequel la divinité exerce, pour ainsi dire une maitrise exclusive. On retrouve-là, en filigrane, les arguments de la théorie de la maîtrise exclusive qui renvoie à« […] l’exercice d’un droit de propriété fonctionnelle, emportant droits d’accès, […] de gestion et d’exclusion des tiers […] »(E. Le Roy, K. Alain et B. Alain, 1996, p. 75). La divinité adìkpó, dans sa prestance immatérielle, exclut donc les êtres humains de la jouissance de certains droits sur le cabri dont il serait l’unique et véritable propriétaire. Dans ce contexte, le cabri de la divinité adìkpó bénéficied’un respect symbolique inébranlable de la part des communautés riveraines du lac Ahémé, une marque dont il est bénéficiaire par association à la divinité adìkpó. Un interlocuteur déclare à cet effet :

Le cabri de la divinité adìkpó est différent. Ce n’est pas comme les autres cabris que nous avons. Nous le respectons. Nous n’avons pas le droit de le taper ou de le chasser. Personne ne peut même le voler. Si quelqu’un vole ce cabri, il va le ramener. Ce cabri circule du village de Guézin jusqu’au village de Couffonou. Ce cabri reste dans le village de Houèdjro où se trouve Adìkpónɔ̀. Mais, il se promène dans tous les villages riverains de la Commune de Kpomassè (pêcheur, Djidjantomè, 14/05/2014).

Cette information confirme l’appartenance exclusive du cabri à la divinité adìkpó, une entité immatérielle qui exerce également une propriété absolue sur ledit cabri.

2.1.2. Le cabri : une propriété absolue de la divinité adìkpó

Selon les données collectées auprès des différentes catégories sociales, seule la divinité adìkpó a le droit de vie et de mort sur le cabri qui lui est dédié. Ce cabri de la divinité adìkpó, communément dénommé “adìkpógbɔen langueXwela,doit absolument son existence ou non à cette entité spirituelle. En d’autres termes, cette divinité de l’eau exerce sur le cabri « une maîtrise absolue » (E. Le Roy, K. Alain et B. Alain, 1996, p. 75) qui échappe aux communautés riveraines du lac Ahémé. C. T. Togbé (2014, p. 113) affirme d’ailleurs à cet effet que :

La viande de cet animal ne se mange pas car quiconque le ferait, mourait. C’est seulement à la divinité adìkpó qu’il est offert au moment des cérémonies de tɔ̀sɛ́. Pendant sa cuisson, les personnes chargées de faire la cuisine ne goûtent à rien au risque de mourir. Il parait que trois personnes ont mangé la viande de ce cabri sacré une fois et elles en sont toutes mortes. Les poils qui sont sur le corps de cet animal et son odeur diffèrent de ceux que portent les cabris ordinaires.

Cette affirmation de l’auteur révèle le pouvoir absolu de la divinité adìkpó sur le cabri qui lui est réservé comme l’indique d’ailleurs son nom de baptême : « adìkpógbɔ ». C’est dire que le cabri appartient définitivement à cette divinité.Les communautés riveraines l’entretiennent uniquement pour garantir les liens qui pourraient exister entre elles et ladite entité spirituelle.

2.1.3. Le cabri de la divinité adìkpó : l’incarnation de l’esprit d’un mort par noyade parmi les vivants

Le cabri de la divinité adìkpó est perçu comme un animal incarnant l’esprit d’un mort par noyade parmi les membres de la communauté riveraine du lac Ahémé. Cette représentation sociale fait que cet animal suscite parfois dans l’imaginaire social la crainte et la peur. Les acteurs approchés pendant les investigations de terrain ont reconnu que le cabri de la divinité adìkpó est entièrement différent des autres cabris qui se trouvent dans les villages qui bordent le lac Ahémé du côté de la rive de Kpomassè. Pour eux, ce cabri symbolise le retour d’un mort par noyade dans le monde des vivants. Même si ce retour du mort par le truchement du cabri est accepté par les membres de la famille du disparu et par les communautés concernées par la présente recherche, il ne manque pas de créer des appréhensions. Le discours d’un interlocuteur montre à ce point de vue ce que représente cet animal :

Le cabri de la divinité adìkpó est sacré. Je dirai que ce cabri est une divinité. Il est bien différent des autres cabris que je connais. Quand tu vois un cabri, il faut savoir que tu vois l’esprit de quelqu’un qui est mort dans le lac Ahémé. Quand quelqu’un meurt dans le lac Ahémé on lui fait des cérémonies et à la fin on le représente par ce cabri dans la communauté. Ce cabri est comme un membre de la communauté. Il fait peur parfois […] (chef religieux de la divinité adìkpó, Houèdjro, le 16/06/2014).

Les propos de cet interlocuteur montrent que le cabri de la divinité adìkpó incarne effectivement l’esprit d’un mort par noyage dans le lac Ahémé. Dans ce contexte, il est considéré et traité comme un membre de la communauté. Cette situation qui pourrait être paradoxale (un animal vu comme un mort de retour dans le monde des vivants) contribue à la fabrique de la peur parmi les vivants qui partagent leurs quotidiens avec cet animal dont l’existence demeure mystérieuse et sacrée. Le processus qui fait passer l’esprit du mort dans le corps du cabri en vue de l’incarnation est résumé par la figure 1.

Figure 1 : Processus de transfèrement rituel de l’esprit d’un mort par noyade dans le corps du cabri

Etape 1Etape 2Etape 3
Cabri ordinaireRites de transfèrement de l’esprit du mort par noyade dans le corps du cabriCabri incarnant l’esprit du mort par noyade (cabri de la divinité adìkpó)

Source : Données issues des analyses, novembre 2020.

La figure 1 montre que le cabri, objet de réflexions de cet article, subi un rite de passage pendant les cérémonies funéraires dédiées au mort par noyade dans le lac Ahémé ; ce qui fait de lui un animal sacré. Les différentes représentations sociales que les populations riveraines du lac Ahémé ont sur le cabri de la divinité adìkpó structurent certains usages qu’ils en font.

2.2. Usages du cabri de la divinité Adìkpó 

Les usages que les populations riveraines, notamment le chef religieux et les adeptes de la divinité adìkpó font du cabri de ladite entité immatérielle se présentent ainsi qu’il suit :

– usage sacrificiel ;

– usage funéraire.

2.2.1. Usage sacrificiel du cabri de la divinité Adìkpó

La divinité adìkpó, reconnue comme une divinité de l’eau, réside selon les représentations populaires, dans le lac Ahémé. L’histoire sur laquelle repose cette divinité est liée à l’être humain. En clair, ce serait une femme vieille de la communauté riveraine, une princesse qui est morte par noyade dans le lac Ahémé et qui y est restée jusqu’à ce jour. Pour immortaliser et vénérer cette vieille princesse décédée mystérieusement, elle a été divinisée, d’où “adìkpó” qui signifie littéralement dans ce contexte « femme très vieille ». Cette trajectoire historique qui consacre la divinité adìkpó comme un dieu de l’eau structure dans une certaine mesure les règles d’accès au lac Ahémé : ne pas y implanter des bois, ne pas s’y laver avec du savon, ne pas y faire la lessive, etc. La transgression de ces normes d’accès provoquerait la colère de la divinité adìkpó ; ce qui aurait des conséquences non seulement sur les ressources halieutiques dont elle entrainerait la raréfaction mais également sur les humains. Pour rester continuellement en harmonie avec la divinité adìkpó,il est organisé chaque année la cérémonie de tɔ̀sɛ́ : tɔ̀ désigne “l’eau” et sɛ́ veut dire “interdit”.  La cérémonie de tɔ̀sɛ́ signifie donc la fermeture ou la mise en quarantaine du lac Ahémé. Au cours de cette cérémonie annuelle qui ne se fait plus en raison des mutations sociales, le cabri de la divinité adìkpó est utilisé pour les sacrifices. Cet animal est offert à ladite divinité comme nourriture. Ce rituel renouvelle d’une manière ou d’une autre l’accord sacrificiel avec les génies de l’eau (C. Fay, 1989a) et établit « une interaction dynamique entre l’obéissance aux divinités de l’eau et l’existence du poisson en abondance […] » (C. T. Togbé, 2014, p. 135). Il est évident que le :

sacrifice […] renouvelle l’accord originel avec les génies du lieu, assure la protection des pêcheurs et l’abondance de leur pêche. Dans les perceptions locales, ce type de rituel est considéré comme supprimant totalement les risques qu’encourent les individus lorsqu’ils veulent pénétrer dans l’eau. De ce fait, toute possibilité de référence au droit naturel est exclu. (J.-P. Jacob, 2007, p. 159).

Le sacrifice propitiatoire au cours duquel le cabri de la divinité adìkpó est immolé permet de maintenir les liens social et spirituel entre les humains et cette entité immatérielle. Ce cabri de la divinité adìkpó destiné à l’usage sacrificiel joue un rôle primordial dans la construction de la cohésion sociale entre les humains, dans leur protection, dans le peuplement du lac Ahémé en espèces halieutiques et dans le renouvellement du pacte qui lie les communautés riveraines à la divinité adìkpó.

2.2.2. Usage funéraire du cabri de la divinité Adìkpó

D’après les acteurs enquêtés, la divinitéadìkpó ne tolère pas l’insalubrité, des pratiques pouvant la souiller. Dans cette dynamique, cette entité spirituelle exige de la part des humains des rites funéraires destinés à la dé-souiller lorsqu’un membre de la communauté riveraine du lac Ahémé ou un allochtone venait à mourir par noyade dans ce plan d’eau. Une mort par noyade dans le lac Ahémé souille l’eau de cet espace et surtout la divinité adìkpó qui s’y trouve.Dans cette condition, un rite funéraire ayant pour objectif de purifier non seulement le lac et la divinité adìkpó mais surtout d’enterrer le mort dans de meilleures conditions comme l’exige la tradition est fait. C’est dans l’organisation des funérailles d’un mort par noyade que le cabri de la divinité adìkpó s’utilise. Les propos suivants provenant du croisement des informations collectées auprès de différents acteurs renseignent non seulement sur l’organisation des rites funéraires autour d’un mort par noyade mais surtout sur la fonction que le cabri de la divinité y remplit. 

Lorsque quelqu’un meurt par noyade dans le lac, les membres de la famille du défunt font appel au Chef religieux adìkpónɔ̀[51] afin que l’enterrement puisse se faire au bord du lac en sa présence. Les parents du disparu viennent voir adìkpónɔ̀ pour les cérémonies funéraires trois mois après l’enterrement du corps. Ce dernier procède aux rituels funéraires pour purifier la divinité adìkpó qui se trouve dans le lac. Ce rituel dure toute une nuit et très tôt le matin (5h au plus) tout le monde revient à la maison. Le jour ne doit pas surprendre les acteurs qui ont participé aux rituels. Les membres de la famille du mort offrent un cabri mâle à la divinité adìkpó. Le chef religieux coupe l’oreille gauche du cabri comme l’indique la photo1 ci-dessous, signe d’identification de cet animal à la divinité adìkpó. Ce cabri est dénommé “adìkpógbɔ“, c’est-à-dire le “cabri de la divinité adìkpó. Le chef religieux transfère, semble-t-il, l’esprit du mort dans ce cabri. C’est dire que cet animal incarne l’esprit du mort et, en ce sens, il est sacré. Il est relâché dans la communauté suite aux rituels. Cette cérémonie permet d’attirer la paix dans la maison de celui qui est mort par noyade. Si ce cabri arrivait à mourir, le chef religieux adìkpónɔ̀ l’habille et l’enterre au même titre que les hommes car il incarne l’esprit de celui qui est mort par noyade (C. T. Togbé, 2014, p. 114).

Ces propos décrivent le contexte dans lequel se déroulent les cérémonies funéraires d’un mort par noyade dans le lac Ahémé. Ils précisent que le cabri de la divinité adìkpó joue un rôle symbolique dans ces cérémonies qui servent à purifier le lac tout comme la divinité adìkpó elle-même.  La photo suivante présente cet animal symbolique qui est une propriété privée de la divinité adìkpó.

Photo 1:Cabri de la divinité adìkpó.

Source :C. T. Togbé (2014, p. 112)

Le cabri qui apparaît sur la photo symbolise l’esprit d’un mort par noyade. Il est relâché dans la communauté riveraine du lac Ahémé. Etant parfois perçu comme un être humain en raison des rationalités locales qui l’entourent et qui le sacralisent, il est considéré aux yeux des acteurs avertis comme un animal entièrement à part, un cabri qui n’est pas comme les autres.

3. Discussion

Les résultats provenant des investigations menées auprès des différentes catégories sociales montrent que le cabri de la divinité adìkpó, une entité matérielle, est entièrement sous l’emprise de la divinité adìkpó, une entité immatérielle.Les humains peuvent partager leurs vies quotidiennes avec cet animal même s’ils y exercent des droits limités. En clair, ils ont le devoir de l’entretenir (nourrir, soigner, etc.) mais sont dépossédés du pouvoir de le taper, de le chasser, de le vendre, etc. Dans ce contexte, le cabri en question appartient exclusivement à la divinité adìkpó ; ce qui s’inscrit dans la théorie de la maîtrise exclusive (E. Le Roy, K. Alain et B. Alain, 1996, p. 75). Dans la dynamique de restriction du pouvoir des humains, c’est seulement la divinité adìkpó qui dispose d’un droit de vie et de mort sur l’animal en étude. Les communautés riveraines du lac Ahémé n’ont pas le droit de le tuer encore moins de consommer sa viande ni de gouter à sa sauce même si ce sont elles qui doivent le cuisiner pour offrir à la divinité adìkpó lors des sacrifices. Cette situation s’articule bien avec la théorie de la maîtrise absolue (Ibid.) ou du pouvoir absolu sur un bien pourtant commun. Le droit dont dispose les riverains sur le cabri de la divinité adìkpó est « comme une saisine » (J.P. Jacob, 2007, p. 90), c’est-à-dire une « jouissance légitime des utilités de la chose sans maîtrise absolue de celle-ci dans sa matérialité » (M. Galey, 2006, p.10). La divinité adìkpó, une entité spirituelle,exerceune sorte de domination sur les humains par le truchement de sa mainmise sur le cabri qui lui est dédié. Les personnes approchées se soumettent aux règles de cette divinité en raison de sa « légitimité charismatique » (Y. Alpe, A. Beitone, C. Dollo, J.-R. Lambert et S. Parayre, 2005, p. 143) qui reposerait sur la croyance dans des pouvoirs religieux endogènes. Cette domination de la divinité sur les humains se trouve renforcée par le fait que le cabri à elle attribué est perçu comme un animal incarnant l’esprit d’un mort par noyade dans le lac Ahémé. Cette représentation sociale construit la peur sociale à l’endroit de l’animal et augmente la crainte des hommes envers la divinité adìkpó car, selon J. P. Jacob (2004), le pouvoir des hommes est transcendé par celui des esprits en Afrique. Il est une évidence que les communautés riveraines nourrissent de la peur vis-à-vis du cabri de la divinité adìkpó en raison de son identité sacrée. Cet animal, pourrait-on dire, est utilisé comme espace devant recevoir le transfèrement de l’esprit d’un mort par noyage dans le lac Ahémé, une opération symbolisant le retour du mort dans le monde des vivants. Ce rite de passage du cabri ordinaire au cabri incarnant l’esprit du mort est enchâssé dans les cérémonies funéraires du mort dont traite ce papier.

Conclusion

La présente recherche, fondée d’une manière ou d’une autre sur l’analyse du pouvoir que peut exercer une entité immatérielle sur une entité matérielle, est parvenue à établir que la divinité adìkpó gouverne plus le cabri qui lui est dédié que les hommes. Cette situation amène à conclure qu’une ressource naturelle peut échapper au contrôle des êtres humains même s’ils l’entretiennent. Les rapports que développent les communautés riveraines du lac Ahémé avec le cabri étudié légitiment la mainmise de la divinité adìkpó sur cet animal. D’ailleurs, cette ressource naturelle est perçue comme une propriété exclusive et absolue de la divinité adìkpó,l’incarnation de l’esprit d’un mort par noyade dans le monde des vivants. Ces représentations sociales construisent la peur et le respect non seulement à l’endroit de l’animal mais surtout à l’égard de la divinité adìkpó. Les usages sacrificiel et funéraire du cabri de la divinité adìkpó, en sacralisant l’animal, restaurent et structurent les rapports des humains à cette déité.

Références bibliographiques

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OLIVIER De SARDAN Jean-Pierre, 2009, Les huit modes de gouvernance locale en Afrique de l’Ouest, Niamey, LASDEL.

TOGBÉ Codjo Timothée, 2014, Conflits entre acteurs dans la gouvernance des lacs Toho et Ahémé au Sud-ouest du Bénin, Thèse de Doctorat Unique, Université d’Abomey-Calavi.

MOI UNIVERSEL ET PROBLÉMATIQUE DU CIVISME                         ET DE LA SÉCURITÉ EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE

Georges Séka KOUASSI

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY (Côte d’Ivoire)

kosege69@yahoo.fr

Résumé :

Parler d’incivisme et de sécurité en Afrique, n’est-ce pas évoquer ce qui touche de très près l’être même de l’homme dit noir? En tant qu’ensemble des qualités propres au bon citoyen, le civisme qui est l’antithèse de l’incivisme, désigne surtout le respect, l’attachement et le dévouement du citoyen pour la collectivité dans laquelle il vit, le respect de ses conventions et de ses lois. Cet ensemble de règles écrites ou non écrites, de normes sociales, vise la régulation de la vie en société et facilite la vie en groupe. Mais cette aptitude est une qualité intrinsèque en rapport avec la mentalité individuelle et sociétale. Elle est la conséquence d’un niveau élevé de conscience et d’’une organisation étatique performante. Après plusieurs décennies d’indépendance, l’homme africain a encore du mal à s’élever au-dessus du moi individuel, tribal, régional, voire national pour prétendre au moi universel garant du civisme et de la sécurité des nations. Les institutions sont fragiles et fragilisées parce que liées le plus souvent à un individu, et pour cette même raison l’on a du mal à assurer la continuité de l’État.  Aussi, cette contribution a-t-elle pour but d’établir le niveau de conscience humaine comme le paradigme du changement de mentalité susceptible de sortir l’africain de l’incivisme et de l’insécurité généralisés.

Mots clés : Changement de mentalité, civisme, niveau de conscience, sécurité.

Abstract :

To speak of incivism and security in Africa, is not it not to evoke what very closely affects the very being of the so-called black man? As a set of qualities specific to a good citizen, civility, which is the antithesis of incivism, refers above all to respect, attachment and dedication of the citizen for the community in which he lives, respect for its conventions. and its laws. This set of written or unwritten rules, social norms, aims to regulate life in society and facilitate group life. But this aptitude is an intrinsic quality related to individual and societal mentality. It is the consequence of a high level of consciousness and of a successful state organization. After several decades of independence, African man still finds it difficult to rise above the individual, tribal, regional or even national self to claim the universal self, which guarantees good citizenship and the security of nations. Institutions are fragile and weakened because they are most often linked to an individual, and for this same reason it is difficult to ensure the continuity of the state. Also, this contribution aims to establish the level of human consciousness as the paradigm of change of mentality likely to get Africans out of generalized incivism and insecurity.

Keywords : Change of mentality, citizenship, level of consciousness, security.

Introduction

L’urbanisation rapide et à outrance survenue dans nos sociétés africaines après les indépendances a été accueillie avec des acclamations vu qu’elle est considérée comme la marque de la modernité et du développement escomptés. On est heureux de profiter de l’électricité, de l’eau potable rien qu’en actionnant un bouton. On regarde avec émerveillement des rues bitumées et propres, sans poussière ; des immeubles appelés gratte-ciel, etc. Que d’infrastructures économiques, de structures et de superstructures[52] nous comptons désormais dans notre environnement quotidien qui s’accompagnent d’organisations et de lois à observer scrupuleusement. Ce nouveau décor urbain ne manque pas de modifier les comportements et habitudes acquis depuis la société dite traditionnelle.

Or, les habitudes ayant la peau dure, elles ne se laissent pas facilement modifier par les nouveaux besoins et exigences de la ville. Pendant que certains ethnocentriques attachés à une conception souvent erronée des us et coutumes, voient le processus de modernisation comme une agression de leur patrimoine culturel et cultuel, et refusent de plier l’échine devant le civisme qu’ils considèrent comme étrange et étranger par rapport aux pratiques anciennes; d’autres voix s’élèvent pour prôner une conscience universelle capable de fédérer toutes les valeurs ethniques.  Devant les habitudes de vie disproportionnées qui portent atteinte au civisme et par ricochet à la sécurité des États africains, quelle doit être la conduite à tenir pour éradiquer le banditisme civique? En clair, comment concevoir une philosophie universelle du civisme dès lors que, dès l’enfance chacun est nourri à la mamelle des mœurs ancestrales et que son identité se construit généralement dans leur assimilation? Quel peut être le rôle des traditions africaines diverses dans l’adoption de lois républicaines souvent considérées comme nouvelles et hégémoniques? Sont-elles des enclos ou des fenêtres incontournables dans l’émergence de l’africain nouveau? Dans ce contexte, le conditionnement psychologique issue de l’éducation reçue, ne constitue-t-il pas un obstacle à la manifestation du civisme chez l’individu? La tentative de résolution de ces interrogations, nous conduira certainement à revisiter quelques classiques pour y prendre des graines utiles.

Alors, pendant que Descartes en appelle à la méthode, et que Kant invoque l’impératif catégorique comme unique solution au respect de l’humanité, Leibniz conseille quant à lui de revenir à l’harmonie préétablie comme fondement divin de toutes valeurs. Ils semblent nous dire ceci: changeons notre mentalité et nous changerons notre continent, améliorerons notre mode de vie en cultivant la conscience du moi universel et nous sécuriserons notre destinée et celle de la postérité. Voilà les pistes de réflexions qu’il nous appartient d’explorer dans le cadre de cette contribution. Celles-ci nous permettront de parler premièrement du conditionnement psychologique et son impact sur la mentalité individuelle, et en second lieu, nous verrons comment la prise de conscience du moi universel pourrait être une solution au respect du civisme qui garantit la sécurité en Afrique.

1. Le conditionnement psychologique et son impact sur la mentalité Individuelle

Du latin condicio[53], état, manière d’être, situation, le conditionnement désigne en psychologie, la mise en place d’un comportement provoqué par un stimulus artificiel. Pour Ivan Pavlov[54], le conditionnement permet, à partir d’un stimulus, d’obtenir une réponse qu’il ne génère pas naturellement. Cette technique permet aux hommes de s’adapter à leur environnement en leur donnant la possibilité de prédire certains évènements importants à partir de signes avant-coureurs.

