Perspectives 026-2023

Volume XIV – Numéro 26    Décembre 2023     ISSN : 2313-7908N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016  


PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

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N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016

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ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Directeur de publication : Prof. Grégoire TRAORÉ, Professeur des Universités

Rédacteur en chef : Prof. N’dri Marcel KOUASSI, Professeur des Universités

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COMITÉ SCIENTIFIQUE

Prof. Aka Landry KOMÉNAN, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

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Prof. Henri BAH, Professeur des Universités, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université Alassane OUATTARA

Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal

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Prof. Kouassi Edmond YAO, Professeur des Universités, Philosophie politique et sociale, Université Alassane OUATTARA

Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des Universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou

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Prof. Donissongui SORO, Professeur des Universités, Philosophie antique, Philosophie de l’éducation Université Alassane OUATTARA

COMITÉ DE LECTURE

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COMITÉ DE RÉDACTION

Secrétaire de rédaction : Dr Kouassi Honoré ELLA, Maître de Conférences

Trésorier : Dr Kouadio Victorien EKPO, Maître de Conférences

Responsable de la diffusion : Dr Faloukou DOSSO, Maître de Conférences

Dr Kouassi Marcelin AGBRA, Maître de Conférences

Prof. Alexis Koffi KOFFI, Professeur des Universités,

Dr Chantal PALÉ-KOUTOUAN, Maître de Conférences

Dr Amed Karamoko SANOGO,Maître de Conférences

SOMMAIRE

1. Platon et la question du beau

Pierre Hubert MFOUTOU ………………………………………….………………..1

2. Ivoirité et socialité

Mafa Georges ASSEU ………………………………………….……………………15

3. Éthique du visage et éthique du care : la double histoire du même ?

Relwende GUIGUEMDE …………………………………………………………….31

4. Normativité de l’opinion publique à l’épreuve de la culture de masse chez Jürgen HABERMAS

Garba OUMAROU …………………………………………………………………….51

5. La communication devoir-pouvoir et le mal de la communication de pouvoir chez Kierkegaard

Krouyé Constant KOFFI …………………………………………………………….71

6. L’humain à l’ère de l’Intelligence Artificielle (IA)

1. Adama COULIBALY    2. N’golo OUATTARA ……………………………..91

7. Problématique éthique de l’abandon des enfants souffrant de handicap en milieu hospitalier

1. Koffi Sévérin FODIO   2. Andrédou Pierre KABLAN   3. Christelle AVI-SIALLOU, 4. Christian YAO, 5. Kouadio Vincent ASSE 6. Antoine KOUAKOU ………………………………………………………………………………………………..105

8. La problématique des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le biotope africain

1. Jacques Gervais OULA    2. Florent MALANDA KONZO ……………….129

9. Nature et technologie chez H. MARCUSE

1. Abdoul Karim NA ALLAH ROUGAH   2. Issaka TAFFA GUISSO ……..151

10. Sciences et réalités africaines : le cas de la sorcellerie dans la perspective poppérienne

Ahou Marthe ASSIÈ épse BOTI Bi …………………….………………………..167

11. du terrorisme au sahel : des enjeux cosmopolitiques pour une lecture de la théorie de la justice de John RAWLS

Moussa MOUMOUNI …………………………………….…………………………183

12. Le totalitarisme ou la fin de l’éthique politique

Soumaïla COULIBALY ……………………………………………………………..203

13. La désacralisation de la mort et de sa mystique en Afrique : à partir des expériences congolaise, tchadienne et ivoirienne

Hygin Bellarmin ELENGA …………………………………………………………217

14. La survivante de Rose Marie GUIRAUD : dynamique des genres littéraires et écriture du réel

Bi Goré KOÉ ………………………………………………………..………………..237

15. Méthodes culinaires et qualité de l’attiéké de Dabou du XVIIIE siècle au XXE siècle

Jean-Jacques ESSOH ……………………………………………………………..257

16. L’animation culturelle dans le système Licence, Master, Doctorat (L.M.D.) : fonctions et enjeux

Messou FIAN ………………………………………………………………..……….273

17. Les sciences expérimentales au crible de la pensée philosophique

Seydou SOUMANA …………………………………………………………….……287

LIGNE ÉDITORIALE

L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.

Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?

Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.

Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.

Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.

Le comité de rédaction

PLATON ET LA QUESTION DU BEAU

Pierre Hubert MFOUTOU

Université Marien Ngouabi (Congo-Brazzaville)

hubertmfoutoug@gmail.com

Résumé :

La question du beau intègre-t-elle les bases de l’édifice platonicien ? La réponse à cette interrogation ne saurait être négative. En effet, cette question constitue un leitmotiv dans les œuvres de Platon : elle se répète dans les dialogues comme Hippias majeur, le Banquet, le Phèdre, le Phédon et la République. Conséquemment des avis émis dans ces dialogues, nous conjecturons que le fondateur de l’académie adhère au domaine de la philosophie négative : il travaille de manière à dire ce que le beau n’est pas avant de dire ce qu’il est. Selon lui, le beau n’est pas telle ou telle chose particulière si éclatante qu’elle soit. Il ne correspond pas à un objet sensible même si celui-ci a de l’attrait ou de l’agrément. Son visage n’est pas dans une réalité de ce monde. Il est plutôt à rechercher au-delà du chaos empirique, dans un autre monde nommé monde intelligible. Le beau est donc une essence divine que l’âme contemple lorsqu’elle fait une montée du sensible vers l’intelligible.

Mots-clés : Âme, Beau, Contemplation, Monde intelligible, Monde sensible.

Abstract:

Does the question of beauty form part of the foundations of the Platonic edifice? The answer to this question cannot be negative. Indeed, this question is a leitmotif in Plato’s work, recurring in dialogues such as Hippias Major, the Banquet, the Phaedrus, the Phaedo and the Republic. As a consequence of the opinions expressed in these dialogues, we conjecture that the founder of the Academy adheres to the domain of negative philosophy: he works in such a way as to say what beauty is not before saying what it is. According to him, beauty is not this or that particular thing, however striking it may be. It does not correspond to a sensible object, however attractive or pleasing. Its face is not in a reality of this world. Rather, it is to be found beyond empirical chaos, in another world that is properly called the intelligible world. Beauty is therefore a divine essence that the soul contemplates when it makes an ascent from the sensible to the intelligible.

Keywords : Soul, Beauty, Contemplation, Intelligible world, Sensible world.

Introduction

Dans son dialogue intitulé Hippias majeur, Platon (2011, 304e) écrit « les belles choses sont difficiles ». Ce propos fait office de conclusion à l’échange entre deux principaux personnages du dialogue. Il constitue la séquence de clôture du combat de l’argumentation qui oppose Socrate et Hippias. Il sied de rappeler que dans ce dialogue, Socrate se fait le double de lui-même et stimule l’effort de son interlocuteur vers la recherche d’une définition du beau. Il réussit à lui extorquer huit définitions qui se révèlent décevantes et erronées. Ce qui est certain, c’est que Socrate expérimente l’ironie puisque l’ardeur d’Hippias se mue en défaillance. Au bout du compte, celui-ci est conscient de l’échec d’une définition du beau.

Mais comment justifier cet échec de la définition du beau ? La tentation est grande de dire que Hippias est le modèle d’un homme de la basse échelle dont le regard porte sur les attraits sensibles du beau : la belle vierge, la belle jument, l’or, la richesse…En cela, il est incapable d’orienter son regard vers la région des essences éternelles ou archétypales. Il n’a pas la vue de hauteur propre au philosophe pour discerner la vraie beauté : celle qui est absolue.

Dès lors, comment entrer en contact avec la force anonyme et persuasive de la vérité sur le beau : en rivant son regard sur ses attraits sensibles ou en se tournant vers la transcendance ? Pouvons-nous opérer une identification parfaite entre le beau et les fragiles indices du monde sensible ? Le beau n’est-il pas une essence divine ? Qu’apporte la contemplation du beau à l’homme ?

Dans la perspective du présent article, nous nous proposons dans un premier temps de dénoncer ce qu’on dit du beau qui n’est pas véritablement le beau, de mettre en abime les représentations caricaturales de la beauté. En second lieu, nous tenterons de dévoiler la signification profonde du beau avec Platon. En dernière instance nous essayerons de dire ce que procure la contemplation du beau chez Platon. Notre travail se fera sur la base de l’herméneutique philosophique comprise comme l’art de l’interprétation, la science de l’élucidation du dit.

1. Ce que le beau n’est pas

Avant de dire ce qu’est le beau chez Platon, il nous semble important de signaler ce qu’il n’est pas. Nous devons pour ce faire nous référer à Hippias majeur. La question inaugurale de l’entretien entre Socrate et Hippias est le problème de la nature du beau. Socrate s’adresse à Hippias en ces termes : « Pour le moment toutefois, réponds-moi sans tarder sur un point (…) car serais-tu à même de me dire ce que c’est que le beau ? » (Platon, 1977, 286d). En effet, dans ce dialogue, l’issue de la discussion n’est pas uniquement le constat de l’échec de la définition du beau ; c’est aussi et surtout la réfutation des définitions erronées du beau. Le bilan de cette discussion n’est pas entièrement négatif puisqu’il nous permet de comprendre que nous nous bornons aux exemples quand nous admettons que : sont de belles choses, une jeune belle fille, une belle jument, l’or et une vie humaine réussie (Platon, 1977, 277e-289d, 291d-293c, 289d-281c). De même, nous cédons aux illusions d’une imagerie trompeuse, lorsque nous assimilons le beau au convenable, à l’avantageux, à l’utile, au plaisir que l’on prend au moyen des yeux et des oreilles (Platon, 1977, 293c-294e, 296d-297e, 295 c-296d, 297e-303e).

Il ressort des affirmations formulées par Hippias, la réduction du beau aux réalités particulières, alors que Socrate recherche ce qui est en soi, c’est-à-dire l’universel. La substantifique moelle que nous tirons de Hippias majeur c’est la conclusion selon laquelle,« le beau n’est pas le simple attribut d’un objet que je puisse repérer dans la réalité quand bien même je passerai en revue toutes les choses existantes dans le monde » (M. Jiménez, 1998, p. 218).

De ce point de vue, le beau ne dépend pas de la diversité des objets concrets. Il ne se réduit pas aux fragiles indices du monde sensible. Le monde sensible s’oppose au monde intelligible, cet édifice des réalités qui ne changent pas. Entendu que le monde sensible correspond au monde des réalités apparentes et fugaces. Il suppose sans doute le monde des phénomènes perpétuellement changeants. Ces phénomènes qui le constituent sont de l’ordre du passager et du destructible. Pour emprunter la langue de F. Châtelet (1998, p. 20), le monde sensible,« cet univers perçu qui parait être le critère de toute satisfaction, de toute existence, de toute vérité est seulement une toile de fond dérisoire et provisoire qui s’effiloche au cours du devenir et qui lorsqu’on y réfléchit, se révèle un piètre juge et avoue bientôt sa carence, sa vacuité et sa caducité ». De là, on peut dire que les choses terrestres ou les réalités du monde sensible et leur beauté ne sont que des simulacres, de faux semblants qui nous détachent des archétypes, des essences véritables et éternelles, incarnation de la beauté absolue.

Mais que dire des œuvres d’art qui sont censées exprimer la beauté ? Faut-il leur accorder un statut glorieux ? La réponse à cette dernière question ne saurait être affirmative. En effet la beauté des œuvres d’art est la tromperie la moins admissible qui soit. Elle est une copie de la beauté sensible qui elle-même est le reflet de la beauté absolue.

À ce propos, Platon (2011, X, 596b-596e) nous donne une indication dans le livre X de La République lorsqu’il se prononce sur l’imitation artistique, mieux sur les degrés de la mimésis. Le fondateur de l’académie nous aide à comprendre que l’exemple le mieux indiqué pour discerner ces degrés de la mimésis est celui d’un lit : « Dieu produit l’essence du lit. Cette essence est la seule réalité. Survient un artisan menuisier : il fabrique un lit, plus exactement une forme de lit inspirée de la forme créée par Dieu. Il copie. Arrive un peintre : il peint le lit de l’artisan. Il copie donc une copie » (M. Jimenez, 1997, p. 225).

La beauté que reproduit le peintre est une tromperie, une illusion. Elle est imitation d’une imitation d’imitation, une copie du vrai au troisième degré. Une chose est claire chez Platon : quelque considérable que puisse être le charme d’un tableau de peinture, celui-ci ne représente qu’un produit du troisième rang par rapport à ce qui existe par nature. Il est éloigné du réel, étant en troisième position par rapport à ce qui est.

Comme toute œuvre d’art, un tableau de peinture n’est qu’une « imitation de l’apparence et non de la vérité » (Platon, 2011, X, 598b). On comprend pourquoi Platon se prononce en défaveur de l’art :« Tout art d’imitation, réalise une œuvre qui est loin de la vérité et qu’il entretient une relation avec ce qui, en nous-mêmes, est réellement à distance de la pensée réfléchie, et qu’il s’en fait le compagnon et l’ami, ne visant rien de sain ni de vrai » (Platon, 2011, X, 603a). Au sens où l’entend Platon, l’art est une activité puérile, dépourvu de sérieux puisqu’il se limite à la production du simulacre, du trompe l’œil. Comme tel, il coïncide avec l’occupation qui rend les hommes pires et non meilleurs aussi bien dans la vie privée que dans la vie publique. Mais si le beau ne dépend pas de la diversité des objets concrets, que dire finalement de celui-ci ?

2. Le beau ou l’essence des belles choses

Pour comprendre la notion du beau chez Platon, il faut avant tout se référer à l’Hippias majeur. Nous découvrons dans ce dialogue que la question « qu’est-ce que le beau ? » demeure en suspens. Les réponses relatives y sont éloignées de la vérité puisqu’elles portent sur des exemples particuliers. À partir d’elles et en elles, nous conjecturons que le beau n’est pas telle ou telle chose particulière si éclatante qu’elle paraisse. Il ne se confond pas avec un objet sensible qui n’a aucune permanence, aucune identité, qui est et n’est pas ce qu’on dit qu’il est.

Dès lors, nous éprouvons avec Platon le besoin de rompre notre attachement à la beauté sensible, d’ébranler notre confiance spontanée en la valeur de nos impressions premières, et partant de nous éveiller à une autre beauté. Mais quelle est cette beauté ? La réponse à cette question se trouve consignée dans le Banquet. En effet, dans ce dialogue, Platon nous invite à transcender la beauté sensible qui est instable, relative et particulière. Il nous convie à nous représenter une beauté éternelle, stable, absolue et universelle ; celle qui par sa présence « orne toutes les autres choses et les fait paraitre belles ». Platon nous aide à comprendre que le beau est ce qui donne « de la beauté à tout objet auquel il s’ajoute, pierre, homme, dieu, action, ou sciences quelles qu’elles soient » ; il correspond à « ce par quoi toutes les belles choses sont belles » (Platon, 2011, 294b).

Pour mieux décrire cette beauté, Platon (2011, 210e-211a) fait le choix lexical qui porte sur les termes fortement connotés, lesquels donnent une ampleur particulière à l’évocation : « Une beauté qui par nature est merveilleuse, (…) qui d’abord est éternelle, qui ne connait ni la naissance ni la mort, ni la croissance ni le déclin ».

La beauté absolue à laquelle Platon nous renvoie a la particularité d’être merveilleuse et éternelle. Dire que cette beauté est merveilleuse, c’est reconnaitre qu’elle est digne d’admiration, qu’elle coïncide avec le numineux, c’est-à-dire ce devant quoi on est admiratif, ce qui sous séduit, nous captive.

Admettre que la beauté absolue est éternelle, c’est affirmer qu’elle est inaltérable, qu’elle demeure intacte, « de telle manière que la naissance ou la destruction des autres réalités ne l’accroit ni ne la diminue en rien, et ne produit aucun effet sur elle » (Platon, 2011, 211b). Autrement dit, la beauté en soi est éternelle parce qu’elle survit â toute chose périssable. En réalité, ce beau qui existe au-delà des choses individuelles est une essence éternelle à laquelle participent les autres choses, un archétype qui leur dispense la beauté : « les choses sont belles parce que le beau est et qu’il circule à travers elles » (Platon, 2011, 211b).

On est d’accord avec J. L. Aka-Evy (2011, p. 152) qui admet :

C’est l’idée seule du beau qui fait que toute chose est belle. Ce n’est pas tel ou tel arrangement de parties, tel ou tel accord des formes qui rend beau ce qui l’est : car indépendamment de tout arrangement ou de toute composition, chaque partie, chaque forme pouvait déjà être belle et serait belle encore, la disposition générale étant changée. La beauté se déclare par l’impossibilité immédiate où nous sommes de ne pas la trouver belle, c’est-à-dire de ne pas être frappés de l’idée du beau qui s’y rencontre. On ne peut pas donner d’autres explications du beau.

De ce point de vue, le beau est une idée qui brille plus que toutes les autres, telle une étoile resplendissante. Cette idée seule jouit du privilège d’être la plus la charmante. Elle seule a reçu en partage d’être à la fois « ce qui se manifeste avec le plus d’éclat et ce qui suscite le plus d’amour » (Platon, 2011, 250d).C’est pour cette raison que l’homme la reconnait dans les objets terrestres. Toutefois le beau se saisit dans sa relation étroite avec le vrai et le bien. Il constitue avec le vrai et le bien, une triade proche de la personne divine. Pour reprendre l’expression du Phèdre, « ce qui est divin, c’est le vrai, le beau, le bien et tout ce qui leur ressemble ».

De là, cette question : comment atteindre le beau en tant qu’essence divine ? Platon répond : en purifiant l’âme. Mais que signifie purifier l’âme ? Purifier signifie la dégager de l’influence du corps, la libérer des habitudes de désordre et de la débauche. En clair, rendre l’âme pure veut dire, dominer les déraisons des désirs, c’est-à-dire les passions du corps, évacuer les craintes et les chimères, pulvériser les sottises multiples commandées par la substance organique. Une âme réellement pure est celle qui devient uniquement elle-même, sans mélange, capable de se recueillir, de se ramasser en elle-même de toutes les parties du corps.

Devenue pure, l’âme s’arrache à la matérialité ; elle fait une montée du sensible vers l’intelligible ; elle part

des beautés de ce monde pour aller vers cette beauté-là, elle s’élève comme par échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, puis de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des actions aux belles sciences, jusqu’ à ce que des sciences, on vienne enfin à cette science qui n’est autre que la science du beau, pour connaitre enfin la beauté en elle-même. (Platon, 1977, 211c).

La dialectique se veut être le paradigme digne de raison pour contempler l’Idée en soi, prototype du Beau en soi dans le monde intelligible. L’âme contemple alors la beauté, l’aperçoit dans une lumière incorporelle de même nature qu’elle-même. C’est autant dire que, quand l’âme se sera recueillie, ordonnée et sera devenue harmonieuse et belle, elle osera alors voir la face solaire ou lumineuse du beau ; elle pourra jouir de la vue du monde intelligible. Ce moment où l’âme contemple le beau en soi, simple, et sans mélange, étranger à l’infection des chairs humaines, des couleurs, de tout fatras mortel, est digne d’être vécu puisqu’il suppose sa joie complète.

De ce qui suit, il importe de préciser que la perception du beau chez Platon n’est pas réductible aux multiples réalités de la vie sensible. Il n’est pas question de dégager des exemples de ce qu’il y a de beau au monde. C’est du reste ce que Platon confirme par la bouche de Socrate : « Ce que je vous demandais, ce n’est pas ce qui est beau d’après l’opinion générale, c’est quelle est la nature du beau » (Platon, 2011, 299b).

Il est clair que l’essence des belles choses multiples ne peut être appréhendée immédiatement par la sensation puisqu’elle est une propriété intelligible identique à l’être en soi. L’âme est de ce point de vue, le moyen par excellence de la révélation de ce qu’est le beau comme l’indiquent ces propos : « Si ces choses que nous avons toujours à la bouche, le beau, le bien et toutes les essences de cette nature existent réellement (…) il faut nécessairement que, comme elles existent, notre âme existe aussi et antérieurement à notre naissance » (Platon, 1997, 76b).

L’analyse platonicienne du beau débouche sur une question majeure : quelle est le bénéfice que l’âme tire de son contact avec les archétypes ou les essences éternelles ? Cette analyse ouvre la voie à la représentation de l’âme comme moyen de contemplation des belles choses.

3. La contemplation du beau comme mode de satisfaction de l’âme

Il sied de rappeler que Platon est un philosophe idéaliste de bout en bout. Ceci parce qu’il attribue au royaume du monde des idées, la demeure par excellence des essences parfaites, qui fondent toute la raison d’être de la philosophie, en tant qu’entreprise de la recherche de la Vérité en soi, du Bien en soi, de la Justice en soi et du Beau en soi. Il dénonce la nature imparfaite, trompeuse, corruptible et illusoire du monde sensible. En effet, le monde sensible est aux yeux de Platon une tromperie ; d’où l’urgence de ne pas habituer nos efforts à glorifier ou à louer les réalités sensibles. Elles sont essentiellement mouvantes, changeantes, corruptibles et surtout invraisemblables. Le monde sensible est une contrefaçon car, il est la copie dégradante du monde intelligible. Ce qui revient à dire que, rien ne peut être appréhendé définitivement dans le monde sensible puisqu’il a la réputation d’être instable et imparfait.

Or la conception platonicienne du beau inaugure une certaine initiation consacrée à rompre tout rapport cognitif avec le monde sensible au profit du monde intelligible. C’est de ce monde-ci qu’il faut partir si l’on souhaite connaitre ce qui est vrai, beau ou bien, c’est-à-dire des essences qui comblent notre âme. Il faut que l’âme seule accomplisse ce voyage ascétique dans le monde des idées, sans qu’elle ne soit associée avec le corps, considéré comme une réalité mortelle et siège des désirs irrationnels. Le corps est un mal, voire une barrière qu’il faut dégager dans tout processus de recherche de la vérité des êtres et des choses.

La satisfaction que recherche l’âme n’est pas celle du corps qui vise la conquête des biens matériels en vue d’apaiser ses désirs. Au contraire, l’âme recherche ce qui est stable, infini, immortel et parfait au moyen de la contemplation des réalités éternelles dans le monde intelligible. La dialectique est donc la science par laquelle, l’âme s’élève au-delà des phénomènes sensibles pour contempler les essences en soi à l’instar du Vrai, du Bien et du Beau.

Suivant cette démarche, E. Panofsky (1980, p. 17) considère Platon comme le fondateur inédit de l’esthétique ontologique car il identifie le beau non aux données empiriques, mais plutôt à ce qui se rapporte à l’ordre des Idées. D’après lui : « c’est Platon qui a conféré au sens et à la valeur métaphysique de la Beauté des fondements universels et dont la théorie des Idées a pris pour l’esthétique (…) une signification toujours croissante ».

Platon décrit le beau non pour des phénomènes particuliers, mais par ce qui relève de l’universel. L’âme trouve sa pleine satisfaction dans la contemplation de l’universel, en tant qu’essence primordiale incréé, immatérielle, parfaite et cause de toutes les beautés particulières, éparpillées dans le monde matériel. Le beau n’est donc pas une réalité matérielle, susceptible de satisfaire un quelconque besoin vital. Il est une réalité spirituelle puisqu’il ne s’ouvre qu’à l’âme qui la contemple par l’exercice de la pensée qui se pense elle-même. Platon met en lumière le principe de l’amour comme mode d’accès aux essences intelligibles à l’exemple du Beau en soi. L’amour est par essence un désir, une envie de posséder ce que l’on n’a pas et l’âme se donne pour destination, la contemplation de la cause de toutes les beautés cosmiques.

Après l’échec de la définition de ce qu’est le beau par le Sophiste Hippias, Socrate dresse le parcours que l’âme doit suivre jusqu’à la perception des Formes en soi ou des Idées en soi dans le monde intelligible. Socrate dit tenir cette connaissance de Diotime, experte sur l’enseignement de l’Amour. Il ressort que l’Amour est un désir impétueux et non passif qui vise la vérité des êtres et des choses. Diotime admet que l’Amour est né de Poros, fils d’invention, caractérisé par la bravoure, la beauté et la richesse d’une part, et de Penia, qui symbolise ici, une femme mendiante, pauvre qui aurait profité de l’état d’ivresse de Poros pour s’accoupler avec lui le jour de la célébration de la naissance d’Aphrodite d’autre part. Ce qui revient à dire, que l’amour est un désir qui n’est pas complet, mais toujours déployé à la recherche de ce qui est beau, étant donné qu’il est né le jour de la célébration de la naissance de la beauté c’est-à-dire d’Aphrodite. Voici le récit de Socrate à cet effet :

Le jour où naquit Aphrodite, les dieux, sache-le, donnaient un festin, et parmi les convives, se trouvait Expédient, le fils d’Invention. Or quand ils eurent dîné (…) survint Pauvreté dans le dessein de mendier (…) et se couche à son coté, et voilà que d’Amour elle fut engrossée. C’est ainsi pour cette raison qu’Amour est devenu le compagnon et le serviteur d’Aphrodite (…) et parce qu’en même temps, Aphrodite elle-même étant belle, c’est au beau naturellement que se rapporte son amour. (Platon, 1997, 203b).

Le beau ne peut être connu que sous l’effet de l’Amour, compris comme moyen de transcender ce qui est du règne matériel au profit du divin. Cette passion est une exclusivité du philosophe parce qu’il fait de l’Amour, le chemin de la pensée par lequel, il s’arrache des réalités finies d’ici et maintenant au profit de ce qui est infini et parfait c’est-à-dire : la sagesse. Nous pouvons ainsi dire que la sagesse est en un sens, cette beauté que Socrate a toujours théorisée par la pratique de la vertu, ou la réalisation du bien et de la justice. Il précise à ce propos : « La sagesse est en effet évidement parmi les plus belles choses, et c’est au beau qu’Amour rapporte son amour, d’où il suit que, forcément, Amour est philosophe ». (Platon, 1997, 204b).

Dans ce sens, le bonheur que poursuit l’âme est désintéressé car il se rapporte à ce qui est purement théorique ou formel, saisissable par la réflexion seule. Étant donné que le Beau en soi est une essence intelligible, la dialectique ascendante constitue le moyen en vue de sa contemplation. Cela prescrit un itinéraire ascétique de l’âme amoureuse de la beauté. Or cette beauté qui est aussi le paradigme parfait des beautés sensibles ne peut être connue que par la marche dialectique de la pensée ou de l’âme au-dessus des réalités illusoires du monde sensible. Socrate nous édifie sur cette ouverture amoureuse en ces termes :

Voilà quelle est en effet la droite méthode pour accéder de soi-même aux choses de l’amour ou pour y être conduit par un autre : c’est, prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas avec, pour but, cette beauté surnaturelle, de s’élever sans arrêt, comme un moyen d’échelon : Partant d’un seul beau corps de s’élever à deux, et partant de deux de s’élever à la beauté des corps universellement ; puis partant des beaux corps, s’élever aux belles occupations ; et, partant des belles occupations, de s’élever aux belles sciences, jusqu’à ce que, partant des sciences, on parvienne, pour finir, à cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul, et qu’ainsi, à la fin, on connaisse, isolément l’essence même du beau (Platon, 1997, 211c).

D’après cette évocation, Platon ne loge pas la cause des belles choses dans le champ sensible. C’est dans le monde intelligible qu’il fixe les fondamentaux des réalités invisibles. Pour ce faire, l’âme est l’unique substance qui soit capable de réaliser cette élévation, car elle est aussi une réalité intelligible d’où sa nature immortelle. Sa satisfaction réside dans la contemplation de l’Idée, véritable prototype de ce qui est Beau. Sur ce, M. Dixsaut (2001, p. 151) considère la dialectique comme la voie qui ouvre à l’âme amoureuse, à ce qui donne l’éclat aux objets sensibles

Le terme de l’ascension érotique, c’est en effet la science du Beau. La science du Beau à la différence des belles sciences est une science qui pâtit, et soudainement de la présence de son objet. L’idée du beau a un privilège : elle n’est pas posée par hypothèse et elle apparait comme elle est. Passage tout fait de son apparaitre à son idée.

Outre cette dynamique de l’amour, Platon admet aussi la réminiscence comme acte de contemplation par l’âme des réalités divines comme le Beau en soi dans le monde des Idées. L’âme est par nature indépendante et n’a besoin de rien d’autre qu’elle-même pour exister. Elle est première par rapport au corps, qui est son instrument, et dispose les aptitudes de saisir par elle – même les réalités identiques à sa nature.

L’âme porte par sa nature la connaissance des essences infinies parce qu’elle a en partage la même patrie qu’elles, c’est-à-dire le monde intelligible. Lorsque l’âme saisit la vérité dans le champ sensible, elle est portée par le doute de l’admettre comme parfaite et absolue. Elle se rappelle tout simplement des essences en soi qu’elle a contemplé dans le monde des Idées, avant qu’elle ne soit en liaison avec le corps.

Dans le Phèdre, Socrate précise que les belles choses sont liées à nos idées et non aux choses matérielles, qui ne sont que des apparences. La réminiscence constitue le moyen révélateur de la connaissance de ce qui est intérieur à soi. Il le dit de manière explicite :

Il faut en effet que l’homme arrive à saisir ce qu’on appelle forme intelligible en allant d’une pluralité de sensations vers l’unité qu’on embrasse au terme d’un raisonnement. Or, il s’agit là d’une réminiscence des réalités jadis contemplées par notre âme, quand elle accompagnait le dieu dans son périple, quand elle regardait de haut ce que, à présent, nous appelons “être”. (Platon, 2011, 249c).

Cette démarche vise à dévoiler l’être aimé, non par la sensibilité, mais par la contemplation de l’Idée. En d’autres termes, la pleine satisfaction de l’âme découle dans la contemplation qu’elle accomplit comme l’oiseau qui vole haut jusqu’à la perception sublime du beau dans le royaume des Idées. Ce qui revient à dire que le beau est une propriété de la pensée qui se pense elle-même. Elle est une essence immatérielle, que seule l’âme parvient à cerner. Le beau en soi est, à tout point de vue le modèle parfait que l’âme amoureuse se complait de chercher sans relâche. L’âme inscrit sa quête dans les réalités divines, parce qu’elle est initiée à célébrer le bonheur que l’appréhension de ce qui est pleinement beau à l’instar de Dieu. Le chemin que

celui qui a été récemment initié, qui a beaucoup vu dans le ciel aperçoit-il en un visage une heureuse initiation de la beauté divine ou dans un corps quelques traits de la beauté idéale, aussitôt il frisonne et sent remuer en lui quelque chose de ses émotions d’autrefois ; puis, les regards attachés sur le bel objet, il le vénère comme un dieu. (Platon, 2011, 250e).

Il convient de noter que le beau en soi ne se prouve pas, puisqu’il est une réalité ontologique, que seule l’âme est habilitée à le contempler car c’est en cela que réside sa satisfaction. La beauté platonique n’est guère une réalité empirique, mais une essence métaphysique identique à l’être.

Conclusion

Pour tout dire, la doctrine platonicienne du beau est intimement liée à sa théorie des Idées. Son hostilité à l’égard du monde sensible, nous a permis de comprendre la place qu’il accorde au monde intelligible. C’est dans le monde intelligible que Platon fixe les essences véritables à l’instar du beau. Son esthétique est une métaphysique voire une ontologie, en ce qu’elle entreprend par la dialectique de l’âme amoureuse à contempler ce qui est véritablement beau dans le monde intelligible. Le beau est donc par nature une essence théorique, abstraite, immatérielle et formelle que seule notre raison est capable de cerner.

L’âme est de ce point de vue, le principal organe qui compte chez Platon, car elle renferme la raison en tant que moyen d’intellection ou de la connaissance des réalités absolues. L’esthétique platonicienne est de ce point de vue, une activité de la pensée et non une entreprise fondée sur l’imitation ou la création sensible des choses belles. Au contraire, l’art est imparfait à ses yeux ; d’où l’urgence de faire de la contemplation le moyen essentiel pour accéder à l’idée, comprise comme le modèle en soi des belles choses. Le principe de l’amour est la norme par excellence en vue de parfaire subtilement cette aventure jusqu’à la contemplation des belles choses dans le monde intelligible. Le beau n’est pas une apparence, mais simplement une essence et Plotin (2022, VI-22) n’a pas eu tort de l’avouer lorsqu’il stipule : « La beauté est un objet de l’intelligence, de la contemplation ». Ce qui nous permet de retenir que le beau est une réalité de la pensée seule, que l’âme connait par la contemplation ou par la réflexion.

Références bibliographiques

AKA-EVY Jean-Luc, 2011, L’Appel du cosmos ou le pas de la réflexion, Brazzaville, Hemar.

CHÂTELET François, 1965, Platon, Paris, Gallimard.

JIMENEZ Marc, 1997, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard.

PANOFSKY Erwin, 1989, Idéa, Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, trad. Henri Joly, Paris, Gallimard.

PLATON, 1977,Œuvres complètes, I, trad. Léon ROBIN, avec la collaboration de Joseph Moreau, Paris, Gallimard.

PLATON, 2011, Œuvres complètes, trad. Luc BRISSON, Paris, Flammarion.

PLOTIN, 2022, Ennéades, trad. Jean François PRADEAU et Luc BRISSON, Paris, Flammarion.

IVOIRITÉ ET SOCIALITÉ

Mafa Georges ASSEU

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY Abidjan-Cocody (Côte dIvoire)

amageo12@yahoo.fr

Résumé :

L’ivoirité est un concept qui apparaît pour la première fois en 1974 sous la plume de Pierre Niava et des réflexions de Niangoranh Porquet. Il est la figure synthétique des valeurs et l’expression de la personnalité culturelle des Ivoiriens. Cette acception culturelle va continuer d’alimenter le concept jusqu’en 1995. À partir de ce moment, le concept va être détourné de sa signification originelle au profit d’une ivoirité politique. Au nom des ambitions et enjeux politiques, une exploitation tendancieuse en sera faite. La notion de l’ivoirité sera alors mêlée à une forme démagogique d’instrumentalisation politique qui va rendre difficile le rassemblement et l’unité des Ivoiriens. L’objectif de notre travail est de montrer que le véritable sens politique de l’ivoirité n’a pas été exploité. Il se manifeste comme un principe d’unité, de fraternité et de socialité entre Ivoiriens. Il est un principe d’identité dynamique porté sur soi et sur l’extérieur. La conjonction de la signification culturelle et du sens éthique de l’ivoirité est un point d’ancrage de la confiance dans ce que le peuple possède comme valeur et comme richesse. C’est en cela que l’ivoirité, dans son sens général, peut être comprise comme une conscience d’appartenance à un État, à une société éprise d’un sentiment de solidarité. L’ivoirité est, dans cette optique, porteur d’un projet de rassemblement, d’espérance et de partage d’idéaux, expression de la bonne gouvernance.

Mots-clés : Confiance, Culture, Humanisation, Idéal, Progrès.

Abstract :

Ivoriness is a concept, which first appeared in 1974 under Pierre Niava’s pen and Niangoranh Porquet’s reflection. It is the synthesis of values and expression of the Ivorians’ cultural personality. That cultural understanding continued to inform the concept until 1995. From then on, the concept was diverted from its original meaning in favor of a political Ivoriness. In the name of political ambitions and stakes, the concept was exploited in a tendentious manner. The notion of Ivoriness was then mixed with a demagogic form of political instrumentalization, which made it difficult for Ivorians to unite. The aim of our work is to show that the true political meaning of Ivoriness has not been exploited. It emerges as a principle of unity, fraternity and sociality between Ivorians. Like all principles of identity, it is dynamic, because it is both inward-looking and outward-looking. Thus, the conjunction of the cultural meaning and the ethical sense of Ivoriness is an anchor of confidence in what the people possess in terms of value and wealth. It is in this sense that Ivoriness in its general sense can be understood as an awareness of belonging to a State, to a society imbued with a sense of solidarity. In that sense, Ivoirines is a project of unity, hope and shared ideals, an expression of good governance.

Keywords : Trust, Culture, Humanization, Ideal, Progress.

Introduction

Deux sens de l’ivoirité se côtoient et s’opposent. Il y a l’ivoirité culturelle de Niangoranh Porquet et l’ivoirité politique. La première aura aidé, par sa qualité, à sortir des rets d’un endoctrinement culturel et à jeter les bases d’une direction émancipatrice face à l’art occidental. La deuxième est sortie de son sens en se laissant conduire dans la voie d’une instrumentalisation. L’impératif d’une conscience identitaire et d’une identité constructive va se déployer à partir de l’acception de l’ivoirité culturelle et du polissage du sens de sa version politique. La construction d’une Nation ne part pas du néant. Elle est le fait d’une histoire assumée. Face aux diverses incuries et aux amalgames de toutes sortes, ce qui est essentiel, c’est le devenir radieux des Hommes.

Notre problématique se décline de la manière suivante : quel sens faut-il imprimer à l’ivoirité pour qu’elle soit pensée comme le fondement de la bonne gouvernance et du progrès ? Nous partons de l’hypothèse que l’ivoirité comprise dans son sens culturel et positif peut être une source d’espérance pour la Côte d’Ivoire. Notre philosopher a pour objectif de montrer que l’ivoirité est une richesse pour la Côte d’Ivoire. La méthode analytique nous servira dans cette réflexion. Ce travail se présente en trois parties. La première partie a pour titre : « Archéologie et figures de l’Ivoirité ». La deuxième partie a trait à l’épineuse question de l’identité. La troisième partie s’intitule, « Ivoirité, bonne gouvernance et progrès ».

1. Archéologie et figures de l’ivoirité

1.1. Sens culturel de l’ivoirité

L’ivoirité naît dans les années 1974 sous la plume de Pierre Niava qui porte un regard critique sur l’œuvre et le projet d’un jeune intellectuel, Niangoranh Porquet. Ce concept apparaît dans un organe de presse qui mentionne le nom de son auteur. En effet, Fraternité Matin du 21 novembre 1974 traite en page 14, d’un sujet sur la griotique de l’ivoirité portant les marques d’un critique littéraire du nom de Pierre Niava qui rend compte de l’activité artistique de Niangoranh Porquet. L’ivoirité apparaît ainsi comme une réponse à un procès d’occidentalisation de la société ivoirienne en retrait face à ses critères de vérité. Elle peut être comprise comme une contribution ivoirienne au débat sur la question de l’identité culturelle africaine. Selon son géniteur, c’est un apport en tant que valeurs spécifiques à la construction de l’unité africaine. L’idée intervient à un particulier moment où la ferveur liée au panafricanisme se mêle à un sentiment nationaliste dans de nombreux pays.

L’on peut à cet effet citer en ex Zaïre, la philosophie de l’authenticité de Mobutu, le High life ghanéen, les valeurs du Bwemba Jazz de la Guinée de Sékou Touré. C’est la reprise de cette idée qui va conduire Niangoranh Porquet à créer la griotique qui trouvera en l’ivoirité son écrin constitutif. Ici, le chemin émancipateur se fraye à partir de références et des valeurs propres à son biotope.

La griotique naît d’un reproche que fait Niangoranh Porquet à l’art en général et de manière spécifique au théâtre sous sa forme ancienne. Cette forme s’inscrit dans le sens d’une rupture avec les pratiques et la situation de l’individu. La griotique opère dans une vision nouvelle de ce qu’on pourrait appeler l’art nègre. Il n’y a plus lieu de répéter les schèmes esthétiques provenant de l’Occident. Il faut que l’art se donne les moyens de sortir de cette tutelle qui a pour nom : l’aliénation qui peut être guérie par l’élixir de l’endogénéïté. P. Niangoranh (1985, p. 26) ne se prive pas de cette envie qui a tout le sens d’une soif inextinguible qu’il veut combler :

Pourquoi ne sentirais-je pas moi-aussi

Remonter dans mes veines desséchées par la faim,

La semence fluide de mon passé empoisonné ?

Quand aurais-je le droit de me ressouvenir ?

Est-ce là imitation servile que de se replonger

Dans la douce atmosphère qui enveloppa

Prodigieusement mes ancêtres incarcérés ?

Autrefois inférieur parce que certains l’ont voulu.

Aujourd’hui égal parce que d’autres le veulent.

Demain supérieur… peut-être… peut-être…

Art nègre; Art nègre; Art nègre.

Autrefois, aujourd’hui et demain sont pensés comme des moments permettant de mettre fin à une ère de mélancolie faite de décentrement de soi. Vivre la temporalité, c’est, non seulement vivre le réel, mais également rendre présente en soi, la fondation de notre être. Vivre sa spécificité et la faire sentir aux autres, est une manière de manifester une présence active dans son univers. C’est également faire comprendre que l’élévation de notre être, est en dysharmonie avec l’imitation servile. C’est cette imitation qui crée l’inadaptation des réalités étrangères à ce que l’Afrique a en propre. Voilà pourquoi, P. Niangoranh nous fait part de son insatisfaction. Pour lui, le terreau du théâtre africain ne peut s’adapter aux formes occidentales d’expression dramatique.

La griotique est le lieu où se crée une connexion entre le créateur et son environnement. Il faut que l’Afrique propose un soi qui est ici l’expression de son intériorité et de ses sensibilités. R. T. Boa (2003, p. 118) le perçoit bien, lui qui pense qu’« il faut que l’Afrique propose des formes particulières d’esthétiques, reflets de sa conception du monde, de sa vision du Beau et du destin qu’il veut se donner ». Autrement dit, s’il existe un milieu intégrant qui porte l’être, Il existe un intégrateur. L’intégrateur et le milieu intégrant ne portent tout leur sens que par cette ouverture qui permet de créer entre eux, un échange. Dans un autre sens, l’on ne se sent mieux que, quand l’on sait habiter un lieu. Le « savoir habiter » induit l’idée de forger un chez soi en adéquation avec notre mental, l’idée de la reconnaissance, l’idée de l’authentique, de ce que l’on n’est pas étranger à soi. C’est le lieu où la vie s’exprime sans greffage, mais dans sa réalité. R. T. Boa (2003, p. 116) écrit :

La griotique nous amène à nous rendre familier au monde qui nous entoure ; elle nous rend conscient de notre être-au-monde. Mais en plus de cette intégration, externe, il y a une forme d’intégration, interne à l’art même, et qui harmonise les facteurs fondamentaux ayant trait chacun à des réalités spécifiques africaines : le verbe et chant, la musique et la danse, le mime et la gestuelle, le tout fondu dans l’histoire et la littérature.

Si la griotique se déploie à sortir des rets de la colonialité, c’est parce qu’elle ne veut pas être complice avec toute pétrification mentale. L’on comprend dans ce sens que cette ivoirité qui apparaît dans ses grands traits à travers la griotique n’est pas affublée d’un sens dégradant ou négateur. Bien que posée dans ce qui fonde son intériorité et sa richesse, elle est sans doute reconnaissante des autres valeurs, des autres appartenances culturelles, des autres identités. Porquet est lui-même l’image de cette diversité culturelle, parce qu’il est né d’une mère, Malinké de Boundiali (ville située au nord de la Côte d’Ivoire) et d’un père N’zema de Grand-Bassam (ville située au sud de la Côte d’Ivoire). Son identité est l’expression d’une synthèse qu’incarne la griotique qui apparaît comme l’élément fondamental de son ivoirité. La griotique intègre le verbe, le chant, la musique et la danse, le mime et la gestuelle. Comme on le perçoit, cette forme d’ivoirité se révèle par sa richesse parce qu’elle met en évidence la part de l’être-au-monde des Ivoiriens. Une autre compréhension de l’ivoirité va voir le jour. Elle se présente par son caractère confligène : c’est l’ivoirité politique.

1.2. Version politique et problématique de l’ivoirité

Une intention électoraliste va présider à la naissance d’une autre signification de l’ivoirité : l’ivoirité politique. Elle devait faire naître une conscience d’appartenir à un État et le soutenir en retour.  Ce concept naît en 1995 dans le cadre du discours-programme du candidat Henri Konan Bédié. Pour donner un contenu solide à son action, il fait habiter en ce concept, un rêve de grandeur. Dans un autre sens, face à l’impopularité que peut susciter le programme de gouvernement d’un candidat, un discours portant sur l’ivoirité a un sens rassembleur. R. T. Boa (2003, p. 152-153) écrit :

Du point de vue de la population, l’ivoirité faisait des hommes politiques au pouvoir surtout, les défenseurs des intérêts de la Nation naissante. L’ivoirité constituait, dans un deuxième moment, ce qui rapprochait les hommes du pouvoir et le peuple dont les lamentations remontaient sans doute aux oreilles des représentants de l’État.

Ce qui découle de cette réflexion, c’est de créer un esprit citoyen ainsi qu’une identité culturelle. Au-delà de cette réflexion, Henri Konan Bédié qui venait de prendre le pouvoir à la mort du Président Houphouët est bien conscient que les insatisfactions sont nombreuses au sein de la population ivoirienne. L’ivoirité apparaît comme ce qui pourrait aider à créer l’espérance, d’autant plus qu’à la veille des joutes électorales, les populations sont sensibles aux programmes qui expriment leurs vœux. Quatre (4) idées maitresses sont mises en perspective dans le discours-programme du candidat Henri Konan Bédié :

– Une société fondée sur le respect des droits de l’homme

– Le maintien de l’unité de la nation ainsi la réduction des inégalités entre les hommes et les régions

– La réalisation de la démocratie participative

– Réformer complètement le système de formation et de promotion des hommes.

Ces points mis en lumière par Henri Konan Bédié ne comportent, en apparence, pas des zones de clivages puisqu’il s’inscrit, non seulement dans un élan de bien-être social, mais également dans une approche identitaire sans exclusion. Il s’agit de fonder une symbiose et un brassage culturel à travers l’ivoirité. L’ivoirité, comme l’écrit H. K. Bédié (1999, p. 98) « souligne la qualité de ce qui est ivoirien, au sens culturel et identitaire ».  Dans une autre approche, H. K. Bédié (1999, p. 44) note : « l’ivoirité concerne en premier les peuples enracinés en Côte d’Ivoire, mais aussi ceux qui y vivent et travaillent en partageant nos valeurs ». 

La seconde approche est interprétée et pensée par certains, dans le sens de l’établissement d’une hiérarchie par exclusion. Pour ceux-ci, il existerait des « vrais ivoiriens multi-séculaires » et des « Ivoiriens de circonstance ». Cette classification est sous-tendue par les termes : « en premier lieu ». Une telle approche n’a-t-elle pas pour origine le vote des étrangers lors des élections de 1995, la question du foncier rural dont la loi sera votée en 1998 à l’assemblée nationale à l’unanimité, l’origine du candidat aux présidentiels Alassane OUATTARA recalé en octobre 2000 par la cour suprême pour doute sur la nationalité ?

Au regard des enjeux de la conquête du pouvoir d’État, l’on ne peut récuser de manière systématique les arguments avancés. L’on voit bien qu’il est question de prises de position qui vont exacerber les tensions et conduire à un environnement mortifère. L’on le comprend aisément à partir des propos de Lémassou Fofana (2009, p. 67),

À la mort d’Houphouët-Boigny en 1993, Henri Konan Bédié, se présentant comme dauphin constitutionnel, inaugure son régime par la violence et une maladresse politique qui s’apparente à un coup d’État militaire. Perçu par une partie des Ivoiriens comme un pouvoir violent et illégitime, le régime de Bédié souffre d’un complexe d’illégitimité en inventant l’ivoirité, concept ultranationaliste qui privilégie la préférence nationale.

À partir de cette réflexion, l’on voit bien qu’il est difficile de parler d’ivoirité parce qu’elle pose la question de la pureté identitaire. Au nom des enjeux politiques, certains seraient considérés moins ivoiriens et d’autres le seraient plus. À la comprendre ainsi, l’on verserait dans la thèse de l’ethnocentrisme, de l’ethnocide ou du mono ethnique. Si le concept, en son creux, porte un sens culturel, la signification politique est affublée par un mécanisme d’instrumentalisation qui fait de lui, une idéologie mortifère.

2. La question de l’identité

2.1. Ouverture épistémologique

Penser et écrire sur l’ivoirité est une tentative bien menée de saisir les questions africaines en vue de chercher à les comprendre. La pensée philosophique, comme on peut le remarquer, ne peut se détacher des questions qui concernent nos réalités et notre cadre existentiel. Quand elle en vient à aborder les questions, c’est une orientation toute donnée de sortir des préjugés qui sont une entrave avérée pour notre monde. Descartes, Kant, Hegel, Spinoza sont des penseurs qui ont leur ancrage propre. Les sujets dont ils ont fait mention dans leur philosophie, ne sont pas en rupture totale avec leurs réalités culturelles.

Descartes est, par exemple, redevable à la France et à la culture française parce que c’est en ce milieu qu’il a pu naître pour développer sa philosophie. Si l’on voit bien que l’intérêt spéculatif de la philosophie n’échappe pas à Descartes, il faut bien comprendre que cette maturation est le fruit de son milieu. Il pose des problèmes philosophiques à partir des observations de son milieu. Autant dire que si Descartes pose des problématiques qui sont rendues universelles, il est d’abord pénétré par le Particulier.

Chercher à s’évader dans des pensées qui nous éloignent de nos réalités propres, serait ne pas rendre utile la philosophie en notre milieu. Les Grecs qui depuis l’Antiquité ont pu se pénétrer de la science et du savoir de l’Égypte antique, ont su les réadapter à leur milieu. Les Japonais, pour être à la pointe de la science et de la technologie, ont su, aller à l’école des Occidentaux. Il est important de se construire à partir d’une pédagogie qui relève de notre endogénéïté. Penser l’ivoirité, c’est se situer dans une grille de lecture qui va affranchir du paradigme né de l’anthropologie coloniale faisant croire que la seule expertise relativement aux questions africaines ne résidait que du côté de l’Occident. Dans la gestion de ces questions dans lesquelles ils se disent être des spécialistes, l’on a l’impression qu’ils manquent de saisir la proie. C’est dans ce cas de figure que se trouve J.-P. Dozon. En abordant le sujet de l’ivoirité, J.-P. Dozon (2000, p. 50) écrit : 

l’ivoirité, dans ce qu’elle implique de mise à distance des étrangers et de mise en cause de tout ce qui les amènerait à devenir de vrais citoyens ivoiriens, fut une figure récurrente de l’histoire coloniale et postcoloniale.

Le réquisitoire de Dozon face à l’ivoirité fait croire que la définition que donnent les Ivoiriens de l’ivoirité est essentialiste. Or, les définitions de la francité, de la germanité ne le sont pas moins. L’on a du mal à comprendre que ce que Dozon admet chez les autres, il a du mal à l’accepter chez les Ivoiriens. Toute définition des peuples revêt sans doute un caractère essentialiste.

Les sujets portant sur l’Afrique sont porteurs de sens et doivent être traités avec attention et sérieux. C’est pour cette raison que de tels sujets ne doivent pas être laissés aux mains de prétendus spécialistes. Y. Konaté (2009, p. 66) nous aide à mieux comprendre cet état de fait : « l’Afrique, l’idée d’Afrique recouvre un désir d’Afrique : c’est un projet porté par l’énergie ambivalente de l’amour inconditionnel, de l’impatience des hommes d’action ». Le désir d’Afrique peut se traduire comme un besoin d’identité.

2.2. Ivoirité, une expression de l’identité africaine

L’homme est cet être qui se laisse conduire par cette disposition singulière de faire retour à soi lorsqu’il éprouve ce besoin. Cela peut être guidé soit par une volonté de se sentir en unité synthétique avec lui-même dans son propre logis, soit une volonté de se protéger face à une quelconque menace. Car, l’homme est celui qui manifeste le désir de demeurer soi parce qu’il est et reste avant tout, un être fait pour la liberté.  Il veut l’exprimer dans toute son ampleur. Je ne suis ce que je suis que quand je me sens dans la conscience d’une reconnaissance de cet état qui me procure la vérité de mon être.

A. K. Dibi le montre si bien (2018, p. 28) en soutenant : « si je ne vois plus autrui en tant que ce qui fait retour dans soi, s’éteint la riche complexité de son contenu propre : il n’a plus aucune identité ». L’identité fait l’épaisseur de l’homme. L’ouverture à l’autre ne nous dépossède pas de notre moi, mais elle nous met dans une assurance ontologique que nous avons en partage une humanité qui ne saurait se saborder ou se vider de sa substance. De cette manière, c’est le moi qui s’enrichit parce qu’il sait apprécier ce qui non seulement lui appartient et le distingue de l’autre. L’ivoirité apparaît dans ce sens, comme un pôle d’expression de la personnalité culturelle des Ivoiriens, une figure de reconnaissance, un désir d’assomption face à toutes velléités d’aliénation culturelle.

Ce patrimoine se présente sous une forme qui n’admet aucune forme d’exclusion parce qu’il « embrasse l’ensemble physique de la Côte d’Ivoire, l’ensemble des Ivoiriens et l’ensemble symbolique des signes de reconnaissance ». (R. T. Boa, 2003, p. 158). Les hommes habitent un espace en lequel ils fondent la vérité de leur être parce que cela ne saurait être un simple habité d’autant plus que ce cadre porte leurs intérêts et leur destin. Il n’y a pas de mal à se reconnaître comme Ivoirien, Burkinabé, Sénégalais, Camerounais, Zambien… C’est un état qui permet de révéler la part du particulier que porte chaque peuple et par extension, exprime une africanité ou son identité. Il n’y a aucune place pour une société fragmentée qui viendrait se replier sur elle-même, mais une place honorable faite à une société portée par des valeurs universelles : le bien, l’amour, la solidarité, la paix, les actes d’humanité…

L’idéal de l’ivoirité culturelle rencontre celui de l’ivoirité politique. L’idéal commun, c’est de sortir de tous les chemins d’instrumentalisation pour emprunter celui de l’ivoirité intégrale. C’est dire qu’une ivoirité des valeurs essentielles ne laisse place à aucun relent de division, d’injustice, de conflit ethno-religieux.

Comme on le voit, l’ivoirité en tant qu’expression de l’identité porte un projet d’identification de soi à soi et de soi à l’autre parce qu’il est porteur d’un idéal qui rassemble des valeurs que les Ivoiriens ont en partage non seulement entre eux, mais également avec l’Afrique. Penser l’ivoirité, c’est penser une identité nationale qui est un droit des peuples et des citoyens.

3. Ivoirité et progrès

3.1. Ivoirité et unité nationale

L’on comprend bien de l’ivoirité culturelle qui renvoie à Niangoranh Porquet, l’idée d’une synthèse culturelle. Son auteur veut affranchir les Ivoiriens d’un comportement sclérosant porté sur la culture occidentale. C’est un acte qui, par sa beauté, conduit, s’ouvre à une mentalité neuve. C’est un acte qui conduit à bâtir l’unité autour des réalités culturelles ivoiriennes. Lorsqu’on sort l’ivoirité politique de son instrumentalisation mortifère qui contribue à l’enlaidir, elle se saisit dans le sens d’une nature intégrationniste et fédératrice : unir les Ivoiriens autour d’un projet de construction. Elle invite les peuples à se sentir solidaires les uns les autres afin de bâtir un État prospère. Le sens que lui donne Henri Konan Bédié l’investit comme une figure de l’unité et de la fraternité. L’ivoirité s’appuie alors sur un critère de rassemblement et d’acceptation des différences sous toutes ses formes. L’essentiel est de savoir que l’on vit dans un État qui nous confère droits et devoirs. Ce qui apparaît ici, c’est l’idée de la conscience nationale qui doit habiter chaque Ivoirien.

Si pour des impératifs électoralistes, certains ont eu à choisir le signe négatif de l’ambivalence de l’ivoirité, il importe bien évidemment de lui donner la charge politique de sa beauté. Elle est une réalité que les peuples, c’est-à-dire Ivoiriens et non-Ivoiriens ont en partage. Elle vise à bâtir une société où les droits de chacun lui sont reconnus. Selon R. T. Boa (2015, p. 112), « l’ivoirité doit être pensée comme l’émergence d’une conscience nationale dont l’objectif final est de créer puis de maintenir l’unité fragile constituée ou l’unité se construisant ».

L’ivoirité constitue un moment d’espérance face aux moments de difficultés que connut la Côte d’Ivoire. En ces moments, les hommes politiques se donnent les moyens de chercher un mythe fondateur ou des figures de référence pour redonner confiance au peuple. Ceux-ci trouvent le moyen de faire coïncider leurs intentions à sortir le pays des difficultés avec celle du peuple. L’occasion est toute donnée aux gouvernés et aux gouvernants de croire les uns dans les autres. Ainsi, « l’ivoirité devait enraciner leur rêve de grandeurs et leurs références ». (R. T. Boa, 2003, p. 152).

À l’image de la francité, de la germanité, de la sénégalité, il importe de savoir qu’un principe d’enjolivement biographique habite tout ancrage identitaire. Un pays est porté par des valeurs et traditions qui contribuent à forger son historicité. Le moi est dans l’intuition de la jouissance d’une surévaluation à travers quoi il trouve un véritable logis. Dans ce sens, l’ivoirité peut-être le fondement qui réunit toutes les parties de la Côte d’Ivoire dans le cadre de l’édification de la confiance et dans le sens d’une conscience éthique en vue d’une gestion holistique de la Côte d’Ivoire.

3.2. Ivoirité, bonne gouvernance et progrès

La bonne gouvernance peut être comprise comme une gestion saine de la société pour des questions d’intérêt commun. Autrement dit, la gestion des ressources publiques et des biens doit s’inscrire dans l’ordre d’une éthique qui garantit la réalisation des droits de l’homme. La transparence, la responsabilité, la prise en compte des préoccupations des populations, les droits de l’homme et l’accès de la population à une vie décente, doivent être au centre de la politique de gouvernance. Ces critères de référence se déclinent de la manière suivante : le droit à la santé, l’accès à une éducation de qualité, à une alimentation suffisante, à un logement convenable, à une justice équitable et à la sécurité des personnes et des biens.

Si l’ivoirité mérite d’être défendue, c’est parce qu’elle peut être la porte ouverte à l’établissement d’une socialité réelle, l’expression d’une vie confortable. Les valeurs de rassemblement et de conscience nationale qu’elle porte, peuvent constituer un effet catalyseur pour la réalisation d’un esprit patriotique. Cet esprit peut récuser tout ce qui est de l’ordre de l’incurie dans la gestion des hommes et des biens de l’État. Cet esprit patriotique devra par la conscience qu’il instille en chaque population, donner droit à un sens de solidarité qui lui fait comprendre que les richesses du pays appartiennent à toute la société ivoirienne. Et donc, la corruption, la prévarication et toute autre forme de pratique ignoble, ne doivent pas avoir de place dans la société.

L’investissement culturel que fait Niangoranh Porquet de l’ivoirité est la preuve du sens que la culture confère à toute société. L’auteur s’ouvre ainsi à des valeurs qui constituent un vivier pour la Côte d’Ivoire. Elle porte une signification qui s’impose dans la dynamique du progrès-développement. Pendant bien longtemps, certains théoriciens ont tenté de polariser l’effort de développement dans le sens de l’économique et du social en restant oublieux de la dimension culturelle. Aucune politique de développement ne peut se penser sans la dimension culturelle.

Une conjonction du socio-économique et du socio-culturel est ainsi susceptible de conduire à un processus de développement. Certains négligent à tort la force de la culture alors qu’elle est au fondement de la richesse des ressources humaines, au cœur de la croissance économique. Selon X. Dupuis (1981, p. 75), «1. La culture est le fondement de la richesse des ressources humaines. 2. Le développement culturel est indissociable du développement économique. 3. La culture contribue puissamment à la croissance économique, bien qu’il soit impossible de mesurer sa contribution ».

Au nom de la conscience nationale que promeut l’ivoirité, le règne de l’arbitraire sous toutes ses formes peut être proscrit. La conscience nationale que crée l’ivoirité peut s’intégrer à l’africanité. Elle édifie une unité qui s’ouvre aux autres pays de l’Afrique. Les valeurs qu’elle crée, pourront conduire à la manifestation d’un esprit conquérant qui fait un bon écho aux autres pays. C’est dans ce contexte que l’État républicain africain prend tout son sens. C’est dans cette optique que s’inscrivent A. H. N’guessan et D.A.B Assalé (2000, p. 346-347),

La seule tâche importante et primordiale à assumer se trouve être l’indispensable reconversion des mentalités et des habitudes dans le sens d’une grande rigueur et d’une conscience professionnelle plus marquée dans notre travail, dans la gestion des affaires publiques et privées et dans la gestion des biens de l’État.

L’ivoirité invite à un rêve de grandeur qui conduit à rassembler des énergies qui ouvrent à la positivité. C’est le lieu d’une ouverture à un sens de la responsabilité parce qu’elle ne se laisse pas perdre dans les rets de la facilité et de l’immédiateté. Elle fait la promotion du travail, parce qu’elle ne veut pas être maintenue dans l’esclavage. L’ivoirité, dans sa signification nouvelle, est une option de promotion ce qui prend le nom de l’Ivoirien nouveau.

Il est question de créer un Ivoirien nouveau, débarrassé de toutes les tares qui ont pour noms : la corruption, le clientélisme, la tricherie, la paresse, le népotisme, la jalousie, la médisance, le mensonge, le laxisme, etc.. L’Ivoirien nouveau doit se prendre en charge, car la Côte d’Ivoire dispose de suffisamment de ressources minières, naturelles et de matières premières pour permettre une telle reconversion.

L’Ivoirien nouveau est celui qui est capable de porter le devenir de l’Afrique, parce qu’il s’inscrit dans les normes de la rationalité ouverte comme ce qui refuse l’enfermement réflexif. Il est la figure du bien, du beau et du juste parce qu’il est porté par une épaisseur historique et culturelle. C’est celui qui est animé par cette volonté de porter en soi l’excellence. E. Njoh-Mouellé (1970, p.140) écrit ce sujet : 

Nous voyons ainsi deux exigences importantes venir s’ajouter à la définition de l’excellence : l’exigence de responsabilité vis-à-vis de tous les humains et, corollairement, l’exigence de connaissance de ce qui est bien pour tous les humains.

L’Ivoirité est une richesse, la voie ouverte à l’articulation de la bonne gouvernance et du progrès. Elle peut se penser comme une construction qui satisfait tout besoin réel d’identité vers lequel les Hommes sont tous tournés, des signes d’identification qui sont pour eux un sûr logis et une passerelle vers l’autre.

Conclusion

Chaque peuple nourrit le sentiment de chercher en soi et en ses valeurs une once de reviviscence qui sera l’expression de son exister. Chaque peuple, par son sens du particulier, veut bien se comprendre et/ou se connaître. Dans le même temps, il veut aller à l’autre pour se faire comprendre par son sens de l’universel.

[Il s’impose un besoin,] le besoin de se construire une identité, de revendiquer sans mise en altérité haineuse son appartenance à un groupe plus petit que l’humanité, mais à l’intérieur duquel se vivent les valeurs d’humanité. (R. T. Boa, 2015, p. 165-166).

L’ivoirité constitue ce qui rend féconds les enthousiasmes d’une unité à construire, des énergies à fédérer pour des rêves de grandeur. Cette ivoirité donnera naissance à l’Ivoirien nouveau soucieux de la bonne gouvernance, prêt pour la transmission des valeurs républicaines et ouvert, par sa qualité d’excellence, au progrès pour tous et au bien pour chacun.

Références bibliographiques

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BOA Thiémélé Ramsès, 2015, « L’ivoirité et la crise ivoirienne », in KOUAKOU Jean-Marie, Penser la réconciliation, Paris, L’Harmattan.

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BOA Thiémélé Ramsès, 2015, L’ivoirité et l’unité de la Côte d’Ivoire, Abidjan, CERAP.

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Fraternité matin, 17 Janvier1974, Abidjan, Société Nouvelle de Presse et d’Edition en Côte D’Ivoire (SNPECI).

HOUPHOUET N’guessan Alain/ASSALÉ Dominique Aka-Bwassi, 2000, Comment SORTIR ENSEMBLE de la PAUVRETÉ ou la BONNE NOUVELLE aux PAUVRES, Abidjan, PUCI.

KONATÉ Yacouba, 2009, La biennale de Dakar. Pour une esthétique de la création africaine contemporaine, Paris, L’Harmattan.

NIANGORANH Dieudonné Porquet, 1985, Zahoulitudes, Abidjan, Ceda Poésie.

ÉTHIQUE DU VISAGE ET ÉTHIQUE DU CARE : LA DOUBLE HISTOIRE DU MÊME ?

Relwende GUIGUEMDE

Centre Universitaire de Manga (Burkina Faso)

grelwende@yahoo.fr

Résumé :

L’éthique lévinassienne du visage et l’éthique du care constituent deux formes d’éthique qui ont émergé à l’époque contemporaine. L’éthique du visage tout comme celle du care appelle au respect de l’autre. D’après Levinas la rencontre de l’autre me fait découvrir son visage et le visage de celui-ci me rappelle le sens de ma responsabilité. L’éthique du care issue des travaux de Carol Gilligan se caractérise quant à elle par le souci et l’attention portée aux autres. Cette dernière est proche de l’éthique lévinassienne à travers la valorisation du bien-être d’autrui. Toutefois l’éthique du care est beaucoup plus concrète et contextualisée par rapport à l’éthique du visage qui se présente comme une éthique fondamentale.

Mots-clés : Care, Éthique, L’autre, Responsabilité, Vulnérabilité.

Abstract :

Levinasian ethics of the face and the ethics of care constitute two forms of ethics that have emerged in contemporary times. The ethics of the face, like that of care, calls for respect for others. According to Levinas, meeting the other makes me discover their face and their face reminds me of the sense of my responsibility. The ethics of care resulting from the work of Carol Gilligan are characterized by concern and attention to others. The latter is close to Levinasian ethics through the promotion of the well-being of others. However, the ethics of care is much more concrete and contextualized in relation to the ethics of the face which presents itself as a fundamental ethics.

Keywords : Care, Ethics, The Other, Responsibility, Vulnerability.

Introduction

Face aux crises multiformes auxquelles l’humanité contemporaine est confrontée, la pensée philosophique est interpellée à œuvrer au triomphe du sens à travers notamment l’élaboration d’une éthique de la solidarité, de la fraternité et de l’hospitalité. Par-delà le pessimisme ambiant, l’une des missions de la philosophie est de révéler les possibilités de libération effective qui se profile à l’horizon. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les deux mouvements de la pensée éthique contemporaine que sont l’éthique du visage et l’éthique du care. Ces deux mouvements de la pensée éthique contemporaine participent à la dynamique de l’émergence d’une éthique de l’altérité. Il nous faut cependant remonter aux origines de ces deux courants de la pensée éthique afin d’interroger leur fondement philosophique. Quels sont les fondements de l’éthique lévinassienne du visage ? Sur quoi repose l’éthique du care ? Quel lien existe-t-il entre ces deux mouvements de la pensée éthique contemporaine ? Á quelle condition une éthique de l’altérité peut-elle constituer un remède à la crise civilisationnelle à laquelle notre humanité est confrontée ? Cette présente recherche vise à montrer en quoi les deux formes d’éthique que sont l’éthique du visage et celle du care participent à l’émergence d’une véritable éthique de l’altérité. Nous avons adopté une méthode herméneutique pour interpréter les textes fondamentaux des promoteurs de ces deux mouvements de la pensée éthique contemporaine en vue d’en dégager leurs significations.

1. L’éthique du visage chez Levinas

L’éthique occupe une place majeure dans la philosophie d’Emmanuel Levinas. Pour fonder sa pensée éthique, Emmanuel Levinas a entrepris un dialogue critique à l’égard de la tradition philosophique occidentale. Dans Totalité et infini (1971),il reproche à la tradition philosophique d’avoir promu la philosophie du même et de la totalité. Ce type de philosophie ne favorise pas l’émergence d’une véritable altérité. Ces critiques permettent à Emmanuel Levinas de fonder une véritable éthique de l’altérité. Dans la conception lévinassienne de l’éthique, le visage de l’autre occupe une place importante en ce sens qu’il est révélateur de l’infini. Le visage de l’autre m’interpelle sur le sens de mes responsabilités. Le visage s’appréhende ici à partir d’un idéal éthique et en tant que tel, il m’interpelle sur la vulnérabilité de l’autre et le sens de ma responsabilité envers ce dernier.

1.1. Le dialogue critique de Levinas avec la tradition philosophique

La pensée de Levinas s’est élaborée dans la dynamique d’un dialogue critique avec la tradition philosophique qui la précède. Dans ses œuvres philosophiques, Levinas discute avec les grandes figures de la tradition philosophique. La pensée de ce philosophe se déploie dans le cadre de la phénoménologie et de l’éthique. En face de la tradition philosophique dominée par le raisonnement spéculatif, se tient une nouvelle philosophie inaugurée par Edmund Husserl. La phénoménologie s’annonce comme une nouvelle philosophie se distinguant de l’exercice spéculatif de la pensée et des constructions systématiques de la raison.

Á l’opposé de l’abstraction spéculative, elle se présente comme une logique de l’intuition et une philosophie du vécu de la conscience humaine. C’est de là qu’est née l’admiration lévinassienne pour ce type de philosophie. C’est en 1928 que le jeune Levinas se déplace à Fribourg à la rencontre du père de la phénoménologie à savoir Edmund Husserl. Son admiration pour Husserl ne dure pas longtemps pour plusieurs raisons : Emmanuel Levinas dénonce chez Edmund Husserl le primat du théorétique sur le vécu concret de l’individu. « Parlant de Husserl, il en fait le modèle pédagogique du philosophe dans sa tour d’ivoire qui se parle et se complaît uniquement à s’entendre parler, quitte à ignorer même comme Thalès, la terre qui se dérobe sous ses pas » (F. Nyamsi, 2009, p. 257).

Levinas décèle chez Husserl un intellectualisme et un théoricisme excessif. La découverte de l’intentionnalité devrait conduire à la primauté de la pratique sur le théorique. Or, chez Husserl, malgré la découverte de l’intentionnalité, le philosophe reste prisonnier de la pensée contemplative. Dans ces conditions, la vie pensée l’emporte sur la vie vécue et la science a une primauté sur la réalité vécue. Cette critique lévinassienne à l’encontre de la philosophie husserlienne est similaire à celle adressée par Soeren Kierkegaard à la philosophie systématique de Hegel. Voici ce qu’il en dit :

Un système de l’existence ne peut être donné. S’ensuit-il qu’un tel système n’existe pas ? En aucune façon. Ce n’est d’ailleurs pas dit dans les mots qui précèdent. L’existence est elle-même un système – pour Dieu, mais ne peut l’être pour un esprit existant. Être un système et être clos se correspondent l’un à l’autre, mais l’existence est justement l’opposé. Du point de vue abstrait, système et existence ne se peuvent penser ensemble, parce que la pensée systématique pour penser l’existence doit la penser comme abolie, et donc pas comme existante. L’existence est ce qui sert d’intervalle, ce qui tient les choses séparées, le systématique est la fermeture, la parfaite jointure. (S. Kierkegaard, 1949, p. 93).

Selon S. Kierkegaard, Hegel est le modèle du philosophe de la synthèse et de la totalisation qui réconcilie les contraires par la dialectique. Sa philosophie se donne pour ambition de saisir le réel dans son entièreté y compris l’existence humaine par le concept. C’est au nom de la singularité et de l’originalité de l’existence que Soeren Kierkegaard s’élève contre le rationalisme hégélien. Le philosophe danois affirme le primat du vécu sur la réflexion abstraite. Comme le souligne M. Gex (1964, p. 45) « devant l’abus des abstractions, la conscience humaine proteste. Elle ne se retrouve plus avec ses expériences vécues, ses soucis, ses désirs, dans ces sévères palais d’idées trop bien agencées ».