Pour les behavioristes[55], le conditionnement permet d’expliquer certains phénomènes comme l’apprentissage ou la résolution de problèmes. Il est donc au cœur des techniques de la science du comportement. Être conditionné, en parlant d’un individu, signifie être soumis à une influence externe qui guide et détermine son comportement, ses opinions, ses goûts…Dans les sociétés traditionnelles comme modernes, cette influence est palpable et a un effet non négligeable sur le civisme et la sécurité. Cela nous conduit à parler de l’impact de l’ethnocentrisme et de la citoyenneté sur le civisme et la sécurité en Afrique.   

1.1. L’ethnocentrisme, un obstacle au civisme?

D’une manière générale, l’ethnocentrisme est perçu comme une tendance commune à n’importe quel groupe humain qui consiste à interpréter et juger la culture de l’autre en se basant sur ses propres modèles culturels. Cette attitude qui est d’origine inconsciente amène l’individu ou le groupe concerné à percevoir toutes les différences par rapport à ce modèle comme un signe d’infériorité. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss (2007, p. 20)a construit le concept de l’ethnocentrisme par analogie avec celui de l’égocentrisme. Mais contrairement à ce dernier, ce n’est pas soi qui est au centre, mais sa propre culture. À ce propos il affirme ceci : 

l’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères (C. Lévi-Strauss, 2007, p. 20).

Ici, l’ethnocentrisme est au groupe ce que l’égocentrisme est à l’individu : la tendance naturelle à se considérer comme le centre de toutes choses. L’ethnocentrisme est donc un égocentrisme dans lequel l’on considère ses valeurs culturelles comme étant au-dessus des valeurs citoyennes. La première raison réside dans le fait que ces valeurs sont regardées de haut. Elles appartiennent à la ville et ses exigences, elles sont différentes et l’on ne se sent nullement concerné par ces lois de ‘’blancs’’. Car, la ville serait une pure invention du blanc, pense-t-on. Par conséquent, personne ne veut se soumettre à ces règles souvent traitées de néo-colonialistes, voire de manipulatrices.

Ainsi en va-t-il de l’opposition entre la tradition et la modernité qui suggère l’idée de ville et par ricochet celle de civisme et de sécurité. Au cours de l’histoire, les rapports entre ces deux concepts de tradition et de modernité, ont souvent été envisagés de manière divergente. Si, dans le contexte occidental, il est possible d’engager un dialogue entre ces deux termes apparemment opposés, la question se pose de savoir comment envisager ce rapport en ce qui concerne la tradition africaine, qui comme on peut s’y attendre présente tout un autre contenu que celui de l’occident. En réalité, la rencontre entre la tradition africaine et la modernité occidentale pose la question de savoir comment l’Afrique envisage-telle le projet de sa modernité à partir de ses traditions ? La réponse à cette interrogation révèle que l’histoire de la rencontre entre ces deux termes est entachée d’incompréhension, de violence, d’oppression et de soumission, qui ont abouti finalement à la négation pure et simple de cette tradition africaine. Ce qui en raison de conséquence a nourri en Afrique la conscience de l’échec qui a donné naissance à la doctrine de l’africanisme défendue par Cheikh Anta Diop[56]. La rencontre entre ces deux termes met également en évidence le phénomène de l’assimilation auquel réagi les mouvements littéraires (la négritude et la tigritude) et philosophiques (l’ethnophilosophie), qui s’inscrivent dans le cadre d’une revendication destinée à la valorisation des valeurs culturelles de la tradition africaine. Il s’agit ici de définir la manière dont les africains doivent prendre leur présent pour envisager un meilleur futur. C’est cette tâche que Marcien Towa appelle ‘’l’interrogation sur notre dessein profond’’, sur la direction à donner à notre existence. Dans cette perspective la philosophie est envisagée comme l’effort d’élucidation de notre actuel rapport au monde, plus précisément elle doit jouer ce rôle. Et cette entreprise passe par le rejet systématique de l’ethnophilosophie et de la négritude senghorienne. Les deux mouvements s’inscrivent dans le cadre de la revendication d’une dignité anthropologique propre selon la formule de A. N’Daw (1975, p. 35-36) : « Il s’agit de déterrer une philosophie africaine propre et la brandir devant les négateurs de notre dignité “anthropologique comme un irrécusable certificat d’humanité ».

Sur cette même lancée, M. Towa (1971, P. 35) suggère : « de parvenir à une saisie et à une expression philosophique de notre “être-là-dans-le-monde” actuel et à une détermination de la manière de le prendre en charge et de l’infléchir dans une direction définie ». L’effort de restitution d’une philosophie passée ne résout donc pas nos problèmes actuels. C’est pourquoi il planche pour une philosophie tournée vers le présent, voire le futur. C’est pour cette raison qu’à nos yeux, il importe d’envisager d’autres critères d’évaluation qui conduiraient la rencontre entre la tradition africaine et la modernité, à savoir la conscience du moi universel.

Au-delà des apparences, il n’est pas possible d’ériger entre tradition et modernité une cloison étanche. Nous pouvons une fois de plus réaliser la complexité de ces deux notions à la lecture de cet ouvrage d’Antoine Compagnon : Les cinq paradoxes de la modernité, dans lequel il entreprend de dénoncer entre autres la prétention de la nouveauté que revendique la modernité. L’auteur (A. Compagnon, 1990, p. 11) parle notamment de :« la superstition du nouveau », pour désigner cette propension au changement qui caractérise la modernité et qui la pousse très souvent au rejet de tout ce qui relève du passé pour ne considérer que l’actuel. Or l’expérience commune nous montre que ce qui est moderne aujourd’hui appartiendra au passé demain ; de même ce qui était déjà relégué au passé peut ressurgir pour faire partie du présent. Aussi dans le domaine artistique, certains styles vestimentaires jadis dépassés reviennent-ils à la mode au présent sans aucune difficulté. Cet exemple montre suffisamment la légèreté d’une rupture radicale entre les termes de tradition et de modernité qui appartiennent tous deux à un genre d’ethnocentrisme.

Voilà pourquoi, la mentalité ethnocentrique apparaît comme un déni du civisme à double titre. D’abord, par le refus de ce qui n’est pas sien. Ensuite, par la conservation et la transmission de sa conscience collective à travers des mécanismes culturels. Primo, du fait de son amour propre, l’ethnocentriste ne veut intérioriser une quelconque modification de son comportement au risque de se nier lui-même. Car, il est déjà conditionné par son milieu de vie qu’il essaie de reproduire même dans les cités urbaines. Ce rejet inconscient du civisme qui se traduit par la désobéissance aux règles de l’État, lui procure l’illusion de se retrouver lui-même.

Secundo, le conditionnement social fonctionne chez lui comme une sorte de lavage de cerveau qui le rend aveugle et insensible à toute autre sollicitation qui ne rentre pas dans le canevas dont il est issu. Il est d’une autre école. Celle qui se perpétue par transmission des valeurs ancestrales à l’aide d’initiation ou de génération en génération par l’éducation. Comme le dira R. Dubos (1973, p. 34.) : « Malgré tous les beaux discours, l’objectif de la plupart des écoles, y compris les universités, est le conditionnement social plutôt que le développement de l’individu. » C’est dire que dans toute société, qu’elle soit traditionnelle ou moderne, il existe toujours un conditionnement psychologique qui influence l’agir humain. Et ce conditionnement n’est pas toujours à l’avantage du civisme, même dans les sociétés dites modernes. Celui qu’impose insinueusement les groupes ethniques en Afrique sub-saharienne a maille à parti avec le civisme. Toutefois, le conditionnement n’est pas l’apanage de l’ethnocentrisme. La société moderne impacte négativement aussi le citoyen et fausse le respect du civisme, et par ricochet de la sécurité en Afrique.

1.2. Le conditionnement coupable du citoyen contre le civisme

Le conditionnement du citoyen est une réalité qui peut être perçue à deux niveaux : au plan financier et politico-technologique. Dans les deux cas, le conditionnement psychologique du citoyen rame à contre-courant du civisme et de la sécurité recherchés. Au niveau financier, nous nous appuierons sur les mots de l’écrivain portugais J. Saramago (2005, p. 12) qui soutient que :

les peuples n’ont pas élu leurs gouvernements pour que ceux-ci les “offrent” au marché. Mais le marché conditionne les gouvernements pour que ceux-ci leur “offrent” leurs peuples. Avec la mondialisation libérale, le marché est l’instrument par excellence de l’unique pouvoir digne de ce nom, le pouvoir économique et financier. Celui-ci n’est pas démocratique puisqu’il n’a pas été élu par le peuple, n’est pas géré par le peuple, et surtout parce qu’il n’a pas pour finalité le bonheur du peuple. 

Aux dires de Saramago, l’argent conditionne aussi bien les gouvernants que les gouvernés. Il contribue à modifier les valeurs premières des citoyens en les installant dans une dépendance coupable pilotée par la corruption des mœurs des administrateurs, des subalternes, des employés et fonctionnaires. Les réalités économiques difficiles accroissent la sévérité de la pauvreté et l’insuffisance d’infrastructures adéquates. Cet état de fait modifie nécessairement le comportement du citoyen. Par exemple, au village, personne ne dort dans les rues. Mais ce n’est pas le cas en ville où la cherté de la vie a jeté certains dans les nuits des marchés, des gares, sous les ponts etc., tels des forcenés.  Dans ces conditions, ils ne pensent plus au civisme, mais à la satisfaction de leurs besoins primaires. C’est donc la porte ouverte à toutes sortes d’actes inciviques : ils urineront, déféqueront dans la rue, voleront, se drogueront, tueront si possible pour survivre. Étrangers dans la ville par rapport au village, sans visage dans les rues, ils ne se sentent nullement interpelés par la conscience collective comme ils se sentiraient coupable de tels actes au village. Que dire alors de ceux qui ont perdu la notion du village parce que sans village géographiquement ou affectivement? Et que dire de ceux que l’incapacité à joindre les deux bouts du mois en cours, poussent dans la tentation du détournement de fonds et de la corruption? Abondant dans ce sens, E. Morin (2011, p. 24) fustige le développement citadin en ces termes :

le développement a créé de nouvelles corruptions au sein des États, des administrations et des relations économiques. Il a détruit les solidarités traditionnelles sans en créer de nouvelles, d’où la multiplication des solitudes individuelles. En déracinant et en ghettoïsant, il a engendré une croissance de la criminalité, encouragée par la formation de gigantesques mafias internationales. En ce sens, le développement est anti-éthique. Enfin, il a créé d’énormes zones de misère, ce dont témoignent les ceintures démesurées de bidonvilles qui cernent les mégapoles d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine.

Dans des conditions de vie exécrables, où les citadins tentent de survivre, il n’y a point d’oreille, point de conscience pour le civisme. Et cela plonge la cité entière dans une insécurité rampante, tapis dans l’ombre des misères du monde.

En plus du conditionnement issu de la pauvreté financière, il y a celui du politique et surtout des technologies nouvelles. À l’heure d’Internet et de la révolution numérique, la question que se posent les citoyens n’est plus : « Sommes-nous manipulés? », mais ‘Comment sommes-nous mentalement influencés, contrôlés, conditionnés? » Cette interjection est le constat d’I. Ramonet, (2002, p. 1) qui, grâce à de nombreux exemples puisés dans les univers cinématographique et télévisuel, montre les manières dont se fabrique l’idéologie, dont se construit cette silencieuse propagande qui vise à domestiquer les esprits, à violer les cerveaux et à intoxiquer les cœurs. Il met au jour les mécanismes et les procédés de l’endoctrinement contemporain. Comment, sans que nous nous en apercevions, les nouveaux hypnotiseurs entrent par effraction dans notre pensée et y greffent des idées qui ne sont pas les nôtres : spots publicitaires, films – catastrophes, séries policières, comédies, scènes de guerre et de violence… – toutes ces images laissent des traces subliminales dont l’influence, à la longue, finit par fortement déterminer nos comportements et par réduire notre liberté de penser et d’action.

Prenons le cas des réclames publicitaires intempestives. La publicité se présente comme une forme de communication. Elle cherche à attirer l’attention d’une cible définie au préalable. Son but est clairement incitatif et vise à faire adopter un comportement souhaité, par exemple, l’achat d’un produit ou d’un service. Pour l’entreprise, il s’agit donc de l’ensemble des actions commerciales ou industrielles afin de faire connaître du public ses produits et/ou services et d’en promouvoir la vente. Son objectif est donc d’influencer le consommateur pour le pousser à l’acte d’achat.

Bien qu’ils ne soient pas toujours conscients d’être exposés à ces publicités, les consommateurs se voient d’autant plus impactés, notamment par rapport à leurs comportements de consommation. Les publicités dites « implicites » détiennent une plus forte influence sur les consommateurs qui n’ont pas conscience d’être affectés et émettent des jugements plus forts. Lorsque les consommateurs voient leurs pensées et jugements affectés par une certaine influence, et ce de manière inconsciente et donc involontaire, on parle de « contamination mentale ». Autrement dit, chez le consommateur, la capacité d’analyse et de raisonnement peut parfois se substituer par des envies, intuitions et sentiments. Cela ressemble à l’utilisation du narcissisme dans la publicité où acheter une marque de prestige, donc chère, peut être le symptôme d’une névrose chez certains consommateurs. Cette action peut être anormale parce que ces névrosés y recherchent une supériorité, c’est-à-dire une sécurité contre leur infériorité intérieure. Ils ne conçoivent pas l’idée d’être l’égal de quelqu’un. Par conséquent, si un névrosé se sent « inférieur », il fera tout pour étonner, pour être admiré, il n’hésitera pas à acheter une marque ou un service coûteux, car il a soif de prestige et de reconnaissance Certaines personnes choisissent d’acheter une « grosse » voiture, car elles ne désirent pas être comme tout le monde et encore moins infériorisés. Par conséquent, elles s’identifient à leur machine et « la puissance de leurs voitures devient leur puissance à eux » (P. Daco, 2008, p. 207). L’achat du produit coûteux et prestigieux va donc leur permettre d’atteindre un état désiré. Le sachant, les publicitaires ne manque pas de l’exploiter pour manipuler l’individu.

Cette tentative de prise de contrôle de l’esprit et du comportement d’un individu ou d’un groupe d’individus, par l’utilisation de techniques de persuasion et de suggestion mentale qui permettent de contourner le sens critique de la personne, c’est-à-dire sa capacité à juger ou à refuser des informations; s’appelle la manipulation mentale. Elle est très souvent utilisée par les politiciens et les organes de média. Elle se différencie de la domination, par le fait qu’elle essaie d’obtenir de la ou des victimes qu’elles se comportent d’elles-mêmes, comme l’ont prévu les manipulateurs, et sans qu’elles soient conscientes de la suggestion extérieure. Cette pratique relève de l’incivisme à partir du moment où elle est, dans toutes les civilisations, décriée par la morale. La solution à cette haute manipulation viendra de la capacité qu’a tout être humain de se surpasser pour s’élever à un degré de liberté que lui procure la conscience de soi.

2. Conscience du moi universel comme solution au respect du civisme 

Rappelons que le civismedésigne d’abord le respect du citoyen pour la collectivité dans laquelle il vit et de ses conventions, dont sa loi. Il implique donc la connaissance de ses droits et de ses devoirs vis-à-vis de la société.  Le civisme exprime surtout la condition du citoyen conscient de ses devoirs. Parlant de conscience de soi, commençons par remarquer que l’homme est un être singulier qui entretient des rapports particuliers au monde et à lui-même. Ce type de rapports le distingue des autres espèces vivantes, et est généralement désigné sous le terme de “pensée” chez Descartes ou de spiritualité chez Hegel. Cette conscience de soi ou du moi universel peut apparaître comme une réponse à l’incivisme et à l’insécurité si nous l’analysons sous l’angle du cogito cartésien et de l’impératif catégorique kantien d’une part, et d’autre part sous la clairvoyance leibnizienne de l’harmonie préétablie.

2.1. Le cogito et l’impératif catégorique favorables au civisme et à la sécurité

Dans la tradition philosophique, depuis Descartes, la conscience est considérée comme constituant l’essence de l’homme. L’essence, c’est-à-dire: ce qui lui est propre, qu’il est le seul à posséder, et qu’il possède de manière innée, de sorte que l’essence est inséparable de l’existence même de l’être considéré. Ce qui est en jeu ici, c’est avant tout l’intériorité de l’être humain c’est-à-dire son mental. Le mental est un magnifique outil si l’on s’en sert à bon escient. Dans le cas contraire, il devient très destructeur. Dans l’esprit de Descartes, même si une pensée n’est pas seulement un acte mental, il est raisonnable de supposer qu’elle repose sur des actes mentaux, dont les contenus sont constitués par certaines représentations dans l’esprit. Ainsi, on attribut couramment à Descartes la conception de la pensée associée aux deux thèses suivantes : d’abord le fait que la connaissance que nous avons de nos propres états mentaux est certaine et infaillible. Ensuite, qu’Il n’y a rien dans notre esprit dont nous ne soyons en quelque manière conscient. Descartes lui-même ne soutenait pas ces thèses sans nuances, mais il y a peu de doute qu’elles forment le noyau de sa philosophie de l’esprit.

La première thèse assimile la pensée (cogitatio) à l’esprit (mens) et sert à établir le dualisme : nos pensées ne peuvent pas être identiques à des états de notre corps, parce que nous ne pouvons pas concevoir clairement et distinctement qu’elles le soient. L’esprit est donc une chose (une substance) essentiellement distincte du corps, dont la pensée est l’attribut principal et dont les diverses pensées sont des modes. La seconde thèse assimile la pensée à la conscience – ou tout au moins à tout ce qui est susceptible d’être conscient – et donne à la notion de pensée son extension maximale : celle-ci recouvre non seulement les « attitudes propositionnelles »[57], mais également les sensations.

La marque distinctive de la conception cartésienne est donc que, d’une part, elle étend à l’ensemble de ce que nous avons appelé les pensées les caractéristiques des sensations et des expériences et, d’autre part, elle tend à assimiler les contenus d’attitudes propositionnelles à des pensées potentiellement réflexives. Penser, ce n’est pas nécessairement penser qu’on pense, mais c’est au moins être en mesure de le faire. De là, on dit souvent que les pensées sont, selon cette conception, essentiellement privées : leur existence et leur nature dépendent du sujet qui les pense (les cogitationes reposent sur le cogito).

La leçon que nous tirons de cette conception cartésienne de la pensée repose sur la certitude que l’homme ne peut se dissocier de sa conscience, car elle le définit. La pensée est personnelle. Pour changer l’homme, il faut agir sur sa pensée, son mental. Dans ce cas, la solution au problème du civisme viendrait de l’intérieur de l’homme. Par une introspection qui l’amènerait à se libérer de tout égoïsme, de tout repliement sur soi, à s’ouvrir à autrui et par ricochet à l’universel comme seul garant de sa propre sécurité. Que ce soit avec Descartes comme avec Kant, nous remarquons que la discipline personnelle par la prise de conscience du soi universel est le socle du civisme et de la sécurité dans les nations. Car, Kant lui aussi constate la grande liberté humaine par la pensée et sa capacité de poser des actions en toute objectivité.

Avec Kant, nous notons que l’acte moral obéit nécessairement à un impératif catégorique (le devoir pour le devoir), et non à un impératif hypothétique (qu’il soit dicté par la prudence, vise le bonheur, ou procède par habileté). Cela veut dire que cet acte ne vise pas d’autres fins que lui-même. L’on agit moralement uniquement pour agir moralement, et non pas par recherche d’un quelconque intérêt personnel. L’impératif catégorique se distingue de l’impératif hypothétique, en ce que ce dernier porte seulement sur les moyens à utiliser pour atteindre une fin particulière déjà déterminée. Pour Kant, l’acte libre est une action dont le mobile qui détermine la volonté de l’agent à agir n’est pas empirique : il ne peut s’agir de suivre la représentation du bonheur, ou même d’agir par vertu parce que cela nous rendrait heureux, comme dans le cas de l’éthique eudémoniste d’Épicure[58].

Il faut au contraire agir non pas conformément au devoir, mais par devoir, c’est-à-dire que le mobile de la volonté doit être la loi morale elle-même, laquelle est nécessairement universelle et a priori[59]. C’est en étant pénétré de cette doctrine que le citoyen lambda pourra se conduire avec civisme. Et le respect du civisme mettra tout le monde en sécurité. L’impératif catégorique est un concept de la philosophie morale d’E. Kant (1999, pp. 97, 108, 199,121). Énoncé pour la première fois en 1785 dans Fondements de la métaphysique des mœurs, il sera ensuite repris dans d’autres ouvrages d’éthique de l’auteur. Maintes fois critiquée[60], cette notion a aussi été reprise par nombre de philosophes[61]. L’impératif catégorique de Kant est généralement connu essentiellement pour ses multiples formulations1, dont certaines sont célèbres :

Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.

Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. 

L’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle. 

Agis selon les maximes d’un membre qui légifère universellement en vue d’un règne des fins simplement possibles. 

Bien que ces quatre énoncés soient différents, ils sont tous des formulations du même impératif catégorique, qui lui est unique. L’impératif catégorique de Kant consiste en l’accomplissement du devoir, c’est-à-dire que l’action juste est inexorablement gratuite et désintéressée. L’acte gratuit est selon Kant possible du fait même de la liberté humaine. En effet, bien que l’opinion commune pense que la morale s’oppose à la liberté, selon Kant la moralité consiste à s’affranchir des instincts égoïstes pour agir raisonnablement, pour être libre. Le devoir n’a pas de contenu fixe mais seulement une forme : il est universalisable. Ce qui est juste pour l’un doit être juste pour tous. Agir raisonnablement pour sa liberté reste le seul devoir du citoyen. Pour Kant, cet agir est universel. En ce sens, il peut permettre un dépassement de soi capable de vaincre l’incivisme. N’est-ce pas cette forme d’universalité que nous retrouvons dans la formulation de l’harmonie préétablie de Leibniz ?

2.2. L’harmonie préétablie et la responsabilité morale de l’homme face au civisme

Sur le plan de la philosophie de la connaissance, Leibniz, à l’instar de Descartes, s’attache aux idées, définies comme objets de la pensée, selon leur clarté et leur distinction. Selon Leibniz, une idée est claire quand elle suffit pour reconnaître une chose et à la distinguer. Sans cela, l’idée est obscure. Les idées qui distinguent dans l’objet les marques qui le font connaître, Sont distinctes. Autrement, on les appelle des idées confuses. Pour Leibniz, il faut reconnaître l’importance de l’activité spirituelle. En revanche, l’innéisme cartésien n’est pas acceptable en tant que tel. Car l’expérience est tout au moins l’occasion permettant à l’esprit de prendre conscience des richesses qui sont en lui. Ce qui est premier et d’abord donné, c’est l’esprit, comme le prouve l’examen des principes de la connaissance, ces énoncés de base sur lesquels s’appuient nos raisonnements : ce sont les principes de contradictionet de raison suffisante. Elles prouvent que la raison est essentielle en l’homme.

Dans sa description de l’univers, Leibniz tente également de dépasser le mécanisme cartésien : aux yeux de Descartes, la matière se ramène à l’étendue géométrique. A ce mécanismes’oppose le dynamismede Leibniz, selon lequel l’univers est formé de monades, substances simples, sans parties, atomes de la nature et éléments des choses, réalités spirituelles dynamiques, analogues à des âmes. Afin de comprendre comment les choses sont reliées dans le monde, et comment l’on les saisit par son esprit. Le philosophe Leibniz propose, dans sa Monadologie, une théorie de l’harmonie préétablie (parfois appelé l’hypothèse de la concomitance).  Selon Leibniz, chaque monade est comme une horloge, elle se comporte indépendamment des autres monades. Néanmoins, chaque monade est synchronisée avec une autre par Dieu, selon sa conception de l’univers parfait. Conformément à sa théorie de l’harmonie préétablie, Leibniz fait valoir que les monades n’ont pas de rapport les unes avec les autres, chaque monade exprimant à elle seule l’univers tout entier. C’est dire qu’il y a déjà dans la monade le sentiment inné de l’universel auquel aucun citoyen ne saurait se dérober dans son attitude. Il est ainsi automatiquement réglé par Dieu pour accomplir ce qui est bien pour tous. Si cette horloge est déréglée, il faut alors procéder par une cure psychologique basée sur les principes fondamentaux de la monade.

Partout, ces principes spirituels sont en action : ils se caractérisent, en effet, non seulement par la perception, représentation du multiple dans l’unité, mais aussi par l’appétition, tendance de toute monade à agir. Toute monade perçoit l’univers et tend à exercer une action. Ainsi, se dessine un univers mobile et fluide, où tout (matière, nature et objets) est animé par les monades ou âmes. Qui plus est, il existe des niveaux dans la perception. Et cette pluralité de niveaux telle que la conscience apparaît seulement comme un degré et un passage. Si l’aperceptionen tant que telle désigne une perception distincte et aperçue par la conscience, la perception sans aperception ni réflexion est également possible. Nous ne sommes pas forcement conscient de tout ce qui nous entoure. Toutefois, ce sont ces contenus psychiques appelés petites perceptions chez Leibniz, que l’on ignore et dont on n’a pas claire connaissance, qui forment le tout de notre perception claire. Par ces petites perceptions inaperçues, nous sommes liés, de manière insensible, à la totalité du monde et du réel. Une fois de plus, nous sommes loin de Descartes, chez qui toute pensée s’accompagne de conscience.

Si des petites perceptions nous échappent, comment concevoir les rapports entre les monades ? C’est ce qu’explique la théorie de l’harmonie préétablie. Dieu a réalisé entre elles un accord, et ce à partir d’une harmonie préétablie. Dieu a, en effet, voulu créer un ensemble cohérent et a établi une harmonie entre toutes les substances. Ainsi le monde est-il organisé selon le principe du meilleur. Dès lors, nous pouvons opérer une justification de Dieu en ce qui concerne le problème du mal dans l’univers : c’est ce que Leibniz nomme théodicée. Dieu, qui n’est pas responsable du mal qui règne dans le monde, doit en être disculpé. Il a créé le meilleur des mondes possibles. C’est l’homme libre, du fait de sa conscience, qui décide ou non le mal; qui respect ou non le civisme. Pouvoir choisir, ne pas être soumis à ses instincts, sont les signes les plus évidents de la liberté humaine. Tout Homme à la capacité de dire oui ou de dire non, c’est-à-dire d’accepter ou de refuser, c’est ce qu’on appelle le libre arbitre de l’Homme, la capacité de choisir par soi-même sans être déterminé par nos choix de l’extérieur. Cet élan de l’esprit disons plutôt de la conscience n’appartient à aucune région du globe. Il n’a pas de couleur ni de race. Il est de l’ordre de l’universel. C’est la prise de conscience de ce moi qui n’est pas moi, mais qui est au-dessus de tous les egos subjectifs ; c’est cette conscience objective de soi qui triomphe de la médiocrité et des partis pris, qui sauvera nos nations.

Conclusion

Qui parle du citoyen, parle de civisme et forcement de sécurité, car c’est le non-respect des lois de la société qui produit le désordre; et le désordre appelle l’insécurité. Mais comment réveiller ceux qui dorment sur les lauriers de l’incivisme dans la cité? Telle fut la préoccupation que nous avons essayé d’aplanir en nous appuyant sur les conceptions de Descartes, de Kant et Leibniz, qui d’un commun accord, mais par des procédés différents, préconisent la prise de conscience de soi et la mise en action de la raison objective, gage de l’universalité des valeurs. Ainsi que l’atteste si bien J. Testart (2006. p. 27) en ces termes:  

Chasser le gogo qui est en chaque citoyen, faire en sorte que ceux qui n’utilisent pas (ou trop peu) leur citoyenneté se réveillent, refusent les conditionnements aliénants et exigent de vivre autrement, c’est en cela que consisterait la révolution dans une République qui nous propose les moyens de la citoyenneté.

Au vu de ces propos de Testart et de tout ce qui précède, nous devons comprendre que la solution à l’épineuse problématique du civisme et de la sécurité en Afrique sub-saharienne, réside dans la rééducation des mentalités parfois obsolètes et rétrogrades des citoyens. Mais aussi et surtout par une prise de conscience individuelle, qui consiste, dans une discipline personnelle. Pour y parvenir, il faut retourner à soi-même et aux valeurs universelles du devoir désintéressé. Car les menaces qui pèsent sur nos sociétés sont légions et n’épargnent personne. En ce sens, un sursaut républicain s’avère nécessaire, qui consistera dans le respect scrupuleux des institutions et lois préétablies; quand bien même cela ne satisferait pas les desseins égocentriques des uns et des autres, mais l’intérêt général. 

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LA SYMBOLIQUE DES NOMS DES PERSONNAGES ET DES PAYS         OU L’ESTHÉTIQUE DE L’IDENTIFICATION DANS EN ATTENDANT LE VOTE DES BÊTES SAUVAGES DE KOUROUMA

Yaovi Mathieu AYESSI

Université d’Abomey-Calavi (Bénin)

ayessmathi@gmail.com

Résumé :

L’onomastique est la science qui étudie les noms. Pour reproduire l’épistémè colonial et postcolonial africain, Ahmadou Kourouma a recours à une fixation nominale littéraire qui lui permet de mettre en évidence, à travers l’étymologie, la valeur sémantique des référents de lieux et de personnages. Les noms des pays et des personnages constituent l’un des traits essentiels dans la compréhension de la fiction romanesque de l’auteur. Chez Ahmadou Kourouma, le nom est, pour l’acte d’écriture, une stratégie de reconstitution de l’histoire et de l’espace politique africains. La présente étude entend donc évaluer la portée, à la fois philosophique et esthétique, des noms des personnages et des pays dans le roman de Kourouma. Pour mettre en lumière la relative porosité entre le roman d’A Kourouma et l’histoire, l’analyse s’articulera autour des questions de comparatisme.

Mots clés : Esthétique, identification, nom, politique, totem.

Abstract :

Onomastics is the science which studies the history and origin of names, especially names of people. In order to reproduce the african’s colonial and post-colonial reality, Ahmadou Kourouma resorts to a literary nominal fixation which allows him to prove the semantic value of the referents of places and characters through their ethnology. The names of countriesband characters constitute one of the essential touches for the understanding of the author’s romantic fiction. With Ahmadou Kourouma the mame sets any writing in the position of reconstruction of the history and the political space of Africans. The problematic underlying the present study is to value the philosophic and esthetic scope of characters’names and countries in Kourouma’s novel. A sociological study of Kourouma’s novel seems to be historical and comparative.

Keywords : Aesthetic, identification, name, politics, totem.

Introduction

Chez Ahmadou Kourouma, les noms des pays et des personnages ne laissent pas le lecteur indifférent. La toponymie et l’anthroponymie, deux aspects de la fixation nominale chez l’écrivain, se trouvent dans une interdépendance complexe et participent d’une « signification fonctionnelle », pour reprendre l’expression de Tzvetan Todorov (2001, p. 18). Des critiques littéraires dont Makhily Gassama`(1995), Madeleine Borgomano (1998), Jean Ouédraogo (2010), se sont interrogés sur la langue d’écriture de Kourouma. Mais l’intérêt pour le style d’écriture du romancier a suscité, chez la plupart de ces critiques, des analyses qui se sont orientées vers l’étude de la présence du La structure de la langue malinké dans ses romans, ou encore vers ses intentions ”d’abâtardir” la langue française ou d’écrire l’histoire de l’Afrique contemporaine.  La lecture des fictions narratives de Kourouma en général, et celle de En attendant le vote des bêtes sauvages en particulier, selon le point de vue de B. K. P. Diandué (2003, p. 243), donne à voir les noms des pays et des personnages comme des « masques transparents », qui renvoient à tout un programme esthétique et philosophique. Car les caractéristiques que l’écrivain confère aux pays, et les habitudes, attitudes et manies qu’il attribue aux personnages lui permettent d’évoquer et d’illustrer les problèmes des pays fictifs autant que les responsabilités des acteurs en présence.

La présente étude vise à montrer la valeur opératoire Du nom en tant que matériau littéraire dans le processus de reconstitution de l’histoire et de l’espace politique africains. La démarche est à la fois sémiotique et herméneutique. Il s’agit de mettre en lumière les représentations lisibles dans les dénominations totémiques. Mais cela ne peut être possible qu’après une reconstitution et une représentation de la carte géopolitique de l’Afrique qui permettrait d’expliquer et de justifier l’application de ces dénominations à des Etats identifiables dans la réalité. Le projet de dénonciation et d’engagement de la fiction de Kourouma utilise une stratégie qui combine toponymie, totémisme, devinette et devise.

1. Anthroponymes et toponymes dans En attendant le vote des bêtes sauvages

1.1. Les attributs anthroponymiques

L’immense majorité des travaux consacrés à la culture mandé par des chercheurs tels que Youssouf Tata Cissé (1994), Lylian Kesteloot et Bassirou Dieng (1997), Fodé Moussa Sidibé (2011) révèle une conception du monde et une mythologie très vaste et très profonde. Dans cette aire culturelle, la fixation nominale, par exemple, n’est généralement pas gratuite ; le nom est porteur d’un message et peut être entendu comme « la carte d’identité » de celui qui le porte. Dans une version de l’épopée de Ségou recueillie et publiée par L. Kesteloot (1972, p. 65), le griot fait observer : « (…) on vient au monde pour se faire un nom/ Si tu nais, grandis et meurs sans avoir un nom,/tu es venu pour rien, tu es parti pour rien ».

Le nom a donc une importance pour la vie, et même pour l’après-vie. L’homme africain est appelé à honorer son nom et à le léguer en héritage à une descendance qui en sera fière. Selon l’une des conceptions étymologiques assez répandues sur les noms des peuples du Mandé, les Bamanan (Bambara) seraient « les gens du crocodile », les Malinké des « gens de l’hippopotame » et les Manenka des « gens du python ». Reprenant à son compte cette conception au Mandé, Kourouma établit une équivalence entre les personnages humains de son univers romanesque et les bêtes sauvages, et ce, à travers des métaphores animalières. Pour analyser les personnages ainsi que leurs actions à travers l’œuvre du romancier, « nous ne pouvons [donc] pas ignorer la façon dont les auteurs les nomment », pour reprendre les termes de J.-P. Ryngaert (1991, p. 115).

Dans le roman de Kourouma, le nom affiche, par une allégorie narrative[62], une finalité d’identification à un archétype. Le cadre narratif des bêtes sauvages constitue le point d’ancrage des anthroponymes dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Dans ses analyses du rapport entre l’Histoire et la fiction dans En attendant le vote des bêtes sauvages, B. K. P. Diandué (2003, p. 202) part de la dialectique entre hommes de chair et hommes de papier pour dégager « les couples Koyaga/Gnassingbé Eyadéma, Bossouma/Bokassa, l’homme au totem léopard/Mobutu, Nkountigui Fondio/Sékou Touré, Tiékoroni/Houphouët-Boigny et l’Homme au totem hyène/Hassan II ». En réalité, il s’agit plutôt d’une identification des assimilations que Bi Kakou Parfait Diandue a faites entre les personnages de Kourouma et les personnes et personnalités réelles. Mais ces personnes et personnalités devenues personnages dans l’univers romanesque ne sont, pour autant, identifiables en dehors des territoires ou des pays à la tête desquels elles se trouvent.

1.2. Les toponymes dans la fiction narrative

Le commerce triangulaire a conduit à désigner le pays africain où on venait chercher les esclaves par la « Côte des esclaves » (l’actuel Bénin), l’or par la « Côte de l’Or » (l’actuel Ghana) et l’ivoire par la « Côte-d’Ivoire ». La désignation des pays dans En attendant le vote des bêtes sauvages offre une belle illustration de ce procédé de nomination. En effet, A. Kourouma (1998, p. 256), le Pays des Djebels et du Sable est « un pays musulman du Nord de l’Afrique » avec, à sa tête, « un potentat au totem chacal du désert ». « Djebel » est un mot français emprunté à l’arabe et désignant une montagne ou un massif montagneux. La plaine est faite de dunes de sable formant le Sahara. Les deux références, apparemment disparates, forment un ensemble cohérent. Ce toponyme procède d’une reconstitution de l’histoire politique du Maroc. Le colonisateur, en entretenant une guerre de sécession, a fait naître deux Etats en conflit jusqu’à ce jour : le Maroc et le Sahara occidental. Il s’agit d’un découpage territorial selon l’histoire, c’est-à-dire la matrice qui a donné naissance à ces pays actuels. La terre, le totem et l’Histoire deviennent les éléments premiers d’identification.

Chez A. Kourouma, le nom du pays fait partie intégrante de la trame historique. Ce processus de localisation spatiale apparaît déjà à travers les formules opératoires de partage du monde entre les grandes puissances pendant la Deuxième Guerre Mondiale (Kourouma, 1990). L’auteur évoque « les empires du sud »qu’il identifie aux Négrities et aux mers australes ; « les empires du Nord » pour désigner Londres, les Iles britanniques et tous les océans nordiques ; « les empires de l’ouest » en parlant de New York, des Amériques et des océans du couchant, « les empires du levant » pour signifier Moscou, les Russies et tous les océans orientaux  et « les empires au Milieu » en référence aux territoires compris entre Berlin, les Frances, les Italies et les mers du Milieu (Ahmadou Kourouma, 1990, 209). Ce faisant, l’écriture romanesque reflète les conflits d’une idéologie impérialiste et paternaliste de l’Occident. Le nom d’un territoire ne représente plus un simple lieu, mais un schème généalogique, matérialisant la relation subtile qui se noue entre les espaces, les politiques et l’histoire.

En effet, selon A. Kourouma  (1998, 227), « le pays de l’homme au totem léopard est le bassin d’un des plus grands fleuves du monde. Le territoire est appelé la République du Grand Fleuve ». Dans le même sens, le Pays des Deux Fleuves, comme son nom l’indique, est un territoire alimenté par deux fleuves à savoir Oubangui et Chari. Il s’agit d’un jeu de fictionalisation pour désigner l’actuelle Centrafrique. C’est par l’hydrographie que R. Maran (1938, 14) désignait ce territoire de l’Afrique équatoriale, « Oubangui-Chari (…) limité au sud par l’Oubangui, à l’est par la ligne de partage des eaux du Congo-Nil, au nord et à l’ouest par celle du Congo et du Chari ».

2. Les procédés de création onomastique dans le discours romanesque

Nombre de procédés narratifs donnent une autre dimension à la production romanesque de Kourouma et ont comme objectif instrumental de fournir au lecteur des informations de type historique, sociologique ou géographique permettant de comprendre les allusions à des événements ou à des situations implicites. La technique est soutenue par une rhétorique spécifique.

 2.1. La périphrase : une réponse poétique à la colonisation de l’Afrique

Dans le domaine de la toponymie, un nombre important de périphrases désignent des pays du monde. On connaît l’Albanie sous la périphrase de pays des Aigles, l’Afrique du Sud, la Nation arc-en-ciel, l’Egypte, le pays des Pharaons, l’Australie, le pays des kangourous, le Burkina Faso, le pays des Hommes intègres… L’œuvre romanesque de Kourouma reproduit, abondamment, cette manière de désigner des pays par des périphrases. Chez cet auteur, l’acte de désignation d’un Etat est un choix motivé. Le nom des pays constitue un trait essentiel dans la dénomination et la lecture de l’être et du faire des dirigeants qui sont à leur tête. Un humour et un réalisme souvent critiques constituent la base de cette motivation, même si l’auteur choisit de brouiller les cartes pour assurer la nature de fiction à ses écrits. Si la périphrase permet à l’écrivain d’installer son œuvre dans la fiction, elle n’empêche pas, pour autant, d’identifier bien des aspects de la réalité que l’auteur veut peindre.

Le jeu du romancier est clair : observer la société et ses maux, l’Afrique contemporaine et ses problèmes afin d’en faire la matière de sa fiction romanesque. L’option que choisit l’écrivain, celle de la dénonciation, de la critique, transforme sa création en un acte politique. Il est alors assimilable à ce que Marie-Claire Durant Guiziou (2002, p. 1673) appelle «l’auteur-onomaturge [… qui] est donc avant tout un créateur qui emprunte, remanie, transforme, efface, façonne, dissimule, évoque, caricaturise, ironise et fabule dans le tourbillon d’un système de nomination qu’il bâtit au fil de son texte ».

Par cette filiation topique, Kourouma schématise l’histoire ; ces noms de pays racontent qu’il existait un temps de l’unité qui a précédé le temps de la dualité, de la séparation. Par ces périphrases, Kourouma crypte l’histoire de l’Afrique et les attitudes totalitaires de ses dictateurs, produisant ainsi une fictionnalisation de l’histoire.

En témoigne, le pays ou la république du Golfeayant pour président Koyaga, qui, sous la plume de Kourouma (1998, p. 182), acquiert le pouvoir suprême« par l’assassinat et l’émasculation ». La république du Golfe, une périphrase qui fait écho à la république togolaise. En réalité, le nom golfe présente l’ambiguïté logique d’une périphrase (à la fois espace géographique maritime ou lacustre avancée dans la mer et préfecture du Togo située en mer bordière) et n’est décodable qu’en référence au premier pays un coup d’État perpétré sur le sol africain au lendemain des indépendances.  Cette esthétique de dénomination dénote de ce que le nom d’un lieu (et cela est valable pour une personne) n’appartient qu’à l’histoire même du lieu ou de la personne. 

 2.2. La périphrase : entre création de devinette et devise d’une création

Les attributs onomastiques décernés à chaque pays et à son dirigeant s’interprètent comme un renouement avec une tradition en voie de disparition. Il s’agit des devinettes, des paroles littéraires que les anciens ont exprimées et construites pour développer les aptitudes intellectuelles chez les jeunes. En prenant l’option de désigner les chefs d’Etat et autres hommes politiques par des formules périphrastiques, Kourouma nous conduit sous à jeu intellectuel, puisqu’il n’énonce pas, il suggère et connote. En réalité, le sens des paroles à fondement ne se manifeste qu’au terme d’un exercice herméneutique. Pour décoder ces périphrases plus ou moins transparentes, il suffit de connaitre ou d’avoir connu les personnalités ainsi désignées et de faire le lien avec des informations d’ordre géographiques, historiques et sociologiques. En parlant de « l’homme au chapeau mou », de « l’homme en blanc », de « l’homme au poitrail caparaçonné de décorations », Kourouma entraîne le lecteur dans un voyage réflexif. En se limitant aux seules dénominations totémiques, on peut, sans aucune difficulté, tracer la courbe existentielle des dictateurs ubuesques dont le roman offre un répertoire. Ce procédé de dénomination induit un programme de vie, une manière de lire l’instinct bestiaire dans le comportement des personnages.

Sous la plume de Kourouma, la dénomination totémique s’illustre ainsi dans le recours constant aux animaux pour forger des devises[63]. La devise éveille le spectre de la dictature, de la boulimie du pouvoir. Plus encore, ces dénominations servent de développement prospectif au récit. Les anthroponymes, tout autant que les toponymes, constituent, pour ainsi dire, de véritables programmes narratifs. Kourouma s’emploie à donner écho aux actes et comportements des personnages par leurs noms. Ce mode de fixation nominale incarne la tendance, chez Kourouma, à exhumer et à explorer un champ de pratiques et de savoirs endogènes qui mettent en relief le lien entre le mythe et le tempérament du personnage. Il en est de même des noms de lieux. Ainsi, Kourouma désigne-t-il la tribu qui a vu naître Koyaga par « le pays paléo », « le pays des hommes nus ». Evoquant à la fois village, tribu, communauté et nation, le nom pays n’est tire sa signifiance de l’histoire précoloniale, l’état de nudité étant une pratique séculairement ancrée dans les mœurs des montagnards, eux que le romancier désigne par l’ethnonyme de « Paléonigritiques ». En donnant sens aux symboles de l’histoire, l’évocation des lieux référentiels aboutit à « l’édification du mémorable », selon M. Diagne (2005, 273).

Le lecteur se rend compte alors de ce que l’enjeu d’une telle esthétique, dans l’œuvre de Kourouma, est fondamentalement politique, peut-être identitaire, surtout quand on sait que le pays dont l’écrivain est originaire a été déchiré par la question de la nationalité au point qu’il sera, lui-même, contraint à l’exil. La création romanesque devient un acte politique par lequel l’écrivain compare le passé où régnaient des ensembles harmonieux et le présent des pays créés par la colonisation.

En prenant l’option d’identifier les pays ou territoires à partir des éléments structurant le paysage, Kourouma suggère, implicitement, la problématique du « recours » aux sources,. Il s’agit là d’une perspective moins essentialiste et moins nostalgique mais plus productive d’un point de vue esthétique. C’est aussi une manière de mettre en évidence ce que les Africains ne savent plus d’eux-mêmes.

Il s’agit donc de tout un programme esthétique et philosophique qui fait une place à l’engagement personnel de l’auteur et à la dénonciation des comportements et actes politiques cruels. Dans ce programme, le choix du nom du territoire traduit une position idéologique : la dénonciation du rôle du colonisateur, mais surtout la mise en relief la responsabilité et de la boulimie des nouveaux acteurs politiques nationaux. La symbolisation par le nom montre toute une pensée sociale qui s’exprime à travers les personnes et les personnages de l’œuvre de Kourouma.

3. Dénomination totémique et questionnement identitaire dans le roman de Kourouma

L’analyse de la dénomination totémique s’intéresse à la présence simultanée de dénominations animales en association avec un être humain. Ce mode de dénomination implique une supposée descendance commune de l’homme et d’une espèce d’animaux. Cette identification des personnes ou personnages par des noms d’animaux se réduit, dans le roman de Kourouma, à une illustration particulière d’un pacte ou d’une alliance entre les personnages et les espèces correspondantes.