La pensée lévinassienne s’oriente vers l’analyse heideggérienne de la sollicitude, analyse selon laquelle la vie est d’abord un champ d’activité ou de sollicitude. L’être-là de Martin Heidegger est d’abord un étant au milieu des objets qui sollicitent la manipulation ou l’utilisation. Le dasein de Heidegger est d’abord un étant au milieu des objets qui sollicitent la manipulation ou l’utilisation. Il est essentiellement un être de préoccupation. Selon M. Heidegger (1986, p. 91) « c’est parce que l’être-au-monde appartient essentiellement au dasein que son être à l’égard du monde est essentiellement préoccupation. » Heidegger donne l’exemple du forgeron qui bat le fer toute la journée sans plus réfléchir. Cette analyse conforte l’idée selon laquelle le premier contact de l’homme avec les éléments du monde n’est pas de l’ordre théorique mais pratique.

Le rapport de l’homme au monde n’est pas d’emblée de l’ordre de la connaissance mais plutôt de la manipulation. L’auteur de Totalité et infini (1971) illustre cela à partir d’un premier niveau d’existence préréflexive où le sujet existe sous le mode de la jouissance. Cette vie de jouissance se distingue de l’intentionnalité de la représentation. Il y a pour ainsi dire, une manière de signifier, par-delà la représentation et la thématisation de l’existence.

Toutefois, Levinas prendra des distances à l’égard de Heidegger pour un certain nombre de raisons. Il reproche à Heidegger la primauté qu’il accorde à l’ontologie. L’ontologie heideggérienne subordonne le rapport avec l’autre à la relation avec le neutre qu’est l’être. Alors que Martin Heidegger se préoccupe du sens de l’être, l’auteur de Totalité et infini cherche à fonder une véritable philosophie de l’altérité.

Selon Heidegger, pour accéder au sens de l’être, il faut au préalable s’intéresser à l’étant capable de saisir le sens de l’être. Cet étant n’est rien d’autre que le dasein. Il faut pour ce faire, saisir le dasein dans sa totalité et son authenticité afin d’accéder au sens de l’être. Dès lors, le dasein aura pour mission de devenir le berger de l’être.

Levinas a, quant à lui, pour ambition de s’orienter vers une éthique de l’altérité. Il adopte pour cela une attitude critique vis-à-vis de la tradition philosophique à laquelle il reproche la promotion de la philosophie du même et de la totalité. Totalité et infini (1971) se présente comme une critique de la philosophie du même et de la totalité. Hegel apparaît aux yeux de Levinas comme le penseur par excellence de la totalité qui veut saisir le réel dans son entièreté par le concept. Levinas veut dépasser cet enfermement de l’autre dans le même ; il veut réintroduire la possibilité du « tout autre », inassimilable à la totalité. E. Levinas (1971, p. 326) écrit en ces termes : « À l’idée de totalité où la philosophie ontologique réunit ou comprend véritablement le multiple, il s’agit de substituer l’idée d’une séparation résistante à la synthèse. » Pour y parvenir, il s’inspire de l’idée d’infini exprimée dans Les méditations de Descartes et de l’idée du Bien chez Platon.

Levinas prend également des distances à l’égard de la vision du sujet comme être-pour-soi.  Cette critique s’adresse à Jean-Paul Sartre pour qui le sujet s’appréhende comme être pour soi. La liberté et la responsabilité occupent une place fondamentale dans la conception sartrienne de la subjectivité. Ce qui caractérise le sujet chez Sartre, c’est sa capacité à s’affirmer comme un être libre. Le sujet est condamné à être libre et sa liberté s’affirme dans les actes libres qu’il pose. C’est pour cela que J.-P. Sartre (1943, p. 598) affirme : « L’homme étant condamné à être libre porte le poids du monde entier sur ses épaules : il est responsable du monde et de lui-même (…) en ce sens la responsabilité du pour-soi est accablante ». Emmanuel Levinas insiste quant à lui sur l’ouverture du sujet envers l’autre homme. Pour ce dernier le sujet se caractérise par son ouverture et sa responsabilité à l’égard d’autrui. Il s’agit d’un sujet en qui habite le désir de son autre. Être moi dans ce contexte, ce n’est pas se replier sur soi-même, mais c’est se mettre au service de l’autre dans la bonté.

1.2. L’idée d’infini, le visage de l’autre et l’expérience éthique

La rencontre de l’autre est ce qui permet au sujet de se transcender véritablement. Par cette rencontre, j’accède à l’infini et c’est en cela que réside la véritable transcendance du sujet. Dans la méditation troisième, Descartes nous parle de l’idée d’infini comme une idée véridique en ce sens qu’elle s’annonce par son évidence. Ce philosophe de la modernité peut ainsi s’interroger : comment puis-je avoir en moi l’idée d’infini alors que je suis un être fini ? Cette idée a été également mise en nous car « je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie » (R. Descartes, 1979, p. 117). Á ses yeux, l’idée d’infini a été mise en moi par l’être infini c’est-à-dire par Dieu lui-même.

Selon Levinas, dès que je rencontre autrui à travers son visage, je fais l’expérience de l’infini. L’idée d’infini rend possible la rencontre du radicalement autre. L’extériorité de l’infini ne peut être contenue dans la pensée qui la pense car le moi qui pense l’infini est plus que lui-même. L’idée d’infini déborde la pensée qui la pense. L’idée d’infini désigne ici le désir infini porté sur le radicalement autre. Le désir dont nous parlons ici se distingue du besoin biologique en ce sens qu’il ne peut être satisfait. « En dehors de la faim qu’on satisfait, de la soif qu’on étanche et des sens qu’on apaise, existe l’autre, absolument autre que l’on désire » (E. Levinas, 2010 p. 242). Considéré du point de vue éthique, le désir renvoie à la recherche de la perfection. Levinas souligne également qu’il doit être considéré du point de vue du rapport social. Ce rapport consiste à rencontrer un être absolument extérieur c’est-à-dire autrui. L’extériorité d’autrui réside dans l’infini de son être que l’on ne peut contenir. Le moi se met ainsi infiniment en cause. La relation avec l’altérité me vide ainsi de moi-même. La rencontre avec l’infini oblige le moi à se remettre en cause et à se mettre au service des autres dans la bonté. D’après l’auteur de Totalité et infini (1971), l’existence humaine n’est pas condamnée à la liberté mais plutôt investie de liberté. Dans ces conditions, philosopher consiste à découvrir l’investiture qui libère la liberté de l’arbitraire.

C’est par son visage que l’autre homme se présente à moi. Le visage d’autrui échappe cependant à toute saisie phénoménologique. La conscience échoue dans sa tentative de le saisir comme les autres phénomènes. Le visage de l’autre exprime l’épiphanie synonyme de la révélation divine. Il se distingue en cela des autres phénomènes, des objets plastiques. Comme on peut le constater, c’est toujours à partir de l’idéal éthique qu’il faut aborder le visage d’autrui. Autrui se tient à une hauteur divine et son visage me commande au respect de sa vie. Le visage de l’autre m’interpelle sur le sens de mes responsabilités à l’égard de la cause humaine.

Si le visage d’autrui est synonyme d’épiphanie, Levinas montre par ailleurs qu’il est synonyme de vulnérabilité. Á ce propos il écrit :

Par-delà l’en-soi et le pour-soi du dévoilé, voici la nudité humaine, plus extérieure que le dehors du monde, des paysages, des choses et des institutions. La nudité qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort dissimulée dans son être ; elle crie, dans l’apparaître, la honte de sa misère cachée, elle crie la mort dans l’âme ; la nudité humaine m’interpelle ; elle interpelle le moi que je suis ; elle m’interpelle de sa faiblesse, sans protection et sans défense, de nudité. (E. Levinas, 1971, p. II)

Ceci nous enseigne que la condition humaine se caractérise par sa vulnérabilité et celle-ci nous invite à faire quelque chose pour servir la cause humaine. Selon l’auteur d’Éthique et infini, « Dès qu’autrui me regarde, j’en suis responsable sans même avoir à prendre des responsabilités à son égard, sa responsabilité m’incombe » (E. Levinas, 1982, p. 92).

Á ce niveau, l’éthique lévinassienne se rapproche de celle d’E. Kant pour qui la personne humaine est une fin en soi et doit être traitée avec respect. Aux yeux de Kant, la personne humaine n’a pas de prix ; elle ne saurait être traitée comme un moyen pour atteindre une finalité quelconque.

L’être humain, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen pour l’usage que pourrait en faire, à son gré, telle ou telle volonté (…) Les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les distingue déjà comme des fins en soi c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être utilisé comme moyen. (E. Kant, 1994, p. 107).

Chez Kant, l’obéissance à l’acte moral émane du commandement de la raison et ce commandement réside dans l’universalité.  L’impératif catégorique chez Kant consiste à poser une action comme bonne en elle-même et pour elle-même. L’action morale doit être pour ainsi dire désintéressée. Chez Emmanuel Levinas également, l’œuvre morale doit être accomplie de façon désintéressée. Le sujet moral agit suivant le commandement provenant du visage de l’autre homme. Selon E. Levinas (1971, p. 61), « le visage parle. La manifestation du visage est déjà discours ». Levinas nous parle d’une responsabilité originelle antérieure à la liberté du sujet. Cette responsabilité nous amène à répondre à l’appel d’autrui dans la bonté.

Comme on peut le constater, l’éthique consiste à répondre à l’appel du visage et à se mettre au service de l’autre dans la bonté sans même s’attendre à une récompense immédiate. L’éthique lévinassienne repose sur la responsabilité du sujet à l’égard de l’autre homme. La rencontre de l’autre constitue un événement fondamental de l’éthique car elle favorise la proximité à l’égard de celui-ci. Être proche de l’autre consiste à être attentif à son bien-être. Le souci de l’autre est très présent dans l’éthique lévinassienne au point que l’on assimile cela à une responsabilité d’otage. Dans cette éthique, le moi est l’otage de l’autre car la réussite de sa vie lui incombe. L’éthique lévinassienne peut être également qualifiée d’une éthique hospitalière car elle insiste sur l’accueil et la solidarité à l’égard de celui-ci.

La relation à l’autre est possible grâce au langage. Á ce propos, Levinas soutient que le visage de l’autre est porteur d’un message éthique, d’un « dire » originel. Ce « dire » prime sur tout autre discours en ce sens qu’il est éthique. Le message éthique nous invite au respect de la vie de tout homme. L’éthique nous invite à faire le bien à l’égard de l’autre de façon désintéressée. Le sujet moral est celui qui assume sa responsabilité vis-à-vis de son prochain et lui vient au secours quand il est dans le besoin. Désormais, il ne saurait se replier sur lui-même, dans l’égoïsme total ; au contraire il est appelé à servir l’humanité dans la bonté. La problématique d’une éthique de l’altérité inaugurée par Emmanuel Levinas trouve un écho favorable dans l’éthique contemporaine du care. Les promoteurs de l’éthique du care partagent avec Levinas un ensemble de points communs.

2. L’éthique du care

Le care peut être défini « comme ce que l’on fait en vue d’apporter une réponse aux besoins et au mieux-être d’autrui et du monde environnant » (N. Borgeaud-Garciandia, 2020, p. 246). L’éthique du care s’est construite dans une dynamique critique vis-à-vis des morales traditionnelles abstraites. Elle est considérée par ses promoteurs comme une éthique contextuelle et pragmatique fondée sur l’expérience pratique du soin de l’autre. Cette éthique qui vise le bien-être d’autrui est issue du milieu anglo-saxon et plus particulièrement des travaux de Carol Gilligan.

2.1. L’éthique du care : une éthique du bien-être d’autrui

Née dans le milieu anglo-saxon dans le cadre de la pensée féministe, l’éthique du care est souvent assimilée à une éthique féministe car la relation mère/enfant a servi de modèle de référence à l’élaboration d’une telle éthique, qui veut s’en inspirer pour construire ses valeurs. « Le care a initialement été identifié comme une qualité morale féminine, propre à prendre soin de la vie, à s’attacher à la défense des personnes vulnérables » (A. Dépaulis, 2021, p. 15).

L’éthique du care qui est issue des travaux de Carol Gilligan, accorde une importance aux soins et à l’attention portée aux autres. Elle se présente comme une éthique pratique qui s’intéresse aux conditions sociales des hommes. S’opposant à ce titre aux morales abstraites, elle s’intéresse au bien-être concret d’autrui et aux conditions de sa réalisation.

Gilligan entend s’inspirer de la manière dont les femmes traitent les questions morales pour élaborer une véritable éthique du care. Cette éthique qui s’enracine dans les pratiques féminines des soins a pour vocation à devenir universelle. Á travers une enquête sur la psychologie morale, Carol Gilligan découvre que les critères de décisions ne sont pas les mêmes chez les femmes et chez les hommes. Les femmes ont tendance à privilégier la relation alors que les hommes privilégient la logique du calcul et la référence aux droits. Comme le souligne A. Dépaulis (2021, p. 16) :

Gilligan constate que les critères de décision morale diffèrent selon le genre. La morale sociale générale, pensée par des hommes et soutenue par les lois de la justice, est fondée sur des valeurs abstraites. Selon elle, le positionnement d’une femme s’en distingue. Instinctivement, celle-ci aura davantage tendance à asseoir sa décision sur l’impact concret de son choix. Elle prendra naturellement en compte la dimension humaine, c’est ce dont le care est l’expression.

Selon C. Gilligan (2008, p. 12) :

les difficultés qu’éprouvent les femmes à se conformer aux modèles établis de développement humain indiquent peut-être qu’il existe un problème de représentation, une conception incomplète de la condition humaine, un oubli de certaines vérités concernant la vie.

L’éthique du care vise à répondre à la question suivante : « comment faire, dans telle situation, pour préserver et entretenir les relations humaines qui y sont en jeu ? Cela requiert un examen des situations particulières et, comme le dit Carol Gilligan, « un mode de pensée plus contextuel et narratif que formel et abstrait » (C. Gilligan, 2008, p. IV).

Á ses débuts les travaux de Gilligan s’inscrivent dans une dynamique critique vis-à-vis de son collègue psychologue Lawrence Kohlberg à propos du développement du raisonnement moral. Chez Kohlberg, la morale se rapproche de la justice ; elle se fonde sur la mise en œuvre des règles et des droits. Cette théorie du développement du raisonnement moral aboutit à l’identification de l’éthique de la justice à des principes généraux de règles et de droits. Gilligan souligne que chez son homologue il manque le raisonnement moral des femmes.

Elle avance une objection majeure à l’idée soutenue par Kohlberg selon laquelle le degré le plus élevé de raisonnement moral met en œuvre des principes de justice abstraits et impartiaux. Surtout, elle montre empiriquement que ce n’est pas toujours le cas, et qu’en particulier les femmes – mais pas seulement elles – considèrent d’autres facteurs comme des principes de décision morale tout aussi importants. Le souci de maintenir la relation lorsque les désirs et les intérêts divergent, la prise en compte des particularités de la personne et de la situation, l’engagement à répondre aux besoins concrets, le rôle accordé aux sentiments et aux émotions dans la compréhension des situations, caractérisent, entre autres, cette façon de définir les problèmes moraux et d’y répondre (C. Gilligan, 2008, p. XI).

Gilligan cherche à élaborer une véritable éthique de la responsabilité. Elle exprime son point de vue dans son ouvrage intitulé : In a difference voice. Psychological theory and women development(1982). L’ouvrage a été traduit en 1986 en français sous le titre : une si grande différence.  Gilligan montre comment l’empathie et la communication jouent un rôle fondamental dans l’approche féminine de la relation à l’autre. Elle y montre la différence existant entre le mode de raisonnement des femmes et des hommes. Dans cet ouvrage, elle met l’accent sur des valeurs comme l’écoute, l’attention, la responsabilité. Toutes choses qui s’opposent aux valeurs patriarcales. Comme le souligne Aline Girard (2021, p. 36) :

Elle y développait une vision proprement féminine de l’éthique et des rapports sociaux et proposait de donner tout leur sens à des valeurs morales d’abord identifiées comme féminine-le soin, l’attention à autrui, la sollicitude-vision parfois considérée comme essentialiste mais faisant de facto émerger une nouvelle philosophie morale.

Avec Gilligan, l’éthique du care veut s’émanciper du paradigme féministe mère/enfant pour se positionner comme une véritable éthique à visée universaliste. Comme on peut le constater, l’éthique du care cherche à s’émanciper de ses origines maternalistes. C’est dans cette optique que l’auteur de la voix différente s’exprime :

La voix différente que je décris n’est pas caractérisée par son genre mais par son thème. Qu’elle soit associée aux femmes est le résultat d’une observation empirique. J’ai pu l’identifier et suivre ses étapes en me mettant à l’écoute de voix féminines. Mais cette association n’est pas absolue. Les voix masculines et féminines ont été mises en contraste ici afin de souligner la distinction qui existe entre deux modes de pensée et d’élucider un problème d’interprétation (C. Gilligan, 2008, p. 12).

L’éthique du care est une morale contextualiste d’inspiration kantienne. À la différence de la morale kantienne qui apparaît formaliste, l’éthique du care se veut une morale enracinée dans la vie quotidienne des individus. Elle « invite à interroger les situations vécues au cas par cas afin de leur apporter les meilleures réponses possibles » (A. Dépaulis, 2021, p. 15-16). La prise en charge des patients dans les centres hospitaliers, la prise en charge des personnes vulnérables dans les maisons de retraite constituent des domaines d’étude du care. Dans ces cas de figure, le soignant est amené à établir une relation d’empathie avec le soigné. Comme on peut le constater, les réflexions sur le care dépassent le cadre privé pour englober la sphère publique. Il existe une dimension politique du care.

2. 2. L’éthique du care et la politique

Du point de vue politique, l’éthique du care dénonce les systèmes d’exploitation et de domination. Elle cherche à promouvoir les institutions qui prennent en charge la vulnérabilité des personnes. D’une manière générale les philosophes du care considèrent l’être humain comme un être vulnérable dont il faut se soucier. Cette vulnérabilité est susceptible de se présenter à certains moments de la vie comme dans les situations de maladie, de vieillesse, de pauvreté, etc. Le care renvoie à cette capacité à être sensible à la condition d’autrui, à prendre soin de lui en cas de besoin.

Cette conception de la morale, pour Gilligan, se définit par un souci fondamental du bien-être d’autrui, et centre le développement moral sur l’attention aux responsabilités et à la nature des rapports humains. Alors que la morale conçue comme justice centre, comme l’a montré de façon très complète Lawrence Kohlbert-dont Carol Gilligan fut la collègue et qui a inspiré ses critiques-, le développement moral sur la compréhension et la mise en œuvre des droits et des règles. On voit ce qui différencie, d’emblée, l’éthique du care de la morale de la justice. D’abord l’éthique du care se centre sur des concepts moraux différents de ceux de l’éthique de la justice. Ensuite, cette morale est liée à des conditions concrètes, au lieu d’être générale et abstraite. En cela, elle est liée à un tournant qu’on pourrait dire (en un sens non technique) particulariste de la philosophie morale. (C. Gilligan, 2008, p. V).

Dans la pratique du care, certaines précautions sont néanmoins recommandées pour que les soins soient efficients.  Il faut notamment que les soins permettent aux bénéficiaires d’évoluer vers l’autonomie, c’est-à-dire que les soins doivent contribuer à la réduction de l’état de vulnérabilité des personnes bénéficiaires.

Ceci est important, car dans la pratique du soin s’instaure une relation d’inégalité entre le donneur et le receveur du soin. Toute chose qui peut conduire à une situation de dépendance du bénéficiaire à l’égard du donneur de care. La théorie du care cultive également un certain nombre de valeurs indispensables à la bonne marche de la société. Ces valeurs sont entre autres : la solidarité, le respect de la dignité humaine, l’amour du prochain. Contre l’individualisme, l’éthique du care affirme l’interdépendance des hommes et la nécessité de la solidarité humaine. Il n’est cependant pas question d’encourager l’assistanat perpétuel mais d’en appeler à la responsabilité de chaque humain à l’égard de ses semblables. Pour utiliser une terminologie de Nussbaum et de Sen, nous dirons que le care vise à accroitre les capabilités de l’être humain.

Dans les années 1990, on assiste à l’apparition d’une deuxième génération du féminisme qui dénonce les stéréotypes attribués aux femmes. Il y est question de sortir le care du milieu familial afin de l’étendre vers la sphère publique. La question de la justice est également au centre des préoccupations des théoriciens du care. Joan Tronto qui fait partie de cette deuxième génération du care oriente ses réflexions sur le care vers la sphère politique. Le care devient à ce propos un outil de cohésion sociale. L’objectif est de rendre le care accessible à tout le monde et de favoriser par la même occasion la cohésion sociale. La cohésion sociale est possible si les hommes prennent conscience de leur vulnérabilité et de leur interdépendance.

De fait, Tronto suggère que les pratiques de care peuvent aussi informer les pratiques civiques en facilitant l’acquisition de qualités d’attention, de responsabilité, de compétence et de capacité de réaction, qui ne se limitent pas aux objets de notre sollicitude mais peuvent inspirer notre pratique de la citoyenneté. D’où la proposition de redéfinir l’égalité démocratique comme égalité de voix, en écho à la valeur de réceptivité caractérisant l’accomplissement des processus de care. Bien plus, Tronto est ainsi allée jusqu’à suggérer l’existence d’une connivence profonde entre les valeurs propres au care et les valeurs dialogiques au cœur des pratiques démocratiques, telle que l’écoute et la compréhension, pointant ainsi le lien existant entre la revalorisation des pratiques de care et la défense d’une conception délibérative des pratiques démocratiques (A. Le Goff, 2012, p.107-108).

La pensée de Tronto s’oriente vers une société du care dans laquelle les valeurs du care se trouvent au centre de la vie citoyenne. Le care devient un projet politique qui consiste à cultiver et à promouvoir le sens de la solidarité et de la responsabilité citoyenne. Comme on peut le constater, la solidarité et le souci mutuel se trouvent au cœur de l’éthique du care. Á ce titre, l’éthique du care est proche de l’éthique lévinassienne du visage.

3. Éthique du visage et éthique du care : similitude et différence

La question de l’altérité se trouve au cœur de l’éthique du visage et de celle du care. Les deux mouvements de la pensée éthique sont très proches dans la mesure où ils partagent un objet commun à savoir le bien-être de l’autre. Cette proximité tient également dans leur commune conception d’une socialité humaine marquée par l’interdépendance, la solidarité et l’hospitalité. Toutefois ce rapprochement ne signifie pas un effacement de la spécificité de chacune de ces deux formes d’éthique.

3.1. L’altérité au cœur de l’éthique du visage et du care

L’éthique du care partage plusieurs points communs avec celle du visage promue par Emmanuel Levinas. Les points communs des deux types d’éthique se situent au niveau de leur objet commun et de leurs valeurs communes. Les deux types d’éthique ont comme objet la relation à l’autre qu’ils entendent humaniser à travers un ensemble de recommandations. Cette humanisation des relations interhumaines se fait également autour d’un ensemble de valeurs qui sont entre autres : le sens de la responsabilité, l’hospitalité et la solidarité. Les promoteurs de ces deux types d’éthique sont animés par la conviction selon laquelle il est possible de rendre meilleure notre humanité à travers nos bonnes actions.

La question de l’altérité se trouve au cœur de l’éthique du visage et celle du care. L’éthique du visage tout comme celle du care place l’autre au cœur de sa préoccupation. L’éthique lévinassienne est proche de celle du care car toutes deux se caractérisent par le souci de l’autre. L’éthique du care nous invite à prêter attention à la vulnérabilité de l’autre afin d’en prendre soin. Il y est question de la capacité à être sensible à la souffrance de l’autre et à lui venir en aide.  Le souci de l’autre se traduit par la capacité à être attentif à ses besoins et préoccupations afin de lui apporter l’aide nécessaire dont il a besoin. L’autre est présenté comme un être dont la vulnérabilité interpelle chaque humain sur le sens de ses responsabilités. L’éthique du care, tout comme l’éthique lévinassienne du visage considère qu’il est possible d’apporter une réponse à la vulnérabilité humaine afin de rendre le monde meilleur. Au-delà de l’autre, ces éthiques s’adressent à l’humanité toute entière. Pour entendre l’appel de l’autre, il faut auparavant renoncer à un certain nombre de vices. Entre autres, on note l’égoïsme, le narcissisme, l’orgueil. Après un tel renoncement, le sujet doit être capable de se mettre au service de l’humanité dans la bonté.

Chez Levinas tout comme chez les promoteurs de l’éthique du care, on note une remise en question de la tradition philosophique tout comme de l’éthique traditionnelle. Aux yeux de Levinas la tradition philosophique occidentale aboutit à la pensée impérialiste en ce sens qu’elle valorise la philosophie du même et de la totalité. Elle ne favorise pas l’émergence d’une véritable altérité. Elle est essentiellement une philosophie de l’autonomie et de l’immanence. En lieu et place de ce type de philosophie, Levinas veut fonder une véritable éthique de l’altérité. Les promoteurs de l’éthique du care remettent également en cause l’éthique traditionnelle en tant qu’elle est formaliste et abstraite. Chez Emmanuel Kant par exemple, la moralité est fondée sur le respect de l’impératif catégorique qui consiste à agir par devoir. L’action morale émane de la liberté c’est-à-dire de la capacité de l’homme à se donner des normes universelles de conduite.

La critique de l’éthique traditionnelle vise à donner une nouvelle orientation à celle-ci. Non seulement Levinas affirme la primauté de l’éthique sur les autres dimensions de la philosophie mais également chez lui, l’éthique est hétéronome. Elle émane du commandement inscrit sur le visage de l’autre. L’éthique du care reproche quant à elle à l’éthique traditionnelle, son caractère abstrait. C’est pour cette raison que les promoteurs de cette nouvelle éthique revendiquent une éthique concrète soucieuse des besoins concrets de l’autre.

Emmanuel Levinas évoque dans certains de ses textes l’idée des petites bontés. Même au moment les plus obscurs de la vie, où l’on perd tout espoir à l’égard de l’humanité, brille soudain de tout éclat les petites bontés à la manière dont la lumière des lucioles laisse voir quelques lueurs d’espoir au milieu de la nuit la plus sombre.

L’éthique du care se présente comme une éthique contextuelle qui vise à apporter le bien-être autour de soi à travers les soins que l’on apporte à autrui. Cette éthique met l’accent sur l’interdépendance et la nécessité de l’entre-aide entre les hommes afin de rendre notre monde meilleur. Cette éthique qui se présente comme une éthique dont la sphère d’influence se situe dans le domaine privé s’est élargie pour toucher la sphère publique.

3.2. Les points de divergences entre l’éthique du care et l’éthique lévinassienne du visage

Si les deux types d’éthique semblent similaires en ce qui concerne leur objet de réflexion, force est de constater que l’éthique lévinassienne semble être du domaine des principes. Á ce niveau, elle se situe du domaine de la métaphysique alors que l’éthique du care se veut concrète et contextuelle. L’éthique du care apparaît comme une éthique appliquée à des domaines précis tandis que chez Levinas la réflexion est orientée beaucoup plus vers la fondation éthique. L’éthique du care s’intéresse à des domaines comme l’hôpital, les EHPAD (Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes), les asiles, les foyers, etc.

Selon Romuald Evariste Bambara, l’éthique lévinassienne est par principe « transcendantale », c’est-à-dire qu’elle se situe au-delà ou en-deçà des limites de l’espace et du temps, du côté de ce qui constitue les conditions de possibilité de l’expérience, et à ce titre elle n’est pas réductible à l’une des modalités particulières de l’expérience ou de la vie humaine. « C’est pourquoi elle ne doit pas être confondue à la morale : Cette dernière est plurielle et relative : elle dépend des sociétés ou est fonction des structures sociales et économiques, intègre leurs particularités » (R. E. Bambara, 2016, p. 221). Cette éthique apparaît comme une attitude fondamentale par-delà les morales relativistes. Une telle éthique qui se distingue des prescriptions issues des différentes idéologies, se veut absolue. L’éthique intervient dans le face-à-face du moi et de l’autre homme. Dans ce face-à-face, le moi qui se sent infiniment redevable à l’autre se met à son service dans la bonté. Comme on peut le constater, Levinas ne fixe pas des règles de comportement dans un domaine particulier.

L’éthique du care réfléchit, quant à elle, sur les conditions concrètes des individus dans la société. De ce fait elle se détache des considérations métaphysiques et abstraites. Elle s’intéresse aux soins que l’on peut apporter aux autres afin de leur assurer le bien-être nécessaire à leur épanouissement. Ces besoins quotidiens touchent plusieurs sphères de la vie comme la santé, l’éducation, l’hygiène, etc.

Conclusion

L’éthique du visage et l’éthique du care constituent deux formes d’éthique qui ont émergé à l’époque contemporaine. L’éthique du visage dont Emmanuel Levinas est le promoteur s’est élaborée dans un dialogue critique à l’égard de la tradition philosophique. Dans son principal ouvrage intitulé Totalité et infini, Emmanuel Levinas critique la philosophie du même et de la totalité. La pensée occidentale qui promeut la philosophie du même et de la totalité culmine nécessairement dans la violence. Pour combattre cette forme de violence, il faut développer une pensée dans laquelle, il y a de la place pour l’altérité. C’est ce à quoi s’attèle Emmanuel Levinas à travers l’éthique du visage. La vulnérabilité du visage d’autrui m’interpelle sur le sens de mes responsabilités et la nécessité d’œuvrer à la protection de la vie humaine. Emmanuel Levinas considère l’éthique comme une philosophie première au regard de son importance dans le maintien de l’équilibre social. L’éthique du visage dont il est le promoteur est issue de ses travaux sur l’altérité.

Cette éthique nous invite à entendre la voie de l’autre, à être responsable de lui et à se mettre à son service. Tout comme l’éthique lévinassienne du visage, l’éthique du care repose sur le souci de l’autre et la nécessité de prendre soin de celui-ci. Comme on peut le constater, l’altérité occupe une place centrale dans ces deux mouvements de la pensée éthique. Les promoteurs de l’éthique du care placent le bien-être de l’autre au cœur de l’éthique. Les deux types d’éthique sont proches dans leur commune promotion de l’altérité.  Toutefois l’éthique du care se présente comme une éthique contextualisée tandis que l’éthique du visage se place au niveau des questions relatives à la fondation éthique.

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NORMATIVITÉ DE L’OPINION PUBLIQUE À L’ÉPREUVE                    DE LA CULTURE DE MASSE CHEZ JÜRGEN HABERMAS

Garba OUMAROU

Université André Salifou de Zinder (Niger)

oumarougarba17@yahoo.fr

Résumé :

Ce texte constitue une réflexion sur la constitution de l’opinion dans l’espace public de communication dans la pensée de Habermas. Il met en relief les ressorts de la communication publique institutionnalisée et les impératifs systémiques susceptibles de contrer la bonne effectuation des échanges communicationnels. L’objectif de notre recherche est de prouver que le paradigme habermassien de la communication publique est une alternative pour assurer une culture politique émancipatrice à des citoyens. Ce texte est articulé autour de trois points. Le premier point porte sur l’idée de Rationalisation du monde vécu et de la communication quotidienne. La deuxième s’articule autour de l’apprentissage communicationnel et la formation institutionnelle de l’opinion publique de la volonté chez Habermas. Et enfin, le troisième point met en relief la normativité communicationnelle habermassienne à l’épreuve de la logique systémique et l’instrumentalisation de l’opinion.

Mots-clés : Apprentissage communicationnel, Espace public, Instrumentalisation, Opinion publique, Rationalisation.

Abstract :

This text is a reflection on the constitution of opinion in public sphere of communication in Habermas’ trend of thought. It puts emphasis on the springs of institutionalized public communication and systemic imperatives which may counter the correct materialization of communicative exchanges. The goal of this research is to prove that habermassian pradigm of communication is an alternative that assure emancipative political culture to citizens. With the view to give a logic step to this issue, the work is divided into tree parts : the first point turns around the idea of rationalization of experienced life and daily communication. The second puts emphasis on the communication learning and the training of public opinion and will in the trend of thought of Habermas. And the last point stresses the normativity of habermassian communication face to systemic logics and opinion instrumentalization.

Keywords : Communicative Actions, Public Space, Instrumentalisation, Public Opinion, Rationalisation.

Introduction

Contrairement à la première génération de l’École de Francfort, représentée par Horkheimer et Adorno, qui a développé un certain pessimisme vis-à-vis de la modernité, Habermas pose le paradigme de l’agir communicationnel comme alternative de restauration du statut de la raison. En effet, pour Habermas, la perspective de la communication constitue la voie fondamentale pour harmoniser les opinions individuelles et collectives. La portée de ce paradigme repose sur le renforcement du potentiel communicationnel du monde vécu, et la formation d’une opinion publique spécifique capable de prendre en charge l’intérêt commun. À ce titre, ce principe communicationnel requiert la mise en place des normes qui serviront de piliers aux échanges discursifs. Comment la communication publique permettra-t-elle d’harmoniser les opinions particulières et la volonté générale ? Comment le paradigme de “l’agir communicationnel” triomphera-t-il de la raison instrumentale ? Telles sont les questions qui vont orienter le débat de ce texte. Nous allons nous appuyer sur une approche dialectique afin de prendre en charge cette problématique. Notre hypothèse est que la communication publique adossée à l’agir communicationnel triomphera face à l’instrumentalisme technoscientifique. Pour vérifier cette hypothèse, nous allons nous intéresser d’abord à la rationalisation du monde vécu et ensuite examiner la formation de l’opinion comme rempart à la culture de masse.

1. Rationalisation du monde vécu et de la communication quotidienne

Le monde vécu se caractérise comme un cadre social d’arrière-plan assurant le développement culturel et communicationnel des acteurs sociaux. Il constitue un contexte d’accumulation et de renforcement des aptitudes morales à travers l’accumulation progressive des savoirs issus de la succession des générations. Ce qui définit fondamentalement le contexte du vécu, c’est l’accumulation de l’expérience quotidienne par le médium du « langage naturel ». Dans sa dimension morale et cognitive, ce monde vécu repose, selon J. Habermas, (1995, p. 44) « sur la quantité de prétentions purement factuelles, dont la légitimité n’a jamais été ni interrogée ni démontrée en un phénomène qui demande à être expliqué ». Ainsi, la reconstruction du monde vécu vise à rompre avec cette spontanéité et à instaurer un univers où la discussion rationnelle est au fondement de tout.

Dans le cadre de la rationalisation du monde vécu, Habermas introduit des principes normatifs basés sur la « pragmatique universelle » et « l’agir communicationnel ». Ces principes normatifs ont pour objectif primordial de rendre la communication accessible à tous les citoyens en se basant sur la contrainte « du meilleur argument ». La pragmatique universelle et l’agir communicationnel trouvent leur signification dans l’espace public. L’espace public renvoie à l’ensemble de tous les réseaux « permettant de communiquer les contenus des prises de positions, et donc des opinions ; les flux de la communication y sont filtrés et synthétisés de façon à se condenser en opinions publiques regroupées en fonction d’un thème spécifique » (J. Habermas, 1997, p. 387).

L’espace public peut également être conçu comme un système d’alerte chargé d’identifier, de formuler ou de problématiser efficacement les problèmes sociaux. Il assure, à ce titre une fonction signalétique. En effet, pour Habermas, la communication publique doit être sous-tendue par un système de règles fondé sur le jeu de langage. C’est dans cette perspective que le paradigme de « l’agir communicationnel » a été articulé à la communication publique dans l’objectif d’opérer d’une part, un « passage de la théorie de la conscience à la théorie de la communication » (J. Habermas, 1987, p. 9) et, d’autre part, d’établir une assise normative dans la conduite de la communication publique. Si dans la discussion publique les agents sociaux veulent parvenir à un accord consensuel, des lois et des principes doivent être de mise dans la conduite de leur activité.

L’introduction du paradigme de l’agir communicationnel repose sur l’idée que l’interaction sociale se fonde primordialement sur l’intercompréhension langagière. L’intercompréhension implique pour sa part, la prise en considération de certaines dimensions de la vie socioculturelle des acteurs sociaux. En effet, toute communication s’opère dans un environnement socioculturel bien défini. Mieux, les participants à la communication appartiennent nécessairement au tout social qui détermine en partie leurs visions, leurs idées, et leur langage. De ce fait, cette dimension entre en ligne de compte dans la communication. Le socle socioculturel de la société que Habermas conçoit est « le monde vécu comme représenté à travers un ensemble de modèles d’interprétations, transmis par la culture et organisé dans le langage » (J. Habermas, 1987, p. 137). C’est un monde qui sert de repère aux participants à la communication pour l’orientation de leurs actions.

Par ailleurs, Habermas établit que la question de l’intercompréhension qui constitue le point central de l’agir communicationnel est indissociable du monde vécu. Il postule, à ce titre, que c’est la jonction de ces deux paramètres qui inaugure l’abandon de la philosophie du sujet, de la philosophie de l’histoire et de la philosophie du langage qui se sont avérés inadéquates pour articuler dialectiquement la raison et la réalité sociale. Il écrit : « Par les concepts complémentaires du monde vécu et de l’agir communicationnel, j’entends donner tout mon sérieux à la mise en situation de la raison qui, de Dilthey à Sartre et Merleau Ponty, en passant par Heidegger de Sein und zeit, ne fut accomplie que dans la dépendance à l’égard de la philosophie de la conscience » (J. Habermas, 1987, p. 11). Par ce propos, on comprend que l’agir communicationnel constitue un dépassement de la philosophie de la conscience.

Faut-il rappeler l’idée que le monde vécu en tant qu’horizon socioculturel a subi également un processus de rationalisation. Ainsi, le savoir culturel constitutif des visions du monde a été différencié en domaines spécialisés (scientifique, esthétique, artistique). Ce monde vécu n’est pas un domaine de savoir unidimensionnel, il constitue plutôt un des domaines spécifiques sur lesquels on doit différemment se référer pour la réalisation de l’intégration sociale et la justification de la validité du discours.

[En effet,] en concevant les choses du point de vue de l’agir, orienter l’intercompréhension, la rationalisation apparait d’abord comme une restructuration du monde vécu, comme un processus qui opère ses effets sur les communications quotidiennes à travers la différenciation des systèmes du savoir, et affecte ainsi les formes tant de la reproduction culturelle que de l’intégration sociale et de la socialisation (A. Dupeyrix, 2009, p. 23).

Toutefois, le contexte socioculturel qui est le monde vécu, ne peut à lui seul permettre d’aboutir à une entente consensuelle entre les participants à la communication. Il faut adjoindre à cette instance, un système de règles d’interaction linguistiques qui fera obligation à tous les participants d’établir une « présomption universelle de communication ». Ainsi, cette présomption universelle repose sur notre « capacité universelle d’échanger des prétentions à la validité dans les domaines de la description des états de choses, de la justesse normative, de la sincérité de nos sentiments et attitudes » (J.-M. Durand-Gassalin, 2012, p. 313). Le monde vécu en tant que tissu d’actions communicationnelles qui assurent la coordination sociale, est indissociable de cette prétention à la validité. Comme le mentionne Habermas, « les structures du monde vécu sont déterminées par l’intersubjectivité engendrée par le langage, et qui reposent sur des prétentions à la validité susceptible d’être critiquées » (J. Habermas, 1978, p. 31).

La mise en application de ce principe d’universalisation permet d’aboutir à une situation idéale de communication qui résulte de la capacité de décentrement des participants à la discussion. Selon ce même paramètre, la présomption universelle dans la communication publique se justifie par l’idée que les participants à la communication doivent être « capables d’orienter leur action selon les prétentions à la validité intersubjectivement reconnues » (J. Habermas, 1987, p. 31).

La présomption universelle à la communication a aussi pour objectif de reconstruire les conditions de possibilité de l’intercompréhension entre les citoyens sur la base de « la force sans contrainte du meilleur argument » (J. Habermas, 2013, p. 1.9). L’impératif du meilleur argument garantit la « rationalité de la communication publique » (J. Habermas, 1987, p. 34).

En substance, le nouveau paradigme repose sur une conjugaison de trois piliers : l’intercompréhension langagière, « la reconnaissance intersubjective des prétentions à la validité critiquables » (J. Habermas, 2013, p. 23), et la prise en compte des valeurs du monde vécu. L’approche s’articule autour de l’autodétermination des citoyens et s’oriente contre les impératifs administratifs du libéralisme économique. Elle constitue aussi une remise en cause du scientisme, du décisionnisme de la philosophie existentialiste, lesquels écartent la volonté populaire au profit des experts. À travers, le décisionnisme et cette philosophie scientiste,

Habermas perçoit, écrit Sémou Pathé Guèye, une rationalité escamotée, incapable de s’élever à la dimension de cette raison communicationnelle seule apte (…) à inscrire l’interaction sociale, et la pratique politique dans ce cadre, dans les limites compatibles avec les exigences normatives d’un espace public civilisé. (S. P. Guèye, 2003, p. 72).

Face à cette « rationalité escamotée », l’idée de l’apprentissage communicationnel et de la formation de l’opinion s’impose avec acuité.

2. Apprentissage communicationnel et formation institutionnelle de l’opinion publique et de la volonté chez Habermas

La pratique communicationnelle n’est pas un simple processus de transmission d’informations. L’activité communicationnelle, en tant que telle, va de pair avec la coordination des actions collectives. Elle se fonde et prend sens à travers l’intercompréhension. L’idéal d’intercompréhension contenu dans l’agir communicationnel est aussi inclus dans la dynamique de réalisation des valeurs morales. C’est ce qui confère à l’agir une dimension proprement anthropologique. C’est aussi pourquoi, la réalisation de l’unité à travers la communication requiert un processus d’apprentissage. Cet apprentissage vise à prendre en compte les valeurs morales et les présuppositions pragmatiques. En s’inspirant d’une part d’Herbert Mead, J. Habermas, (1987, p. 42) pose la problématique de l’apprentissage communicationnel comme une espèce de « reconstruction de structures conceptuelles ». Les acteurs sociaux sont considérés comme étant, depuis leur enfance, dans un apprentissage par intériorisation des normes, de la pratique communicationnelle. Cet apprentissage débute comme « appropriation progressive, sociocognitive et morale, de la structure, objectivement donnée, de rôles qui règlent légitimement les relations interpersonnelles ». (J. Habermas, 1987, p. 42).

Habermas esquisse en ce sens une dynamique d’apprentissage sociocognitif qui s’appuie, d’une part, sur l’idée que la connaissance progresse à travers un apprentissage réciproque et, d’autre part, sur l’idée que la capacité d’action communicationnelle dépend des dispositions intériorisées dans le processus de socialisation. Cette approche se fonde sur la considération que la communication, en tant qu’acte et pratique sociale, présuppose la mobilisation des potentialités historiquement acquises.

Habermas s’est ainsi inspiré de la psychologie sociale de Mead, de Dewey et de Peirce qui ont eu à dégager les prémisses d’une théorie de la socialisation. Aussi, Habermas a emprunté la théorie du développement cognitif de Piaget et l’a articulée au matérialisme historique afin d’expliquer que le mécanisme d’apprentissage sociocognitif préside à la rationalisation de la communication et de l’opinion publique. C’est à ce titre que cet auteur envisage l’espace public comme un des présupposés d’une société capable d’agir collectivement, d’accroitre son potentiel moral et cognitif afin de passer au crible de la critique les institutions, les normes, les pouvoirs et les pratiques sociales de son milieu. Selon toujours ce paradigme, un acteur social n’acquiert l’idée claire de son identité que lorsqu’il accepte de considérer ses actions ou ses actes communicationnels dans la perspective de son autre, c’est-à-dire de son vis-à-vis. Habermas partage ainsi avec le sociologue Pierre Bourdieu l’idée que la pratique communicationnelle requiert des aptitudes et dispositions de la part des agents sociaux à travers l’assomption des normes et conventions en vigueur. C’est en ce sens que sa théorie du langage et de l’action communicationnelle repose sur une analyse du monde vécu social. La pratique et l’apprentissage de la communication vont de pair avec la formation sociale et cognitive, le tout sur fond d’une transmission de valeurs par le truchement du langage.

Les sujets capables de parler et d’agir sont constitués comme des individus par le fait qu’ils s’intègrent dans un monde de vie intersubjectivement partagé. Dans les processus de formation communicationnels, l’identité de l’individu et celle de la communauté se forment et se maintiennent co-originairement. Plus les structures du monde de la vie se différencient, plus l’autodétermination de celui qui est individué est enchâssée dans les dépendances sociales démultipliées. La question de l’apprentissage communicationnel implique également la reconstruction des compétences morales inscrites dans le parler et l’agir. C’est en ce sens qu’elle devient surtout une catégorie anthropo-cognitive. À ce niveau, Habermas estime que la capacité communicationnelle des agents sociaux est liée au processus de socialisation et d’individuation.

Dans le même ordre d’idées, Habermas estime que la production éthique d’un système institutionnel de la communication est inséparable des aptitudes à assurer une identité universaliste. C’est même à ce titre que l’individuation et l’universalisation demeurent des dimensions inséparables dans la pratique de la communication et l’intercompréhension.

Le processus d’apprentissage, faut-il aussi le rappeler, a été déjà problématisé dans la philosophie marxienne à travers l’acquisition progressive du savoir technique organisationnel au niveau des forces productives. Mais, chez Habermas cet apprentissage n’est pas de l’ordre instrumental, il est plutôt moralo-cognitif. Dans la perspective habermassienne, le travail, en tant que force motrice de l’histoire chez Marx, a fait place à l’intersubjectivité. En effet, l’auteur de Morale et communication, trouve que les facultés pratico-morales sont très déterminantes dans la reconstruction des structures normatives du monde vécu. En somme, la transmission du savoir, la socialisation, la constitution de la solidarité sont des piliers à travers lesquels la communication assure la reproduction symbolique de la société. Les principes de solidarité reposent également sur des énoncés moraux ayant valeur d’obligation. Cette valeur d’obligation consensuelle fonde la solidarité sociale entre citoyens.

La théorie de l’apprentissage intègre aussi l’acquisition des capacités intellectuelles pour l’actualisation du passé. Cette démarche se fonde sur l’autoréflexion. La réflexivité dans la pratique des échanges sociaux a une dimension socio-cognitive. Elle permet aux acteurs sociaux de réactualiser le potentiel en termes de valeurs cognitives et morales qui sommeille en eux. Par cette réflexivité, l’individu arrive à participer à l’instauration d’une éthique de l’intersubjectivité communicationnelle. « L’individu n’acquiert de distance réflexive à l’égard de sa propre vie que dans l’horizon de formes de vie qu’il partage avec d’autres, et qui de leur côté forment un contexte de projets et de vie à chaque fois différents » (J. Habermas, 2003, p. 104). C’est dans cette perspective de la réflexivité que Habermas préconise un rapport critique vis-à-vis des traditions, car dit-il, « toute continuation de la tradition est bel et bien sélective » (J. Habermas, 2005, p. 25), et cette sélectivité doit passer par le filtre d’une appropriation critique de l’histoire. Pour que l’histoire puisse nous édifier, il faut que nous développions des attitudes réflexives à notre égard.

La problématique de l’apprentissage socio-cognitif revêt aussi un caractère réflexif, en ce sens que les acteurs sociaux doivent être critiques vis-à-vis des valeurs institutionnelles. Il s’agit pour chaque acteur ou citoyen d’engager un processus interprétatif qui puisse lui permettre de développer une culture politique de la liberté. Sur un tout autre plan, Habermas mise dans cette problématique d’apprentissage sur le décloisonnement des perspectives comme aspect important de la rationalité communicationnelle. Il avance l’idée de « décloisonner les perspectives égoïstes » afin de permettre d’instaurer des conditions d’objectivité. Ainsi, le processus de formation communicationnelle doit, sur la base de cette considération, reposer sur une attitude de décentrement de l’identité de l’individu et celle de la communauté. Chaque participant accepte de s’aliéner dans les relations interpersonnelles.

En outre, l’apprentissage communicationnel doit avoir une assise sur une perspective universaliste. Celle-ci constitue une étape supplémentaire au décentrement. Elle postule l’aptitude à pouvoir relativiser sa vision et à intégrer les points de vue des autres dans l’échange communicationnel. Cette question d’universalité dans la pratique de la communication intègre la dimension sociale. En effet, toute communication doit être en accord avec les pratiques de socialisation et le principe de solidarité. Elle doit également être sous-tendue par des principes de justice et de solidarité. La théorie de l’apprentissage a donc ce double souci de joindre l’universalisme à la solidarité car, « chaque exigence d’universalisation devrait rester impuissante s’il ne résultait pas, de l’appartenance à une communauté idéale de communication, la conscience d’une inamovible solidarité, la certitude de la coappartenance fraternelle à un contexte de vie en commun » (J. Habermas, 2003, p. 70).

L’apprentissage communicationnel est indissociable de la problématique de la formation de l’opinion publique et de la volonté. Cette problématique de la formation de l’opinion publique et de la volonté est inhérente à la nécessité de donner une assise éthique et institutionnelle à la citoyenneté. Elle témoigne en même temps de la perspective de l’édification d’une démocratie pluraliste impliquant l’élargissement des débats publics et sollicite la responsabilité collective et individuelle des citoyens. En outre, la formation institutionnelle de l’opinion et de la volonté découle de l’idée selon laquelle les citoyens doivent se donner les moyens de participer à la conception des lois de leurs institutions. Il s’agit là d’une auto-législation d’après laquelle « tout être raisonnable doit agir comme s’il était toujours par ses maximes un membre législateur dans les règnes universels des fins ». (E. Kant, 1985, p. 306).

Ainsi, la discussion publique trouve tout son sens dans la mise en place des lois, institutions, dans la règlementation de l’administration et dans la consolidation de la rationalisation de la légitimité de l’administration. Pour que les citoyens puissent disposer d’un esprit critique, et d’une objectivité leur permettant d’élaborer des lois à caractère universel, il leur faut être dans un processus de formation de l’opinion et de la volonté. La perspective de la formation de l’opinion chez Habermas s’inscrit donc dans la logique de la rationalisation de jugements des citoyens vis-à-vis des organes politico-administratifs. Habermas nous explique à cet égard toute la portée de la théorie de la discussion en affirmant :

Les procédures et les conditions communicationnelles de la formation démocratique de l’opinion et de la volonté fonctionnent, en effet, comme l’écluse d’une rationalisation au moyen de la discussion des décisions que prennent un gouvernement et une administration liés par les lois et par la justice. La rationalisation est plus qu’une simple légitimation, mais moins que la constitution du pouvoir, le pouvoir dont dispose l’administration change de nature dès lors qu’il est rattaché à une formation démocratique de l’opinion et de la volonté qui ne se contente pas de contrôler après coup l’exercice du pouvoir politique, mais contribue plus ou moins à le programmer. (J. Habermas, 1997, p. 324-325).

Ainsi, la perspective de la formation de l’opinion et de la volonté, met en honneur l’intersubjectivité afin de fournir une base solide à l’exercice de la liberté citoyenne. Elle articule l’autonomie privée à l’autonomie politique dans la société politique. À cet effet, ce principe auto-législatif qui repose sur le débat éclairé du public s’inscrit contre le fondamentalisme kantien. Il ne s’agit plus, comme le voulait la maxime kantienne, que chacun fasse en même temps de sa volonté une loi universelle, le citoyen doit soumettre sa volonté à l’appréciation des autres pour qu’elle acquière la dimension d’universalité. Il s’agira de faire en sorte que :

s’opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun peut souhaiter faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaitre comme une norme universelle (J. Habermas, 1986, p. 85).

Le processus de formation de l’opinion permettra aux citoyens d’intérioriser les valeurs cardinales comme : l’universalité des normes et principes, la question de l’intérêt général, la légitimité des démarches et procédures administratives. Ainsi, l’intervention et le contrôle des citoyens avertis sur la pratique de la discussion publique entrainent un changement positif dans le processus administratif et politique. :

Le pouvoir dont dispose l’administration change de nature dès lors qu’il est rattaché à la formation démocratique de l’opinion et de la volonté qui ne se contente pas de contrôler après coup l’exercice du pouvoir politique, mais contribue plus ou moins à le programmer (J. Habermas, 1997, p. 325).

Les citoyens doivent être formés dans la maîtrise des outils et procédures institutionnels afin qu’ils soient en mesure d’apprécier valablement la démarche juridique et législative. Cette alternative louable permet au public de s’approprier les principes et valeurs démocratiques. Car en tout état de cause, l’opinion publique ne doit pas être sous la seule tutelle morale de l’autorité de l’État, et toutes les décisions institutionnelles, juridiques et politiques doivent faire l’objet de la publicité. « Toutes les maximes politiques doivent se revendiquer de la publicité » (J. Habermas, 1978, p. 123), disait notamment Habermas. C’est seulement à cette condition que l’opinion publique cessera d’être l’incarnation de l’arbitraire pour devenir « le résultat élaboré de la réflexion publique, effectuée en commun » (J. Habermas, 1997, p. 105). En effet, le processus rationnel de la formation de la volonté suit le résultat de la discussion entre participants. C’est du reste pourquoi Habermas se fonde sur l’idée que « la volonté formée de façon discursive peut être dite rationnelle parce que les propriétés formelles de la discussion et de la délibération garantissent suffisamment qu’un consensus ne peut naitre que sur des intérêts universalisables » (J. Habermas, 1978, p. 150). Toutefois, la formation de l’opinion discursive exige des garanties de l’État de droit à travers la création et le fonctionnement des dispositifs institutionnalisés, des procédures juridiques le tout pour assurer les prédispositions d’une communication équitable.

La publicité de l’opinion publique et le mécanisme délibératif doivent avoir pour ancrage, d’une part, les institutions de l’État de droit et, d’autre part, les structures moralo-pratiques du monde vécu. Sémou Pathé Gueye épouse l’idée selon laquelle la démocratie délibérative s’appuie sur l’agir communicationnel et la formation de « l’opinion publique comprise comme expression de la volonté commune des citoyens autonomes, responsables, correctement informés, telle qu’elle se forge dans le cas d’un débat public ne garantissant d’autre contrainte que celle de l’argument meilleur » (J. Habermas, 1978, p. xxx).

L’éducation à la communication publique permet aux citoyens d’acquérir des compétences administratives via les organes de la société civile. Cette démarche permet en conséquence aux citoyens de veiller à ce que des décisions administratives soient établies en fonction des valeurs préexistantes dans le monde vécu et les normes d’universalité capables d’harmoniser l’intérêt général et les intérêts légitimes de chaque participant. Il faut, à ce titre, que la formation de l’opinion publique soit axée sur les démarches efficaces et portent surtout sur le fonctionnement des institutions étatiques comme le parlement, l’administration. Comme l’illustre le propos ci-dessous de J. Habermas, (1997, p. 389).

Dans le processus de la communication publique, il ne s’agit pas seulement, ni en premier lieu, de la diffusion de contenus et de prises de position par les médias de transmission efficaces. Assurément une implication suffisante des intéressés n’est garantie que si l’on parvient à une circulation à grande échelle des messages intelligibles et qui suscitent l’attention. Mais pour la structuration d’une opinion publique, les règles d’une pratique de la communication suivies d’un commun accord sont plus importantes.

Cette formation permet aussi à certains égards de donner un ancrage plus social aux procédures juridiques et administratives. Cela est d’autant plus nécessaire lorsqu’on sait que les citoyens se doivent de jauger la valeur éthique de ces procédures juridiques et administratives. Il s’agit donc, à travers cette démarche, de restaurer aux citoyens leur responsabilité. Comme aime à le dire B. Kaboré (2001, p. 39), « La responsabilité et la dignité juridique reconnues au peuple constituent des prémisses ou, à tout le moins, des moments d’éclosion de l’idée moderne de démocratie ». Cela permettra également de lutter contre l’élan du libéralisme économique qui tend à privilégier le système économique au détriment de la volonté populaire. En substance, on ne saurait penser l’apprentissage communicationnel et la formation de l’opinion, sans mettre en relief le processus rampant de la technicisation du monde vécu et de la publicité liée à aux impératifs systémiques.

3. La normativité communicationnelle habermassienne à l’épreuve de la logique systémique et l’instrumentalisation de l’opinion

Habermas a abordé la problématique de l’instrumentalisation de l’espace public sous l’angle de la remise en cause de la communication publique et du travestissement de l’opinion publique. Ainsi, cette perspective visait à mettre en relief les différents ressorts et les logiques qui sous-tendent le triomphe des impératifs économiques et administratifs sur la communication publique authentique. À cet égard, l’auteur a mis en accusation la logique du pouvoir administratif et économique comme facteurs principaux ayant conduit à la déstructuration de l’espace public.

Habermas s’appuie sur la théorie du système développée par Talcott Parsons (sous l’angle de la théorie de l’action et celle de Max Weber comme agir orienté vers une fin). Les réflexions menées par ces auteurs présentent la structure sociale comme un système coordonné par des médiums que sont l’argent et l’administration. Ainsi, la logique sociale est envisagée, selon cette même vision comme systèmes d’actions orientées vers des finalités. Toujours selon cette logique, la raison humaine se déploie dans la réalité objective pour une fin presque unique qui est la saisie des objets ou de la nature en général en vue de l’autoconservation.

En conséquence, la raison n’est plus perçue de façon dialogique dans sa dimension morale et théorique, elle est réduite à l’entendement calculateur. Sous un tout autre angle, la théorie du système conçoit la dynamique de l’intégration sociale sous l’angle unique de la performance technique. En revanche, l’intégration sociale n’exige pas nécessairement « un savoir utilisable techniquement » (J. Habermas (1987, p. 384) mais plutôt un savoir moral qui s’exprime sous forme de règles d’intercompréhension.

Habermas s’inscrit à contre-courant de la théorie du système qui veut réduire l’attitude du sujet social à la conservation de soi. Selon Habermas, « l’intercompréhension par le langage est un mécanisme si important de la coordination de l’action, là où elle possède un privilège méthodologique, ne peut expliquer le concept d’action qu’en le reliant au concept de langage. » (J. Habermas, 1987, p. 285). C’est dire en ce sens que la théorie du système ne peut pas élucider valablement la question de l’activité sociale parce qu’elle tourne le dos à un aspect déterminant qu’est la dimension pratique de la raison.

Toutefois, il faut admettre que la modernité n’est pas que morale-pratique. Elle symbolise également le déploiement technologique. Le contexte social moderne est caractérisé par des flux communicationnels liés à la culture de masse. Cela pose du coup la question de l’instrumentalisation de l’espace public et de l’opinion. Cette instrumentalisation trouve ses ressorts fondamentaux dans la logique systémique et à l’autonomisation des systèmes sociaux. Il s’agit notamment des systèmes fonctionnels comme l’économie, la régulation par le médium de l’argent et du pouvoir. Quatre points résultent en substance de l’analyse habermassienne : la déstructuration du monde vécu, la transformation de la culture authentique en culture de masse, la privation des droits publics et la mise en cause de l’autodétermination citoyenne.

Ainsi, Habermas met-il en relief la naissance d’un contexte socio-politique où les domaines initialement structurés par la communication se trouvent inféodés aux impératifs de domaines d’action à travers la construction d’une « sphère politique fabriquée pour une durée limitée reproduit, simplement à d’autres fins, cette sphère où le règne de la culture d’intégration, le domaine de la politique est lui aussi intégré, grâce à des techniques psychologiques, au monde de la consommation ». (J. Habermas, 1978, p. 255).

En conséquence, le raisonnement public fait désormais place à une unidimensionnalité de la pensée au sens marcusien du terme. La communication publique se dissout en des attitudes stéréotypées adaptées à la logique de consommation. La publicité, n’est plus, dans ce contexte, l’usage public que les personnes privées font de leur raison, elle est plutôt cette « mise en scène de façon administrative et manipulatrice dans le but de convaincre cette minorité des indécis » (J. Habermas, 1978, p. 230). L’un dans l’autre, la culture de masse a déstructuré les contenus éthiques de langage du monde vécu et rend celui-ci manipulable à des fins instrumentales et marchandes. L’activité communicationnelle finalisée prend le pas sur la communication publique orientée vers le consensus.

La validité du monde vécu en tant que structure normative tient au fait qu’il règle la communication sociale à travers la socialisation. Avec la dérégulation de principes normatifs du monde vécu, l’intégration sociale fait place à une intégration au système. Cette intégration au système se fait non pas au travers des valeurs mais par des performances de régulation du système. L’intégration du monde vécu, faut-il le rappeler, est le socle des activités communicationnelles, de formation de l’opinion et de la volonté. Sa désintégration s’est opérée avec l’avènement des systèmes fonctionnels qui sont médiatisés par l’argent et le pouvoir. Ces systèmes fonctionnels renvoient à la logique des échanges marchands qui échappent à la rationalité communicationnelle. Habermas expose dans Droit et démocratie, comment le public des citoyens est « coupé à la fois des racines le rattachant au monde vécu de la société civile, de la culture politique et de la socialisation ; et qui a été intégré au système politique » (J. Habermas, 1997, p. 361).

En tant qu’ensemble de processus administratifs et économiques différenciés, la rationalité instrumentale déstructure même la communication publique, en ce qu’elle rend difficile la réalisation de l’idéal d’émancipation de la communication consensuelle. J. Habermas (1997, p. 316) prend ainsi pour cible le nouveau contexte socio-politique de la modernité. Les interventions administratives et la surveillance permanente désintègre la structure communicationnelle des relations quotidiennes. La déstructuration des conditions de vie solidaires, selon lui, vont de pair avec l’anéantissement des groupes sociaux et du tissu associatif, l’endoctrinement et la dissolution des identités sociales avec l’étouffement de toute communication publique spontanée.

Ces impératifs économiques et administratifs se répercutent aussi sur le monde vécu social. Ainsi, le mécanisme de l’intégration sociale, de la socialisation, la question de la formation de l’identité sont remis en cause au profit de l’intégration des systèmes. Cela semble tout à fait logique, dès lors que, selon toujours les mots de J. Habermas (1978, p. 204), « les sociétés complexes ne sont plus maintenues et intégrées par les structures normatives ».

En conséquence, l’opinion publique perd le sens du réel et sa capacité de discernement. Le développement de la technicisation médiatisé par les impératifs systémiques a tendance à déployer une violence qui brouille la démarche authentique d’interprétation des images du monde. Les acteurs sociaux ne sont plus en mesure d’orienter les processus systémiques de la technique en fonction de leurs valeurs culturelles fondamentales. Si les personnes socialisées conformément aux principes communicationnels du monde vécu ont une identité bidimensionnelle (l’universalisme et l’individuation), l’avènement de la désintégration de l’opinion publique est caractérisé par « l’unidimensionnalité », pour parler comme Marcuse (1968). Aussi, la désintégration des institutions sociales a entamé les structures normatives de la communication consensuelle et s’accompagne d’une déstructuration de la conscience collective. Avec la rationalité systémique, les citoyens s’orientent vers les valeurs d’usage, les attentes susceptibles d’être orientées par le succès. Aussi, la déconnexion du monde vécu met dès lors en question la possibilité de son assimilation. Les structures symboliques du monde vécu se trouvent réifiées par les impératifs systémiques.

La bureaucratisation administrative entraine la technicisation du monde vécu en privant les acteurs de leur contexte d’actions communicationnelles. Les sous-systèmes, en s’autonomisant, remplacent l’agir communicationnel pour une compréhension, par un agir administratif objectivé en vue d’une fin. En outre, l’autonomisation des systèmes sociaux comme le marché et l’administration a subverti le processus d’intersubjectivité s’opérant à travers la formation de l’opinion et de la volonté. Ainsi, l’apparition des études de marché, la professionnalisation du travail de l’information et les sondages d’opinion remplacent la pratique de la communication consensuelle. Dans le même ordre d’idées, se crée une dépendance du système politique vis-à-vis des prestations systémiques comme le système fiscal.

Avec l’avènement de la bureaucratisation, d’une part, le principe de légitimation dans les groupements d’intérêts disposent dorénavant du pouvoir public et, d’autre part, « les institutions et les procédures de la démocratie formelle sont faites de telle sorte que les décisions de l’administration peuvent être prises de façon largement indépendante des motifs déterminés des citoyens » (J. Habermas, 1978, p. 204). Le pouvoir public, exercé indépendamment des contraintes de légitimation, remet en cause l’autodétermination du peuple qui a perdu ses prérogatives de décision à travers le principe de formation rationnelle de la volonté.

L’autre dynamique qui sous-tend la déstructuration de l’espace public est inhérente à la transformation du système politico-juridique. En effet, le positivisme juridique devenant l’un des ressorts du capitalisme avancé a entrainé une privatisation du droit public au profit du droit privé et de la démission de l’État face aux prestations sociales. La sphère d’échange devient ainsi sui generis, c’est-à-dire indépendante vis-à-vis du secteur politique. La sphère publique se trouve envahie par les sous-systèmes autorégulés, ce qui a pour conséquence le détachement des structures de communication du monde vécu social, le principe d’organisation capitaliste entrainant dès lors « l’autonomisation d’un système économique dépolitisé et régulé par le marché » (J. Habermas, 1985, p. 57).

Dans cette perspective, avec le positivisme juridique, « le droit ne se rattache plus à des structures de communication préétablies, il génère au contraire des formes d’échange » (J. Habermas, 1978, p. 341). C’est d’ailleurs pourquoi Habermas considère l’extension du droit dans la sphère de la vie sociale comme étant symptomatique de la colonisation du monde vécu. Or, la rationalisation du monde vécu, mise en évidence à travers la nouvelle approche, vise à permettre aux acteurs sociaux d’orienter ce processus systémique en fonction de leurs propres modèles culturels. Aussi, l’autonomisation du droit et de la morale donna lieu au droit formel et aux éthiques profanes de responsabilité et de conviction. Cela est aux antipodes de la procédure juridique primitive où les actions et les normes morales s’entrecroisent mutuellement.

Par conséquent, l’argumentation juridique se résume à la protection des intérêts des propriétés privées. Dans cet ordre d’idées, l’individualisme du système juridique devient le ressort de l’impératif fonctionnel des marchés et de l’administration. L’instrumentalisation de la sphère existentielle par la raison instrumentale rappelle la terminologie heideggérienne de l’oubli de l’être. Dans les structures officielles de l’administration, la dynamique de l’intersubjectivité basée sur une communication consensuelle fait place au décisionnisme administratif. Aussi, le processus de mise en œuvre des décisions administratives est détaché de la volonté citoyenne.

En somme, les exigences des impératifs systémiques sont liées à la gestion des produits de la technoscience. À titre illustratif, on peut noter que la régulation de l’offre et de la demande nécessite des performances organisationnelles de l’État qui rend l’usage possible par les infrastructures, et l’oriente grâce à un réseau de normes juridiques. On ne doit pas non plus considérer la technicisation du social comme fatal à tout point de vue, lorsqu’on sait qu’elle fait partie intégrante de la vie. Tout au plus, faut-il créer un environnement qui permettra à l’homme de disposer de moyens techniques sans pour autant remettre en cause les conditions de la libre communication citoyenne. En ce sens, on doit asseoir un mécanisme qui, tout en prenant en compte le paradigme de l’entente consensuelle et l’usage de l’armature technologique, soit en même temps susceptible de réaliser une rationalité qui ne sera pas uniquement celle du monde vécu.

Conclusion

L’espace public constitue l’englobant ou pour mieux dire, le point d’ancrage, à partir duquel Habermas a conçu sa théorie de la communication normative. Cet auteur a mis en exergue la problématique de l’apprentissage communicationnel à travers le principe de l’intégration sociale centré sur la solidarité collective, la socialisation et l’individuation. En s’inspirant du processus du développement cognitif de Piaget et de Mead, Habermas a établi un paradigme de la communication articulé autour du progrès moral et intellectuel et un principe de la formation de l’opinion publique. Cette analyse n’a pas manqué d’élucider la question des effets de la logique systémique qui se traduisent par l’instrumentalisation de l’opinion publique et la déstructuration du monde vécu. Il faut surtout noter que Habermas ne rejette pas catégoriquement la technologie, il note tout de même que les valeurs normatives doivent primer sur des impératifs systémiques dans les échanges entre acteurs sociaux.

Références bibliographiques

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LA COMMUNICATION DEVOIR-POUVOIR ET LE MAL DE LA COMMUNICATION DE POUVOIR CHEZ KIERKEGAARD

Krouyé Constant KOFFI

Université Alassane OUATTARA (Côte dIvoire)

krouyeconstantzga@gmail.com

Résumé:

La communication devoir-pouvoir éthico-religieuse réduit-elle le mal de la communication de pouvoir ? La communication de pouvoir privilégie l’acte de communiquer, la puissance des appareils ainsi que le pouvoir autonome au détriment du respect du devoir éthique et religieux. Le principe de son devoir est incongru. Ainsi, le journaliste désinforme les auditeurs, tyrannise le monde. L’’instrumentalisation du pouvoir de la communication provoque les conflits et les divisions. Quant à la communication devoir-pouvoir, son devoir et ses pouvoirs dépendent du devoir éthico-spirituel. Ce devoir responsabilise l’émetteur. L’homme de devoir-pouvoir religieux devient sérieux et intègre, instaure la rigueur et, par amour, communique pour le bien-être des populations. Grâce au principe du devoir de l’amour spirituel, il veille sur ses tâches, respecte son objectif et conserve la vérité éthico-religieuse. La communication éthico-religieuse exclut la partialité et l’improbité, condamne la violence et conserve l’essentiel moral en l’homme ainsi que le rapport avec Dieu. Le rapport subjectif, interhumain règle moins de problèmes au monde que le rapport avec Dieu. Le spirituel, loyal au devoir communique le savoir, fait la volonté de Dieu qui réduit le mal pour le vivre-ensemble.

Mots-clés : Confusion, Communication, Devoir-pouvoir, Dieu, Éthico-religieuse, Mal, Puissance.

Abstract :

Does the ethical-religious of duty-power communication reduce the harm of the communication of power? Communication of power privileges the act of communicating, the power of devices (television sets, radios,.) as well as the autonomous power to the respect for ethical and religious duty. The principle of its duty is unknown. Thus, the journalist misinforms listeners and tyrannizes the world. The instrumentalization of the power of communication causes conflicts and divisions. As for duty-power communication is concerned, its duty and its powers depend on the ethico-spiritual duty. This duty makes the speaker responsible. The loyal man becomes serious and honest, establishes rules and through love, communicates for the well-being of the populations. Thanks to the principle of duty of spiritual love, he watches over his tasks, respects his objective and preserves the ethico-religious truth. Ethico-religious communication excludes partiality and dishonesty, condemns violence and preserves kindness in man as well as the relationship with God. The subjective relationship between human beings solves fewer problems in the world than the relationship with God. The perfect man, faithful to the norms, communicates knowledge, practises good actions which reduces evil and favors social cohesion.

Keywords : Confusion, Communication, Duty-power, God, Ethico-religious, Evil – High performance.

Introduction

On ne saurait parler de malaise dans la civilisation de l’humanité sans évoquer des erreurs de l’existence, qui sont du ressort de la pensée et de la communication. Cela sous-entend que l’humanité, l’existence et la communication coexistent. Bien que la communication fasse connaître et vivre la civilisation et l’existence, elle est tout de même le mal de la confusion existentielle. En effet, la communication classique précède la communication moderne l’origine, la communication entre les hommes a favorisé l’amitié, la construction de la famille. Pendant le processus de l’histoire, « elle évitait aux années destinées au développement de la primité dans la vie d’un homme la surcharge excessive de tout l’appareil scientifique ». (S. Kierkegaard, 2004, p. 42).