3.1. Le symbolisme dans les anthroponymes

P. Hounsounon-Tolin (2008, p. 93), conçoit que «les noms de personnes ont des sens philosophiques, des significations qui méritent d’être explicitées, d’être psychanalysée (sic)»  En effet, les dénominations des personnages préfigurent leurs rôles et leurs comportements et traduisent toutes leurs motivations et leurs actions dans le récit. Kourouma allie donc sa volonté et son programme de création avec le principe philosophique des peuples de la sous-région pour créer des noms-programmes, tant pour les personnages que pour les lieux (territoires et autres espaces de l’action) de ses personnages.

Le totem, une espèce naturelle, désigne généralement un animal considéré comme l’ancêtre et par suite, comme le protecteur d’un clan, objet de tabous et de devoirs particuliers. Il existe, également, des totems personnels à travers lesquels chaque individu entretient des rapports analogues avec le clan. On parle alors de devise. La dénomination totémique exprime la ‘’parenté’’ entre l’homme et la nature. Dans les romans de Kourouma, les totems ne sont pas construits dans la perspective de protection ni de création de lien protecteur entre l’animal et l’individu. Le personnage ainsi étiqueté prend plutôt son totem pour emblème et s’identifie à lui. Comme dans l’art cynégétique, entre chasseurs, on n’appelle jamais le lion et plus généralement les animaux chasseurs par leurs noms, les narrateurs chez Kourouma ne désignent souvent pas les dictateurs africains par leurs vrais noms à l’état civil ; ils procèdent, généralement, par un jeu de périphrase. Pour l’écrivain, l’univers politique se présente donc comme une brousse inhospitalière avec une faune carnassière (d’hyènes, de panthères, de vautours, de crocodiles) qui dicte sa loi. Kourouma en arrive ainsi à rattacher les situations sociales aux personnages et, surtout, à leurs totems.

Par le procédé de l’initiation, Kourouma confère les caractères les plus extrêmes à ses personnages. Pour décrire le comportement social et politique de Koyaga, l’écrivain l’étiquète par la périphrase «l’homme au totem faucon».A l’instar du faucon, symbole de la chasse, patron du pouvoir guerrier, caractérisé par la rapacité et le cynisme, le Président de la République du Golfe incarne un art de gouverner qui l’identifie à son animal totémique. Au lendemain du putsch qu’il a perpétré, son repli dans son village natal situé dans le Nord est assimilé à la trajectoire d’un aigle. Le narrateur d’A. Kourouma (1998, p. 182) juge qu’il est de « la race de l’aigle qui ne se régale du coquelet arraché à la basse-cour que dans son nid au faîte du fromager ». Le totem faucon devient alors un précieux indicateur de la gestion du pouvoir par Koyaga. Il s’agit là d’une référence subtile au statut de prédateur du faucon que l’écrivain confère au personnage.  Mais Koyaga se définit également comme l’homme aux mille avatars, confirmant ainsi les défauts et les déviances par lesquels il va s’illustrer, à commencer par l’élimination cynique de ses compagnons d’arme qui l’ont porté au pouvoir.

Tiécoroni, dans le roman, est appelé « l’homme au totem caïman ». De cet animal, il tient la longévité du pouvoir. En choisissant de désigner le personnage par la périphrase ainsi construit, Kourouma insinue une description caractérielle et psychologique. Derrière donc cette allusion à peine voilée au président Houphouët-Boigny, se cache l’intentionnalité de l’écrivain à traduire la longévité au pouvoir du dictateur, et à dénoncer sa volonté de s’y éterniser, « le caïman étant appelé et reconnu comme la plus ancienne des bêtes terrestres », souligne A. Kourouma (1998, p. 184).Sur les traces de son animal totem qui a beaucoup de connotations négatives, lorsqu’on considère les attaques qu’il mène au sein des populations, l’homme au totem caïman règne sans partage sur un territoire où les emprisonnements et les assassinats politiques sont érigés en règle, et orchestre des coups d’état contre les dirigeants des pays voisins. Ces qualités spécifiques et surtout sa volonté de s’éterniser au pouvoir s’incarnent dans le sobriquet malinké que le romancier lui confère, Tiecoroni, qui signifie « petit vieil homme », une référence à son physique, à sa petite taille.

Si le Bélier de Faso, Président de la République des Ebènes a pour totem caïman, un animal aquatique, le Président de la République du Grand Fleuve, a pour totem le léopard, un carnassier, de la famille des félidés, caractérisé par l’agressivité, la brutalité. A la manière de son animal totem, il se complaît dans la solitude, passant le clair de son temps sur un bateau, le bateau présidentiel, s’isolant ainsi du peuple et de sa misère. Entre ce que disent les totems et les pratiques des dictateurs, des analogies très étroites se font jour et obligent à interroger l’histoire. Il n’est un secret pour personne que durant son « règne » Mobutu arborait partout et en tout temps des vêtements en peau de léopard, voyant en cette dernière l’emblème du pouvoir.

L’hyène est le totem du président du pays des Deux Fleuves. L’hyène est, en milieu mandingue, le symbole même de la bêtise et du déshonneur.  Dans le roman de Kourouma, Bossouma, signifie gros pet avec une puanteur nauséabonde.  Symbole des orgies obscènes, le dictateur au totem hyène ne s’embarrasse à faire l’amour en direct devant toutes les caméras du monde.  Mais l’hyène, c’est aussi l’animal au pouvoir de divination très élevé, ainsi qu’on le remarque chez Bossouma qui, pour prévenir les coups d’Etat, rentre de ses voyages officiels incognito, fait mettre en place la haie d’accueil, remonte dans son avion, fait des tours avant de redescendre.

Nkoutigui Fondio, l’homme en blanc, Président de la République des Monts, a pour totem le lièvre, un lagomorphe voisin du lapin. Le lièvre (dont l’espèce vivant dans les montagnes abhorre des couleurs variables selon les saisons) incarne la ruse, la malice. En faisant du totem lièvre l’attribut onomastique du Président de la République des Monts, Kourouma campe un personnage qui laisse entrevoir le triomphe potentiel des faibles sur les forts et les puissants. A l’image de son animal totem dont il incarne les traits, l’homme au totem lièvre joue de mauvais tours à ses adversaires politiques en usant de la ruse pour conserver le pouvoir.

Si dans les récits de chasse, tout ce qui arrive à un chasseur a une cause, une explication, dans l’univers romanesque projeté par Kourouma, tout acte que pose chacun des dictateurs s’explique par la nature même de son animal totem. L’autre membre de la confrérie des dictateurs auprès de qui Koyaga achève son initiation est un musulman blanc et non un féticheur nègre imprévisible et peu fréquentable à l’instar de Bossouma, l’homme au totem hyène. Ainsi, comparativement au chacal, son totem, un redoutable magicien, capable d’attirer le chasseur dans un guet-apens, selon K. A. Mariko (1981, p. 12), l’homme au totem chacal employa différents stratagèmes lors des complots ourdis contre lui, des complots qui seront réprimés dans le sang. En s’inspirant du chacal du désert, caractérisé par le sens de l’opportunisme et la ruse du renard, l’homme au totem chacal, séquestré par l’armée mécontente, ainsi que l’écrit A. Kourouma (1998, p. 256), « parvient à séduire les geôliers, à s’échapper et à retrouver son pouvoir ». A l’instar du chacal qui, chassé par l’homme et malgré les tueries ou les empoisonnements, résiste et survit, l’homme au totem chacal joue au mort et parvient à survivre à l’attaque perpétrée contre son avion.

Comme le chacal du désert, le souverain du Pays des Djebels et du Sable réussit, par le recours à la communication orale, à retourner son peuple, qu’il sait le détester, contre le colonisateur dans le conflit territorial qui les oppose. S’étant saisi d’un drapeau vert et du Coran, le roi se met à haranguer la foule, un vendredi après la grande prière publique. A l’image de son totem, le dictateur se comporte en redoutable prédateur et fait main basse sur le pouvoir et les biens publics.

Le code de moralité est alors tributaire de l’animal auquel le personnage s’identifie. A travers ce processus de fixation nominale épurée des stéréotypes fictionnels, s’établit un lien entre identité nationale et dénomination totémique[64]. Par la technique de la figuration, le romancier réussit à représenter, sous des voiles transparents, Houphouët-Boigny, Eyadéma, Hassan II, Bokassa, Sékou Touré, et bien d’autres dictateurs sur une sorte d’arbre généalogique qui allie parenté et similitudes. Dans les récits de Kourouma, chaque dénomination totémique constitue un instrument privilégié de compréhension des personnages, de leur vie, de leur destin : une propension à l’animalité. De même, Kourouma utilise chaque dénomination totémique en guise de programme narratif. Cette stratégie d’écriture a une importance narratologique certaine, car elle permet au récit de se déployer, pour confirmer, par des actions, les traits de caractères propres à la bête sauvage choisie, et dont le dictateur est désormais le dépôt.

Les totems aident à construire l’identité des figures anthropomorphes qui se révèlent à travers une zoonymie. Il s’agit des noms-symboles, à peu près toujours les mêmes, empruntés au monde des bêtes sauvages et qui permettent de résoudre les analogies qu’on est obligé de constater entre les deux univers, l’un culturel et l’autre fictionnel. Le nom de chacun des animaux totems a valeur de signifiant dont le signifié est une vertu ou un défaut. On peut alors dresser une sorte de répertoire des personnages en corrélation avec les totems.

Répertoire des noms totémiques des personnages de En attendant le vote des bêtes sauvages

Le répertoire qui suit est assez illustratif car, il a l’avantage de présenter des données indispensables à la compréhension des comportements des personnages concernés. 

Identité et statutAnimal TotemTraits naturels  Symbolisme  
Koyaga/ l’homme au totem faucon, l’homme aux mille avatars/ Président de la République du GolfeFauconVitesse, rapidité, rapacité  Art de gouverner par cynisme et par instinct
Tiékoroni/ l’homme au totem caïman/le Bélier de Faso/ Président de la République des EbènesCaïmanReptile crocodilien caractérisé par la longévitéVolonté de s’éterniser au pouvoir
L’homme au totem  hyène ou charognard /Empereur du Pays aux Deux FleuvesHyèneMammifère se nourrissant de charogne ; orgies obscènes, tyrannieStupidité, boulimie et confiscation du pouvoir
L’homme au totem chacal /Souverain des Pays des Djébels et du SableChacalMammifère carnivore, proche du renard caractérisé par la filouterie, la lâcheté Avidité, et ‘’main basse’’ sur le pouvoir, sur la chose publique
L’homme au totem léopard /Président de la République du Grand FleuveLéopard Carnassier, de la famille des félidés, caractérisé par l’agressivité, l’agilitéPrédation du pouvoir dans la cruauté
L’homme au totem lion /Président d’un pays de la Corne de l’AfriqueLionGrand carnassier caractérisé par la férocité et l’indolenceSymbol royal, usage de la force, de l’arbitraire pour s’imposer
Nkoutigui Fondio/ l’homme au totem lièvre/ l’homme en blanc/ Président de la République des MontsLièvreRongeur, voisin du lapin, caractérisé par la rapidité et dont l’espèce vivant dans les montagnes abhorre des couleurs variables selon les saisons Usage de la ruse pour conserver le pouvoir

À lire ce tableau, on perçoit le sens connoté qui se dégage des noms et des totems des personnages de Kourouma. La faune offre surtout le type de totem convoqué, car dans les récits de l’auteur, le totem renvoie à des comportements animaliers. L’animal devient un masque transparent, une représentation essentielle de la vision du monde de chaque personnage et du programme politique de chaque dictateur, et pour Kourouma un véritable programme d’écriture. Le programme dont il est question s’appuie sur l’Histoire, l’anthropologie culturelle et la politique contemporaine pour esquisser une fiction dans laquelle la dérision et la volonté de s’en prendre à la dictature sont servies par des emprunts à la création artistique de la confrérie des chasseurs. Dans le donsomaana[65], le donsojeli[66], en brodant sur des événements plausibles, en les transformant en faits extraordinaires, construit un monde qui a sa logique propre, et où les personnages sont identifiés à des animaux chasseurs.

Il s’agit, pour Kourouma, de dénoncer, par cette forme de représentation du monde sauvage, la bêtise, le sanguinaire, la férocité et en même temps de brocarder les tares des dictateurs qu’il peint. Cette assimilation du comportement du personnage à celui de son animal totem est une illustration supplémentaire de la « parenté » des personnages de Kourouma avec les membres d’une même confrérie. Par ailleurs, le romancier convoque aussi le mythe pour créer les noms et les caractères de ses personnages.

3.2. Onomastique et paroles à fondement des chasseurs-donso

S’il est vrai que le mythe a souvent été analysé, exclusivement, en termes de récit, il est à souligner qu’il connaît des mutations et peut également s’appréhender comme un processus dont on peut attester la valeur opératoire dans le mode de fixation nominale. Le propos vise donc à montrer que les archétypes d’animaux prédateurs désignant les dictateurs et les réseaux qu’ils constituent avec les espaces conditionnés s’organisent en mythologie.

Ahmadou Kourouma exploite également les faits culturels des régions. Ainsi fait-il de multiples allusions à l’initiation de ses personnages, et ces initiations s’incarnent souvent dans la quête. En effet, l’initiation est avant tout un voyage, une quête permanente des composantes de l’univers ainsi que des liens subtils et profonds qui les tiennent. C’est un cheminement, du manque vers la compensation, de l’ignorance vers la connaissance ou le renforcement des principes spirituels. Par exemple, chez les communautés bambara, dioula ou malinké, le chasseur novice, avant de fréquenter la brousse, va à l’école des maîtres-chasseurs pour les écouter, les admirer et se faire initier, ainsi que l’évoque A. Kourouma (1998, p.183). Au cours du cycle initiatique, il y a, entre autres, l’attribution d’un nouveau nom à l’impétrant. La dénomination ayant pour référence un animal, généralement sauvage, et qui, de facto, devient son totem avec un engagement de fidélité.

Les attributs onomastiques que Kourouma déploie dans En attendant le vote des bêtes sauvages ont pour matrice la diégèse mytho-sociale des communautés de l’aire culturelle mandingue. Chacun des dictateurs dont le répertoire vient d’être présenté est placé sous le signe d’un totem qui s’incarne dans une bête sauvage, un animal du panthéon cynégétique. Ce sont, à la fois, des animaux réels et des animaux mythiques que la tradition investit de qualités et de puissances spécifiques. Il est donc essentiel de prendre en compte les données totémiques dans l’analyse de la perception que les guides suprêmes ont du pouvoir en Afrique.

Ces dénominations totémiques traduisent un processus de construction de mythes, étant donné que ces personnages représentent des génies contemporains, en relation avec Moussokoroni, personnage censé représenter l’être qui répand la terreur et la mort partout sur son passage. Certes, il n’est pas fait état de la genèse du Mandé dans les récits de Kourouma. Mais, symboliquement, les personnages clés de la cosmogonie Mandé sont représentés. « Le dictateur au totem faucon », par exemple, acquiert le pouvoir suprême du Golfe par assassinat et émasculation. «L’homme au totem caïman» règne sans partage sur le territoire de la république des Ebènes et érige en règle les emprisonnements et les assassinats politiques. «L’homme au totem lièvre» est spécialiste des tortures les plus abominables, des humiliations extrêmes de ses adversaires politiques condamnés à morts. Il se plaît à entretenir des intimités avec les femmes de ces hommes politiques à la veille de leur exécution. « L’homme au totem léopard », pour sa part, est d’une férocité égale à celle de son animal totem au point de parvenir à expulser du ventre de sa femme, Annette, et d’un coup de soulier, un fœtus. « L’homme au totem chacal » s’illustre dans les répressions les plus inhumaines avec le prétexte d’avoir reçu d’Allah la mission de faire périr le tiers de la population habité d’idées néfastes. Fantasmes extrêmes et volonté de détruire se retrouvent chez les mêmes personnages.

Etant donné l’acte de mort et de destruction qu’impliquent les régimes totalitaristes, toute personne, dont le comportement porte atteinte à la vie, est considérée, notamment par les prêtres de la société d’initiation du komo, comme la fille spirituelle de Moussokoroni. La dénomination totémique secrète donc une mythologie sous-jacente qui infléchit la politique dans la chasse. L’accumulation des symboles relevant du bestiaire met en relief les défauts ou déformations chez les personnages cibles. De ce point de vue, le lien qui s’établit en termes de forme, de couleurs ou d’attitudes, entre comparants et comparés, entre règne animal et règne humain, donne du relief à l’expression. Analysant les traits formels et stylistiques adoptés par le donsomaana, Roger Tro Deho (2010, p. 211) recense, entre autres, « l’abondance des périphrases, des comparaisons, des métaphores ». La dénomination totémique chez Kourouma relève donc d’une stratégie d’ancrage de l’intrigue dans le discours du donsomaana, tout comme elle livre les traits extravagants des personnages. L’écrivain crée ainsi une confrérie dont les membres partagent l’option fortement imprégnée d’être des avatars de bêtes sauvages. Une ironie certaine perce sous la plume de Kourouma : l’écrivain vante les personnages par leurs noms forts, mais plus il aligne ces noms, plus le lecteur perçoit le côté grotesque desdits personnages. Ainsi, en même temps qu’il utilise ces noms pour dénoncer les dictateurs et leurs travers, Kourouma exploite le fond mythique de certains récits du donsomaana pour donner du relief aux épisodes de ses romans, rendant ces derniers à la fois inspirés d’un fantastique et d’un merveilleux nouveaux. La dénomination totémique fait entrer le récit dans la sphère du donsomaana.

On se rend compte alors que la dénomination totémique devient le truchement par lequel le discours de Kourouma révèle comment le mystique devient un vecteur de gestion du pouvoir en Afrique, articulant la relation entre les dictateurs, le totémisme et les pratiques rituelles. Aux différents totems par lesquels le narrateur-sora identifie les dictateurs dont il récite le donsomaana, s’ajoutent d’autres génies traditionnels négro-africains qui impliquent des pratiques rituelles. Or, tout rituel a pour point de départ ou s’articule autour d’un mythe. Koyaga dispose d’une météorite qui lui permet d’échapper aux différents complots ourdis contre lui, et qui fait de lui l’homme aux mille avatars, devenu immortel aux yeux du peuple du Golfe. Une tradition relative à la météorite éclaire cette configuration mythique. D’après le mythe, les volatiles, en route vers l’au-delà, furent décimés dans le cinquième ciel par la foudre. Après cette catastrophe, les victimes de la « pierre de foudre « retournèrent sur la terre, portées par le vautour. L’aérolite confère donc invulnérabilité et pouvoir occulte à Koyaga. L’homme au totem léopard ne se déplace jamais sans une valise de fétiches. Mieux, avant chaque voyage du dictateur, on le fait jucher sur la carapace d’une tortue mythique dont le mouvement détermine l’issue du voyage et permet au dictateur de prendre des dispositions ou d’anticiper les tentatives de putsch. La tortue, rappelons-le, est le symbole de la longévité et de la durée mais aussi et surtout de la protection en raison de la carapace sous laquelle elle peut se retirer tout entière.

Par cet ancrage dans l’univers mythique, les personnages deviennent des membres d’une association de bêtes sauvages assimilable à une confrérie. Il s’agit d’une stratégie retorse qui, à la fois, entend légitimer le rite purificatoire du donsomaana et se démarquer de l’idéologie des gouvernants africains quand ils gèrent mal le pouvoir.

Conclusion

Dans l’œuvre romanesque de Kourouma, la localisation spatiale procède par dénomination périphrastique et produit des topographies mémorielles spécifiques. Elle confronte parfois l’espace politique de l’Afrique post-coloniale à celui de l’Afrique d’avant la colonisation. De cette confrontation, l’écrivain sort à la fois les noms des pays, de leurs dirigeants et autres personnages clefs de ses romans. Il se livre donc à un choix de fiction très réaliste dans laquelle ses propres options politico-philosophiques transparaissent : dénoncer les tares d’aujourd’hui en se servant des outils propres à la culture endogène, l’art du donsojeli par exemple. Le récit chez Kourouma établit, presque toujours, une relation étroite entre les personnages et les réalités cosmiques, surtout celles relevant de l’univers des bêtes sauvages. Le nom totémique incarne l’idéologie de chaque personnage, notamment du dictateur. Les différents actes qu’il pose représentent alors une sorte de pièce à conviction de cette vision. A ce niveau, le nom devient caricatural : il exprime l’«être» et le «faire» du personnage désigné aux fins de l’avilir et de le dénoncer. Cette caricature ciblée conduit à la satire des particularismes grotesques, autocratiques, étendue à tous les dictateurs.

Références bibliographiques

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KOUROUMA Ahmadou, 1998, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, «points».

MARIKO Kélétigui Abdourahmane, 1981, Le monde mystérieux des chasseurs, Dakar-Abidjan-Lomé, NEA.

TODOROV Tzvetan (Textes réunis, présentés et traduits par), 2001, La théorie de la littérature : Textes des formalistes russes, Paris, Seuil, (édition revue et corrigée).

TRO DEHO Roger, 2010, Poèmes et chansons dans l’écriture des romanciers de l’univers mandingue : entre esthétique de l’identité et poétique transculturelle, Thèse de doctorat d’État, Université de Bouaké.

PANDÉMIE DE LA COVID 19 : GESTION D’UNE COMMUNICATION DE CRISE AU NIGER

Souley BARA

Université ABDOU Moumouni de Niamey (Niger)

souley_bara@yahoo.fr

Résumé :

Le présent article traite de la gestion de la communication durant l’épidémie de la covid 19 au Niger. Malgré une sensibilisation abondante sur la maladie à travers les canaux classiques de communication, certaines personnes sont restées insensibles à tous les messages : réticences, refus obstinés de respecter les gestes barrières, déni de l’existence de la maladie. Une réflexion est ainsi menée sur les pistes stratégiques à suivre pour mieux gérer la communication sur la pandémie et atteindre toutes les cibles. Des pistes sont identifiées pour mieux prévenir et combattre efficacement la maladie Covid 19 au Niger.

Mots clés : Communication de crise, covid 19, gestes barrières, Niger, pistes stratégiques.

Abstract :

This article deals with communication management during the covid 19 epidemic in Niger.   Despite an abundant awareness of the disease through conventional channels of communication, people remained insensitive to all messages: reluctance, stubborn refusal to respect barrier gestures, denial of the existence of the disease. A reflection is thus made on strategic tracks to follow the better manage communication on the pandemic and reach all targets. Tracks are identified to better prevent and effectively fight the covid 19 disease in Niger.

Keywords : Barrier gestures, crisis communication, covid 19, Niger, strategic tracks.