Cependant, la communication, à l’ère moderne, a évolué ; car elle est dotée de puissants appareils scientifiques. Ce progrès de la communication et de sa méthode ainsi que de ses moyens, non seulement surcharge l’homme, mais aussi lui donne plusieurs possibilités de communiquer. Pour les philosophes de l’école de Frankfort, ce développement a autorisé la télévision et l’internet après « le passage du téléphone à la radio qui a établi une nette distinction entre les rôles » (M. Horkheimer et T. W. Adorno, 1974, p. 131), des émetteurs écrivains, journalistes et des récepteurs. L’usage, la nature et le pouvoir de ces diverses formes de communication instrumentalisées installent à l’époque moderne de grandes confusions relatives à ce que communiquer, au devoir et pouvoir.

Les confusions fondamentales du monde moderne consistent non seulement à oublier la réalité de ce que l’on nomme la communication de pouvoir, mais à avoir inconsidérément transformé la communication de pouvoir et devoir-pouvoir en communication de savoir. L’essentiel a été éliminé. (S. Kierkegaard, 2004, p. 86-87).

Pour Kierkegaard, les acteurs modernes, confus en eux-mêmes et dans leurs pensées, ont rendu confuse la communication. En effet, ces hommes de communication y sont parvenus parce qu’ils ont oublié les principes, travestissent le pouvoir de la communication et falsifient le message ainsi que le devoir de la communication de pouvoir et devoir-pouvoir. À ce titre de déviation, une confusion s’instaure entre les communications de pouvoir et devoir-pouvoir et la communication de savoir.

De là, il faut noter que l’essentiel en communication a été éliminé et les confusions de la communication ont un impact sur les relations humaines, désorganisent la société. Le journaliste manipule les populations. Dès lors, la question devient, comment dire, communiquer l’existence comme intériorité, comme communication éthico-religieuse du devoir-pouvoir ? La communication devoir-pouvoir éthico-religieuse ne réduit-elle pas le mal de la communication de pouvoir ?

La question fondamentale révèle du fossé qui existe entre la communication de pouvoir et la communication devoir-pouvoir ou de l’intériorité. Cette question intelligible en appelle d’autres : Quelles sont les déviations en communication de pouvoir ? Dans quel sens la communication devoir-pouvoir réduit-elle le mal de la communication de pouvoir ? S’interroger pour le moindre mal au monde, c’est examiner et critiquer, dans un premier temps, le mal de la communication de pouvoir et, dans un second temps, exiger la communication devoir-pouvoir dont les principes spirituels favorisent la paix dans le monde. Les méthodes mobilisées pour la recherche sont inexistantes dans l’introduction.

1. Les dangers des formes de communication de pouvoir

La communication de pouvoir fait valoir l’égalité entre l’émetteur et le récepteur, entre la communication et l’objet. Cependant, dans la modernité, « la communication de pouvoir veut qu’il n’y ait pas d’objet. Mais, s’il n’y a pas d’objet, c’est que la réflexion et la distinction dans le sens d’« objet » sont, en effet, négatives » (S. Kierkegaard, 2004, p. 77). Partant, la confusion s’installe au sujet du langage, de la réflexion et de son but à atteindre. Par conséquent, les difficultés sont omniprésentes aussi bien avec la communication en puissance qu’avec celle dite autonome ou encore avec celle d’intérêt.

1.1. Le mal de la communication de pouvoir en puissance

La société moderne désire la puissance. C’est pourquoi, la communication de pouvoir est en puissance. Être en puissance renvoie à accroître, à progresser. Dans le processus d’une langue en puissance, S. Kierkegaard (2004, p. 42-43) écrit : « Autrefois, il n’y avait, en Europe, qu’une seule langue à l’usage des érudits ». L’Europe, dès le départ, n’avait qu’une langue. Cette langue érudite maternelle facilitait la communication réciproque et accréditait l’espoir d’une terminologie à peu près constante et stable.

Mais, le dynamisme d’être en puissance s’impose à la langue, à sa tâche et à sa mission. Cette révolution langagière est mieux exprimée par S. Kierkegaard (2004, p. 44) lorsqu’il écrit :

Aujourd’hui, la tâche est portée au moins à la puissance quatre ; elle est donc soixante-quatre fois plus importante. D’abord, il faut consacrer à l’étude de trois ou quatre langues une partie du meilleur temps dont dispose la primitivité pour s’épanouir. Mais l’on n’apprend jamais une langue étrangère aussi bien que sa langue maternelle.

Pour Kierkegaard, aujourd’hui, la montée de la tâche, de la langue est passée au moins à la puissance quatre. La puissance de la tâche, soixante-quatre fois de nos jours, consacre les hommes à étudier trois ou quatre autres langues, en plus de la langue maternelle. Cet ajout considérable sur la culture de penser, de communiquer enrichit la connaissance des concepts. Cependant, la difficulté ou le danger qu’on y trouve est le travestissement des concepts dans ces langues suivant les nuances. L’on apprend moins aisément ou difficilement en langue étrangère qu’en sa propre langue. C’est pourquoi, la communication de pouvoir en puissance quatre sème la confusion, discrédite l’objet, dénature les mots et favorise la cruauté.

La montée en puissance quatre de la communication est néfaste.

[Pour S. Kierkegaard (2004, p. 43)], une communication qui croît ainsi à la puissance quatre ne contribue qu’à augmenter la confusion, car, plus on communique en terme vagues, plus la confusion devient cruelle, plus inhumaine et surhumaine la tâche proposée à l’individu.

La communication de pouvoir dont le fondement est la puissance s’exerce en terme vague, avec des mots inappropriés et malicieux et amplifie l’hérésie, l’illusion. Ainsi, la confusion augmente, le danger devient cruel et l’émetteur devient plus inhumain à cause de ses nouvelles tâches liées à la mouvance de la puissance scientifique. Animé par l’esprit scientifique de la modernité, le journaliste se surpasse en langage et pouvoir, chagrine le monde. Selon Kierkegaard, le malheur de l’humanité a commencé au moment où les journalistes des chaines d’informations « trouvent partout un énorme appareil scientifique, ils en sont presque accablés et, en tout cas, se trouvent bientôt en mesure de communiquer un grand nombre de choses » (S. Kierkegaard, 2004, p. 68). Pour lui, les journalistes disposent de puissants chasseurs d’images, d’appareils de montages pour informer. Ils s’appuient sur leurs performances pour communiquer sur de longues distances un grand nombre de discours génocidaires, antireligieux, rebelles, asociaux et de trahison défavorisant la masse et compromettant l’humanité, son harmonie et sa tranquillité.

Par ailleurs, la communication exhibe le pouvoir. « Tout s’entache de tyrannie » (S. Kierkegaard, 2004, p. 47). La tyrannie met en évidence le caractère dominateur, intimidateur, oppresseur des tyrans sur un individu, les populations. À partir de ce monopole de pouvoir, les tyrans de l’information sont violents, font disparaître la courtoisie dans leur échange.

Plein d’arrogance, le journaliste attire l’attention sur ses milliers de souscripteurs et le pouvoir qu’il exerce dans l’instant. Et l’on n’entrevoit pas davantage le salut dans l’instant suivant, car le journaliste est devenu un type. (S. Kierkegaard, 2004, p. 46).

Le pouvoir de la communication rend arrogant, orgueilleux, intolérant et donc inconscient. C’est pourquoi, selon Kierkegaard, le journaliste bafoue la dignité des auditeurs, détruit la cohésion et le salut social de l’instant.

Si l’émetteur réfléchit à l’objet, nous avons alors la communication de savoir. Or, à l’époque moderne « la communication ne va pas dans le sens du savoir, mais du pouvoir » (S. Kierkegaard, 2004, p. 75). La communication de pouvoir privilégie la puissance au détriment de la réflexion. Dans cette forme de communication, l’émetteur ne va pas dans le sens du savoir, de la vérité, mais de la non-vérité. Le devoir du pouvoir de sa communication falsifie le message et le rend objectif pour la masse. Le mensonge est communiqué objectivement. « Sitôt que la communication devient ici objective, la vérité s’est transformée en non-vérité » (S. Kierkegaard, 2004, p. 62), en un sophisme. L’objectivité modifie la vérité.

Le sophisme objectif de la diffusion d’une culture superficielle entasse des auditeurs mal informés en politique, en économie et en éducation. Ce phénomène aggrave de plus en plus le malheur de la société parce qu’il ignore l’objet. « Si, au contraire, il n’y a pas d’« objet », en sorte qu’on ne peut y réfléchir, mais qu’on réfléchit à la communication, nous avons le contraire de la communication : la communication de pouvoir ». (S. Kierkegaard, 2004, p. 73-74). La communication de pouvoir est le contraire de la communication véridique. Car elle diffuse l’irréel, commente l’objet mal perçu et non vu et instaure la violence. Elle brise donc le tissu social. Les dangers sont aussi liés à l’autonome.

1.2. Le mal de la communication de pouvoir autonome

Une communication autonome devient un nouvel élan libre de penser, de communiquer. « C’est alors qu’apparurent les Revues savantes. Ces revues avaient pour but de contribuer aux vues d’ensemble, mais elles ne firent ainsi que former une littérature autonome. Celle-ci est le malheur par excellence de l’époque moderne ». (S. Kierkegaard, 2004, p. 44). Les revues intellectuelles, engagées à produire le vivre-ensemble, engendrent souvent le malheur. La littérature autonome est le malheur par excellence en ce sens qu’elle crée « des œuvres d’art qui visent à supprimer consciemment la subjectivité absolue »(T. W. Adorno, 2001, p. 197) de la littérature authentique. L’art autonome supprime la morale, et en contrepartie elle impose sa morale rebelle, immorale. De plus, la poésie « présente à l’envers de son radicalisme authentique le visage naïf d’un libéralisme confiant ». (S. Kierkegaard, 2004, p. 44). Pour lui, la poésie moderne devient radicale et naïve ; car elle proscrit les expressions pacifiques et communique les dramatiques. La poésie à l’envers expose le visage naïf de son libéralisme qui engendre le mal, affiche l’homme comme l’instance suprême.

Pour dire plus amplement ce qu’est cette naïveté de la société moderne qui, dans sa confusion, démontre qu’elle peut faire de l’homme l’instance de vérité plutôt que Dieu, Kierkegaard (2004, p. 55) écrit :

En effet, en quoi consiste la confusion fondamentale de la vie moderne sur tous les points sinon à faire des hommes l’instance suprême de toute communication de la vérité, alors que Dieu est cette instance, et tout particulièrement quand il s’agit de la communication éthico-religieuse.

La pensée moderne s’est mise dans la confusion la plus absolue dans la mesure où elle a fait de l’homme l’instance suprême de toute communication de la vérité et lui concède plein pouvoir au sujet de la vérité éthico-religieuse. Or, Dieu, être éternel, demeure le garant des vérités. « Il est si facile et même impossible d’éviter qu’on se trompe dans la vie en prenant pour l’orgueil une attitude qui exprime peut-être la crainte de Dieu » (S. Kierkegaard, 2004, p. 55). L’orgueil contre Dieu rend autonome l’esprit athée qui fait perdre parfois le bon sens. L’orgueilleux a une existence malicieuse.

Sous cet angle, de même l’existence est pleine de malice, de même son discours l’est aussi. La malice de son discours grossier déforme le langage de la communication éthico-religieuse. « Ainsi, l’on a faussé la forme de toute la communication éthico-religieuse ». (S. Kierkegaard, 2004, p. 55).L’improbité est dans la modernité. Voilà ce qui produit l’improbité ; les concepts abolis, le langage devient confus, les idées contradictoires se croisent. Il est impossible de trouver des conditions favorables à tous les radoteurs, pasteurs, prêtres. L’improbité est un manque de probité. Le langage de l’émetteur radoteur déforme la vérité, suscite la haine au lieu de la douceur, fait perdre au monde ses repères éthiques.

« L’erreur de la pensée moderne tient encore à ce que l’on a complètement » (S. Kierkegaard, 2004, p. 74) privilégié les intérêts aux antipodes de ce qu’exigent les lois de la communication. Cet état de fait tue la communication et la volonté des vrais éditeurs et journalistes. En conséquence, « un journaliste comme vieux Schmock gémit sous le poids des exigences du directeur de son journal, qui voudrait qu’il n’écrive rien que des choses brillantes, il ne fait qu’exprimer en toute naïveté la loi ». (T. W. Adorno, 2001, pp. 89-90). Le Directeur fait gémir et dépendre Schmock de ses obligations illégales. Ainsi, il éteint la lumière de sa capacité d’écrire, remet en cause sa carrière et sa vocation. Les intérêts égoïstes de l’autorité poussent ce journaliste expérimenté à la naïveté, à la sottise, car il travestit la loi, prostitue sa raison et ces écrits réveillent la haine et suscitent la vengeance. Il s’agit d’un journaliste réifié de la presse aliénée. 

« Le manque d’opinion des journalistes, la prostitution de leurs expériences et de leurs idées ne peuvent être saisis qu’en tant qu’ils représentent le point culminant de la réification » (T. W. Adorno, 2001, p. 309) du journalisme et de l’atmosphère sociale. Le journaliste sans opinion se dévalorise. Le Directeur, à partir de son pouvoir autonome de réification, impose le service moutonnier aux personnels. C’est alors que commence la tergiversation, le fait de balbutier.

Pourtant, le journal possède la puissance de l’instant et le pouvoir de la diffusion. Tributaire des intérêts financiers de l’éditeur, la vraie littérature en est réduite aux concessions. Finalement le rapport s’inverse. La littérature journalistique abandonne la critique et écrit pour la foule. (S. Kierkegaard, 2004, p. 45).

Pour Kierkegaard, le journaliste est caractérisé par le pouvoir d’écrire et par la puissance d’informer la population. Ces deux forces déterminant son autonomie sont conditionnées par le pécule et tributaires des intérêts financiers de l’éditeur. C’est pourquoi, la littérature des journaux perd son authenticité, sa particularité de l’esprit critique. À partir de là, les journaux politiques et de la société civile satisfont la doxa, au lieu de l’éclairer, puis la presse quotidienne affiche une foule de gens sans aucun rapport avec la littérature, le corps intermédiaire : « des non-auteurs » (S. Kierkegaard, 2004, p. 45). À la fin, la littérature digne de ce nom devient une littérature inutile. Le pouvoir de pécule renverse la communication.

Fort de ce qui précède, « le défaut capital de la pensée moderne consiste à vouloir partout considérer uniquement ce que l’on doit communiquer – et non ce qu’est la communication ».(S. Kierkegaard, 2004, p. 73). Si l’on réfléchit à l’intérêt de la communication et non à la manière de communiquer et comment le faire par éthique, alors nous avons la communication de l’illusion et, si l’on ne doit s’en tenir qu’à elle seule, nous généralisons alors le défaut de la communication au monde. La pensée moderne s’incrimine parce qu’elle ne sait plus distinguer ce qu’elle doit communiquer de ce qu’est la communication. Elle privilégie l’acte de communiquer, le pouvoir des intérêts au détriment de l’objet, du devoir éthique et religieux. L’esprit du principe de la pensée moderne est incongru. D’où la communication devoir-pouvoir.

2. La communication devoir-pouvoir et la communication de pouvoir

« La communication éthique est communication de pouvoir et plus précisément celle de devoir-pouvoir, mais la communication se fait dans le sens, non du savoir, mais du pouvoir » (S. Kierkegaard, 2004, p. 75). La communication est avant tout pouvoir, mais ne devient éthique que par devoir-pouvoir. C’est pourquoi, Kierkegaard parle de communication de devoir-pouvoir. Le devoir précède le pouvoir. Sur cette base, le pouvoir et le savoir s’inscrivent dans le sens du pouvoir du devoir religieux. Le devoir-pouvoir recadre-t-il la confusion de la communication, le pouvoir des hommes de médias ?

2.1. L’esprit de responsabilité de la communication devoir-pouvoir

La communication devoir-pouvoir fait communiquer par devoir d’ordre éthico-spirituel reposant sur plusieurs normes et principes. Ce devoir suscite en l’homme le devoir responsable possible, engendré par « tu dois » (S. Kierkegaard, 2004, p. 82). Celui-ci pose le principe du droit, du devoir, présente le savoir des lois, considère le maître des publications comme la « personne qui assume, en droit, la responsabilité d’une publication » (F. Balle, 1998, p. 76). L’obligation éthique détermine le maitre comme gérant légal qui a un droit de regard sur les lois, sur le personnel et sur les productions. Au sens de “tu dois”, c’est un appel à l’esprit des maîtres inconscients et irresponsables à se pourvoir de devoir-pouvoir éthique responsable d’organisation contre le progrès de la confusion de la communication de pouvoir. Le devoir-pouvoir émancipe le pouvoir de l’engagement de la responsabilité du maître.

« Sur ce point, le « maître » fait preuve de sérieux » (S. Kierkegaard (2004, p. 82), sort de l’informel et fait disposer des bureaux où l’on commence par :

Tenir un journal ; ce dernier prend des proportions telles qu’il faut créer un autre bureau tenant registre ; cependant, on sent bien que cela ne suffit pas. Que fait-on alors ? On installe un nouveau bureau qui enregistre le registre, etc. (S. Kierkegaard, 2004, p. 44).

Pour Kierkegaard, l’installation des trois autres bureaux révèle le changement de mentalité, l’esprit d’une structure légale et la qualité des experts. Le bureau est un service détaché de la rédaction centrale d’une agence de presse ou d’un journal couvrant l’activité de la zone géographique où il est installé. L’existence des bureaux permet la décentralisation des tâches et du personnel. Par conséquent, ils favorisent l’ordre, entrainent l’efficacité et conduisent à l’objectivité. Aussi, le but de contrôler, de vérifier les annonces de l’indiscipline publicitaire, contre les droits de récepteur a fait admettre selon Balle le Bureau de Vérification de la Publicité (BVP):

Fondé en 1935 sous l’appellation Office de contrôle d’annonces, le Bureau de Vérification de la Publicité (BVP) a pour vocation de contrôle, pour tous les médias, la conformité des messages publicitaires avec la réglementation et la déontologie en vigueur. (F. Balle, 1998, p. 27).

Pour Balle, ce bureau fait respecter les codes déontologiques à caractère juridique, sur la base du principe de devoir-pouvoir des médias qui instaure la rigueur, surveille le message publicitaire et éloigne la confusion. En dehors de ce pouvoir communicationnel de l’Office de contre d’annonce, nul ne pourra canaliser les postes pornographiques, indécents sur les réseaux sociaux. La censure comme solution de remédiation peut être exécutée par « un réviseur ayant le statut de secrétaire de rédaction contrôle la version finale ». (P. De Maeseneer, 1982, p. 22). Pour lui, il diligente des missions d’enquête contre les postes faits sur l’internet dégradant la morale et arrête les auteurs. De ce fait, les maîtres et les journalistes se responsabilisent et les mases deviennent sages.

Le devoir donne le pouvoir aux journalistes, aux écrivains d’être en mesure de participer au bien-être de la société, par la réduction du mal et de l’immoralité de notre époque.

[Pour S. Kierkegaard (2004, p. 65),] ce dont notre époque a besoin, c’est d’un sérieux intègre qui veille avec amour sur ces tâches, qui n’incite pas les hommes, en les frappant d’effroi, à vouloir s’élancer vers le plus haut, mais garde les tâches à remplir jeunes, belles, agréables à voir, attrayantes pour tous.

À notre époque, il faut, dans la perspective de guérir le mal, les hommes sérieux et intègres du devoir-pouvoir de la communication éthique, car ils n’incitent pas un peuple à violenter un autre, empêchent la terreur. Aussi invitent-ils à la retenue, à s’élancer sans outrepasser les normes et tâches éthiques. Par l’amour de leur travail, des autres ainsi que leurs vies, ils veillent sur leurs tâches et devoirs de sorte à ce que leurs pouvoirs demeurent attachés aux devoirs de la communication. Les émetteurs de devoir d’amour responsable sont probes, fermes, d’une intégrité exacte. 

L’esprit de l’exactitude en information évite au monde le moindre mal ainsi qu’à la communication, atteste ce philosophe en ces termes :

L’exactitude est un principe de base de tout service d’information. Si l’exactitude fait défaut, il manque son objectif auprès du public et perd sa crédibilité. Par conséquent, assurez-vous de l’exactitude de votre information. Vérifiez tout, ne vous contentez pas de deviner. (P. De Maeseneer, 1982, p. 40).

L’exactitude est la justesse, la précision d’information. Le pouvoir du devoir intègre de vérification valorise la communication et atteste la crédibilité de ce qu’on communique. De plus, l’amour du devoir-pouvoir du sérieux maintient le positif. Le sérieux devoir de l’exactitude de cet amour d’informer fait que le journaliste donne au public des informations édifiantes, des discours consolidant la fraternité sociale. Par principe de responsabilité, il évite de perdre sa crédibilité et celle de l’information. Hormis cela, il perd son objectif. Il s’assure et se rassure de sa tâche avant de l’exécuter. Il s’agit d’un sérieux.

Dans cette logique, sa tâche provient de l’intériorité dans la mesure où « l’intériorité est la source même qui jaillit pour la vie éternelle, et ce qui sort de cette source est justement le sérieux » (S. Kierkegaard, 1949, p. 318). L’intériorité fonde le comportement du sérieux pour la liberté d’autrui. De ce fait, « le secret de la communication consiste justement à rendre l’autre libre ». (S. Kierkegaard, 1949, p. 48).

La communication devoir-pouvoir exprime la responsabilité. À ce niveau, le regard du pouvoir du devoir éthique rectifie une tâche. Pour S. Kierkegaard (2004, p. 63-64),

il fait que l’homme aura le devoir de choisir une autre forme, du mois à titre d’essai (…) C’est pourquoi, il prend une responsabilité ; et au cas où l’autre forme choisie aurait un grand et rapide retentissement, il a tout du moins le devoir de bien se mettre en tête le N. B. de la réussite.

L’homme de devoir ne demeure pas infructueux, idiot et dans la distraction. Il est décent. Et, par principe de devoir-pouvoir, il se défait des erreurs et fait de bons choix. Le devoir l’éclaire, lui octroie le pouvoir de remédiation.

La société moderne a besoin de la communication devoir-pouvoir qui fait communiquer par devoir éthique, conditionne le pouvoir démoniaque et la responsabilité asociale. Le sérieux, la rigueur de ce devoir rend les hommes de médias responsables et droits. Ainsi, ils mettent fin à la cupidité, proscrivent le désordre du pouvoir au profit de l’ordre, de la cohésion sociale, du bien et de la vérité. Nonobstant, le devoir-pouvoir dans la méditation fonde la communication indirecte de la vérité éthique et éthico-religieuse. Il amène l’émetteur à dire la stricte vérité, celle conforme aux normes sociales ; ce qui est impossible chez l’homme de communication de pouvoir. De même, elle favorise la vérité éthico-religieuse par devoir éthico-religieux.

2.2. Le devoir-pouvoir de la communication éthico-religieuse

Le devoir-pouvoir de la communication rend les hommes des médias et presses responsables, probes et loyaux à la déontologie. La communication conditionne le savoir, le pouvoir au pouvoir du devoir humain, social. Cependant, elle devient une communication éthico-religieuse par devoir-pouvoir éthico-religieux. Car « elles’inscrit sous la rubrique d’une communication, non de savoir, mais de pouvoir, et plus précisément sous celle de devoir-pouvoir » (S. Kierkegaard, 2004, p. 75). Ce devoir-pouvoir religieux rend le savoir, l’éthique, le pouvoir et la communication ainsi que l’émetteur religieux. La communication est pilotée par un homme spirituel.

« Quel sort peut bien attendre en cette vie un homme qui prendrait tant soit peu au sérieux le commandement du christianisme : Cherchez d’abord le royaume de Dieu ? » (S. Kierkegaard, 2004, p. 70-71). Pour Kierkegaard, tout homme est appelé à se décider, à chercher le meilleur principe de vie participant à la paix au monde. Cela est possible par plusieurs pratiques, mais il fait mention de celles des commandements du christianisme.

L’homme qui cherche avant tout le royaume de Dieu, c’est-à-dire suivre Dieu, choisir la vie spirituelle au-delà du physique, aimer sa justice et sa droiture, agit selon les devoirs, les commandements de Dieu. Le choix de l’esprit primitif spirituel a l’avantage sur un esprit esthète, car il n’occupe aucun poste contre l’intérêt de la population. Le sérieux respect du royaume de Dieu équilibre l’homme et l’éclaire. Par conséquent, il devient « le premier à communiquer au sens strict la vérité éthique et éthico-religieuse » (S. Kierkegaard, 2004, pp. 63-64). La vérité éthique est fondée sur les lois sociales et la vérité éthico-religieuse est basée sur les lois religieuses, en rapport étroit avec les lois sociales. Par principe éthico-religieux de discours, les vérités du journaliste équilibrent les points de vue antagonistes.

L’équilibre constitue l’un des aspects les plus importants. Efforcez-vous de donner les deux points de vue d’un événement, notamment dans le cas d’une question controversée. Si vous ne le faites pas, vous perdez toute crédibilité. L’équilibre doit être le but recherché pour chaque information. (P. De Maeseneer, 1982, p. 46).

Pour lui, le principe de l’équilibre doit être le propre des hommes de média local, international. Car notre société est controversée par des crises des controverses politiques, économiques, doctrinales dont la résolution est du ressort de l’information modérée, impartiale. Le discours éthico-religieux que communique, par pouvoir de devoir religieux, l’homme éthico-religieux équilibre la justice en société, unifie les communautés, réconcilie les opposants. En clair, la vérité éthique et éthico-religieuse rassemble les communautés, les races autour de l’amour. Le spirituel, être sérieux, est crédible, humaniste par l’amour religieux, spirituel. Par cet amour, son discours est salutaire.

La communication devoir-pouvoir instaure l’esprit d’amour spirituel entre le journaliste et le récepteur. Par cet amour, l’émetteur est un serviteur du peuple. Il fait taire pendant la période électorale les communiqués d’exclusion, de division des politiques contre le peuple. Par ailleurs, il l’informe sur son devoir patriotique électoral et non des devoirs de trouble à l’ordre public. Dans ce contexte, « il s’agit de protéger le droit du public à une information libre, honnête, exacte et complète » (F. D. Moussa, 1996, p. 53). L’homme, qui est éclairé et qui se laisse interpeller sur les faits libérateurs du public et prend les décisions conscientes en conséquence, est visité par l’amour spirituel. Pour Moussa, le devoir spirituel de l’amour spirituel protège contre le mal, son pouvoir pousse à parler, à donner une information honnête, exacte et complète, afin de sauver l’homme.

L’amour spirituel sert l’autre, celui du monde est contre l’autre. Pendant que le spirituel s’aborde dans l’amour de Dieu, selon Kierkegaard (2004, p. 71), malheureusement

les autres saisissent l’occasion, chacun prend sa part de biens temporels et s’en empare par conséquent d’abord, mais lui, pauvre attardé d’esprit religieux, il s’absorbe toujours plus dans cette pensée ; d’abord le royaume de Dieu.

Kierkegaard précise qu’en toute circonstance, mauvaise ou bien bonne, le pouvoir de l’amour métaphysique cherche avant tout le salut social de l’autre, la protection de ses biens. L’amour du royaume de Dieu, en situation d’urgence, de guerre, son pouvoir rallie le vulnérable au bon endroit.

[Pour S. Laporte (1996, p. 52),] les journalistes, vous exercez un formidable pouvoir d’influence, pouvoir qui est souvent plus puissant que des structures d’autorité institutionnelles. Vous pouvez rallier le public à une cause ou au contraire l’en détourner.

Pour Laporte, le pouvoir de la communication est vivant, actif et plus puissant que les pouvoirs politiques : « exécutif », « législatif » et « judiciaire ». Les journalistes, sachant que la communication est dotée d’un pouvoir dont la capacité d’influence est formidable, doivent l’exercer dans la mesure de détourner le public du mal au lieu de l’y livrer. Au demeurant, Laporte les invite à en faire un bon usage, pour une cause noble. Insistant sur la portée et la valeur du pourvoir, Laporte (1996, p. 52) affirme : « Ce formidable pouvoir vous engage à travailler avec la société civile dont vous pouvez vous faire l’écho ».

Tout informateur spiritualisé porte le triste fardeau d’une masse, de la société civile qui est perturbée. Ce fardeau fait parler en leur faveur afin de les secourir, à l’instar du sapeur-pompier, du médecin et du “maître-nageur” de l’esprit secouriste qui se laissent vaincre par le pouvoir du devoir de la communication intérieure. Le spirituel se sacrifie et apporte une assistance aux faibles. Au sens spiritualiste, « l’émetteur disparaît en quelque sorte, se fait uniquement secourable pour contribuer au devenir de l’autre ». (S. Kierkegaard, 2004, p. 75). En d’autres termes, l’émetteur, se faisant aider par le devoir-pouvoir religieux, est une aide pour l’autre. Sa communication procure la joie, la liberté et propulse le devenir de l’autre.

Il pose ainsi l’acte providentiel, preuve de probité, de primitivité au sens le plus profond. Tout acte contraire à cet acte est un délit. Pour Kierkegaard, celui qui le pose, « il pèche vraiment contre Dieu et il est aussi abominablement inhumain que la mère qui se fait avorté ». (S. Kierkegaard, 2004, p. 40). Pécher, c’est violer la loi, se maintenir dans le mal, commettre un délit ; refuser d’exécuter sa tâche. Satisfaire la volonté de pouvoir de soi au mépris du devoir religieux, c’est être inhumain. De même, la femme, sans compassion, qui se fait avorter est abominablement inhumaine. Car, elle se réjouit de l’acte sexuel, mais tue le bébé, produit de son plaisir, le don de Dieu, c’est manquer de probité.

« L’époque moderne, et c’est là son plus grand malheur, manque de primitivité » (S. Kierkegaard, 2004, p. 72), c’est-à-dire Dieu. Il fait savoir que si une époque n’a pas de rapport essentiel avec Dieu, elle se perd et est capable de recourir au diable. Dans cette perspective du rapport à Dieu, Adorno confirme : « Celui qui s’attache au soi et se débarrasse des concepts théologiques aide à justifier le positif diabolique ». (T. W. Adorno, 2001, p. 209). Pour Adorno, l’humain se met en danger lorsqu’il s’affirme par ses lois et prend totalement congé de celles de Dieu. L’homme, séparé de Dieu, qui s’attache à lui-même, au diable, ce dernier lui transmet le contraire de sa vérité, de son bonheur.

« Tout homme est tenu devant Dieu, dans la mesure où il a compris le vrai et veut le communiquer, de le transmettre sous sa forme la plus vraie »(S. Kierkegaard, 2004, p. 63). Le discernement de la vérité et la connaissance de la réalité sont parfaitement saisis et communiqués lorsqu’on se tient devant Dieu. Cela est du ressort de l’usage correct des valeurs et principes de la communication éthico-religieuse à savoir la probité, la justice, la clarté, le sérieux, l’amour, la crédibilité, la rigueur. Pour Kierkegaard, l’homme éthico-religieux comprend la vérité de sa liberté, la vérité pour la cohésion sociale. « Si le message est exact, équilibré et clair, votre auditeur lui accordera crédit » (P. De Maeseneer, (1982, p. 47), alors la confusion, la division, les conflits, les crises de dialogue, les rebellions, les guerres, le terrorisme, l’échec scolaire et la désunion d’un couple, entre parents et enfants, entre employeurs et employés cesseront pour la paix au monde, la solidarité, la cohésion sociale et la liberté.

La société moderne est en quête d’un véritable conseiller ; car rien ne va, la stabilité devient instable chez les adolescents, les jeunes, les adultes et même chez les autorités politiques ainsi que chez les génies en science et technique. Le comble est le dialogue de sourd entre les puissances. Pour exprimer la dialectique ou le paradoxe de l’existence, De Maeseneer (1982, p. 37) soutient que « sainte et honnête, une existence humaine comporte toujours jusqu’à la fin un certain moment de naïveté ». L’homme moderne, le soi-disant homme saint et honnête, manifeste des faiblesses et lacunes et agit naïvement.

Mais, dès qu’« il a un rapport essentiel avec Dieu, il entend Dieu lui adresser ces paroles : « Sot que tu es ! (…) Veux-tu jouer à la providence ! Fais donc simplement ton devoir, en toute rigueur » (S. Kierkegaard, 2004, p. 53). Le religieux est en rapport avec Dieu. L’essentiel de son rapport avec Dieu est basé sur la communication, le dialogue intérieur. Cet échange lui est bénéfique en ce sens où il se laisse interpeller par Dieu sur son pouvoir et sur sa naïveté de sorte à accomplir sainement son devoir, en toute rigueur. L’interpelé spirituel réussit et réussit à interpeller aussi autrui asocial à devenir social.

Conclusion

Le déroulé de notre question « La communication devoir-pouvoir réduit-elle le mal de la communication de pouvoir ? », nous a permis de présenter deux sphères de communication et de montrer l’impact que chacune exerce sur la société. De prime abord, la première sphère de communication abordée est la communication de pouvoir qui était une communication éthique destinée à la transmission du savoir avant de devenir une communication résolument au service du pouvoir. Le concept de communication de pouvoir met en évidence une autorisation légale qui va permettre aux « journalistes de garantir le droit des populations d’être informées d’une manière complète et loyale ». (G. A. Lago, 1996, p. 28). Il s’agit, pour l’émetteur, de pourvoir la population en connaissance et d’être probe selon la déontologie communicationnelle qui renvoie à l’éthique. Toutefois, la priorité axée sur l’amour des pouvoirs et les performances des appareils scientifiques en puissance donnent une connotation illégale, inhumaine à ce pouvoir de communication.

Malheureusement, la communication de pouvoir, fondée sur d’autres pouvoirs, faisant fi des normes, est devenue tyrannique et inhumaine ou encore une communication d’exploitation, de réification, d’intimidation, de naïveté et d’intolérance. Désormais, elle prône la désinformation, la violence contre la masse et le social. Ainsi, « Voltaire disait en parlant de la presse : elle est devenue un des fléaux de la société et un brigandage intolérable ». (D. Bailly, 1996, p. 41). La confusion du pouvoir autonome et de la puissance de la presse brigande la société, l’entraine dans les conflits de division et les guerres, déforme la morale des auditeurs et les déconnecte de la vérité et du bonheur.

Notre société actuelle a vu naître un groupe de journalistes que Kierkegaard (2004, p. 36) qualifie société « de ratés [où] il a entrepris trente-six choses sans en mener aucune à bien ; il a des vues sur tout mais ne connaît rien à fond ». Dans ce contexte, Mitterrand, « a traité les journalistes de chiens (…). Félix Houphouët-Boigny les appelait les journaleux ». (D. Bailly, 1996, p. 41). L’homme raté, irresponsable détruit le monde. « Une vie peut en son début avoir été subordonnée à tant de conditions s’enchevêtrant aussitôt à perte de vue si bien qu’il est impossible de s’y retrouver : elle fait aussi preuve d’improbité » (S. Kierkegaard, 2004, p. 37). Cependant, le sursaut qualitatif en existence admet un « nouvel ordre », stade replaçant l’improbité par la probité, la communication de pouvoir par devoir-pouvoir.

Par ailleurs, la communication de devoir-pouvoir conditionne le pouvoir par le devoir éthico-religieux. Partant de là, elle remplace le devoir-pouvoir humain par le devoir-pouvoir religieux, l’humain par le spirituel, l’irresponsable par le sérieux. Donc l’improbité, le mal de la communication de pouvoir est solutionné par la paix, la probité, la vérité, la responsabilité de la communication éthico-religieuse. La particularité de celle-ci est le respect des exigences et des normes spirituelles qui transforment le journaliste indiscipliné, irrespectueux, de trouble en un journaliste respectueux.

Le sens élevé de responsabilité éthico-spirituelle du journaliste constitue un avantage pour lui-même, pour le citoyen, la société et l’humanité. À ce sujet, H. K. Bédié (1996, p. 46) écrit :

Un journaliste libre et responsable comme le demande l’Union des journalistes africains, un journaliste respectueux des droits et libertés de tous, des lois et institutions républicaines, contribuera de manière positive à l’édification d’une culture de la démocratie, d’une culture de la paix et de la tolérance.

Le journaliste sérieux, intègre en des valeurs éthiques et spirituelles, est avant tout libre, ensuite respecte les droits et libertés de tous et assimile et pratique la culture de la démocratie, de la paix et de la tolérance. Il est républicain par lois, droits et devoirs. Par conséquent, l’information adéquate, le dialogue crédible, la discussion exacte de la communication éthico-religieuse dont il fait preuve l’éloigne des conflits de la confusion pour la franchise et l’édification du monde. La communication éthico-religieuse est existentielle dans la mesure où elle conserve l’essentiel moral, politique, social et scientifique en l’homme et dans le monde. L’essentialité de cette communication, comprise dans le sens absolu d’un pouvoir noble, participant à pérenniser l’ordre, le meilleur et non le chao, dépend du rapport avec Dieu.

En vérité, si un homme, un croyant, pouvait à chaque minute persister dans la certitude que Dieu est tout près de lui, il agirait certes ainsi. Mais dès que Dieu nous semble bien loin et qu’il faut nous secourir tout seuls, nous abandonnons la partie ; et quand Dieu est infiniment loin, on érige suivant la mode actuelle et sans plus de façons les hommes en instance (S. Kierkegaard, 2004, p. 56-57).

La certitude que l’homme a, selon laquelle Dieu, est tout près de lui, ne lui fera pas perdre de vue la morale, l’éthique, encore moins la conscience du bien. Le rapport avec Dieu engage au bien, au maintien de la sagesse. Par contre, dès que Dieu nous semble bien loin, l’homme perd la stabilité, laquelle stabilité peut ne pas être secourable par lui-même. La situation de l’homme, d’une société devient grave, quand Dieu est infiniment loin.

Niant Dieu, l’homme se substitue à Dieu, érige la mode actuelle : la sexualité démoniaque, la musique charnelle, la politique abstraite, l’antisémitisme. Le rapport subjectif, interhumain, règle moins de problèmes au monde que le rapport avec Dieu. Kierkegaard (2004, p. 51), écrit en ce sens que « si un homme n’a pas de rapport essentiel avec Dieu, s’il ne l’a pas quotidiennement présent à l’esprit, il se laisse alors guider par sa sagesse. Alors en rabat, il recourt à la forme moins vraie » de la morale, de la communication. En un mot, le journaliste éthico-religieux stabilise son esprit, restaure la paix et conseille à éviter le mal de tous, contre tous.

Références bibliographiques

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L’HUMAIN À L’ÈRE DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA)

1. Adama COULIBALY

Université Jean Lorougnon GUÉDÉ (Côte dIvoire)

coulibalyadama49@yahoo.fr

2. N’golo OUATTARA

Université Alassane OUATTARA (Côte dIvoire)

ngoloouattara25@gmail.com

Résumé :

Dans un monde enclin à l’hybridation « homme-machine », à la robotisation, à la promotion de l’Intelligence Artificielle, la dimension naturellement humaine est volontairement mise de côté. Au-delà de la dimension matérielle qu’elle comporte et assure, l’Intelligence Artificielle (IA) se constitue en une véritable menace pour l’humanité. Désormais, l’on assiste à la désacralisation de la vie par la mécanisation de la pensée et la manipulation biotechnologique. Toute chose qui témoigne de la crise de l’humain, crise des valeurs. Ainsi, il se pose la question de la préservation de l’humain dans une ère du numérique où la posture éthique s’avère être l’un des meilleurs atouts. L’éthique de l’humanisme de l’autre, qui se veut une défense de l’humain, trouve là une place de choix puisqu’elle appelle à la vigilance, à la responsabilité, à la conscience pour encadrer les apports et les impacts du numérique sur la condition et la vie humaine. Pour y parvenir, l’humanité doit revisiter les paradigmes de la Coévolution éthico-technique pour discuter des valeurs susceptibles d’honorer l’humanité en vue de sa perpétuation. C’est dans cette perspective que la bioéthique devient une nécessité incontournable pour la saisie de l’humain à l’ère de l’Intelligence Artificielle. Son but est d’aiguiser la sensibilité humaine aux questions éthiques consécutives aux technosciences biomédicales et biotechnologiques afin de vulgariser des valeurs humaines.

Mots-clés : Bioéthique, Humanisme, Intelligence artificielle, Métaphysique, Technosciences.

Abstract:

In a world inclined to “man-machine” hybridization, to robotization, to the promotion of Artificial Intelligence, the naturally human dimension is deliberately put aside. Beyond the material dimension that it includes and ensures, Artificial Intelligence (AI) constitutes a real threat to humanity. From now on, we are witnessing the desacralization of life through the mechanization of thought and biotechnological manipulation. Anything that testifies to the human crisis, a crisis of values. Thus, the question arises of the preservation of humanity in a digital era where an ethical posture proves to be one of the best assets. The ethics of the humanism of the other, which is intended to be a defense of the human, finds a place of choice here since it calls for vigilance, responsibility, and awareness to regulate contributions and impacts. Of digital technology on the human condition and life. To achieve this, humanity must revisit the paradigms of ethical-technical Coevolution to discuss the values likely to honor humanity with a view to its perpetuation. It is from this perspective that bioethics becomes an essential necessity for understanding humans in the era of Artificial Intelligence. Its goal is to sharpen human sensitivity to ethical questions arising from biomedical and biotechnological technologies in order to popularize human values.

Keywords : Bioethics, Humanism, Artificial Intelligence, Metaphysics, Technosciences.

Introduction

La question de l’humain s’inscrit dans une nouvelle aventure avec la montée en puissance des Nanotechnologies, des Biotechnologies de l’Informatique et des sciences cognitives (NBIC). L’évolution des connaissances consacrées par la révolution des NBIC a favorisé un transfert des fonctions de l’intelligence humaine vers des artéfacts. Elle prétend doter les systèmes informatiques (ordinateurs, machines) de capacités intellectuelles semblables à celles des êtres humains. Pourtant, la tendance à mesurer la dimension de l’humanité à l’aune d’une machine ouvre la voie à la déchéance, à la déshumanisation de la vie.

Désormais, comme le soutient D. Haraway (2009, p. 269), « nous sommes tous des chimères, hybrides de machine et d’organisme théorisés puis fabriqués : en un mot des cyborgs ». La transgression introduite par les biotechnologies et techniques biomédicales met en question le sens de la responsabilité humaine, du rapport à autrui, donc de la transcendance. « Cette transcendance, selon Emmanuel Levinas, est vivante dans le rapport à l’autre homme, c’est-à-dire dans la proximité du prochain dont l’unicité et, par conséquent, l’irréductible altérité seraient, encore ou déjà, méconnues dans la perception qui dé-visage autrui » (E. Levinas, 1995, p. 131). Qu’on le veuille ou non, l’IA est déjà implantée à travers le monde à des degrés divers et son dépérissement ne peut qu’être problématique. Il importe, de ce fait, de le réguler par l’éthique, afin de préserver l’humain. Partant, quel est l’impact de l’Intelligence Artificielle sur l’humain ? Comment comprendre le basculement de l’homme vers l’Intelligence Artificielle ? À quoi sert-elle ? Quelles solutions éthiques pouvons-nous envisager pour la sauvegarde de l’humain à l’ère du numérique ?

Voilà autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre dans la présente analyse, pour que soit nettement perçu l’impact de l’Intelligence Artificielle sur l’humain d’une part et la notion de l’Intelligence Artificielle. Et cela, dans le seul but d’interpeller la conscience humaine sur la nécessaire sauvegarde de l’humain à l’ère du numérique.

1. De l’intelligence artificielle

L’intelligence artificielle s’inscrit dans le cadre d’une révolution scientifique, technique, culturelle, sociale. Elle s’impose, aujourd’hui, dans plusieurs domaines d’activité. Devenue une discipline scientifique, l’intelligence artificielle connaît des avancées considérables. Le terme intelligence artificielle renvoie généralement à un système qui prétend posséder toutes les capacités cognitives générales d’un être humain. Selon B. Georges (2019, p. 5-10), « l’idée était de voir comment des tâches différentes pourraient être accomplies par des programmes informatiques ». En effet, l’IA repose essentiellement sur la création et l’application d’algorithmes utilisés dans un environnement informatique dynamique. Son but est de permettre un mixage de machines et d’organisme, c’est-à-dire de permettre que des ordinateurs pensent et agissent comme des êtres humains. Il y a là, manifestement, une volonté d’instaurer un ordre que Emmanuel Levinas appelle impersonnel (E. Levinas, 1976, p. 267), qui se présente comme une existence anonyme, sans sujet, voire sans visage. Si Levinas a horreur de cet exister anonyme, c’est parce qu’il apparaît, à ses yeux, comme une violence faite à l’altérité.

Les possibilités d’apprentissage automatique et les fortes capacités quotidiennement renforcées de traitement de l’information se trouvent au centre de la révolution numérique, donc de l’Intelligence Artificielle, à l’œuvre dans le monde. Au-delà de la dimension matérielle qu’elle comporte et assure, l’Intelligence Artificielle reste, cependant, du point de vue éthique une menace. On assiste plus ou moins à la désacralisation de la vie par la manipulation biotechnologique, à un autre type de l’humain technicisé ou hyper technicisé.

G. Hottois (1996, p. 99-100) conçoit que le monde dans lequel nous sommes est un « technocosme », où toutes les tendances changent en vertu de la norme technoscientifique. C’est dire que l’Homme moderne place, presque, toutes les actions qu’il initie sous le signe de la nouveauté qui consiste fondamentalement en une conquête du temps qui ouvre de nouveaux horizons liés intimement au développement prodigieux des technosciences. Pour T. Karamoko (2015, p. 140), « la nouveauté qui permet ou qui laisse éclore la modernité est une nouveauté technique ». Cette nouveauté technique ou technologique trouve un champ d’élection dans la manipulation biotechnologique de la vie humaine. Les avancées technoscientifiques promettent une révolution exponentielle de l’IA.

On remarquera avec Levinas, le risque de renversement de certaines notions comme l’humanisme qui, au sens commun et à la sagesse des nations, semble la plus évidente. « Que de renversements, que d’inversions, que de perversions de l’homme et de son humanisme ! » (E. Levinas, 1976, p. 360). L’IA, qui se situe dans le prolongement du savoir humain, prétend se substituer aux valeurs ; d’où l’avènement de nouvelles valeurs ou de valeurs nouvelles. C’est ce qu’enseigne la pensée technique dominante de notre temps. Il est question du XXIe siècle, une ère caractérisée par un évolutionnisme technologique avec les mouvements trans/posthumanistes. Avec ces courants, on assiste à la conception d’une perfectibilité humaine fortement empreinte du paradigme cybernétique.

Dans ce contexte, la contribution de Pierre Teilhard de Chardin (2013, p. 102) est nécessaire. Grâce au progrès technique, l’homme accède, dit-il, à « une évolution d’un deuxième type ». Pour lui, il n’y a d’augmentation de l’être humain que dans son dépassement technoscientifique complet, c’est-à-dire d’un être plus qu’humain, ultra humain. Considéré comme l’un des précurseurs importants du mouvement posthumaniste, un mouvement militant en faveur de l’augmentation biotechnologique radicale de l’être humain. La conception de l’être humain et du monde défendue par Teilhard de Chardin est celle d’un évolutionniste. L’Évolution, explique-t-il, est « une lumière qui éclaire tous les faits (…) une courbure que doivent épouser tous les traits » (T. de Chardin, 1995, p. 248-249). Cette conception évolutionniste préfigure le posthumanisme. Il soutient la thèse selon laquelle revitaliser la matière par la création de super-molécules, remodeler le système hormonal humain, contrôler l’hérédité et la sexualité par la bio-ingénierie, sont les fondements de cette approche de l’évolution. Le « dépassement de l’espèce humaine par la création, au moyen de la cybernétique et de l’eugénique d’un être ultra humain » (T. de Chardin, 2013, p. 180) oriente sa pensée. Perfectionnerle cerveau par une intervention technoscientifique relève de plus en plus du pouvoir humain. Avec Teilhard De Chardin, le posthumanisme serait la croyance universelle à laquelle l’humanité devrait s’adapter. C’est une véritable religion de l’augmentation qui atteint son paroxysme avec l’avènement d’un surhomme technologique consacrant une approche robotique de l’humain.

Régi par une rationalité de type cybernétique, ce monde, où tout est calculable et « machinable », est celui d’une humanité qui se comporte comme un animal producteur et consommateur prisonnier du système qu’il produit et qui le produit. Rien n’échappe à ce destin qui envahit tout (F. Guibal, 1980, p. 49) : la fascination de la domination de l’IA tend à se constituer en nouvelle civilisation à l’échelle planétaire. L’omniprésence du numérique dans nos entreprises n’est plus à démontrer. Les nouvelles technologies et l’IA émergent notamment dans les domaines de la santé, de l’énergie, des transports, de l’éducation, du commerce, de la banque, etc. Nous avons également l’usage des moteurs de recherche, le dialogue verbal avec les smartphones, les ordinateurs, les traducteurs automatiques en langues étrangère. Sans oublier, les trois géants mondiaux tels que Facebook, Amazon, Google qui dominent le marché des services numériques. Malgré les avantages de l’Intelligence Artificielle pour l’homme, il y a aussi des inconvénients. 

2. L’intelligence artificielle : vers une crise de l’humain

La mécanisation de la pensée a largement contribué au rejet de la métaphysique au profit de l’impersonnalité technique, de l’instauration d’un régime de la pensée obéissant aux impératifs et à la logique de la technique sans discussion possible, une pensée enrégimentée dans le procès de la technique pour la technique, une pensée identifiée à l’Intelligence Artificielle. Pourtant, « le progrès réel de l’homme n’est pas un progrès intellectuel ou matériel, il est avant tout un progrès spirituel » (H. Muret, 1947, p. 103), entendu ici comme profusion des valeurs qui, du point de vue levinassien, se déploie dans une vie de proximité à autrui, l’expression d’un moi voué au des-inter-essement, au souci de l’autre. C’est ce que l’avènement de l’Intelligence Artificielle ne favorise pas vraiment.

Avec l’IA, nous constatons un outrepassement systématique des limites que nous impose la nature. La perspicacité des utopistes qui annoncent aujourd’hui la venue du posthumain, avec le triomphe d’une intelligence non biologique, n’est pas sans impact sur l’humain. Ainsi, cette intelligence non biologique permettra à l’homme de devenir le produit de lui-même, celui que nous pouvons appeler au-delà de l’humain :

Aux alentours de 2030, selon la plupart des futurologues, l’histoire aura vérifié et même prolongé cette trajectoire. La réalité révélera la perspicacité des utopistes qui annoncent aujourd’hui la venue du posthumain, avec le triomphe encore énigmatique d’une intelligence non biologique. (J.-M. Besnier, 2012,p. 14).

L’introduction ou l’avènement de l’artifice dans le quotidien de l’homme reste un réel danger pour la vie humaine. En se projetant dans le futur, nous voyons un scénario déjà tout tracé. L’IA s’inscrit dans le couplage d’êtres humains, éventuellement réduits à leur seul cerveau, avec des machines de toutes espèces et de toutes dimensions, depuis la puce de silicium jusqu’aux usines les plus sophistiqués.

L’Intelligence Artificielle (IA) progresse vite, et connaît un succès sans précédent. Elle a déjà dépassé les capacités (performances) humaines dans certains domaines et elle dépassera bientôt dans d’autres. L’IA expose des signes de compréhension avancée, notamment l’intelligence artificielle générale, un type d’IA capable d’égaler ou de dépasser les performances humaines dans un large éventail de tâches. L’IA n’est pas neutre, son développement est plus inquiétant pour l’humanité. Elle est ancrée dans une course incontrôlée au développement et au déploiement de cerveaux numériques de plus en plus puissants. L’Intelligence Artificielle s’étend sans limites normatives. Ses possibilités infinies inquiètent, puisqu’elles manifestent la prétention de se substituer à la dimension humaine essentielle. D’où l’éclipse probable du proprement humain. C’est pourquoi J.-M. Truong (2001, p. 25) estime qu’« après Auschwitz, il n’est plus possible de trouver désirable un futur à visage humain. Qu’après l’homme ce soit encore l’homme, voilà en vérité le comble du désespoir ». Pour Truong, l’IA est une sérieuse menace pour l’humanité.

Avec l’IA, l’être-homme est en train de perdre sa place dans le monde. Il ne sait plus à quel saint se vouer. Sa valeur et sa dignité volent en éclat. Le plus étrange s’impose. On s’aperçoit que l’ordinateur couplé avec le cerveau prend progressivement son autonomie et gère la relation avec le corps d’emprunt auquel il est relié. On admettra alors que cet usurpateur du cerveau humain se trouve bien dans la position d’une intelligence non biologique, éventuellement capable de convertir de simples signaux en émotions. C’est là, justement qui rend le danger plus réaliste. Comment éduquer une machine pensante ! Voilà l’une des conséquences négatives majeures de l’IA.

Dans un monde entièrement régi par l’essor technologique où l’humain se désincarne progressivement, toute la question qui se pose fondamentalement est de savoir ce qu’il restera à terme de l’être humain lui-même. Les posthumanistes cherchent à rehausser les performances de tout être sensible. Ce qui inclut les êtres humains, les animaux non-humains, les possibles intelligences artificielles à venir, ainsi que des formes de vie modifiées ou toute autre intelligence. Dans cette perspective, il faut, selon les partisans de l’IA, pourvoir les individus de capacités posthumaines susceptibles de perfectionner et d’augmenter considérablement l’être humain, tant sur le plan social, physique que cognitif. Avec l’IA, l’être humain est ici enrôlé dans un processus de déchargement progressif de ses facultés organiques, notamment le cerveau. Ce qui engendre inéluctablement une régression des valeurs morales, psychologiques et spirituelles, et donc la perte de l’humain.

Devant la fascination croissante exercée par les utopies artificielles, de la dénaturation, de la transgression, devenue l’expérience dominante dans notre culture, M. Foucault (1966, p. 398) proclame « la mort de l’homme ». Cette expression signifie la disparition de l’homme, la déchéance des valeurs humaines essentielles, qui n’est pas causée par la fatalité d’un destin ou par des circonstances extérieures, mais procède d’un mode de vie superficiel marqué par l’esprit de notre époque : l’IA. Le transhumanisme, issu de cette époque, est véritablement loin de nous protéger contre nous-mêmes, pour autant qu’il ignore l’homme. Il est donc nécessaire, à cette ère du numérique, comme le dit Levinas, de « reprendre le message humaniste, le développer, l’affiner, pour l’amener à réaliser les fins qui sont en lui : c’est-à-dire l’instauration d’une morale à hauteur d’homme » (E. Levinas, 1972, p. 2). L’éthique de l’humanisme qu’il propose est un appel à la vigilance et à la prise en compte du Réel dans sa totalité. Devant l’angoisse qui résulte de nos savoirs, de nos possibilités, donc de l’IA, cette éthique qui en appelle à la vigilance s’impose comme essentielle dans le cadre de la promotion et de la préservation de l’humain.

3. La nécessaire sauvegarde de l’humain à l’ère du numérique

Le savoir humain nous a délivré un pouvoir, plus grand, qu’on ne pouvait s’imaginer. On comprend, dès lors, que l’intelligence artificielle suscite tout à la fois la fascination et l’inquiétude. Nous avons toutes les raisons de nous demander alors jusqu’où ces possibilités humaines illimitées peuvent conduire sans risque et sans danger pour la vie elle-même. Au XVIIe siècle, il était possible à l’honnête homme, c’est-à-dire à l’homme cultivé, de maîtriser le savoir scientifique de son temps. Ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui. Dans la préface de La personne et la masse d’Henri Muret, Paul Chaponnière écrit :

L’humanité qui, depuis un siècle, a fait tant de progrès dans la connaissance de la nature et de ses forces, arrive en fin de compte à cette constatation qu’elle s’ignore totalement elle-même. Elle se surprend à chaque instant au milieu des pires contradictions, elle échappe à sa propre conduite. Tout ce que l’homme a calculé, composé, inventé ou déchaîné, lui devient étranger, à peine sorti de ses mains, et ne correspond plus à ses intentions. Lui-même est comme un enfant qui, ayant joué avec des allumettes, trouve magnifique la flamme qu’il a fait naître et boute le feu à tout un quartier (H. Muret, 1947, p. 9).

Nous ne pouvons pas rester dans l’ignorance car les enjeux sont prodigieux, autant en ce qui concerne l’IA, aux possibilités techniques, que pour ce qui a trait aux risques et dérives potentielles. La pensée éthique levinassienne de l’humanisme, qui se veut une défense de l’humain, trouve là une place de choix. Si l’humain est mis en question à cette ère du numérique, c’est parce que l’IA et son idée de posthumanisme n’ont pas accouché d’une vision satisfaisante de l’homme et du monde. Se présentant comme sans visage, le numérique a ignoré la dimension humaine essentielle et ne donnant aucune possibilité d’éveiller en chacun la bonté pour autrui. L’éthique de l’humanisme levinassien se présente, dès lors, comme nécessaire pour la restauration de cette humanité perdue.

Dans un passage fort si saisissant de l’Humanisme de l’autre homme, E. Levinas (1972, p. 2) écrit : « L’éthique de l’humanisme en appelle à la vigilance et à la prise en compte du Réel dans sa totalité ». L’appel à la vigilance c’est l’appel à la responsabilité, à la conscience morale, à l’éthique pour encadrer les apports et les impacts du numérique sur la condition et la vie humaine. Il est tout à fait évident de constater, à cette ère de l’IA, la possibilité de ne pas s’éveiller à l’autre. La préoccupation démesurée de l’homme à l’égard du numérique a fini par tuer en l’homme le souci de l’altérité. Pourtant, c’est dans la responsabilité, dans la transcendance de l’un pour l’autre que se lit l’homme pour l’homme. Là où s’évapore le souci de soi, où les valeurs humaines, la fraternité, l’amour, la justice, le respect de la dignité humaine, la paix, le vivre-ensemble, émergent (A. Coulibaly, 2021, p. 431).

De plus, cette éthique apparaît comme une conscience morale qui interpelle sur la nécessité de préserver la vie. Cette exigence est celle qui est inscrite dans le visage d’autrui qui « nous interdit de tuer » (E. Levinas, 1982, p. 90). Comprenons que le visage est une expression métaphysique dans lequel nous y sommes ainsi que toute l’humanité, le regard moral où s’estompe tout désir de meurtre. L’éthique de l’humanisme est un appel à l’humanisation du numérique et de la vie dans son ensemble. C’est dire que l’approche objective de la connaissance doit pouvoir correspondre à son essence. Loin d’entrer en contradiction avec l’équilibre de la vie, au contraire le pouvoir technique ou l’Intelligence Artificielle, en son usage, doit pouvoir participer à la célébration de la vie humaine et non d’écourter celle-ci. D’où la nécessité de faire preuve de prophylaxie en matière de l’usage ou des inventions des objets techniques. Alors que le hiatus entre la puissance de la technique et le désarroi des hommes n’a jamais été aussi criant. Il est donc important de marquer les limites de ce que nous pouvons savoir.

C’est surtout ce qu’enseigne la bioéthique. J. Russ (1995, p. 99) la définissait comme « l’expression (…) de la recherche de formes de respect dues à la personne ». Son but, en effet, est d’aiguisée notre sensibilité aux questions éthiques consécutives aux technosciences biomédicales et biotechnologiques afin de vulgariser des valeurs essentielles comme le respect, la dignité humaine. Le rôle primordial de l’éthique, en ce XXIe siècle, est de construire un accompagnement rationnel des technologies d’augmentation qui conditionnent notre existence individuelle et collective, nationale, régionale et planétaire. Pour y parvenir, l’humanité doit revisiter les paradigmes de la Coévolution éthico-technique pour discuter des valeurs susceptibles d’honorer l’humanité en vue de sa perpétuation. Face à de nouvelles formes de marchandisation et d’instrumentalisation biotechnologiques du corps humain, il nous incombe de prendre des mesures adéquates afin que les NBIC ne conduisent pas l’humanité à une apocalypse. La responsabilité humaine, à cette ère du posthumain, consisterait à une appropriation des principes du développement durable et d’une vulgarisation des valeurs impliquées dans la préservation de la vie humaine.

Dans un univers numérique, comme le nôtre, où nous observons des scénarios souvent contre-nature et contre tradition, le recourt aux principes éthiques de biodroit, de biosécurité et de biopolitique reste une nécessité impérieuse. Il faut, une responsabilité des politiques pour mettre en place une véritable prospective afin de garantir la perpétuation future de l’être humain à travers la prise en compte de la sauvegarde de la biosphère. Ce qui importe, c’est la protection de la vie et de la survie de l’humanité présente et future des dangers technologiques ; d’où la nécessité, dans une perspective bioconservatrice, d’imposer des limites à l’agir technique.

Conclusion

Notre analyse portant sur la problématique de l’humain part du constat que nous vivons dans un monde dominé par l’impersonnalité technique identifiée à l’Intelligence Artificielle. L’expansion de cette mécanisation de la pensée, de la vie, beaucoup plus fascinante, suscite de l’inquiétude. La domination des technologies, les androïdes, les clones, les robots et les cyborgs, reste un réel danger pour l’homme. La dimension humaine essentielle apparaît oubliée par le développement prodigieux des nouvelles technologies. Ainsi, comme l’affirme Heidegger : « L’enracinement de l’homme est aujourd’hui menacé dans son être le plus intime » (M. Heidegger, 1965, p. 139). Alors, comment faire pour redorer le blason terni de l’humain ? L’éthique de l’humanisme de l’autre, telle que proposée par Levinas, apparaît comme une tentative de dissiper l’angoisse résultante de nos savoirs, de nos possibilités, donc de l’intelligence artificielle pour la restauration des valeurs.

Cette éthique, qui apparaît comme une défense de l’humain, exige une vigilance accrue quant à l’usage du numérique. Il s’agit avant tout de construire notre pensée pour que les possibilités techniques s’accordent avec des valeurs essentielles humaines. L’avenir du monde et le devenir de l’homme sont désormais, dans une large part, sous la responsabilité de l’homme lui-même. Il est de bon ton de réaliser que ce ne sont pas toutes les possibilités humaines ou techniques qui sont à exploiter. D’où la nécessité de marquer les limites de ce que nous pouvons savoir. Les nouvelles technologies doivent pouvoir, en effet, toujours être contrôlées et critiquées à partir de l’éthique du visage, du souci de l’autre.

Dans cette perspective, la bioéthique, en tant que discipline, est devenue une nécessité incontournable. À cette ère de posthumain, son but est d’aiguisée la sensibilité humaine aux questions éthiques consécutives aux technosciences biomédicales et biotechnologiques afin de vulgariser des valeurs humaines, le respect, la dignité humaine. Aussi, appelle-t-elle à la responsabilité, à la conscience et à l’éthique pour encadrer les apports et les impacts des sciences et des techniques sur la condition humaine et la vie dans son ensemble.

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PROBLÉMATIQUE ÉTHIQUE DE L’ABANDON DES ENFANTS SOUFFRANT DE HANDICAP EN MILIEU HOSPITALIER

1. Koffi Sévérin FODIO

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

fodiokoffiseverin01@gmail.com

2. Andrédou Pierre KABLAN

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

andredou@yahoo.fr

3. Christelle AVI-SIALLOU

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

avichristelle611@gmail.com

4. Christian YAO

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

snobychrist@hotmail.fr

5. Kouadio Vincent ASSE

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

assevinc2014@gmail.com

6. Antoine KOUAKOU

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

k_anthoyne@yahoo.ca

Résumé :

Le constat d’un handicap en période périnatale a des revers sur le projet de maternité et les rapports entre soignants et parents du bébé ; créant du coup un choc émotionnel. Ce choc doublé d’une perception sociale généralement dépréciative du handicap, conduit parfois au rejet de l’enfant. Tel est le cas d’un nouveau-né souffrant de handicap abandonné par les parents dans le Service de Pédiatrie du CHU de Bouaké, en juin 2020. La réflexion bioéthique entreprise ici, permet de saisir les interactions entre abandon, responsabilité et solidarité. Il s’agit de nous interroger sur le sens de la responsabilité extra-parentale, afin de situer la responsabilité collective dans le processus d’abandon et inviter à une appropriation de l’éthique de la solidarité. Le présent article a pour objectif de dégager, puis d’analyser, à partir des méthodes qualitative, psychanalytique et sociocritique, les aspects éthiques de l’abandon d’un nouveau-né porteur de handicap à l’hôpital.

Mots-clés : Abandon, Côte d’Ivoire, Enfant, Éthique, Handicap.

Abstract :

The finding of a disability in the perinatal period has setbacks on the maternity plan and the relationship between caregivers and parents of the baby; creating an emotional shock. This shock, coupled with a generally depreciatory social perception of disability, sometimes leads to the rejection of the child. Such is the case of a newborn suffering from a disability abandoned by parents in the Pediatrics Department of the UHC of Bouaké, in June 2020. The Bioethics reflection undertaken here makes it possible to grasp the interactions between abandonment, responsibility and solidarity. It is a question of questioning ourselves on the meaning of extra-parental responsibility, in order to situate collective responsibility in the process of abandonment and invite an appropriation of the ethics of solidarity. This article aims to identify and then analyze, using qualitative, psychoanalytical and sociocritical methods, the ethical aspects of the abandonment of newborn with disability in hospital.

Keywords : Abandonment, Côte d’Ivoire, Child, Ethics, Disability.

Introduction

L’initiative de contribuer à la perpétuation de l’espèce humaine est en soi noble et salutaire. Dans des croyances religieuses tout comme celles dites scientifiques, la loi de la création continue, qui se matérialise par la reproduction sexuée entre les membres d’une même espèce, semble conférer une certaine responsabilité individuelle et communautaire. C’est au nom de cette double responsabilité que le projet de procréation concerne, au-delà du couple, la famille, la communauté et la société dans toutes ses composantes. Chacune de ces entités peut être sollicitée au nom du principe de solidarité qui exige un soutien inter-individu. Ce soutien est nécessaire dans le processus de la naissance, dans la mesure où la grossesse obéit à trois ordres existentiels : psychologique, biologique et social. Dès lors, le temps de la grossesse est une période « où l’on s’occupe de son corps, non parce qu’il est malade, mais parce qu’il œuvre dans un projet reconnu collectivement : mettre au monde un petit d’homme » F. Molénat (1998, p. 260).

Ainsi, parler d’assurance et de sécurité psychobiosociale revient à encadrer et accompagner le couple dans son projet de maternité. Pour ce faire, il faut un service de soins de qualité respectueux de la dignité humaine et la mise en place d’une politique sociale pour aider les couches les plus défavorisées. Mais ces dispositions sont parfois insuffisantes pour garantir la sécurité émotionnelle, surtout lorsqu’intervient un décalage entre l’enfant attendu et l’enfant réel. Il se trouve, en effet, que contre toute attente et en lieu et place d’un enfant sain, le couple doit faire face à un enfant qui devra vivre toute sa vie avec un handicap quelconque. Cette situation inattendue crée sidérations et peurs au sein du couple. C’est ce choc émotionnel que F. Molénat (1998, p. 231) met en évidence : 

Si la découverte d’un « défaut » chez l’enfant au cours de la grossesse ou à la naissance signe l’atteinte de l’équipement de base de ce nouvel être, elle touche radicalement les parents au plus profond d’eux-mêmes, mais aussi les soignants dans plusieurs registres de leur sensibilité, celle d’un professionnel et celle de tout être humain, parent potentiel.

À en croire cette pédopsychiatre, la réalité du handicap, traduite ici par le terme « défaut », ne laisse personne indifférent sur le plan émotionnel. En réponse à cette blessure intérieure et face au regard social différencié sur le handicap de l’enfant, la décision de son abandon est parfois opérée comme option de sécurisation du couple. Et lorsque la situation d’abandon de l’enfant est constatée dans un service hospitalier, une procédure est mise en place afin de trouver un point de chute favorable à son développement psychobiosocial. Pourtant dans les faits, notamment dans le processus de la prise en charge du bébé, l’on perçoit une certaine réticence et lenteur de certains acteurs quant aux actions à mener. Cela donne à constater une inadéquation entre la compassion émotionnelle et la résolution de l’urgence de l’action sociale et judiciaire. D’où les questions suivantes : faut-il, en effet, simplement se focaliser sur les regards de l’altérité quant au handicap présent et visible, sans égards pour l’avenir et le devenir du nouveau-né ? Si un enfant, au sens latin d’infans, est celui « qui ne parle pas encore », qui n’a pas demandé à naître, ne doit-il pas mériter toute l’attention du monde pour son bien-être actuel et à venir ? Que gagne-t-on véritablement à rejeter un bébé handicapé sans tenir compte des possibilités de transfiguration de son être ?

À partir de ces interrogations, nous nous sommes fixés comme objectif d’esquisser une réflexion sur fond des principes éthiques de la responsabilité et de la solidarité. Notre étude s’articulera ainsi autour de trois principaux axes. Tout d’abord, il s’agira, pour nous, de faire l’état des lieux sur les faits du handicap et de l’abandon d’enfant en rapport avec les procédures administratives. Par la suite, nous dégagerons, dans une approche analytique, les enjeux éthiques de l’abandon d’enfant. Enfin, nous proposeront des recommandations pour une gestion plus efficiente des cas d’abandon et de prise en charge d’enfant en situation de handicap.

1. Handicap et abandon d’enfant : entre faits et procédures administratives

La découverte du handicap chez le nouveau-né provoque parfois, chez les parents, des sentiments de culpabilité et de regret. Cette situation d’inconfort peut être la cause d’un abandon, si une vigilance de la part des professionnels de santé vient à manquer. Au-delà cette causalité particulière, quelles sont, en général, les motivations foncières qui pourraient justifier l’abandon d’enfant ? Face à un tel cas de figure, quelle procédure administrative importe-t-il de suivre ? Et entendu que les procédures administratives engagent souvent du temps, que se passe-t-il, dans l’expérience d’un cas d’abandon où le pronostic vital de l’enfant nécessite une intervention urgente ?

1.1. L’abandon d’enfant : un acte aux raisons variées

En 2016, la Revue d’Histoire de l’Enfance Irrégulière (RHEI) consacrait son numéro à la thématique de « l’abandon d’enfants du XIXe siècle à nos jours » Calenda (2016, p. 1). L’axe 3 de l’argumentaire exposait clairement les causes majeures de l’abandon. Selon cet axe, il existe deux grands ressorts du délaissement d’enfants, à savoir : « La pauvreté et la régulation de la taille des familles d’une part, la dissimulation des naissances hors-mariage et la stigmatisation des mères célibataires d’autre part » Calenda (2016, p. 2). En observant les causes susmentionnées, il est remarquable de souligner qu’une autre cause n’est pas prise en compte : l’abandon pour motif pathologique ou de handicap. En contexte africain, notamment en Côte d’Ivoire, l’abandon d’enfant, comme moyen de régulation de la taille de la famille se fait au prix de l’infanticide. Cependant, l’individu qui abandonne son enfant n’a certainement pas conscience qu’il s’agit d’une régulation de la taille de la famille. Tout cela prouve que les raisons économiques, culturelles, sociales et sanitaires constituent les principales causes d’abandon d’un enfant. 

En réalité, la naissance d’un enfant, au sein d’une famille, nécessite un minimum d’effort financier pour subvenir aux besoins de ce dernier. Lorsque le couple vit dans une extrême pauvreté, sans aide familiale ou communautaire, le choix de l’abandon peut être opéré pour ne pas laisser sa progéniture mourir de faim. Dans ce contexte, la majorité des abandons se fait hors du milieu hospitalier, soit aux carrefours des quartiers, dans les décharges et surtout les quartiers résidentiels, avec l’espoir qu’une famille de conditions aisées pourrait le secourir.