Introduction

Pour les linguistes et les théoriciens des télécommunications, la communication est avant tout la transmission d’une information d’un point (lieu, personne, machine ou animal) à un autre au moyen d’un message codé, un code variable en fonction des acteurs de la communication. Son but principal est de transmettre un message, un savoir ou de modifier des attitudes et des comportements. La communication a un champ d’application très large : elle intéresse les domaines des technologies, des média, des transports, des services ou entreprises, des politiques, etc. Elle implique des acteurs (les participants à la communication), une situation de communication, un statut symbolisé par l’identité et le rôle des différents acteurs ainsi que la distance sociale[67] qui existe entre eux (selon le type de relation qui existe entre eux, les acteurs peuvent se tutoyer ou se vouvoyer). Beaucoup de paramètres entrent ainsi en jeu dans le processus de communication, le tout formant, lorsque la communication s’établit, un système : « la communication est l’ensemble des moyens qui permettent d’atteindre une cible » F.BERNHEIM (2004, p. 153). Dans le présent article, nous utilisons ce sens de la communication en précisant que « ensemble des moyens » renvoie à tous les moyens mis en œuvre pour produire un impact sur un auditoire, pour atteindre un ou plusieurs objectifs à travers des campagnes de sensibilisation, des publicités, des reportages de télévision voire des propagandes : c’est là un des nombreux visages de la communication.

L’avènement de la covid 19[68] dans le monde a été à la base de la création des cellules de communication sur la maladie dans presque tous les pays : au départ, les ministres de la santé ou leurs représentants géraient ces cellules. Mais très vite la tâche de cette gestion était devenue énorme et complexe puisqu’on a affaire à un autre type de communication, en l’occurrence une communication de crise : « L’irruption plus ou moins soudaine d’un fait tragique amène à adapter la communication afin de limiter l’impact de l’évènement et, éventuellement, de rassurer ou de prévenir d’un danger potentiel » F. Bernheim (2004, p. 154). Dans beaucoup de pays, à l’instar du Niger, des comités interministériels ont été mis en place pour la gestion d’une crise sanitaire devenue mondiale. Au Niger, au-delà de la cellule communication du comité interministériel de gestion de la crise, d’autres acteurs de la nation ont contribué à la gestion de la communication sur la crise sanitaire. Cependant, malgré l’effort des uns et des autres, la communication sur la pandémie peine à atteindre sa cible : produire un impact significatif sur la population, modifier les attitudes et les comportements de celle-ci dans le but d’endiguer l’épidémie de la covid 19 au Niger. Quels facteurs ont pu jouer sur la communication pour que des réticences soient observées ? Ne s’agirait-il pas d’un refus obstiné ? Quelles pistes pourra-t-on emprunter pour mieux éclairer l’opinion et freiner efficacement l’avancée de l’épidémie voire l’enrayer au Niger ? Telles sont les réflexions que se propose de mener le présent article espérant que ses conclusions vont permette d’enrichir et de renforcer les stratégies de communication dans la lutte contre la covid 19 au Niger.

1. Une communication en abondance

Au moins quatre niveaux peuvent être observés dans la communication sur la pandémie covid 19 au Niger : les annonces officielles nationales et régionales, la communication des commissions du comité interministériel de gestion de la pandémie, les actions de la société civile et des organisations non gouvernementales soutenues par leurs partenaires.

1.1. Les communications officielles nationales

Le mois de mars 2020 a été celui des annonces officielles les plus importantes sur la pandémie. Dans l’ordre chronologique des communications, on retiendra essentiellement :

– 13 mars : annulation de toutes les réunions internationales prévues à Niamey, en particulier celles de l’organisation internationale de la francophonie et de l’organisation de la conférence islamique;

-17 mars : une dizaine de mesures ont été annoncées dont la fermeture des frontières terrestres et aériennes, des établissements d’éducation nationale, des lieux de loisirs et de spectacles ; l’interdiction des rassemblements de plus de cinquante personnes (à caractère religieux, administratif ou privé) ; l’institution de la distanciation physique et des mesures d’hygiène obligatoires dans les marchés, magasins, restaurants, services publics et privés (www.presidence.ne) ;

– 19 mars : premier cas covid 19 au Niger : un Nigérien âgé de 36 ans, en provenance de Lomé via Accra, Abidjan et Ouagadougou, villes déjà infectées par la covid 19. Il est magasinier dans une compagnie de transport terrestre ;

– 27 mars : reconduction des mesures existantes auxquelles sont ajoutées d’autres mesures : proclamation d’un état d’urgence sanitaire sur toute l’étendue du territoire, instauration d’un couvre- feu nocturne à Niamey, isolement sanitaire de la ville de Niamey et une trentaine de mesures d’ordre social, économique et financier (www.presidence.ne).

Les annonces des 13 et 19 mars sont des annonces du gouvernement, celles des 17 et 27 mars des annonces du président de la république, à travers deux messages à la nation. Deux conséquences déterminantes dans la gestion de la pandémie, y compris et surtout sur le plan de la communication, sont nées du message à la nation du 27 mars 2020 : la mise en place d’un comité interministériel sur la pandémie et l’énoncé de certaines mesures sanitaires appelées par la suite ” mesures édictées par le gouvernement “.

1.2. Les communications officielles régionales

Elles sont dominées par la communication faite dans la région de Niamey, épicentre de l’épidémie au Niger. Ici, les communicants sont le gouvernorat et la délégation spéciale de Niamey.

La gestion du couvre-feu nocturne instauré à Niamey et l’isolement sanitaire de la ville ont imposé au gouvernorat la tenue des points de presse périodiques. Dans ces points de presse, les bilans de la gestion dévolue au gouverneur sont régulièrement présentés : des centaines de personnes qui contreviennent au couvre-feu sont arrêtées, des voitures immobilisées et des meubles saisis. Des échauffourées entre forces de l’ordre et jeunes des quartiers périphériques ont même eu lieu, échauffourées à la suite desquelles beaucoup de biens publics ont été cassés ou dégradés. Pour soigner l’image de la gestion du couvre- feu et lui donner un caractère non- violent, des reportages de télévision ont été organisés et l’accent a été mis sur la sensibilisation au respect du couvre-feu. Grosso modo, seules les grandes artères de la capitale sont restées désertes et silencieuses. Quant à l’isolement sanitaire de Niamey, il a surtout fait grimper les prix des transports interurbains. Des particuliers sont aussi devenus transporteurs occasionnels. Certaines manifestations médiatisées en rapport avec la pandémie covid 19, qui auraient été parrainées en région par les gouverneurs, l’ont été à Niamey par le ministre de la santé.

Dans les régions, l’essentiel de la communication sur la covid 19 a été la visite des sites d’implantation des ” tantes covid 19″ par les gouverneurs, la visite des infrastructures sanitaires pour évaluer leurs capacités de prise en charge des malades covid 19, la réception des dons offerts dans le cadre du renforcement des mesures d’hygiène. L’avènement de la fermeture des lieux de culte a été pour certains gouverneurs l’occasion de tenir des réunions avec les leaders religieux. Quant à la délégation spéciale de Niamey, on retiendra quatre axes principaux dans sa communication : visites, désinfection, sensibilisation au port du masque et fermeture des marchés à 17 heures.

– visites : pour sensibiliser et s’assurer du respect des mesures d’hygiène instituées à la devanture des services et lieux de regroupements, la délégation spéciale a visité des lieux de commerce (marchés), de transport (stations de taxi), de recréation (espaces publics). Elle a aussi visité et déploré les endroits, biens cassés et dégradés par des manifestants (hostiles à on ne sait quoi exactement) ;

– désinfection : pour limiter la propagation de l’épidémie covid 19 dans la capitale, la délégation spéciale a entrepris la désinfection des marchés centraux de Niamey, de certains centres sanitaires, du campus universitaire, des taxis et faba- faba[69] et, avec la réouverture des lieux de culte, des mosquées et églises. Dans les communautés urbaines des chefs-lieux des régions, quelques actions de désinfection des marchés centraux et mosquées principales ont été entreprises ;

– sensibilisation au port du masque : la communauté urbaine de Niamey ayant rendu le port du masque chirurgical ou alternatif obligatoire sur son territoire dans les marchés, magasins, transports en commun, elle a entrepris des actions de sensibilisation au port du masque auprès des commerçants, des transporteurs urbains et de leurs clients. A l’occasion, une distribution gratuite de masques alternatifs a été faite. Cette sensibilisation est accompagnée de rappels sur le respect des mesures barrières et de la distanciation physique. A cet effet, il a été demandé aux conducteurs de taxi de charger trois clients au lieu de quatre et à ceux des faba- faba de charger huit au lieu de seize, habituellement ;

– fermeture des marchés à 17 heures : pour permettre la désinfection des marchés et permettre aux commerçants et à leurs clients de respecter les heures du couvre-feu instauré de 19 heures à 06 heures, les marchés et commerces ont été priés de fermer dès 17 heures.

Toutes ces actions de communication ont été réalisées à travers des reportages de télévision, canal très suivi par la population.

1.3. Les communications des commissions du comité interministériel de lutte contre la pandémie

Le comité interministériel de lutte contre la pandémie covid 19 (covid 19 Niger) est l’émanation du message à la nation du président de la république du 27 mars 2020. Il est composé de plusieurs structures techniques et stratégiques appelées commissions ou cellules. Celles qu’on remarque, par ce qu’elles communiquent souvent, sont les suivantes : commission de riposte, commission de prise en charge, commission scientifique, commission finance, cellule communication. Au niveau des régions, il existe un comité représentatif de ces diverses commissions, présidé par les gouverneurs. L’essentiel de leurs communications est axé sur le bilan de la situation épidémiologique et les recommandations faites au gouvernement ( commission scientifique), la maladie et le protocole sanitaire ( commission prise en charge des cas covid 19), la réception des dons issus de l’élan de solidarité nationale( commission finance), le repérage et le transfert des cas suspects vers les centres d’isolement, les prélèvements et tests virologiques ( commission riposte), la sensibilisation sur la maladie et les mesures barrières ( cellule de la communication). Naturellement, c’est la cellule communication covid 19 Niger qui intervient plus souvent dans les média pour communiquer sur la pandémie. En pratique, ce sont plusieurs structures associatives qui interviennent au nom de la cellule communication covid 19 Niger pour sensibiliser leurs militants (membres) ou la population en général sur la prévention de la maladie, le respect des mesures barrières et de celles édictées par le gouvernement. On y voit pêle- mêle les structures de jeunesse, les partis politiques, les associations religieuses, les syndicats et organisations non gouvernementales, les artistes (peintres, comédiens, chanteurs). Cette cellule organise aussi des débats télévisés en français et en langues nigériennes sur les mêmes thèmes de la prévention et de la sensibilisation sur les mesures sanitaires.

1.4. Les communications des partenaires de la société civile

En partenariat avec l’UNICEF, l’Union Européenne, certaines ambassades occidentales, le ministère de la santé publique, ONU femmes Niger, certaines structures de la société civile nigérienne ont communiqué autrement sur la pandémie en ciblant les jeunes, les enfants, les femmes, les personnes analphabètes, les éleveurs et les personnes handicapées. Sans être exhaustif nous citons :

– le conseil national de jeunesse (C.N.J.) qui publie une plate-forme interactive d’assistance médicale pour aider les communautés à signaler les alertes de covid 19, partager leurs préoccupations et obtenir des informations sur la pandémie (www.muryarmatassa.org/ Niger/).

Cette publication est faite avec l’appui de l’UNICEF :

– la fédération nigérienne des personnes handicapées (F.N.P.H.) qui procède à une traduction en langue des signes des textes des messages sur les mesures barrières avec l’appui du ministère de la santé ;

– l’association pour la redynamisation de l’élevage au Niger (A.R.E.N.), en partenariat avec Care Niger sensibilise les éleveurs sur la maladie, les mesures barrières et les mesures d’hygiène à adopter pour freiner la propagation de l’épidémie au Niger ;

– les fondations Guri et Tattali iyali, avec respectivement les appuis de l’OMS et du F.N.U.A.P. (Fonds des nations unies pour la population), mènent des campagnes de sensibilisation contre la propagation de la maladie à travers le respect des gestes barrières et des mesures d’hygiène. On notera aussi et surtout l’appui de l’Union Européenne au ministère de la santé publique dans l’élaboration de spots de sensibilisation en langues nationales sous forme de dessins animés. Ces spots ciblent à la fois les personnes analphabètes et les enfants. Ils expliquent aux enfants ce que c’est que le coronavirus, la covid 19 et leur enseigne les bons gestes à adopter. De même, ONU femmes Niger en partenariat avec le ministère de la promotion de la femme et de la protection de l’enfant mène une sensibilisation sur la maladie, les mesures barrières et d’hygiène en direction des femmes. Il nous plaît enfin de signaler la traduction orale et la diffusion en langues nationales des textes des messages sur le respect des mesures barrières par la croix rouge nigérienne en partenariat avec le ministère de la santé publique.

Comme on le constate, la communication est suffisamment abondante sur la pandémie covid 19 au Niger. La mobilisation a été générale et toutes les couches sociales susceptibles d’être touchées ont été ciblées par la sensibilisation. Cependant, malgré cette abondance de la communication, le respect des mesures barrières et de certaines mesures sanitaires édictées par le gouvernement n’a pas toujours été au rendez-vous : réticences, refus obstinés, actes de rébellion sont plutôt souvent constatés.

2. Des pistes stratégiques pour aplanir les réticences

2.1. Entre réticences et refus obstinés

Les réticences, refus obstinés et actes de rébellion (insoumissions à l’autorité de l’État) sont surtout observés par rapport au respect des mesures sur la distanciation physique, les regroupements, les déplacements inutiles, les poignées de mains (salutations mains serrées), le port du masque, quelquefois l’hygiène et- fait troublant- l’existence même de la maladie covid 19. Au journal télévisé de 20 h30 du 05 mai 2020, la télévision d’État a diffusé un reportage sur le non-respect des mesures de distanciation physique, des mesures d’hygiène devant les marchés, supermarchés et services, le non-respect du couvre-feu malgré son allègement et de l’isolement de Niamey « qui n’en est pas un » (commentaire de la télévision). La veille au journal télévisé de 20 h30, le Directeur Régional de la Santé Publique de Zinder déplorait la même situation en ce qui concerne Zinder à propos des mesures barrières :

La population vaque à ses occupations normalement, comme par le passé ; malgré la fermeture des frontières, les gens utilisent des pistes frauduleuses pour voyager (en direction du Nigeria). L’essentiel des mesures barrières ne sont pas respectées. Tous les regroupements continuent à se faire allégrement comme par le passé.

La suite est connue : Zinder est devenu un nouveau foyer de l’épidémie au Niger. A tout cela, il faut ajouter que les prières en congrégation continuent d’être observées malgré leur suspension et la fermeture des mosquées. Seules les mosquées qui font face aux grandes rues sont restées fermées (et même là les gens prient enfermés dans les mosquées !). Des heurts entre populations et forces de l’ordre ont été rapportés dans des zones de Niamey et Zinder à propos de l’observance des prières de vendredi suspendue. Comme si tout cela ne suffisait pas, certains vont jusqu’à nier l’existence, la réalité même de la maladie. On entend dire à ce sujet, surtout dans les marchés : ” on dit que c’est une maladie que contractent les gens qui sont dans des regroupements. Or il n’y a pas meilleurs regroupements que les marchés. Et pourtant, on ne connaît personne dans ce marché ou dans un autre qui ait été contaminé”. Les négationnistes avancent aussi qu’aucun corps d’un décès ne leur a été montré (ou livré) pas plus qu’un malade couché sur un lit d’hôpital. Les statistiques des contaminations et des décès qui sont données ne sont que des mises en scène, des maquillages. Ceux qui reconnaissent l’existence de la maladie du bout de la langue l’attribuent aux personnes qui voyagent dans les avions. Cette croyance a pu être favorisée par le recensement des cas qui ont suivi l’annonce du tout premier cas du 19 mars 2020 et le détachement d’une équipe médicale à l’aéroport international Diori Hamani de Niamey pour traquer les voyageurs potentiellement porteurs du virus de la maladie. A propos des négationnistes, la vérité est qu’ils ne croient pas parce qu’ils n’aiment pas se soumettre aux mesures restrictives que leur impose cette croyance, mesures qui annihilent certains de leurs intérêts. Certains d’entre eux poussent loin l’hostilité en qualifiant la désinfection des mosquées de « souillure ». Et pourtant, beaucoup se plaisaient, quand la maladie était encore loin du Niger, à visualiser des vidéos WhatsApp. des malades souffrants et des morts alignés en Chine. C’est dans ce groupe, paradoxalement, qu’on rencontre ceux qui ont une peur bleue de la covid 19, fuyant devant le moindre signe évocateur de la maladie (rhume, toux ou éternuement). Les mesures prises pour contrer la désinformation dans les média sociaux ont sans doute limité l’intoxication et ses effets néfastes sur une portion non négligeable de la population, intoxication qui pourrait anéantir l’effort national de sensibilisation sur la pandémie.

2.2. Pistes stratégiques pour améliorer la communication

Il est nécessaire, pour la gestion de l’épidémie coronavirus au Niger et pour l’après-covid 19 (gestion d’une communication de crise semblable), que des pistes stratégiques de communication soient mises en œuvre pour mieux lutter et prévenir efficacement la maladie. Nous proposons sept axes sur lesquels on peut s’appuyer pour mieux améliorer la communication sur la pandémie, autant pour la prévenir que pour la combattre. Ces axes portent sur l’explication de la maladie et l’établissement des preuves de son existence, la sensibilisation sur la maladie et le combat contre la peur, la gestion des déchets” médicaux ” liés à l’observance des mesures d’hygiène et le maintien de la prudence, l’élaboration d’un plan stratégique de la communication pour un changement social et comportemental.

2.2.1. Expliquer davantage la maladie covid 19

On peut considérer que la maladie est comprise du public à travers ses symptômes évocateurs énumérés dans le prospectus des mesures barrières régulièrement énoncées dans les spots de sensibilisation : toux, fièvre, mal de tête, fatigue, dyspnée (essoufflement), mal de gorge, perte des sens du goût et de l’odorat notamment. Il s’agira d’expliquer le caractère contagieux de la maladie, ses sources et sa chaîne de contamination dans le groupe : on ne parlera ainsi de personne asymptomatique, de patient zéro, de cas contact, de mort communautaire[70], de microgouttelettes de salive. Certaines personnes trouvent qu’on fait trop de bruit pour pas grand-chose, à propos du nombre des cas (surtout en début de l’épidémie au Niger) et se complaisent à comparer avec les cas élevés du paludisme pour lesquels « on ne dit /fait rien ». À ces personnes on expliquera qu’un seul cas de covid 19 constitue une épidémie dans un pays et peut l’enflammer si on n’y prend garde du fait de son caractère contagieux. Les cas des États Unis d’Amérique, du Brésil et du Royaume-Uni sont patents. On ne tombe pas malade de la covid 19 tant qu’on ne contracte pas son virus via une source de contamination, et une seule personne peut être source de contamination d’au moins trois personnes, sans compter les nombreuses contaminations à travers les surfaces. Les microgouttelettes de salive générées par la parole sont aussi contagieuses. Dans un endroit clos (mosquée, magasin, voiture, etc.), elles peuvent rester plusieurs minutes suspendues dans l’air ambiant. C’est aussi pour cela que la distanciation physique et le port du masque sont recommandés. Ce qui n’est nullement le cas du paludisme. La manipulation d’un corps décédé de covid 19 sans combinaison de protection est aussi source de contagion. Avec l’avènement de la pandémie covid 19, une peur s’est installée chez certaines personnes qui répugnaient à fréquenter les formations sanitaires pour les consultations médicales. Des décès sont souvent survenus dans ces situations, sans qu’on n’en sache trop les causes. L’éventualité de décès covid 19 n’est pas à exclure. Avec la manipulation des corps des défunts sans protection, la contamination et la contagion sont au rendez-vous : au-delà des membres de la famille du défunt, leurs voisins, les habitants du quartier voire d’autres quartiers sont atteints, ce qui accélère la propagation de la maladie. Pour freiner la propagation de l’épidémie, toute mort communautaire – suspecte ou non – doit faire l’objet d’une inspection sanitaire avant l’inhumation du corps. Ceci doit aussi être expliqué parce que beaucoup de personnes l’ignorent. Nous parlerons des canaux d’explication au point 2.2.2.

Un autre vecteur de contagion à expliquer est la personne asymptomatique : c’est une personne porteuse de l’agent pathogène de la maladie (ici le nouveau coronavirus) mais qui ne manifeste pas des signes de la maladie. Une telle personne est source de contamination. En face d’elle  (on ne peut pas malheureusement la détecter), maintenir la distanciation physique et porter un masque sont plus que nécessaires. Ainsi, la personne asymptomatique n’est pas quelqu’un qu’il faut fuir parce qu’elle a le rhume, qu’elle tousse ou éternue ; sans mesures barrières ce serait déjà trop tard. Dans la presse audiovisuelle (Africa News) le pourcentage de 90%, difficile à vérifier, est donné pour les personnes asymptomatiques à la covid 19 en Afrique (www.africanews.com). C’est dire que cette source de contamination, sournoise, est à grande échelle et exige le respect des mesures barrières.

Pour briser et stopper la chaîne de contamination dans les groupes, il est essentiel d’identifier au sein des groupes le patient zéro et son contact (ou ses contacts). Le patient zéro doit être pris en charge et ses contacts placés en isolement sanitaire et subir des tests virologiques. Il est donc important d’expliquer les termes de « patient zéro » et son corollaire de « cas contact » pour rechercher la collaboration de la population notamment en ce qui concerne l’isolement sanitaire de ce dernier. Ce n’est un secret pour personne que les gens ont horreur de l’isolement sanitaire qu’ils assimilent à un confinement forcé ; ils usent de tous les moyens pour l’éviter. Or cet isolement est nécessaire pour casser la chaîne de transmission du virus, chaîne établie à partir du patient zéro, personne à l’origine d’un foyer secondaire ou la première à avoir été contaminée. Identifier le patient zéro permet de reconstruire la chaîne des contacts et les éventuelles contagions. Ces personnes ayant été en contact plus ou moins étroit avec le patient zéro sont appelées cas contacts. Dans un point de presse qu’il a animé le 11 04 2020, le gouverneur de Niamey a parlé d’environ cent soixante personnes activement recherchées, « qui ont fui dans la nature » et à qui il demandait « de se rendre » : c’étaient des cas contacts qui fuyaient l’isolement sanitaire, mais qui constituaient chacun un foyer potentiel de contagion.

Certains choix dans les décisions prises pour juguler l’épidémie doivent aussi être expliqués. On a souvent entendu dire (quelquefois dans les média sociaux) que les autorités n’aiment pas la religion musulmane, qu’elles ouvrent et laissent fonctionner les gares routières (sauf à Niamey qui est en isolement sanitaire) et les marchés mais qu’elles ferment les mosquées (sur toute l’étendue du territoire national). Il y a lieu d’expliquer ici et d’insister que :

– d’une part la décision de fermeture des lieux de culte émane des instances religieuses nationales en rapport avec la commission scientifique. Les autorités ont servi d’exécutants et de contrôleurs des décisions prises. Les rassemblements que l’Ėtat a interdits sont liés aux manifestations de rue, aux activités sportives, aux séminaires et ateliers, aux rassemblements des jouissances populaires et des deuils. En période de crise, les humeurs de la population sont à prendre en compte : il faut éviter d’entrer en conflit ouvert avec celle-ci, à qui on va souvent demander de collaborer ;

– d’autre part un récit prophétique fait passer la nourriture avant la prière : les autorités laissent ouverts les gares routières et marchés parce qu’elles ne peuvent pas donner à manger à la population en la confinant. Une crise alimentaire susceptible de déboucher sur une insurrection est à craindre, comme on l’a vu dans certains pays africains qui ont opté pour le confinement de la population. On doit éviter d’ajouter une crise à une autre.

Peuvent être aussi rangées dans cette rubrique les conférences animées par la commission scientifique covid 19. On doit déplorer cependant qu’elles ne soient données qu’en français. Elles doivent aussi l’être en langues nationales ou bénéficier des traductions de qualité afin de toucher un plus grand nombre de gens où sont logés les négationnistes et les réticents.

2.2.2. Sensibiliser autrement sur la maladie covid 19

La population doit être sensibilisée autrement que par des spots publicitaires et des saynètes, vu que ces canaux laissent beaucoup de personnes en marge. L’accent doit être mis sur une sensibilisation de proximité : les élus nationaux et régionaux, les élus locaux, les autorités coutumières et religieuses, les associations féminines et de jeunesse doivent être mis à contribution. Cette sensibilisation peut se faire de concession en concession, de quartier à quartier, d’un village à un autre pour les élus et associations : avec l’allègement des mesures sur les rassemblements, des réunions en petits groupes peuvent être tenues devant les concessions, dans les quartiers et villages. Habituellement, les autorités coutumières convoquent les réunions à la devanture de leurs palais ou maisons. Les chefs religieux mettront à profit les prêches ; ils peuvent utiliser, pour toucher ceux et celles qui ne vont pas au prêches, les haut-parleurs des mosquées. Les jeunes peuvent mener leurs sensibilisations à travers des ambiances de rue, qui attirent d’ordinaire des foules. Les radios communautaires et, dans une moindre mesure, les crieurs publics pourront être utiles. Mais pour que ces personnes puissent sensibiliser sur la maladie (au besoin, en collaboration avec des agents de santé), il faut qu’elles soient briffées elles-mêmes : une formation en cascades est donc nécessaire. Elles recevront lors de cette formation les points évoqués au 2.2.1. Ces canaux de sensibilisation que nous venons de décrire seront aussi exploités pour expliquer davantage la maladie covid 19 : il y a interrelation entre 2.2.1. et 2.2.2. On doit aussi évoquer, lors de ces séances de sensibilisation, les dangers de l’automédication, l’avantage d’un dépistage précoce, l’inconvénient des visites non nécessaires dans les familles, sources de contagions en masse.

Rien n’empêche de parler des cas de guérisons : dans la sensibilisation, on dit à la population que la maladie n’a ni traitement ni vaccin ; elle peut s’étonner qu’il y ait un taux élevé de guérisons.

Il y aura nécessité d’expliquer ce que c’est que le traitement symptomatique et l’immunité d’un organisme.

2.2.3. Établir des preuves de l’existence de la maladie covid 19

Des arguments doivent être développés pour convaincre les négationnistes, ceux qui sont sincères dans leur conviction, de l’existence de la maladie. L’argumentation, explique M. Patillon (1990, p. 29) « met en œuvre les moyens pour arriver à la persuasion qu’on appelle des preuves. Une preuve est en effet ce qui sert à établir qu’une chose est vraie ». Une des preuves à utiliser est le témoignage des rescapés de la maladie : ils déclineront leurs identités (leurs proches à côté, si possible), leurs lieux de résidences (villages, villes et quartiers), par quelles voies ils ont pu contracter le virus, leurs amères expériences de la maladie. De cette façon, ceux qui doutent encore ont à leur portée des moyens de vérification. D’autres preuves de l’existence de la maladie peuvent être livrées par la commission prise en charge des cas covid 19 à travers des reportages télévisés qu’elle peut organiser. Dans ces reportages, tout comme dans les reportages des chaînes de télévisions occidentales que diffusent nos télévisions publiques et privées, on pourra montrer les agents de santé prendre soin des malades en réanimation et le personnel mortuaire s’occuper des corps des personnes décédées. La preuve des personnes malades et décédées tant exigée sera ainsi donnée. On peut faire aussi le choix d’une « visite guidée » : des parents proches des malades peuvent être conduits, s’ils l’acceptent (ils peuvent être par la suite craints et stigmatisés !) et dans le strict respect des mesures sécuritaires, à une distance leur permettant de les reconnaître. D’autres aspects liés à la gestion des malades ou des corps des personnes décédées peuvent aussi être diffusés : déchets médicaux liés à la covid 19, caractère contagieux des cadavres.

2.2.4. Combattre la peur, combattre la dictature du négationniste

L’avènement de la covid 19 a eu comme conséquence, entre autres, la désertion des formations sanitaires par la population. Cela s’observe particulièrement à Niamey, premier foyer et épicentre de l’épidémie au Niger. La raison est connue : la crainte d’être déclaré atteint de la covid 19, la crainte de contracter la maladie en visitant les lieux, la crainte d’être rappelé et confiné comme cas contact et la peur de la stigmatisation qui va s’ensuivre. Le phénomène a pris une ampleur au point où les structures sanitaires de Niamey (publiques et privées) ont rendu, début mai, une déclaration relative à l’absentéisme des malades dans les formations sanitaires. En fin mai, l’hôpital général de référence diffuse un reportage sur Télé Sahel pour rassurer la population sur les mesures de sécurité prises pour protéger malades et visiteurs. Des spots publicitaires peuvent accompagner ces actions pour montrer l’inconvénient et les conséquences néfastes d’arrêter un suivi médical, d’un dépistage tardif d’une maladie et que tout signe évocateur de la covid 19 n’est pas forcément synonyme de la maladie. Une sensibilisation contre la stigmatisation, notamment des proches ou des cas suspects/contacts des malades, doit être menée. Enfin, on montrera qu’être cas contact ou même atteint de la covid 19 n’est pas synonyme de mort subite : on peut en guérir, comme le montrent les taux élevés de guérisons. C’est donc se condamner, peut-être à mourir, que d’arrêter un suivi médical quand on traîne une maladie chronique ou une simple grossesse.

La peur de l’isolement sanitaire, assimilé à un confinement forcé, doit aussi être combattue. Les proches des cas suspects ou des cas contacts empêchent ces derniers de se faire déclarer au 15[71] : l’isolement sanitaire est synonyme de cessation de toute activité, de prison, voire de famine pour d’autres ; il faut donc l’éviter à tout prix. Certains vont jusqu’à faire le choix de mourir de la covid 19 que de mourir de faim !

Pour combattre la peur de l’isolement sanitaire des cas contacts ou suspects, on peut prévoir pour eux un appui en kits alimentaires et prendre en charge, pour ceux qui seraient confinés dans les hôtels, les frais d’hébergement.

La dictature des négationnistes à combattre réside dans le fait qu’en ignorant la maladie (quelles que soient leurs motivations), ils imposent ou cherchent à imposer dans la communauté leurs comportements vis-à-vis de la maladie : aucun des gestes barrières ne doit être respecté. C’est ainsi qu’ils tendent la main pour les salutations, qu’ils s’asseyent où se tiennent debout dans les groupes là où bon leur semble, qu’ils ne portent jamais de masque, etc.

La culture de la société nigérienne voit d’un mauvais œil le fait de refuser une main tendue pour les salutations, de surcroît lorsqu’elle vient d’une personne à respecter pour son âge ou son rang social. Ces mêmes personnes stigmatisent ceux qui portent les masques, les accusant de croire au masque plutôt qu’en Dieu : on dit d’eux qu’ils ont une foi faible. Une communication publicitaire ciblée pour combattre ces comportements peut aider à refuser leurs mains tendues, respectant ainsi ce geste barrière.

2.2.5. Gérer les déchets

Les déchets issus du respect des mesures barrières peuvent être sources de contamination : masques chirurgicaux ou mouchoirs papiers jetés dans les poubelles (pas toujours fermées !), eaux usées générées par le lavage des mains. Presqu’aucune sensibilisation n’est faite à leur sujet, comme s’il s’agit de simples ordures à jeter ou à déverser n’importe où. Rien que leur manipulation doit être enseignée ! Des spots de sensibilisation pour leur gestion (destruction, incinération, évacuation) doivent être initiés et largement diffusés, de même que des sensibilisations de proximité dans les quartiers. Vu l’insuffisance voire l’absence des poubelles dans les dispositifs sanitaires, les dons en poubelles fermées et mouchoirs doivent être encouragés.

2.2.6. Garder la prudence

Le développement des mesures barrières et la régression corrélative de l’épidémie au Niger ont permis la levée de la plupart des restrictions imposées du fait de la maladie. Certaines commissions du comité interministériel de lutte contre la pandémie ont même été dissoutes ! Cela laisse penser à beaucoup de personnes que l’épidémie est derrière nous au Niger, ce qui n’est pas encore le cas. La sensibilisation doit ainsi être poursuivie et certaines mesures de prudence doivent être observées, comme par exemple :

– le renforcement des contrôles aux frontières, en particulier les frontières terrestres plus souvent poreuses, vu que la maladie a été importée pour la première fois et que la plupart des derniers cas enregistrés sont des cas importés. Toutes les pistes frauduleuses doivent être détectées et surveillées, les conducteurs routiers et leurs apprentis (ou présentés comme tels) testés systématiquement ;

– l’abrègement des sermons des prières de vendredi et le raccourcissement des prières en congrégation : des sermons plus courts et des sourates moins longues peuvent être prononcés lors des prières pour minimiser les risques de contagion. En effet, les dernières connaissances sur la maladie indiquent qu’elle est contagieuse durant son incubation et qu’un temps d’un quart d’heure en compagnie d’une personne contaminée est jugé à risque en l’absence d’une protection suffisante (www.oms.coronavirus-actualités).

– sans être liée directement à la covid 19, la surveillance des maladies courantes ou chroniques doit être de mise : méningite, paludisme, rougeole, hypertension artérielle, diabète doivent être sous contrôle. La survenue incontrôlée d’une épidémie de méningite ou des cas de paludisme peut rendre vains tous les efforts et sacrifices faits et exacerber les critiques ;

– l’observance d’une prudence dans la communication au sujet de la maladie : propos et conduites tenus doivent être mesurés et réajustés au besoin. Les autorités religieuses ont par exemple été accusées par certains d’être manipulées par les autorités politiques à propos des mesures de fermeture des lieux de culte. Alors qu’une mission du conseil islamique sillonne l’intérieur du pays pour sensibiliser la population sur la légalité religieuse et la nécessité de fermer les mosquées, un communiqué est lu à la télévision d’État pour annoncer la levée des mesures de fermeture des lieux de culte sans la présence des autorités religieuses encore moins médicales. Il a quand même été dit très souvent que l’autorité politique se fie au savoir des experts médicaux pour prendre certaines décisions d’importance. F. Gaudin (1993, p. 9) nous dit que « Parler, c’est appliquer un outil magique mais toujours déjà désuet à une réalité sans cesse mouvement »,réalité qu’il faut suivre et ajuster à son contexte de départ. Par ailleurs, certaines personnes étant peu enclines à respecter les décisions du gouvernement, la terminologie de « mesures édictées par le gouvernement » doit être substituée par “ mesures recommandées par l’OMS et les autorités sanitaires nationales”.

2.2.7. Élaborer un plan stratégique de communication pour un changement social et comportemental

La prise en compte du comportement humain s’avère fondamentale dans les pistes stratégiques à utiliser pour lutter contre l’épidémie de la covid 19 au Niger, étant donné que le combat contre la peur et la dictature des négationnistes n’est pas gagné d’avance. Cela oblige à intégrer dans les plans de communication la question de changement social et comportemental en vue d’améliorer de façon significative les comportements humains vis-à-vis de la maladie et des objectifs de sa prévention. En effet, « La communication pour le changement de comportement (CCC) permet d’atteindre les communautés à travers la création de messages ciblés et en exploitant de multiples canaux de communication et diverses approches » (www.health.bmz.de) et « La communication pour le changement social et comportemental englobe la communication en matière de santé et la mobilisation sociale et communautaire » (www.endmalaria.org/fr). Le plan stratégique de communication va ainsi chercher à modifier, à travers des campagnes de mobilisation sociale à divers niveaux et canaux, les attitudes, perceptions et comportements des groupes cibles (ici les réticents, les rebelles, les peureux et négationnistes). Une approche consistant à les identifier et à les isoler à partir de leurs profils sera utilisée. Il sera nécessaire pour cela de connaitre l’environnement dans lequel ils évoluent (milieu patriarcal ou matriarcal), leurs repères culturels, leurs encyclopédies (niveaux d’instruction), leurs groupes de référence (associations et groupes de causeries), leurs âges et professions, leurs états psychologiques et le statut social de chacun d’eux. Ces différents paramètres conditionnent en effet les comportements et peuvent constituer ou non des freins à des changements de comportement : « La modification du comportement humain suit généralement   un processus progressif dont il faut tenir compte dans toute intervention de communication qui vise au changement de comportement » (www.health.bmz.de). Ce processus progressif de changement comporte plusieurs étapes qui situent l’individu par rapport à une idée reçue ou une situation objet de modification de comportement. Ces étapes englobent la prise de conscience et la perception que l’individu a de la situation objet de communication, la connaissance qu’il a de l’objet de communication et son intention d’y adhérer et de s’en approprier, les éventuelles actions qu’il peut entreprendre pour aider à modifier les pratiques ou manières de faire d’autres membres de la communauté. Toutes taches qui vont permettre d’évacuer réticence, rébellion, peur et négationnisme pour que l’épidémie de la covid 19 soit vaincue au Niger.

Conclusion

La situation de l’épidémie de la covid 19 au Niger a été jugée favorable pour la levée de certaines mesures restrictives prises du fait de la pandémie. Plusieurs actions entreprises à différents niveaux de l’État conjuguées à un effort national de mobilisation ont permis d’atteindre un taux de reproduction du virus (noté Ro) particulièrement bas. Cependant, pour ne pas annihiler ces résultats acquis dans l’illusion que l’épidémie est complètement enrayée, les efforts déployés doivent être maintenus, poursuivis et même accrus : dans beaucoup de pays à travers le monde où les mesures restrictives ont été levées avec le déconfinement, on observe des rebonds des épidémies covid 19 entraînant des reconfinements de populations.

Il a été proposé dans cet article des pistes stratégiques pour améliorer la gestion de l’épidémie au Niger, du point de vue de la communication, sachant qu’une bonne communication est un remède préventif et curatif contre les réticences, les refus obstinés et le négationnisme.

Références bibliographiques

BERNHEIM François, 2004, Guide de la publicité et de la communication, Paris, Larousse Stratégies.

GAUDIN François, 1993, Pour une socioterminologie. Des problèmes sémantiques aux pratiques institutionnelles, Rouen, Presses Universitaires de Rouen.

PATILLON Michel, 1990, Eléments de rhétorique classique, Paris, Nathan.

www.africanew.com.

www.endmalaria.org/fr.

www.health.bmz.de.

www.muryarmatassa.org/Niger.

www.oms.coronavirus-actualités.

www.presidence.ne.

LA CONCEPTION DU MONDE CHEZ LES ZARMA-SONRAI

Issaka TAFFA GUISSO

Université ABDOU Moumouni de Niamey (Niger)

issakaguisso@gmail.com

Résumé :

Une culture ou une civilisation se définit par rapport à la collectivité des personnes qui partagent les mêmes visions. Ces dernières conditionnent à leur tour les manières d’être, de se comporter et de penser de cette communauté. Ce code relationnel projeté dans le réel leur impose un modèle des comportements. Il est l’instrument qui permet à chacun d’appréhender son environnement, de l’identifier et en même temps d’adopter à son endroit la stratégie convenable. Notre étude se propose d’analyser les stratégies choisies par les peuples zarma-sonrai pour se mettre en relation avec leurs divers espaces de vie et de montrer que ce dernier a développé une spiritualité fondée sur le respect de toute vie et sur une conception duelle des composantes de perception et de compréhension de l’environnement.

Mots clés : Animisme, conception, dualité, zarma-sonrai.

Abstract :

A culture or a civilization is defined in relation to the group of people who share the same visions. These in turn condition the ways of being, behaving and thinking of that group. This relational code projected into reality imposes on them a model of behavior. It constitutes the instrument that allows everyone to understand and identify his/her environment and at the same time to adopt the appropriate strategy for it. This study proposes to analyze the strategies adopted by the Zarma-Sonrai community to relate to their various living spaces and to show that the latter have developed a spirituality based on respect for all life and on a dual conception of components of perception and the understanding of the environment.

Keywords : Animism, conception, zarma-sonrai, duality.

Introduction

Le peuple zarma-sonrai occupait les rives du fleuve Niger. Il existait des rapports étroits entre ces deux populations. Selon Boubou Hama[72] (1983, p. 489), les Zarma

sont très probablement en partie des sonrais de la dynastie Zaa, c’est-à-dire des zaa-ber banda qui sont individualisés d’entre les sonrais pour des raisons politico-religieuses avec la conversion du zaa-kotso Moslem ou zaa Moslem à l’islam vers l’an mille.

Selon cette hypothèse, Zarma et Sonrai ont la même origine, ils proviennent de la même souche. Cependant, entre les deux peuples la marge au cours de leur longue histoire, n’a jamais été large. Il existe une certaine similitude des différentes pratiques culturelles parce qu’ils appartiennent à la même famille linguistique.

Si ces pratiques sont fondées sur une spiritualité, quelle est sa nature ? Quelle éthique cette spiritualité véhicule-t-elle ? Peut-on dire que cette spiritualité est une philosophie de la dualité ?

Nous postulons que la spiritualité zarma-sonrai est fondée sur une pratique animiste en lien étroit avec une conception sacrée de la nature d’une part ; et d’autre part, que cet animisme est une philosophie de la dualité.

Il s’agit dans le cadre de cette analyse d’interroger la cosmogonie de ce peuple à partir de leurs différentes croyances et pratiques. Cette analyse montre que la spiritualité est une vision anthropomorphique. Nous montrons également que l’espace tel que conçu, n’est pas un espace neutre. Il présente des forces antagonistes en interaction ; un espace fait d’humanisme. Cette analyse est construite autour de deux points. Le premier traite de l’animisme, de l’éthique et de la nature chez les zarma-sonrai. Le second analyse la nature duelle de l’animisme pratiqué par ce peuple.

1. Animisme, éthique et nature chez les zarma-sonrai

L’argument de l’unité culturelle de l’Afrique noire était depuis longtemps défendu par beaucoup de penseurs. Il existe une vaste littérature sur la question.

Sur les itinéraires commerciaux où les races et les ethnies se croisèrent pour se brasser ou se fusionner, il y eu, dans le temps et l’espace, dans le même contexte géographique, des mariages de couleurs, de cultes et de cultures africaines s’exprimant, aujourd’hui, dans les similitudes conservées entre nos arts et nos religions, dans notre conception de la vie et du monde. (Boubou Hama, 1983, p. 443)

Cheik Anta Diop dans Nations Nègres et Cultures aborde aussi avec un rare courage le passé lointain des Noirs d’Afrique. Il a démontré de quelles manières ces derniers furent exclus de la civilisation universelle. Mais, on sait que l’Afrique noire est forte d’une civilisation marquée par des brassages de culture et des peuples. Alassane N’Daw constate que grâce à ce constant brassage des peuples d’Afrique, il est vain d’établir des démarcations systématiques tant au niveau de leurs mœurs que des attitudes vitales. Il y a, précise N’Daw (1983, p. 65) « chez les différents peuples d’Afrique, à l’origine animiste, des indices de convergence, des constantes de grandes envergures, des vues d’ensemble ».

En d’autres termes, il existe en Afrique noire un fond culturel commun à tous les peuples. C’est partant de cette idée que nous présentons, à ce niveau, l’animisme zarma-sonrai. Cet animisme présente des dimensions exaltantes de l’essence des croyances. Nous en relevons une, fondée sur morale communautaire exprimée dans une éthique environnementale ; et une autre dimension que l’on retrouve dans une philosophie de la dualité qui tire toute sa quintessence du respect voué aux divinités[73].

L’animisme zarma-sonrai est essentiellement ancré dans l’organisation de la totalité collective. La communauté humaine et l’environnement forment un tout. C’est en son sein et à partir de cette totalité homogène que se développent les cosmogonies. Une métaphysique de la vie se réalise à partir des interactions communauté et différentes représentations de l’existence.  Des croyances religieuses et éthiques en font un groupe à la pensée philosophique et anthropologique reposant sur « un socle harmonieusement construit » (I. Mamane 2014, p. 22).

En d’autres termes, l’immanentisme animiste est intimement lié à l’individu, à la famille, à la caste, au clan, à la communauté et s’exprime sur deux pôles : celui du bien et celui du mal. Les valeurs se classent surtout par rapport à ces deux pôles : en partisans du bien et partisan du mal. Ces valeurs se livrent un combat en fonction de leur intériorisation humaine chez des individus. Chez les Zarma-sonrai, cet antagonisme est permanent entre le Sonianké, considéré comme le protecteur de la communauté, et le Tierkaw incarnant le mal dont l’effet désagrège la collectivité.

Le cerko symbolise le mal dans manifestation la plus extrême, il existe à l’opposé d’autres détenteurs de pouvoir, qui l’exercent au nom du bien. En effet, à l’inverse du cerko, qui manifeste une agressivité gratuite contre l’homme, le Sonianké et le Gounou sont des prêtres bénévoles au service du bien, ils ne vivent que pour protéger l’homme. (A. Issa Daouda, 2008, p. 86)

Le Sonianké symbolise, l’incarnation par excellence du bien. Il est le protecteur du sommeil des hommes perturbé par la sournoise volonté du Tierkaw. Tous les deux agissent la nuit : l’un pour surveiller et sauver, l’autre pour guetter et tuer.

Cependant, le pouvoir du Tierkaw et celui de Sonianké sont rattachés à l’homme comme partie d’une totalité. En tant qu’individu faisant partie intégrante de la composition sociale, il agit sur les forces extérieures, positivement quand il protège ; négativement quand il détruit les forces de la nature, la vie de l’homme, celles des animaux et des plantes. Le Tierkaw est une femme ou un homme d’une normalité ordinaire qui se transforme la nuit, errant et guettant les doubles des hommes, le biya ou l’âme.

Ces figures, selon A. Issa Daouda (2008, p. 86), sont omniprésentes « chez Boubou Hama sous les traits de personnages comme Binia-Binia la sorcière maléfique ou Koutourou Koumba, la chair vive qui mange la chair humaine, la mère de tous les cerko ». Dans le Double d’Hier rencontre Demain (1973, p.322-323) B. Hama définit le Tierkaw comme :

Un germe de mort aveugle qui frappe sans discernement. Ainsi, le cerko tue de mort brutale sa femme, son mari, ses enfants, ses parents et plus particulièrement ses amis, surtout intimes. Quand on lui fait du bien, l’instinct destructeur du cerko le pousse à payer ce bien par un mal plus retentissant.