Quant aux raisons culturelles, il peut s’agir d’un enfant conçu sans avoir suivi certaines convenances familiales ou certains rituels exigés par la communauté d’appartenance (rite initiatique). Il peut être question d’enfant-inceste (grossesse issue de rapports entre père et fille, frère et sœur, cousin et cousine très proches, etc.). De fait, selon les croyances culturelles, ces enfants sont considérés comme des “enfants porte-malheur” et, par conséquent, s’en débarrasser serait l’ultime moyen de conjurer le mauvais-sort.

Relativement aux raisons sociales, elles renvoient particulièrement aux cas de maternités chez les adolescentes, d’infidélité dans le couple (qui aboutit aux naissances en dehors de la vie conjugale), et de grossesses non désirées. Au sujet de la maternité chez les adolescentes, il faut souligner que la grossesse d’une jeune fille vivant encore sous le toit familial est vécue par les parents de cette dernière comme un déshonneur et surtout lorsque l’auteur mis en cause refuse d’en assurer la paternité. C’est fort de cela que V. Delaunay (2009, p.38) affirme : « la peur du rejet familial et social (…) conduit les jeunes mères célibataires et les mères adultères à l’abandon du nouveau-né, voire à l’infanticide ». Dans la majorité de ces cas de figures, la mère abandonne l’enfant dans le service de maternité où l’accouchement s’est déroulé, sinon, le nouveau-né est abandonné dans un coin de la rue.

La dernière cause majeure d’origine pathologique, se trouve à cheval entre raison culturelle et raison psychoaffective. À ce niveau, la naissance d’un enfant mal-formé est très souvent interprétée par le corps social comme étant une malédiction et vécue par les parents géniteurs comme une sorte de trahison du projet de maternité. C’est ainsi que pris entre peur et découragement, les parents se réfugient dans une décision d’abandon de l’enfant handicapé. Dans une telle situation, entre en ligne de compte les facteurs financiers que nécessite la prise en charge médico-chirurgicale et socio-éducative de tels individus. Une analyse plus profonde de cette cause nous permet de faire un certain prolongement avec des déterminants sociaux. Il s’agit du traitement liminal réservé aux personnes vivant avec un handicap dans les sociétés en général et celles d’Afrique en particulier.

En somme, l’abandon d’enfant soufrant de handicap nous semble motivé, en plus de la cause directe qu’est le handicap, par des raisons indirectes comme la situation financière défavorable, les croyances culturelles mettant en avant une malédiction ancestrale ou divine, et le regard souvent dépréciatif de la société sur les personnes vivant avec handicap. Ainsi, l’abandon d’un enfant pour cause de handicap mérite une attention particulière, eu égard aux facteurs tant endogènes qu’exogènes. Si nul ne peut se soustraire au jugement d’abandon d’enfant, n’importe-t-il pas de rechercher les moyens idoines pour la prise en charge globale de l’enfant ? Quelle peut bien en être la procédure en milieu hospitalier ?

1.2. Procédure médico-légale en cas d’abandon d’enfant en milieu hospitalier en Côte d’Ivoire

En Côte d’Ivoire, l’abandon d’enfant en milieu hospitalier se présente sous deux formes : la forme directe et la forme indirecte. Pour ce qui concerne l’abandon direct, l’enfant est amené par un/les parent(s) biologique(s) ou un membre de la famille ou référé d’un centre de santé de niveau inférieur pour des soins. Dans un tel cas d’abandon, le Chef de Service saisit d’abord, à titre informatif, l’équipe des Assistants Sociaux, et lorsque la suite de la procédure l’exige, un rapport médical lui est adressé, devant déterminer un état de santé satisfaisant de l’enfant et la nécessité de lui trouver une famille ou une institution d’accueil. À son tour, le responsable du Service social porte l’information au Juge de tutelle qui ordonne l’activation de la procédure de placement de l’enfant abandonné.

C’est à partir de ce moment que le Service Social ouvre une enquête sociale ; et lorsque les parents restent introuvables à l’issue de l’enquête, il adresse un courrier au Juge de Tutelle (Juge des enfants) en y joignant le rapport médical. Ce dernier se rend personnellement dans le service ou désigne une équipe de son staff pour le constat. Après cette étape, le Juge ordonne au commissariat de la circonscription de mener une enquête à la suite de laquelle un Procès-Verbal lui est remis. Parallèlement, une démarche est mise en place auprès des institutions d’accueil afin de préparer le retrait de l’enfant. Une fois les enquêtes achevées, le Juge de Tutelle mandate une équipe des Assistants Sociaux du Service de la Protection Judiciaire de l’Enfance et de la Jeunesse (SPJEJ), qui se rend dans l’institution hospitalière où le retrait de l’enfant se fait en présence des personnes suivantes : le Chef de Service, une équipe de l’unité médicale, des Assistants Sociaux hospitaliers et judiciaires, ainsi qu’une équipe provenant de la famille ou l’institution qui aura pour charge d’accueillir l’enfant. Aussi, il faut préciser que le choix de l’institution relève du seul ressort du Juge de Tutelle et le lieu de placement de l’enfant reste confidentiel.

Relativement à la seconde forme, l’enfant est abandonné hors d’un service hospitalier et dès qu’il est retrouvé y est conduit sous la direction d’un service public de sécurité (Gendarmerie, Commissariat, Sapeurs Pompier) ou, au cas échéant, par une tierce personne. À la différence de la première forme où les enquêtes partent du Service Social de l’hôpital, c’est l’institution de sécurité concernée qui saisit le Juge de Tutelle qui, à son tour, coordonne la suite de la procédure avec les Assistants Sociaux du Service de Protection Judiciaire de l’enfance et de la Jeunesse. Le retrait, par contre, se fait suivant le même ordre que le cas d’abandon direct.

Selon l’Inspecteur Principal d’Éducation Spécialisée et Chef de Service Social du CHU de Bouaké, il n’y a pas de délai exigé pour toute la procédure. Cependant, il faut savoir que le risque d’infection nosocomiale étant élevé en milieu hospitalier, et la capacité d’accueil des malades étant limitée, le délai doit être raisonnable et ne pas excéder deux semaines, au risque de compromettre la santé de l’enfant et la prise en charge des “autres entrants”. Les schémas ci-après rendent compte de la procédure médicolégale décrite précédemment

Source : Fodio K. Sévérin (Inspiré de l’entretien avec l’inspecteur du Service social du CHU de Bouaké, 2021). 

Source : Fodio K. Sévérin (Inspiré de l’entretien avec l’inspecteur du Service social du CHU de Bouaké, 2021). 

Ces deux schémas illustrent les procédures des deux formes (directe et indirecte) d’abandon d’enfant. Avec lesdites formes, nous nous situons plus ou moins dans un contexte général sinon global afférant à la problématique d’abandon d’enfant porteur de handicap. Dans une logique d’analyse allant du général au particulier, nous voulons à présent toucher du doigt un cas d’abandon dont nous avons été témoin au Centre Hospitalier Universitaire de Bouaké.

1.3. Présentation d’un cas d’abandon dans le service de Pédiatrie du CHU de Bouaké

Il s’agit d’un enfant référé de la maternité de Koko ( un quartier à proximité du CHU de Bouaké qui abrite un Centre de Santé Urbain (CSU) doté d’une infirmerie et d’une maternité qui accueille les gestantes pour le suivi de la grossesse jusqu’à l’accouchement), depuis le 02 juin 2020 pour détresse respiratoire. La mère a fait cinq (05) consultations prénatales. Le bilan prénatal du groupe sanguin a donné un rhésus A positif et les Prophylaxies Anti Anémique et Anti Palus ont été réalisés. Aucune pathologie particulière n’a été révélée par l’échographie réalisée dans le courant du premier trimestre de grossesse. Quant à l’accouchement, il a été fait par voie basse et il s’agissait d’un nouveau-né de sexe masculin. L’évaluation de sa viabilité a mis en évidence un score d’Apgar 7/7 ; il pèse 2600g avec une taille de 49 cm et un périmètre crânien de 32 cm.

Une fois dans le Service, l’enfant est reçu avec sa mère par un médecin pédiatre. L’auscultation a mis en évidence une poly malformation, une agénésie des doigts, une fente palatine, un rétromicrognatisme et une détresse respiratoire modérée. Face à ces signes, le syndrome de Pierre Robin a été évoqué et des bilans ont été demandés. Ces bilans consistaient à faire la sérologie rubéole, le cytomégalovirus, une radio thoracique de face et une échographie cardiaque. Il faut noter qu’aucun de ces examens n’a été réalisé par les parents après avoir allégué qu’ils étaient à la recherche de fonds. Ainsi, après avoir pris en charge la détresse respiratoire, l’avis des chirurgiens pédiatres a été demandé quant au traitement des autres signes. Ceux-ci ont souhaité une prise en charge en externe.

C’est alors que la sortie de l’enfant a été décidée par le Service après trois (03) jours d’hospitalisation, soit le 05 juin 2020. Dans cette perspective, un appel a été lancé aux parents dans l’optique de leur prodiguer des conseils et même de leur remettre le bulletin de consultation ainsi que le calendrier de vaccination néonatale. Seulement, cet appel est resté lettre morte vu que ces derniers avaient insidieusement pris l’option d’abandonner leur enfant. En effet, jointe au téléphone par le médecin, la mère fit comprendre qu’elle serait de retour sous peu. Mais elle ne s’est pas présentée et refusait de prendre les appels. Ce fut le même scénario avec le père qui, après un premier contact téléphonique est resté sans nouvelle. C’est dans ce contexte que l’information a été portée au Service social du CHU et un rapport médical a été demandé au médecin traitant par le Chef de Service. Ce rapport a été produit le 12 juin 2020, soit dix (10) jours après, dans le Service de Pédiatrie. Dans le même courant, l’information a été donnée au Juge de Tutelle qui, selon la procédure connue des agents du Service social, devrait faire le retour pour ordonner l’enquête sociale. Après un délai de 52 jours d’attente, sans retour, soit le 04 août 2020, le Service Social saisit le Juge de tutelle dans un courrier établissant le rapport de l’enquête sociale.

Le 12 août, soit 08 jours suivants, le Juge de Tutelle a répondu au courrier en demandant au Service Social un complément de dossier, lequel a été fait le lendemain 13 août 2020. Le 14 août, après réception de l’ordonnance de placement de l’enfant, la Pouponnière de la ville a été contactée par le Service Social pour son placement provisoire.Ladite institution a demandé un certain nombre de documents administratifs, à savoir : la copie de l’ordonnance de placement produite par le Juge de Tutelle, le rapport médical, et le Procès-Verbal (PV) du poste de Police. Une requête a été introduite au Commissariat de Police de la circonscription, le 20 août 2020 afin de produire le Procès-Verbal qui sera fourni 08 jours après, c’est-à-dire le 28. Il faut remarquer qu’une semaine auparavant, notamment le vendredi 21 août 2020, l’équipe de la Pouponnière est passée pour le retrait de l’enfant sous réserve du PV de la Police. Ce retrait a été fait en l’absence de l’équipe du Service Social de l’institution hospitalière, car n’ayant pas été avertie de la date de sortie de l’enfant.

En somme, abandonné depuis le 05 juin 2020 dans le Service de Pédiatrie du Centre Hospitalier Universitaire de Bouaké, c’est 79 jours, soit deux mois et demi après, que l’enfant a été placé dans l’institution. Cette réalité dévoile une lenteur administrative qui apparait, aux yeux de l’agent médical, comme une banalisation de l’urgence et des risques sanitaires et psychobiosocial encourus par cet enfant.

1.4. L’urgence médicale à l’épreuve de la gestion administrative de cas sociaux en milieu hospitalier 

Le milieu médical est réputé pour sa promptitude, non seulement dans la prise en charge des patients, mais aussi pour la mise en place de stratégies de désengorgement des Services en vue d’accueillir de nouveaux entrants. Dans ce contexte, l’urgence peut se comprendre sous deux formes. Dans sa première acception, l’urgence médicale renvoie à un problème de santé dans lequel le diagnostic vital du patient est engagé ou menacé. Dans ce cas de figure, la solution réside dans une prise en charge thérapeutique et relève typiquement de la compétence médicale de l’Agent de santé.

Dans les circonstances où l’urgence doit être traitée conjointement par le corps médical, les travailleurs sociaux, les services juridiques et militaires, sa gestion prend une autre dimension. En effet, la prise en charge médico-socio-éducative d’un enfant abandonné en milieu hospitalier implique, a priori, la participation du corps médical. Une fois l’enfant médicalement stabilisé, les Agents du Service Social, les représentants de l’institution judiciaire (Juge de Tutelle et Service de Protection Judiciaire de l’Enfance et de la Jeunesse (SPJEJ), les Services de sécurité publique (Commissariat de Police, Gendarmerie, Groupements des Sapeurs-Pompiers), les institutions et organisations socio-éducatives d’accueil et de placement des enfants rentrent en action pour la prise en charge psychobiosociale de l’enfant.

Dans cette logique collaborative entre ces différents acteurs, surgissent des difficultés communicationnelles et relationnelles. Ces problèmes sont perceptibles à travers le cas typique susmentionné. L’administrateur suprême de cette procédure est le Juge de Tutelle, de qui doit émaner la décision finale de placement de l’enfant abandonné. La complexité de la procédure réside dans le fait que certains acteurs, notamment les Agents du service judiciaire et de sécurité publique soient hors de l’espace hospitalier. Cette externalisation vis-à-vis des réalités médico-hospitalière s’accompagne d’une approche différenciée de l’urgence.

Or pour les professionnels de santé, la lenteur dans le processus de placement de l’enfant abandonné dans le Service de Pédiatrie les confronte à plusieurs problèmes. Il s’agit notamment du risque d’infection nosocomiale du patient, des problèmes de développement psychomoteur, d’une occupation supplémentaire de lits d’hospitalisation. L’enfant étant appelé à poursuivre son développement psychobiosocial dans un cadre approprié qui est, soit la famille d’accueil soit les institutions agréées. Le corps médical ne saurait admettre qu’un enfant passe plus de deux (02) mois dans le Service pour des raisons administratives.

À l’analyse, ce manque de promptitude administrative est singulièrement consécutif à une difficulté communicationnelle. En clair, l’organigramme est fait de telle sorte que les deux pôles d’influence (les Médecins et le Juge de Tutelle) n’aient pas de cadre d’échange planifié en dehors des cas d’abandon. Bien qu’en contexte d’abandon, il est recommandé au Juge de Tutelle de faire le constat direct dans le Service d’abandon de l’enfant, il s’est avéré que l’observance de cette disposition n’est toujours pas respectée.

Il faut préciser que l’intermédiaire entre ces deux pôles susmentionnés est le Service Social Hospitalier qui est sous le contrôle du Juge de Tutelle. À ce niveau, il importe de relever qu’il existe une autre difficulté réelle dans les rapports interprofessionnels. Dans l’organigramme des collaborations, le Juge de Tutelle a, à sa disposition, des Agents du Service de Protection Judicaire de l’Enfance et de la Jeunesse, qui, en réalité, exécutent les charges sur le terrain. Mais selon les Agents du Service Social du CHU de Bouaké, avec lesquels nous avons collaboré dans le cadre de la présente étude, leurs collègues précités collaborent moins lors de la gestion des cas d’abandon. L’une des preuves est le retrait des enfants abandonnés dans le Service de Pédiatrie, souvent effectué à leur insu. Parallèlement, il n’existe presque pas de cadre d’échange sur la procédure de placement des enfants abandonnés en milieu hospitalier dont la gestion reste du seul ressort de l’autorité judiciaire. De même, les démarches de placement ne sont soumises à aucun délai de rigueur, ce qui rend aléatoire et fastidieuse la procédure de mise en institution. Tout cela n’est pas sans engendrer des préoccupations éthiques.

2. Enjeux éthiques de l’abandon d’enfant souffrant de handicap

La préoccupation éthique traverse tous les sillons de l’existence humaine à telle enseigne que l’on pourrait s’interroger de la façon suivante : De quoi n’y a-t-il pas d’éthique ? Qui plus est, quand il s’agit de l’abandon d’un enfant souffrant de handicap, la préoccupation éthique se trouve mise en exergue. Mais où situer ces soucis éthiques ? De la responsabilité directe des parents, mis en situation de “crise morale”, à une société contemporaine axée sur la performance humaine et refoulant ainsi les handicapés, – toutes choses qui constituent un “paradoxe éthique” – ne s’impose-t-il pas la question fondamentale suivante : Que faut-il faire pour redorer le blason d’une société inclusive ?

2.1. Abandon d’enfant pour handicap et responsabilité parentale

L’acte d’abandonner sa progéniture dans une structure sanitaire de prise en charge thérapeutique ou en dehors des centres de santé, s’apparente à un refus de l’étrangeté du corps de l’enfant et, parfois, à une prise de distance vis-à-vis de ce qui est considéré, selon les croyances, comme un sort maléfique. Autrement, l’abandon d’un enfant est une décision radicale ou un déni qui consiste à suspendre tout contact avec l’enfant, notamment celui en situation de handicap. Une telle initiative ne peut se soustraire à l’interprétation. Prendre la décision de porter une grossesse jusqu’à terme répond à un besoin de couple voire de complétude. La finalité de cette initiative est d’avoir l’assurance d’une descendance qui soit capable d’assumer la relève en cas d’absence et la continuité de la lignée biologique de la famille dans le processus de perpétuation de l’espèce. Cela se comprend du point de vue psychanalytique par une traduction en acte du « désir d’éternité ». En effet, tout individu étant mû par un désir psychique de perdurer dans l’existence par ricochet, du refus de la mort, se projette inconsciemment dans sa progéniture, levier de perpétuation de sa lignée. Cette projection se nourrit d’espoir de « l’enfant sauveur » et de « l’enfant miroir ».

Parler d’« enfant sauveur » témoigne du fait que l’enfant symbolise le désir psychique d’éternité parentale et la certitude de leur survie dans chacun de leur enfant et petits-enfants, de génération en génération. Ce phénomène que Freud nomme en psychanalyse « l’Immortalité du Moi » S. Freud (1970, p. 81) justifie alors toute la déception visible des parents qui, face au handicap, sont pris entre interrogations, culpabilités, déni, etc., et décision d’abandon. La psychanalyste S. Korff-Sausse (2008, p. 82) martèle précisément que

L’enfant handicapé n’offre pas ce lieu sûr. Il survit à ses parents, certes, mais sans être autonome, et sans les perpétuer. Il n’assure donc pas l’immortalité du moi, puisque d’une part les parents doivent se soucier de son sort au-delà de leur propre mort, et que d’autre part il n’aura vraisemblablement pas de descendance.

Accepter alors l’enfant handicapé, c’est supporter éternellement l’impuissance du moi et l’impossibilité d’une immortalisation au sein de sa communauté et des générations futures. Quant à l’expression « enfant miroir », elle nous vient des travaux de Korff-Sausse qui fait du miroir un symbole psychanalytique de la représentation. En effet, les parents expriment très souvent leur fierté lorsque des traits de ressemblance les lient à leur progéniture, soit du point de vue physique soit du point de vue comportemental. Ceux-ci se sentent ainsi valorisés.  Dans ce contexte, l’enfant est suivi avec intérêt par le parent en question, car il se reconnaît en lui. Mieux, les parents se glorifient face aux talents et valeurs humaines de leurs enfants. Au rebours, ils expriment leur désarroi quand ils ont en charge un enfant qui fait leur déshonneur au sein de la communauté humaine.  Parfois, l’enfant en situation de handicap est classé sous ce régime du déshonneur. D’où l’expression « miroir brisé » empruntée à la Psychanalyste Korff-Sausse.

Cette symbolique du miroir brisé traduit la méconnaissance ou la perte du reflet que l’enfant est censé représenter dans le subconscient parental. Elle écrit, à juste titre, que « l’enfant handicapé, tel un miroir brisé, renvoie à ses parents une image déformée dans laquelle ils ont du mal à se reconnaître, et partant, à reconnaître l’enfant attendu, l’enfant qui se situe dans leur filiation et qui doit les perpétuer après leur mort » S. Korff-Sausse (2008, p. 82). À en croire cette auteure, les réactions et décisions d’un couple confronté au cas d’un enfant atteint de handicap peuvent se comprendre du point de vue psychanalytique comme logiques et défensives, face à l’agression psychologique que provoque la rencontre entre l’enfant « idéal » attendu et celui « réel ». Toutefois, l’argument psychanalytique suffit-il à dédouaner les parents de toute responsabilité médicale et éthico-sociale ?

À ce niveau de notre analyse, on parlerait d’incrimination des parents que si la grossesse et le processus de la naissance sont compris comme un projet et un désir de maternité partagé entre partenaires. Ainsi, sur la base de ces deux variables que sont le projet de maternité et le désir de maternité, il est difficilement inconcevable que ce processus s’engage jusqu’à terme sans un suivi minimal du point de vue médical. Nous reconnaissons que la médecine n’a pas la solution à tous les problèmes de handicap. Toutefois, le suivi médical permet d’anticiper non seulement la découverte in utero de certaines pathologies handicapantes, mais aussi de débuter précocement l’accompagnement psychologique nécessaire. Certes, la rencontre inattendue avec un enfant en situation de handicap enclenche un mécanisme de résistance marqué par le déni et le refoulement selon les dires de Michel Manciaux. Cependant, la persistance de ce mécanisme de protection contre l’enfant handicapé « ne permet pas la mise en place de la résilience »M. Manciaux (2006, p. 12).

Par résilience, il faut comprendre, dans une approche psychologique, « la capacité de rebondir après un traumatisme (…) par étapes successives, évaluables, et mesurables » J.-L. Dubois et M. Ouattara (2014, p. 38). Elle est alors la stratégie la plus adaptée pour faire face au handicap de son enfant. De ce fait, les parents doivent trouver des ressources internes pour rebondir du choc émotionnel causé par le handicap de leur progéniture. C’est en l’absence de cette capacité de résilience que leur responsabilité est engagée en tant que parent géniteur et auteur d’abandon. Toutefois, cette responsabilité parentale est à nuancer avec les déterminants sociaux du handicap.

2.2. De la société orthonormée à l’handiphobie

Le 21e siècle se présente comme l’ère de la perfectibilité de l’homme avec les idéologies d’une société posthumaniste et transhumaniste. L’argument de fond de ces doctrines est que les sciences et les avancées biotechnologiques confèrent un super pouvoir à l’homme. Ce pouvoir biotechnologique doit être exploité et déployé pour compenser les irrégularités biologiques. Ce regard projeté sur la nature humaine semble discréditer les formes de vie qui sont considérées comme des « écarts à la norme »selon les propos de M. Bonnefoy (2017, p. 99). Ainsi, lutter contre la loterie biologique semble humaniste dans la mesure où il s’agirait d’aller à l’encontre du dictat de la nature vis-à-vis de l’espèce humaine. Cette volonté est salutaire à plus d’un titre, car elle vise à procurer un mieux-être à l’homme, en le mettant à l’abri de toute souffrance psychologique qui proviendrait d’un mal-être biologique.

Cependant, ce sentiment scientiste de vouloir corriger les imperfections biologiques nous parait comme une éthique de la bienveillance apparente et illusoire. Pour nous, c’est le continuum des idéologies eugénistes dont la source est dans les sociétés antiques et le nazisme hitlérien. Il s’agit d’un retour voilé des politiques d’épuration de la société initiées au 20e siècle en Europe. Les propos de Wendell-Holmes repris par Francis Fukuyama attestent bien cette réalité. « Nous voulons des individus qui soient en bonne santé, de bon naturel, émotionnellement stables, sympathiques et astucieux. Nous ne voulons pas d’idiots, d’imbéciles, de pauvres et de criminels » F. Fukuyama (2004, p. 156). C’est face à de pareils raisonnements que nous avançons l’idée d’une “société orthonormée” ou encore “société sur mesure”, qui serait aux-antipodes des valeurs éthiques de la solidarité et de non malfaisance. Dans cette société humaine construite sur des normes biologiques, les personnes en situation de handicap sont considérées parfois comme des déviants biologiques, car n’appartenant ni à l’axe des abscisses ni à celui des ordonnées. Ainsi, vivre avec un handicap, c’est être condamné à rester en dehors du plan social mis en place par des politiques et communauté handiphobe.

Par « handiphobie », nous désignons l’ensemble des comportements et mesures qui sont défavorables aux personnes en situation de handicap. Cela se perçoit en périnatalité par certaines conceptions nihilistes vis-à-vis de l’embryon et du fœtus. En effet, des législations permissives comme celles des États Unis d’Amérique, de la Belgique et, dans une certaine mesure, de la France, instrumentalisent ces entités en leur refusant le statut de personne humaine. Ce qui favorise la légalisation de l’avortement et notamment l’arrêt des grossesses au cours desquelles certaines pathologies handicapantes sont diagnostiquées. Nous faisons allusions ici à l’arrêt de grossesse dont le fœtus est porteur de trisomie 21.

Le nombre de naissances de bébés trisomiques serait en chute libre dans les dix dernières années (passé de 785 en 1990 à 355 en 1999) grâce à une politique de détection beaucoup plus large ; le nombre de trisomies 21 détectées in utero serait passé dans la même période de 17,8 pour mille grossesses à 25 pour mille. Ces statistiques, obtenues par une extrapolation statistique à partir de registres régionaux de malformations congénitales, confirmeraient la disparition annoncée des trisomiques, 95% des diagnostics ayant débouché sur des IMG. Pour certains auteurs, la sélection des enfants à naître est d’ores et déjà à l’œuvre. G. Gorincour (2013, p. 144).

À en croire Gorincour, la société sur mesure est bel et bien une réalité. Ne sommes-nous pas alors en droit d’affirmer que notre société est « handiphobe », c’est-à-dire impitoyable à l’égard des personnes handicapées ? Nous sommes certes, conscients des avancées en termes d’inclusion des personnes en situation de handicap, avec l’avènement des droits de l’homme ; cependant nous ne saurions cautionner la liminalité dont sont victimes les personnes en situation de handicap. Depuis les centres hospitaliers jusqu’aux institutions, en passant par les communautés et les relations intersubjectives, les sujets vivant avec handicap font très souvent l’objet de déni et de méfiance sous certaines formes. Si cela reste à vérifier dans les sociétés occidentales, dans les sociétés africaines par contre, notamment en Côte d’Ivoire, c’est un véritable fardeau d’être parents d’un enfant atteint de handicap. En dépit du travail de terrain que fait l’État à travers les Ministères et Direction de protection des personnes vulnérables, les Institutions internationales et les Organisations Non Gouvernementales (ONG), force est de constater que la société inclusive et la prise en compte des besoins de ces personnes restent un réel défi.

En somme, face à une société quasi-intolérante à l’égard du handicap et de celui qui le porte, nous pensons que la solution n’est pas de faire prévaloir les droits de ces personnes. Autrement dit, imposer la force de la loi pour faire respecter la personne en situation de handicap ne pourra que faire grandir le fossé entre les valides et celle-ci. Pire, la reconnaissance qu’exige leur situation ne serait que juridique et non humaniste et humanisant. Pour contribuer donc à atténuer la souffrance des parents dont l’enfant est en situation de handicap, il nous est loisible de proposer un ensemble de recommandations susceptibles de les accompagner.

2.3. Quelques recommandations pour une gestion efficiente des cas d’abandon d’enfant en situation de handicap

Parvenir à une gestion efficiente des cas d’abandon d’enfant en situation de handicap nécessite une implication effective de tous les acteurs dont les décideurs politiques, les travailleurs sociaux, les professionnels de santé ainsi que les parents directement concernés.

Aux décideurs politiques

Il importe, à cette catégorie d’acteurs, de :

  • veiller de façon concrète à l’avènement d’une société inclusive ;
  • inscrire, dans le système éducatif, des modules de formation sur les besoins des personnes en situation de handicap (reconnaissance, acceptation de la différence, participation à la vie, équilibre psychologique, etc.) ;
  • vulgariser les politiques de réadaptation à Base Communautaire (RBC) ;
  • développer des politiques d’accompagnement des parents d’enfant en situation de handicap et
  • créer des structures étatiques de prise en charge des enfants en situation de handicap.

Aux travailleurs sociaux

Par travailleurs sociaux, nous entendons les acteurs judiciaires et militaires, les agents des services sociaux, et les institutions étatiques et privées en charge des personnes en situation de handicap et de vulnérabilité. À leur endroit, nous formulons les recommandations suivantes :

  • créer un réseau d’alliance autour de l’enfant en y intégrant les parents ;
  • faciliter le placement institutionnel des enfants en situation de handicap avec une bonne stratégie de communication interprofessionnelle et
  • mettre en place une plateforme d’échange pluridisciplinaire en vue de discuter périodiquement sur les conditions de travail des uns et des autre autour de l’enfant handicapé et celui abandonné.

Aux professionnels de santé

Parce qu’ils se présentent comme étant en première ligne dans le constat et la gestion du handicap, ceux-ci doivent :

  • être vigilants sur les signes d’alarmes concernant le choc émotionnel parental face au handicap de l’enfant qui peut conduire à l’abandon ;
  • établir un cadre de sécurité émotionnelle par un travail de groupe autour de l’enfant et ses parents (travailler en réseau périnatal) ;
  • renforcer les capacités pour détecter en anténatal comme postnatal les cas de handicap et
  • fournir les informations nécessaires aux parents sur le handicap afin de faciliter la résilience parentale.

Aux parents

Les parents sont le « disque dur » de la résilience face au constat et à la gestion d’enfant porteur de handicap. À cet effet, ils doivent :

  • rentrer dans les projets de soins et se faire accompagner par des Assistants Sociaux et
  • respecter un suivi régulier des grossesses en faisant les examens et bilan demandés par les professionnels de santé.

Conclusion

Le phénomène d’abandon d’enfant en situation de handicap en milieu hospitalier reste un problème de société en Côte d’Ivoire. De nombreuses raisons ont été évoquées face à cette réalité. Il faut dire que les responsabilités sont partagées par différents acteurs intervenant dans le champ de la naissance. Ainsi, pour une gestion efficiente de l’abandon des enfants handicapés, il faut une synergie d’action depuis les professionnels de santé jusqu’au corps judiciaire, en passant par les travailleurs sociaux, les décideurs politiques et les parents. Lutter contre les attitudes d’abandon, c’est prendre conscience de la relation causale qui existe entre « la société orthonormée » et « l’handiphobie » sociale. La conséquence est immédiate. C’est que les personnes en situation de handicap sont dans une position de « liminalité » (Ni exclues ni intégrées dans la société) comme le souligne bien A. Blanc (2015, p. 63). La naissance d’un enfant condamné à vivre avec un handicap nécessite la mise en place d’actions solidaires et respectueuses de la différence. C’est à ce prix que notre humanité pourra contribuer à la résilience parentale en évitant les cas d’abandon afin de construire une société plurielle. Pour ce faire, nous en appelons au bon sens des uns et des autres, au respect de l’altérité sans distinction, en s’appropriant les recommandations formulées dans le présent travail.

Références bibliographiques

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LA PROBLÉMATIQUE DES TECHNOLOGIES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION (TIC) DANS LE BIOTOPE AFRICAIN

1. Jacques Gervais OULA

Université Marien NGOUABI (Congo-Brazzaville)

jacquesgervaisoula@gmail.com

2. Florent MALANDA KONZO

Université Marien NGOUABI (Congo-Brazzaville)

florentkonzo@gmail.com

Résumé :

Cet article est une réflexion sur la problématique des Technologies de l’Information et de la Communication dans le biotope africain. En effet, amorcée timidement au début du XIXe siècle avec la découverte du téléphone par l’Américain Bell, la communication a par la suite fait l’objet d’une industrie. Depuis lors, l’information est devenue transportable. Elle se livre à travers le monde sur fond d’une communication à partir des outils technologiques comme la radio, la télévision, le téléphone, l’ordinateur, l’internet, etc. Tous ces outils technologiques globalisés constituent ce que l’on appelle aujourd’hui les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). Celles-ci ont donné lieu à des grandes industries de pointe, lesquelles se hissent aujourd’hui au rang des firmes les plus géantes de la planète. Cependant, ces industries de TIC sont presque inexistantes en Afrique et la majorité de sa population n’y a pas accès. Devant cette réalité, la question qui se pose ici est la suivante : pourquoi l’Afrique est-elle quasi absente à la fois dans la fabrication et dans l’accès aux TIC ? Comment et moyennant quoi les africains peuvent-ils combler ce déficit ? Et en guise de solution, il sied de dire que les politiques d’investissements économiques en Afrique devraient être orientées à l’avenir dans ce secteur porteur d’emplois susceptible de contribuer efficacement au rapprochement du genre humain dans la perspective même de la construction d’un village planétaire.

Mots-clés : Biotope africain, Injustice, Justice distributive mondiale, Technologies de l’Information et de la Communication, Village planétaire.

Abstract :

This article is a reflection on the problem of information and communication technologies (ICT) in the African biotope. Indeed, initiated timidly at the beginning of the 19th century with the discovery of the telephone by the American Bell, communication subsquently became the subject of an industry. Since then, information has become tranportable. It takes place throughout the world against the backdrop of communication using technological tools such as radio, television, telephone, computer, internet, etc. All these globalized technological tools constitute what we call today Information and Communication Technologies (ICT). These gave rise to large cutting-edge industries which today rise to the rank of the most giant firms on the planet. However, these ICT industries are almost non-existent in Africa and the majority of its population does not have access. Faced with tis reality, the question that arises here is the following: Why is Africa almost absent both in manufacturing and in access to ICT? How and by what means can Africans fill this deficit? And as a solution, it is appropriate to say that economic investment policies in Africa should be oriented in the future in this employement-producing sector likely to contribute effectively to the rapprochement of humankind in the very perspective of the construction of a global village.

Keywords : African biotope, Injustice, Global distributive justice, Information and Communication Technologies, Global village.

Introduction

Dans un article consacré à Géopolitique Africaine intitulé « La mondialisation comme histoire, la mondialité comme culture », C. Z. Bowao (2007, p. 307), relève :

L’humanité est véritablement Une, même s’il reste des problèmes d’extension des possibilités techniques de communication avec certains points du globe. Du tour du monde à la « Magellan » au tour du monde via le réseau Internet, on ne peut que se féliciter de ce rajeunissement de l’esprit humain, porteur d’une contraction culturelle qui élargit les possibilités de l’intercompréhension humaine, chaque jour un peu plus.

En scrutant cette assertion bowaoenne, tout porte à croire que le monde est devenu incontestablement un « village planétaire ». La validité scientifique de cette thèse a été rendue possible grâce aux technologies de l’information de la communication encore appelées TIC. En effet, depuis les Temps Modernes jusqu’en ce début du vingt-unième siècle, les techniques de l’information et de la communication ont connu une évolution spectaculaire. Elles nous confirment chaque jour que le monde est « un village planétaire ». Ce discours de C. Z. Bowao articulé sur fond de « la mondialisation comme histoire, la mondialité comme culture » trouvera bien un écho favorable dans le sillage de la philosophie africaine. Parmi les philosophes qui s’inscrivent sur les pas de C. Z. Bowao, il faut citer J.-B. Malenge Kalunzu, auteur d’un ouvrage non moins magnifique, Philosophie africaine, philosophie de la communication. L’universel au cœur du particulier. Dans cet ouvrage, J.-B. Malenge Kalunzu, à l’instar de C. Z. Bowao, dévoile le rôle majeur que jouent les technologies de l’information et de la communication non seulement dans la connaissance et la compréhension de l’intersubjectivité, mais aussi dans la saisie de ce « village planétaire » que représente le monde actuel. Aussi souligne-t-il (2012, p. 20) :

De ce lieu privilégié de la gestion de la parole publique, l’attention s’éveille aux exigences et aux défis de la communication comme aéropage contemporain pour l’intersubjectivité et l’échange entre mondes vécus. On éprouve bien le sentiment de toucher du doigt le « village planétaire » dont parle la sociologie. Le séjour dans la production médiatique oblige à penser le problème du respect de soi des sujets, des identités collectives et individuelles.

Toutefois cette assertion bowaoenne nous met également en alerte sur l’existence des problèmes d’extension des possibilités techniques de communication avec certains points du globe. Parmi ces points du globe qui manifestent un déficit certain dans les outils de communication, le soupçon pèse sur l’Afrique. Car l’Afrique semble être le continent le plus arriéré sur le plan technologique. Il sied de rappeler en effet que ces outils de communication sont la radio, la télévision, le téléphone, l’ordinateur, l’internet. Tous ces outils ont donné naissance à des grandes industries encore appelées « industries de pointe », lesquelles se hissent aujourd’hui au rang des firmes les plus géantes de la planète.

À l’évidence, les progrès technologiques les plus décisifs et les pointus qui se réalisent en ce début du vingt-unième siècle, concernent entre autres les domaines des Technologies de l’Information et de la Communication. Ces progrès sont réalisés dans les industries qui utilisent les technologies assez pointues. Aussi la réflexion sur les TIC augure d’un intérêt capital elle est devenue un concept majeur qui fait autorité dans notre agir communicationnel transfrontalier. Aujourd’hui, aucun pays au monde ne peut plus se passer des TIC. Autrement dit, le pays qui envisagerait ou adopterait une telle posture prendrait le risque de se marginaliser. Or, une vue panoramique sur tous les continents du globe laisse entrevoir que l’Afrique est le continent qui manifeste une grande faiblesse dans le domaine des TIC. Car non seulement les industries des TIC sont presque inexistantes dans ce « continent-berceau de la civilisation » (C. A. Diop, 1987, p. 43), mais encore la grande majorité de sa population n’y a pas accès. Ainsi, avec ce déficit des TIC dans le biotope africain, les questions que nous nous posons sont les suivantes : pourquoi l’Afrique est-elle quasi absente à la fois dans la fabrication et dans l’accès aux TIC ? Comment et moyennant quoi ce déficit des TIC en Afrique peut-il être comblé ? C’est dans cette perspective que nous formulons trois hypothèses.

La première consiste à montrer que cette absence des TIC en Afrique résulte de la mauvaise gouvernance des États africains ou d’un manque de volonté politique quand bien même le continent dispose des ressources nécessaires pouvant contribuer pleinement au développement des TIC. La deuxième hypothèse s’articule sur le fait que l’absence des TIC en Afrique est en dernière analyse un problème de justice distributive à échelle mondiale puisque le continent en tant que tel est un particulier au cœur de l’Universel. C’est à ce niveau que la problématique des TIC en Afrique touche inéluctablement à la question des droits de l’homme. La troisième porte sur les enjeux philosophiques des TIC dans le processus de développement socio-économique de l’Afrique. Pour mener à bien cette réflexion, nous adoptons ici la méthode analytique. Le plan qui s’offre à nous se décline autour de quatre axes de réflexion : la clarification des concepts, l’état des lieux des TIC dans le monde actuel, la justification du déficit des TIC en Afrique et les enjeux philosophiques et socio-économiques des TIC en Afrique.

1. Esquisse d’une clarification conceptuelle

Cet article dévoile trois concepts qui nécessitent une clarification certaine. Le premier concept est celui de problématique. C’est un concept majeur de la tradition philosophique, car toute théorie suppose un travail de problématisation. Le Dictionnaire de philosophie de N. Baraquin, A. Baudart, J. Dugué, J. Laffite, F. Ribes et J. Wilfert (2005, p. 274-275) donne à ce concept de problématique trois sens majeurs. Le premier sens nous renvoi à ce qui fait signe, à ce qui suscite une difficulté dont la solution est incertaine. Le deuxième sens, signifie le caractère d’un jugement tel qu’on pose l’affirmation ou la négation comme simplement possibles (par opposition à assertorique et apodictique). C’est le caractère d’un concept ne renfermant pas de contradiction, mais dont la réalité objective ne peut pas être connue. Le troisième sens qui est purement substantiel fait signe à la façon d’articuler un ensemble de questions ou de problèmes en les référant à des concepts précisément déterminés.

Le deuxième concept à clarifier est le groupe de mots, Technologies de l’Information et de la Communication. De façon particulière, technologie vient étymologiquement du grec technè : art et logos : discours. Le terme signifie donc l’étude des procédés techniques dans leurs caractères généraux et dans leurs relations avec le développement des civilisations. Dans son dernier sens, elle fait signe à l’étroite relation des techniques les plus récentes aux sciences. Le deuxième terme, information, est définie par T. Maulnier (1976, p. 121) comme étant une

action qui fournit à l’individu, à une collectivité, ou à un appareil conçu à l’image de l’être vivant, doué d’une capacité de choix et de calcul, les données dont le tri et l’élaboration permettent de trouver une solution de faire face à une situation, de déterminer une conduite.

Le troisième terme, communication, vient du latin communicatio : action de faire-part et de communicare : mettre en commun. La communication se donne à lire comme l’action de communiquer, voire le résultat de cette action. Comme le souligne Mvouezolo Mikembi Nkueti (1989, p. 38), « très tôt, l’homme a senti le besoin de communiquer avec les autres. Apparemment, communiquer est l’action de transmettre les messages à un destinataire ».

D’une manière générale, les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) regroupent l’ensemble des outils, services et techniques utilisés pour la création, l’enregistrement, le traitement et la transmission de l’information. Il s’agit de l’informatique, d’Internet, de la radio-télévision et des communications. Aujourd’hui, on parle également de Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) pour désigner les outils qui sont nés du rapprochement de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel, tels que les Smartphones, les micro-ordinateurs, les tablettes, etc.

Le troisième concept qui entre dans ce jeu de clarification conceptuelle est celui du biotope africain. En effet, le concept de biotope africain vient de deux termes : biotope et africain. Suivant le dictionnaire numérique Wikipédia, un biotope (du grec ancien : βίος/bíos, « vie », et Τόπος/tόpos, « lieu ») est un lieu de vie défini par des caractéristiques physiques et chimiques déterminées relativement uniformes. Ce milieu héberge un ensemble de formes composant la biocénose : flore, faune, fonge (champignons), et des populations de micro-organismes. Un biotope et la biocénose qu’il accueille forme un écosystème (https://fr.wikipedia.org/wiki/Biotope). Pour dire vrai, le biotope est un milieu de vie. Quant au terme africain, il est utilisé dans un sens ethnique pour désigner les individus ou populations d’ascendance exclusivement ou majoritairement africaine. En outre, le biotope africain fait signe au milieu de vie africain. Après cette clarification conceptuelle, bornons-nous à présent à faire un état des lieux des Technologies de l’Information et de la Communication dans le monde actuel.  

2. L’état des lieux des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans le monde actuel 

C’est dans son article intitulé « L’Afrique Subsaharienne : les défis de la communication » publié dans Géopolitique Africaine, N° 37, juillet-septembre 2010, que F. Benhala (2010, p. 343-353) a fait le procès des Technologies de l’Information et de la Communication en Afrique. Cet état des lieux laisse entrevoir de façon générale que le niveau des TIC dans le biotope africain reste insuffisant. En effet, son état des lieux sur les TIC en Afrique porte sur l’année 2010 et porte notamment sur la radio, la télévision, l’Internet et le téléphone mobile. Nos propres investigations sur la question dévoilent clairement que les pays africains ne disposent pas de grands constructeurs dans le domaine des Technologies de l’Information et de la Communication.

Au niveau de la télévision par exemple, l’Afrique reste inexistante dans la fabrication des téléviseurs car les principaux fabricants des téléviseurs au monde sont bien connus. Il s’agit notamment du groupe sud-coréen Samsung qui occupe le premier rang mondial en fournissant 20% de la production mondiale. Samsung est le premier fabricant au monde d’écrans LCD depuis 2002 ainsi que premier fabricant d’écrans OLED avec 93,3% de parts de marché en 2018, notamment grâce à Apple et Huawei. Depuis 2006, Samsung est le premier vendeur mondial de télévisions. Le deuxième rang mondial est occupé par un autre groupe sud-coréen, LG Electronics, qui fournit 13% de la production mondiale. Le troisième rang mondial est occupé par le groupe japonais Sony avec 9%. Le quatrième, le cinquième et le sixième rang reviennent respectivement aux groupes japonais Panasonic Corporation, Toshiba et Sharp qui fournissent chacun 7% de la production mondiale. Le groupe chinois TCL et le groupe néerlandais Philips fournissent également chacun 4% de la production mondiale. Ces mêmes fabricants des téléviseurs dominent également le secteur de la fabrication des radios.

De même, au niveau de la téléphonie mobile, l’Afrique est complètement absente. Les trois grandes firmes de fabrication des Smartphones qui font autorité aujourd’hui dans le monde sont non-africaines. En effet, parmi les constructeurs mondialement connus, on note le fabricant sud-coréen Samsung qui est aujourd’hui le premier vendeur de téléphones mobiles et Smartphones, notamment grâce à la popularité de ses modèles Samsung Galaxy. Cette entreprise est également le premier vendeur de tablettes en Europe, légèrement devant Apple depuis 2017 et deuxième dans le monde. À côté de Samsung, il y a Huawei, fabricant chinois classé en 2018 comme le deuxième constructeur mondial des Smartphones derrière Samsung et devant Apple. Cette entreprise chinoise fondée en 1987 a son siège social à Shenzhen en Chine. Sa contribution est d’une importance majeure dans le domaine des Technologies de l’Information et de la Communication du biotope chinois. Apple est une entreprise multinationale américaine qui occupe le troisième rang mondial dans la fabrication des Smartphones. Son produit célèbre et le plus connu dans cette optique est l’iPhone dont la dernière version, l’iPhone XR, est le plus grand Apple jamais créé. Tous les autres grands constructeurs de téléphone mobile qui sont derrière Apple ne sont pas également africains. Certes des entreprises assemblent des Smartphones en Égypte, en Éthiopie, en Algérie, en Afrique du Sud et au Congo-Brazzaville, mais elles importent tous les composants de l’extérieur. Pour dire vrai, les premiers Smartphones 100% fabriqués en Afrique ont été lancés au Rwanda le 8 octobre 2019. Ces téléphones sont fabriqués par la société technologique Mara Group. Il s’agit vraisemblablement des Smartphones Mara X et Mara Z utilisant le système d’exploitation Androide de Google. La société technologique Mara Group se présente aujourd’hui comme le premier fabriquant des Smartphones en Afrique avec une technologie importée. D’ailleurs lors de la visite de l’usine de fabrication de ces téléphones, le PDG de Mara Group a déclaré à l’agence de presse Reuters que : « Nous sommes en fait les premiers à faire de la fabrication. Nous fabriquons les cartes mères, nous fabriquons les sous-cartes pendant tout le processus (…) il y a plus de 1000 pièces par téléphones » (https://www.bbc.com/afrique/region-49972144). L’espoir est donc permis de croire que cette entreprise de la téléphonie mobile amorcée par le Rwanda pourra bien gagner les autres pays africains. Aussi F. Benhalla (2010, p. 350) n’aura-t-il pas tort en soulignant :

L’Afrique tente par tous les moyens de rattraper son retard technologique en matière de télécommunications avec de réels progrès sur le plan des téléphones mobiles et des efforts encore insuffisants en ce qui concerne l’Internet. Il est vrai que parfois le téléphone mobile a remplacé, dans certains pays, le téléphone fixe en raison, soit des guerres civiles ou par manque d’équipement en centres téléphoniques et en lignes. Le Monde a titré récemment sur « L’Afrique, nouvel Eldorado de la téléphonie mobile.

À la lumière de ce qui précède, tout se confirme que le continent africain est quasi absent dans la fabrication des téléphones mobiles. Son rôle majeur dans cette optique se limite uniquement à la consommation. Finalement, l’Afrique loin d’être un fabricant de téléphones mobiles reste tout au moins un consommateur.  

Dans le domaine de l’Internet, la thèse de F. Benhalla trouve d’avantage sa correspondance dans le réel. Car l’Afrique est aussi en retard dans ce secteur puisqu’aucune entreprise africaine ne figure parmi les vingt-cinq premières entreprises mondiales. D’ailleurs, les dix premières entreprises mondiales suivantes ne sont pas africaines : Amazone spécialisée dans le commerce électronique est la plus grande entreprise de vente au détail en ligne au monde. Elle a son siège à Seattle, à Washington (USA). Google, la plus connue des sociétés d’Internet spécialisée dans la recherche, a son siège est à Mountain View, en Californie (USA). Facebook qui est la plus grande société des médias sociaux au monde a son siège à San Jose en Californie (USA).

Tencent, société chinoise spécialisée dans les médias sociaux a son siège à Shenzhen, à Guangdong (Chine). Alibaba qui est la plus grande entreprise de commerce électronique en Asie a son siège à Hangzhou, en Chine. Baidu, société chinoise spécialisée dans la recherche a son siège à Beijing (Chine).  Le Goupe Priceline, spécialisé dans les voyages est une société américaine qui a son siège à Norwalk, CT (USA).  EBay, société spécialisée dans le commerce électronique a son quartier général à San Jose, Californie (USA). Netflix, société spécialisée dans le divertissement a son siège à Los Gatos, Californie (USA).  Expedia, société spécialisée dans le voyage a son siège à Bellevue, à Washington (USA).

De plus, nous aurons tort de parler de l’Internet sans pour autant parler de l’ordinateur, cet outil à partir duquel son application était rendue possible bien avant son application à partir du téléphone mobile. Dans cette perspective, il faut aussi dire que l’Afrique ne figure pas parmi les constructeurs d’ordinateurs. Les constructeurs mondiaux d’ordinateurs connus sont : Apple (USA), Dell (USA), Hewlett (USA), Asus (Taïwan), Fujitsu (Japon), Clevo (Taïwan), Ekimia (France), Gygabite (Taïwan), Acer (Taïwan), Packard (Taïwan), Bell (Taïwan), MSI (Taïwan), Keynux (France), LDLC (France), PCLF (France), WHY ! (Suisse), Samsung (Corée du Sud), Toshiba (Japon), Sony (Japon), Lenovo (Chine), Medion (Allemagne). Parler de l’Internet en Afrique ne se limite qu’au niveau de la consommation avec un pourcentage de consommation très faible. D’ailleurs dans cette perspective, F. Benhalla (2010, p. 349) fait observer en substance que :

Les statistiques publiées à la fin de 2009 concernant l’usage d’Internet en Afrique indiquent qu’il y a 1,7 milliard d’utilisateurs dans le monde dont 86 millions sur le continent africain ou seulement 5% du nombre total des connectés au Net. Ces chiffres incluent les pays arabes qui font d’ailleurs partie des 10 pays en tête pour ce qui est de l’usage d’Internet sur le continent africain. Ces dix pays sont : Égypte, Nigéria, Maroc, Afrique du Sud, Soudan, Algérie, Kenya, Tunisie, Ouganda, Zimbabwe.

Cette absence de l’Afrique dans un secteur industriel aussi pointu comme celui des Technologies de l’Information et de la Communication constitue en soi un véritable problème philosophique. Tout porte donc à croire que toutes les traditions philosophiques négro-africaines n’avaient pas imaginé, théorisé, élaboré, voire mis en musique une philosophie de l’information et de la communication. Si cette philosophie avait été véritablement inventée, elle aurait pu s’appliquer sans la moindre difficulté aux technologies de l’information et de la communication. Devant cette absence de l’Afrique dans la fabrication des Technologies de l’information et de la communication, le philosophe, voire surtout le philosophe africain ne peut qu’éprouver un sentiment de révolte, la révolte au sens où R. Boa Thiémélé (2010, p. 9) l’appréhende :

En effet, le révolté proteste contre le désordre qui règne dans le monde, contre la souffrance ou l’avancée des ténèbres. De façon générale, l’homme révolté revendique l’ordre, le bien et le bonheur dans un monde où règnent plutôt le malheur, le mal et le désordre. L’individu proteste contre le déséquilibre et la dysharmonie introduits dans le monde par le mal. Il proteste par ailleurs contre le fait établi dans lequel il ne reconnaît guère de sens. Dans la révolte, l’individu s’insurge contre une fatalité qui accable les innocents et les faibles. Le révolté veut mettre fin au scandale du mal, il veut mettre fin à l’injustice.

Si la révolte de R. Boa Thiémélé porte sur la sorcellerie, la nôtre quant à elle porte sur la misère qui se manifeste sur fond d’une absence remarquée d’industries des Technologies de l’Information et de la Communication dans ce biotope africain. Nous pensons à bon escient que seule la philosophie peut donner une réponse adéquate susceptible de surmonter une telle misère. Comme le souligne davantage R. Boa Thiémélé (2015, p. 30), « si la philosophie a un sens, c’est dans la mesure où elle donne réponses aux problèmes que nous rencontrons autour de nous ou en nous, dans un questionnement permanent des évidences ». Déjà bien avant lui, le professeur E. Njoh-Mouelle (1970, p. 88) en quête d’une mentalité neuve faisait remarquer dans cette même optique que « la philosophie ne trouve son sens que dans un contexte de crise et d’écroulement ». Devant le déficit des TIC en Afrique tel que cet état des lieux le rend manifeste, il nous faut analyser à pas feutrés le pourquoi et le comment d’une telle misère. Cette ascèse laisse entrevoir in fine que le déficit des TIC en Afrique est à la fois un problème de manque de volonté politique des gouvernements des États africains et de justice distributive à l’échelle mondiale. Telle est la toile de fond de nos hypothèses formulées dans ce travail de recherche.

3. La justification du déficit des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) en Afrique

Dans la préface consacrée à l’ouvrage de D. Noumbissié Tchamo, Justice distributive ou solidarité à l’échelle globale ? John Rawls et Thomas Pogge, S. Chauvier fait remarquer que si l’on nous parlait d’un pays dans lequel 45% des habitants n’ont droit qu’à 5% du revenu national, tandis que 20% se partagent 75% de celui-ci, nous serions sans doute enclins à nous représenter ce pays comme un vestige oublié de l’âge féodal ou comme quelque tyrannie ploutocratique particulièrement brutale. L’idée que ce pays puisse être juste et bien ordonné ne nous viendrait certainement pas à l’esprit. Des pays de ce type existent peut-être encore dans le monde présent. Mais ce qui est certain, c’est que le monde lui-même, pris comme un tout, ressemble à un pays de ce genre : à l’échelle du monde, 5% du revenu mondial est absorbé par 45% de la population mondiale, soit 3 milliards de personnes qui, pour cette raison, vivent avec moins de 1,75 euros par jour, tandis que 20% des habitants de la planète se partagent 75% du revenu mondial.

À travers ces données statistiques de la répartition des revenus des populations à l’échelle mondiale, Chauvier se pose en conséquence deux questions essentielles : le monde est-il pour cela un vaste système féodal ou une tyrannie ploutocratique globale particulièrement brutale ? Le monde est-il si évidemment injuste et mal ordonné ? En guise de réponses à ces deux interrogations, Chauvier précise avant tout que le monde n’est pas un pays. C’est une pluralité d’États et non pas un vaste pays, voire un État cosmopolite. Par cette différence, il en résulte donc que ce qui est injuste à l’échelle d’un État peut ne pas l’être à l’échelle internationale. L’État est en principe un pôle de responsabilité et celui-ci exclut l’injustice. Cela signifie que si des écarts importants apparaissent entre le niveau de bien-être de populations de différents États, ces écarts ne peuvent être imputés à un ordre distributif mondial injuste, mais, simplement, à la responsabilité des États concernés. Telle est la thèse qui fait autorité chez le philosophe américain John Rawls, laquelle a été jugée suffisamment paradoxale par un auteur proche de lui, Thomas Pogge (S. Chauvier, 2012, p. 13). En effet, face au refus rawlsien d’une justice distributive mondiale, refus fondé sur l’affirmation de la pleine responsabilité des États en matière de justice économique et sociale domestique, Pogge (2005, p. 14) a argué de l’existence d’un système institutionnel économique et social global, bridant la responsabilité des États et entretenant, voire aggravant l’inégalité économique entre États pour avancer que l’idée d’une justice économique et sociale globale avait un sens, que l’exigence d’égalité ou d’équité ne devait pas seulement s’imposer à l’échelle de chaque État, mais aussi à l’échelle globale, entre tous les États et tous les hommes. Ce débat capital entre Rawls et Pogge est au centre de l’ouvrage même de D. Noumbissié Tchamo. Cet ouvrage nous installe protocolairement dans la problématique des Technologies de l’Information et de la Communication dans le biotope africain, mais nous sert aussi de tremplin pour examiner objectivement ladite problématique.

En effet, en restant du côté de Rawls (1999, p. 108) qui pense qu’« il n’existe probablement aucune société dans le monde – à l’exception des cas marginaux – dont les ressources soient si rares qu’elle ne puisse, si elle était raisonnablement et rationnellement gouvernée, devenir bien ordonnée », nous arguons que l’ordonnancement des TIC dans les pays africains reste avant tout un problème des gouvernements de États africains qui ne parviennent pas à s’organiser efficacement dans la perspective du développement économique. C’est assurément pour cette raison que dans la Préface consacrée à la Justice distributive ou solidarité à l’échelle globale ? de D. Noumbissié Tchamo, S. Chauvier (2012, p. 13) écrit :  

Insatisfait, comme beaucoup, par la position tranchée de Rawls, il ne gomme pas cependant ce qui est impliqué par cette position, à savoir qu’on ne peut dédouaner les gouvernements de toute espèce de responsabilité dans la situation économique des populations dont ils ont la charge.

Certes la responsabilité des gouvernements des États africains est de mise sur ce déficit ou cette inexistence des TIC en Afrique, mais il n’en demeure pas moins que les États nantis soient aussi indexés comme responsables de la situation économique des pays pauvres dans l’ensemble. D’ailleurs, dans cette perspective, S. Chauvier (2012, p. 13-14) fait observer :

Ce que Pogge avance et que M. Noumbissié reprend à son compte, c’est que les États les mieux nantis sont complices de la mauvaise gouvernance des États les plus pauvres, parce que le système financier et économique mondial favorise voire encourage la corruption des gouvernants.

Les cas les plus éloquents qu’il cite dans cette optique sont ceux du « Commonwealth » et de la « France-Afrique ». Il ressort que le « Commonwealth » est un cadre d’influence pour faire régner un colonialisme au sens d’une souveraineté bridée de ses membres par la puissance coloniale, c’est-à-dire la Grande-Bretagne. L’équivalent du « Commonwealth » dans le monde francophone est la « France-Afrique ». C’est un système de domination mis en place par l’Elysée au temps de Général de Gaulle durant les périodes qui ont suivi la période coloniale. Ce système non seulement a mis au pouvoir des dictateurs, mais a aidé aussi beaucoup de pouvoirs oppresseurs à s’y maintenir. C’est pourquoi, R. Dumont (1988, p. 141) souligne à ce propos que « Nkrumah, Lumumba, Sankara : les africains qui n’acceptent pas le néocolonialisme, le système économique dominant, on les tue ».    

Après notre lecture sur les thèses de Rawls, Pogge et  Noumbissié, nous parvenons finalement à formuler la thèse selon laquelle le déficit des TIC dans le biotope africain reste un problème non seulement des gouvernements des États africains qui brillent par la mauvaise gouvernance de leurs États respectifs, mais encore des pays développés qui ne cessent d’instaurer un ordre économique injuste susceptible de creuser davantage les écarts de développement économique entre pays riches et pays pauvres. In fine, il s’agit là en dernière analyse d’un problème de justice distributive concernant les peuples dans un monde social globalisé. Ce problème de manque de justice distributive à l’échelle planétaire soulève ipso facto le problème des droits de l’homme. Car l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule que :

Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays.

Tel est l’article sur lequel repose donc toute l’argumentation de Pogge et qui est susceptible de battre en brèche les thèses formulées par Rawls. De même, l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme lui sert également de tremplin pour soutenir davantage sa thèse. En effet, cet article souligne que : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » (D. Noumbissié Tchamo, 2012, p. 49). Partant donc de ces deux articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la problématique des TIC en Afrique cesse d’être une problématique uniquement africaine pour devenir une problématique mondiale. Car les peuples africains à l’instar des autres peuples du monde sont en droit d’obtenir une satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels utiles à leur dignité. Finalement, c’est parce que cette problématique des TIC en Afrique touche le problème des droits de l’homme qu’elle devient aujourd’hui l’un des enjeux majeurs de la philosophie.

4. Les enjeux philosophiques et socio-économiques des Technologies de l’Information et de la Communication en Afrique

Dans La philosophie africaine de la période pharaonique 2780-330 avant notre ère, le professeur T. Obenga (1990, p. 17) souligne :

Le travail de notre génération ne doit donc pas s’articuler exclusivement autour de l’ « ethnophilosophie » et de l’œuvre tempelsienne. C’est au contraire un travail difficile et complexe qui doit (…) développer une philosophie favorable à la liberté et au progrès en Afrique.

Parmi les domaines qui nécessitent cette philosophie favorable à la liberté et au progrès figure en bonne place les TIC qui restent sans appel une problématique majeure de l’histoire contemporaine de la philosophie africaine. Pour s’en convaincre, le IIIe Séminaire Scientifique de Philosophie tenu à Kinshasa du 29 novembre au 03 décembre 1987 était axé essentiellement sur la Philosophie et la communication sociale en Afrique. Déjà, dans son discours d’ouverture, le professeur Mudiji Malamba Gilombe, Chef de Département de PRA/FTCK et Président du Comité d’Organisation dudit séminaire, relevait en substance que non seulement ce thème était d’une brulante actualité mais encore, sa nécessité était ultime :

La Communication Sociale sous ses diverses facettes est constitutive de la personne et de la vie humaine. La vie de l’homme ne peut pas se concevoir sans elle (…) Bien étudié, ce thème nous fait remplir avec fidélité notre mission d’hommes de science et d’intellectuels engagés positivement à la cause du développement de notre peuple. Parce que ce qui importe au destin du philosophe africain d’aujourd’hui c’est faire participer la philosophie à la solution de la plus rude question : le sous-développement. (1987, p. 11-14).

Cela signifie que les TIC en Afrique renferment au sein de ses enjeux philosophiques un double enjeu : un enjeu social et un enjeu économique. L’enjeu social en tant que tel se situe au niveau des opportunités possibles que la communication nous offre en faveur de l’intersubjectivité comme reconnaissance réciproque des identités. Aujourd’hui plus qu’hier, l’Internet par exemple nous met chaque jour dans une communication transfrontalière. Aussi J. B. Malenge Kalunzi (2012, p. 432-433) n’aura-t-il pas tort de se questionner :

L’Internet ne serait-il pas alors l’accomplissement de l’utopie de la communication comme rêve du village planétaire, avec le supplément de la possibilité offerte de l’interactivité et surtout de la liberté d’émettre et de recevoir ? Voici la promesse tant rêvée : « Chacun s’adresse à tous les autres, et chacun reçoit des informations de tous les autres, en toute liberté. C’est la première fois dans l’histoire des hommes que les individus répartis, relativement isolés, sédentaires, peuvent se relier aux autres, à tous les internautes. » Le nouveau monde créé par l’Internet est sans frontières et sans États, sa régulation par le droit international s’ébauche à peine.

Cette assertion nous dévoile sans conteste que les TIC contribuent incontestablement au rapprochement des peuples à travers le monde. L’Internet est donc l’outil par excellence qui fait du monde un « village planétaire » dans la mesure où il facilite et installe les individus à travers le monde dans une communication transfrontalière. Dès lors, la substitution des TIC sur les modes communicationnels faisant jadis autorité en Afrique – l’oralité traditionnelle et la radio-trottoir qui sont à la fois les deux formes complémentaires de communication de bouche à oreille et le mode principal d’échange de messages – est de mise. Ainsi, dans notre monde réduit en un « village planétaire », on ne peut plus se passer des TIC sans se marginaliser. C’est pourquoi le pape Jean-Paul II, avec un esprit fortement éclairé et avancé, soulignait déjà dans son Encyclique Redemptoris missio, N°37 c :

Le premier aéropage des temps modernes est le monde de la communication qui donne une unité à l’humanité en faisant d’elle, comme on dit, « un grand village ». Les médias ont pris une telle importance qu’ils sont, pour beaucoup de gens, le moyen principal d’information et de formation ; ils guident et inspirent les comportements individuels, familiaux et sociaux. Ce sont surtout les nouvelles générations qui grandissent dans un monde conditionné par les médias. On a peut-être un peu négligé cet aéropage.

Le commentaire que nous formulons sur cet extrait de l’Encyclique papale va dans le sens de relever davantage que les TIC sont aujourd’hui incontournables. Cela signifie qu’elles sont donc irrésistibles et inévitables. C’est pour cette raison qu’elles évoluent à une vitesse spectaculaire. Pour ce faire, il serait donc sage pour un pays ou un continent de se préparer à faire face à cette mutation extraordinaire que de rester indifférent. L’évolution politique, économique et socio-culturelle en dépend. C’est pour cette raison que les politiques d’investissements économiques en Afrique devraient être orientées à l’avenir dans ce secteur non seulement porteur d’emplois, mais encore susceptible de contribuer efficacement au rapprochement du genre humain dans la perspective même de la construction d’un village planétaire. Le développement des TIC en Afrique devient ainsi un enjeu philosophique majeur du continent à l’heure actuelle. Il s’agit de répondre à cette invitation de N. Konde (1977, p. 15) selon laquelle « nos philosophes doivent élaborer un discours actuel en vue de répondre à des problèmes actuels ».

L’enjeu économique, en revanche, se justifie par le fait que le secteur des TIC regroupe les entreprises qui produisent des biens et services supportant le processus de numérisation de l’économie, c’est-à-dire la transformation des informations utilisées ou fournies en informations numériques. Pour ce faire, l’intégration véritable du continent africain dans la sphère industrielle des TIC se présente aujourd’hui comme un impératif catégorique. Ceci se justifie par le fait que la sphère industrielle des TIC constitue un véritable réservoir d’emplois pour la population africaine, en majorité jeune, confrontée aux problèmes éternels d’emplois.

Ce secteur offre à l’Afrique des grandes opportunités et possibilités susceptibles de moderniser son économie restée longtemps extravertie. Elles contribueront à accroître son PIB mondial dont les taux restent aujourd’hui très faibles comparativement aux autres continents du monde. Ainsi, l’indépendance économique de l’Afrique passe inéluctablement par un développement des ressources disponibles dont elle dispose. Car l’Afrique dispose bien des ressources minières inhérentes à l’industrialisation des TIC.

La République Démocratique du Congo (R.D.C.) est citée sans conteste comme le premier pays ayant les plus grandes réserves mondiales de minerais qui entrent dans la fabrication des appareils relevant des TIC. Le premier minerai qu’il faut citer ici est le coltan. En effet, ce minerai de couleur noire ou brun-rouge dont on extrait le niobium et le tantale est formé par l’association de deux minéraux, la colombite et la tantalite, en proportion variable. Certes la colombite a été découverte en Nouvelle-Angleterre (États-Unis), mais il n’en demeure pas moins que le coltan se trouve en quantité commerciale en Afrique centrale, notamment en R.D.C. dans la région du Kivu. Cette région détient à elle seule entre 60 et 80% des réserves mondiales, donc très loin des autres pays producteurs mondiaux en la matière comme l’Australie, le Brésil, le Canada, l’Espagne, le Venezuela et la Chine.

Toutes proportions gardées, le coltan est d’une importance inégalable pour ses besoins dans les industries de pointe. Le secteur de l’électronique utilise 60 % à 80 % de la production de tantale pour la fabrication de composants électroniques. En particulier, il entre dans la composition de condensateurs et des filtres à onde de surface, utilisés dans les téléphones mobiles ou les ordinateurs. C’est pourquoi ce minerai fait l’objet de tant de convoitises. La guerre qui s’éternise à l’Est de la R.D.C. semble confortée cette convoitise pour l’exploitation de ce précieux minerai inexorablement nécessaire dans la fabrication desdits appareils.

Le second minerai non moins négligeable qui entre aussi dans la fabrication des appareils relevant des TIC est le cobalt. Il est utilisé dans de nombreuses applications industrielles sous forme de métal ou de composés. Le cobalt entre notamment dans la composition d’alliages résistants utilisés dans les industries électriques, aéronautiques et automobiles. Suivant la statistique mondiale actuelle, les minerais les plus exploités de cobalt sont en Afrique, notamment en R.D.C. qui produit 65 % de la production mondiale. Elle est le premier extracteur de cobalt dans le monde avec une production qui atteint plus de 144.000 tonnes en 2022. À l’évidence, la R.D.C. est donc le pays le plus riche en cobalt.

Aujourd’hui, tout porte donc à croire qu’en disposant de telles réserves mondiales de coltan et de cobalt, la R.D.C. devrait être éventuellement le centre mondial de l’industrie des TIC. Hélas ! Le paradoxe reste total. Car le pays ne dispose d’aucune industrie de fabrication d’ordinateurs et des Smartphones. Finalement, dans la sphère de ces industries de pointe en l’occurrence celles des TIC, la R.D.C. ressemble bien à une antilope qui est au bord de la rivière mais qui meurt de soif.

La nécessité d’inviter l’Afrique à participer à la réalisation des TIC s’impose de part en part. C’est même un impératif catégorique. Car le continent dispose bien des ressources minières appropriées sinon utiles à l’industrialisation des TIC. C’est d’ailleurs le premier grand producteur et fournisseur desdites ressources minières à l’échelle mondiale. À cela, il faut ajouter également la ressource humaine abondante et disponible dont l’Afrique dispose. Il suffit de la former et de la mettre en chantier, l’Afrique gagnera sans nul doute la bataille des TIC. D’ailleurs les pays asiatiques, par exemple, qui excellent aujourd’hui dans le domaine des TIC ont gagné incontestablement cette bataille par la formation de leur ressource humaine. Or, à la différence de ces pays asiatiques, l’Afrique dispose d’un double atout : une ressource minière abondante et une ressource humaine à la fois abondante et disponible. L’Afrique dispose donc bien de toutes les ressources inhérentes au développement des TIC. En outre, l’ordre dans la gouvernance politique, c’est-à-dire la justesse dans la politique gouvernementale, se révèle du jour au jour comme la condition sine qua non du développement économique des États africains.

Conclusion

L’Afrique a élaboré sans conteste le premier paradigme du savoir de l’histoire de l’humanité encore appelé paradigme antique du savoir. Car « à trois reprises, de la haute préhistoire à l’aube des temps modernes, la civilisation (sciences, technique, philosophie) a essaimé de l’Afrique vers l’Europe en particulier, et le reste du monde en général » (C.A. Diop, 1987, p. 43). Cela signifie, suivant C. A. Diop, que l’Afrique a inventé les premières techniques de toute l’histoire de l’humanité. Cette thèse formulée par C. A. Diop ne cesse de faire autorité. Elle est admise aujourd’hui comme communis opinio par les égyptologues. La thèse en tant que telle argue que l’Afrique est le berceau vrai de la civilisation. Mais cette avance prise par l’Afrique sur les autres continents pendant l’Antiquité et les Temps Modernes ne trouve plus sa correspondance dans le réel parce qu’aujourd’hui elle est le continent le plus arriéré de la planète sur le plan technologique. Ce retard technologique est plus visible dans le domaine des TIC.

Les travaux de F. Benhala nous dévoilent sans appel que le niveau des TIC dans le biotope africain reste très insuffisant. En effet, malgré toutes les ressources minières (coltan, cobalt, etc.) et toutes les ressources humaines dont dispose le continent, le retard de l’Afrique dans le domaine des TIC reste de plus en plus visible. Le continent semble manifester la volonté d’être seulement consommateur et non fabricateur des TIC. On note une absence réelle d’industries relevant des TIC. Autrement dit, l’Afrique manifeste un grand retard dans le domaine des TIC comparativement aux autres continents du monde. Ce retard reste imputable non seulement à la mauvaise gouvernance des États africains, mais aussi à un manque de justice distributive à l’échelle globale. C’est surtout à ce niveau que ce déficit des TIC en Afrique va à l’encontre des exigences de la Déclaration universelle des droits de l’homme telles qu’elles sont formulées en ses articles 1 et 22.

Ainsi, le développement des TIC dans le biotope africain se présente aujourd’hui comme un impératif catégorique à la fois pour les gouvernements des États africains qui brillent par la mauvaise gouvernance et les pays développés possesseurs de ces TIC, dont la mentalité, de façon globale, consiste à établir et à favoriser une injustice consistant à créer les écarts de développement économique entre eux et les pays africains logés tous du côté des « pays en développement » ou « pays pauvres ». Cela signifie que le développement des TIC en Afrique exige une conjugaison des efforts à la fois de la volonté des gouvernements des États africains en manque de ces technologies et les pays développés à la fois possesseurs et avares de ces technologies. Mais, au regard de toutes les ressources minières et humaines dont dispose le continent, la nécessité pour l’Afrique de participer à la réalisation des TIC s’impose. C’est d’ailleurs un impératif catégorique car son développement économique et socio-culturel en dépend et l’exige.

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NATURE ET TECHNOLOGIE CHEZ H. MARCUSE

1. Abdoul Karim NA ALLAH ROUGAH

Université Abdou Moumouni de Niamey (Niger)

rougahnaallahabdoulkarim@gmail.com

2. Issaka TAFFA GUISSO

Université Abdou Moumouni de Niamey (Niger)

issakaguisso@gmail.com

Résumé :

Cette analyse présente une discussion sur la relation entre la théorie de la technologie d’Herbert H. Marcuse et son fondement dans les possibilités qu’il croyait inhérentes, mais encore non exploitées dans la nature. H. Marcuse a été l’un des premiers critiques parmi ceux qu’on peut qualifier de considérer une approche exploiteuse et prédatrice de la nature engendrée justement par l’orientation donnée à la technologie, à la science, à l’industrie sous le capitalisme de consommation. Une nouvelle orientation de la science et de la technologie qui traiterait de la nature comme alliée de l’homme pourrait être envisagée. Ce texte est une contribution théorique.

Mots-clés : Capitalisme, Nature, Science, Technologie.

Abstract :

This analysis presents a discussion on the relationship between Herbert MARCUSE’s theory about technology and it’s foundation within the possibilities he thought to be inherent in, but as yet untapped by, nature.  Herbert MARCUSE had been one of the first critics among those qualified as considering an exploited approch, and anihilating the nature trained in fact by orientation given to the technology, the science, to the industry onder the consumption’s capitalism. A new science orientation and the technology that will take care of the nature as an allied of the human being would be forsighted. This text is a theorical contribution.

Keywords : Capitalism, Nature, Science, Technology.

Introduction

Le monde dans lequel nous vivons est celui du contrôle de la rationalité technologique. Cette dernière instrumentalise la nature. Dans ce monde gagné par cette rationalité technologique, la nature n’est pas considérée comme une structure cohérente et dotée de vie. Notons, aussi, que cette idée était au centre des préoccupations de la théorie critique de l’École de Francfort. En effet, la logique francfortoise soutient que la nature est exploitée, bousculée et détruite au point où tout l’écosystème est menacé. C’est dans ce cadre que se situe la critique de H. Marcuse relativement à cette destruction de la nature en vue de sa préservation. Cette implication de la technologie a fait qu’elle fait partie intégrante du système d’exploitation et de contrôle social. En nous appuyant sur la complexité de cette implication, nous montrons, à partir de la pensée de H. Marcuse, qu’il existe des mécanismes structurants et structurels capables de rendre plus efficace et surtout efficience la lutte contre la dégradation de la nature.

Nous partons de la question suivante : comment préserver la nature de la domination et de l’exploitation ? Cette question s’appuie sur celles qui suivent : qu’est ce qui est à la source de la destruction de la nature ? Peut-on incriminer essentiellement les technologies ? Si oui, en quoi les technologies entrainent-t-elles une instrumentalisation de la nature ? Comment préserver la nature de cette exploitation ? Notre postulat de base consiste à dire qu’on peut préserver la nature de la destruction et de l’exploitation en changeant notre manière de concevoir la science et la technique. Nous avançons aussi que la rationalité technologique est un facteur pas le moindre dans l’exploitation de la nature. Il existe chez Marcuse une alternative à l’instrumentalisation de la nature.  Notre méthode de travail se veut analytique et s’appuie sur des écrits portant sur ce sujet que nous allons confronter et comparer.

1. Technologie, technique et domination de la nature chez Herbert H. Marcuse

Dans ce point nous discutons de la domination de l’homme sur la nature à travers la technologie et la science. En effet, cette domination de la nature par la technique a engendré des désastres sur celle-ci et sur l’homme. Autrement dit, le progrès de la technique et même de la science, au lieu de promettre un équilibre crée des troubles et des bouleversements. Ici, les propos de J. Ellul (1988, p. 95) sont assez évocateurs : « nous refusons de voir ce qu’est réellement le progrès technique. Nous refusons de voir quelles sont ses conséquences réelles. Nous refusons de payer le prix exigé par la technique et lorsqu’on le montre, on parle de pessimisme ». Autrement dit, pour cet auteur, tout progrès se paie. Il sera suivi par des catastrophes. Telle est la logique des sociétés modernes à capitalisme avancé.

La particularité de la société capitaliste avancée est qu’elle a atteint en ce moment précis, un niveau de globalisation et de standardisation, c’est d’être en même temps l’expression d’un État de domination dans tous les secteurs d’activités. N’oublions pas que les sociétés modernes ont profité des avancées technologiques. Ces dernières sont considérées comme un facteur d’épanouissement et de progrès. La biotechnique médicale, par exemple, a permis de protéger des vies par des techniques de transplantation d’organes. On peut bien parler, sans contester, de consolidation des conditions de vie humaine.

Cependant, on peut aussi remarquer qu’elles engendrent des graves conséquences sur le plan éthique à cause de leur inventivité démesurée capables d’altérer la nature. Ces conséquences peuvent être la pollution, les sécheresses ou la disparition de certaines espèces animales et végétales. T.G. Issaka (2017, p. 242) pense :

Les technosciences comportent, ainsi, plus de risques d’atteintes à l’intégrité du vivant. Le pouvoir dont elles sont dépositaires peut être considéré comme l’expression d’une volonté totalitaire qui a la capacité, non seulement, d’altérer certaines dispositions physiques et intellectuelles de l’homme ; mais également à travers une technisation à outrance de la société d’entrainer des injustices, et surtout provoquer une déshumanisation de la planète. En ce sens, on peut oser affirmer que les technosciences n’apportent pas que des progrès, elles sont aussi source d’injustices, d’inégalités et de discriminations entre individus, voire entre populations.

Nous savons aussi que pour J.-J. Rousseau (1997), la science, contrairement à ce qu’elle semble affirmer, est génératrice de bien des maux sociaux. Allant dans le même sens que Rousseau, B. Makanga (2008, p. 287) écrit :

À travers certaines de ses découvertes et inventions dérivées, la science génère en effet des inégalités et des malheurs, dans le sens où elle valorise des produits dangereux, exclusivement destinés à anéantir des vies. Elles imposent aux peuples des modes de vie entraînant des violences gratuites ou des changements de degré dans la violence, telle la capacité de dévastation des guerres avec l’apparition des armes à feu. Dans ce cas, le progrès se mue en véritable régression : à l’égalité naturelle se substituent des inégalités criantes, issues d’un progrès dénué de raison.

Si les technosciences sont facteurs de progrès, elles entravent aussi le bon fonctionnement de la nature. La stratégie éducative proposée par T. G. Issaka (2017, p. 243) pour une sauvegarde saine de l’environnement est :

[Celle] qui va consister à maîtriser leurs méfaits en donnant à la conscience morale de l’individu une place importante dans la vie pratique. Nous pensons qu’il revient à cette forme d’éthique de définir les cadres de ce qui est convenable, en termes de besoin, pour la vie humaine au sein de la société. [….] Ceci nécessite une limite du pouvoir humain de délibération ; en un mot de la liberté humaine. La liberté humaine d’action étant la preuve de sa responsabilité, il devient, par voie de conséquence, la principale cause de son devenir et de celui de son cadre de vie. Or, Descartes le montre bien qu’être libre suppose agir selon la plus parfaite des raisons. Cette liberté suppose, donc, une détermination et une responsabilité rationnelle dans les actions.

Nous pouvons rapprocher cette position de T. G. Issaka à celle du philosophe ivoirien Amara Salifou, un spécialiste de la pensée de H. Marcuse. Dans son ouvrage Domination technologique et Perspectives de libération (2017), A. Salifou fait le procès de notre société qu’il qualifie d’une société technicienne. Reprenant la pensée de H. Marcuse, il soutient que la technologie serait une source de domination, mais aussi d’aliénation.  À ce propos, il écrit :

Parce qu’elle est la traduction concrète d’une idéologie de la domination, la technologie oriente son emprise sur la société à partir des individus qui la composent. Cela passe, certes par une maitrise de leurs agissements extérieurs, mais d’abord par le contrôle de leur intérieur. À ce niveau, tout ce qui tend à constituer l’identité de l’individu, à l’exemple de ses instincts, ses désirs, sont embrigadés, étouffés et réorientés, pour être au service de la société de domination (A. Salifou, 2017, p. 33-34).

Ces deux passages auxquels nous avons fait référence confirment que la technologie est source de destruction de notre environnement et surtout de contrôle social. Ces thèses sont celles qui ont été déjà défendues par les théoriciens critiques. La théorie critique de l’École de Francfort dans son ensemble a émis l’idée selon laquelle la technologie a un effet négatif et pervers sur la nature et sur l’homme lui-même. Sur la nature en ce qu’elle occasionne sa destruction et sur l’homme en ce qu’elle est synonyme d’aliénation. Cette idée est développée chez Horkheimer et Adorno, mais aussi chez H. Marcuse. Les fondateurs de l’École de Francfort dans les années 1923. Et par la suite, l’adhésion d’autres grandes figures comme Herbert Marcuse.

Toutefois, c’est la position de H. Marcuse qui nous intéresse. Dans l’entendement de H. Marcuse, la technologie n’est pas la technique, mais serait un aspect de celle-ci, touchant ses dimensions sociales et rationnelles : elle est « un mode d’organisation et de perpétuation des relations sociales » en « schémas comportementaux propres aux appareils peuplant l’ère de la machine » (H. Marcuse, 1941, p. 18). Il n’y a aucun doute que pour H. Marcuse les sociétés modernes sont à l’origine de toutes les crises écologiques que nous vivons aujourd’hui. Pour mieux s’en convaincre voici ce qu’il mentionne dans Sommes-nous déjà des hommes ? Théorie critique et émancipation :

Merci pour votre accueil chaleureux. Je suis heureux de pouvoir m’adresser à la classe des sauvages. En fait, je ne suis pas certain de ce qu’il faut dire parce que je ne vois plus où est le problème. Comme vous le savez, le président Carter a converti 18 millions d’hectares de terres naturelles en zones de développement commercial. Il n’y a donc plus de nature sauvage à préserver… Et pourtant, nous continuons de tenter de le faire. Je me propose d’analyser le problème de la destruction de la nature en le replaçant dans le contexte de la destruction générale qui caractérise bien notre société. Je suivrai ensuite les racines de cette destructivité jusqu’au cœur des individus eux-mêmes ; c’est-à-dire que j’examinerai la destructivité psychologique des individus (H. Marcuse, 2018, p. 43-44).

À travers ce passage nous comprenons très clairement que pour H. Marcuse le nœud du problème se trouve ancré dans la société et plus précisément la société de consommation. Déjà bien avant 1979, les problèmes qui concernent la destruction de la nature étaient manifestes. Mais ce qui est intéressant dans ce passage, c’est de voir comment H. Marcuse fait le lien avec la destruction de la nature. Derrière le Président Carter se trouve une volonté technologique de destruction. Tout cela au profit de quelques groupes sociaux qui ont le contrôle et qui à cause de leurs intérêts sont prêts à sacrifier le monde. Parler de destruction générale est une manière pour H. Marcuse de ne pas isoler le problème de son contexte. Lequel contexte serait celui du capitalisme destructeur. Et ce système est fondé sur un principe de réalité fondé sur le rendement et le profit. Ce principe de réalité peut être considéré comme la somme de toutes les valeurs et de tous les principes qui sont sensés conduire le comportement normal au sein d’une société. Cette destruction de la nature peut être comprise pas seulement au niveau social mais au niveau individuel. Elle est donc destruction externe et interne.

Le principe de rendement tel qu’il est dans nos sociétés, est façonné de telle sorte que les individus eux-mêmes ont intériorisé la destruction au point qu’elle fasse partie de leur quotidien. Voici ce que pense H. Marcuse :

Selon moi, notre société actuelle est caractérisée par le fait qu’une structure caractérielle destructive prévaut parmi les individus qui la composent. Mais en quel sens parler d’un tel phénomène ? Comment pouvons-nous identifier la structure caractérielle destructive dans notre société ? Je crois certains évènements symboliques, certains problèmes et certaines actions symboliques illustrent et révèlent la dimension profonde de la société. C’est à partir de cette dimension que la société se reproduit elle-même dans la conscience des individus et de leur inconscient tout autant. Cette dimension profonde favorise la perpétuation de l’establishment politique et de l’ordre économique de la société (H. Marcuse, 2018, p. 345).

C’est surtout dans l’homme unidimensionnel (1968) que H. Marcuse fera sa critique la plus acerbe de la technologie. Cet ouvrage fait un procès des sociétés capitalistes avancées. Dans ces sociétés, les individus sont réduits à des simples exécutants des ordres qui leur dictent le comportement à adopter. Et parvenir à un tel type de contrôle, la société doit disposer des mécanismes le favorisant. Ces mécanismes ne sont nullement que la technologie qui doit servir de moyen de contrôle et de mobilisation des masses.

Au cœur de L’homme unidimensionnel, il se trouve la question de la technologie. Marcuse dresse un constat d’une unidimensionnalité de la technologie. La société unidimensionnelle tire sa capacité à utiliser les moyens qui sont en sa disposition. Cette société dispose des forces pouvant faire face à toute forme de contradiction et c’est ce qui bloque clairement le changement social. Ainsi, la force du système réside d’une part dans la capacité à recycler la plupart des formes de contestation qui lui sont opposées grâce, en particulier, à la créativité remarquable des experts en communication de masse, et, d’autre part, à l’inventivité démesurée que permettent les investissements colossaux du système.

Pour Marcuse, l’Occident n’est pas le modèle de société, mais il soutient au contraire que le développement économique, idéologique et militaire, a conduit à une « société close » capable de canaliser les forces et les intérêts oppositionnels et à les mettre au service du système auquel elles s’opposeraient autrefois. Mais quel reproche H. Marcuse fait-il à cette société qui favorise le bonheur ?  Il pense qu’il :

[Il pense qu’il] nous faut reconnaitre que la société industrielle avancée, tout en entretenant le danger, n’en devient pas moins plus riche, plus vaste et plus agréable. (…). Dans de telles conditions, les communications de masse ont peu de mal à (…) nous convaincre que tout semble être l’expression de la raison. Et pourtant, cette société, dans son ensemble, est irrationnelle. (…). L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales (H. Marcuse, 1968, p. 15-16).

Ce qui nous intéresse, à ce niveau, c’est surtout de montrer que cette technologie est une menace pour l’homme en même temps que pour la nature. La nature à laquelle Marcuse fait référence est à la fois la nature humaine mais aussi et surtout la nature extérieure. Par la modification de la nature humaine, la nature elle-même se trouve dans la posture d’être modifiée. La modification en question de la nature ici suppose qu’elle sera perturbée, menacée par le fait que les actions de l’homme auront un effet néfaste sur cette dernière. D’ailleurs, c’est à partir de là que l’usage qui en est fait de la technologie dans les sociétés à capitalisme avancé impacte négativement la nature et conduit à sa destruction. Marcuse ajoute que ce processus destructif s’étend progressivement à l’ensemble de la planète par le biais de l’exportation du mode de vie américain. C’est dire que la société à rationalité technologique est caractérisée par une violence sournoise, la brutalité, la violation marchande de la nature.

D’ailleurs, face à la menace qui pèse sur la nature, Serres, voit tout simplement un symbole du parasitage. Cela consiste dans la perturbation du cycle écosystémique. Serres pense également que ce parasitisme trouve son origine dans le comportement agressif de l’homme. Fort des instruments que lui offrent les technosciences, l’homme ignore les liens historiques essentiels à son existence qu’il entretient avec ce qu’il appelle la terre-mère. Cette position le hisse sur un piédestal qui aveugle sa vigilance et obstrue sa rationalité, une rationalité qui se veut à tout de vue instrumentale et dominante. En effet, dans la Sixième partie du Discours de la méthode, Descartes présente l’homme comme un chevalier ailé à la conquête d’un espace vital capable de lui fournir ce dont il a besoin pour sa survie et son confort. T.G. Issaka (2017, p. 237) écrit à cet effet :

Pour Descartes, les sciences et les techniques rendraient l’homme comme maitre et possesseur de la nature. Par le biais de la raison technicienne, l’homme a putransformer son environnement. Cette transformation lui a permis de s’adapter à sonmilieu et y vivre épanoui. Par le biais des sciences et techniques, il va devenir comme maître et possesseur de la nature.

Maitrise et possession, domination et appropriation, tels sont, à l’aurore de l’âge scientifique et technique, quand la raison occidentale partit à la conquête de l’univers, les mots sous-jacents et communs à l’entreprise industrielle comme la science dite désintéressée et différenciable. La maitrise cartésienne redresse la violence objective de la science en stratégie bien réglée. Notre rapport fondamental avec les objets se résume dans la guerre et la propriété (M. Serres, 1992, p. 58). Or, M. Serres note qu’à :

force de la maitriser, nous sommes devenus tant et si peu maitres de la Terre, qu’elle nous menace de nous maitriser de nouveau à son tour. Par elle, avec elle et en elle, nous partageons un même destin temporel. Plus encore que nous la possédons, elle va nous posséder comme autrefois, quand existait la vieille nécessité, qui nous soumettait aux contraintes naturelles, mais autrement qu’autrefois (M. Serres, 1992, p. 61).

On voit bien la position de M. Serres sur la question de la maitrise de la nature par l’homme via la technique dans ses différentes manifestations. Rappelons tout en précisant que Descartes a été celui qui a impulsé cette course à la conquête de la nature.

Notre modernité s’est ainsi construite à partir de l’utopie cartésienne qui voulait présenter l’homme comme le seul architecte capable de modeler la nature. On sait aussi que Descartes a servi au capitalisme sa vraie devise qui va se fonder sur la maitrise et la propriété. Or, nous savons pertinemment qu’il n’y a pas de propriété sans conflit avec la nature. L’ouvrage de M. Serres, Le mal propre : Polluer pour s’approprier est assez illustratif. Dans cet essai, il s’applique à reprendre son concept de parasitisme déjà évoqué ci-haut. Malheureusement, ce parasitisme disloque la relation que l’homme entretient avec son lieu d’habitation. Cet état de fait ne va pas comme l’écrit T.G. Issaka (2017, p. 237) :

Sans fractures successives. Cette cassure, se manifestant par plusieurs phénomènes naturels, expose sa vie à d’innombrables dangers. L’inquiétude humaine face à cette exacerbation mobilise les énergies vers une protection de la nature contre une volonté humaine d’occuper et de dominer de plus en plus hégémonique.

Pour nous résumer, nous retenons que l’action démesurée de l’homme moderne issue de la société industrielle, l’utilisation abusive et non conforme aux normes morales de la technologie, sont au fondement des grands maux qui minent notre humanité. Comment préserver la nature de cette domination et de cette destruction ? Pouvons-nous réinventer les cadres adéquats qui rendraient lucides nos agirs vis-à-vis de la nature ? Nous présentons dans le point qui va suivre notre conception de l’alternative à même de protéger notre environnement de nos actions néfastes.

2. Marcuse : « Vers une nouvelle sensibilité » comme alternative à la préservation de la nature

Par nouvelle sensibilité, l’idée qui se dégage est déjà celle d’une transformation de la société pour sortir de ce que H. Marcuse appelle le statu quo. Il est important à ce niveau de préciser que H. Marcuse n’est pas un technophobe encore moins un anti-science. Dans sa démarche critique, il ne nous invite pas à retourner dans une forme de société préhistorique, mais avancer vers l’utilisation des réalisations de la civilisation technologique pour la libérer de l’abus de la destruction de la science et de la technologie. En effet, il critique fortement ce qu’il considère comme un mode de production historiquement spécifique et principalement dirigé par l’incitation sans fond au profit qui ayant conduit les pouvoirs technoscientifiques à des formes de barbarie, à des formes irrationnelles, prédatrices et potentiellement autodestructrices. Pour H. Marcuse, la désublimation qui est exigée aujourd’hui n’est pas une annulation de la civilisation mais une annulation des aspects archaïques d’exploitation de la civilisation.

Loin de se défaire et de régresser, c’est plutôt la réintégration dans la civilisation des facultés, des besoins et des satisfactions humaines qui ont été réduits, mutilés et déformés dans la tradition de la civilisation exploiteuse. À ce niveau, on retient un élan plus ou moins optimiste de la part de Marcuse car il a commencé à réclamer non seulement une nouvelle approche de la technologie, mais il sera question d’une « nouvelle science » et une « nouvelle technologie » qui travailleraient aux côtés de la nature afin de remplir ses potentialités intrinsèquement libératrices. Celles-ci sont directement liées à notre propre potentiel de changement social et opposées à l’état d’esprit prédominant consistant à piller la nature pour des raisons largement rationalisées par l’économie capitaliste de consommation.

Marcuse croyait qu’une société technologiquement mature impliquerait la reconnaissance de sa contingence sur la nature. Mais cette reconnaissance n’impliquerait pas simplement de laisser la nature elle-même. Au contraire, cela inclurait la compréhension que, bien que nous en fassions partie, la nature a également été le seul moyen par lequel l’humanité pourrait se protéger contre son indifférence ultime à notre égard. Par conséquent, le point de vue de Marcuse n’était guère anti-science ou anti-technologie comme certains commentateurs continuent de le prétendre, mais contre les manifestations prédatrices et exploitantes de ces forces telles qu’elles sont conditionnées par le capitalisme de consommation. N’oublions pas que nous sommes dans une ère où des formes alternatives de rationalité technologique sont manifestement disponibles, même celles qui peuvent conduire à une sorte de restauration de sa fin essentielle. En effet, nous ne pouvons pas ne pas remarquer l’existence des sociétés qualitativement différentes à cause des richesses, des développements et des progrès tant loués par les plus ardents défenseurs du capitalisme.

Malgré ce qu’il considère comme la suspension artificielle des pouvoirs des capacités technoscientifiques au service du renouveau, l’optimisme de Marcuse concernant les perspectives d’une nouvelle technologie implique la prise en compte des voies alternatives au sein desquelles l’environnement naturel peut être approché, traité ou utilisé. Ces alternatives sont présentées comme des moyens capables de traiter la nature conformément à ce qu’il considère comme ses propres potentiels. Pour paraphraser une discussion récente sur certains aspects du travail du théoricien critique de l’École de Francfort, Walter Benjamin, H. Marcuse souhaitait un moyen par lequel la société pourrait saisir « les possibilités de la technologie afin qu’elle puisse être exploitée non pour maitriser la nature mais pour maitriser la relation entre l’humanité et la nature » (P. Thompson, 2016).

C’est surtout dans Vers la libération (1969) que Marcuse propose une issue de sortie de la situation de domination et d’exploitation de la nature. Cette alternative n’est autre que changement de sensibilité. Autrement dit, il faut revoir notre manière de concevoir la société et la technologie. Dans le cadre de la préservation de la nature, il faut rappeler que la domination à laquelle nous avons fait référence est une domination générale observée tant au plan collectif qu’au plan individuel.

C’est surtout la domination de l’homme. Ceci revient à dire que si on peut faire face à la domination de l’homme, on pourra libérer la nature de ses chaines dans lesquelles elle se trouve enchevêtrée. Une telle posture n’est pas facile à réaliser dans une société capitaliste selon la logique marcusienne. Il nous faut alors apprendre à renoncer à ce que nous offre la société de consommation, de la mettre en échec. Et cela doit commencer par une révolution instinctuelle, consistant à situer et à repérer lesquels des désirs proposés par cette forme de société sont vrais et lesquels sont faux.

Il est aussi important de noter que cette façon de se mettre en relation avec la nature ne traduit pas un engouement réel et véritable pour la soutenabilité environnementale ; et l’on a constaté, qu’à long terme, ce sont les priorités économiques qui ont pris le pas sur celles de l’environnement, mettant ainsi, en péril la survie quotidienne des populations. En se comportant de la sorte, l’homme oublie que « la planète est une et finie » (P. Hugon, 2016, p. 171), et il s’acharne sur elle en extirpant de ses entrailles les ressources les plus essentielles et du coup il vit « à crédit en hypothéquant l’avenir des générations futures » (P. Hugon, 2016, p. 171).

La nouvelle sensibilité proposée ici est celle de la libération de la raison du contrôle technologique, sous une forme de raison critique, sensible et anticonformiste, s’insurgeant contre les structures de la domination propre aux sociétés industrielles avancées. Ceci pose la problématique de :

L’employabilité de la raison dans la connaissance et l’usage de la nature. Cette dernière ne semble pas, à travers ses différents modes d’actions, s’approprier les règles minimales d’une cohabitation harmonieuse avec ce qui s’oppose à elle et la complète : la nature. Il importe, pourtant, qu’elle s’initie à une pratique éducative relative aux questions écologiques et environnementales. Elle peut couvrir, ainsi, ses agirs d’une étiquette éthique. (T. G. Issaka, 2017, p. 247).

Nous pensons qu’à l’encontre de la domination de la nature exercée par la rationalité technologique, la raison critique incite à cultiver une sensibilité à la beauté, un rapport à soi et à l’environnement non dominateur, une culture non répressive encourageant la libération de l’« énergie de vie » contre l’emprise morbide de la domination de la nature. Notre position consiste à dire que si la critique est endiguée dans nos sociétés, il y a nécessité de la refonder à partir à partir d’une éthique fondée sur une éducation environnementale qui viserait.

À faire accepter la raison comme pouvoir irréfutable dans la régulation des conduites humaines, qui a pour but de toucher toutes les couches sociales à savoir : élèves, étudiants, professeurs, politiques et professionnels. Si l’implication de toutes les composantes de la société est nécessaire dans la régulation des rapports entre homme-nature, il faut alors, dire que l’absence d’éducation aux questions de la nature est une preuve aberrante d’ignorance du rôle que la nature joue dans l’épanouissement humain (T. G. Issaka, 2017, p. 247).

Cette refondation est, selon nous, une obligation éthique. Dans le système clos, la puissance du négatif est maitrisée et devient en même temps identité individuelle et affirmation collective. Rappelons que cette nouvelle sensibilité évoquée plus haut dispose des moyens lui permettant de tout recycler à son profit. C’est en ce que H. Marcuse écrit « liberté administrée et répression instinctuelle deviennent des sources sans cesse renouvelées de la production » (H. Marcuse, 1968, p. 7).

Nous pensons que la pertinence de cette dénonciation est ravivée de nos jours par la prise de conscience des destructions irréversibles déjà causées par les sociétés industrielles et la menace de destruction de l’avenir : même en l’absence de catastrophe nucléaire, même si aucune arme de destruction massive n’est utilisée, la simple perpétuation du mode de vie dominant constitue le danger le plus grave.

Afin que ce projet de société alternative ait quelque chance de voir le jour, Marcuse exhorte les intellectuels, les acteurs politiques contestateurs à faire preuve de solidarité entre eux : jeunes s’opposant à toute forme de domination, s’opposant à la guerre, à la destruction des environnements. Pour Marcuse ce problème de la destruction est aussi un problème politique. C’est pourquoi il écrit ce qui suit : « les forces révolutionnaires surgiront au cours même du processus de changement ; c’est la pratique politique que revient de transformer le virtuel en réel ». (H. Marcuse, 1969, p. 105).

Allant dans le même sens que Marcuse, Serres, après avoir fustigé l’usage abusif de la technologie, fait des propositions de sortie de crise. Il se retourne vers ce qu’il s’appelle le contrat naturel. Et c’est sans doute parce que l’homme est historien qu’il peut prendre du recul et remettre les choses dans une perspective d’évolution globale. Pendant longtemps, beaucoup de choses ne dépendaient pas de l’homme. Il avait moins de manœuvre. Mais, à partir du 17e siècle, la tendance s’est inversée. L’homme devient le centre de l’univers. Le progrès se met en marche et très rapidement beaucoup plus de choses dépendent de l’homme. C’est l’ère de l’anthropogène. Mais remarque M. Serres, aujourd’hui nous dépendons des choses qui dépendent de nous (changement climatique, pollution…).

L’homme assemblé, concentré et rassemblé en masse et usant de la puissance technologique, forme un stock, le plus fort et le plus connecté de la nature. Les plaques humaines que Serres décrit ont désormais le pouvoir d’agir sur le monde et le dominer. On est passé d’un être-là à un être-partout. Et cela n’est pas sans conséquence sur la planète si on n’y prend pas garde. Ces propos de M. Serres sont illustratifs sur ce point :

Oubliez donc le mot environnement, usité en ces matières. Il suppose que nous autres hommes siégeons au centre d’un système de choses qui gravitent autour de nous, nombrils de l’univers, maîtres et possesseurs de la nature. Cela rappelle une ère révolue, où la Terre (comment peut-on imaginer qu’elle nous représentait ?) placée au centre du monde reflétait notre narcissisme, cet humanisme qui nous promeut au milieu des choses ou à leur achèvement excellent. Non. La Terre qui existât sans nos inimaginables ancêtres, pourrait bien aujourd’hui exister sans nous, existera sans nous demain ou plus tard encore, sans aucun d’entre nos possibles descendants, alors que nous ne pouvons exister sans elle (M. Serres, 1992, p. 60).

En un mot, nous pensons que le monde a reçu des coups provenant de l’homme. Et notre rapport au monde et aux choses se résume à celui de la guerre et de la propriété. D’où la nécessité de restaurer la dignité de la nature. Sans cela, c’est notre destin commun qui est menacé. L’enjeu fondamental est la nécessité de maîtriser notre maîtrise.

Conclusion

À la lumière de cette analyse, il ressort que pour Marcuse la technologie en tant qu’aspect de la technique serait à l’origine de toutes les formes de contrôle et même d’exploitation. Notre analyse qui s’est portée sur comment préserver la nature de la domination et de l’exploitation a révélé que la société capitaliste avancée à travers sa rationalité technologique serait la cause principale sinon majeure de tous les maux liés à notre société et particulièrement à notre planète-terre. L’usage de la technologie tel qu’il est fait aujourd’hui ne favorise pas l’émancipation de l’homme et la préservation de la nature. Pour Marcuse, il serait urgent de donner une nouvelle orientation à la science et à la technique. Ceci permettra de replacer la nature dans son statut de sujet. Seule la « nouvelle sensibilité » permettrait à la nature d’être protégée de la prédation de l’homme. Cette dernière exige en effet une réorientation de la science et de la technique, mais aussi au « grand refus » qui se manifeste à travers la contestation.

Références bibliographiques

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THOMPSON Peter, « The Frankfurt School, part 5: Walter Benjamin, fascism and the Future », in « The Guardian », 22 avril 2013, https://www.theguardian.com/commentisfree/belief/2013/apr/22/Frankfurt-school-Walter-Benjamin-fascism-future, consulté le 1er septembre 2016.

SCIENCES ET RÉALITÉS AFRICAINES : LE CAS DE LA SORCELLERIE DANS LA PERSPECTIVE POPPÉRIENNE

Ahou Marthe ASSIÈ épse BOTI Bi

Université Alassane OUATTARA (Côte dIvoire)

assie_m@yahoo.fr

Résumé :

Les croyances et les pratiques liées à la sorcellerie varient d’un pays à un autre. Elles s’imposent comme une réalité quotidienne de la vie dans des sociétés africaines contemporaines. Pour certains, elle n’existe pas et ne peut être une science ; pour d’autres, la sorcellerie est et est perceptible dans un système extrêmement logique qui, comme la science, permet à l’homme d’expliquer les phénomènes auxquels il est confronté. Parler d’une logique en sorcellerie signifierait qu’elle est assimilable à la science (coexistence des modèles explicatifs « scientifique » et « spirituel » des phénomènes humains). Dans la perspective poppérienne, au contraire, la science et la sorcellerie ne peuvent pas être sur le même diapason.

Pour Popper, l’histoire humaine est indéterminée et toute tentative de formulations de « lois » permettant de déterminer le cours de l’avenir est une démarche irrationnelle et dangereuse. Considérant l’unité logique des sciences et celle de la méthode, Popper soutient que, même si les sciences sociales sont d’un niveau de scientificité inférieur à celui des sciences théoriques, elles obéissent néanmoins au schéma d’explication causale, puisqu’elles se préoccupent de déterminer les facteurs à l’origine des événements singuliers. Il estime d’ailleurs que toutes les disciplines des sciences sociales devraient retrouver cette ambition théorique, modélisatrice et que ce n’est qu’à ce prix qu’elles pourront gravir les échelons de la scientificité pour s’établir comme sciences.

Mots-clés : Croyance, Logique, Science, Sorcellerie, Souffrance.

Abstract :

Beliefs and practices related to witchcraft vary from country to country. They have become a daily reality of life in contemporary African societies. For some, it does not exist and cannot be a science; For others, witchcraft is and is perceptible in an extremely logical system that, like science, allows man to explain the phenomena he faces. To speak of a logic in witchcraft would mean that it can be assimilated to science (coexistence of the explanatory “scientific” and “spiritual” models of human phenomena). From the Popperian perspective, on the contrary, science and witchcraft cannot be on the same page.

For Popper, human history is indeterminate, and any attempt to formulate “laws” to determine the course of the future is an irrational and dangerous approach. Considering the logical unity of the sciences and that of the method, Popper argues that, even if the social sciences are of a lower level of scientificity than the theoretical sciences, they nevertheless obey the schema of causal explanation, since they are concerned with determining the factors at the origin of singular events. He also believes that all disciplines of the social sciences should rediscover this theoretical, modelling ambition and that it is only at this price that they will be able to climb the ladder of scientificity to establish themselves as sciences.

Keywords: Belief, Logic, Science, Suffering, Witchcraft.

Introduction

À l’instar des peines, des souffrances et autres fléaux, l’une des réalités africaines qui fait l’objet de vives controverses est la sorcellerie. Les croyances et les pratiques liées à la sorcellerie varient considérablement d’un pays à un autre, voire au sein d’une même communauté. Au niveau de ses implications sociales et de ses manifestations psychiques, elle est identifiable à un système où les silences et les sorts, la parole et le pouvoir, la vie et la mort, la méchanceté et l’hypocrisie entretiennent des rapports très étroits voire sont confondus.

Notre objectif ici n’est pas d’épiloguer sur l’existence de la sorcellerie, puisqu’elle a été diversement débattue. Quand le philosophe Ivoirien Thiémélé Boa soutient que la sorcellerie n’existe pas, le Congolais Gérard Buakasa Tulu Kia Mpansu, prévient qu’il faut nuancer le débat sur la sorcellerie, car elle est réelle et perceptible.

Ceux qui contestent ou approuvent l’existence de la sorcellerie, s’appuient-ils sur une méthode, une démarche scientifique ? La sorcellerie peut-elle être une science ? Quelle est la position de Popper vis-à-vis de la sorcellerie ? Notre objectif est de montrer comment la sorcellerie procède. Pour le réussir, nous allons utiliser les méthodes historiques et comparatives.

1. Caractéristiques des concepts

1.1. Définition, but et mode de fonctionnement de la science

Du latin scientia (« connaissance », « savoir »), la science est « la somme des connaissances », voire une entreprise systématique de construction et d’organisation des connaissances sous la forme d’explications et de prédictions testables, selon le modèle OHERIC – Observation, Hypothèse, Expérience, Résultat, Interprétation, Conclusion. Elle se veut ouverte à la critique tant au niveau des connaissances acquises, des méthodes et de l’argumentation.

1.2. Réalités africaines et méthode de la sorcellerie

La sorcellerie est un polysème. Étymologiquement, le terme de sorcellerie est une extension du mot sorcier (sorcerius ou sortiarus en latin), qui désigne dans l’Antiquité les praticiens de la divination à l’aide de baguettes. De façon péjorative, le sorcier est un personnage qui symbolise, la diabolisation ou la « vieille coutume » comme la sage-femme, le guérisseur, le tireur de feu, l’astrologue, etc.

Pour le commun des mortels, la sorcellerie est l’expression, la démonstration d’une force surnaturelle d’origine divine et/ou mystique, inexplicable, aux actions néfastes sur des hommes, des animaux ou des plantes. Elle est considérée comme l’expression de la fascination, du maléfique, d’une force irrésistible jonchée de méchanceté, de cruauté ou de médisance. Cependant, la sorcellerie entre dans des expressions usuelles pour exprimer des situations de hauts faits ou banaliser des actions courantes (c’est un véritable sorcier pour dire que c’est un génie ou ce n’est pas sorcier, pour un acte à la portée de tous).

La sorcellerie est présente dans beaucoup de secteurs modernes de la société, surtout en ville, par rapport à de nouvelles formes d’enrichissement et d’entreprise (en politique, à l’université, à l’hôpital). Nous pouvons recouper toutes ces assertions pour dire qu’il est difficile de donner une définition unique à ce mot, car l’idée même de sorcellerie change d’une société à une autre et dans le temps.

La sorcellerie est un terme controversé qui désigne une pratique magique ou le résultat qui en découle. Elle procède de l’initiation ou de la transmission, soit de père en fils ou de mère en fille. Le Sorcier, par ses pratiques, perpétue la tradition des anciennes religions mises sous éteignoir : cultes druidiques ou « païens », encore considéré sous nos cieux comme un guérisseur.

La sorcellerie est liée au pouvoir ; un pouvoir qu’il faut voir comme un mécanisme d’explication des événements bons ou mauvais dépendant des intentions de son détenteur. Partant, les croyances traditionnelles et populaires attribuent à la sorcellerie divers pouvoirs tels que voler dans les airs, envouter ou se réincarner. Ainsi, des anthropologues comme Evans-Pritchard (1972, p. 55), décrivent la sorcellerie comme « une philosophie naturelle associée à une réponse socialement appropriée et culturellement significative au problème de l’inconnu négatif ». Dans ce cas, il n’y a pas d’incompatibilité entre la croyance en la sorcellerie et l’appréciation rationnelle de la nature. 

En se référant aux Zandé, du sud-ouest du Soudan, l’on peut retenir que la sorcellerie est un pouvoir de nuisance. Selon eux, l’on peut naître sorcier ou l’hériter d’un parent, de son père, de sa mère. N’importe qui peut être sorcier. La sorcellerie est donc une affaire de famille. C’est ainsi que toute une lignée peut être sorcière.

[Pour S. Fancello, 2008, p. 182], le discours sur la sorcellerie s’impose comme une réalité quotidienne de la vie sociale et des rapports humains, y compris dans le milieu urbain des sociétés africaines contemporaines. Si le champ de l’imaginaire sorcellaire s’amplifie en milieu urbain, la famille et les proches demeurent traditionnellement considérés comme la source principale du pouvoir sorcier.

Ces principes de fond, il convient de le relever, justifient pourquoi la sorcellerie se prête si bien à l’interprétation des changements modernes. La sorcellerie est un discours de flux qui transgresse toutes les frontières s’articulant dans un processus de globalisation, il influence la doxa, agit sur l’esprit des gens et ouvre une brèche dans une unité communale qui tend à se fermer. La peur des sorciers, de leurs œuvres a souvent des conséquences désastreuses. Dans plusieurs régions, nombreuses sont les personnes qui sont lynchées, parce que accusées de pratiques de sorcellerie.

Un cas analogue a poussé le professeur T. Boa (2010, p. 13-14) à écrire son œuvre : La sorcellerie n’existe pas. C’était « à Sahuyé, un village de la sous-préfecture de Gomon dans le département de Sikensi, en Côte d’Ivoire. Soupçonné d’être le responsable de la mort de O. N. (…) un homme accusé de sorcellerie, a été enterré vivant sous le cercueil contenant le corps de sa présumée victime », raconte-t-il. Pour lui, si « la sorcellerie est définie comme la capacité d’un individu à avoir des pouvoirs surnaturels qui lui permettraient de se métamorphoser et de faire du mal à d’autres par-delà l’espace et le temps, c’est qu’elle n’existe pas. Aucun individu n’a le pouvoir de se métamorphoser ou d’influencer le cours de la vie d’un autre par des incantations mystiques.

À vrai dire, accuser son alter ego de sorcellerie est loin d’être une plainte sans aucune preuve de suspicion légitime. Quand un malheur survient comme la perte d’un travail, d’un enfant, du bétail ou une maladie, la cause est immédiatement identifiée dans l’activité néfaste d’un proche de la famille ou du village. L’accusé peut être un enfant, une femme, une personne âgée. Cette accusation est précédée de soupçons. À ce niveau de notre réflexion, nous pourrons nous demander comment se déroule le processus du soupçon qui débouche sur une accusation aux fins de châtiment ?

Le processus de soupçon se déroule en plusieurs étapes. Après un décès, par exemple, la famille peut, soit, aller accuser une personne en situation de faiblesse, soit consulter un ganga, komian, bèdroizan (anti-sorcier, désorceleur, jeteur de cauris), qui confirmera ou infirmera l’accusation. La troisième possibilité consiste à se rendre dans une église, une mosquée ou dans un groupe de prière local. Là on s’entretient avec les tenants de ces lieux, avec le même objectif.

Sous la pression de l’accusation et la perspective de passage à tabac, la victime ou le prétendu sorcier est obligé d’avouer et de plaider coupable ; après quoi, on amène manu militari le sorcier ou la sorcière au chevet de la personne malade pour la guérir.

Il y a une logique qui préside à la sorcellerie. Le sorcier dispose de pouvoir de guérison et de mort suivant les circonstances. Mais, cette logique relève-t-elle de la démarche scientifique ? Existe-t-il une relation entre la science et la sorcellerie ? Mieux, la sorcellerie peut-elle être une science ?

2. Rapport science et sorcellerie

2.1. La sorcellerie et la science : rapports de ressemblance

La logique sorcellaire résiderait dans une forme de questionnement qui consiste à se demander : « pourquoi moi, et pas toi » ? C’est une théorie sociale, qui, liée au pouvoir est l’incarnation d’un discours ayant basculé dans un autre discours de revendications contre une tierce personne. Dans ses diverses manifestations ou conceptions, la sorcellerie est douée d’une existence réelle. Selon le congolais Gérard Buakasa Tulu Kia Mpansu, repris par Gadou Dakouri, elle est perceptible dans un système ou un mode d’organisation, d’images, de mythes et d’idées, extrêmement logique qui permettent à son détenteur d’atteindre son but. Selon D. Gadou (2011, p. 151-162) « ces représentations permettent à l’homme d’expliquer d’abord ce qu’il ne comprend pas : la mort, les échecs, la maladie ». Le principe d’explication caractérise les conceptions de la sorcellerie. Cette dernière peut être assimilée à la science à certaines conditions, puisqu’elle tente d’expliquer les phénomènes auxquels l’homme est confronté notamment la mort, l’échec, la méchanceté, etc. Ces similitudes sont perceptibles à plusieurs niveaux.

Sur le plan définitionnel, la science et la sorcellerie sont des polysèmes, puisqu’on ne peut donner une définition exacte de chacune de ces notions. La science est la somme de connaissances, la réflexion ou l’expérience qu’un individu possède ; elle est caractérisée par un objet (domaine) et une méthode déterminés, fondés sur des relations objectives vérifiables. Synonyme de l’épistémé, « la science est une conception de l’âme que le discours ne peut ébranler » (Platon, 1993, Livre V 477d). De ce qui précède, il est utopique de vouloir donner une définition univoque de la science. La physicienne et philosophe des sciences Léna Soler (2019, p. 74) souligne les limites de l’opération de définition. Selon elle, « les notions d’« universalité », d’« objectivité » ou de « méthode scientifique » (surtout lorsque cette dernière est conçue comme étant l’unique notion en vigueur) sont l’objet de trop nombreuses controverses pour qu’elles puissent constituer le socle d’une définition acceptable ».

Au niveau du principe d’acquisition des connaissances, la science suit une logique précise, pour aboutir à des connaissances ou à des résultats. La démarche scientifique est une démarche d’investigation. La sorcellerie aussi suit une démarche propre à elle. Cette démarche repose sur un questionnement « pourquoi moi et pas toi », qui entraine aussi une investigation ; même si nous sommes dans l’impossibilité de comprendre comment elle arrive à atteindre ses objectifs et à expliquer son processus de façon rationnelle (du point de vue occidentale) par exemple, lorsque quelqu’un est soupçonné d’être la cause de la maladie d’un autre, si cela est avéré, celui-ci va au chevet du malade pour essayer de le guérir. Comment ? La pratique lui incombe.

À ce sujet, Lévi-Strauss privilégie la méthode structuraliste qui consiste à faire glisser l’ordre du concret à celui de l’abstrait. Pour lui, la nature est le terrain sur lequel l’homme peut espérer entrer en contact avec les ancêtres, les esprits et les dieux. Or, dans les sociétés contemporaines, « nous laissons complètement de côté tout ce qui se rapporte au pouvoir spirituel et à la vie religieuse » (Lévi-Strauss, 1936, p. 235). À ce stade de notre analyse, nous pouvons dire que la sorcellerie peut être comparée à la métaphysique tout simplement parce que toutes deux renferment en elles une dimension inexplicable, mais elles suivent un mode de fonctionnement bien précis.  Gérard Holton ne disait-il pas qu’il y a de la métaphysique dans la science ? C’est encore et toujours sur une croyance métaphysique que repose notre croyance en la science, pouvait renchérir Nietzsche (1887, vol. 11).

Quand on parle de recherche scientifique, on ne prend pas la peine de préciser quel est l’objet de cette quête, tant celui-ci semble évident : la science a pour objectif la quête de la vérité, la vérité scientifique. C’est dans Généalogie de la morale que Nietzsche va mettre le doigt sur ce qu’il identifie comme le non-dit de la science, sa mauvaise foi. Si être scientifique, c’est avoir pour principe de justifier chacun de ses énoncés selon les sciences expérimentales et même les sciences humaines naissantes au 19e, échapper à toute métaphysique, à toute croyance serait un leurre. Tout au mieux, dans la quête de la vérité, la science se heurte à un sérieux écueil et oublie qu’elle est née dans l’alliance de l’idéalisme et du christianisme, qui plaçaient la vérité hors du monde, dans un au-delà métaphysique.

Se voulant anti-métaphysicienne, la science peut-être dans une impasse ; soit elle renonce à son objet, soit elle doit admettre que, pour tout justifier, il y a quelque chose qu’elle est incapable de justifier : son propre objectif qui dépasse les limites du monde qu’elle est capable de penser. Nietzsche pose ainsi les bases d’une autre voie vers la connaissance qui renouerait avec le monde de la vie, tout en renonçant à cette fausse valeur qu’est la vérité scientifique.

Il ne s’associe donc pas à la culture européenne telle qu’elle s’est constituée depuis l’Antiquité, appuyée sur une certaine conception de la science, débarrassée de tout ce qui a un rapport avec l’au-delà. D’après Nietzsche, l’on peut évoquer une coïncidence évidente entre le christianisme, qui place les valeurs en-dehors du monde, au-delà de la matière et le platonisme, qui obéit aux mêmes présupposés. Selon Nietzsche (1974, paragraphe 24), contrairement à ce que la science fait croire, elle n’a pas pris ses distances avec les anciennes croyances. Au contraire, elle n’est que la forme accomplie, animée par la même énergie qui avait permis aux religions et à la philosophie d’exister.  Si la vérité repose sur Dieu, alors la moindre remise en question du divin est aussi une fragilisation de la vérité et de la discipline qui prétend la distinguer des autres : la science.

E. Kant (2012, Préface à la seconde édition), en tentant de délimiter le domaine de la « connaissance », va affirmer que le champ du savoir se limite à ce dont on peut faire l’expérience. Tout le reste relève de la croyance. Or, par définition, on ne peut pas faire l’expérience des objets métaphysiques. On peut, au mieux, croire en leur existence. Qu’il y ait une « croyance métaphysique », c’est de l’ordre des choses tout comme croire en la science.

En réalité, ce doute n’est pas nouveau : chez Descartes (2016, quatrième partie) déjà, l’existence de Dieu est le fondement nécessaire à l’établissement des sciences : si Dieu n’existe pas, alors la seule certitude demeurera « Je pense, donc je suis ». Seul un aval universel et fiable garantit que l’édifice tout entier de la science ne soit pas un leurre. C’est ainsi que Descartes démontre l’existence de Dieu et construit l’édifice de la connaissance.

Toutes ces raisons nous confortent dans notre proposition de dire que la sorcellerie peut être une science. Dans son livre intitulé Les Mots, la Mort, les Sorts, l’anthropologue Jeanne Favret-Saada analyse la sorcellerie pratiquée par des paysans en Mayenne. Dans cette localité, un préjugé assimile les paysans du Bocage à des arriérés frustrés qui croient en des sornettes, qui ne maitrisent pas les liens de causalité ; cependant ils trouvent en sorcellerie les explications de leurs malheurs. Ces explications seraient perceptibles dans un système de pensée cohérent, avec ses codes et ses règles. Ainsi, face à l’idée du sortilège ou à un malheur, une seule question subsiste : qui a jeté le sort ou qui en est responsable ?

Lorsqu’un individu se sent ensorcelé, il n’a pas d’autre issue que de faire appel à un désorcelleur. Celui-ci oppose à l’agresseur une force mystique telle qu’elle contraint le sorcier à restituer à l’ensorcelé la quantité de force vitale dérobée. Cela, par la pratique d’une thérapie, que nous propose Jeanne Favret-Saada dans Désorceler.

Dans l’œuvre, elle donne une analyse de ce phénomène (désorceler) à travers le travail de Mme Flora, une désorcelleuse impotente dont elle a été, elle-même, la cliente et le témoin pendant deux ans. Selon l’Anthropologue Jeanne Favret (2009, p. 92), le travail de la voyante consiste à construire, par approximations successives, des énoncés recevables sur la situation particulière du client. « Dans la première phase d’une séance, la désorcelleuse s’appuie sur deux lots de cartes de jeu de piquet, l’un lui permettant de tenir un discours sur le bien et le mal, l’autre lui servant à identifier les problèmes de la vie quotidienne des consultants ».

Le désorcellement joue sur les rapports sociaux entre les sexes. Dans ce cas, la thérapie sorcellaire guérit la femme d’abord et ensuite le travail de l’épouse guérit le mari. Dans la perspective favretienne, le processus du désorcellement rompt avec le simple récit ou la narration pour adopter le discours ou la méthode analytique.

Par ailleurs, à l’image du syllogisme aristotélicien, on peut dire que la sorcellerie serait une science. Le syllogisme stipule : tout homme est mortel, or Aristote est un homme, donc Aristote est mortel ; rapporté à la sorcellerie, ça donne : l’anthropologie selon Pritchard est une « science » sociale ; or la sorcellerie relève de l’anthropologie, donc la sorcellerie est une science sociale. Des expressions comme « anthropologie religieuse », « science religieuse » ou « science humaine » l’attestent d’ailleurs.

En République Démocratique du Congo, face à la maladie ou à la mort, pour mieux expliquer ou traiter certaines maladies ou pathologies, les congolais et autres personnes ont concomitamment recours à la médecine (occidentale ou traditionnelle) et aux pratiques occultes. De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de l’opération MATEMBELE en RDC. À Kalema, une ville au bord du lac Tanganyika, lors des guerres de 1996, une épidémie de choléra éclate. C’est à cette époque que les humanitaires vont quitter la région, une région où le système sanitaire est défaillant, inexistant.C’est à cette même époque que la rumeur va se répandre que des sorciers sont responsables de l’épidémie. Une trentaine de vieillards désignés comme sorciers sont exécutés le jour même. Le lendemain, l’épidémie disparait. Du coup, la disparition de l’épidémie attestée par la population avec la même conviction confirme la probable existence de la sorcellerie. Les diverses interprétations montrent que l’explication de l’épidémie dépend du système de croyance de l’auditeur. Tandis que les africains donnent l’explication venue d’un monde spirituel, les occidentaux, quant à eux, font une interprétation scientifique du phénomène. Pour conclure, nous pouvons reprendre Descartes pour dire que les croyances en des éléments spirituels et/ou surnaturels restent la chose la mieux partagée.

L’on peut supposer que la croyance est quelque chose qui existe dans le système auquel on y croit. En d’autres termes, la croyance appartient à un système humain à l’intérieur duquel elle est considérée comme une vérité. Il ressort que la fonction sociale des croyances (africaines ou occidentales) répond aux angoisses et mystères de l’existence de façon non-scientifique. Il pourrait même avoir une coexistence des modèles de systèmes explicatifs scientifiques et spirituels des phénomènes humains.

Selon l’historien des sciences Pierre Duhem, la science va s’inspirer du sens commun afin de « sauver les apparences ». Ainsi, on peut dire que le rapport entre l’opinion et la science n’est pas systématique. Puisque l’opinion peut se transformer en un objet de science, voire en une discipline scientifique à part si elle est expérimentée. Même si dans le langage commun, la science s’oppose à la croyance, il faut noter que cette considération est souvent plus nuancée tant par des scientifiques que des religieux. Les deux réalités (science et sorcellerie) fonctionnent de la même manière, à travers une démarche explicative bien précise et propre à chacune d’elle.

Au niveau social, on peut comparer la sorcellerie à la science à travers des expressions comme « c’est de la sorcellerie ! » « Tu es un sorcier !» « C’est un génie !» « Cela relève de/tient de la sorcellerie », « ce n’est pas sorcier », « cela est incompréhensible et inexplicable mais efficace », et bien d’autres expressions, pour designer la capacité intellectuelle, l’ingéniosité d’un individu, le surdoué. Dans ce contexte, la sorcellerie peut être une puissance, avantageuse. Pour T. Boa (2010, p. 19), « la sorcellerie est en réalité un principe explicatif du désordre ou des conflits sociaux » (2010, p. 19).

Pour Evans-Pritchard, l’anthropologie ne suppose pas que l’on soit « out of minds » (hors de l’esprit). Elle est de « bon sens » révélant qu’il y a, dans les sociétés, des choses qui fonctionnent en dehors du cadre des institutions scientifiques, politiques et religieuses ordinaires. Ces systèmes politiques ou leurs dispositifs rituels ne font pas appel à des ressources sociales et cognitives qui obligent à rompre avec les cadres ordinaires de l’expérience, le sens commun.

[Pour Pritchard (1950, p. 9-10)], l’anthropologie sociale permet d’analyser le comportement social, généralement sous ses formes institutionnalisées telles que la famille, les systèmes de parenté, l’organisation politique, les modes de procédure légale, les cultes religieux, etc., et les relations existant entre ces diverses institutions ; elle les étudie soit dans les sociétés contemporaines, soit dans les sociétés historiques pour lesquelles il existe des informations dignes de foi permettant de procéder à ces études.

Dans ce contexte, certaines populations en Afrique orientale, considèrent le soleil comme le symbole de leur divinité. L’anthropologue, sachant qu’il ne peut confirmer ou infirmer cette hypothèse, cherchera plutôt à établir une relation entre ce symbolisme solaire et l’ensemble des croyances et des cultes de ces populations. Il est courant en Afrique d’acheter à un envoûteur une protection mystique sous formes de bague, d’amulette, de bracelet, pour éloigner les indésirables.

Relier la sorcellerie et la modernité n’est pas un produit de l’imaginaire. Du coup, Le rapport entre la sorcellerie et la modernité n’émerge pas d’un nouveau paradigme construit dans l’environnement protégé de l’université, mais d’une constatation qui s’impose de façon insistante sur le terrain. Peut-on affirmer que la sorcellerie est une science ? Quelle est la conception poppérienne de la sorcellerie ?

2.2. La perspective poppérienne de la sorcellerie

Dans la préface à un ouvrage de Marcelle Bouteiller (1958, Préface), Claude Lévi-Strauss avait déclaré que « la sorcellerie étant stérile et non susceptible de progrès », ceux qui la pratiquent continuent aujourd’hui « à penser comme on a toujours pensé » depuis des millénaires. Pour bon nombre, certes la sorcellerie existe mais elle ne peut prétendre à une quelconque scientificité car elle manque d’objectivité.

Pour être plus explicite, nous pouvons comparer deux modèles de phénomènes, basés chacun sur un système explicatif ; il s’agit des modèles spirituel et scientifique. Le modèle spirituel est strictement différent du modèle scientifique. Il coexiste en parallèle avec la science et est « dissocié » de celle-ci.

Dans la perspective poppérienne, la science et la sorcellerie ne peuvent pas être sur le même diapason, elles ne peuvent se mélanger puisque la science suit un processus bien précis, une démarche bien précise (la falsification). Pour Popper (1934, p. 26), « un système faisant partie de la science doit pouvoir être réfuté par l’expérience ». La démarche scientifique est caractérisée par de « grandes méthodes d’investigation » qui sont communes à toutes les sciences. « Chaque communauté scientifique les met ainsi en œuvre en tant que méthodes académiques appropriées aux objectifs scientifiques visés », affirmait (A.-M. Lavarde, 2008, p. 82).

Qu’elle soit inductive ou déductive, toute démarche scientifique doit suivre des étapes selon la méthode OHERIC (Observation, Hypothèse, Expérience, Résultat, Interprétation, Conclusion). Dans ce contexte, une théorie est rejetée lorsque ses prévisions ne cadrent pas avec l’expérimentation. Aussi, pour que la connaissance scientifique progresse, le chercheur ayant fait des vérifications doit faire connaître ses travaux aux autres scientifiques qui valideront ou non son travail au cours d’une procédure d’évaluation. Ce qui n’est pas le cas de la sorcellerie, bien qu’elle relève des sciences sociales.

À vrai dire, quel est le moyen ou quelle est la technique dont elles disposent pour atteindre leur but ? Il existe des approches, notamment l’analyse fonctionnaliste des phénomènes sociaux visant à les expliquer par le rôle ou la fonction qu’ils assurent. L’approche empirique, quant à elle, voit dans l’expérience la source unique de toute connaissance humaine. Quant à l’approche comparative, elle consiste à comparer les phénomènes à étudier. Certes les sciences sociales veulent décrire, analyser et expliquer des phénomènes au même titre que la science, mais sont-elles réellement une science ? Karl Popper (1963, p. 61) répond qu’il faut « laisser nos hypothèses mourir à notre place », c’est-à-dire être capable de les soumettre à une méthode, discutable, réfutable. Assumer la réfutabilité des hypothèses scientifiques n’est pas un renoncement sceptique. C’est le seul moyen d’être efficace.

L’un des objectifs majeurs de la philosophie rationaliste des sciences de Popper aura été, d’établir une différence logique entre science et non-science, plus précisément, entre science et métaphysique à travers le critère de la falsifiabilité. En réalité, la position de Popper par rapport aux sciences sociales est plus complexe. Il reconnait, en effet, la spécificité des sciences sociales du fait de la nature de leur objet qui constitue un « obstacle » indépassable ; cette spécificité ne les empêche pas d’appliquer la méthode expérimentale. En somme, la différence entre les sciences sociales et les sciences de la nature pourrait n’être qu’une différence de degré, car elles suivent les mêmes principes fondamentaux. Même si ces disciplines historiques sont d’un niveau de scientificité « inférieur » à celui des sciences théoriques, puisqu’elles ne peuvent fournir de lois universelles, elles obéissent de la même façon au schéma d’explication causale, dans la mesure où elles se préoccupent de déterminer les facteurs à l’origine d’événements singuliers.

Nous pouvons faire référence ici au Monde 3 qui selon Popper (1968, p. 247) est le « monde des intelligibles, ou des idées au sens objectif ; c’est le monde des objets de pensée possibles : le monde des théories en elles-mêmes et de leurs relations logiques ; des argumentations en elles-mêmes ; et des situations de problèmes en elles-mêmes ». Avec le monde 3 qui est le monde des idéalités, nous serons capables de percevoir et si possible comprendre le sens de la sorcellerie.

Conclusion

À l’origine, dans nos sociétés, surtout africaines, la sorcellerie était considérée comme la science et les sorciers étaient vénérés ; on les appelait médecine-man ou guérisseurs, des gens qui étaient en relation avec l’au-delà et les divinités. D’où le caractère sacré qui leur était dévolu.

Sur ce sujet, la vision manichéenne qui oppose le monde moderne savant et instruit à un monde paysan (ignorant et crédule) attaché à des croyances moyenâgeuses est trop simpliste. L’ontologie occidentale actuelle réduit l’être humain à la dualité de l’âme et du corps, celle de l’africain est pluraliste : un corps, une âme et un esprit ; cette dernière dimension prédispose la société africaine aux pratiques de la sorcellerie, au même titre que la pratique religieuse.

Quelques soient les religions importées, nous demeurons attachés à nos divinités. La sorcellerie est même devenue une attraction, à Gomon-Sikensi en Côte d’Ivoire, où chaque année la sorcellerie est célébrée. Si tel est le cas, elle a donc un fondement et il y a lieu de s’y intéresser. Cela peut remettre en cause les critères de scientificité occidentale.

Cette méthode basée sur le questionnement relève de la méthode des sciences sociales qui, comme le préconise Popper doivent servir à déterminer les conséquences non-intentionnelles des actions sociales intentionnelles, par le biais de lois et à l’exemple de la science économique ; et que ce n’est qu’à ce prix qu’elles pourront gravir les échelons de la scientificité afin de s’établir définitivement comme sciences.

Références bibliographiques

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EVANS-PRITCHARD Edward Evan, 1974, un article écrit en 1960 et repris dans Les Anthropologues face à l’histoire et à la religion, Paris, PUF.

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GADOU Dakouri, 2011, La sorcellerie, une réalité vivante en Afrique, Abidjan, CERAP.

KANT Emmanuel, 2012, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygue et B. Pacaud, Paris, PUF.

KOUVOUAMA Abel, 1988, « À chacun son prophète » in Politique africaine, N°31, Le Congo, banlieue de Brazzaville.

LAVARDE Anne-Marie, 2008, Guide méthodologique de la Recherche en Psychologie, Bruxelles, De Boeck.

DU TERRORISME AU SAHEL : DES ENJEUX COSMOPOLITIQUES POUR UNE LECTURE DE LA THÉORIE DE LA JUSTICE                   DE JOHN RAWLS

Moussa MOUMOUNI

Université Abdou MOUMOUNI (Niger)

moumounimoussa70@gmail.com

Résumé :

Au Sahel, la coopération entre les États en proie au terrorisme semble avoir pris son rythme de croisière face au danger qu’il incarne en prenant de l’ampleur. C’est ainsi que les États sahéliens, en développant des stratégies d’intensification de la lutte contre le terrorisme, vont tenter de déterminer leurs inquiétudes autour des questions suivantes : Quelles sont les raisons qui expliquent la prolifération d’un tel phénomène au Sahel ? Les enjeux cosmopolitiques ne déterminent-ils pas l’ampleur du terrorisme au Sahel ? Pourquoi faut-il faire une lecture de la théorie de la justice de Rawls pour sortir des griffes de la violence alimentée pour les actes terroristes ? Pour répondre à ces inquiétudes, la trajectoire méthodologique ne peut qu’être analytique, ayant pour objectif général, une contribution à la compréhension du terrorisme au Sahel en vue de son éradication dans un espace sahélien qui subit des problèmes de justices, malgré les enjeux cosmopolitiques qui devaient l’aider à profiter de la coopération sociale initiée. D’où l’intérêt porté sur la lecture de la théorie rawlsienne de la justice.

Mots-clés : Coopération, Dissémination, États, Justice, Violence.

Abstract :

The dissemination of terrorism is becoming a reality today. In the Sahel, the cooperation between states in the throes of terrorism seems to come back to its normal. Considering the danger embodied by terrorism, these States are developing strategies aimed at intensifying the fight. In this perspective, this communication will attempt to determine our concerns that are expressed in the the following question forms: What are, in the current context of modernity, the cosmopolitical issues posed by terrorism in the Sahel? And why should one consider reading John Rawls Theory of Justice? To answer these concerns, our methodological trajectory will be analytical, with a general objective, our contribution, however modest it is, to the understanding of terrorism in the Sahel. This theme presents today, in terms of specific objective, the problems of justice that we will address, despite the very major cosmopolitical issues; hence our interest in reading John Rawls’ Theory of Justice.

Keywords : Cooperation, Dissemination, States, Justice, Violence..

Introduction

Au cours des deux dernières décennies, de nombreux terrains empiriques ont fait l’objet d’une analyse à travers le prisme de la sécurité. La cyber-sécurité, l’énergie, l’environnement et la sécurité en milieu sahélien sont devenus à l’heure actuelle des défis majeurs pour les chercheurs. Selon J.-B. Durosselle (2009, p. 558) :

Un autre exemple confirme ce changement intervenu. Les politologues avancent des théories nouvelles sur l’avenir de la guerre. Il est de fait que les conflits qui ont déchiré tous les continents depuis une décennie appartiennent à la fois à des catégories anciennes, connues et analysées, et des catégories nouvelles qui ont surgi à la suite des métamorphises de la planète. De Francis Fukuyama qui semblait envisager la fin de l’Histoire.

La dissémination du terrorisme à travers le globe terrestre avait annoncé un nouveau champ à défricher dans la quête de l’équilibre et de justice mondiale. Le terrorisme n’est pas une doctrine que l’on peut placer sur le même plan que le communisme, le nazisme ou le tiers-mondisme. Il est avant tout un moyen, une méthode pour faire peur, pour imposer une volonté, des objectifs rationnels et/ou irrationnels. Il ne s’embrasse pas de considérations morales : il exécute des innocents, au prétexte que personne n’est innocent. Il emploie à la fois des armes sophistiquées et rudimentaires, recourt à la technologie la plus complexe, comme, par exemple, Internet, l’informatique et l’électronique.

Dans ce cadre, le cas du Sahel nous intéresse dans cette réflexion. Par ce fait, la communication implique avant tout la volonté de trouver des solutions aux problèmes posés. Alors, Quelles sont les raisons qui expliquent la prolifération d’un tel phénomène au Sahel ? Les enjeux cosmopolitiques ne déterminent-ils pas l’ampleur du terrorisme au Sahel ? Pourquoi faut-il faire une lecture de la théorie de la justice de Rawls pour sortir des griffes de la violence alimentée pour les actes terroristes ? Tel est le cadre de notre problématique.

Pour répondre à ces interrogations, la théorie de la justice de John Rawls, qui est aussi une voie d’inclusion politique, a eu le mérite de présenter de manière schématique, adaptée et consensuelle les réponses aux défis que l’intégration de tous les citoyens pose dans des démocraties comme les nôtres. Une théorie qui met l’accent sur la justice et porte en elle le respect des identités culturelles, religieuses et politique, doit aplanir les différends et les gérer avec intelligence. La vision de Rawls nous semble être notre choix. Ainsi, dans une démarche analytique, notre objectif général est, d’éveiller la recherche, d’apporter dans un cadre d’introspection, notre modeste contribution à la connaissance et à la compréhension du terrorisme dans le monde sahélien. Aussi, dans notre démarche, notre objectif spécifique est de mettre l’accent sur la lecture de la théorie de la justice de John Rawls qui a fait ses preuves, lors de ses applications, dans le monde anglo-saxon. Elle est d’actualité, vu ses approches à cerner et à proposer aux citoyens des pays à démocratie constitutionnelle, des pistes, celles consensuelles en matière de gestion de conflit. Une différence majeure est que selon J. Rawls (2009, p.13) 

les institutions d’une démocratie de propriétaires et de son système de marchés concurrentiels tentent de disperser la propriété de la richesse et du capital pour éviter qu’une petite partie de la société ne contrôle l’économie, et indirectement la vie politique elle-même.

En conséquence, même s’il nous arrive de faire recours à d’autres auteurs qui traitent des sujets touchant la problématique de la justice dans nos sociétés, le noyau de la réflexion reste profondément rawlsien. C’est pourquoi, nous avons, dans le cadre de notre réflexion, trois (3) parties qui concourent à la compréhension de notre thématique. D’abord, la première partie de cette analyse va préciser le contexte historique et le cadre conceptuel du terrorisme au sahel. Ensuite, la deuxième partie de notre analyse va concerner les enjeux cosmopolitiques que présente le terrorisme en Afrique sahélienne. Enfin, c’est dans la troisième partie de notre texte qu’intervient la lecture rawlsienne de la théorie de la justice dans l’optique d’assurer la gestion de la crise sahélienne.

1. Le contexte historique et le cadre conceptuel du terrorisme

Philosophe américain, né en 1921 et décédé en 2002, John Rawls, est pourtant un auteur très difficile et abstrait, devient l’objet d’un immense intérêt dans le monde entier. Il est un contemporain, avec une partie essentielle du canon de sa philosophie politique normative, à côté de Platon, Aristote, Machiavel, Rousseau, Kant, Hegel et Marx. C’est surtout l’ampleur de sa pensée qui a frappé les autres contemporains. Rawls, en réfléchissant sur la question de la justice dans toutes ses dimensions, peut nous aider à aborder la question du terrorisme, un fait qui nécessite une justice sociale pour réduire ses forces. Selon C. Audard (2019, p. 24),

il a eu un impact sur un grand nombre de disciplines. Il a bouleversé la philosophie du droit, comme le reconnaît Herbert Hart, qui représente pourtant le courant du positivisme juridique auquel Rawls s’oppose, et il a permis de prendre le droit au sérieux, comme le dit Dworkin.

Ainsi, l’outil méthodologique de la position originelle permet de définir le Juste sans référence ni à des critères externes ni à une conception particulière du Bien, comme résultant d’un accord noué entre personnes rationnelles dans les bonnes conditions. Ce sont les conditions mêmes de la procédure suivie qui déterminent la justice des résultats et non pas un critère externe et unique ; d’où l’expression de « justice procédurale ».

La présente réflexion compte faire de la théorie de la justice de Rawls comme une référence fondamentale sur l’épineuse question de la crise sécuritaire au Sahel. Plus précisément, cette étude prend pour point de départ l’année 1971, date de parution de A Theory of justice aux États-Unis, couvre quatre décennies, qui voient un auteur au départ inconnu entrer progressivement dans le canon français de la philosophie. Elle retrace les circulations de Rawls et d’autres auteurs comme Robert Nozick, Michael Walzer ou Amartya Sen entre pays (les États-Unis, le monde anglophone et la France) entre disciplines (économie, philosophie, droit, sociologie et science politique) et secteurs sociaux. La redistribution ou l’équité sont des valeurs défendues par cette théorie, soucieuse de réduction des conflits sociaux et des frustrations dont l’une des conséquences peut être les guerres civiles, le terrorisme. Deux principes de justice seraient, selon lui, adoptés dans cette position originelle.

[Selon, M. Hauchecorne, 2019, p. 17,] le premier principe prévoit que chaque citoyen ait accès à un ensemble de libertés le plus vaste possible, pourvu qu’il soit compatible avec l’octroi d’une sphère de libertés aussi large aux autres individus. Le second principe porte sur l’organisation des inégalités socio-économiques au sein de la société et prévoit que celle-ci soient à l’avantage de chacun. Il se décompose en deux sous-principes qui stipulent que les positions sociales doivent être ouvertes à tous, la condition d’égalité équitable des chances, et que ces inégalités soient définies de telle manière qu’elles maximisent la situation des plus défavorisés. Le premier principe est en outre prioritaire sur le second au sens où celui-ci ne peut être mis en œuvre qu’à condition que le premier soit satisfait.