Dans l’animisme existe l’idée d’une force réelle que l’on peut capter et diriger dans le sens positif du Bien ou dans la direction négative du Mal.  Ce dualisme est permanent. L’homme, est au centre de cette dualité à égale distance du bien et du mal.

L’un et l’autre croient à la force de l’intention bonne, de la pensée morale qui attire sur soi le bien et à la puissance sur l’homme du désir mauvais qui le livre aux forces malsaines du dehors dont son corps vidé de son double, peut devenir le réceptacle où peuvent gîter les forces malfaisantes. (B. Hama, 1967, p. 19).

L’homme dans la logique animiste entretient des rapports privilégiés avec tous les éléments de la nature unie par une sorte d’interdépendance universelle. Généralement, la communion avec l’univers demeure l’un des fondements du vivre ensemble du Muntu. L’Africain des traditions se voit en harmonie avec la terre mère conçue comme un être vivant, comme une divinité maternelle et féconde. Singulièrement, elle est considérée comme appartenant à certaines divinités de lieu dont les maitres du sol n’ont que l’usufruit. Le principe de l’animisme réside dans l’harmonie communautaire. L’homme appartient avant tout à une collectivité dont il est rigoureusement dépendant et redevable. Son devoir est de rester soudé, solidaire des principes de la totalité. Selon A. Issa Daouda (2008, p. 85), « la société traditionnelle est en effet stratifiée avec des cloisons extrêmement étanches, mais qui ne semblent offusquer personne, même lorsqu’elles impliquent une grave ségrégation ». La société traditionnelle repose aussi sur une éthique fondée sur le respect de l’environnement. Mais, ce sont les divinités qui jouent un rôle prépondérant dans la façon dont sont régis les rapports entre les humains et leur milieu physique. Voilà pourquoi, pour le paysan, sous l’angle spirituel, cultiver la terre devient presque synonyme de solliciter les dieux, prier, entrer en communion avec le cosmos. L’action de l’homme sur les sphères naturelles repose ici sur le respect d’un protocole minutieux. En fait, selon des modalités complexes, l’espace est sujet à respect. De ce fait, il se refuse à une exploitation anarchique.

Les esprits de la terre occupent une place de premier plan dans la vie religieuse de l’Afrique Occidentale. Les dispensateurs de fécondité pour la famille et pour les récoltes sont honorés comme l’étaient ailleurs « Demeter », la terre mère et les déesses similaires de l’ancienne Europe et de l’Orient. (G. Parrinder, 1950, p. 60)

La relation anthropologique et environnementale se vit dans une dimension religieuse, si bien que des confréries religieuses gèrent ces interactions. Ainsi, chaque confrérie religieuse est unie à un comportement du réel :

… l’une avec la foudre, l’autre avec l’océan, celle-ci avec la pluie fécondante et cette autre avec le fer que travaille le forgeron. La division en caste correspond aussi à une division des forces de la nature. Là où n’existent pas de castes, ce sont des clans qui se partagent les magies, qui ont établi des contrats entre leurs membres et certaines forces, toujours bien déterminées, de la nature ou du surnaturel. (R. BASTIDE, 1962, p. 33)

Dans presque toutes les régions du continent noir, l’homme africain voue encore aux essences forestières une grande considération. Les représentations l’environnement naturel sont fondées sur des symboles religieux et magiques. Ces conceptions se caractérisent par un ensemble de croyances locales. Ces dernières sont solidement incorporées dans les mythes fondateurs. Ces peuples accordent une place importante aux esprits, aux ancêtres et à certains vivants. Les forêts sont considérées comme des espaces sacrés. Les aires forestières, dans les pratiques locales de ces populations, constituent des cadres où s’exerce la spiritualité. Dans leur imaginaire collectif, les forêts sont surtout une sorte de médiation entre « l’ici et l’ailleurs spirituel », le lieu de rencontre entre le monde des humains et celui des non humains. Les espaces verts ont, en un mot, une dimension spirituelle. C’est ici que se fait la communication avec les esprits locaux. C’est, d’ailleurs, la raison pour laquelle, les forêts ne sont pas perçues seulement comme un gisement de ressources. Les aspects immatériels et la nature des cultures acquièrent une place importante. Ainsi, l’arbre n’est pas abattu sans de préalables précautions particulières d’autant plus qu’un lien étroit unit l’arbre et l’être humain. (B. Hama, 1983, p. 130).

Cette conception de la vie et du monde explique le sens des sacrifices à l’endroit des arbres dans ces régions. En effet, cette homogénéité anthropologico-environnementale fait de l’homme un double vulnérable aux forces destructrices de la nature végétale. Le monde végétal est considéré comme un être vivant de la nature. En tant que tel, il est une entité de l’équilibre universel. Le bûcheron, par exemple, croit à ce double. Avant d’abattre un arbre, il doit apaiser ce double anthropologique par un sacrifice visant au rétablissement de l’équilibre de son action destructrice.

Avant de s’attaquer aux grands arbres, le bûcheron offre à l’esprit du bois et au génie qui l’habite un sacrifice par lequel il rétablit l’équilibre que son action a détruit à la suite de l’abattage. Le chasseur quia bat une bête est lui aussi conscient du déséquilibre qu’il provoque dans la nature. (A. Namata, 2006, p. 7)

Sous la même espèce de rapport, le chasseur, selon les normes établies pour la chasse, se livre à des sacrifices qui vont détourner de lui ou de sa famille les méfaits du désordre que son acte produira. De ce qui précède, nous disons que la chasse n’est point uniquement une partie de loisir ou une détente. Elle est également une activité rituelle soumise, en amont, à une initiation. On comprend pourquoi Louis-Vincent Thomas (1981, p. 153) dit que « chasser, c’est rencontrer des forces hors de proportion avec celle de l’homme ». Le chasseur, en un mot, devra se présenter dans la plénitude de ses moyens et de l’habileté car le courage ne suffirait à lui seul. Ce dernier doit pur et en paix avec tous. S’il ne respecte pas ce dispositif légal et éthique, il risque de revenir bredouille ou d’être atteint physiquement. En réalité, son action ne vaut que lorsqu’elle intègre la légalité et la moralité de la collectivité qui assure l’équilibre des forces universelles. La collectivité humaine est la garante de la cohésion cosmique. L’homme est aussi une partie intégrante du cosmos. Bien plus, pour B. Hama (1983, p. 65) :

Il est le pôle central où peuvent se concentrer toutes les pulsions de la nature. Il surgit, en Afrique, de l’univers parmi les plantes, animal parmi les animaux d’où il émergera dans l’amitié avec ceux-ci. Sa bifurcation ultérieure n’a pas rompu l’harmonie entre lui et la bête, muscle sain et cerveau dynamique. Jamais, au cours de son évolution, tant qu’un étranger ne vint s’immiscer dans sa conception de la vie, il ne se départit de son existence intégrée dans la nature, dans les forces de celles-ci aux énergies qu’il sut capter à son profit, immédiatement et sans intermédiaires, dans le sens étonnant de sa responsabilité.

On retrouve dans cette conception du monde une éthique de l’équilibre des forces humaines, naturelles et surnaturelles. Tout se tient dans la nature, tout s’interpénètre. Par exemple, l’énergie qui agrège la pierre n’est pas différente de celle qui vivifie la plante, qui fait de la chair palpitante de l’animal, son instinct, l’âme ou le double de l’homme. Entre hommes, animaux et végétaux, existent des relations d’interdépendance et d’harmonie. Cette sensibilité des harmonies est massivement présente dans presque toutes les aires culturelles africaines.

Les rapports de l’Africain et de la nature sont l’expression d’une symbiose consciente d’elle-même. Dans les poèmes inspirés par la chasse, le chasseur ne s’enorgueillit pas de tuer : à l’égard du chassé, il n’exprime que louange et respect. Le chasseur et le chassé jouent simplement leur rôle dans le drame de l’existence. (…). La nature n’est donc pas un ennemi qu’il faut vaincre. L’Africain sent qu’il fait lui-même partie de la nature et qu’il est pris dans un réseau de relations avec le cosmos et le social, avec l’animal, avec la plante, avec la terre nourricière, avec la pluie d’orage et la lente germination des graines. (A. N’Daw, 1983, p. 85)

Même si l’homme peut être considéré comme la partie de la vie « la plus caractéristique, la plus polaire, la plus vivante » (Teilhard de Chardin, p.17), il n’en demeure pas moins qu’il fasse partie de la vie en général. Il n’a rien de plus que les autres constituants de la nature. Il a certes l’intelligence. Mais, cette dernière lui impose de s’associer à la nature, de contracter avec elle, comme le dira plus tard Michel Serres (1990, p. 67) :

Retour à la nature ! Cela signifie : au contrat exclusivement social ajouter la passation d’un contrat naturel de symbiose et de réciprocité où notre rapport aux choses laisserait maitrise et possession pour l’écoute admirative, la réciprocité, la contemplation et le respect, où la connaissance ne supposerait plus la propriété, ni l’action la maitrise, ni celles-ci leurs résultats ou conditions stercoraires.

En d’autres termes, M. Serres ne défend rien qu’autre que l’union de l’homme avec la nature. Ce que nous retrouvons, déjà, dans la pensée zarma-sonrai. Pour eux, l’homme forme avec la nature un couple. La terre, la pluie, les plantes ne sont pas un décor pour son existence. Elles font partie de lui-même. L’homme devient totalité quand il se résout à répondre à tous les maux dont peut souffrir son environnement. Ceci justifie, d’ailleurs, toute la pensée religieuse de la polyvalence des divinités. Selon Ferran Iniesta (1995, p. 71), « Emitai peut être le principe ordonnateur, mais il est aussi la pluie fertilisante et l’humidité qui maintient la vie. Horus, le lointain, est le symbole de la force solaire, mais également le soleil transformé en pouvoir social ». Tout se passe comme si les dieux interagissent avec les hommes dans une mutuelle interdépendance.

L’homme non seulement donne un sens à l’univers, mais aussi à ses dimensions segmentaires. La relation de l’homme avec le contexte géographique n’est pas de nature oppositionnelle. En effet, loin de se séparer de l’environnement, l’homme ne fait un avec lui, il le nomme et l’anime. L’individu possède à un tel point le sentiment d’être en communion avec la totalité et ses parties que l’univers entier lui parait animé et que l’identité interne de toute chose revêt un aspect sacré. C’est la raison pour laquelle, bafouer l’ordre inscrit dans la nature et avec laquelle l’homme forme une entité solide et indivisible ne va pas sans risque. Cette unité entre lui et les lieux de vies peut se comprendre comme une philosophie de la dualité qui nécessite la prise en compte :

de l’interdépendance et de la coexistence pacifique entre la terre, les plantes, les animaux et les humains. Dans la conception africaine, les êtres humaines sont humbles et plus prudents, plus méfiants et incertains sur la connaissance et les capacités humaines, plus conciliants et respectueux (…) des plantes, animaux, et des choses inanimées, ainsi que des diverses forces invisibles/intangibles, moins enclins à dégrader gratuitement la nature, en bref plus disposés à une attitude de vivre et laisser vivre (G. Tangwa, 2005, p. 57.)

2. La philosophie de la dualité et ses éléments de croyance

Dans la pensée africaine traditionnelle, l’univers est constitué d’une fraternité universelle. Il n’y a pas de cloisons étanches entre le règne animal, végétal et minéral car c’est la même énergie qui tient tout vivant. Si l’homme africain donne une âme à tout être et à toute chose, c’est bien dans la mesure où il entre en rapport avec ses êtres et ces choses dans la lutte constante pour la survie. Dans la conception zarma-sonrai, l’esprit ne s’oppose pas à la matière mais s’unit à elle. Il n’y a pas d’un côté un esprit qui pense et de l’autre une matière qui est pensée. Ici tout est intérieur à tout, il n’y a pas d’extériorité dans les choses. Ce que l’on trouve dans l’homme se retrouve dans le cosmos. Réciproquement ce qui se trouve dans le cosmos se retrouve dans l’homme. S’il est constaté un dysfonctionnement dans les relations, c’est qu’elles ont perdu leur harmonie et leur accord. Si les choses vont mal c’est parce qu’on est en désaccord avec soi-même, c’est parce qu’on se bat avec soi-même au lieu de s’intégrer au rythme essentiel de la nature et de l’univers. La communauté humaine et les autres êtres sont très liés et partagent une coexistence harmonieuse. Pour A. Issa Daouda (2008, p. 81) :

Contrairement aux sociétés qui ont dressé une barrière entre le rationnel et l’irrationnel, le naturel et le surnaturel, le normal et le paranormal, la société nigérienne traditionnelle ne voit aucune contradiction entre les réalités que ces notions impliquent.

Il pense aussi que la question de la dualité est fortement marquée dans l’imaginaire et dans les mentalités zarma-sonrai, « en effet, écrit-il, l’imaginaire et la mentalité nigériens sont nés et entretenus par la superposition, mieux l’interpénétration de deux mondes. (A. Issa Daouda, 2008, p. 81). En effet, ces deux mondes cohabitent et entretiennent des relations très étroites. Ces relations s’effectuent surtout la nuit, moment favorable aux prières et aux communions.

L’être humain ne se résume pas seulement au corps physique fait de chair et d’os. Ce corps physique cache derrière soi d’autres aspects qui ne se révèlent pas à un profane. Le corps physique n’a pas l’importance du double, car ce dernier est l’essentiel de la personne humaine. Trois sortes de double sont attribués à l’être humain : l’ombre, le reflet et le double véritable que le Tierkaw subtilise à des fins maléfiques et les mages à des usages thérapeutiques.

Ce concept de double est très complexe. Dans d’autres mythologies, il renvoie à l’âme, à l’esprit ou au fantôme. Mais du point de vue de la conception zarma-sonrai, il n’y a aucune ambiguïté qui tienne ou qui gêne la compréhension du sens véritable de ce concept aussi important. Le double constitue une sorte de sosie pour la personne, c’est un élément déterminant dans la vie concrète et spirituelle. La relation de l’être humain avec son double fonctionne comme si chacun de deux éléments est en constante quête de l’autre. L’ouvrage Le Double d’hier rencontre demain évoque un mythe qui renseigne sur la relation de l’homme à son double. Ce mythe est un véritable parcours initiatique.

Il se présente sous une forme humaine comme une personne physique en chair et en os ; il se meut et vit comme n’importe quel être vivant, animé. Il a la capacité de faire intervenir son double, notamment pendant l’initiation des jeunes aux secrets du monde immatériel. De ce point de vue, le double de l’homme est une sorte de collaborateur efficace, un partenaire par excellence. BI BIO est un Atakourma, une sorte d’humanoïde dont l’univers est juxtaposé au monde des humains. SOUBA est un jeune adolescent à qui BI délivre les vraies connaissances universelles. C’est lors de la transe liturgique que BI se dédouble pour l’enseignement des mystères du double. 

L’état de transe dans lequel le Grand Maitre est rentré constitue la porte d’accès au dédoublement, c’est-à-dire qu’à l’état de transe, le Grand Maitre demande aux différents éléments de l’univers à travers la personne du maitre initiateur, de se séparer les uns des autres. Or, l’état de double est l’état dans lequel l’être humain jouit le plus de ses énergies, il est dans l’état de conscience le plus absolu. (I. Mamane, 2014, p. 25)

En outre, lorsque le sage dans la transe commande aux différents éléments de l’univers, il le fait en utilisant le dédoublement, une des techniques des initiés. Cependant, cela n’est nullement une affaire de miracle mais de ce que B. Hama appelle la transformation de la pâte chimique de l’univers. Cela montre de quelle manière l’homme exerce son pouvoir sur la matière, un autre aspect de lui-même. En revanche, cette puissance humaine sur le réel ne vise que l’homme. Pour B. Hama (1971, p. 195), « la sagesse a pour but d’orienter l’action de l’homme dans la voie et les moyens qui lui permettent non seulement d’assurer sa survie sur la terre, mais conditionner les étapes de son avancement progressif continu ».

En un mot, à travers ce concept de double, SOUBA, le jeune initié va trouver les réponses aux grandes questions existentielles à savoir : qu’est-ce l’homme ? Qu’est-ce que le monde ? Quelles sont les valeurs sur lesquelles fonder son existence ? Autant de questions que la quête initiatique du sens et de l’essence permet de discerner et dont la clé d’accès se trouve dans les mains des grands initiés. Ces derniers sont les dépositaires des connaissances ésotériques ;

Dans ce parcours initiatique, les jeunes apprennent à ne pas considérer leur espace de vie comme neutre. Ils découvrent que cet espace est revêtu d’intention, de sympathie humaine. Au moment de manger, par exemple, celui dont la fonction sociale est d’être l’intermédiaire des esprits, verse un peu de sa calebasse à terre pour le repas des esprits. C’est de cette façon que se matérialise la solidarité entre l’humain et les esprits.

En d’autres termes, on peut dire que le rapport entre les hommes et les forces surnaturelles se résument essentiellement dans une sorte « d’interaction par laquelle les seconds intercèdent auprès des premiers dans tous les domaines de la vie ; en revanche les hommes doivent manifester leur obéissance aux divinités en général sous la forme de rites sacrificiels » (A. Issa Daouda, 2008, p. 82).

Ces rites participent à l’apaisement du climat entre l’homme et son double. Cette communion se fait selon le respect d’un ordre précis qui veut que ces gestes soient accompagnés de formules sacrificielles. Lorsqu’un phénomène anormal, par exemple, vient à se produire, il est interprété comme une manifestation visible d’une rupture de l’ordre préétabli ou du non-respect d’un contrat signé entre lui et le monde immatériel. Cette rupture peut se justifier par un oubli d’honorer un engagement ou par le refus de procéder à un rituel consacré. Toute désobéissance de la part des humains suscite la colère des dieux. Le récit de Toula en est une illustration. Le dieu de la mare de yanlanbouli excédé par le refus des villageois de procéder aux rituels annuels, bloqua les pluies, ce qui provoqua une grande sécheresse. Cette rareté des pluies a eu un impact sur la végétation puis a décimé la grande partie du cheptel. Pour corriger leur non-respect de leur devoir d’allégeance, les hommes étaient contraints de sacrifier la plus belle fille du village.

La médiation entre le monde invisible et celui des hommes passe particulièrement par la transe, le rêve ou la possession. La communication onirique avec son double est considérée comme aussi réelle que les éléments qui se trouvent dans cette immatérialité immédiate. Cette intercommunicabilité est une catégorie essentielle dans la vie. C’est à l’aune de cette dimension que le pouvoir du Sonianké ou du Tierkaw peut se comprendre. C’est la preuve d’une pratique où la dualité prend tout son sens.

La question de la dualité oriente fortement les croyances dont la philosophie religieuse repose, en effet, sur l’existence de deux mondes unis. La notion de double y occupe une place de taille.

Au regard de la société traditionnelle, (…), le monde habité se compose de deux entités : Kwara qui désigne la ville chez les Zarma-Songhay, c’est-à-dire la société des hommes avec tout ce qu’elle comporte comme institutions rationnelles. Il s’agit donc du monde concret et visible que constitue la communauté des hommes comme partout ailleurs. Le deuxième monde est Saaji ou Gandji : non seulement la brousse, la forêt, mais aussi plus précisément certains ésotérismes qui n’ont de sens que dans l’imaginaire populaire. Donc la brousse, ce sont bien sûr les animaux sauvages, c’est également l’absence de la vie humaine à laquelle se substitue une autre vie, plus ou moins invisible, qui est l’apanage des divinités. (A. Issa Daouda, 2008, p. 81-82)

Cette vision du monde est purement spiritualiste et elle embrasse tout l’univers sacré. Le monde visible est vu d’une manière spirituelle, comme un prolongement de l’univers invisible, qui forme avec lui un seul et même univers. Ce monde invisible est une sorte de réplique du monde visible ; il est celui des êtres invisibles dont la vue et la perception échappe aux humains. Mais, « ils n’existent pas moins parmi nous. Leurs villages voisinent les nôtres construits en cases faites d’arceaux recouvertes de nattes, à la manière des alcôves qui abritent l’intimité des songhays » (B. Hama, 1973, p. 18). Les hommes passent à travers ces villages pendant leurs divers mouvements les menant vers la forêt. Ils ont dû certainement rencontrer des Atakourmas, des Gandji et des Zini sans les voir ou sans les reconnaitre. L’univers est, ainsi, comme une sorte de pyramide dont la base est constituée par la société ; les autres niveaux de la pyramide étant occupés par des entités immatérielles comme certaines divinités, certains esprits ou certains doubles. Le principe de dualité décrit l’univers dans une sorte de bipolarité qui l’oriente dans une dimension à la fois matérielle et spirituelle.

On comprend bien pourquoi la conception d’un espace vide est méconnue. La sacralité informe et anime la nature. L’Afrique noire traditionnelle vit en symbiose avec la nature et en tire profit pour sa protection. De cette manière, « les choses utilisées et vénérées dans ce but ne sont donc pas nécessairement des idoles, mais plutôt des symboles qui permettent à l’homme de se situer par rapport au sacré » (L. Moreau, 1982, p. 219).

Cette vision du monde compose avec la présence d’esprits capables d’intervenir dans la vie des hommes. L’homme qui fait de ces essences naturelles des lieux favoris de culte ne s’adresse pas directement à l’arbre ou à la pierre ; mais à la puissance, à la richesse, à la droiture et à la pérennité de l’invisible. Cette vision est couronnée par l’existence d’un être suprême. Mais ce dernier est inaccessible directement aux humains à cause de sa transcendance. Cette force suprême, le « Dieu du ciel » parfois appelé la charpente des espaces, l’os du ciel est situé à une distance si éloignée dans l’espace que la voix de l’homme ne saurait l’atteindre directement. Il faut, pour ce faire, solliciter l’aide des véhicules appropriés capables de transporter jusqu’à lui les doléances et les louanges des hommes.

Cependant, l’éloignement de cette force divine suprême ne constitue nullement un caractère dépréciatif de la religion animiste. Bien au contraire, le besoin de Dieu est d’autant plus ressenti que celui-ci lui semble inaccessible. Cette distance multiplie l’appel aux médiateurs.

Entre le sacré suprême, inaccessible de façon directe et l’homme, s’étend tout un sacré médian qui prend source et appui dans le sacré suprême, et à son tour se déverse en forces fastes ou néfastes sur l’univers, par l’entremise de certains agents. C’est à ces forces, qui gèrent le bonheur et le malheur des hommes, et non à l’être suprême que s’adressent les paroles rituelles, et les offrandes propitiatoires destinées à les apaiser quand elles se déchainent. (A. H. Bâ, 1972, p. 115)

Dans une spiritualité initialement étrangère à la notion de chute originelle, cette distance est bien nécessaire au dialogue entre Dieu et les hommes, à la solution de continuité qui les relie, constituée par les forces et les divinités intermédiaires incarnées dans la nature.