Par ailleurs, les historiens ne manquent pas de faire observer que le terrorisme ne peut disparaître tant que les inégalités, les injustices continuent de faire leurs « auras ». Ainsi, les attentats du 11 septembre 2001 vont ouvrir une période nouvelle dans l’histoire des États, des sociétés, des relations entre les religions. Le bilan de la tragédie est impressionnant :

Au moins 3600 morts, les tours jumelles du Word Trade Center à New York détruites, l’une des ailes du pentagone à Washington endommagée, un pays traumatisé, un spectacle d’horreur que la terre entière a pu suivre sur les écrans de télévision (J.-B. Durosselle, 2009, p. 611).

Le terme « terrorisme » a fait une émergence spectaculaire dans le champ sémantique, avant de prendre toutes les tournures possibles dans le vaste domaine de la réflexion. Désormais, les États sont tenus de combattre ou pour certains d’entre eux soutiennent des mouvements terroristes qui n’ont pas de base territoriale, dont les objectifs restent souvent flous, et qui concourent aux moyens les plus violents.

C’est pourquoi, pour préciser la nature d’une notion, les préjugés faussent les concepts et les raisonnements. Le « travail socratique » consiste à montrer qu’ils reposaient pour ainsi dire, sur des faits mal établis et des valeurs pauvrement justifiées. Une fois la systématisation accomplie, un halo de confusion, subsiste, notamment parce que les sensibilités sont inéliminables, les notions sont enracinées dans des traditions non objectivables, la compréhension d’un phénomène dépend de supputations discutables relatives au futur, largement imprévisible.

La situation postérieure au 11 septembre 2001 peut être appréciée dans ce cadre intellectuel rapidement dessiné. Les États démocratiques et dictatoriaux se mobilisent contre le terrorisme. Selon G. Haarscher (2009, p. 478),

leurs motivations sont bien normalement impures, même celles des gouvernements respectant assez bien en temps ordinaire les droits de l’homme. Sans établir une absurde symétrie entre les combattants, qui constituerait le signe d’une idéologisation de l’approche, et impliquerait donc un surcroit de confusion, nous pouvons néanmoins considérer en première analyse que les valeurs de la démocratie sont mises en péril dans les deux camps.

Il peut sembler que la proposition soit évidente en ce qui concerne le premier pôle : la terreur d’AL-QAIDA ne paraît pas pouvoir se relier d’une manière crédible aux principes des droits de l’homme. En face, si on laisse de côté les dictatures utilisant le combat contre la terreur comme prétexte à écraser plus encore les peuples, la question se pose d’un affaiblissement de la protection des droits de l’homme. Le terroriste serait de ce point de vue un homme qui se trouve le dos au mur dans son combat contre l’oppression. Il incarnerait la lutte contre l’injustice, en utilisant des moyens utilisés par ceux qui, à un moment ou à un autre de l’histoire, ont dû résister à un ordre inique. Un tel combat charrierait certes son lot de fanatisme religieux, mais tout cela devrait être compris en termes socio-économiques : le terrorisme se développerait ainsi sur le terrain de la misère et, selon G.Haarscher (2009, p. 479), « pourrait au moins trouver quelque excuse du côté de la philosophie égalitariste qui anime l’Occident depuis quelques siècles ». Les défenseurs des terroristes palestiniens peuvent se référer à une autre des valeurs défendues par tous les peuples du monde :

le droit des peuples à l’autodétermination, notamment garanti par les deux pactes de1966 relatifs, d’une part, aux droits civils et politiques, d’autres part aux droits économiques, sociaux et culturels. Le combat nationaliste des peuples opprimés ou colonisés a été intégré à la défense des droits de l’homme. (G. Haarscher, 2009, p. 479- 480).

En revanche, selon les propos de G. Haarscher (2009, p. 480),

Le Hamas, qui domine aujourd’hui Gaza, ne se réclame plus seulement d’objectifs nationalistes laïques, légitimes en tant que tels même si les moyens utilisés sont très discutables, mais également d’un fondamentalisme religieux qui s’oppose frontalement aux valeurs démocratiques.

Si l’on définit l’acte terroriste comme visant à transformer un ordre politique jugé injuste et à ébranler le statu quo en faisant très peur à ceux qui le soutiennent, on doit convenir que cette stratégie a été utilisée depuis des temps immémoriaux. Elle existe même hors du champ de la politique, dans les rapports domestiques les plus banaux. « Ce que les Romains nommaient la furor, était destiné à susciter chez l’adversaire la terror », (M. Humbert, 1994, p. 71). Il fallait briser sa volonté. Le terroriste tente d’obtenir un résultat politique en brisant ou en affaiblissant la volonté des peuples et des gouvernements. Il suppute sans doute que le peuple demandera au gouvernement qu’il arrête et punisse les auteurs de l’attentat, et que, quand l’État se montrera impuissant, la population exigera une politique d’apaisement, destinée à éviter que le drame se reproduise.

Dans tous ces cas, les moyens étaient controversés, mais les buts possédaient un caractère « moderne ». Ils empruntaient une portion de leur pouvoir de conviction à la grande quête contemporaine de droit, de liberté, d’égalité, surtout de justice. En bref, toutes les stratégies définies plus haut sont ici agissantes : l’attaque frontale et l’entrisme. La terreur, la peur, la crainte, sont autant les effets traumatisants. Dans une telle perspective, tout dépendait du point de vue : l’acteur se donnerait le nom de résistant, sa victime l’appellerait « terroriste ». Le héros des uns serait le « salaud » des autres. Dans ce champ sémantique ou comme le dit G. Haarscher (2009, p. 483) en ces termes : « toutes les vaches sont grises, nous qualifierons de terroristes des résistants pour la simple et unique raison que nous occupons la position de la victime ».

À comprendre Haarscher, comme Albert Camus, dans la pièce Les Justes (1950), puis dans l’essai L’homme révolté (1951), demandait dans quelle mesure une révolte contre l’ordre établi pouvait devenir légitime. Il ne prenait en considération que les buts humanistes. De ce point de vue, les idéaux de la révolution communiste ne posaient pas de problème majeur : l’égalité universelle et l’espoir d’une abolition du pouvoir de l’argent possédaient un impeccable pedigree humaniste. C’était au niveau des moyens que se posaient les questions les plus difficiles. Camus n’était pas partisan de la non-violence. Au contraire, ses textes nous permettent de justifier un certain recours à la violence dans un but humaniste : l’acte violent (crime) doit être accompli une fois que toutes les autres options se sont révélées radicalement impraticables. C’est bien sûr la condition du dernier recours pour sauver ce qu’on a de digne. Il est aussi impératif que les « cibles » soient soigneusement définies et que la responsabilité de ces dernières dans l’insupportable statu quo soit très vraisemblable.

[Pour G. Haarscher (2009, p. 484),] de la terreur révolutionnaire de 1793-1794 à la répression féminine et stalinienne du 20esiècle, le recours à la violence progressiste s’est de plus en plus banalisé, jusqu’à corrompre la révolte en la transformant en révolution totalitaire. On est passé du moindre mal (la violence en ultime instance, pour des idéaux humanistes) au pire des maux (la violence banalisée).

En toute objectivité, il n’est possible d’accorder au terrorisme un contenu politique que s’il a des objectifs politiquement réalistes. Dans le cas contraire, rien ne le distingue d’une activité criminelle ordinaire. À l’inverse, son caractère insaisissable et intangible constitue la grande nouveauté du terrorisme mondial en même temps qu’il lui donne cet énorme potentiel de destruction qui a un rapport avec la délégitimisation des gouvernements démocratiques.

La terreur qu’il utilise comme moyen-fin, ne vise plus, comme l’exercice de la violence, à détruire des êtres physiques et de biens matériels. Elle utilise, de manière systématique, la violence dans l’optique d’épouvanter, d’abrutir les esprits, c’est-à-dire elle « sert des cadavres de la violence pour désespérer les vivants », (J. Freund, 1986, p. 525). Dans ces limites, la définition qu’en donne R. Aron (1986, p. 525), est tout à fait pertinente : « est dite terroriste, une action de violence dont les effets psychologiques sont hors de proportion avec les résultats purement physiques ». Elle utilise la violence comme moyen pour déclencher une frayeur générale au sein d’une collectivité politique. L’Afrique sahélienne qui est l’objet de notre travail, vit des situations d’insécurité difficiles à gérer, avec déplacement massif des populations.

Aujourd’hui, toutes les formes de terreur s’y retrouvent. Du djihadisme à la velléité séparatiste, le terrorisme au Sahel, a pris toutes les formes que nous avons décrites ci-haut. Si la nature des conflits, leur ampleur, leurs causes, leurs formes et leurs acteurs ne sont pas toujours les mêmes, on ne peut pas s’empêcher de constater des fermes liens, les connexions, les chevauchements et les similitudes qui ne manquent pas de laisser apparaître des caractères communs de plus en plus évidents avec le terrorisme mondial. Ces problèmes imbriqués nécessitent une compréhension holistique et une approche globale. La démocratie reste un pilier essentiel de briser ce cercle de déstabilisation de la région. Dans la partie qui suit, nous nous attacherons à la lecture critique des enjeux cosmopolitiques du terrorisme au Sahel.

2. Les enjeux cosmopolitiques du terrorisme au Sahel

Le cosmopolitisme considère le monde comme un élément du cosmos où tous les éléments sont en relation. Les pères fondateurs du cosmopolitisme sont les stoïciens et Kant. L’hospitalité, le droit, la liberté, la justice, la tolérance sont des valeurs qui accompagnent ses actions. L’objectif fondamental du cosmopolitisme est d’intégrer les nouvelles conditions de possibilités de l’action politique en rendant l’homme, sans distinction de couleur, de milieu, de culture, de religion, le citoyen heureux du monde. Pour le cosmopolitisme, le sage de la cité, c’est le monde. En référence à ce monde, Homme-citoyen- du monde tente de se positionner à lui, se détermine comme un microcosme dont les différentes parties entretiennent des relations avec le cosmos. Il s’agit, en fait, d’un monde pacifié, civilisé, collectivement soumis à des règles universelles.

La notion de « cosmopolitique » est une réflexion à conception kantienne, bâti sur le projet de paix perpétuelle, qui permet de garantir durablement la paix mondiale. Le caractère pacifique des nations, des républiques est la conséquence d’une ligne politique construite sur le règlement des conflits par le droit. Toute action allant dans ce sens est une nécessité moralement fondée pour toutes les entités humaines : le terrorisme de l’Afrique sahélienne n’est qu’un exemple d’autres.

Si cette préoccupation kantienne des Lumières est d’actualité, c’est que les guerres et le terrorisme mondiaux ont divisé le cosmos en des camps opposés. La composition d’un monde commun construit sur l’idéal de justice universelle, est le moteur de l’architecture conceptuelle du cosmopolitisme. Sur ce point, étant beaucoup plus proche de Kant, John Rawls a œuvré pour une théorie de la justice, capable de jouer ou de défendre la même matière construite par le cosmopolitisme. Certains risquent de ne pas être satisfaits et de répliquer que, selon J. Rawls (1993, p. 265-266)

Il peut être allégué que certaines vérités concernent des problèmes si importants qu’on doit venir à bout des différends les concernant même au prix d’une guerre civile. À cela nous répondrons tout d’abord qu’on n’élimine pas des problèmes de l’ordre du jour politique, sous le seul prétexte qu’ils seraient une source de conflit. Nous invoquerons bien plutôt une conception politique de la justice afin de distinguer, parmi ces problèmes, ceux qui peuvent raisonnablement être éliminés et ceux qui ne le peuvent pas, mais toujours avec le souci de tendre à un consensus par recoupement.

Pour Rawls, des problèmes pris en compte demeureront sûrement sans solution, au moins jusqu’à un certain point. Ceci est tout à fait normal pour des questions politiques en milieu sahélien. Actuellement, dans le Sahel, les enjeux cosmopolitiques se jouent. Les relations entre les puissances et l’espace sahélien peuvent être décryptées à plusieurs échelles. Si, nous analysons la vision rawlsienne sur les questions politiques, le Sahel est aussi en face de sa propre mutation. Les relations liées à la mondialisation et la mise en place d’un monde multipolaire qui succède à un monde postcolonial avec diversité des partenaires africains.

Selon J. B. Durosselle (2009, p. 57), « l’on observe un déplacement du centre de gravité de la planète avec montée en richesse et en puissance de nouveaux territoires dits émergents. » Il ressort que la financiarisation du capitalisme et le rôle croissant des grands groupes transnationaux conduisent à faire des territoires des lieux de valorisation du capital et d’insertion dans des chaines de valeurs mondiales.

L’accès aux ressources naturelles du sous-sol et du sol participe de la mondialisation des nouveaux acteurs. Cette mondialisation, « effet-fruit » du cosmopolitisme, conduit à des exclus ou à des perdants. L’action de la politique mondialisée, génère des replis identitaires locaux, et à sa face moins visible dans les réseaux criminels liés aux trafics, aux paradis fiscaux et à « un monde sans loi », (L. Hennebel, 2009, p. 19). Les relations entre les acteurs internationaux et l’espace sahélien renvoient aussi à des facteurs régionaux spécifiques à l’Afrique. La diversité des partenaires et les nouvelles formes de partenariat ont considérablement affecté le monde sahélien. La compréhension de ces relations inter et/ou transnationales doit intégrer les acteurs du bas (les populations), prendre en compte les représentations, les matrices culturelles, les référents ethnolinguistiques de celles-ci, leurs aires d’appartenance s’inscrivant dans la durée.

Ces risques sont liés à la pression migratoire et l’asile des migrants, déplacés réfugiés qui passent par des filières mafieuses internes avant de devenir les « damnés de la mer », de vouloir atteindre les rivages européens. Selon H. Tigroudja (2009, p. 179), « ils sont liés à des enjeux sécuritaires avec terrorisme transfrontaliers ou transnational. Ils résultent des divers trafics portant sur les hommes et les marchandises. » Ainsi, ils peuvent conduire à des effets domino comme le montre le chaos libyen, se diffuser dans l’espace comme des incendies ou des cancers. Le sahel est devenu donc une zone grise, de ni paix, ni guerre, non contrôlée par les pouvoirs centraux. Les principales « plaies sahéliennes » sont interconnectées : le terrorisme, avec le chômage des jeunes sans perspectives, vulnérabilité climatique, inégalités sociales, et des institutions démocratiques mal adaptées aux réalités politiques des effets de la mondialisation.

Le terreau des actions terroristes ou de l’islamisme intégriste se trouve dans « les inégalités profondes », la marginalisation, les filières de recrutement par les réseaux des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), par l’absence d’une véritable politique d’insertion des jeunes dans le tissu social, économique et politique, mais aussi par des conflits locaux présentant un caractère ethno-régionale. Selon E. B. Adam (2013, p. 125), « ce caractère opposait les « allogènes » et les « autochtones ». L’insécurité est devenue visible dans des guerres qui trouvent leurs forces dans la médiatisation. »

Dans un monde surmédiatisé d’images où l’émotion et la dictature de l’instant, de l’évènement l’emportent sur les analyses en profondeur. Le terrorisme contrôle, selon C. Taylor (2010, p. 69), « la conscience psychologique des gens », et est instrumentalisé par des mouvements qui veulent instiller la terreur, la peur et l’horreur », jouant par effet, sur les médias à la recherche de violence augmentant l’audimat.

Enfin, des puissances étrangères peuvent s’appuyer sur des groupes marginalisés, des minorités se sentant exclues des droits de citoyenneté et/ou politique. Les réponses sécuritaires et/ou militaires mal conduites peuvent renforcer ces mouvements du fait des effets collatéraux de leurs interventions, les dynamiques de répression. Selon E. B. Adam (2013, p. 143), « Les exercices démocratiques ont mis à mal des cohésions sociales, dont les conséquences sont très bien connues : l’injustice et l’invisibilité sociale ».

Or, Il y a dans ce milieu sahélien, peu de raison pour penser que les droits humains et les ressources supplémentaires allouées en vue d’encourager les personnes très douées à cultiver leurs dons, contribuent de moins en moins au total au-delà d’un certain point appartenant à la zone considérée. Au contraire, cette contribution marginale, selon J. Rawls (2009, p. 367), « peut augmenter indéfiniment. Mais, il ne s’ensuit pas qu’une répartition égale des libertés fondamentalement soit la meilleure. »

C’est pourquoi, en s’interrogeant sur la condition d’existence au Sahel, S. Mestiri (2007, p. 115) soutient que « notre lecture critique du plan de paix bâti sur la proposition de John Rawls, procède d’une réflexion philosophique sur le droit de la paix et inévitablement sur le droit de la guerre qui lui est corrélatif ». Construire une paix durable dans cette zone, constitutive de la paix, saisir l’esprit qui l’anime et met en lumière les exigences qu’elle s’efforce de transposer dans des règles de droit. Telle est la dernière partie de cette réflexion, considérée comme le terrorisme sahélien, la lecture de la théorie de la justice de J.Rawls. Cette remarque est tout à fait caractéristique de l’impact qu’eut la théorie de la justice de cet auteur dès sa parution en 1971.

3. Une lecture rawlsienne de la théorie de la justice sur le terrorisme du Sahel

Recourir à Rawls, c’est parler de la justice sociale, les questions de coopération sociale, de discrimination positive, de lever totalement le voile d’ignorance. Il faut éviter le libéralisme politique étriqué. Du coup, une posture particulière, africaine de saisie de la question se pose et demande d’aller au cœur de la résolution de tout ce qui peut stimuler la violence, les questions de distribution et/ou redistribution, de frustration et de nécessité de comprendre le bienfondé/bien-fondé de la quête de la paix par le fait de faire la guerre au terrorisme, à toute forme de violence. Il faut que Rawls profite au Sahel en tenant compte de ses réalités. Une nécessaire mise à jour de Rawls s’impose pour que cette pensée soit profitable à tout le monde. Disons qu’il faut faire du Sahel le berceau du cosmopolitisme et de l’épicentre d’une lutte définitive contre le terrorisme.

Si le paradigme de la guerre à la terreur ne convient pas, l’on pourrait se battre sur le paradigme du crime. Mais, il faut souligner que le droit pénal est fondamentalement incapable de répondre efficacement à cette nouvelle menace. Il nous faut alors envisager la question du paradigme du crime à partir de la notion de la souveraineté effective. Cette dernière ne promet pas aux citoyens un monde sans crime, mais un certain contrôle sur la situation sécuritaire de base. C’est dans cette perspective que Rawls plaide, à travers sa théorie de la justice, en faveur du juste qui doit primer sur le bien. Autrement dit, la coopération entre les hommes vivant ensemble dans une cité, doit suivre les principes de justice, et non des valeurs philosophiques, religieuses ou éthiques. Rawls n’accepte pas d’en rester au paradigme du crime, mais il ne veut pas non plus, pour les raisons indiquées plus haut, de la rhétorique de la guerre à la terreur. Le droit pénal traite les cas individuels comme si la question plus large de la souveraineté effective avait déjà résolue, ce qui n’est pas le cas quand les attaques terroristes représentent un défi public à cette prétention visible de la capacité de l’État à protéger ses citoyens. Le motif de cette réserve tient à notre souci de respecter le plus possible les limites de la raison publique.

Dans le cadre de ce travail, il est important pour nous de souligner la distinction entre le droit des gens et le droit international ou des nations. Ce dernier est un ordre juridique existant ou positif, quelque impératif incomplet qu’il soit par certains aspects, parce qu’il ne possède pas de dispositif efficace de sanction comme celui qui caractérise normalement le droit interne.

Le droit des gens est une famille de concepts politiques comprenant des principes du droit, de la justice et du bien commun qui spécifient le contenu d’une conception libérale de la justice élaborée afin de s’étendre et de s’appliquer au droit international. Le droit des gens contient les concepts et les principes grâce auxquels le droit international peut être jugé. Cette distinction, selon J. Rawls (1996, p. 51),

entre le droit des gens et le droit des nations doit être nette. Elle n’est pas plus obscure que celle qui existe entre les principes de justice qui s’appliquent à la structure de base de la société interne et les institutions politiques, sociales et juridiques existantes qui constituent cette structure dans les faits.

Afin de simplifier l’approche concernant la résolution des conflits, chez Rawls, nous supposerons qu’il n’y a que deux types de sociétés bien ordonnées, les sociétés libérales et celles hiérarchiques. Nous examinons dans un premier temps le cas des sociétés bien ordonnées libérales et démocratiques. Cela conduit à l’idée de la société politique bien ordonnée des sociétés des peuples démocratiques. Nous passons aux sociétés qui, justes et bien ordonnées, sont souvent de nature religieuse et ne sont pas caractérisées par la séparation de la religion et de l’État. Selon J. Rawls (1996, p. 53),

leurs institutions politiques spécifient une hiérarchie consultative juste, ainsi que je l’appellerai, alors que les institutions sociales fondamentales réalisent une idée de la justice exprimant une conception appropriée du bien commun. Il est fondamental pour notre version du droit des gens qu’elle soit acceptée par les sociétés hiérarchiques comme par les sociétés libérales. Celles-ci sont ensemble des membres respectables d’une société bien ordonnée des peuples justes du monde.

La réalisation du droit des gens est celle de la théorie non idéale qui comprend également deux temps. Le premier est celui qui constitue le cadre de la théorie de non obéissance. Elle concerne la catégorie des sociétés justes, démocratiques ou hiérarchiques, confrontées aux États qui refusent d’obéir à un droit raisonnable des gens. Le second moment de cette phase concerne les conditions défavorables. Il pose le problème de savoir comment les sociétés plus pauvres et technologiquement moins avancées que les autres peuvent atteindre des conditions historiques et sociales qui leur permettent d’établir des institutions justes et viables, qu’elles soient de base libérales ou hiérarchiquement constituées. Dans le monde, la théorie non idéale est d’une importance pratique majeure et concerne des problèmes que nous rencontrons tous les jours.

Avant toute extension, il faudrait s’assurer que la position originelle avec son voile d’ignorance est un procédé de représentation approprié au cas des sociétés libérales. Dans la première utilisation de la position originelle, sa fonction comme procédure de représentation signifie qu’elle indique ce que nous considérons comme des conditions équitables pour que ses participants, qui sont les représentants des citoyens libres et égaux, spécifient les termes de la coopération qui régissent la structurent fondamentale de leur organisation sociale. Et puisque cette position inclut le voile d’ignorance, elle exprime, de fait l’égalité de ce que nous considérons comme des restrictions acceptables sur les raisons d’adopter une conception de la justice. Ainsi, la conception que les participants se chargeraient d’adopter, définit conséquemment la conception de la justice « que nous estimons équitable et fondée sur les meilleures raisons » (J. Rawls, 1996, p. 54).

Dans cette construction architecturelle de Rawls, trois conditions essentielles se dessinèrent : la position originelle représente d’abord les citoyens équitablement, ou de manière raisonnable, ensuite comme des agents rationnels, enfin comme des individus capables de décider entre les différents principes disponibles pour des raisons appropriées. Ces trois conditions ne sont satisfaites qu’en observant que les citoyens sont représentés de façon équitable, ou raisonnable, selon J. Rawls (1996, p.54),

par la symétrie et l’égalité  de la situation de leurs représentants dans la position originelle. Les citoyens sont également représentés comme des agents rationnels en vertu de l’objectif de leurs représentants de faire du mieux qu’ils peuvent pour réaliser leurs intérêts essentiels en tant que personnes. Enfin, ils sont représentés comme des individus qui décident en faveur de certains principes pour des raisons appropriées : le voile d’ignorance empêche leurs représentants d’invoquer des raisons inadéquates, étant donné l’objectif de représentation des citoyens comme personnes libres et égales.

Au stade qui va suivre, lorsque la position originelle est utilisée afin d’étendre une conception libérale au droit des gens, elle constitue un procédé de représentation parce qu’elle indique que nous considérons comme des conditions équitables dans lesquelles les participants, qui sont cette fois des représentants des sociétés bien ordonnées par des conceptions libérales de la justice, doivent formuler le droit des gens et les termes de leur coopération. Les participants sont donc masqués par un voile d’ignorance : ils n’ont pas, par exemple, connaissance de la taille du territoire, de l’importance de la population, ni de la force relative du peuple dont ils représentent les intérêts majeurs. Bien qu’ils sachent que la réalisation raisonnablement favorable rend la démocratie possible, ils ne connaissent ni l’étendue de leurs ressources naturelles, ni le niveau de leur développement économique, ni aucune information de ce genre. Ces conditions reflètent raisonnablement ce que nous, membres des sociétés bien ordonnées par des conceptions libérales de la justice, accepterions comme des termes fondamentaux équitables de bonne coopération entre des peuples qui, en tant que tels, se considèrent comme libres et égaux. Les régimes hors la loi forment une famille très composite. Certains sont dirigés par des gouvernements qui ne semblent reconnaître aucune conception du droit ou de la justice. Dans le milieu sahélien, leur ordre juridique est souvent le fondement d’un système de coercition et de la terreur. Or, les peuples qui respectent le droit, peuvent, au mieux, établir un modus vivendi et défendre l’intégrité de leur société, comme le droit des gens les y autorise.

Conclusion

En définitive, en faisant une certaine lecture de la théorie de la justice comme équité chez Rawls, nous entendons, de ce point de vue, défendre un devoir naturel fondamental qui est le devoir de justice pour les peuples sahéliens. Ce devoir exige de partager et de respecter les institutions justes qui existent et qui s’appliquent à nous tous. Le terrorisme au Sahel ne trouve son fondement que dans le manque de justice dans la redistribution des biens. Or, le refus de reconnaissance n’implique que conflit, désordre. La situation actuelle du terrorisme nous contraint à promouvoir des organisations justes. Vu les circonstances, chacun assurément le devoir naturel d’y participer et chacun est ainsi lié à ces institutions, indépendamment de ses actes volontaires, performatifs ou autres. Des maux d’une gravité exceptionnelle accablent l’Afrique sahélienne actuellement. Bien que les principes de ces devoirs naturels découlent d’un fondement contractuel, ils ne présupposent aucun acte de consentement, explicite ou tacite, ni même aucun acte volontaire pour s’appliquer. Les principes qui valent pour les individus, tout comme les principes qui valent pour les institutions, sont ceux reconnus dans la position originelle.

Il y a ici une tension, nécessitant une mise en balance entre d’une part les exigences de la démocratie et les droits de l’homme, d’autre part, l’efficacité d’une action confrontée à un danger tout à fait considérable, comme c’est le cas du terrorisme au milieu sahélien. C’est parce que l’on défend une conception morale de la justice que l’on s’engage dans cette logique du moindre mal, avec une grande prudence, aussi avec « crainte et tremblement ».

Si l’on sait que des actions sont mauvaises, contraires à la morale, même si elles sont efficaces, il faut que, quand on adopte une logique du moindre mal, l’on sache que c’est mauvais, immoral, inacceptable sur le plan des principes. À un certain moment, il faudra s’arrêter sur la pente, sinon fatale, de l’éthique des conséquences. L’interdiction d’être terroriste est une obligation morale, quand la logique de la communication peut aboutir aux faits de la satisfaction des conditions exigées. La véritable menace pour la vie de la nation ne provient pas du terrorisme, mais des lois taillées sur mesure pour servir la cause contingente d’une catégorie des citoyens.

La meilleure façon de faire face au terrorisme au Sahel, c’est de préserver les libertés au nom d’une justice comme équité. L’exercice de l’équité par l’approche du contrat social s’oriente dans le cas rawlsien « vers l’édification des seules institutions justes, réalisées grâce à un accord sur des principes qui doivent gouverner les institutions de la structure de base elle-même dans le présent et l’avenir », (A. Sen, 2012, p. 98).

À cela, il faut ajouter, une remarque importante, à savoir que le “point de vue moral”, « celui de la raison pratique au sens de Kant, est lui-même inscrit dans des situations historiques plus ou moins favorables à son exercice », (J. Habermas, 1997, p. 367). Contrairement à Marx, Rawls va contester que tout point de vue relève de l’idéologie et/ou de la fausse conscience. À la suite des principes de la Philosophie du droit (1820) de Hegel, il pense que les circonstances contemporaines, et l’avènement d’institutions démocratiques, si imparfaites qu’elles soient, ont changé la donne et fournissent une base radicalement nouvelle pour une critique sociale « qui ne soit plus « utopique ou un simple rêve », (S. G. de Latour, G. Radica et C. Spector, 2015, p. 51). Un tel projet n’est pas simple. On s’aperçoit d’entrée de jeu qu’il soulève des problèmes complexes dans plusieurs champs intellectuels. En philosophie morale, il faut construire une conception générale de la justice combinant revendications justifiées d’égalités sociales et revendications justifiées de reconnaissance. Du point de vue de la théorie de la société, selon N. Frazer (2011, p. 48) :

Il s’agit plutôt de développer une conception de notre société contemporaine qui rende compte autant de ce qui différencie les classes sociales des groupes statutaires (et économie, de la culture), que de leur imbrication. Dans le domaine de la théorie politique, l’attention se portera surtout sur la recherche de dispositions institutionnelles assorties de politiques publiques pouvant remédier en même temps à la distribution inique et au déni de reconnaissance.

En termes d’intégration politique, le défi va consister à favoriser l’engagement démocratique par-delà les divisions existantes. Cela permet au Sahel de développer une orientation programmatique large intégrant le meilleur de la politique de redistribution au meilleur de la politique de reconnaissance.

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LE TOTALITARISME OU LA FIN DE L’ÉTHIQUE POLITIQUE

Soumaïla COULIBALY

Université Peleforo Gon COULIBALY (Côte dIvoire)

soumailacoulibaly237@gmail.com

Résumé :

La politique a pour objectif d’assurer aux hommes leur liberté et leur bien-être. Pour parvenir à cette fin, elle s’appuie sur des catégories morales et politiques dont l’observation lui confère son éthique. Mais, depuis l’avènement du totalitarisme, régime politique inédit, les valeurs politiques authentiques ont été complètement répudiées. L’homme est ainsi réduit à l’impuissance politique et créatrice, privé de la possibilité d’agir. La terreur totalitaire a isolé et désolé l’homme en lui arrachant sa spontanéité, son humanité. Dans un tel contexte, l’on assiste impuissant à la perte du sens politique, à la perte de l’éthique politique.

Mots-clés : Désolation, Éthique, Isolement, Morale, Politique, Totalitarisme.

Abstraact :

The aim of politics is to ensure human freedom and well-being. To achieve this end, it relies on moral and political categories whose observation gives it its ethics. But since the advent of totalitarianism, an unprecedented political regime, authentic political values have been completely repudiated. Man is thus reduced to political impotence and to all forms of creation, deprived of the possibility of acting. Clearly, totalitarian terror has isolated and desolated man by stripping him of his spontaneity, his humanity. In such a context, we helplessly witness the loss of political sense, the loss of political ethics.

Keywords : Desolation, Ethics, Isolation, Morals, Politics, Totalitarianisms.

Introduction

Le totalitarisme désigne un type de régime politique particulier qui se donne pour dessein d’organiser la vie de la masse. À ce titre, c’est un événement particulier qui rompt avec tout autre événement de l’histoire entendue comme une séquence de faits plus ou moins marquants. De ce fait, il constitue une rupture radicale avec tous les régimes politiques ayant existés, et en particulier ceux qui peuvent en être rapprochés, qu’ils soient despotiques, tyranniques ou dictatoriaux.La cristallisation des éléments pré-totalitaires à savoir l’antisémitisme, l’impérialisme et le racisme, de même que l’émergence de la société de masse dans l’Europe industrielle du XIXe siècle peuvent être considérées comme le terreau dans lequel a germé le totalitarisme.

C’est la convergence dans une logique politique de ces éléments qui donnera naissance à des formes de gouvernements qui n’avaient jamais encore existées. C’est cet initium, cette capacité d’entreprendre quelque chose de radicalement nouveau qui a fait du mal totalitaire un phénomène d’inhumanité. Le totalitarisme serait une offense à la dignité humaine lorsque ce qui porte l’humain au fronton de l’excellence politique est marquée par le saut des engagements mutuels consentis et volontaires. L’éthique de la politique comme art de gestion participatif change de perspective.

L’humanité a été attaquée non seulement dans son intégrité physique, mais aussi et surtout dans son aspect éthique. De fait, la réprobation éthique et l’indignation au nom des valeurs se révèlent à la fois inopérantes et inadaptées. Ce qui est en jeu dans le totalitarisme, c’est la question de l’humanité :

Les souffrances-qui ont toujours été trop nombreuses sur la terre- ne sont pas le fond du problème, non plus que le nombre des victimes. C’est la nature humaine elle-même qui est en jeu». (H. Arendt, 1972, p. 200).

Ainsi, le totalitarisme a-t-il réussi à faire éclater les fondements de l’éthique politique ? Cette question centrale fait appel à des questions subsidiaires notamment : le caractère inédit des régimes totalitaires a-t-il favorisé la remise en cause des structures politiques de l’État ? Quels sont les enjeux actuels du débat sur le totalitarisme ?

À vrai dire, la réponse à ces interrogations implique l’analyse des axes essentiels de cette réflexion sur le totalitarisme. Ainsi, mettrons-nous en évidence d’abord la genèse du mot totalitarisme. Puis, nous relèverons la spécificité du totalitarisme en tant que régime politique non caractérisable comme les autres régimes politiques qui l’ont précédé. Nous évoquerons enfin les enjeux du débat actuel sur le totalitarisme tout en mentionnant la déshumanisation en cours dans la sphère politique. Le totalitarisme dans son mouvement ne restaure pas la dignité humaine. Il n’existe pas dans le totalitarisme une éthique de gouvernance qui illumine l’intellect humain.

1. Historique du totalitarisme

1.1. L’origine du totalitarisme

L’adjectif « totalitario », signifiant totalitaire, apparut en Italie en mai 1923 dont l’invention est prêtée à un opposant et une victime du fascisme, Giovani Amendola. L’emploi du mot totalitarisme s’est répandu dans les milieux antifascistes italiens comme un instrument de pensée et de lutte politique. Dans l’entre-deux-guerres Sforza Carlo et surtout Louigi Sturzo furent les utilisateurs du concept de totalitarisme.

En 1925, les théoriciens du fascisme reprirent de manière opportuniste le terme à leur compte, en lui attribuant cette fois une connotation positive, celle de l’unité du peuple italien. C’est dans ce cadre que Benito Mussolini exaltait sa farouche volonté totalitaire en appelant celle-ci à délivrer la société des oppositions et des conflits d’intérêts.

Dans la seconde moitié des années 1920, des rapprochements entre la structure du fascisme italien et le bolchévisme furent établis par des acteurs politiques tels que Francesco Saverio Nitti, ce qui fit du totalitarisme une doctrine. Pour la doctrine totalitaire, « tout est dans l’État et rien d’humain et de spirituel n’existe et il a encore moins de valeur hors de l’État. En ce sens le fascisme est totalitaire » B. Mussolini (2017, p. 7). Abondant dans le même sens, Ernst Junger célèbre la guerre et la technique moderne comme des annonciatrices d’un nouvel ordre incarné par la figure de l’ouvrier-soldat œuvrant au sein d’une société encadrée, disciplinée comme une armée. L’usage du mot totalitarisme en vue de désigner un État fasciste et communiste semble avoir été fait en Grande Bretagne en 1939. Carl Schmitt employait ce terme pour mettre en lumière la crise du libéralisme, du parlementarisme et la nécessité d’une politique plus autoritaire. S. Weil (1999, p.150) ne dit pas le contraire quand elle soutient qu’

il apparait assez clairement que l’humanité contemporaine tend un peu partout à une forme totalitaire d’organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-socialistes ont mis à la mode, c’est-à-dire à un régime où le pouvoir d’État décide souverainement dans tous les domaines, même dans le domaine de la pensée.

L’apparition d’un nouveau type de régime, considéré comme l’antithèse du libéralisme et qui scellera entre les idéologues fascistes et soviétiques, est le pacte germano-soviétique, signé en 1939 entre l’Allemagne nazi et l’URSS. Ainsi on assiste à diverses visions du totalitarisme. De Carl Joachim Friedrich et ses six éléments identifiants notamment le parti totalitaire, le « parti de masse », la terreur policière, les monopoles des médias, les forces armées et l’économie planifiée, à Claude Lefort  qui a appliqué le totalitarisme à tous les États de l’Europe de l’Est dans la deuxième moitié du XXème siècle où il évoque les limites de la domination totalitaire, en passant par Bernard Henri-Lévy  qui critique la vision d’Arendt semble être la plus réaliste. La désirabilité de la révolution telle que prônée par Michel Foucault.

1.2. Le totalitarisme selon Arendt

Forgée au XXe siècle dans l’entre-deux-guerres et même au-delà, l’analyse sur laquelle s’appuie la plupart des interprétations est celle développée par Hannah Arendt de 1936 à 1953. Pour la philosophe et politologue juive, le totalitarisme signifie « système tendant à la totalité » N. Capdevila (2003, p. 167-187). Ainsi, il est une idéologie qui nie toute autonomie à l’individu et à la société civile qui s’emploie à supprimer cette autonomie en imposant autoritairement une vision moniste du pouvoir et du monde. Cette idéologie fonde et justifie par la même occasion la domination absolue de l’État. Cela signifie que le totalitarisme ne se situe pas dans le champ classique de la politique entendue comme la poursuite opportune d’objectifs limités, le plus souvent institutionnels, mais État.

Ni le national-socialisme ni le bolchévisme ne proclament jamais qu’ils avaient établi un nouveau régime, ni ne déclarèrent que leurs objectifs étaient atteints avec la prise du pouvoir et le contrôle de l’État. Leur idée de domination ne pouvait être réalisée ni par un État, ni par un simple appareil de violence, mais seulement par un mouvement constamment en mouvement ; à savoir la domination permanente de tous les individus dans la sphère de leur vie. (H. Arendt, 1972, p. 49).

Mu par la révolution anthropologique, le mouvement totalitaire met en avant l’élaboration idéologique qui n’est qu’une mise en cohérence fantasmatique de la volonté de l’homme nouveau considéré comme un Être providentiel pour la masse. Comme telle, cette logique ne connait pas de termes nourrissant le désir d’illusion et l’attente millénariste des masses atomisées. La différence qu’il y a entre les tyrannies classiques et les dictatures songeant à clore l’épisode terroriste après la neutralisation des opposants déclarés, c’est la terreur infinie.

De la sorte, le totalitarisme concrétise la certitude qu’une partie de l’humanité est radicalement superflue et prospère dans le crime de la masse. Il se caractérise par sa dimension non politique, sa dimension idéologique et sa dimension terroriste. De ce fait, il exprime l’envers de la condition humaine et répond au slogan du « tout est possible » H. Arendt (1972, p. 67).

 2. Sens et Apport du totalitarisme chez le citoyen et sur l’État

2.1. L’idéologie totalitaire

Le totalitarisme refuse toute limitation susceptible de freiner son mouvement qui vise la domination totale. Il est à la fois antiétatisme, antinationalisme parce que ceux-ci limiteraient l’ambition totalitaire qui consiste à être un mouvement sans cesse en mouvement. Il récuse la notion de territoire en préconisant plutôt celui de l’expansion vitale. Le citoyen et l’individu sont assimilés l’un à l’autre, c’est pour cela que la distinction traditionnelle entre le droit et la morale n’existe pas dans le totalitarisme. L’ennemi de la communauté politique se trouve à la fois au sein et en dehors ; d’où le rejet de la distinction entre politique intérieure et extérieure. En fait, l’idéologie raciste est anti-utilitariste. C’est cette particulière façon de faire du totalitarisme qui lui vaut d’être appelé un régime politique nouveau, différent des autres ; il ne relève pas de la typologie politique traditionnelle d’où l’intérêt de déterminer sa nature et son principe premier qui est anti-éthique.

Le totalitarisme se distingue des régimes politiques classiques car il n’a nullement besoin de les ressembler, c’est pourquoi il supprime à la masse toute possibilité d’action, au sens politique de l’agir concerter. L’idéologie vient se substituer au principe de l’action. Elle suscite une mobilisation des esprits qui ne requiert aucunement l’adhésion à une quelconque forme de pensée. « Une idéologie est très littéralement ce que son nom indique ; elle est une logique d’une idée» L. Bouvet (2018, p. 215-216). Elle est une pure opération logique qui vise à déduire la totalité du réel à partir de prémisses a priori. Cette logique est totalement coupée du réel et n’a aucun rapport avec l’expérience commune. Ce qui compte dans l’idéologie, ce n’est pas le contenu mais la forme logique, le pur mouvement de la déduction qui imprime la forme de la pensée humaine.

La pensée idéologique ne s’intéresse qu’à sa propre cohérence et non à la réalité. Ni conscience individuelle, ni même de lois positivement établies n’ont de sens. L’idéologie totalitaire fait entrer de force la loi et la conscience dans un processus dialectique où toutes deux sont à la fois niées, dépassées et conservées. Nous entrons ainsi dans un processus dialectique. Hitler cité par H. Arendt (1972, p. 124) soutient que « l’État totalitaire doit ignorer toute différence entre la loi et l’éthique». L’idéologie s’avère être la puissance mobilisatrice qui tient lieu de « principe d’action » et qui met les masses en mouvement. De ce fait, l’idéologie est l’une des essences du totalitarisme. Tout comme l’idéologie, la terreur est ainsi une nature du totalitarisme.

2.2. Le règne de la terreur

La terreur est l’une des caractéristiques du totalitarisme.

[Ainsi,] la terreur totale, essence du régime totalitaire, n’existe ni pour les hommes ni contre eux. Elle est censée fournir aux forces de la nature et l’histoire un incomparable moyen d’accélérer leur mouvement. (H. Arendt, 1972, p. 212).

Ce qui caractérise le totalitarisme, ce n’est pas la force mais plutôt la terreur. Celle-ci est consécutive à la nature du régime. La terreur totalitaire est sa propre fin, elle est au-delà du despotisme qui se borne à supprimer les lois, un instrument arbitraire. Quant à la terreur totalitaire, elle détruit tout espace politique en imposant aux hommes la loi supra-humaine du devenir biologique. En clair, la terreur n’a pas de fin humainement assignable ni connaissable, elle vise un processus sans fin dans lequel les hommes n’ont plus leur place.

L’idéologie et la terreur constituent respectivement le principe et la nature du régime totalitaire se complétant l’une et l’autre en absorbant la pensée et l’action.

D’un côté, la contrainte et la terreur totale qui en son cercle de fer, comprime les masses d’hommes isolés et les maintient en vie dans un monde qui est devenu pour eux un désert : de l’autre, la force autocontraignante de la destruction logique, qui prépare chaque individu dans son isolement désolé contre tous les autres […] afin de mettre en route le mouvement régi par la terreur et de faire qu’il ne cesse. (H. Arendt, 1972, p. 224).

L’idéologie totalitaire est vue comme un mode de pensée absurde et contradictoire qui, associé à la terreur, donne naissance aux régimes politiques les plus monstrueux. Cette monstruosité du totalitarisme va remettre en cause toute l’éthique politique.

L’avènement du totalitarisme a bouleversé l’éthique qui régulait la vie sociale. De la sorte elle a provoqué un choc sans précédent qui s’est manifesté par l’apparition du mal radical qui vient introduire dans les communautés nazi et communiste des pratiques inhabituelles.

Désormais, les populations libres de faire ce qu’elles veulent, elles doivent subir la dictature de leurs nouveaux chefs. Elles ne peuvent ni décider de leur propre chef de leurs actions ni de contester les décisions de leurs bourreaux. Elles n’ont plus de libre-arbitre. Elles sont soumises à des forces terrifiantes qui ont droit de vie et de mort sur elles. La dignité se trouve ainsi fortement remise en cause.

3. Totalitarisme et destruction de l’éthique politique

3.1. Le nouveau du totalitarisme

Le totalitarisme est un phénomène dominé par l’irrationalité qui vise la transformation radicale de l’homme. Comme tel, il est au-delà de la politique. Il rompt donc avec les pratiques politiques antérieures dont le chef providentiel, homme nouveau et à la fois ennemie totale, garantit l’identité, l’intégrité du peuple. C’est justement en raison de cette logique aisément repérable à ses commencements que les pionniers de la théorie du totalitarisme ont jugé ce régime comme étant en rupture avec l’idée classique de politique. Au fait,

La nouveauté du totalitarisme, se résume à une révolte (…) contre les lumières, la raison et l’humanisme du XVIIIème siècle. Il répudie tous les éléments majeurs qui ont constitué notre civilisation historique et livre une guerre à outrance à tout groupe qui en conserve le souvenir affectueux.C. Haye (2010, p. 152-153).

La remise en cause de la raison, des lumières, de l’humanisme et donc de la civilisation moderne constitue un point de départ inédit du totalitarisme. L’abandon des valeurs morales qui jadis donnaient un sens à l’action politique constitue en réalité le renouveau et l’exceptionnelle unicité du totalitarisme. Cette répudiation de l’éthique avait conduit H. Arendt (1995, p. 63) à s’interroger comme suit : « la politique a-t-elle finalement encore un sens ? ». Vidé de son contenu moral, l’espace politique plonge dans les ténèbres, dans l’horreur où l’individu est isolé et même désolé. Il n’a plus de raison, c’est-à-dire qu’il est incapable de se questionner sur la portée des actions à poser. Il devient un « spécimen ». L’indicible horreur du totalitarisme nous porte à réfléchir sur le rapport entre la politique, l’éthique et l’homme.

3.2. La perte du sens authentique de la politique

Le totalitarisme n’a pas menacé l’être humain dans son existence physique, mais il a aussi et surtout affecté son être métaphysique, c’est-à-dire sa nature, son essence. Le phénomène totalitaire a révélé au grand jour que l’homme ne possède pas d’« être » intemporel, d’essence immuable et que son humanité tient à des conditions qui peuvent toujours être remises en cause. Ce phénomène totalitaire a révélé qu’il n’y a pas d’humanité qui ne soit attachée à certaines conditions d’existence, notamment l’ordre historique et social. Avec le totalitarisme, la valeur humaine est mise en question car la possibilité de jugement moral et politique a été détruite à la racine. L’humanité de l’homme est, de ce fait attaquée, son essence modifiée. C’est à partir de ce constat de possible changement de l’homme ou la capacité d’inventer une nouvelle humanité qu’Arendt va méditer sur la condition de l’homme moderne.

Le succès du totalitarisme s’identifie à une liquidation de la liberté comme réalité humaine et politique beaucoup plus radical que tout ce dont nous avons pu être témoins auparavant. Dans ces conditions, il n’est guère consolant de se raccrocher à la nature humaine inchangeable pour conclure que la liberté n’appartient pas aux possibilités essentielles de l’homme. Historiquement, nous ne connaissons de nature humaine qu’autant qu’elle ait existée et aucun royaume d’essences éternelles ne nous consolera jamais si l’homme perd ses possibilités essentielles.

À vrai dire, cette destruction de la nature et de l’essence humaine avec l’avènement du totalitarisme est justement ce qui constitue la perte du sens authentique de l’homme et par extension de la politique. Cette destruction de l’appartenance au monde qui est sans doute l’expérience de la désolation, c’est-à-dire la forme de séparation absolue est une expérience qui est paradoxalement une non-existence car elle est le résultat de la destruction du rapport à la communauté humaine. La désolation est une perte du sens puisqu’elle constitue une expérience de la séparation absolue vis-à-vis de la communauté humaine.

Bien que l’isolement soit une absolue absence d’une expérience de séparation de la communauté humaine, elle ne constitue pas comme la désolation une expérience limite de la communauté humaine. Il est la privation de la possibilité d’agir dans le domaine politique, disons qu’il désigne la situation d’un homme qui est réduit à l’impuissance politique et la désolation qui intéresse la vie humaine dans son tout, c’est-à-dire la réduction à la fois à l’impuissance politique et à toute forme de création, qui constituent la crise de la morale politique. C’est d’ailleurs pour cela que le totalitarisme peut être considéré comme la négation du politique.

Ce qui est en jeu, c’est la destruction non seulement de la politique mais aussi et surtout des conditions sans lesquelles il n’y a pas de politique, c’est-à-dire la spontanéité qui est la capacité humaine de commencer quelque chose de nouveau. Cette destruction de l’« Être » dans l’humain nous porte à voir dans ledit totalitarisme le règne de l’inhumain dont le corollaire est la disparition des catégories morales et politiques humaines dans le totalitarisme et révèle que l’action y est devenue impossible. Sans l’action les hommes ne se distinguent pas les uns les autres. Si les hommes s’ignorent les uns les autres, cela signifie littéralement que la vie est morte au monde. La vie humaine n’est plus une vie parce qu’elle n’est plus vécue parmi les hommes en ce sens que le réseau de relations qui existe entre les hommes a disparu rendant ainsi l’action non possible. Dans le totalitarisme, l’alternative du bien et du mal a disparu.

Le totalitarisme s’est en pris à ce qui constitue le fondement de toute société humaine, à savoir le droit, la garantie de liberté, la morale et la conscience. C’est pourquoi, on peut dire qu’il a réduit chacun à une solitude sans précédent. Il coupe l’homme de sa racine, de sa culture, de son intégrité privée d’avenir, de mémoire, d’espace et d’intimité, confondu à des masses anonymes. Il devient « superflu », c’est-à-dire un « homme en trop ».

L’effondrement du mur de Berlin avait suscité un réel espoir de démocratisation du monde. Il met fin à un ordre politique fondé en grande partie sur des régimes politiques autoritaires et terrifiants. Il entrainait, dans le même temps, l’affaiblissement, la disparition du totalitarisme. Désormais, l’on assiste, dans les États d’Europe centrale et orientale, devenus pour la plupart des membres de l’Union Européenne, à des vagues de contradictions. Ces contradictions sont dues à l’avènement de la démocratie qui va favoriser l’expression des libertés individuelles et collectives, le droit aux contestations, à la désobéissance civile. Ainsi, les populations majoritairement europhiles vont élire démocratiquement des représentants. Ce qui va mettre fin à des périodes sombres de l’histoire de l’humanité où la dignité et l’honneur de l’homme étaient confisqués par des idéologies totalitaires. Dans le même temps, le clivage entre le bloc de l’Est et de l’Ouest avait presque disparu donnant de la sorte l’image d’un monde unipolaire aussi bien au plan politique qu’économique. « Du choc de l’effondrement communiste, le débat sur la démocratie semblait en effet devoir sortir revivifier, ses arguments renouvelés » N. Ragaru (2001, p. 143-155).

Le désir de renouveau politico-économique, marqué par la volonté d’enterrer le totalitarisme et ses dérivés avait pris forme dans les États fascistes, totalitaires et communistes. Malheureusement, la joie exprimée par les démocrates n’a été que de courte durée. Le totalitarisme qui semblait avoir disparu résiste encore comme nous le constatons dans certains États qui continuent d’institutionnaliser leur domination sur les populations. La résurgence du totalitarisme relève de la déception causée par la démocratie à laquelle l’espoir caressé n’a pu se concrétiser. De même, le vent de revendication et de liberté engendrés par le nouvel ordre du monde exaspéraient certains dirigeants. La différence d’approche de la démocratie tantôt qualifiée de démocratie libérale tantôt d’illibérale a provoqué un sentiment de déception et d’envie de revenir aux régimes politiques autoritaires. De toute façon, des États européens à l’image de l’Angleterre sont monarchiques, d’autres partiellement démocratiques.

Au regard de ce qui précède, il est difficile de parler de démocratie au singulier encore moins de mode unique de gouvernance. Ce qui fait croire que la démocratie est le nom singulier d’une chose plurielle étant donné que la démocratie est incapable de fédérer autour d’une définition unique et consensuelle. Cette incapacité de la démocratie à fédérer tous les États autour d’un idéal démocratique unique a encouragé des pays à retourner au totalitarisme. Il n’est donc pas superflu de dire que le totalitarisme continue d’exister. Le totalitarisme qui semble avoir disparu, résiste encore sous diverses formes dans plusieurs pays. Et, la Corée du Nord est l’un des pays où son expression est plus affirmée en ce moment.

Le totalitarisme continue d’être un régime politique à ce jour avec lequel il faut compter. Des États, non des moindre, gouvernent sous la base de régimes politiques hybrides qui ne sont ni démocratiques ni non plus totalitaristes. Il y a certes une rupture entre la version ancienne du totalitarisme et celle du XXIe siècle qui a des relents moins terrifiants que celui d’avant. Cela n’implique pas qu’il a disparu. L’évolution qualitative est observée si bien que les populations ne sont plus transportées dans des crématoires pour être exécutées. Elles ne subissent plus certaines tortures qui les dépouillaient de leur dignité, de leur humanité du moins telles qu’elles étaient vécues sous les régimes nazis et bolchevick. Mais leurs droits et leurs libertés tels qu’ils sont exprimés dans les régimes démocratiques ne leur sont pas reconnus. Leur liberté d’expression n’est pas non plus autorisée. Nous vivons un totalitarisme qui n’est pas celui que les idéologies fascistes et totalitaires d’autrefois pratiquaient, mais qui contient toujours des germes de sérieuses privations de liberté politiques des peuples concernés.

Ces pratiques qui les opposent aux régimes démocratiques créent ainsi des approches différentes sur la résolution des problèmes du monde qu’ils doivent gérer ensemble. Ces contradictions sont visibles au Conseil de Sécurité de l’ONU où nous constatons très souvent que des résolutions ne sont pas votées à l’unanimité étant donné que les États ont des visions divergentes sur certaines questions. En fait, les régimes totalitaristes entretiennent des relations de méfiances et même de conflits vis-à-vis des régimes démocratiques. Ces contradictions sont liées au fait que la notion de droit de l’homme qui fonde les démocraties n’est pas comprise par les régimes politiques de la même manière. Les défenseurs d’un État fort et d’un système stable s’opposent à des réformes favorisant une implication directe de la population. « Si nombre d’intellectuels chinois débattent des voient démocratiques à imaginer pour leur pays, ils estiment que le peuple n’est pas prêt ». J.-L. Rocca (2017, p. 22-23).

Aujourd’hui, le totalitarisme est en profonde mutation. Il subit ainsi l’influence de la démocratie qui s’impose progressivement comme le meilleur moyen de gestion des peuples. Le peuple est au centre de toutes les décisions qui sont prises et elles sont prises pour le peuple et par le peuple en vue de son bien-être. S’il est vrai que la démocratie délibérative socialiste chinoise et la démocratie délibérative communiste russe ont une perception toujours distincte de celle de l’Amérique, des progrès notables ont été réalisés en matière de droit de l’homme. Un dialogue entre les gouvernants et les populations se fait de plus en plus jour dans les États autoritaires. Ainsi, « la délibération politique chinoise met l’accent sur la cohabitation, la coopération, la participation, le dialogue, la coopération, la négociation et la tolérance » C. Jiagang (2015, p. 93-104). Le constat est clair, le totalitarisme est en train de disparaitre progressivement avec son mode de gouvernance dictatoriale pour céder la place à la démocratie qui met le peuple au centre de la gestion des affaires de la cité.

Conclusion

Le totalitarisme est un phénomène dont l’apparition en politique a provoqué un bouleversement sans précédent de la norme politique. C’est un phénomène radicalement nouveau qui a remis en cause les catégories politiques qui rythmaient l’espace public de Platon à Marx en instituant un nouvel ordre politique qui vise cette fois la négation de soi à soi-même, la rupture de l’homme avec la vertu. La propagande qui fonde désormais les actions des régimes totalitaires dont l’aboutissement est l’installation de la terreur a détruit en l’homme la spontanéité.

L’isolement et la désolation, produits de l’idéologie et de la terreur totalitaire, ont pour conséquence la destruction de la sphère politique où vivent, agissent ensemble les hommes dans la poursuite d’une entreprise commune et/ou l’expérience conjointe du déracinement, de la superfluité des hommes marque la limite ultime et la fin dernière de toute expérience de la communauté politique. Le totalitarisme a donc entrainé la perte du sens politique. Les régimes totalitaires ont provoqué la fin de l’éthique politique, la fin du sens politique et installé le mal absolu, le mal sans limite.

Ce monde nouveau dans lequel il n’y a plus de critères ni politiques ni historiques ni simplement moraux engendre le règne de l’inhumain vécu dans les camps de concentration. L’enjeu du totalitarisme, c’est d’avoir mis fin à nos catégories de pensée mais aussi et surtout d’avoir attaqué l’humanité dans son intégrité physique et morale sans oublier la liquidation radicale de la liberté politique. Fort heureusement nous constatons que le totalitarisme est en train de disparaitre sous l’influence de la démocratie.

Le peuple qui était martyrisé, mis à l’écart dans la prise des décisions politiques, est aujourd’hui au cœur de toutes les actions politiques. Il dialogue avec les décideurs, coopère et délibère sur tous les sujets qui concernent l’État et surtout pour le bonheur du peuple. Ces profondes mutations qui ont court dans lesdits États visent à construire à terme de véritables démocraties à l’image de celle de l’Amérique où le respect des droits des peuples est la raison d’être de l’État.

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LA DÉSACRALISATION DE LA MORT ET DE SA MYSTIQUE              EN AFRIQUE : À PARTIR DES EXPÉRIENCES CONGOLAISE, TCHADIENNE ET IVOIRIENNE

Hygin Bellarmin ELENGA

Institut Supérieur d’Éducation Physique et Sportive, Université Marien NGOUABI (Congo-Brazzaville)

bellarminelenga@gmail.com

Résumé :

Dans les sociétés traditionnelles congolaises, comme un peu partout ailleurs en Afrique, la mort est un phénomène difficile à expliquer et à comprendre. Cette complexité voulue ou, entretenue autour de la mort fait d’elle un phénomène sacré que certaines traditions alimentent en ritualisant les obsèques, construisant ainsi autour de la mort et du mort, tout un mystère. Cette approche des sociétés traditionnelles se perd, de plus en plus, dans les villes modernes, désacralisant ainsi la mort et faisant d’elle un phénomène ordinaire, à la limite. Cette étude montre comment à Brazzaville, la mort a perdu toute sa dimension sacrée, jusqu’alors préservée dans les villages. Autour de la mort ou profitant d’elle, se construisent et se fomentent, au-delà des relations de tout genre, les petits commerces. Les cimetières, autrefois, lieux sacrés et faisant peur, se sont transformés en décharge publique, terrains de loisirs pour les enfants et parfois, espaces d’expression du grand banditisme. Ce sont ces mutations difficiles à comprendre que nous tentons d’expliquer par les fondements réels, qui sont à la base de cet article.

Mots-clés : Désacralisation, Expérience, Mort, Mystique, Sacré.

Abstract:

In traditional congolese societies, like almost everywhere else in Africa, death is a phenomenon difficult to explain and understand. This complexity desired or maintained around death makes it a sacred phenomenon which certain traditions nourish by ritualizing funerais, thus building a whole mystery around death and the dead. This approach to traditional societies is being lost, more and more, in modem cities by making death an ordinary phenomenon, and yet, at the limit. This study shows how much in Brazzaville, deayh has lost all of its sacred dimension reserved for the villages. Aound death or taking advantage of it, small businesses are built and fomented, beyond relationships of all kinds. Cemeteries, once sacred and frightening places, have been transformed into public drumps, recreational areas for children and sometimes spaces for the expression of organized crime. It is these difficult-to-understand mutations that we attempt to explain the real foundations of, which are the basis of this article.

Keywords : Désacralisation, Death, Expérience, Mystics, Sacred.

Introduction

Mourir dans l’Afrique des profondeurs et, aux premières heures de l’existence, faisait peur. La mort inspirait aux vivants, des attitudes à adopter et des responsabilités à prendre face à sa famille, sa communauté et à la société elle-même. La mort ouvrait la succession du de cujus pour laquelle, la communauté, au regard de ses règles, devrait gérer l’héritage en fixant, selon les modalités établies, les acteurs bénéficiaires et la nature des biens à partager. Elle inquiétait parfois. Elle renforçait des fois, l’unité et la cohésion de la famille, si le mort, de par son attitude négative, suscitait la division.

Toutefois, quel que soit l’ampleur des conflits de succession comme ceux, strictement, afférents au partage des biens matériels, la mort créée une ambiance liée aux moments de retrouvailles. Ladite ambiance renforce souvent les relations familiales et amicales. Par ailleurs, elle permet de régler certains conflits et problèmes sociaux à partir de certaines considérations anthropologique, culturelle, religieuse et eschatologique autour de la personne du mort et surtout du phénomène de la mort.

La mort finissait ainsi par se faire accepter par ce qu’elle s’impose. Elle se vit comme un changement d’état et d’étape dans la vie et l’existence humaine selon L. V. Thomas (1990, p. 128).

En effet, selon lui, la mort est un processus lent et progressif dans l’imagerie populaire pour qui, le défunt accomplit une sorte de voyage sans retour vers l’inconnu. La mort est donc sacrée. On sait que les cérémonies funéraires sont des rites, même si aux yeux de certaines civilisations, elles sont, aujourd’hui, peu utiles en raison de la conception, plus ou moins moderne, qu’on leur accorde.

À Brazzaville précisément, capitale de la République du Congo, on observe un net recul du caractère sacré de la mort qu’on lui reconnait, dans les villages. On attribue à la mort d’autres caractères liés au cadre environnemental citadin que ladite agglomération représente et a construit. Le choc des cultures, la mondialisation, couplée à certaines considérations mal intériorisées, ont fait évacuer et, déconstruisent tout le mystère, caractéristique intrinsèque de la mort. La mort devient donc, pour les vivants, une occasion de célébrer la vie, un moment de réjouissance ou la douleur devient précaire et momentanée. Elle cède la place à l’explosion de joie du fait de l’enivrement des participants aux funérailles au lieu du deuil où la boisson est librement vendue. Le sacré ancré dans le subconscient collectif se déconstruit.

Dans les villages, la mort garde encore son caractère sacré. Cela est dû au fait de la rareté des morts et, aux différents rituels consacrés à la mort. Les morts ne sont pas tous pareils et comme tel, ils se traitent en fonction de leur statut de vivant, ainsi que le mentionne Hygin Bellarmin Elenga (2022, p. 153). De ce point de vue, Le rapport à la vie est un des déterminants importants qui distingue les morts et, oriente les vivants quant au comportement à adopter vis-à-vis de leur dépouille.

Toutes ces considérations socio-culturelles donnent à la mort une connotation à la fois mystique, mythique, et surtout, sacrée. Par ailleurs, l’honneur attaché au statut du défunt n’étant pas moins axial aux cérémonies funéraires, il faut comprendre que tout cela traduit le rapport de ces peuples à la vie et, la place qu’ils accordent au mort en fonction du statut social qu’il détenait de son vivant.

Les cultures importées ou acquises (culture occidentale, par exemple), par le jeu d’impact de la mondialisation ne consacrent au phénomène de la mort et au mort que peu d’importance ou de considération. Elles banalisent le rapport à la vie, par le biais de leur approche physique du phénomène de la mort. La curiosité que la mort suscite chez les jeunes, leur propension à l’homicide montre bien l’inscription de la mort dans l’ordre normal des faits sociaux. La mort devient un fait social normal qui ne suscite ni peur, ni angoisse.

À Brazzaville, lieu de notre enquête, le spectacle observé à la morgue étonne. Les chants religieux, modernes et traditionnels mortuaires, entrecoupés des rythmes et, sons des tam-tams s’entremêlent. Tout cela fait conforter l’atmosphère anthropo-culturelle mortuaire qui rythme les traditions de certains peuples pour lesquels, le mort doit être inhumé de cette façon, mais dans la douleur. À côté de tout ceci, on observe le dynamisme des marchands ambulants exerçant le petit commerce d’objets de fortune, révélant une atmosphère moins douloureuse.

1. Problématique et hypothèses

La ville suscite des comportements qui travestissent l’existence humaine. Le rapport des citadins à la mort n’est pas le même qu’au village. Il laisse entrevoir l’effet d’un choc culturel. En ville, la mort intègre des éléments que la culture traditionnelle africaine a du mal à comprendre et à expliquer. La mort d’un tiers, par exemple, suscite moins de compassion, aujourd’hui, plus qu’hier. Les cimetières sont transformés, par les jeunes, en terrain de sport et, très souvent en espaces de banditisme par les « kuluna ». Ils se transforment, occasionnellement, souvent lors de la fête de la Toussaint, en des marchés de fortune. Ces nouvelles pratiques de gestion de la mort et du mort, en milieu citadin, laissent entrevoir une culture de désacralisation du sacré longtemps conçue et, entretenue sur la mort.

Ces nouveaux rapports à la mort nous permettent de nous poser, les questions suivantes : Quels sont les enjeux qui président, en milieu citadin, à une mobilisation autour de la mort procurant ainsi un investissement important et de grandes factures pour les funérailles ?

Pourquoi la mort en ville, n’attriste pas autant qu’au village et est, rarement, perçue comme un mystère obligeant à l’adoption des comportements, difficiles, à expliquer de la part des proches et de toute la communauté ? Qu’est ce qui pourrait, par ailleurs, rendre compte de ces mutations dans la conception de la mort en milieu citadin ?

Il y a des enjeux économiques dont la ville se trouve être le symbole, par la transformation des rapports sociaux (Rapports lignagers) en rapports marchands, de sorte qu’en ville, tous les stratagèmes sont utilisés pour se faire de l’argent, de façon ostentatoire qui le dispute au désir de se distinguer socialement.

Il y a aussi des enjeux sociaux et, de prestige, liés à l’extravagance de certaines personnes dans la ville, au travers des différents rapports sociaux, qui procurent des avantages sur le plan de l’influence sociale, plus qu’à d’autres. Celles-ci profitent de la mort pour exprimer ce qu’elles croient avoir comme indice de supériorité et, imposer, par l’absurde, leur personnalité dans les nouveaux rapports qu’elles entendent désormais, construire.

La banalisation de la mort est liée à la culture d’emprunt dont la ville devient l’espace par excellence d’expression. Celle-ci a fait voler en éclat, les considérations qu’entourait la mort, dans l’univers villageois, limité à la réalité d’une seule culture.

2. Objectif de cette étude

Cette étude envisage de comprendre les facteurs socio-psychologiques qui président, en ville, à la construction des nouveaux rapports à la mort et, au mort. Elle nous offre aussi l’occasion de déconstruire toutes les considérations imaginaires ou non, construites autour de la mort dans la conscience collective des africains.

Les raisons qui militent en faveur de la construction des nouvelles approches sur la mort à Brazzaville, sont celles qui nous ont motivées dans cette étude. Ses enjeux sont d’ordres socio-anthropologiques, dès lors qu’elle porte sur les considérations culturelles et religieuses de la mort et son rapport avec les vivants. La mort en milieu urbain cesse d’être vécue, comme un mystère auquel chacun pense et donne un sens existentiel.

3. Cadre théorique

Trois théories peuvent expliquer, ces mutations sur la conception de la mort en milieu urbain. La première théorie est l’approche organisationnelle Elle a pour postulat l’idée que tout phénomène social peut être analysé comme le produit des comportements d’un ensemble d’acteurs qui sont liés entre eux par l’interdépendance stratégique et dont les interactions, renvoyant les unes aux autres, forment un système et obéissent à un ordre local. Cette approche a été développée par Erhard. Friedberg, (1997, p. 2). Dans ce contexte particulier, la ville considérée comme un ensemble hétérogène de personnes d’origine diverse, dicte un certain nombre de comportements. Cela fait que les approches villageoises du phénomène de la mort doivent être reconsidérées au regard de l’environnement citadin, culturellement, hétérogène.

La deuxième est la théorie du comportement planifié. Elle est l’œuvre d’Ajzen et Fishbein (2022, p. 12). Elle stipule que les décisions précédant un comportement donné résultent d’un processus cognitif et émotionnel dans lequel le comportement est indirectement influencé par l’attitude vis à vis de l’action, des normes subjectives et du contrôle comportemental perçu. Elle repose sur une stratégie mettant au centre de l’action, l’intention de faire usage du phénomène concerné, en vue d’assouvir ses propres intérêts. Dans le cadre de la mort en milieu citadin, elle se construit, par l’absurde, pour permettre aux nantis de se faire valoir et d’étendre leur influence sur les autres et le groupe.

La troisième et dernière théorie est l’approche culturelle- fonctionnelle de la socialisation. A. W. Gouldner, (1970, p. 62). Cette approche est non seulement utile pour analyser et comprendre les conduites de ceux qui ont été élevés dans des contextes culturels traditionnels et, fortement intégrés, mais elle continue à fournir les hypothèses explicatives des conduites individuelles dites « modernes ». Tout un pan de la sociologie reste aujourd’hui imprégné par cette approche et tente de l’adapter aux évolutions des sociétés contemporaines M. Darmon, (2006, p. 63).

De tout temps, la mort est restée, dans la conscience collective, une préoccupation majeure autour de laquelle, les hommes n’ont jamais cessé de se poser des questions, au sujet du mystère qui l’entoure. Les philosophes, de presque toutes les époques, en ont fait des grandes sources de leur analyse pour comprendre la vie. Même les écritures ne semblent donner à ce sujet que des informations parcellaires voire incomplètes sans en donner, les vrais détails, au sujet de ce qui arrive et de ce qui advient, après la mort.

Dans tous les cas, peu importe les spéculations, ce qui est vrai et indiscutable, c’est qu’il s’agit de la perte d’un homme dont le corps physique cesse toute activité par l’arrêt médical constaté du cœur et, dont, au plan juridique, sa succession est ouverte donc, ses biens sont à partager, ses dettes règlementées sur les modalités de leur paiement et la responsabilité des membres de sa famille confiée à une autre personne proche de lui, par des relations de sang ou, par des arrangements de la justice. E. Morin (2002, p. 282), sans engager le débat sur la considération qu’il faut donner à la mort ou au mort, fait observer que ce qui est terrifiant dans la mort, c’est la perte de l’individualité que les hommes ressentent devant la dissolution de la dispersion des corps, des cadavres. Ces approches psychologiques font que la mort soit gérée avec autant de rigueur et, parfois de négligence apparente, dans certaines sociétés comme dans d’autres, non, pour honorer le mort et donner un vrai sens à la mort, encore moins pour la banaliser, mais pour la vivre, en fonction des communautés comme un fait social dont la société, en fonction de ses approches, a tranché les dessous de sa gestion.

Les préoccupations sur la mort ont, de tout temps, été au centre des réflexions des spécialistes des sciences sociales. Les sociologues en ont fait un des axes de recherche les plus en vue pour analyser et comprendre, à la fois l’approche de la mort par les vivants et les conséquences que de telles conceptions faites au sujet de la mort peuvent produire comme effet social, dans la vie des vivants. Le sacrifice qui encadrait et entourait toutes les activités liées aux funérailles s’est vite émoussé. Pourtant, il est reconnu comme au centre des analyses de certains sociologues à ce sujet. M. Mauss et Hubert (1929, p. 52) ont fait des analyses sur le sens du sacrifice à endurer pour comprendre certaines situations. La mort impose donc des sacrifices, non au mort, mais à ses proches restés en vie à cause des attitudes à adopter pour respecter ce que la société a retenu pour donner à la mort tout son sens sacré et, mystique, du reste.

Les réalités sur les conceptions de la mort ont beaucoup évolué, surtout dans les pays les plus industrialisés. Le vivant a droit, dans certaines circonstances de décider du moment de sa mort en négociant avec les médecins pour écourter sa vie lorsque les circonstances de celle-ci ne lui permettent plus de bien vivre ou lorsque la maladie dont il souffre semble sans issue. Il peut aussi proposer la manière dont son cadavre sera traité. Toutes ces libertés donnent à la mort un sens qu’elle n’a jamais eu de par le passé. Elles déconstruisent toute l’architecture construite jadis autour de la mort et du mort et la désacralise davantage en lui donnant le caractère normal de tous les phénomènes sociaux. Toutes ces mutations sur la mort permettent avec G. Clavandier (2009, p. 132) de poser les questions autrement et de mieux comprendre les enjeux des choix actuels.

Ces mutations touchent très peu encore les milieux villageois et, même certaines ethnies et certaines familles en ville, pour lesquelles, les valeurs traditionnelles doivent traverser le temps.

4. Méthodologie

Nous nous sommes appuyés, pour ce travail de recherche, sur l’observation. La morgue municipale de Brazzaville, capitale de la République du Congo et celle de Talangai, dans le sixième arrondissement de cette ville, nous ont servi de lieu d’observation des comportements des populations Brazzavilloises face à la mort. Certains lieux des veillées nous ont permis aussi de lire le comportement des acteurs pendant le déroulement et la gestion des obsèques et, surtout le jour des inhumations. Il en est de même de certains cimetières de la place dont la négligence dans l’entretien, par les habitants et les pouvoirs publics, montre combien, en ville, le rapport à la mort et au mort, par les vivants a beaucoup évolué. L’observation permet de lire, sans attirer l’attention des personnes observées ou des phénomènes, le comportement de celles-ci, face aux attitudes à observer, en rapport avec la mort.

Nous nous sommes aussi entretenus avec cent cinquante personnes, des jeunes filles de près de trente ans, membres des différentes familles ayant perdu un des membres de leurs familles respectives. Elles nous ont entretenues sur l’organisation et la gestion des obsèques. Ces entretiens se sont déroulés sans que celles-ci ne se rendent compte au risque de fausser les résultats. Cette étude a été réalisée à Brazzaville en République du Congo. Elle a couvert la période de Mai à Juillet 2023, soit trois mois.

5. Résultats

Il ressort de l’observation que les obsèques s’organisent bien à Brazzaville, surtout pour des familles ayant plus de moyens financiers. La tenue, constituée du pagne, est un indicateur d’identification et de reconnaissance de la famille éprouvée. Les entretiens, quant à eux, nous ont permis de réaliser que la mort à Brazzaville permet de réaffirmer les liens de solidarité au niveau de la famille éplorée. Les obsèques permettent aux membres proches du défunt de communier ensemble le temps de l’organisation de l’enterrement. Ils s’organisent pour déjeuner, dîner et dormir ensemble dans un cadre consensuel commis, à cet effet, et reconnu comme le lieu de l’organisation des obsèques. À cette occasion, les petits commerces peuvent s’organiser par les jeunes filles, membres de la famille, pour profiter de la concentration de celle-ci et du voisinage pour se faire un peu d’argent.

5.1. La mort dans les sociétés traditionnelles congolaises : L’exemple des peuples koyo et téké du Congo

Chez les koyo et les tékés de la République du Congo, la mort demeure une énigme, bien que conçue et vécue comme un phénomène normal. Elle fait partie de l’univers visible et invisible de ces peuples qui la gèrent avec beaucoup d’égards et d’entrain. Bien qu’elle consacre la séparation par la disparition physique d’un proche ou d’un simple membre de la communauté, la mort chez ces peuples est une épreuve dont la gestion matérialise et réconforte sa grandeur. Tout ce qui concerne la mort en tant que préoccupation au cœur de la vie du groupe et, les opérations y relatives tendent à valoriser le mort et donc à construire autour de la mort, un ensemble de symboles qui concourent à crédibiliser la communauté. Bien qu’inanimé, le mort reste un membre à part entière de la communauté. On lui doit respect et obéissance et le lieu où il sera déposé est entretenu comme étant son nouvel espace de vie. Les vivants doivent veiller à l’entretien de ces lieux. La mort, dans ces sociétés, fait partie intégrante des cadres de gestion de la vie communautaire. Son appréciation et son approche de conceptualisation dépendent de la qualité et du statut social du mort. Les morts, tout autant que les vivants sont catégorisés selon une stratification établie par la société et validée par la conscience collective.

Chez les Téké, la mort du Roi Makoko suscite des égards particuliers. Elle alerte toute la communauté et, est vécue comme une situation d’une rare ampleur, tant dans la procédure de son annonce que dans sa façon d’être gérée. L’univers invisible et l’espace autant que les hommes, pris individuellement, sont concernés, associés à la douleur et affectés à tout ce qui y est consacré, à cet effet. Le corps est jalousement gardé, dans un catafalque construit à la dimension de l’homme et, à l’abri de la vue et du contrôle des hommes ordinaires. L’enterrement obéit à certains rituels avec effet sur la vie de la communauté. Pendant ce temps, la vie dans la communauté est suspendue aux préparatifs des obsèques qui se déroulent après un certain nombre de jours fixés, en fonction de l’influence et de la dimension de l’homme. Tout est géré en rapport avec les prescrits du Nkwé Mbali, le Dieu tutélaire des Tékés. L’invisible, dans ces conditions, s’invite à la cérémonie (J. P. Missié, 2006, p. 69) et, l’acte s’entoure, sans trop le vouloir, des aspects aux dimensions mystiques dont les seuls initiés peuvent en maitriser les profondeurs des secrets. Dans cette société, la mort n’est pas synonyme de la fin de la vie, mais une autre dimension de celle-ci, une continuation de la vie sans que le mort ne soit plus visible aux yeux des vivants.

Récemment à Brazzaville, le 21 Novembre 2022, au cours d’une cérémonie retransmise, en direct, à la télévision nationale congolaise dans la rubrique « No comment », les femmes du PartiCongolais du Travail ont conduit à sa dernière demeure, Joséphine Mounthou Bayonne, sénatrice et dignitaire Téké. Bien que l’enterrement ait eu lieu à Brazzaville, le corps était couvert des habits de couleur rouge écarlate, symbole de la notabilité dans la tradition téké, et transporté par des hommes, habillés en pagne raphia, autre indicateur caractéristique de la tradition téké. L’enterrement, au cimetière du centre-ville à Brazzaville, a été géré selon les rites et traditions téké, pour témoigner de la qualité du mort, aux fins, de marquer le lien entre la vie et la mort dans cet espace culturel.

Les jumeaux sont enterrés avec des égards dus à leur statut et, avec des symboles marqués, tant sur leur corps, dans le cercueil, que sur leur tombe qui permettent pour le dernier cas, au passant de se rendre compte du statut de celui qui est inhumé. Dans d’autres cultures de la République du Congo, ils sont parfois, pour les plus jeunes, inhumés, sans cercueil, enveloppés dans des feuilles de bananier spécifique appelée « itoto l’Aka ». Toutes ces pratiques construisent autour de la mort, un imaginaire mystique de telle sorte que la mort soit vécue comme un mystère et non une réalité naturelle à laquelle tous les vivants sont appelés à vivre.

Ces pratiques et considérations affectées à la mort et au mort, font de ce phénomène naturel, et pourtant, un fait social sacré dont les aspects y relatifs en donnent une signification plus mystique que normale.

Chez les Koyo, la mort est considérée comme le prolongement de la vie. La mort crée un suspens et entretient un mythe autour, au regard de ce qu’elle représente et des circonstances qui appellent sa venue. Elle est, rarement, naturelle. Les notables se font enterrer la nuit, dans les circonstances discrètes ou seuls les initiés peuvent avoir droit d’assistance. Les autres membres de la société n’y sont pas conviés. Même pas les épouses avec lesquelles, ils ont partagé leur vie. D’autres acteurs importants de cette société, en fonction de leur statut, obéissent aussi à des traitements particuliers liés à la mort.

Atuta, notable de la danse initiatique Mondo chez les Koyo de Manga se fait enterrer coiffé de ses attributs d’apparat, par des collègues dans un cadre ou aucune autre personne n’ayant ce statut ne peut être présente. Son cercueil est entouré, des Akoyo, Ikwé, témoins et acteurs privilégiés de cette danse adressant, avec l’ensemble des initiés, un ultime au revoir à leur chef dont ils exigent la vengeance, au cas où sa mort serait due à l’action d’un vivant.

Nous avons eu la chance de vivre cette cérémonie, le 06 septembre 2019, lors de l’inhumation à Brazzaville de monsieur Pascal Elenga Ambomo Mwan’Oménga Kani, dignitaire de cette danse, natif de Dzongo l’amb’Ikanda, dans la contrée de Manga. Les féticheurs et les notables, chacun en fonction de son statut, sont enterrés dans les conditions exceptionnelles où leur corps n’est pas exposé devant tout le monde. Leur mort met le village et la communauté dans un état de peur permanente et en émoi.

Chaque homme, dans cette société jouissant d’un statut particulier par rapport aux autres, obéit, en cas de décès, à des pratiques particulières d’observation liées à son statut et validées par la conscience collective. La mort permet de tout vivre au ralenti. Les comportements, les habitudes et les attitudes à adopter lors de la mort et le temps du deuil changent et sont inscrits dans le registre des normes sociales d’application stricte. Elle est un coup dur pour la société qui est entièrement affectée. Toutes les activités, même les plus fondamentales, comme celles qui concernent l’agriculture, la chasse et autres subissent la mort et sont règlementées par rapport à elle. La vie intègre la mort et se vit aussi en rapport avec elle.

5.2. La mort dans d’autres espaces autres que ceux congolais

Il semble qu’en Afrique, comme partout ailleurs, la mort entraine émoi et réflexions. Chez les Dadjo du Tchad, nous révèle Louis Vincent Thomas (1990, p. 128), la mort est définie comme un processus lent et progressif dans l’image, assez répandue selon laquelle, le défunt est censé accomplir un voyage. Dans la conception traditionnelle africaine, la mort n’est pas la fin de la vie, mais juste un changement d’état qui permet la vie ailleurs, sous d’autres formes, difficilement maitrisables, par les vivants. Cette construction réelle ou imaginaire de la mort fait qu’il se construit autour d’elle des considérations parfois difficiles à comprendre.

Chez les Baoulés de la Cote d’Ivoire, la mort est perçue comme un phénomène exceptionnel dans la vie des vivants. Elle est gérée avec rigueur et respect pour permettre au défunt de bien effectuer son voyage vers l’au-delà. Cette séparation, quoique douloureuse, devra être entretenue et bien négociée par les vivants. Tout ce qui concerne la mort et l’entoure doit être traité avec déférence parce que le mort a aussi la mission de préparer la place pour les vivants et porter auprès des anciens partis avant, leur message. Elle est un évènement qui dépend de l’organisation de la vie et elle est vécue comme une limite de l’individu que toutes les sociétés cherchent à faire reculer ou à contourner par les moyens divers, selon, M. Kouakou. Kouassi, (2005, p. 147). La mort n’est donc pas souhaitée quand bien même on la reconnait comme inévitable et, naturelle, donc logiquement, normale.

5.3. La mort et ses approches à Brazzaville : une occasion pour les vivants de célébrer la vie

À Brazzaville, la mort devient un fait normal au point de devenir banal. Le mystère qui l’entourait de par le passé, au regard de son aspect sacré, mystique et mythique, a commencé, progressivement, à laisser la place à des occasions de réjouissance, pour les vivants, de célébrer la vie. Ils profitent de ces moments de douleur pour exprimer ce qu’ils souhaitent ou voudraient qu’on retienne d’eux.

D’abord, en interne, c’est-à-dire au niveau de la famille, la douleur issue de la mort d’un être cher, est souvent perceptible, par les proches, les premiers jours du décès et, le jour de l’inhumation. En dehors de ces jours, la mort donne l’occasion de projeter les stratégies à mettre en place, pour se faire un peu d’argent, se forger des relations et, se construire une nouvelle image, pour ceux qui ont, au plan social, quelques privilèges liés à leur statut social ou politique. Elle devient, sans qu’on y fasse attention, une affaire, momentanée, et permet de se servir des faiblesses sociales des autres, au regard de leur influence, pour s’affirmer et, s’octroyer certains avantages. Elle est une affaire, dans ce sens qu’elle créée, à Brazzaville, des relations de subordination sur fond d’avantages pécuniaires, permettant aux nantis de se faire distinguer le jour de la cérémonie des obsèques. La tenue fait partie des signes distinctifs et une des caractéristiques fondamentales du deuil. Son choix, à cet effet, s’opère par des jeunes filles proches du défunt, par les liens de famille et sans qu’elles ne soient commises, expressément, à cette tâche. Dès qu’elle est validée par un noyau dur de la famille du défunt constitué, à cet effet, sans légitimité ni légalité, cette tenue est donc à acheter auprès des initiatrices à un prix un peu supérieur à celui de vente sur le marché. Les revendeuses occasionnelles tirent profit de cette activité, tout aussi occasionnelle.

Ensuite, une organisation interne est mise en place et les taches fixées pour préparer les obsèques. Là, le choix du cimetière et du cercueil exprime et traduit l’image de la famille en ce qu’elle ait des hommes influents en son sein ou non. Cette action se joue en fonction du statut du mort ou de ses enfants ou de certains de ses proches dont la proximité d’avec lui était remarquable. Il se trouve qu’il y’ait des morts de valeur plus que d’autres dont les inhumations se font dans les cimetières où l’inhumation coûte plus cher. Là, aussi, le sacré est désacralisé et la mort devient, au-delà du deuil et de la douleur momentanée difficile d’expression, une occasion pour les vivants de vivre leur vie et se faire valoriser, davantage, pour les mieux nantis aux fins d’accroitre leur influence supposée sur les autres et obtenir d’eux des égards liés à leur statut. C’est aussi le lieu, des politiques en quête de légitimité de s’affirmer en homme de générosité quel que soit leur lien avec la famille ou le mort pour se faire remarquer dans les stratégies d’affirmation aux fins de positionnement.

Enfin, le jour des obsèques, il s’observe une atmosphère de mélancolie teintée de celle de fête avec des espaces commerciaux de fortune ouverts pour écouler des boissons permettant aux proches et à ceux qui sont venus compatir à leur douleur, de se désaltérer. Ces structures de fortune ont des origines qui se partagent entre les proches du défunt, surtout ses filles et nièces et les épouses de ses fils et de ses neveux ou des gens proches d’eux avec lesquels la concertation, à ce propos, s’était organisée avant les obsèques. Il y’à donc, à cette occasion, une forte activité commerciale et lucrative qui se construit autour de la mort et, le jour des obsèques pour agrémenter la fin de la vie. La mort devient aux dires des Brazzavillois et Brazzavilloises, « une activité » qui facilite le contact et permet de tisser des relations de toute nature.

À côté de ces activités plus ou moins pensées, réfléchies pour se faire, occasionnellement, des fonds, il s’y invite à la cérémonie, des vendeurs ambulants « Bana ngouba » et « Bana mayi », c’est-à-dire, les enfants des arachides et les enfants de l’eau, qui en profitent pour vendre les arachides et de l’eau glacée ainsi que d’autres produits de substitution comme la noix de cola, et quelques tiges dont la combinaison avec l’alcool aurait, semble-t-il, des effets aphrodisiaques. Il y a donc, en ville une sociologie de la mort dont les aspects fondamentaux permettent de requalifier sa conception en rapport avec la vie.

Les cimetières ne font plus peur aux enfants ni même aux grandes personnes. Ils ont cessé d’être des lieux sacrés auxquels tous avaient, plus ou moins, des égards particuliers. Ils sont devenus à Brazzaville, à l’exemple du cimetière de la Tsiémé, des espaces de loisirs pour les enfants qui les ont érigés en terrain de jeux, spécifiquement, de football. Les inciviques ont même consacré ces espaces sacrés d’antan, en des zones de haute insécurité ou de jour, parfois, surtout de nuit, ils causent panique et désolation aux personnes qui y transitent. Celui de la tsiémé, est, même en partie, spolié sans que les responsables tant de la ville que de l’Etat, n’arrivent à le protéger. Il s’est même transformé en décharge publique, dénuant, à ce lieu, tout son caractère sacré traditionnel qui, au-delà des croyances, faisait peur. Ces nouvelles mutations sont le fruit des contacts avec l’extérieur dont les nouvelles pratiques importées d’ailleurs et transmises par les réseaux sociaux influencent les comportements à l’intérieur.

6. Discussion

La mort à Brazzaville présente un spectacle aux allures de fête, mêlées d’angoisse et de peur. Les mutations relatives cette situation ne datent pas de très longtemps. Elles seraient l’objet des contacts avec l’extérieur dont les effets bouleversent les comportements à l’interne et, influencent les mœurs, les traditions et coutumes liées à la mort. Les églises dites de réveil contribuent, par leurs pratiques d’évangélisation à ces nouvelles approches de désacralisation de la mort à Brazzaville. Les identités culturelles, fondement des rites et traditions congolaises en rapport avec la mort et sa conception, sont mises à rude épreuve. Les habitudes subissent de plein fouet l’influence des cultures étrangères, jugées plus convaincantes et sérieuses, a priori, que celles locales.

Le débat sur la socialisation semble avoir été, de par ces pratiques et ces nouvelles conceptions, sur la mort, remis sur la table et, en pleine discussion, pour aider à comprendre si les acquis de toujours, sur la base desquels, elle se définit, tiennent encore leur peson d’or. La socialisation se construit autour d’un certain nombre de valeurs qui caractérisent la personnalité et permettent de l’identifier par rapport aux autres vivants avec lui dans le même milieu en contact avec les mêmes réalités. Les habitus constituent, à n’en point douter, le fondement même de la socialisation. Repris du mot latin utilisé par la tradition scolastique et traduisant le mot grec hexis employé par Aristote pour désigner « les dispositions acquises du corps et de l’âme », C. Dubar (2015, p. 65) le terme d’habitus a été utilisé par E. Durkheim dans son cours publié sous le titre de l’Éducation Pédagogique en France (1905, p. 38).

Pierre Bourdieu reprend cette notion philosophique classique utilisée par de nombreux auteurs comme F. Heran (1987, p. 389). Il lui donne une définition plus complexe, plus dialectique et se voulant plus opératoire. Il définit les habitus comme « systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations » Pierre. Bourdieu (1980, p. 88). L’habitus est donc, toujours selon lui, la structure génératrice des pratiques « parfaitement conformes à sa logique et à ses exigences » c’est-à-dire excluant les pratiques les plus improbables, « avant tout examen, au titre d’impensable » Pierre Bourdieu (1980, p. 90).

On peut, au regard de toutes ces définitions, se demander ce qui fait que la ville puisse détruire, d’un tour de main, ou permettre aux personnes ayant été socialisées dans les logiques de leurs coutumes, de renoncer à leur base d’acquisition traditionnelle pour se faire adopter des pratiques autres que celles de leur milieu de base ?

La ville a donc sa réalité et sa logique de socialisation qui s’impose et s’applique sans que ses habitants ne s’en aperçoivent. Il se construit, en son sein, une solidarité mécanique dont les valeurs les plus représentatives font pression sur d’autres et s’imposent sur elles. Il y a donc une solidarité de substitution qui influence les premiers acquis de la socialisation issus des valeurs de base. La ville impose donc, grâce aux différentes coutumes en présence, une rupture d’avec l’éducation traditionnelle en créant une opposition entre les rapports de contrainte fondés sur les liens d’autorité et le sentiment du sacré et les rapports de coopération fondés sur le respect mutuel et l’autonomie de la volonté. C. Dubar (2015, p. 25).

Les nouvelles approches de construction sur la mort, en ville, sont donc fonction des mutations que celle-ci impose à ses habitants. Le choc des cultures qui la caractérise renforce ces approches et procède de ces mutations qui affaiblissent les logiques traditionnelles de conception de la vie. Il est question, en réalité, de la problématique de l’analyse et de la conception des faits sociaux, dans les sociétés fermées sur elles-mêmes comme il est le cas des sociétés traditionnelles face aux sociétés modernes ouvertes à la culture des autres.

Conclusion

Cette étude a voulu rendre compte des mutations observables dans le rapport à la mort, au mort et, au lieu de repos des morts dans les grandes agglomérations de la République du Congo, spécifiquement à Brazzaville. Il est établi que toutes les approches sur la mort, en ce qu’elle est un phénomène sacré, ont évolué vers une désacralisation accrue faisant tomber les supposées croyances sur la mort. Les habitus ancrés des traditions et coutumes africaines ont laissé la place aux pratiques importées influençant les conceptions traditionnelles sur la mort et envers le mort.

La mort a cessé d’être sacrée à Brazzaville et, est vécue, dans cet espace moderne, comme un fait banal dont le sens a été plus ou moins galvaudé par rapport aux coutumes et traditions africaines. Elle est devenue, au-delà du caractère naturel qu’elle consacre, un fait de société banal qui retient l’attention, moins dans le sens de l’émoi et de la douleur, mais dans celui d’une activité normale créatrice des occasions de célébrer la vie. Les vivants semblent la souhaiter, et, dans le cas contraire, profitent d’elle pour se construire certaines relations momentanées d’affaires, de sentiments et, parfois, malheureusement, de déconstruction des liens de famille, puisque les morts en République du Congo, quel que soit l’âge du mort, sont, rarement, naturelles ou admises comme tel.

Ces nouvelles approches de construction des rapports à la mort et, au mort, laissent penser que la socialisation n’est pas un phénomène acquis qui consacre une certaine résistance pérenne et permanente, mais une attitude mouvante qui se transforme au gré des contacts et résiste à l’épreuve du temps. Il semble que dans les sociétés modernes africaines où, les africains cohabitent en ville, avec d’autres personnes formant une symbiose, les questions de socialisation et d’affirmation des habitus, posent problème. Les conceptions et, leurs approches à Brazzaville nous ont permis de comprendre que le travail sur les mutations sociales dans les villes africaines, en rapport avec les coutumes et traditions, reste un champ encore à explorer.

Les nouvelles constructions sur la conception de la mort et, du mort à Brazzaville, nous ont donné la preuve que l’Afrique doit repenser les méthodes d’éducation sociale pour favoriser son épanouissement. Sans une éducation forte et, construite sur des modèles immuables, le développement n’est pas possible. Durkheim a raison de penser que l’éducation est la constitution d’un état intérieur et profond qui oriente l’individu dans un sens défini pour toute la vie. E. Durkheim (1905, p. 38)

Le caractère sacré et obsessionnel qui caractérisait la mort dans les sociétés traditionnelles a volé en éclat Bernard Guiter (2006, p. 137). La psychose qui était au fondement de la mort laisse en ville, peu à peu, place à une simple information qui ne gêne et ne dérange guère J. Ourty (1975, p. 13).

Références bibliographiques

CLAVANDIER Gaëlle, 2009, Sociologie de la mort. Vivre et Mourir dans la société contemporaine, Paris, Armand Colin.

AJZEN et Fishben, 1991, La Théorie du comportement planifié, Google.

BOURDIEU P., 1980, Le sens pratique, Paris, Minuit.

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LA SURVIVANTE DE ROSE MARIE GUIRAUD : DYNAMIQUE              DES GENRES LITTÉRAIRES ET ÉCRITURE DU RÉEL

Bi Goré KOÉ

Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (Côte dIvoire)

koebigore@gmail.com

Résumé :

Artiste pluridimensionnelle, Rose Marie Guiraud a su, dans La survivante, allier son art pluriel du spectacle à l’oralité négro-africaine. Cette écriture singulière d’une autobiographie confère à son texte une originalité dans ce sous genre de l’écriture romanesque. Son livre est un mélange de séquences réelles de sa vie, de mythes et mystères de son terroir, de chansons, poèmes et légendes, le tout, conçu comme un conte géant avec de nombreuses leçons de moralité. La présente étude trouve ainsi toute sa motivation dans la spécificité du caractère hybride de son récit autobiographique. La sociocritique, pacte autobiographique de Philippe Lejeune et l’analyse de contenu constituent les fondements herméneutiques de l’étude. Mais au-delà de l’aspect scriptural, Rose Marie Guiraud convoque des thématiques très valorisantes vantant les mérites du courage, de l’espérance, de la solidarité, de la paix, de la bonne gouvernance en Afrique, de l’humanisme et de l’amour du prochain.

Mots-clés : Autobiographie, Hybridité, Mythe, Oralité, Réel.

Abstract:

A multidimensional artist, Rose Marie Guiraud was able, in The Survivor, to combine her plural art of performance with Negro-African orality. This unique writing of an autobiography gives its text an originality in this subgenre of romantic writing. His book is a mixture of real sequences from his life, myths and mysteries of his land, songs, poems and legends, all conceived as a giant tale with many moral lessons. The present study thus finds all its motivation in the specificity of the hybrid character of his autobiographical story. Socio-criticism, the autobiographical pact of Philippe Lejeune and content analysis constitute the hermeneutic foundations of the study. But beyond the scriptural aspect, Rose Marie Guiraud summons very rewarding themes extolling the merits of courage, hope, solidarity, peace, good governance in Africa, humanism and love of neighbor.

Keywords: Autobiography, Hybridity, Myth, Orality, Reality.

Introduction

La scène romanesque négro-africaine féminine est souvent caractérisée par une forme narrative qui oscille entre croyance ancestrale, fiction, imagination et réalité. Dans cette pratique scripturale, l’autonarratisation de l’auteure ou l’écriture de soi occupe une place importante. Pour A. d’Alméida et S. Hamou (1991, p. 44), ce dévoilement de soi des romancières africaines vise à « s’opposer à la puissance centrifuge des cercles voisins (famille, société, etc.), [tout en ayant] le regard tourné vers l’intérieur, à l’écoute de l’augure silencieux du moi étouffé, bafoué, nié ».

L’autoreprésentativité et la quête identitaire fusionnent ainsi pour constituer l’essence même du récit autobiographique. L’un des critères d’appréciation du texte autobiographique est celui de l’identité du nom. Philippe Lejeune appelle le « pacte autobiographique » (1975, p. 24), le contrat de confiance existant entre l’identité des noms de l’auteur, du narrateur et du personnage principal. On se retrouve ainsi avec trois manières d’établir cette identité, soit de manière patente, soit explicitement ou implicitement. Dans La manière patente ou l’autobiographie à pacte patent (ou pacte stricto sensu), l’auteur raconte sa vie de manière objective. L’autobiographie à pacte explicite dont le fond est imaginaire, mais où le « je » du Narrateur est égal au « je » de l’Auteur.

Une analyse même partielle de La survivante de Rose Marie Guiraud permet de la ranger dans la catégorie d’une autobiographie à pacte patent. L’intérêt, toutefois, pour le traitement des mythes, les croyances ancestrales et surtout de la notion d’l’hybridité dans le texte justifient la motivation profonde à la présente étude.

1. De l’hybridité du texte dans l’esprit du conte oral africain

La survivante de Rose Marie Guiraud est loin d’être une autobiographie à forme et structure linéaire. L’artiste qui possède une parfaite maitrise de tous les aspects de l’art du spectacle ne pouvait guère produire une œuvre monotone, sans relief. Yves Stalloni confirme bien cette vision :

Afin d’échapper à la tautologie, on pourra s’en tenir à la seule définition acceptable pour l’instant, celle qui, s’appuyant sur une forme, retiens l’aspect « structural » de l’œuvre. C’est ce que conseille Riffaterre affirmant que « le genre est la structure dont les œuvres sont les variantes ». (1972, p. 12).

Le genre, dans sa forme discriminative, reste soumis au dictat d’une convention discursive reconnaissable à des propriétés précises. Et pourtant, dans ses performances, l’artiste danseur ou chanteur tout comme le conteur traditionnel brise allègrement les cloisons pour fournir à son auditoire un spectacle pluriel, total. Dans un article consacré à M. Bandaman, P. N’Da (2010, p. 48-66) parle d’« écriture libérée et libérante », de « subversion courageuse de l’impérialisme générique », d’adaptation des techniques de l’oralité ». Joseph Paré quant à lui, relève la « méta-discursivisation » dans le « nouveau » roman africain ou du retour « à des formes de baroquisme » (1997, p. 92). Le recours aux textes anciens et surtout à l’oraliture, devient de ce fait, la marque de fabrique des romanciers africains francophones. Dans un tel contexte d’écriture et s’agissant des textes de J.-M. Adiaffi, D. R. Tro (2005, p. 15) parle d’

un mélange de récits romanesques, de textes poétiques (poème, chanson, proverbe, épopée), de légendes, de mythes, de contes, etc. À l’évidence, cet écrivain s’inspire régulièrement de l’esthétique orale qui mêle les genres et les formes. Cette hybridité fait qu’on hésite à parler de « roman ».

La survivante de Rose Marie Guiraud, en dépit de son statut de roman autobiographique s’inscrit dans cette logique scripturale d’hybridité. L’artiste chanteuse, danseuse, chorégraphe et scénariste ivoirienne de renommée mondiale a su enrichir de son art pluriel son texte autofictionnel.

1.1. Autobiographie et structure du conte

Le récit de Rose Marie Guiraud couvre un ensemble de 33 chapitres, configuré comme un conte géant qui constitue la première couche diégétique ou récit englobant avec de nombreux micro-récits englobés. Une analyse de ce second niveau diégétique constitué de récits inférés ou difractés permet de dénombrer environ huit (08) poèmes, trois (03) chansons et plus d’une trentaine de leçons de vie, de morale ou de proverbes tels que couramment énoncés dans les contes et légendes africains. Selon Ano Marius (1987, p. 39-40), la structure élémentaire du conte se définit comme

l’ensemble des composantes formelles du conte traditionnel oral manifeste hors analyse de contenu, d’histoire narrée. Elle comprend des éléments accessoires et des éléments essentiels caractéristiques. Les premiers se composent de formules de raccordement, de chansons-intermèdes ou préludes, d’appréciations du public et d’auto-présentation du conteur ; les seconds de formules de mise en train ou en scène, de localisation temporelle, de situation initiale […], de la situation finale ou dénouement, de la morale et de la formule finale stéréotypée.

Les aspects importants de cette définition sont véritables dans le livre de Rose Marie Guiraud. L’avant-propos du livre fonctionne comme un prologue dans un conte. Dans cette tranche, l’auteure expose les circonstances de la conceptualisation de son livre : « Bien avant d’entrer dans le vif du sujet de ce livre, notez que cette autobiographie est le résultat de plusieurs années de recherches » (R. M. Guiraud, 2018, p. 9). L’introduction du texte renferme, pareillement, les traits caractéristiques de celle du conte. Elle débute par la phrase suivante : « C’était un temps nuageux » ((R. M. Guiraud, 2018, p. 13) et se termine par : « Voici donc mon histoire et mes expériences, à mesure que je voyage dans le temps de la vie. C’est une histoire comme les autres, mais en même temps, bien particulière » (R. M. Guiraud, 2018, p. 18). Pour introduire le premier segment de son histoire, elle utilise aussi une expression qui renvoie le lecteur à des temps immémoriaux. « C’était autrefois, tard dans l’après-midi » ((R. M. Guiraud, 2018, p. 20). Ces formules introductives, à l’image des formules d’ouverture du conte oral africain, ont pour fonction d’établir le système de communication qui régit les rapports entre le narrateur/conteur et le lecteur/auditeur. Elle invite donc ses lecteurs à accorder une attention toute particulière à son histoire.

[Ainsi,] on comprend donc aisément que le conteur invite souvent l’auditoire à prêter l’oreille au déroulement de l’histoire. En effet, il est évident qu’une oreille distraite ne peut être attentive à ce que Jean Cauvin appelle le rythme profond du conte, c’est-à-dire son unité sémantique dont la saisie nécessite une activité certaine de l’attention et de la mémoire de l’auditoire » (2005, p. 22).

Dans l’avant-propos qui constitue un élément important du discours d’escorte, Rose Marie Guiraud précise la nature de son texte. Elle déclare qu’il s’agit d’une autobiographie. Mais d’une autobiographie singulière qui, à l’image du roman africain francophone fait fi du décloisonnement genrologique. À l’évidence, l’auteure s’inspire régulièrement de l’esthétique des récits oraux traditionnels qui intègrent harmonieusement les genres et les formes. La conception de cette œuvre rappelle ainsi celle de Bakhtine (1978, p. 41) qui écrit justement à propos du roman : « n’importe quel genre peut s’introduire dans la structure d’un roman, et il n’est guère facile de découvrir un seul genre qui n’ait pas été un jour ou l’autre, incorporé par un auteur ou un autre ». La fusion des genres oraux dans l’œuvre de Rose Marie Guiraud se justifie à travers un certain nombre d’indices. Son inspiration semble tirée des performances du conteur et surtout du spectacle de danses traditionnelles. Des proverbes, mythes et croyances ancestrales Wê, chansons, poèmes et autres leçons de morale se mêlent ainsi harmonieusement aux différentes sections de son récit réel.

1.2. De la moralité, des chansons et des poèmes

S’agissant des leçons de morale, elles sont au nombre de vingt-trois (23). Elles se situent généralement à la fin des intrigues. Sorte de bilan sur fond de formules qualitatives didactiques, la leçon de morale

tient à la fois de la sagesse populaire et de la somme d’expériences pratiques transmises de génération en génération. Véritable conclusion littéraire du récit, la leçon de morale enseigne le Bien par rapport au Mal. Dans certains récits, le message véhiculé va bien au-delà de la morale explicite et nécessite, pour l’appréhender, que l’on interroge la morale implicite, celle que l’auditoire doit bâtir de lui-même (2005, p. 26).

Dans La survivante, la leçon de morale donne lieu à enseigner l’éthique et les règles de bonnes conduites en société. Les conseils avisés des parents finissent par raffermir le caractère de Rose qui désormais supporte mieux les moqueries et les injures : « Mon père et mon grand-père n’avaient jamais cessé de m’enseigner la vie […]. Ils me disaient que Dieu éprouvait les forts. Finalement, j’étais assez forte pour rire, même avec les gens qui se moquaient de moi » ((R. M. Guiraud, 2018, p. 37). Déjà à quatre (04) ans, Rose affichait des attitudes d’une personne sage et humaniste en devenir. Cela se traduit par les nombreuses leçons de vie qui guidèrent son comportement. Ces passages sont éloquents :

Mon âme ne connaissait ni la haine, ni la jalousie, ni la vengeance, en dépit des mauvais traitements que je subissais de la part de certaines personnes. […] Ces injures devinrent une leçon de biologie pour moi. […] Tout cela m’aida à corriger mon corps. Ne dit-on pas que l’homme est le miroir de l’homme ? (R. M. Guiraud, 2018, p. 39).

Elle tire sa pratique artistique de ses expériences personnelles et de la culture africaine :

Expériences qui m’ont permis de développer ma propre technique, en me fondant toujours sur l’anthropologie, la philosophie de la culture africaine : la chorégraphie, la musique, les chants, la poésie, les proverbes, les contes, les mobiles de nos événements culturels, les mythes, les rites, les expressions et les émotions affichées sur scène pour traduire l’amour, le bonheur, la colère, la tristesse, la vie, la mort, la vie sociale, les travaux champêtres, le mariage et la naissance, et toutes les célébrations liées aux mythes et à la philosophie africaine (R. M. Guiraud, 2018, p. 202).

Des aspects de ce riche patrimoine sont savamment intégrés à son texte. S’agissant des chansons, celle qui retient l’attention dans la première section du livre, est très évocatrice de la torture morale infligée à l’auteure dès le bas âge. Il s’agit d’une chanson inventée par des méchantes personnes et faite de propos injurieux en langue Wê à l’endroit de la petite Rose. En voilà la teneur :

Zion poho bêdoué yorou o !

Ni djahi de gbahé dé

Zion poho bêdoué yorou o !

Ni djai de gbahé dé

Cela signifie que « les morts sont en train de répandre leurs odeurs nauséabondes, il va pleuvoir, le ciel est vert » (R. M. Guiraud, 2018, p. 35).

– L’expression « Zion poho » signifie « les morts » ou « les esprits des morts ». Il s’agit d’une allusion faite au profond coma dans lequel Rose Marie avait été plongée pendant quatre jours (R. M. Guiraud, 2018, p. 21-22).

– Dans la transcription littérale, elle évoque « des odeurs nauséabondes ». Il s’agit d’une allusion faite à sa très forte haleine : « Mon haleine était si forte, que personne ne voulait me porter sur les genoux, encore moins me prendre dans ses bras » (R. M. Guiraud, 2018, p. 35).

– Évoquer aussi « la couleur verte du ciel » symbolise la dentition recouverte de tartre de couleur verte.

Hormis ce chant injurieux et humiliant qui faisait pleurer la gamine, l’auteure énonce deux autres chansons beaucoup plus joyeuses (R. M. Guiraud, 2018, p. 117 et 201).

À l’instar de ces belles chansons, l’œuvre de Rose Marie Guiraud renferme aussi de très beaux poèmes énoncés selon des circonstances précises. De même, les chansons susmentionnées sont rendues sous la forme de « prose poétique ».

Dans sa structure narrative, l’œuvre autobiographique de Rose Marie Guiraud intègre harmonieusement le discours poétique. Selon Y. Tardié (1978, p. 7), le récit poétique est « la forme du récit qui reprend en prose, les moyens du poème ». L’hybridité engendrée par la présence des récits oraux dans le roman en général et dans le récit autobiographie en particulier suscite selon Frédéric Bernier (2008, p. 95-99), un besoin vital de l’informe :

Je me retrouve si peu dans les genres et les formes canoniques, qui ont derrière eux une tradition qui bétonne. C’est pourquoi, s’il est vraiment romanesque, un roman ne me dit rien. C’est pourquoi je lis si peu de poésie. Que des poètes, je lis surtout les proses (…) parce que je cherche, avec désespoir et espoir, l’informe (…) Seul l’informe, le difforme, la défaillance à même la plus grande justesse, me semble dire la vie (…) Je ne crois ni au roman ni à la poésie parce que leur forme m’encombre comme des cadavres.

Comme le relève D. R. Tro (2011, p. 145-179), « l’insubordination formelle est en passe de devenir l’une des identités remarquables des nouvelles écritures romanesques africaines ».

L’insertion du discours poétique dans le texte de Rose Marie Guiraud répond à diverses motivations. Dans La survivante, la poésie prend parfois le relais de la prose pour marquer les moments importants, voire décisifs dans l’évolution de l’intrigue. Les moments culminants de l’intrigue sont ainsi marqués par le sceau de la poésie. Le poème intitulé « Sur la route du mali » (D. R. Tro, 2011, p. 261) inséré au début du chapitre XXV, renferme les points saillants du récit prosaïque de ce chapitre. C’est une introduction de ce segment du livre qui fonctionne comme un résumé d’avant le texte. En route pour une tournée artistique au Mali, Rose Marie Guiraud et les Guirivoires ont vécu des moments pénibles tant pendant leur voyage qu’à leur arrivée au Mali. Mais cela n’a aucunement entamé leur détermination à pratiquer leur art. Cet extrait du poème dédié à cette tournée est éloquent :

Sur la route du Mali

La route du Mali

Était mystérieuse et parsemée

D’embûches par milliers

(…)

Mais quelque chose nous disait d’avancer

Et de ne jamais regarder en arrière. Avancez !

(…) (R. M. Guiraud, 2018, p. 261-262).

Comme énoncé dans ce poème, le périple malien a tenu toutes ses promesses en matière de souffrances morales et physiques pour le groupe. Le terrible accident qui faillit emporter le trompettiste D. R. Tro (2011, p. 266-267) en est une illustration :

Maxime et Roger, fatigués par le voyage, marchaient sur le bas-côté de la rue lorsqu’une moto faucha Roger à une grande vitesse, puis le traina sur le bitume, sur quelques mètres, avant de la projeter dans le caniveau, presque mort […] Je faillis devenir folle de colère et de peur […] Cette image me choqua tellement que je fondis en larmes.

Cette éprouvante expérience n’a aucunement entamé le courage et la détermination du groupe qui a continué son chemin jusqu’à Bamako. Les poèmes « À toi, ma mère » (R. M. Guiraud, 2018, p. 19-20), « Poème à Ruth B. » (R. M. Guiraud, 2018, p. 284-285), « Oh ! Vous, sauvez la Nouvelle-Orléans ! » (p. 227-228), « Vous souvenez-vous du 11 septembre 2001 ? » (R. M. Guiraud, 2018, p. 336-338), sont en substance des textes à forte portée émotionnelle à travers lesquels l’artiste exprime ses profonds sentiments face à ses problèmes personnels, ainsi que l’impuissance de l’homme confronté à certains aléas de la vie.

Pour Rose Marie Guiraud, la poésie semble plus apte à traduire les émotions et les sentiments. À propos de cette tranche sur la chanson et la poésie, il est à retenir, en définitive que, grâce à ces deux genres oraux, l’auteure partage avec ses lecteurs des valeurs qui lui sont chères et qui, selon elle, gouvernent la création. C’est d’ailleurs les rythmes soutenus des tams-tams et les chants incantatoires des prêtres traditionnels qui lui ont permis de revenir à la vie alors qu’elle était plongée dans un profond coma de quatre jours. Elle voue donc un culte sans faille à la musique et à toutes ses dérivations. Elle le confesse avec beaucoup d’émotions.

Je crois que je dois ma vie, bien entendu, à Dieu, mais aussi à ses messagers tamtameurs. C’est l’une des raisons pour lesquelles je considère les tams-tams et toutes les musiques comme un cadeau de Dieu. La musique, la chanson et la danse sont divines ; l’art est amour et beauté de Dieu que tout être humain normal ne peut célébrer sans être charmé ou se sentir heureux, ou sentir la paix en lui » (R. M. Guiraud, 2018, p. 25).

Sa vocation d’artiste humaniste apparait aussi à travers plusieurs autres poèmes à caractère didactique.

1.3. Des proverbes, mythes et légendes

Importantes ressources de la littérature orale, les proverbes jouent un rôle culturel indéniable. Ils incarnent une vision communautariste et une philosophie propre à un groupe socio-culturel. Les proverbes permettent de maintenir le précieux lien dialogique entre les anciennes et les nouvelles générations, entre le passé et le présent. La définition du proverbe peut varier selon les peuples et les théoriciens. Celle que propose D. R. Tro (2005, p. 83) est révélatrice des différents aspects de ce genre :

Le proverbe est un moyen d’expression de la pensée reflétant l’expérience et la sagesse pratiques et populaires communes à un groupe social donné. Exprimé en une formule elliptique ou concise, le proverbe est très souvent imagé ou symbolique. Dans la parole traditionnelle africaine, l’on ne fait pas de distinction tranchée entre les genres sapientiaux comme l’adage, la maxime, la sentence, l’apophtegme, l’aphorisme et le dicton.

Dans La survivante de Rose Marie Guiraud, on relève surtout une typologie particulière de proverbes. Il s’agit des proverbes-conseils et prescriptifs. Qui instruisent l’homme sur les valeurs et contre-valeurs sociales, les comportements positifs et les attitudes négatives ou prohibées dans la vie en société. La plupart des paroles proverbiales se résument à « des leçons de vie » (R. M. Guiraud, 2018, p. 34) comme dans les phrases suivantes : « La violence n’a jamais été la plus forte arme dans la vie d’un homme » (R. M. Guiraud, 2018, p. 34) ou « Le silence est plus fort quelques fois que les mots » (R. M. Guiraud, 2018, p. 34). Il s’agit des extraits des conseils de père Zahié à mère Matoma suite à ses palabres avec une femme du village qui avait pour habitude d’injurier sa fille Rose Marie.

Concernant les légendes, l’auteure fait juste une brève allusion à la légende Baoulé de la « Reine Pokou ». La légende a une définition très voisine de celle du mythe. Selon Pierre N’da, la légende « évoque également les luttes tribales, les mouvements de migration, la fondation d’un village ou la constitution d’un groupe ethnique, etc. » (1984, p. 20). Ces aspects sont perceptibles à travers la légende de la Reine Pokou. La légende Baoulé qui émane d’un fait historique avéré, fait l’objet d’exploitations très savantes de nombreux romanciers ivoiriens, notamment J.-M. Adiaffi et M. Bandaman. B. G. Oupoh (2000, p. 361) situe cette histoire avant son statut de légende :

Le royaume de Denkyra […] s’était considérablement enrichi au début du XVIIe siècle avec le commerce de l’or et de la kola […]. Sous la direction du prince Osséi Toutou, chef de Koumassi, ses royaumes vassaux vont s’unir pour se libérer de l’emprise de Denkyra et de l’Akwamou. Quand en 1699, Osséi Toutou vint à bout du Denkyra à Feyiassé, un premier groupe de migrants franchit les fleuves Comoé et N’zi pour gagner l’actuelle Côte d’Ivoire […]. À la mort d’Osséi Toutou, […] Abla Pokou, […] après avoir réuni nombre de partisans, réussit à quitter Koumassi […]. Lâché par ses poursuivants, Abla Pokou réorganisa le pouvoir et devint reine des Baoulés (2000, p. 361).

La légende née de cette histoire met, toutefois, un accent particulier sur les péripéties liées à la traversée du fleuve Comoé.

Marie Rose Guiraud est altruiste, humaniste et aime consentir des sacrifices pour les autres. Ce sont ces qualités que l’artiste ivoirienne laisse entrevoir en filigrane, à se comparer à la légendaire figure de proue Baoulé : « Mais ayant déjà adopté l’attitude de la “Reine Pokou” de mon village, je n’eus pas du tout peur » (R. M. Guiraud, 2018, p. 61). Dans cet autre extrait, elle précise les contours de sa mission sur terre : « Je sentais que j’avais un message à apporter aux êtres vivants dans cette vie […] J’étais la mère des innocents, la protectrice des enfants, des vieux, des malades et des pauvres » (R. M. Guiraud, 2018, p. 38).

À l’image de la Reine Pokou qui a sauvé son peuple par le sacrifice de son fils unique, Rose Marie Guiraud se sent dès son jeune âge, investie d’une mission messianique et de protection pour les siens.

Au chapitre des mythes, le mythe traditionnel Wê du masque sacré protecteur, intéresse particulièrement la réflexion. En pays Wê, les masques sont sollicités pendant les moments de grandes épreuves pour la communauté. Rose Marie encore enfant, tombe dans un profond coma de quatre jours à l’issue d’une forte étreinte que sa belle-mère a exercée sur sa poitrine pendant que celle-ci rendait l’âme. Dans un état comateux, elle est instantanément conduite dans la case mythique et mystique des masques sacrés : « Pendant trois jours, je restai dans le coma, dans la case des masques sacrés » (R. M. Guiraud, 2018, p. 22), témoigne-t-elle à propos. Les masques jouent un rôle protecteur indéniable. Aucune décision importante ne peut être prise sans l’aval des masques sacrés et des prêtres dans la société wê :

Les chefs religieux et les masques qui étaient à l’intérieur de la case autour de moi, n’avaient pas encore statué sur ma mort, non plus […] Ils (mon père et ses dignitaires) étaient là avec des masques qui exprimaient la force et le courage   (R. M. Guiraud, 2018, p. 24).

C’est au quatrième jour des prières intenses des masques et des prêtres que l’enfant revint à la vie : « Les masques, guides spirituels du village, avaient commencé leurs incantations au quatrième jour de mon coma […] Les prêtres et les tams-tams rivalisaient d’ardeur. C’est à ce moment précis que je repris connaissance » (R. M. Guiraud, 2018, p. 25).

Chez les Wê, les masques sacrés remplissent de réelles fonctions sociales ; d’où la naissance d’un mythe multiséculaire à leur sujet, qui se transmet de génération en génération et qui continue encore aujourd’hui de résister aux assauts destructeurs répétés des religions importées et de la modernité. Pour rappel, le peuple Wê est constitué essentiellement de deux grands groupes ethniques vivant à l’Ouest de la Côte d’Ivoire. La faction des Guéré des départements de Duékoué, Guiglo, Taï, Bloléquin et celle des Wobé ressortissant des départements de Facobly et de Kouibly. Rose Marie Guiraud est originaire de Kouibly, précisément native du village Ouyably Gloeta (R. M. Guiraud, 2018, p. 20).

À la faveur de son contact précoce avec le sacré, Elle a su ingénieusement intégrer à son texte, les ressources de la culture spécifique de chez elle et celle de l’oralité typiquement africaine en générale. Cette oralité vivante faite de réalités et de spiritualités propres au nègre, imprime aux productions littéraires négro-africaines “les tropicalités africaines”, selon les termes de Sony Labou Tansi.

2. L’univers spatio-temporel : un combat à double facialité

La spécificité de l’œuvre autobiographique de Guiraud réside aussi et surtout dans l’intrusion constante du surnaturel dans le récit, et y féconde quelquefois l’expression du réel. En Afrique, le surnaturel ne sape jamais le réel, il le féconde toujours : on parle alors de l’esthétique du réalisme magique ! L’attitude qui vise l’autoreprésentation de la vie de l’artiste aux confluents des mondes visibles et invisibles ne surprend guère ; la pratique artistique s’étant abondamment sustentée à la source de la riche culture traditionnelle de son terroir, en pays Wê. Sachant que dans la culture négro-africaine, le réel et l’irréel, le naturel et le surnaturel sont des notions inséparables, Rose Marie Guiraud (2007, p. 35), à l’image de Mireille Rosello, reste consciente de ce que

la magie fait simplement, indéniablement partie du réel. Et ce « simplement » pourrait bien représenter un coup de force rhétorique qui répond implicitement au scepticisme condescendant d’un occident qui rabaisse toute pratique au rang de superstition primitive »

Les recours aux forces occultes, aux mânes ancestraux sont ainsi parfois des réalités quotidiennes en Afrique noire.

La présente analyse prend en compte d’un seul coup la dimension chronotopique des faits dans l’œuvre, eu égard à la précision et au réalisme artistiques des dates et des lieux figurées. Conformément, en effet, aux croyances locales wê, des temps et espaces surnaturels essaiment le récit de Rose Marie Guiraud. Dans la conscience collective négro-africaine, les dimensions visibles et invisibles de l’univers spatio-temporel se confondent quelquefois. Pour madeleine Borgomano, cette vision de la société traditionnelle africaine n’échappe guère aux romanciers africains :

dans le roman africain, l’espace africain se définit d’abord par un rapport au monde dicté par la foi inébranlable en l’existence d’une double réalité. L’espace africain est, en somme, toujours double. L’espace visible […] est accompagné d’un autre espace invisible […] et beaucoup plus puissant que le visible » (1988, p. 5).

L’analyse du texte de Rose Marie Guiraud permet de dégager quatre temps majeurs.

2.1. Le temps des mystères

Le livre s’ouvre sur le temps des mystères (chapitre I à VI). Les notions de résurrection, d’initiation, de spiritualité, de prédestination et de réincarnation sont savamment traitées par l’auteure à travers ce chapitre.

Rose Marie Guiraud n’était qu’un nourrisson de neuf mois lorsque survint un événement qui fera d’elle, une enfant à la destinée hors du commun. Ce soir-là, à Ouyably, tel un coup de massue, le malheur s’abat sur la famille Zahié : « ma belle-mère mourut alors qu’elle me tenait dans les bras » (R. M. Guiraud, 2018, p. 21). Pendant l’étreinte que la belle-mère a exercée sur la fille au moment de sa mort, celle-ci s’étouffe, perd connaissance et sombre dans un coma qui dura quatre jours. Deux tombes sont alors creusées, une pour la belle-mère et une autre pour le nourrisson. La fillette, n’occupera pas la sienne, revenue au bonheur des siens, du séjour des morts à la vie. Ce qui lui vaudra le pseudonyme de « Flon Biéwon » signifiant littéralement « tombe vide » en langue Wê (R. M. Guiraud, 2018, p. 22).

Pendant son long coma dans la case sacrée, un jour, la fillette roula, et se blottit contre les valises de son père. Ainsi naît le mythe symbolique de « la valise » ou la prophétie des déplacements ou encore celui des voyages incessants de Rose Marie Guiraud à travers le monde. Le quatrième jour, alors que les parents s’apprêtent, désespérés à inhumer le nourrisson de neuf mois, involontairement étouffé et laissé sans vie, le miracle se produisit :

les prêtres et les tams-tams rivalisaient d’ardeur. C’est à ce moment précis que je repris connaissance. Je crois que je dois ma vie, bien entendu à Dieu, mais aussi à ses messagers tamtameurs. C’est l’une des raisons pour lesquelles je considère les tams-tams et toutes les musiques comme un cadeau de Dieu (R. M. Guiraud, 2018, p. 25).

Convaincue, depuis ce jour, que les tams-tams sacrés des masques sacrés ont joué un rôle important. À l’instar de la communauté traditionnelle wê, elle voua toute sa vie un culte sans faille aux forces spirituelles surnaturelles incarnées par les masques sacrés, les tams-tams sacrés et les prêtres guérisseurs qui veillent sur ces masques et la communauté à travers ces créations et spectacles artistiques. Il s’agit d’une croyance ancestrale multiséculaire qui, à l’instar des autres sociétés traditionnelles négro-africaines, régit l’organisation de la vie sociétale. Les écrivains négro-africains ne se privent donc pas de ce pan important de leur culture. En effet, comme le souligne Jean-Pierre Makouta Mboukou (1983, p. 155) :

le roman négro-africain est un voyage, non seulement parmi les peuples physiques et les pays, mais aussi les spiritualités et les religions négro-africaines. Les peuples négro-africains sont croyants. C’est une des raisons qui font que les idéologies athées ne risquent pas de faire de nombreux adeptes sincères en Afrique Noire. Les romanciers eux, fidèles à la foi ancestrale, même s’ils sont devenus chrétiens et marxistes, nous font voyager à travers les spiritualités et les religions nègres.

De cette douloureuse expérience, Rose Marie Guiraud reçoit le surnom de « Mahan » du nom de sa défunte belle-mère, comme elle le précise si bien : « Les prêtres guérisseurs diagnostiquèrent ce jour-là que j’étais Mahan, ma belle-mère, j’en étais la réincarnation » (R. M. Guiraud, 2018, p. 25). Le phénomène de la réincarnation fait partie intégrante de la spiritualité négro-africaine. Les esprits des morts, les mânes ancestraux se réincarnent dit-on dans de nouvelles vies surtout dans les enfants encore innocents à leur naissance. La plupart du temps, la famille attribue au nouveau-né le nom du défunt réincarné en lui. Cette réalité n’échappe pas aux écrivains africains si bien que « des œuvres entières ont pour centre d’intérêt la spiritualité négro-africaine : toute la foi dans les dieux, les mânes des ancêtres » (1983, p. 145).

Rose Marie Guiraud sort ainsi victorieuse du premier combat de sa vie contre la mort étant encore au berceau, consacrant par ce fait la toute première initiation mystique et spirituelle de l’artiste. Au moment de sa mort, la vieille Mahan lui a transmis tout son pouvoir mystique et sa puissance spirituelle. Le liquide noir vomi par la reine-mère dans les narines et la bouche du bébé symbolise l’aspect physique et matériel de cette initiation. La petite Mahan est désormais prête à relever toutes sortes de défis existentiels mystiques et mythiques. À quatre ans déjà, elle parvient à déjouer les attaques des sorciers et à les démasquer. Ce fut le cas au cours d’un déplacement de la troupe de danse de son village à Gbabo, un village Niédéboua. À l’entrée du village, la petite Mahan mit en déroute trois vieux sorciers. Sa véritable mission était claire :

ils n’avaient pas apprécié d’être démasqués par un enfant (…) mais c’étaient des sorciers, ils étaient venus en marchant sur les mains pour nous tester. Ils étaient nus et avaient des têtes de mouton (…) Moi je pouvais les voir (…) j’étais entrainée pour jouer mon rôle de mère des innocents, de protectrice du groupe (…) » (pp. 44-45).

La sorcellerie est un phénomène surnaturel qui a de tout temps créé la psychose dans les sociétés humaines. J.-P. M. Mboukou (1983, p. 121) en donne quelques précisions :

La croyance aux sorciers est un problème à l’échelle de l’humanité tout entière. Il a subjugué les consciences dans l’Europe du Moyen-âge et du 16e siècle qui a tenté de se débarrasser des sorciers par le bûcher de l’inquisition. Dans la société négro-africaine, la religion chrétienne ne s’est signalée que par des déclarations telles que : « les sorciers n’existent pas », mais sans en apporter les preuves.

Un peu plus loin, le critique ethno-anthropologue congolais met l’accent sur les effets dévastateurs du pouvoir des sorciers : « Par ce même pouvoir ils jettent de mauvais sorts sur les individus, les bêtes, les cultures, sur tous les travaux de l’homme, et sur son pouvoir de procréation qui est aussi annihilé, et l’homme ensorcelé devient stérile » (J.-P. M. Mboukou, 1983, p. 121). Toutefois, certaines personnes dotées de pouvoirs supérieurs à ceux des sorciers parviennent à les démasquer et annihiler les effets néfastes de leurs pratiques occultes. C’est le cas de Rose Marie Guiraud lorsqu’elle devint, dès le jeune âge, la protectrice des membres de sa troupe artistique :

J’étais entraînée pour jouer mon rôle de mère des innocents, de protectrice du groupe aussi bien que de danseuse spirituelle, chanteuse et guérisseuse, dont le rôle est d’embarrasser les sorciers et de provoquer leur colère pour les détourner de leurs diaboliques intentions » (R. M. Guiraud, 2018, p. 45).

Toute la troupe était ainsi sous sa protection à la fois au plan physique et spirituel. Dans le livre de Rose Marie Guiraud, l’univers spatio-temporel mythique englobe aussi la période des rites initiatiques, celle notamment de l’excision dans le bois sacré. Aujourd’hui prohibée et sanctionnée par la loi, l’excision en pays wê était de pratique courante non scandalisante et occasions d’éducation les préparant à affronter tous les aspects de la vie sociétale. L’auteure donne quelques précisions sur ces rites initiatiques :

Chez les Wê, l’initiation des jeunes filles est un privilège et non une obligation relativement au programme des initiés lors de leur séjour en forêt, dans le bois sacré, enfin, Marie Rose Guiraud affirme joyeuse :

Pendant nos épreuves d’initiation, tous les villageois nous consacraient leur temps, les femmes cuisinaient (…) Toutes les valeurs humaines étaient enseignées par les initiatrices (R. M. Guiraud, 2018, p. 84-85).

Le bois sacré a été, aux allégations de l’artiste ivoirienne, une véritable école initiatique et de formation. Jean-Pierre Makouta Mboukou (1983, p. 35) en précise quelques traits caractéristiques :

L’initiation est, en même temps qu’une entrée dans une société secrète, un système de formation, d’éducation ; c’est par elle que l’individu passe de l’état d’enfant ou de jeune, à celui d’homme responsable. L’accent est généralement mis sur le comportement de l’initié dans la société.

La période de coma dans la case sacré, le combat mystique contre les sorciers de Gbabo, l’initiation dans le bois sacré constituent, en somme, les temps des mystères fondateurs du social et artistique de Rose Marie Guiraud. Trois autres périodes majeurs se dégagent de ce récit.

2.2. Du temps de la formation à l’accomplissement et à la prise de position idéologique

Le temps des formations et des séparations se situe entre les chapitres VII et XVI de La survivante. Cette période est émaillée de plusieurs difficultés que seule la providence a permis souventes fois à Rose Marie Guiraud de surmonter.

Après cette étape, survient la longue période d’accomplissement. Il s’agit du moment de la maturation et de la mise en œuvre de la pratique artistique de Rose Marie Guiraud (chapitre XVII à XXXI). C’est le temps de la révélation : Rose Marie Guiraud enseigne à l’INA, produit des émissions artistiques à la RTI ainsi que des spectacles en Côte d’Ivoire et à travers le monde. Elle crée sa troupe « les Guirivoires », son école (l’EDEC) et une ONG de production d’art et de spectacles aux États-Unis. Rose Marie Guiraud est devenue une artiste de grande renommée.

Le dernier segment du livre évoque la prise de position idéologique de Rose Marie Guiraud (chapitre XXXII-XXXIII). Les indépendances ont laissé un goût très amer pour les peuples africains. Guerres civiles, dictatures, oppressions, repressions, assassinats d’opposants politiques, détournements de deniers publics, etc., constituent les lots quotidiens de l’exercice socio politique des nouveaux gouvernants des pays africains. La gouvernance des États africains est un sombre tableau qui invite chaque africain à la réflexion, à une véritable prise de conscience. Les intellectuels, en l’occurrence les écrivains sont en première ligne dans ce combat. À cet effet, B. G. Koé (2019, p. 126) évoque l’engagement du romancier Ahmadou Kourouma dans ses textes : « Ces dirigeants arrêteraient-ils un jour de traiter leur peuple comme des bêtes sauvages ? Nous convenons avec Kourouma car après plus de cinquante ans d’indépendance, la situation n’a guère évolué. Mais l’espoir est permis » (2019, p. 126).

Rose Marie Guiraud fait partie de cette classe d’intellectuels sensibles aux meurtrissures des peuples du continent noir. Elle est donc horrifiée, meurtrie de voir des guerres sans fin dans les pays africains. S’adressant aux dirigeants africains, elle émet le vœu suivant : « Mon souhait : que les chefs d’États africains suivent l’exemple démocratique des pays développés, fait de tolérance, de diplomatie, d’humilité dans la diversité d’opinions » (R. M. Guiraud, 2018, p. 346). Elle obéit ainsi à l’idéal moral préconisé par Aimé Césaire. Selon l’écrivain martiniquais,

le rôle de l’intellectuel dans le quart du monde ne peut être qu’un cas particulier. Je considère d’abord que l’intellectuel est un peu la conscience d’une collectivité. C’est un être qui sert à un certain nombre de valeurs… Nous sommes à une époque où l’essentiel d’être lucide : dissiper les mythes, détruire les mystifications, voir et faire voir, ne pas mentir à soi-même et ne pas mentir aux autres. (1978, p. 74).

Subséquemment, Rose Marie Guiraud invite les dirigeants africains à écouter les intellectuels au lieu de les combattre. Selon elle, les problèmes du continent noir trouveront leur résolution en Afrique et non ailleurs. Dans ce passage, ses propos sont édifiants :

Si les africains pouvaient respecter les intelligences de leur pays et partager les idées constructives pour l’exploitation de nos ressources, notre continent serait l’un des plus puissants au monde… Ayons la dignité et le courage de prendre notre propre destin en mains et d’agir comme des responsables, plutôt que nous humilier en pleurant sur une supposée ingérence » (R. M. Guiraud, 2018, p. 343-344).

L’Afrique doit se réveiller pour opérer sa propre mue afin de s’inscrire résolument sur la voie du développement économique et social pour le bonheur des centaines de millions d’enfants.

Ainsi, l’acte de survie de Rose Marie Guiraud prend en compte à la fois une dimension mythique ou surnaturelle dans la pure tradition wê et une lutte quotidienne contre les aléas de la vie qui lui ont permis de s’offrir le rayonnement d’artiste de renommée mondiale qu’on lui reconnait encore aujourd’hui même après sa mort. En même temps, elle était très préoccupée par la multitude de difficultés qui minent le continent africain.

Conclusion

Fidèle à sa vocation d’artiste trempée dans la pure culture traditionnelle wê, Rose Marie Guiraud a su enrichir son récit autobiographique au sceau de cette oralité vivante qui caractérise son terroir. Son histoire est similaire à une performance d’un conteur traditionnel qui allie savamment tous les genres de l’oralité notamment le conte, la légende, le mythe, le proverbe, la chanson, la poésie. Et comme dans la culture négro-africaine, il n’existe pas de cloison étanche entre le naturel et le surnaturel, le récit de Rose Marie Guiraud est aussi ce voyage constant entre le réel et les mystères des croyances ancestrales Wê. Aussi, sensible aux nombreux soubresauts d’un monde dominé par la violence et surtout du continent noir qui continu d’être le foyer de crises multiples, Rose Marie Guiraud en appelle à plus de responsabilités de la part des dirigeants africains afin que la démocratie s’installe véritablement sur le continent noir.

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MÉTHODES CULINAIRES ET QUALITÉ DE L’ATTIÉKÉ DE DABOU DU XVIIIE SIÈCLE AU XXE SIÈCLE

Jean-Jacques ESSOH

Université Alassane OUATTARA (Côte dIvoire)

jjessoh@yahoo.fr

Résumé :

La ville de Dabou située au sud-est de la Côte d’Ivoire avec pour peuple autochtone les Adjoukrou a une renommée nationale et internationale à cause notamment de son fameux mets traditionnel connu sous l’appellation « d’Attiéké de Dabou ». Cette denrée a pratiquement révolutionné les habitudes alimentaires tant à la ville qu’à la campagne. L’Attiéké de Dabou autrefois conçu de façon traditionnelle a connu des innovations dans le processus de préparation. Par conséquent, cet aliment est passé du stade de produit d’autoconsommation locale à celui d’un produit désormais destiné au marché urbain, voire international contribuant cependant à débrider sa qualité. L’objectif de cet article est d’analyser l’évolution des méthodes culinaires et qualité de l’Attiéké de Dabou du XVIIIe siècle au XXe siècle. Cette étude s’est appuyée sur une documentation variée comprenant des manuscrits inédits, des sources orales, des ouvrages et des publications scientifiques. Les informations émanant de tous ces canaux ont été soumises à la critique historique et regroupées par centre d’intérêt. Les résultats révèlent que l’Attiéké de Dabou allie à la fois originalité culinaire, modèle de conditionnement et techniques modernes. Sa qualité dépend de la maitrise et du respect des différentes étapes de la transformation.

Mots-clés : Adjoukrou, Attiéké, Côte d’Ivoire, Dabou, Qualité.

Abstract :

The town of Dabou in southeastern Côte d’Ivoire, home to the Adjoukrou people, is nationally and internationally renowned for its famous traditional dish known as “Attiéké de Dabou”. This foodstuff has practically revolutionized eating habits in both town and country. This once traditionally conceived dish has undergone innovations in the preparation process. As a result, this food has gone from being a local self-consumption product to one that is now destined for the urban or even international market, thereby helping to unbridle its quality. The aim of this article is to analyze the evolution of culinary methods and quality of Dabou Attiéké from the 18th to the 20th century. The study was based on a wide range of documentation, including unpublished manuscripts, written and oral sources, books and scientific publications. Information from all these channels was subjected to historical criticism and grouped by focus. The results reveal that Attiéké from Dabou combines culinary originality, a packaging model and modern techniques. Its quality depends on the mastery and respect of the various processing stages.

Keywords : Adjoukrou, Attiéké, Dabou, Côte d’Ivoire, Quality.

Introduction

Située au sud-est à 27 Kmà l’Ouest d’Abidjan (l’emblématique capitale économique de la Côte d’Ivoire), la ville de Dabou est limitée au Sud par la lagune ébrié, au Nord par la commune de Sikensi, à l’Est par la commune de Songon et à l’Ouest par celle de Grand-Lahou. Les autochtones de la ville de Dabou sont les Adjoukrou. Ils se distinguent par la singularité et la richesse de leur tradition. Ce sont, notamment, leur système de transmission du pouvoir et des biens en ligne matrilinéaire, leur organisation en classes d’âge et les cérémonies rituelles et festives qu’ils organisent périodiquement dans leurs localités. La ville de Dabou a une renommée nationale et internationale à cause notamment de son fameux mets traditionnel connu sous l’appellation « d’Attiéké de Dabou », un terme qui est resté dans le langage courant de tous les friands de ce produit alimentaire de grande consommation. Notre principale préoccupation en entreprenant cette étude, est de savoir quel était le mécanisme traditionnel de préparation de l’Attiéké de Dabou et comment celui-ci a évolué du XVIIIe siècle au XXe siècle ? L’objectif ici est d’analyser l’évolution des méthodes culinaires et qualité de l’Attiéké de Dabou du XVIIIe siècle au XXe siècle.

Pour mieux saisir l’étude dans le temps, il est impérieux de révéler les bornes chronologiques. Le XVIIIe siècle marque la période de la mise en place définitive des Adjoukrou en tant que groupe ethnique sur le territoire (Dabou) qu’ils occupent aujourd’hui. Ainsi, ils ont développé un système de gestion sociétal propre. Dans ce système de gestion sociétal, les femmes Adjoukrou, devaient se consacrer à la transformation des produits alimentaires afin de satisfaire les besoins alimentaires du ménage. C’est dans cette veine qu’elles transformèrent le manioc amer en Attiéké. Quant au XXe siècle, il marque le début des innovations dans le processus de préparation de l’Attiéké de Dabou et son entrée dans le circuit commercial.  

Pour parvenir à la réalisation de cette étude, les Cahiers William Ponty ont été consultés à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN) de Dakar. Il s’agit des recueils de manuscrits inédits rédigés en langue française avec des plumes à l’encre par des éminents chercheurs africains qui présentent la vie des sociétés africaines traditionnelles bien avant l’arrivée de l’Européen et de l’instauration du régime colonial français. À cela s’ajoutent les ouvrages et autres publications scientifiques consultées aux Archives Nationales de Côte d’Ivoire (ANCI). Cette documentation a été complétée par une série d’enquêtes orales réalisées à Kpass, Lopou et Bouboury du 19 janvier 2018 au 15 mars 2018. Le choix de ces villages n’est pas fortuit. En effet, ils sont des foyers actifs des traditions culturelles, des institutions politiques locales et de fortes zones de production d’Attiéké. La méthode de collecte de ces données orales fut celle des entretiens privés par la technique semi-directive. L’exploitation critique des informations émanant de tous ces canaux de connaissance et leur regroupement par centres d’intérêt, a permis d’articuler la présente réflexion autour de deux axes. Le premier axe analyse l’ère de la production traditionnelle et de l’autoconsommation de l’Attiéké de Dabou. Le deuxième et dernier axe de réflexion quant à lui, est consacré sur l’ère de la production industrielle et de la commercialisation de l’Attiéké de Dabou.

1. L’ère de la production traditionnelle et de l’autoconsommation de l’Attiéké de Dabou (XVIIIe siècle – XIXe siècle)

Depuis plus d’une décennie, l’on observe que l’Attiéké, est produit aussi bien en Côte d’Ivoire qu’ailleurs. De ce fait, il est important de s’intéresser d’emblée à l’origine du vocable Attiéké, à l’invention culinaire de cet aliment précieux ainsi que son processus traditionnel de fabrication.

1.1. Un bref aperçu de l’origine du vocable Attiéké

L’Attiéké est la semoule fermentée de manioc cuite à la vapeur. Le vocable (Attiéké) sous lequel il est connu aujourd’hui, n’était pas autrefois, disons pendant le XVIIIe siècle sa désignation exacte chez les différents peuples de Côte d’Ivoire. En effet, chez les Adjoukrou le terme lui correspondant était « egb ». Le vocable Attiéké qui est resté dans le langage courant de tous les friands de cette denrée très célèbre est manifestement lié à une déformation d’un terme d’une langue locale. À cet effet, G. Essoh (1979, p. 7) fait remarquer que le mot Attiéké est vraisemblablement d’origine N’zima. Il se retrouve dans l’expression « mê pê atieké » et se traduit littéralement « je coupe de l’attiéké, c’est-à-dire je vanne ».

Cependant, sans vouloir contester les propos de l’auteur, il est important de mentionner que, le vocable Attiéké vient de la déformation langagière du mot « adjèkè » issu de la langue Ébrié, parlée dans la région Sud lagunaire de la Côte d’Ivoire et qui signifie c’est pour ˝le commerce“. Dans cette localité du Sud lagunaire, le mot « adjèkè » était autrefois utilisé pour féliciter ou du moins rendre hommage aux femmes Ébrié qui se procuraient un certain bien être à partir de la commercialisation de leur production de semoule fermentée de manioc cuite à la vapeur en se déportant sur des lieux d’échanges qui se transformèrent avec le temps en de véritables marchés.