De façon générale, les croyances des zarma-sonrai sont essentiellement d’origine sorko, pécheurs jouant, dans la communauté zamarphone, les rôles importants de grands prêtes des génies de l’eau, de la foudre ou de la pluie. Leur vie est intimement liée à celle du fleuve. L’emprunt fait à cette ethnie par le peuple zarma-sonrai est sans équivoque.

Nous nous pencherons sur cette question dans un autre article. Pour l’instant, nous nous contentons de préciser que les croyances zarma-sonrai, malgré leur profondeur, sont marquées d’un syncrétisme. Elles ont tiré certains éléments des peuples voisins, à l’islam particulièrement. Des génies haoussas, touaregs, mossi, gourmantché ont été adoptés et songhaisés ou même des vieux génies ont porté des noms musulmans. Cet emprunt n’ôte pas à ces croyances leur originalité et leur propension mystique très nette.

Conclusion

La vision spiritualiste des Zarma-sonrai oriente le rapport à l’environnement. L’espace n’y est pas une structure close et neutre.  Plusieurs interdits pluridimensionnels éduquent les individus à la sociabilité, à l’éthique et à la connaissance générale : interdiction de travailler le jeudi, défense faite aux femmes de piler le mil en frappant les mains lorsque le pilon est en l’air, ou interdiction de se soulager sur des termitières, lieux d’habitation probable des génies. Tous ces interdits sont à la fois des faits sociaux, des préceptes de la spiritualité et des modalités de savoirs. Rites et pratiques s’inscrivent dans ces finalités.

Le monde est conçu comme un système complet, un ensemble ordonné, à l’image d’une immense toile d’araignée dont on ne peut toucher un seul fil sans faire vibrer l’ensemble. En définitive, la cosmologie, par exemple, se présente comme une vision totalisante du monde expliquant à la fois les éléments constitutifs de l’univers et l’ordonnancement des traits culturels : « tous les Africanistes s’accordent à penser que les rapports entre les activités les plus quotidiennes, comme les plus prestigieuses sont en relation avec les éléments de pensée renvoyant à l’organisation du monde ». (M. Augé, 1974, p. 23.)

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THOMAS Louis-Vincent, 1981, Les religions d’Afrique Noire, textes et traditions sacrés, T2, Paris, Stock.


[1] Sur ce point, il faut consulter les clarifications de S.-P. François dans sa contribution intitulée « Non, Vergès n’a pas inventé la défense de rupture ». Saint-Pierre François, 2013, « Non, Vergès n’a pas inventé la défense de rupture », Le monde, http:// https://www.lemonde.fr/idees/article/2013/08/20/non-jacques-verges-n-a-pas-invente-la-defense-de-rupture_3463953_3232.html, consulté le de 17/11/2020 à 10h 07mn.

[2] Locution latine qui veut dire : selon la loi en vigueur.

[3] Dans le jargon des services de renseignement, la fadette est une facture détaillée mentionnant les appels téléphoniques émis et reçus d’un client d’un opérateur téléphonique, ainsi que les positions géographiques au moment de leurs réceptions et de leurs émissions durant les deux derniers mois.

[4] Tout dispositif permettant au juge répressif d’avoir la certitude que l’objet ou le document annexé à la procédure est bien celui qui a été saisi par un officier de police judiciaire ou un juge d’instruction. Dans les scellés, on peut trouver l’arme du crime, un vêtement, un meuble, des documents comptables, etc.

[5] L’on se souviendra de la sanction par condamnation à mort des stratèges vainqueurs de la guerre des Arginuses, pour homicide par omission, des marins, lors d’un naufrage (É. Formoso, 2014, p. 29). C’est dire que la loi athénienne réprimait l’homicide, même involontaire.

[6] L’ONU est l‘Organisation des Nation Unies qui agit dans le domaine de l’éducation à travers son institution spécialisée qu’est UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, et la Culture).

[7] En effet, né de parents riches – son père Bernardone dei Moriconi, était un très riche drapier d’Assise et sa mère Dona Joanna Pica de Bourlémont, était une femme pieuse issue de la noblesse provençale –, Francesco Bernardone fils ainé d’une famille de sept enfants, a grandi à l’abri des besoins matériels. Jeune homme sociable, aimable et rêveur, il affectionnait les fêtes joyeuses en compagnie des jeunes gens et des jeunes filles de son milieu. Sa vie va être bouleversée par deux évènements : le séjour en prison dans la ville de Pérousse et sa rencontre avec Jésus qui lui demande de “réparer son église”.

[8] Nom formé à partir d’un terme grec « analusis » qui signifie « décomposition », lui-même formé à partir d’un verbe simple “luein” qui signifie “décomposer”, l’analyse désigne, selon le dictionnaire Larousse, une étude faite en vue de discerner les différentes parties d’un tout, de déterminer ou d’expliquer les rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres.

[9] « Parmi les désirs, certains sont naturels, d’autres vides, et parmi les désirs naturels certains sont nécessaires, d’autres seulement naturels ; et parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à l’absence de perturbations du corps, d’autres à la vie même » (Épicure, 1994, §127, p. 194).

[10] Unesco, Déclaration de Yamoussoukro, Côte d’Ivoire, 1989.

[11] https://fr.unesco.org/70years/construire_paix.

[12] https://www.grainesdepaix.org/fr/ressources/references/paix/historique-de-la-culture-de-la-paix.

[13] L’expression « culture de paix » est récente. Elle va « prospérer » suite au changement géopolitique majeur qu’a entraîné la chute de l’Union soviétique. ♦26juin 1989 : Réunie à Yamoussoukro, l’UNESCO reprend à son compte cette expression qui s’était particulièrement développée au cours de la décennie précédente en Amérique latine. ♦31 janvier 1992 : le Secrétaire Général des Nations-Unies, Boutros Boutros-Ghali, a présenté dans son Agenda pour la paix, quatre niveaux d’intervention pour réduire la violence : la diplomatie préventive, le rétablissement de la paix, le maintien de la paix et la consolidation de la paix. ♦7 avril 1993 : l’UNESCO propose, pour aider à la réalisation à tous les niveaux de cet ambitieux programme, un programme d’action pour promouvoir une culture de la paix. ♦1994 : Premier forum international sur la culture de la paix à San Salvador. ♦1995 : la Conférence Générale de l’UNESCO adopte le projet interdisciplinaire « Vers une culture de la paix » et en fait un axe stratégique pour les années 1996-2001. ♦Janvier 1997 : Federico Mayor, Directeur de l’UNESCO propose le droit de l’être humain à la paix. ♦22 juillet 1997 : l’Assemblée Générale des Nations Unies proclame l’an 2000 «Année internationale pour la culture de la paix». ♦19 novembre 1998 : l’Assemblée Générale des Nations unies déclare la Décennie internationale pour une culture de la paix et de la Non-violence pour les enfants du monde, 2001-2010. ♦6 octobre 1999 : l’Assemblée Générale des Nations Unies récompense le travail de l’UNESCO en adoptant un programme d’action sur la culture de la paix en huit points. ♦12 septembre 2000 : le Secrétaire Général des Nations Unies rend public son rapport sur la Décennie internationale pour une culture de la Paix et de la Non-violence pour les enfants du monde, 2001-2010. (C. Faber, 2006, p. 2).

[14] Les huit piliers de la Culture de la paix, selon l’UNESCO 1. Promouvoir la paix à travers l’éducation. Celle-ci doit être proposée à tous les enfants et une attention particulière doit être réservée aux femmes. 2. Améliorer un développement économique et social soutenables. L’éradication de la pauvreté ainsi qu’une focalisation plus grande accordée à l’environnement constituent des priorités. 3. Promouvoir le respect pour tous les êtres humains, non seulement en distribuant des Déclarations Universelles des Droits de l’Homme à tous les niveaux mais aussi en mettant complètement en œuvre ces droits. 4. S’assurer de l’égalité entre les femmes et les hommes en intégrant une approche sexo-spécifique et en éliminant toutes formes de discrimination. 5. Soutenir la participation démocratique en éduquant les citoyens à des pratiques responsables. 6. Faire avancer les notions de tolérance, de compréhension et de solidarité en promouvant un dialogue entre les civilisations. 7. Soutenir la libre circulation des savoirs et de l’information par l’indépendance des médias. 8. Promouvoir la paix internationale et la sécurité par des actions telles que le désarmement, la résolution pacifique des conflits. (C. Faber, (2006, p. 3).

[15] « François d’Assise a vécu dans un siècle de violences. C’est le temps des conflits majeurs entre l’empereur du Saint-Empire et le Pape, le temps des guerres féodales, le temps des croisades, le temps de l’émancipation des communes, souvent par la force, et des rivalités des cités entre elles… François a été mêlé plus ou moins à toutes ces querelles, et a eu, dès sa jeunesse, l’expérience de la guerre, de la captivité et de l’attrait des armes, mais sa conversion à l’Évangile l’a amené à réviser ses relations avec autrui. », MATHIEU Luc, François artisan de paix, Paris 16 Mai 2013, Disponible sur le site :

http://www.franciscains-paris.org/articles.php?lng=fr&pg=1959&mnuid=1941&tconfig=0

[16] http://www.franciscains-paris.org/articles.php?lng=fr&pg=1959&mnuid=1941&tconfig=0

[17] Les points 3 et 4 du Manifeste pour la Culture de la Paix sont une actualisation de la préoccupation de François D’Assise. 3. Libérer ma générosité. Partager mon temps et mes ressources matérielles en cultivant ma générosité, afin de mettre fin à l’exclusion, à l’injustice et à l’oppression politique et économique. 4. Écouter pour se comprendre Défendre la liberté d’expression et la diversité culturelle en privilégiant toujours l’écoute et le dialogue sans céder au fanatisme, à la médisance et au rejet d’autrui.

[18] Expédition militaire organisée par les chrétiens catholiques d’Occident, au XIème et XIIIème Siècle, sous l’autorité du Pape pour délivrer les lieux Saints occupés par les musulmans. C’est au cours de l’une de ces expéditions que François rencontra le Sultan en 1219, dans le Delta du Nil à Damiette en Egypte.

[19] Frère Luc Mathieu, (2013), François artisan de paix. Disponible sur le web http://www.franciscains-paris.org/articles.php?lng=fr&pg=1959&mnuid=1941&tconfig=0

[20] « Quelques jours avant sa mort, François ajouta une strophe à son Cantique des créatures et envoya deux de ses compagnons la chanter aux deux chefs de la cité, qui par amour pour François se réconcilièrent illico. Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi, pour ceux qui supportent épreuves et maladies, heureux s’ils conservent la paix ! Par toi, Très-Haut, ils seront couronnés ! » (Leg. Pérouse 44) Frère Luc Mathieu, (2013), François artisan de paix. Disponible sur le web http://www.franciscains-paris.org/articles.php?lng=fr&pg=1959&mnuid=1941&tconfig=0

[21] P. Ricœur, 1967, Le volontaire et l’involontaire, Paris, aubier.

[22][22] Cf. Saint Bonaventure (2019), Vie de Saint François d’Assise, Argentré-du-Plessis, DFT/Stan Rougier(2006), François d’Assise ou la puissance de l’amour, Paris, Albin Michel. / Albert Jacquard, (1996), Le souci des pauvres, l’héritage de François d’Assise, Paris, Calmann-Lévy. / Eloi Leclerc, (1998), François d’Assise, le retour à l’Évangile, Paris, Desclée de Brouwer. /François Delmas-Goyon, (2008), Saint François d’Assise, le frère de toute créature, Les plans-sur-bex (Suisse), Parole et Silence. / Carlo Garretto (1981), Moi, François d’Assise, Traduction Henri Louette, Paris, Centurion…

[23] Appelés encore Ordre des Frères mineurs, les Franciscains sont un ordre religieux catholique créés par François d’Assise en 1210 en Italie.

[24]Frère Luc Mathieu, (2013), François artisan de paix, Disponible sur le web http://www.franciscains-paris.org/articles.php?lng=fr&pg=1959&mnuid=1941&tconfig=0

[25] Jean-Paul II, Message pour la célébration de la Journée Mondiale de la Paix, 1er janvier 1993. http://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/messages/peace/documents/hf_jp-ii_mes_08121992_xxvi-world-day-for-peace.html

[26] Nous renvoyons le lecteur à L’Éclipse de Dieu de Martin BUBER. La lecture du compte-rendu de ses deux conversations faites dans l’introduction est plus que souhaitée.

[27] La mauvaise foi, au sens sartrien, est un élan de duplicité envers soi-même, à l’endroit de ce qui dit notre être profond, à savoir la liberté.

[28] Le providentialisme met en relief la providence, c’est-à-dire l’action par laquelle Dieu exerce son gouvernement sur la création soit en prévoyant le cours des choses, soit en intervenant directement sur certains événements.

[29] À la différence de la méthode discursive (qui analyse les faits à partir d’un raisonnement logico-déductif), la méthode intuitive tente de rechercher la vérité en dehors du raisonnement de type déductif. Selon Bergson, elle est une coïncidence entre l’objet et le sujet.

[30] Allusion faite aux premières écoles présocratiques dont l’enseignement est ordinairement taxé de théorique (pythagorisme, l’école des éléates, l’école des ioniens, etc.)

[31] Les importations de la Côte d’Ivoire en provenance de la Chine se sont établis à 913,74 milliards de dollars en 2018, faisant ainsi de la Chine le premier partenaire commercial du pays devant le Nigéria avec 751,19 milliards de produits importés et la France avec 629,47 milliards relégué au troisième rang au profit du Nigéria selon les données officielles consultées par Sika Finance.

[32] Les accords bilatéraux entre les deux pays comprennent plusieurs volets parmi lesquels l’assistance sociale dans l’amélioration des soins de santé.

[33] Le Qi signifie l’énergie, le yin est le principe de la philosophie chinoise qui désigne la notion de passivité, la neutralité ou le principe féminin. Quant au concept du yang, il signifie l’activité, le chaud, le principe mâle. La théorie des cinq éléments est une loi complexe résultant de l’observation de la nature.

[34] Le Qigong est une pratique qui met le corps et l’esprit en harmonie et qui lutte contre le vieillissement.

[35] ANADAMCI, ONG USSA, Les Groupes TIANSHI, GREEN VALLEY, GREEN WORLD et TASLING

[36] Pharmacie de la Santé Publique

[37] Gestionnaire d’un dépôt de produits chinois au centre commercial situé près du RanHotêl, en face de la poste centrale et en même temps auxiliaire de M. Édouard.

[38] Il s’agit de la partie sud du pays délimitée par la zone tampon qui était surveillée par les forces impartiales de l’ONUCI et de la Force Licorne (l’armée française).

[39] Cette expression signifie Centre, nord et ouest et désigne toute la partie du pays alors sous contrôle des Forces nouvelles.

[40] Infirmier diplômé d’État en exercice au centre de santé urbain de Diézoukouamékro (Zone Industrielle Bouaké).

[41] Médecin gynéco-obstétricien en service au CHU de Bouaké.

[42] Infirmier spécialiste en santé publique, en service au district sanitaire de Bouaké-ouest.

[43] Pharmacie de la santé publique.

[44] Infirmier spécialiste en santé publique et actuel Directeur de l’Antenne de la formation des agents de santé de Bouaké.

[45] Propriétaire de la clinique ‶Les merveillesʺ sis à Tollakouadiokro.

[46] Aussi bien les propriétaires de cliniques et leurs auxiliaires, les dépositaires de magasins de produits, que les marchands ambulants de ces produits chinois.

[47] Association National des auxiliaires de la Médecine Chinoise en Côte d’Ivoire.

[48] Promotion du Médicament Chinois en Côte d’Ivoire.

[49] La classe de troisième, titulaires ou non du Brevet d’Études du Premier Cycle (BEPC).

[50] C’est le cas de M. Édouard.

[51] Adìkpónɔ̀ : il est le responsable de la divinité Adìkpó qui a pour fonction de protéger le lac. Cette divinité se trouve à Hountou (Arrondissement de Tokpa-Domè, Commune de Kpomassè) (C. T. Togbé, 2014, p. 112).

[52] Dans le monde de la construction la superstructure d’un bâtiment regroupe l’ensemble des organes situés au-dessus de terre et composant l’ouvrage, c’est-à-dire les poteaux, les voiles, les poutres, les consoles ou encore les planchers.

Partie aérienne d’une construction, comme les niveaux supérieurs d’un immeuble allant du rez-de-chaussée aux étages (partie qui est donc située au-dessus de l’infrastructure, laquelle concerne la partie enterrée porteuse de la structure supérieure et composée d’ouvrages ou d’équipements, les fondations d’un immeuble, ainsi que les éventuels niveaux de sous-sol, parkings et caves. (Le dictionnaire professionnel du BTP, éditions Eyrolles : https://www.editions-eyrolles.com/Dico-BTP/definition.html?id=8568).

[53] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais-monolingue/

[54]Ivan Petrovitch Pavlov, né le 14 septembre 1849 à Riazan, dans l’Empire russe, et mort le 27 février 1936 à Leningrad, en URSS, est un médecin et un physiologiste russe, lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine de 1904 et de la médaille Copley en 1915

[55] Béhaviorisme, francisation du terme anglais « behaviorism », provient du mot « behavior » (orthographe américaine) ou « behaviour » (orthographe britannique) qui signifie « comportement ». Historiquement, le béhaviorisme est apparu au début du 20e siècle, en réaction aux approches dites « mentalistes » faisant de la psychologie une branche de la philosophie6. Aux États-Unis, le concept de conscience était de plus en plus remis en cause. L’article de William James de 1904 “Does consciousness exist?” (La conscience existe-t-elle ?) posa le problème de manière explicite.

En 1913, John Broadus Watson établit les principes de base du béhaviorisme, dont il invente le nom, en affirmant, dans un article intitulé « La psychologie telle que le béhavioriste la voit »8 :

La psychologie telle que le behavioriste la voit est une branche purement objective de la science naturelle. Son but théorique est la prédiction et le contrôle du comportement. L’introspection constitue une partie non essentielle de ses méthodes, pas plus que la validité scientifique de ses données n’est dépendante de la facilité avec laquelle elles se prêtent à l’interprétation à la conscience8. Psychology as the behaviorist views it (1913) [archive]. Watson, John B., Psychological Review, 20, p. 158–177.

[56] Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et Cultures, Paris, Présence Africaine, 1954, 1964, 1979

[57] C f. R. Descartes, Principes de la philosophie, paris, hachette, 1974. 

[58] A ce sujet, on trouvera plus d’informations chez Daniel Delattre, Jackie Pigeaud (éds), Les Épicuriens (Bibliothèque de la. Pléiade), Paris, Gallimard, 2010, 1481 p. La philosophie antique est déjà … Jardin ; dans la seconde partie, intitulée « Le Jardin d’Épicure » (p. 79-226),

[59] Chapitre III de la Critique de la raison pratique, « Des mobiles de la raison pure pratique »

[60] C’est Benjamin Constant qui formula les premières critiques de l’impératif catégorique dans D’un prétendu droit de mentir par humanité. Il affirme dans cet ouvrage que l’impératif catégorique ne prend pas en compte le résultat de l’action, et qu’il est totalement inconditionnel. Pour Constant le devoir n’est applicable qu’envers ceux qui y ont droit : par exemple dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui la disent aussi. Ensuite, une formule devenue célèbre de Charles Péguy exprime une nouvelle objection contre la morale kantienne en ces termes : « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. » in Pensées, octobre 1910. Enfin, Hegel dans Principes de la philosophie du droit, pense que le kantisme serait donc, en pratique, tout simplement inapplicable ; il serait moralement “pur”, mais seulement de par son inefficacité à penser l’action morale concrète.

[61] Cf. Otfried Höffe (1985) dans son Introduction à la philosophie pratique de Kant, Castella, Albeuve, p. 107-108. Voir aussi J. Habermas, in Kant actuel, éd. F. Duchesneau et al., Paris-Montréal, Vrin-Bellarmin, 2000. Voir à ce sujet l’important essai de Julius Ebbinghaus, « Die Formeln des kategorischen Imperativs und die Ableitung inhaltlich bestimmter Pflichten », in Gesammelte Aufsätze, Vorträge, Reden, Hildesheim, 1968, vol. I, sect. 7, p. 140-160. Puis, J. Rawls, A Theory of Justice, Oxford-New York, Oxford University Press, c. 1971, § 40, p. 251.

[62] Il faut entendre par allégorie narrative un système d’analogies métaphoriques dans le processus qui caractérise toute expérience de désignation insolite dans un cadre narratif.

[63] Selon Ch. Seydou (« la devise dans la culture peule : évocation et invocation de la personne », in Geneviève Calame Griaule. (éd.), (1977, pp. 198-199), Gens et paroles d’Afrique, Essais d’ethnolinguistique) , la devise «cherche à caractériser de la façon la plus pertinente et la plus marquante la personne, en évoquant ses qualités spécifiques ou ses exploits représentatifs. Elle est une forme de louange, mais elle est surtout une définition concise et dense de la personne».

[64] Le lecteur averti des romans d’A. Kourouma pourra reconnaître l’articulation entre la fixation nominale et la politique d’indigénisation mise en œuvre par Mobutu et Eyadéma sous leur règne. On peut y lire une dynamique résistancielle à la colonisation et une option de Kourouma vers « le soleil des indépendances ».

[65] Le donsomaana est un récit épique qui a pour fonction première la célébration des exploits du maître-chasseur dans un combat contre un fauve, un animal thaumaturge, un sorcier. Dans le donsomaana, le défi est une norme esthétique et la renommée que se fait le héros chasseur s’évalue à travers la nature des épreuves surmontées.

[66] Griot ou chantre des chasseurs.

[67] distance qui existe entre les acteurs de la communication et qui est traduite par une familiarité ou non entre eux. En pratique, ils peuvent se tutoyer (rapprochement) ou se vouvoyer (éloignement). L’usage de ce terme d’analyse des conversations nous contraint à adopter celui de distanciation physique en lieu et place de la distanciation sociale. Par ailleurs il traduit mieux la notion de distance physique à maintenir entre deux acteurs de la communication.

[68] mot-valise construit à partir de coronavirus disease 2019, traduit en français par maladie à coronavirus 2019. Le mot-valise prend ainsi le genre féminin en français qui est celui de la tête du syntagme (maladie). On dira ainsi la covid 19 et non le covid 19 (le déterminant masculin est né avec l’emploi du terme nouveau coronavirus qui désigne l’agent pathogène de la maladie). Aussi, l’usage du trait d’union entre covid et 19 n’est pas fondé scientifiquement, du point de vue de la création des termes hybrides (combinaison de symboles, de chiffres et des lettres).

[69] taxi de brousse mais utilisé en milieu urbain.

[70] Décès à domicile et non en milieu hospitalier.

[71] Numéro d’appel gratuit pour des conseils et orientations sur la maladie covid 19.

[72] Boubou Hama est un écrivain et politicien nigérien

[73] Nous avons l’intime conviction que tout ce qui vaut pour ce peuple vaut aussi pour les autres peuples africains.

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    Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

    ISSN : 2313-7908

    N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016

    Indexation : Mir@bel et HalArchive.


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