C’est en se rendant sur des lieux d’échanges, que les femmes Ébrié rencontrèrent des explorateurs Français qui parcouraient le rivage lagunaire pour mieux connaître les populations qui l’habitent. Au contact de ces femmes Ébrié et à la question des explorateurs voulant connaître le contenu du panier qu’elles transportaient, elles répondaient candidement en langue Ébrié : « adjèkè ».L’oreille peu exercée des explorateurs Français aurait entendu « attiéké » et c’est là que vient l’usage courant de ce mot. Une fois l’entité coloniale constituée à partir du 10 mars 1893, les colons français écrivirent ainsi le mot « attiéké » dans les communications administratives, actes officiels et proliférèrent l’usage du mot « attiéké » dans toute la colonie de la Côte d’Ivoire, et qui finit par rester dans le langage courant des Ivoiriens après l’indépendance en 1960. L’Attiéké est donc un nom propre donné à une denrée alimentaire, populaire en Côte d’Ivoire. Ce vocable est venu à partir de l’usage du produit.

1.2. L’invention culinaire de l’Attiéké

L’Attiéké n’était connue que des peuples lagunaires de Côte d’Ivoire (Alladian, Avikam, Attié, Abouré, Abbey, Adjoukrou, Abidji, Aїzi, Ébrié, Eotilé, Essouma, Krobou, M’batto et Nzima). Mais, il est très difficile de déterminer le premier groupe ethnique à avoir mis en place l’industrie traditionnelle de fabrication d’Attiéké. Car, la mémoire collective des principales ethnies productrices de cette denrée n’a pas conservé une date précise concernant la genèse de cette préparation et chacun revendique pour son compte la primauté dans la découverte ou la paternité de l’invention. (G. R. Meignan, 1996, p. 31). Toutefois, grâce aux nouvelles recherches historiques, nous pensons que l’invention culinaire de l’Attiéké est à mettre à l’actif des femmes Adjoukrou.

Au XVIIIe siècle, les femmes Adjoukrou devaient, entre autres, tâches domestiques assurer les besoins des familles en nourriture. Pour cela, elles s’adonnaient au ramassage de substances alimentaires se trouvant à l’état naturel en forêt. C’est dans cette veine qu’elles découvraient le manioc amer. C’est du manioc qu’on trouvait à l’état sauvage contenant du poison et son écorce était épaisse. (I. A. Gakou, 1938, p. 9). Les femmes Adjoukrou, guidées par des mammifères rongeurs qui évitaient la consommation du manioc amer, ont su que la variété du manioc amer contenait un produit toxique qu’il fallût éliminer par l’essorage. Ainsi, grâce à des matériaux (pilon et mortier, meules, coquillages, bambou, roches, etc.) fournis par leur environnement naturel, elles avaient pour un coup d’essai transformé d’abord le manioc amer en pâte avant d’aboutir à une semoule fermentée cuite à la vapeur. C’est l’avènement de l’Attiéké. (P. Gadje, 1938, p. 7).

L’imaginaire de la femme Adjoukrou lui a donc permis de pourvoir transformer des éléments végétaux pour se nourrir. C’est dire que les femmes Adjoukrou n’ont pas eu besoin d’attendre la technologie occidentale ou quelque influence que ce soit avant de transformer le manioc amer en semoule et H. Berron (1980, p. 290) atteste que « traditionnellement, l’Attiéké est la nourriture des Adjoukrou ». Par la suite, « les Adjoukrou transmettaient aux Alladian etaux Avikamla préparation traditionnelle de l’Attiéké qui devint la base de leur alimentation ». (V. Soucou, 1938, p. 5). Cette préparation traditionnelle de l’Attiéké se répand aussitôt comme une tache d’huile chez les Ébrié, une ethnie voisine des Adjoukrou. Ce fait n’est pas étonnant. Car, le pays Adjoukrou et le pays Ébrié sont deux espaces qui s’imbriquent géographiquement et culturellement au point où les frontières semblent inexistantes.

Cette proximité du territoireva favoriser les migrations des populations Ébrié vers le pays Adjoukrou de même que celles des Adjoukrou vers le pays Ébrié. Il y avait donc des liens d’amitié entre les Ébrié et les Adjoukrou. Ces liens d’amitié se sont consolidés davantage avec les rapports commerciaux basés sur des échanges de produits vivriers et artisanaux. Ces deux peuples étaient donc en contact permanent, mieux des alliances matrimoniales entre les Adjoukrou et les Ébrié étaient fréquentes. Ainsi, de ces contacts ou du moins de ces rapports réguliers et multiformes l’Attiéké se répand chez les Ébrié. Cependant, les femmes Ébrié dans leur transformation traditionnelle du manioc pour produire l’Attiéké n’ont certainement pas eu la même réussite que celles des femmes Adjoukrou. Ce qui s’explique par la présence chez les Ébrié d’une variété d’Attiéké très médiocre appelée « ntonie ». C’est donc au fil du temps, que les Ébrié se sont démarqués un peu plus en donnant deux variantes d’Attiéké que sont l’Attiéké de qualité supérieure (abodjama) et l’Attiéké spécial (n’djisrèhi). Ainsi, « l’Attiéké était devenu la nourriture principale des Alladian, Avikam, Adjoukrou et Ébrié avant d’être consommé par toutes les races humaines ». (P. Yacé, 1940, p. 26). Depuis lors cet aliment connaît le succès et sa consommation est très prisée. D’invention autochtone, la production de l’Attiéké est l’œuvre des femmes qui, empiriquement, ont mis au point un processus réactionnel d’importance en chimie.

1.3. Le processus traditionnel de fabrication de l’Attiéké de Dabou

L’Attiéké de Dabou obéit à tout un processus. Dans cette section de notre étude, nous présentons le processus traditionnel mis en œuvre par les traditions des femmes Adjoukrou. Au XVIIIe siècle, ce processus se fait en plusieurs étapes.

De l’épluchage au lavage du manioc

Pour éliminer l’acide cyanurique dans le manioc amer découvert à l’état sauvage, les femmes Adjoukrou épluchaient le manioc amer avec plusieurs outils tels que des lames de fer aiguisées, des coquillages ou encore des baguettes de bambou. Ces instruments servaient, également, pour le découpage de manioc en plusieurs petits morceaux. Les morceaux de manioc sont par la suite mis dans des cuvettes en terre cuite contenant l’eau de marigot pour être lavés. Les morceaux lavés sont transvasés dans les cuvettes en terre cuite et acheminés vers les broyeuses traditionnelles. (J. J. Essoh, 2023, p. 96).

Le broyage des morceaux de manioc et l’addition du ferment

Les instruments traditionnels servant pour le broyage des morceaux de manioc étaient le mortier accompagné du pilonet les meules dormantes. Après avoir épluché le manioc, les femmes Adjoukrou pilaient les morceaux de manioc dans les mortiers puis les raffinaient avec les meules dormantes. (P. Sogbe, 1938, p. 49). Au cours du broyage des morceaux, les femmes Adjoukrou, ajoutaient du levain fait avec quelques tubercules de manioc braisés et qui servait de ferment. Ce levain ajouté à de l’huile de palme chauffée à un certain degré était ainsi additionné au cours du broyage des morceaux de manioc de manière à obtenir une pâte homogène. Cette pâte était stockée soit dans des sortes de pétrins à claires, soit dans des sacs de jute où elle fermente et s’égoutte pendant un ou deux jours afin d’éliminer le glucoside toxique (manihotoxine) qu’elle contient. (J. J. Essoh, 2020, p. 70). Il s’ensuit l’étape du pressage et du grainage.

Du pressage au grainage de la pâte de manioc

Pour le pressage de la pâte de manioc fermentée, les femmes Adjoukrou se servaient, anciennement, de grosses pierres ou roches ou encore les planches de pirogues qu’elles déposaient, ensuite, sur les sacs de jute contenant la pâte fermentée afin d’extraire l’eau et l’amidon. Sous le poids des charges, le pressage était effectué. (V. Soucou, 1938, p. 23). Après l’opération du pressage, le produit essoré et durci passait au grainage. Pour l’Attiéké de Dabou, « le grainage s’effectue sur une grande écuelle en bois. L’écuelle est tenue obliquement à l’aide d’un genou et d’une main ; l’autre main écrase finement la boule égouttée contre la paroi de l’écuelle ». (J. Muchnik, 1984, p. 66). Après le grainage, c’est la phase du séchage et du vannage.

Du séchage au vannage des grains

Le séchage sert à durcir les grains et à réduire la quantité d’eau de sorte à respecter une certaine humidité dans le produit fini après la cuisson. Pour ce faire, les semoules sont mises dans des vans ou des claies avec des mailles bien serrées ou encore dans des plateaux en raphia. Elles sont, par la suite, exposées aux rayons du soleil pour une déshydratation partielle. En cas de manque de soleil, le séchage s’effectuait auprès d’un feu de bois.

Le séchage a pour but d’obtenir des granulés soit de gros grains soit de petits grains bien détachés les uns des autres qui peuvent fournir un produit de meilleure qualité.Pour l’Attiéké de Dabou, « la pratique du séchage est beaucoup plus respectée. Son objectif est d’obtenir des grains bien séparés ». (J. Muchnik, 1984, p. 66). Une fois le séchage terminé, les grains obtenus sont vannés pour extraire les fibres de manioc. Cette opération selon Memel Rosalie, patriarche dans le village de Lopou lors de nos enquêtes de terrain le 10 février 2018 « était faite traditionnellement en bordure de la lagune. En effet, le vent venant de la lagune soufflait les grains entre deux vans pour la débarrasser du reste des impuretés ». La semoule ainsi, vannée est prête pour la cuisson qui constitue la dernière étape.

La cuisson proprement dite

Pour la cuisson, Latte Anne Regina, commerçante d’Attiéké dans le village de Kpass lors de nos enquêtes de terrain le 21 janvier 2018 note qu’une « poterie à fond creusé contenant de l’eau de marigot était posée sur un trépied en argile sous un feu de bois de chauffe ; une autre poterie dont le bas est perforé de plusieurs orifices afin de servir de couscoussière était posée sur celle contenant de l’eau qui est au contact du feu». C’est dans cette dernière que les femmes Adjoukrou mettaient la semoule et la recouvraient d’un bout de feuille de bananier. La jointure des deux formes de poterie était faite avec un mélange de pâte de manioc et de terre argileuse pour éviter l’échappement de la vapeur, base de toute cuisson. Une dernière poterie jouant le rôle de couvercle. Ainsi, lorsque l’eau se met à bouillir, la vapeur fait passer la semoule de sa couleur blanche à la couleur jaune-crème donnant ainsi de l’Attiéké de Dabou. Son conditionnement se faisait traditionnellement dans des paniers faits avec du rotin ou des bambous couverts avec des feuilles de bananiers. (J. J. Essoh, 2023, p. 104).

Au regard de ce qui précède, l’Attiéké de Dabou à un mode de préparation bien établi. Les moyens techniques rudimentaires utilisés témoignent du caractère ancien de ce travail de production de l’Attiéké de Dabou. La préparation n’était pas aisée pour les productrices et le système traditionnel ne demandait pas de grands moyens aux productrices de l’Attiéké de Dabou. Dans cette technologie traditionnelle, l’opération est longue et fastidieuse. Il y a une faible productivité et il faut au moins 5 jours pour transformer le manioc amer en Attiéké. Cependant, c’était de l’Attiéké de bonne qualité. En effet, les qualités de l’Attiéké de Dabou produit de façon traditionnelle se déterminent ou du moins se jouent sur la granulométrie de l’Attiéké (calibrage de la semoule), la couleur, la présence de fibres, la durée de conservation, le poids et de la typicité du goût.

S’agissant de la granulométrie, l’Attiéké de Dabou est un mélange de grains moyens et de petits grains à la différence de l’Abodjama (une sorte d’Attiéké à gros grains produit chez les Ébrié, peuple du Sud lagunaire de la Côte d’Ivoire). Et de l’Attiéké standard (une sorte d’Attiéké de petits grains confectionné la plupart du temps par les autres groupes ethniques ivoiriens et les allogènes). Par ailleurs, l’Attiéké de Dabou présente une texture cohésive au niveau des grains (texture collante) et est de couleur éclatante jaune-crème. Cette couleur est un élément important dans l’évaluation de la qualité de l’Attiéké. Elle exprime le degré d’impuretés et de la maitrise du processus de transformation. C’est une des premières impressions d’un aliment. (J. B. Assanvo, 2019, p. 1118).

L’Attiéké de Dabou a un goût légèrement acidulé et sucré, une odeur et un arôme très caractéristique de manioc fermenté jugés agréables. Il est très rare de constater les fibres dans l’Attiéké de Dabou. L’absence de fibres joue un grand rôle dans la présentation du produit et également dans l’attrait exercé sur le consommateur ou la productrice. (J. B. Assanvo, 2019, p. 1128). L’Attiéké de Dabou a une durée de conservation relativement bonne pour un produit frais. Ainsi, à l’air ambiant, il demeure immédiatement consommable pendant au moins six jours avant de sécher. Cette denrée traditionnelle était produite au XVIIIe siècle pour l’autoconsommation familiale. L’Attiéké de Dabou se consommait froid accompagné de plusieurs sauces (poissons, viandes, fritures) ou de poisson et de volaille ‘’brûlé‘’, braisé, frit ou fumé. Il y avait aussi des combinaisons du genre attiéké-banane douce et attiéké-arachides grillées. L’Attiéké de Dabou de par sa qualité diffère des autres. Ce mets est consommé avec divers accompagnements. Mais, à partir du XIXe siècle, quelques innovations sont observées dans la fabrication de l’Attiéké de Dabou. Ce mets de façon quasiment inattendue passe du stade de produit d’autoconsommation locale à celui d’un produit commercial.

2. L’ère de la production industrielle et de la commercialisation de l’Attiéké de Dabou (XIXe siècle – XXe siècle)

Dans cette partie d’étude, nous mettrons successivement en relief les innovations plus récentes dans la production de l’Attiéké de Dabou et sa commercialisation.

2.1. Les innovations plus récentes dans la production de l’Attiéké de Dabou

Laproduction originale de l’Attiéké de Dabou est fastidieuse et les travaux durent presque toute la semaine. Cependant, à partir du XXe siècle pour minimiser les conséquences des risques et accidents de travail, réduire les caractères chronophages et pénibles de certaines techniques rudimentaires utilisées, on assiste à lamécanisation du processus de transformation du manioc amer en Attiéké. (J. J. Essoh, 2023, p. 646). À cet effet, la tradition orale recueillie le 11 janvier 2018 auprès de Agnimel Yedess, chef du village de Bouboury confirme que les femmes Adjoukrou font preuve de créativité et d’innovation en remplaçant les coquillages et les lames de fer aiguisées par des couteaux. C’est aussi le cas des meules dormantes et les pierres qui sont remplacées par des broyeuses modernes et pressoirs manuels.

Notons que les broyeuses modernes importées de l’Occident fonctionnent à l’électricité ou au carburant. Avec ces dernières, le travail est très accéléré. Car, une dizaine de minutes suffisent pour broyer au moins 100 kilogrammes de manioc en pulpe. Ce sont les femmes qui amènent leurs pulpes découpées vers le moulin. Ce travail est mené par des meuniers ou des spécialistes engagés comme manœuvres. Les femmes Adjoukrou louent les services des propriétaires (qui sont en majorité des opérateurs économiques allogènes) de broyeuses. Quant aux pressoirs manuels, ils ont pour but d’alléger le travail des productrices d’Attiéké. Les pressoirs manuels se composent de deux plaques dont l’une est immobile. Une vis manuelle permet de les appliquer l’une sur l’autre. Les productrices placent un ou plusieurs sacs de semoule sur la plaque inférieure. Une fois placé, on tourne le sac jusqu’à ce que le jus cesse de couler. À leur introduction, ils coûtaient chers et n’étaient pas accessibles à toutes les bourses. Celles qui n’en possédaient pas en, louaient. Par exemple, en 1980, la location journalière fut de 15 F CFA. (D. Diarrassouba, 2018, p. 194).

La dernière étape, est celle de la cuisson. Notons que la cuisson à la vapeur à l’aide de couscoussier traditionnel (cuisson au feu du bois de chauffe) a été remplacée par le couscoussier de type moderne (cuisson à la gazinière alimentée au butane). Mieux, des avancées technologiques sont connues dans la production de l’Attiéké. Il existe, entre autres, des machines à éplucher, à essorer, à rouler, le four pour la cuisson permettant aux femmes Adjoukrou de fournir moins d’efforts physiques et de produire en grande quantité.

Comme on le constate, toute cette innovation a contribué à alléger les tâches des productrices et réduire les risques et accident de travail. Cependant, force est de constater que cette mécanisation a diminué la qualité de l’Attiéké de Dabou. En effet, la mécanisation des opérations de transformation qui permet, pour l’occasion, de produire une quantité d’Attiéké pour la recherche du gain ne garantit pas une longue durée de conservation par rapport à l’Attiéké produit de façon traditionnelle. L’Attiéké produit par le biais des machines laisse souvent à désirer. Car, on n’accorde pas d’attention ou du moins d’importance à la taille des grains lors du semoulage ainsi qu’au temps de cuisson. La préparation est moins soignée pour des raisons de coûts ou du moins de vente. Le vannage n’est pas souvent réalisé et on constate les fibres après la cuisson.

Au-delà de ces aspects évoqués, cette innovation a permis aussi à l’Attiéké de Dabou de franchir une étape. Car, depuis quelques temps, l’Attiéké de Dabou a cessé d’être une simple denrée alimentaire à vocation d’autoconsommation à domicile pour devenir une source de revenu monétaire. Les productrices d’Attiéké et autres approvisionnent désormais le marché urbain, national voire international pour les plus entreprenantes.

2.2. L’Attiéké de Dabou, un produit alimentaire destiné à la commercialisation

Le commerce de denrées alimentaires n’était pas une activité essentielle dans la société traditionnelle Adjoukrou. On le pratiquait occasionnellement, notamment, lorsqu’il y avait un surplus de vivres qu’on pouvait échanger contre des aliments ou d’autres biens. C’est ainsi que l’Attiéké a été « commercialisé dès avant 1932 (date à laquelle une bonne partie de la Haute-Volta appartient à l’ensemble Ivoirien) ». (G. Essoh, 1979, p. 42). En effet, son commerce était dominé initialement par les femmes Adjoukrou et Ébrié qui vont, à force de dynamisme, développer cette activité commerciale pour répondre aux besoins alimentaires d’une population urbaine en pleine croissance.

Ainsi, l’Attiéké de Dabou produite par les femmes Adjoukrou est désormais destiné à la vente locale sur toute l’étendue du territoire ivoirien, singulièrement à Abidjan, le principal centre économique de la Côte d’Ivoire. Dans la vente locale, l’Attiéké de Dabou est conditionné dans des boules en sachet plastique puis revendu sous forme de demi-gros. Pour diverses raisons, les productrices d’Attiéké de la ville de Dabou se sont engagées à uniformiser le prix de la boule d’Attiéké sur les espaces de production. Ainsi la boule d’Attiéké qui pèse environ 1 kg, est vendue à 250 F.CFA dans les villages. Le prix est légèrement majoré de 50 F. CFA dans la ville de Dabou et ses environs. La productrice transformée en commerçante écoule sa marchandise soit à la maison, soit au marché du village, ou de la ville de Dabou. (P. Anoman, 2003, p. 1).

Les femmes Adjoukrou en pratiquant ce type de vente sur le marché local écoulent aisément leur Attiéké le même jour de fabrication et mobilisent des ressources financières pour parer aux besoins quotidiens de la famille. Les femmes Adjoukrou ne chôment pas du tout non seulement en raison de la qualité gustative de leur produit, mais surtout à cause de son caractère économique. Bien que la vente locale profite considérablement aux femmes Adjoukrou, la plus grande quantité d’Attiéké produit est introduite dans le circuit commercial national en transitant par Abidjan. (N. R. D. L. Essoh, 2019, p. 123). La région de Dabou a été pendant longtemps la principale pourvoyeuse de la ville d’Abidjan en Attiéké. Près de 70 % des besoins en Attiéké de la capitale provenait de cette zone. (G. Essoh, 1980, p. 55).

L’Attiéké de Dabou conditionné dans des sachets plastiques est mis dans des camionnettes et transportés vers les marchés de la capitale. À cet effet, le transport de l’Attiéké est une activité lucrative détenue par des particuliers ou la communauté villageoise. Les coûts sont fixés en fonction de la quantité d’Attiéké à expédier. C’est tôt le matin que l’Attiéké est déchargé sur les marchés d’Adjamé, de Yopougon et Treichville où grossistes, intermédiaires et détaillantes attendent. Les productrices n’accompagnent pas le produit sur les marchés de la capitale. Les interactions se font entre les intermédiaires, les grossistes et les détaillantes. (N. R. D. L. Essoh, 2019, p. 124)

L’Attiéké de Dabou conditionné dans des plastiques d’emballage est vendu sous forme de gros ou demi gros. L’avantage des plastiques d’emballage réside dans le fait qu’on peut parler d’une sorte d’homologation du prix de la boule d’Attiéké dans la zone. En dehors des marchés de Treichville, de Yopougon et d’Adjamé reconnus comme les lieux officiels de commercialisation de l’Attiéké de Dabou, ce met très prisé par la population ivoirienne est aussi commercialisé dans les marchés secondaires des quartiers d’Abidjan. Dans ces marchés, l’Attiéké est détaillé en petite quantité et vendu à une clientèle diversifiée. Les prix pratiqués sont généralement fonction des quartiers c’est à dire qu’ils diffèrent des quartiers huppés aux quartiers moins nantis. (N. R. D. L. Essoh, 2019, p. 124).

Conclusion

La ville de Dabou, au-delà de ces sites touristiques (le Fort Faidherbe, le pont Eiffel, la place de la liberté, etc.) est réputée pour son Attiéké connu sous l’appellation « d’Attiéké de Dabou ». Cette semoule fermentée de manioc cuite à la vapeur qui a un processus de préparation bien établi est en effet passé du stade de produit d’autoconsommation locale à celui de produit désormais destiné au marché urbain voire international. La qualité de l’Attiéké de Dabou dépend de la maitrise et surtout du respect des étapes de la transformation. Cependant, du fait de la sécheresse et le délaissement progressive de la culture du manioc, matière première de l’Attiéké au détriment des cultures de rente notamment l’hévéa, le palmier à huile, le cacao et le café, l’Attiéké de Dabou se raréfie sur le marché entrainant une flambée des prix. Par la réduction sensible des terres arables destinées à la culture du manioc, l’Attiéké de Dabou peut-il survivre dans le temps ou continuer à satisfaire les besoins des ménages ?

Références bibliographiques

AGNIMEL Yedess, Chef du village, Entretien privé du 11 janvier 2018, à Bouboury, Village Adjoukrou situé à sept kilomètres de la ville de Dabou.

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L’ANIMATION CULTURELLE DANS LE SYSTÈME LICENCE, MASTER, DOCTORAT (L.M.D.) : FONCTIONS ET ENJEUX

Messou FIAN

Institut National Supérieur des Arts et de l’action Culturelle (Côte d’Ivoire)

fianmessou@gmail.com

Résumé :

Pourquoi faut-il enseigner l’animation culturelle à l’école ? C’est la question que cette réflexion va examiner. À cet effet, elle s’appuie sur les supports d’activités pédagogiques et d’apprentissage de l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC) qui vient d’introduire, dans ses offres de formation, l’animation culturelle. Outre l’intérêt que présente la découverte des caractéristiques heuristiques de cet objet, cette nouvelle filière est intéressante à étudier, notamment en ce qui concerne les fonctions et les enjeux de son enseignement dans le cadre social et culturel ainsi que du point de vue de l’épistémologie pédagogique intrinsèque. C’est pour cela que le recours aux approches psychosociale et psychosociologique est nécessaire.

Mots-clés : Animation culturelle, École, Enjeux, Enseignement, Épistémologie, Fonctions, Pédagogique.

Abstract :

Why should cultural activities be taught at school? This is the question that this reflection will examine. To this end, it relies on the educational and learning activity supports of the National Higher Institute of Arts and Cultural Action (INSAAC) which has just introduced, in its training offers, the cultural entertainment. In addition to the interest in discovering the heuristic characteristics of this object, this new sector is interesting to study, particularly with regard to the functions and issues of its teaching in the social and cultural context as well as from the point of view of the intrinsic pedagogical epistemology. This is why the use of psychosocial and psychosociological approaches is necessary.

Keywords : Cultural animation, School, Issues, Teaching, Epistemology, Functions, Pedagogical.

Introduction

Lorsqu’on observe attentivement le paysage de la vie culturelle ivoirienne, on remarque qu’il est caractérisé par la coexistence des valeurs culturelles des communautés sociolinguistiques anciennes avec les modèles culturels importés d’Occident. La Côte d’Ivoire, à travers ses institutions éducatives, est parvenue, de 1960 à ce jour, à réaliser une synthèse équilibrée des diverses expressions artistiques et culturelles et une adaptation entre cet environnement extérieur en évolution rapide et le vécu social et culturel des populations.

Dès lors, on se trouve aujourd’hui devant une forte poussée de besoins sociaux en matière d’Art et de Culture qui oblige à créer une « industrie de la connaissance artistique et culturelle » à travers des programmes d’enseignement et de formation appropriés. L’ambition est ici de dispenser aux apprenants un savoir, un savoir-faire, un savoir- être et un savoir-devenir artistiques et culturels qui s’appuieront sur la recherche appliquée. La démarche stratégique, en pratique, est de créer des diplômes sur la base d’un recensement précis dans les diverses professions artistiques et culturelles. Au bout de cette démarche, l’enseignement devait produire et reproduire des élites et des techniciens ivoiriens dans tous les secteurs des arts et de la culture.

Si des résultats intéressants sont obtenus dans des secteurs classiques des arts et de la culture, on ne peut en dire autant dans les secteurs nouveaux comme le tourisme et surtout l’animation culturelle qui a récemment fait son entrée dans les offres de formation de l’Enseignement Supérieur, notamment à l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC). Avec cette nouvelle discipline, la visée est de permettre aux étudiants d’acquérir des connaissances et des habiletés transférables dans divers contextes. Ainsi se justifie le choix du système Licence, Master, Doctorat (L.M.D.) comme moyen pédagogique et/ou andragogique et comme stratégie d’enseignement dont les socles stratégiques sont les trois grandes variables: transmettre, étendre, appliquer les connaissances et les techniques. Les activités associées étant la recherche et le service à la communauté, ce qui fait que cette réflexion va s’inscrire dans le champ de la théorie des représentations sociales et va tenter, au moyen des approches psychosociale et psychosociologique, de répondre à la question suivante : pourquoi enseigner l’animation culturelle à l’école ? Quels en seront les fonctions et les jeux au regard de ce qui est fait dans l’Enseignement Supérieur par rapport à la visée professionnelle et à ses résultats ?

Pour mieux cerner ces fonctions et ces enjeux, il y a lieu de s’intéresser d’abord aux caractéristiques de l’animation culturelle et aux questions liées à sa réception, ensuite, à sa fonction patrimoniale enfin à ses fonctions de médiation culturelle et à sa fonction éducative.

1. Caractéristiques et réception de l’animation culturelle

L’animation culturelle est difficile à appréhender car, comme concept, elle est polysémique avec ses nombreuses ramifications et connotations. Dans une approche holistique pour démêler cette complexité qu’est l’animation culturelle afin d’identifier ce qui peut être l’essence unifiant ses divers aspects, Bernard Valette indique qu’il faut « établir une liaison thématique entre divers ordres théoriquement hétérogènes afin de prêter une signification symbolique à des éléments artificiellement perçu comme convergents » (1985, p. 8). Cette perception de Valette relative au roman est tout à fait applicable à l’animation culturelle en tant qu’objet complexe.

Ainsi, sur le plan conceptuel et abstrait, l’animation culturelle est-elle identifiée en essence comme telle, à partir de critères observés de l’extérieur. Ces critères sont certes disparates, mais qui prennent tout leur sens une fois intégrés dans le langage culturel. Celui-ci est, en réalité, un système conventionnel, une composition des hommes de culture réalisée pour évoquer les diverses facettes de l’existence sociale.

Au niveau formel, c’est-à-dire objectivement, l’animation culturelle repose sur des éléments matériels qui sont à la fois des unités fonctionnelles de l’univers culturel et surtout, pour les acteurs et spectateurs du secteur, des référents concrets de représentations symboliques de la réalité sociale. Ce faisant, ce que les acteurs et spectateurs semblent attendre avant tout de l’animation culturelle c’est qu’elle leur propose une représentation homogène de la réalité autour de constituants objectifs, c’est- à- dire matériels de l’univers culturel réunis en un temps donné et dans un espace défini autour de personnes- personnages ou d’objets-actants symbolisant une certaine idéalité existentielle.

L’appréhension de cette complexité qu’est l’animation culturelle en tant qu’objet d’étude scientifique réside dans la combinatoire variée de ses constituants matériels ou unités fonctionnelles, dans le processus de construction de la représentation de l’univers culturel. De ce fait, il n’est pas erroné de considérer les animateurs culturels comme des bâtisseurs à la recherche permanente d’esthétiques nouvelles comme pour désorienter les spectateurs et téléspectateurs dans leur jouissance des biens culturels représentés ou projetés. Ceux-ci sont des constructions artistiques qui semblent ne plus avoir de limites d’expression dans l’univers culturel. Heinich et Shaeffer estiment que cette capacité créatrice est un « domaine dont le relatif prestige exercé par les faits suffit souvent à tenir lieu de passeport intellectuel pour ceux qui s’y attellent » (2004, p. 10).

Dans ses manifestations diverses, l’animation culturelle peut être assimilée à une gigantesque œuvre d’imagination aux diverses facettes, à la fois orale et écrite. Elle est, en cela, Parole, Écriture, Imagination, Narration, Oralité, plasticité, théâtralité, musicalité que seule une technicité aguerrie et avérée peut aborder avec aisance. Si ces référents caractérisent les bases de la réceptivité de l’animation culturelle, les symboles et les mythes apparaissent, cependant, les modes sémiologiques (sémiotiques) qui permettent d’accéder à l’essence de ses significations. L’oralité est le creuset qui rappelle ses dimensions ancestrales et révèle son statut traditionnel ivoirien. L’écriture est le cadre symbolique des réalités actuelles qui exposent son statut moderne et fait émerger sa dimension culturelle universelle. Ainsi, tradition et modernisme s’interpénètrent-ils dans un jeu de convergence supprimant les frontières qui existent entre oralité et écriture au cours des activités relatives à l’animation culturelle. C’est dire que, dans les mouvements impulsés par ses activités, l’animation culturelle apparaît comme un moyen de conservation et de valorisation du patrimoine culturel et social ivoirien et/ou africain, comme un instrument de coopération culturelle, comme un support éducatif pertinent dans les domaines pédagogiques et andragogiques.

2. Fonction patrimoniale de l’enseignement de l’animation culturelle

Un des enjeux de l’enseignement de l’animation culturelle se trouve dans sa fonction patrimoniale, ce qui en fait une activité des plus importantes de la vie culturelle ivoirienne. Parlant en d’autres contextes Abiola Irélé indique fort justement qu’aujourd’hui on a recours à l’animation culturelle « pour explorer l’environnement culturel qui conditionne notre vie actuelle » (1980, p. 7).

En effet, par sa relation avec l’existence sociale des Ivoiriens où on observe des traditions culturelles manifestes qui dégagent une grande vitalité travers des systèmes de valeurs dynamiques, l’animation culturelle exprime la pensée sociale et la sensibilité de l’âme ivoirienne. Les préconstruits que sont les proverbes et les énigmes, les mythes, les légendes, les contes, les récits héroïques insérés dans la trame des activités amènent l’animation culturelle à assumer une fonction de conservation et de valorisation patrimoniales qui, d’ailleurs, au-delà de cette fonction, rejoint la fonction communicationnelle dans la transmission des richesses culturelles de la Côte d’Ivoire. Ces richesses sont des maillons importants du développement durable. En fait, l’enseignement de l’animation culturelle doit insister sur cet aspect sous-jacent et en faire une de ses finalités importantes. L’impact psychosocial de l’animation culturelle n’en serait que plus important sur les apprenants pour les conduire à une prise de conscience plus grande des fonctions socioculturelles et des enjeux patrimoniaux de l’animation culturelle. Dans ce sens, on peut dire, avec Amélavi Améla (1980, p. 13) que « l’introduction dans les arcanes des mythologies…, des religions, des rites et des symbolismes…constitue le substrat pétrifié de la conscience… » ivoirienne. Cela cautionne les esthétismes nouveaux qui sont apparus dans le paysage culturel ivoirien et qui ont une portée patrimoniale. Un autre enjeu de l’enseignement de l’animation culturelle se trouve être la fonction de médiation culturelle.

3. L’animation culturelle pour une fonction de médiation

Enseigner l’animation culturelle, c’est étudier et montrer au profit des étudiants sa fonction de médiation culturelle qui prend en compte ses dimensions interculturelles et extra-culturelles. Dans les textes officiels du système éducatif ivoirien, cet aspect est clairement évoqué. En effet, dans les programmes en vigueur de l’animation culturelle à l’INSAAC, il est affirmé que l’apprentissage des matières de cette discipline doit favoriser, entre autres finalités poursuivies, l’ouverture d’esprit des étudiants et leur intégration dans le monde contemporain sans les mettre en rupture avec eux-mêmes et avec les cultures et les sociétés auxquelles ils appartiennent. Il est écrit notamment : « permettre l’intégration à l’environnement social, économique et professionnel, (ainsi que) la réflexion sur soi-même et sur le monde pour s’ouvrir au monde et se situer dans le monde » (Réforme pédagogique de INSAAC, 2012. Il s’agit donc, globalement, de faire émerger un être ivoirien équilibré. Le but est de former un citoyen au faîte des questions et des problèmes de sa société et du monde : « consolider son aptitude à raisonner en particulier sur les problèmes de son milieu et de son temps et de permettre ainsi d’accéder aux cultures nationales et universelles et d’en prendre conscience » (Idem, reforme INSAAC, 2012).

L’enseignement de l’animation culturelle n’a donc pas vocation d’enfermer les étudiants dans les cultures endogènes et spécifiques, mais justement de favoriser l’Inter-culturalité et l’extra- culturalité pour faire de la mondialité une réalité concrète dans leur conscience en maturation. Il est surtout question, dans ce projet d’ouverture, de résoudre le problème de l’altérité qui est une expression de l’Inter et de l’extra- culturalité. En effet, par sa « couleur » interculturelle, l’animation culturelle évacue le problème de l’altérité de la conscience historique des étudiants et les prédispose à la coopération internationale, aux échanges culturels avec les ressortissants des autres pays du monde : occidentaux, africains et asiatiques. On le sait, l’essence de ce problème était la méfiance qui résultait de la méconnaissance de la culture de l’autre. L’enseignement de l’animation culturelle, par cette orientation, brise donc cette méfiance en s’inscrivant dans l’inter-échange culturel. Les pratiques pédagogiques, de ce fait, participent à la fois de la diversité culturelle et de la diversité des expressions culturelles dont l’UNESCO, d’ailleurs, depuis quelques années déjà, encourageait les initiatives heureuses sur tous les continents, tout en protégeant les minorités culturelles.

Les animateurs-producteurs, les enseignants et les étudiants, de plus en plus, comprennent aujourd’hui qu’il s’agit d’intégration avec des spécificités culturelles dans ce vaste système culturel que constitue le monde planétaire. Dans ce contexte, l’animation culturelle comme discipline d’enseignement-apprentissage, ayant pour mode d’impulsion pédagogique ou andragogique le système « L.M.D.», devient à la fois un parcours social, culturel, socio-éducatif qui favorise l’exploration anthropologique et ethnologique des civilisations pour se positionner ensuite par l’art comme une esthétique du social et par la culture comme une socio-poétique dont A. J. Sissao reconnaît « la diégèse caractérisée par la référence aux réalités du milieu, de la langue et des habitudes » (2010, p. 13).

L’animation culturelle devient, dès lors, par son enseignement, cette perspective des sociétés et des cultures, cet objet complexe, d’essence culturaliste que l’on va considérer comme un moyen de médiation culturelle exigeant désormais une approche pluriculturelle disciplinaire. Cette approche est importante car la culture est le levier de toute visée sémantique dans la production de sens, « une finalité de transfert culturel poly-systémique de la corrélation » (Adigran, 2017, p. 44) art-culture-société. Ce qui précède permet à présent de s’intéresser à la fonction éducative comme enjeu de l’enseignement de l’animation culturelle.

4. Fonction éducative de l’animation culturelle

L’animation culturelle fait partie des nouvelles filières introduites, depuis peu, dans les offres de formation de l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC) qui est une structure de formation et de recherche de l’Enseignement Supérieur public en Côte d’Ivoire. A l’instar des autres établissements ivoiriens de l’Enseignement Supérieur, l’INSAAC a décidé de s’inscrire, en 2012, dans la réforme pédagogique du système L.M.D. afin de s’aligner sur les normes internationales de ce nouveau système et donner une lisibilité commune de ses enseignements, ses apprentissages et ses diplômes au sein de l’Enseignement Supérieur.

Il est utile, à ce stade de la réflexion, de présenter ici l’architecture des études de ce nouveau système d’enseignement, même si elle semble aujourd’hui connue du plus grand nombre d’acteurs des établissements de l’Enseignement Supérieur.

4.1. Architecture du système L.M.D.

Le régime Licence, Master, Doctorat (L.M.D.) est structuré en semestres, ce qui signifie que la progression et l’évaluation des formations dispensées sont basées sur les semestres. Chaque semestre comprend des Unités d’Enseignement (UE). Celles-ci sont constituées de matières d’enseignement/apprentissage ou de groupes de matières d’enseignement/apprentissage retenus pour leur cohérence dans un ensemble disciplinaire. On distingue généralement trois types ou catégories d’unités d’Enseignement (UE) :

– les UE fondamentales : elles regroupent les enseignements disciplinaires de base ;

– les UE transversales : elles permettent l’élargissement des connaissances des étudiants en pratiques professionnelles, en management, en droit, en déontique et en Tic ; elles aident donc à la mobilité des étudiants et des professeurs ;

– les UE générales : elles regroupent des enseignements des langues vivantes, de méthodologie de la recherche scientifique et par conséquent toutes connaissances pour l’acquisition d’une culture générale permettant l’élargissement de l’horizon culturel des étudiants ; elles aident aussi à la réorientation des étudiants en cas de besoin.

4.1.1.-Système de crédits

Le crédit est une unité de mesure relative aux enseignements. Chaque UE possède une valeur mesurée en crédit et définie en fonction du travail à effectuer par l’étudiant :

– Temps de Présence (TPrés.) effectif au cours ;

– Cours Magistral (CM)-Travaux Dirigés (TD) ;

– Travaux Pratiques (TP) et

– Temps de travail Personnel de l’Etudiant (TPE) et en fonction également des Volumes Horaires (VH) d’enseignement /apprentissage des professeurs.

Chaque niveau d’études est validé par l’acquisition d’un certain nombre de crédits. En se référant aux normes du Réseau pour l’Excellence de l’Enseignement Supérieur en Afrique de l’ouest (REESAO), un crédit équivaut à 25 heures. Pour être validité, toujours selon ces normes :

– un semestre validité équivaut à 30 crédits, soit 750 heures ;

– la Licence complète correspond à 180 crédits, soit 4500 heures :

– le Master est validité à 120 crédits après la Licence, soit 3000 heures et

– le Doctorat est obtenu avec 180 crédits après le Master, soit 4500 heures.

On remarque que les crédits facilitent la souplesse entre les parcours et la mobilité des étudiants. C’est ainsi qu’on note que les parcours et la mobilité des étudiants sont :

– capitalisables ;

– transférables et

– applicables à toutes les formes d’enseignement et de travail, l’étudiant y compris son travail personnel.

4.1.2.-Tutorat

Dans le système L.M.D., l’étudiant est affecté à un tuteur qui l’aide, comme un répétiteur, à accomplir son travail personnel à la maison ou à l’école afin de l’amener à une meilleure assimilation des enseignements reçus en classe.

Le tutorat est un ensemble de dispositifs structurels et pédagogiques conçu et mis en place par l’établissement universitaire pour aider au maximum à la réussite de l’étudiant, depuis la phase initiale de son parcours.

Le tuteur peut être un étudiant en cycle supérieur par rapport à un étudiant en cycle initial, ou un enseignant désigné dans l’établissement. Il a donc pour tâche de prolonger le travail de l’étudiant en dehors des cours programmés et reçus en classe. C’est dans ce dispositif nouveau que l’enseignement de l’animation culturelle à l’INSAAC s’inscrit. L’avantage de ce dispositif est que, dans une fusion ingénieuse, il associe maquette pédagogique qui est la carte des disciplines d’enseignement et maquette des matières d’enseignement/apprentissage qui est la carte des contenus scientifiques à dispenser aux apprenants et qui sont issus des disciplines d’enseignement. De plus, il repose sur l’application de l’idéologie formation/emploi qui permet l’insertion professionnelle des étudiants au sortir de leur formation académique, même si, pour beaucoup, cela demeure encore un idéal au regard des résultats en d’autres disciplines utilisant le même dispositif pédagogique. Il importe maintenant de présenter un exemple concret de ce dispositif relativement à l’animation culturelle à l’INSAAC. Nous nous limitons ici au cycle Licence professionnelle, et précisément la Licence1, pour se conformer aux contraintes paginales imposées pour ce type d’exercice.

4.2. Maquette L.M.D. d’enseignement de l’animation culturelle à l’INSAAC Licence Professionnelle 1

(Semestres 1 et 2)

Établissement :Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle
École :École Supérieure de Tourisme d’Artisanat et d’Action Culturelle
Domaine :Lettres, Langues et Arts (LLA)
Mention :Animation Culturelle
Grade:BAC +3
Parcours:Licence 1
Semestre :1

Source : INSAAC, maquette LMD, 2019

Établissement:Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle
École :Ecole Supérieure de Tourisme d’Artisanat et d’Action Culturelle
Domaine :Lettres, Langues et Arts (LLA)
Mention :Animation Culturelle
Grade :BAC +3
Parcours :Licence 1
Semestre:2

Source : INSAAC, maquette LMD, 2019

Conclusion

L’étude des fonctions et des enjeux de l’enseignement de l’animation culturelle à l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC) s’inscrit dans le champ global des réflexions pédagogiques de l’Enseignement Supérieur en Côte d’Ivoire. Ces données se présentent comme des pôles stratégiques essentiels de développement durable dans les secteurs à la fois de l’éducation à la culture et de l’éducation par la culture. Elles se caractérisent également comme cadres de relations affectives et de socialisation qui conditionnent le savoir-être et le savoir-vivre des apprenants à partir de leurs savoirs et de leurs savoir-faire. L’absence de toute vulgarisation de l’animation culturelle comme discipline d’enseignement est un problème qu’il faut résoudre avec diligence afin qu’elle ne demeure pas l’apanage des seuls enseignants et des apprenants. Les fonctions et les enjeux de l’animation culturelle doivent être dévoilés et mis en avant, à la connaissance.

Références bibliographiques

ABIOLA Irélé, 1980, The african experience in literature and ideology, pearson education limited.

ADIGRAN Jean-Pierre, « Didactique : théories et pratiques pédagogiques », in Ensemble de cours dispensés à l’INSAAC de 2012 à 2018, et non encore édités.

AMELAVI Améla, 1986, Littérature africaine et critique traditionnelle, in Présence africaine, N°139, pp. 74-87.

INSAAC (Institut Supérieur des Arts et de l’Action culturelle), 2012, Réforme pédagogique du 11 au 13 avril 2011, doc. de juin 2012.

HEINICH N., SHAEFFER J.-M., 2004, Art, création, fiction : entre sociologie et philosophie, Nîmes, Édition‏ Actes Sud.

SISSAO A. J., 2010, Les mutations linguistiques et sociales dans le roman Burkinabé Contemporain, Ouagadougou, Institut des Sciences des Sociétés.

VALETTE B., 1987, Esthétique du roman moderne, Paris, Nathan.

LES SCIENCES EXPÉRIMENTALES AU CRIBLE                              DE LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE

Seydou SOUMANA

Université Djibo Hamani (Niger)

seydousoumana971@yahoo.fr

Résumé :

Nous sommes parti d’une hypothèse de départ qui prêterait à la science la prétention de pouvoir un jour connaître les lois de la nature humaine, notamment dans son aspect moral, de manière qu’il lui soit possible de prévoir chacun de ses actes comme elle le fait actuellement relativement à celle d’une éclipse solaire. Cela veut dire que la science étudierait l’homme et la société comme c’est le cas de la physique. Si cela arrivait, l’homme perdrait sa dignité et son estime de soi ainsi que la sensation qu’il éprouve à occuper une position particulière par rapport au reste du règne animal et végétal dans la nature. Notre objectif a consisté à montrer que si une telle prétention s’emparait du monde, il serait du rôle de la philosophie de s’ériger en dernier rempart pour rassurer l’homme en lui prouvant qu’aucune science ne pourrait pénétrer son être profond qui constitue le socle de sa liberté. Mieux, elle continuera à lui révéler que la science elle-même est et restera le fruit de cette liberté ; son orientation et son développement demeureront le fait de sa volonté.

Mots-clés : Homme, Liberté, Philosophie, Rempart, Science.

Abstract :

We started from an initial hypothesis which would lend science the claim to one day be able to know the laws of human nature, particularly in its moral aspect, so that it would be possible to predict each of its actions. as it currently does in relation to a solar eclipse. This means that science would study man and society as is the case with physics. If this happened, man would lose his dignity and self-esteem as well as the feeling he has of occupying a special position in relation to the rest of the animal and plant kingdoms in nature. Our objective was to show that if such a claim took hold of the world, it would be the role of philosophy to set itself up as the last bulwark to reassure man by proving to him that no science could penetrate his deep being which constitutes the basis of his freedom. Better still, it will continue to reveal to him that science itself is and will remain the fruit of this freedom; its direction and development will remain the result of its will.

Introduction

Le désir de savoir va entraîner une avancée considérable dans le domaine de la connaissance, des connaissances scientifiques concernant autant la nature physique que le sujet connaissant lui-même, c’est-à-dire l’homme. L’humanité continue de repousser indéfiniment les frontières de la connaissance de la nature dans la saisie de ses lois. De nos jours, le savoir a atteint un seuil où l’on pense que la science est capable d’étudier l’homme dans son être moral. Partir de l’hypothèse que la science parviendrait un jour à un tel degré de progrès, revient à penser qu’elle parviendra un jour à la connaissance expérimentale de l’homme lui-même. Ce serait penser qu’un jour la science puisse définir l’homme comme un objet purement expérimental.

Avouons qu’une telle hypothèse du progrès de la science n’est pas sans préjudice pour la condition humaine. Ce serait prendre aux yeux de l’homme un risque qu’il vive un jour dans un monde dépourvu de sens ; de liberté humaine ; un monde dans lequel la subjectivité n’a aucune expression authentiquement humaine, c’est-à-dire un monde où l’homme n’est pas l’auteur véritable de l’histoire de sa propre vie. Le présent travail vise à soumettre à l’interrogation philosophique, l’hypothèse d’un monde où tout sera expérimentalement expliqué, un monde où tout de l’homme lui-même (donc y compris sa conscience) sera l’objet d’une connaissance expérimentalement vérifiable. Ici, le problème posé est le suivant : quel serait le rôle de la philosophie si la science exprimait la volonté de réduire l’homme à un objet purement expérimental ?

Depuis le rejet de la théologie et de la métaphysique par A. Comte (2010, p. 20), deux domaines qui ont prévalu au début de la marche évolutive de l’intelligence humaine, qu’il considère comme des conceptions du monde qui ont prévalu « pendant la longue enfance de l’humanité », on peut bien s’apercevoir que notre monde est parvenu à l’esprit scientifique, selon Comte et au nouvel esprit scientifique selon G. Bachelard.

L’objectif consistera à montrer que si cette hypothèse se transformait en projet réel de la science, l’homme se transformerait en objet et pour y échapper, il en appellerait nécessairement à la philosophie comme un dernier rempart pour préserver sa liberté intrinsèque. Pour trouver un ancrage scientifique à notre point de vue, nous ferons appel à des auteurs bien avisés qui ont produit des réflexions pertinentes sur des problèmes proches du nôtre. Nous organiserons le travail en trois parties.

D’abord, nous nous efforcerons de cerner avec plus de détail l’hypothèse d’un monde purement expérimental. Ensuite, nous en analyserons les conséquences épistémologiques et socio-politiques. Enfin, nous ferons un état des lieux des réponses possibles que la philosophie y apporterait et qui feraient d’elle le dernier rempart contre le scientisme.

1. Conjecture d’un monde purement expérimental

On appelle sciences de la nature (dont les procédures sont démonstratives, notamment expérimentales) celles qui englobent les sciences de la nature (physique, chimie, biologie, etc.) et qui ont, depuisl’avènement de la science moderne, une méthode expérimentale élaborée schématiquement en trois étapes : l’observation d’un fait, l’hypothèse pour le vérifier et l’expérience pour confirmer ou infirmer cette hypothèse.

C. Bernard (2017, p. 30) écrit que « le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale. 1º Il constate un fait ; 2º à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3º en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles ». Bien entendu, cette dernière étape est reprise autant de fois que nécessaire pour établir la vérité. Aussi, au terme de l’exercice, il s’agit d’élaborer des lois scientifiques qui permettent de faire des prévisions exactes du cours des évènements naturels. A. Comte (2010, p. 17) dit : « le véritable esprit positif consiste surtout à voir pour prévoir, à étudier ce qui est, afin d’en conclure ce qui sera, d’après le dogme général de l’invariabilité des lois naturelles ».

Ainsi, considérées, on s’aperçoit que les sciences de la nature ne prendraient pas en compte, dans leur démarche, tout ce qui échappe à la rigueur de la loi naturelle, tout ce qui ne peut pas être expérimenté, tout ce qui ne peut fournir de vérité formelle-vérifiable. La science cherche à connaître le monde de manière objective, c’est-à-dire ce qui transcende toute subjectivité et qui structure rationnellement le monde. La vérité scientifique, dit-on, est impartiale ou comme l’écrit B. Spinosa (2014, p. 13), « la vérité n’est pas une préférence ; elle est contraignante. On ne la choisit pas ; elle s’impose ».

La science cherche à connaître, à formuler mathématiquement les relations qui organisent les phénomènes. Elle en saisit rationnellement les rapports réguliers et universels. Ces rapports qui sont les lois de la nature sont tels qu’ils s’imposent à l’esprit, non pas de manière arbitraire mais de manière consensuelle et nécessaire à cause de leur solidité intrinsèque. Les résultats de la science, doit-on dire, forcent l’adhésion de tous les esprits scientifiques ; leur degré élevé de rationalité et de fiabilité instaure et impose le consensus unanime. Notons qu’au cours de l’histoire de l’humanité, le progrès de la science s’est accompagné de celui de la technique comme le recto et le verso d’une feuille. Ce qui fait dire à P. Thuillier (1980, p. 2) que :

La science est plus que la science ; c’est-à-dire plus que la science dite pure. Elle est en intime association avec la technologie, impliquée dans la plupart des innovations qui modèlent et transforment notre univers quotidien (et plus précisément ce qu’on appelle les ‟conditions matérielles” de notre existence).

La science et la technique sont intrinsèquement liées. Elles sont coextensives. Elles se rendent mutuellement plus performantes, plus efficaces et plus efficientes de manière perpétuelle. Elles se conjuguent toujours dans un seul et même objectif ; celui de déchiffrer le langage de la nature et de développer les moyens de la mettre à la disposition de la volonté de l’homme.

Ce progrès coextensif s’explique par le but commun de la science et de la technique. Outre la recherche des lois universelles qui sous-tendent les phénomènes, elles conçoivent leurs résultats dans une relation de « prévoyance-action ». Elles veulent faire de toute action une connaissance théorique appliquée. La science veut prouver qu’une action ne pourrait être efficace et optimale que dans un rapport avec une connaissance anticipée, c’est-à-dire une connaissance scientifiquement élaborée qui la précède et sous-tend sa réalisation. Par conséquent, si l’action n’est pas efficace, c’est parce que la théorie ou la connaissance sur laquelle elle s’est fondée n’est pas scientifiquement juste. La maxime de la science, remarque V. Guillin (2015, p. 209), « résume une certaine conception de l’articulation entre connaissance et action qui tient la pratique pour une application sans reste de la théorie, et qui fait le pari que le progrès des savoirs scientifiques ira de pair avec un accroissement de l’efficacité de l’agir ».

Ainsi, connaissance rationnelle théorique, application de la théorie à l’action et le progrès technologique, constituent les objectifs de la science. Le premier objectif traduit une certaine attitude de l’homme aussi bien à l’égard de lui-même que de son environnement naturel et social. La science nous invite à un certain degré d’objectivité face à la réalité, elle invite continuellement à chercher au-delà des phénomènes, les lois qui les régissent. Il s’agit, de manière générale, de ce qu’on peut appeler l’esprit positif ou scientifique qui consiste, selon les termes d’A. Comte (2010, p. 30), à « cette tendance spontanée à constituer directement une entière harmonie entre la vie spéculative et la vie active ».

Le deuxième objectif de la science, notamment l’application de la théorie à l’action, est d’ordre méthodologie et invite à plus de rigueur rationnelle dans la conduite de nos actions. Face à la réalité, l’homme de science doit constamment élaborer une théorie qu’il soumet à « l’expérience des faits » (C. Bernard, 2017, p. 11).

Le troisième objectif enfin, est d’ordre utilitaire. En mettant l’accent sur l’efficacité pratique de la science, il donne à l’homme une plus grande emprise sur la nature et par conséquent, les moyens afin de mieux assurer son bien-être matériel. Ici, nous faisons écho à la pensée cartésienne qui assigne à la technique le but de faire de l’homme « maître et possesseur de la nature ». J. Larrosa (1999, p. 177) affirme dans ces conditions que « la médiation entre le savoir et la vie n’est autre que l’appropriation utilitaire du savoir en relation avec les besoins de la vie ».

Observons dans le même ordre d’idées que, face aux progrès vertigineux de la science moderne, la tentation devient forte d’espérer qu’un jour, elle puisse outrepasser toutes limites possibles pour devenir « la panacée universelle » (P. Thuillier (1980, p. 4), le remède magique à tous les maux de l’humanité, c’est-à-dire pouvoir dans l’avenir tout expliquer scientifiquement. Poser une telle hypothèse reviendrait d’abord à vouloir que science soit en mesure de connaître l’en soi des choses du monde, c’est-à-dire telles que celles-ci sont en elles-mêmes et de résoudre les problèmes pratiques qui se posent à l’humanité. Parlant du scientisme, N. Delattre (2010, p. 79) écrit :

En français, le terme a été inventé en 1898 par l’écrivain, très célèbre à l’époque, Romain Rolland, « contre un mouvement de pensée d’après lequel la connaissance scientifique permettrait de résoudre tous les problèmes philosophiques, sociaux, moraux, politiques de l’humanité.

Poser l’hypothèse de la science comme la solution à tous les problèmes de l’humanité, ce serait éprouver l’attitude selon laquelle, il n’y a de vérité que scientifique et, plus précisément, hors de la méthode expérimentale, point de savoir. Ce serait exprimer le désir qu’il soit possible de proposer des lois permettant de gouverner scientifiquement toutes les affaires humaines. Connaissance totale du monde, voie unique de la vérité, capacité de gouverner la société selon des lois universelles immuables, voilà ce qui constituerait l’arrière-fond d’une philosophie qui annoncerait la science comme une panacée universelle.

Il s’agirait d’une philosophie pour laquelle la science va au-delà de la quête méthodologique et désintéressée du savoir, c’est-à-dire que la science ne se limite pas simplement à la recherche de ce qu’on appelle la « science pure » ou la « connaissance pure » ; elle n’a pas pour but unique la connaissance ou la compréhension du monde. Elle se veut aussi pratique et en ce sens, elle doit investir tous les domaines de la vie : l’économique, le sécuritaire, l’industriel, le politique, l’éthique, la communication, etc. Avec l’idée que la science « pourra fournir des remèdes à tous nos maux » (P. Thuillier, 1980, p. 7), c’est à un véritable culte que nous aurons affaire ; c’est vers un totalitarisme de la science que nous tendrons ; ce serait penser la science en tant qu’elle puisse englober tous les secteurs de la vie humaine. C’est pourquoi, écrit B. Spinosa (2014, p. 1), « le scientisme, tel qu’on l’imagine, est plutôt invasif, s’emparant de toutes les connaissances pour les scientificiser : formaliser la morale, géométriser l’esthétique, quantifier le politique ». Totalité de la connaissance, bonheur total de l’homme, expérimentation comme unique méthode de connaissance, organisation scientifique de l’humanité tels seraient, selon P. Thuillier (1980, p. 65), les articles de foi du scientisme. Ainsi, il écrit :

C’est l’attitude pratique fondée sur les trois articles de foi suivants : primo, « la science » est le seul savoir authentique (et donc le meilleur des savoirs…) ; secundo, la science est capable de répondre à toutes les questions théoriques et de résoudre tous les problèmes pratiques (du moins si ces questions et ces problèmes sont formulés correctement, c’est-à-dire de façon “positive” et “rationnelle”) ; tertio, il est donc légitime et souhaitable de confier aux experts scientifiques le soin de diriger toutes les affaires humaines (qu’il s’agisse de morale, de politique, d’économie, etc.)

Les sciences sociales croient à la possibilité de la découverte des lois rationnelles qui déterminent nécessairement la conduite de l’homme, c’est-à-dire qu’elles croient à la possibilité de « gouverner les hommes en déterminant les lois qui régissent les phénomènes psychologiques, sociaux ou historiques » (V. Guillin, 2015, p. 209-210). Autrement dit, la découverte des lois qui déterminent les phénomènes psychologiques, sociaux, historiques, politiques, éthiques, entrainera le développement des moyens qui permettront de gouverner les hommes suivant des lois invariables de la nature. La connaissance des lois de la nature humaine permettra d’anticiper les réactions des citoyens et de leur trouver des solutions avec une précision d’une infaillibilité mathématique. Dans un projet d’un univers où tout devrait s’interpréter suivant la loi scientifique, la société prendrait consécutivement une allure algorithmique telle qu’en posant les bonnes hypothèses, on aboutisse infailliblement aux bonnes conclusions. Si les lois déterministes de la nature humaine sont connues, il sera possible de contrôler les actions des hommes et les gouverner ainsi scientifiquement ou, selon le mot de P. Thuillier (1980, p. 40), « organiser scientifiquement l’humanité ». 

Ainsi, une politique scientifique permettra de prévoir les actions des citoyens et les effets induits avec un degré de certitude quasi-absolu. Voilà pourquoi B. Spinosa (2014, p. 9) critique l’idée d’une politique scientifique. Il affirme que celle-ci croit que « la science transformera l’homme comme elle a transformé le monde ; elle lui octroiera aussi des lois. » Dans un monde où la science est parvenue à octroyer à l’homme des lois comparables à celle de la nature, l’histoire humaine se réaliserait comparativement à l’histoire naturelle. De même que celle-ci progresse mécaniquement, c’est-à-dire selon un déterminisme absolu, de même les hommes en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels, et souvent au préjudice d’autrui, n’obéissent en réalité qu’à un plan caché (déterminisme) de la nature auquel ils ne peuvent s’écarter. Si l’homme n’est pas libre, s’il n’est pas l’auteur de son histoire, pourrait-on l’honorer pour ses actions nobles ou le blâmer pour celles ignobles ?

2. Hypothèse d’un monde purement expérimental : conséquences épistémologiques et sociologiques

Le motif de cette démarche est que la science découvre des normes (ou lois) conformes à la nature humaine. Tout ce qui, des comportements de l’homme, est contraire aux lois de la nature serait considéré comme anormal, c’est-à-dire le “raté” dans l’ordre régulier des choses. Pour E. Kant (1994, p. 132), « une volonté libre et une volonté soumise à des lois sont donc une seule et même chose », on pourra dire que pour la politique scientifique la liberté (ou la conscience) et les actions conformes aux lois naturelles sont une seule et même chose. Une volonté qui n’est pas soumise aux lois « est pathologiquement affectée » (E. Kant, 1989, p. 93) et peut être qualifiée de déviante ou d’anormale.

C’en est ainsi toute attitude, tout comportement de l’homme qui s’écarterait des lois naturelles, toute action qui en échapperait ou qui ne serait pas susceptible de prévision scientifique. P. Thullier (1980, p. 29) écrit : « si l’on veut avoir une idée approximative de ce que pourrait être une société totalement « scientifique » force est de recourir à des anticipations ; par exemple à celles, nombreuses, que nous propose la science-fiction. »

Désormais, nos « libres » opinions et nos « libres » choix (dont nous croyons la réalité) ne sont que de pures chimères, ne sont que des représentations mal informées. Seul le « normal » que « la science » seule peut révéler devient la norme (éthique, sociale, économique, etc.) qu’il faut respecter. V. Flusser (2019, p. 191) dira : « une fois la culture complètement automatisée, nous sommes libres. » Il ressort ici que la conséquence sociale de la formulation algébrique de l’agir humain, c’est la mécanisation de l’administration de la société ou selon le mot de P. Thuillier (1980, p. 60) « la réduction de l’homme à la rationalité du robot ».

Dès lors, la société ne sera plus gouvernée suivant un effort constant, sans certitude mathématique, à accorder des volontés libres et autonomes des citoyens mais simplement suivant un mécanisme qui obéirait à des lois universelles immuables. Comme l’ordre des choses qui obéit aux lois de la nature, les affaires humaines, c’est-à-dire aussi bien l’ordre moral que politico-social, doivent être régies par la même rationalité, c’est-à-dire les mêmes lois mathématiques qui permettent d’expliquer les phénomènes naturels. La « scientifisation » du monde écrit V. Guillin (2015, p. 209), porterait un idéal politique selon lequel « on ne gouvernera plus les hommes par le « sabre et le goupillon », mais par le « compas et l’équerre » ».

Les actions contraires, c’est-à-dire non déterminées conformément à des lois prédéterminées, comme nous l’avions affirmé, sont des déviances ou de la pathologie. Ainsi, désormais, le cours de la société se déroulant identiquement à celui de la nature, une société serait gouvernée selon les normes si tout se régulait selon les lois relativement à la nature humaine ; lorsque, à la place de la conscience (une prétendue liberté), les citoyens comprenaient qu’ils ne sont qu’en train d’obéir mécaniquement aux lois de la nature humaine. Dans ce cas, le bon citoyen (sans anomalie d’ordre naturel) serait celui qui pourrait penser scientifiquement les problèmes sociaux, c’est-à-dire celui qui vivrait sans aucune subjectivité, sans aucun sentiment (perçu comme expression de la liberté). Le bon citoyen ne peut avoir d’idées propres, de convictions personnelles, d’opinion particulière, c’est-à-dire de subjectivité traduite sous la forme de liberté. « Le bon citoyen, écrit P. Thuillier, est l’homme sans idées propres, sans convictions personnelles, sans idéologie » (1980, p. 67).

Notons qu’une telle perception des affaires humaines, notamment l’antinomie entre l’idée de sa « chosification » par les sciences expérimentales et la sensation intérieure de liberté qu’il éprouve, n’est pas sans plonger l’homme dans une certaine ambivalence, dans une sorte de déchirure intérieure. Dans un premier temps, il éprouve la conscience de son pouvoir sur lui-même, il éprouve le sentiment d’être responsable de ses propres actes ; il éprouve sa liberté, il sent dans son for intérieur qu’il est libre. Dans un second temps, il se sent contredit par ce que lui enseigne la science, il apprend de celle-ci que sa sensation de liberté est une fiction ; il apprend que sa vraie réalité n’est pas la liberté mais une nature déterminée par une cause extérieure nullement attachée à sa volonté. Toute sensation de liberté n’est en vérité que fantasmagorique ; il ne s’agit que des réactions de l’être qui ne sont pas encore tombées dans le domaine du connu mais qui pourront l’être avec le progrès de la science. P. Amselek (2000, p. 403) dit du dilemme qui naît de l’antinomie du sentiment de liberté et des enseignements de la science que dans notre vie courante « nous éprouvons spontanément, comme une donnée immédiate de la conscience, le sentiment d’être libres, d’être maîtres et responsables de nos actes, des faits et gestes que nous accomplissons ». Mais « dès que nous pensons à la science, à l’expérience scientifique, surgit en nous l’idée – le spectre – d’un déterminisme et d’une absence de liberté dans le monde, y compris pour les êtres humains qui en font partie. »

La « scientifisation » du monde posera des préoccupations d’ordre épistémologique en ce que cela sèmera le doute au sein de certaines disciplines étudiées. Aujourd’hui déjà, une évidence : toute discipline dont l’objet ne se plie pas à la méthode expérimentale se sent menacée d’être vouée aux gémonies. L’exigence épistémologique de la science se réduisant à la voix des faits, toute discipline digne d’être professée tend également à y être réduite. Tout semble aujourd’hui aller dans le sens de dire que savoir, c’est faire parler les faits au moyen de l’expérimentation, c’est-à-dire qu’il n’est point de connaissances véritables en dehors de celle fondée sur l’expérimentation et capable d’élaborer des lois invariables. Pour C. Bernard (2017, p. 35), « la méthode expérimentale ne se rapporte qu’à la recherche des vérités objectives, et non à celle des vérités subjectives. »

Si cette logique expérimentale était poussée jusqu’au bout, la conséquence serait une évidence : les disciplines comme l’art, la philosophie, la littérature devraient être déchues de leur statut scientifique et de leur fonction éducative. Mieux, toutes les disciplines qui font de la place au sujet ou aux vérités subjectives (à la liberté) devraient être bannies. Pour P. Thuillier (1980, p. 65), « choisir de faire régner « la science » de façon absolue, c’est accepter de faire disparaître, à plus ou moins longue échéance, tout ce que désignent aujourd’hui les notions de subjectivité, d’éthique, d’art, de politique, d’humanité, etc. ».

Une vision purement expérimentale du monde, dénierait forcément la légitimité à l’apprentissage de tout ce qui tient son explication et sa justification dans l’existence de la liberté, c’est-à-dire tout ce qui a une dimension sociale, culturelle, symbolique, artistique, etc., mieux, le monde intérieur, le monde conscient de la volonté libre. La science se substitue à un monde extérieur, quantitatif, géométrique où l’homme disparaît avec ses goûts aux couleurs multiples. La science, dans sa logique la plus radicale, pour emprunter le mot à R. Nadeau (1986, p. 10), « en vient même à évacuer hors du champ de la connaissance possible toutes les questions qui, en vertu de leur statut spécifique, échappent au traitement expérimental : le beau, le juste, le bon, le désirable ».

On peut ajouter les sciences sociales sur la liste des disciplines qui participeraient à la mécanisation de l’humain. L’entreprise de décervelage philosophique de notre monde y est pleinement avérée. Il suffit de regarder la fébrilité avec laquelle les spécialistes de ces sciences tentent d’asseoir la légitimité de leurs disciplines en insistant sur ce qui les rapprochent des sciences expérimentales qui effacent toute trace de lien avec la philosophie. En énumérant les six sciences fondamentales, A. Comte (2010, p. 101), joint la sociologie à la mathématique, l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie. J. Houssaye (2009, p. 176) observe que « les positivistes en sciences de l’éducation continuent à voir dans la philosophie et sa démarche en sciences de l’éducation un reste malheureux à éliminer, ne serait-ce que pour garantir l’image de scientificité de la section sciences de l’éducation ».

On peut aisément comprendre l’argument des sciences sociales. Admettre le discours philosophique dans leur corpus de savoirs serait récuser quelque part leur scientificité, c’est-à-dire abandonner le point de vue de la science. Dit autrement, les professionnels des sciences sociales concourent à l’idée, selon le mot de P. Thuillier (1980, p. 72), « que seul l’homo scientificus est intelligent ». Dans ces conditions, que pourrait faire la philosophie ?

3. La philosophie dans l’univers expérimental des sciences

Ce qui pourrait donner à l’homme une intelligibilité d’un pouvoir intrinsèque de liberté, c’est-à-dire une certaine possession de soi-même, c’est, selon M. Gauchet (2008, p. 5), la philosophie. Le stress face auquel le scientisme expose l’homme invite M. Gauchet (2008, p. 5) à soutenir que qu’il est condamné à philosopher « parce qu’il y a des domaines déterminants de [son] expérience où [il a] d’une intelligibilité globale qu’aucune démarche de type scientifique n’est susceptible de [lui] procurer ».

Le recours ou la pratique de la philosophie permet de sauver la liberté de la conscience c’est-à-dire la pensée « d’être libres, d’être maîtres et responsables de nos actes » (P. Amselek, 2000, p. 403) ; la pensée d’être capable de prendre des décisions. En cela la philosophie contribue aussi à sauver les sciences (sociologie, psychologie, sciences de l’éducation, etc.) qui ne peuvent pas saisir leur objet « d’après le dogme général de l’invariabilité des lois naturelles » (A. Comte, 2010, p. 17). Prenant le cas des sciences de l’éducation O. Reboul (2012, p. 8) écrit :

On ne peut certes exiger des sciences de l’éducation la rigueur et l’objectivité des sciences exactes. Il reste qu’elles ne peuvent être dites « sciences » qu’à deux conditions ; d’abord qu’elles expliquent, ou du moins interprètent les faits éducatifs, ensuite qu’elles vérifient, ou du moins argumentent leurs hypothèses explicatives.

La philosophie présente l’avantage de garder avec l’intériorité (le sentiment spontané que nous éprouvons d’être libres) une relation qu’aucune science ne saurait ébranler. En se refusant de se définir comme une science ou même d’en nourrir quelque prétention de ce genre, en se faisant questionnement des sciences et techniques, la philosophie se fait fille et protectrice de la liberté. Le credo de la philosophie est de protéger la liberté de la conscience contre toute forme de dogmatisme, d’armer l’esprit de manière que celui qui la pratique puisse échapper à tout piège totalitaire quelle qu’en soit la source (science, politique, religion, etc.).

Nous comprenons Hegel (1975, p. 59) lorsqu’il soutient que « la chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit ». Ainsi, l’humanité ne réalise l’importance de la philosophie que lorsqu’elle se retrouve dans des moments de trouble, lorsqu’elle fait face au sentiment d’avoir tout perdu, d’être dépossédé de tout ce qu’elle croyait dépendre de sa volonté. En effet, la science préoccupée à nous donner les certitudes sur le monde naturel, nous laisse dans le même temps sans réponses convaincantes aux interrogations ontologiques telles que : ce qu’est l’homme, ce qu’est l’existence, la mort, la joie, le malheur, etc. L. V. Thomas et R. Luneau (1981, p. 280) affirment que la science ne saurait dire à l’homme « ce qu’il fait dans le monde et ce vers quoi il va ». D’ailleurs, intérieurement, nous ne souhaitons pas qu’un jour la science puisse dissiper le mystère de la vie. Nous ne souhaitons pas qu’elle puisse nous en donner des réponses objectives irréfragables, irréfutables, nous ne désirons pas qu’elle puisse nous dévoiler l’intelligibilité totale de l’avenir. L’homme a besoin, pour son équilibre psychologique, de ce sentiment de mystère associé à la vie qui, à la fois, le séduit et l‘inquiète ; un mystère qui l’engage à rechercher indéfiniment un sens ou une signification ; un mystère qui lui donne la sensation d’être, dans une certaine mesure, une transcendance, c’est-à-dire un au-delà de la simple matérialité qui doit se forger son propre chemin de vie, son propre avenir. A ce propos, L. V. Thomas et R. Luneau (1981, p. 280) disent de l’homme face à la science :

Malgré les certitudes qui lui procurent une meilleure connaissance du monde, il gardera le sentiment d’un mystère qui ne se laisse pas dissocier de sa vie, tout à la fois, inquiétude et séduction, monde que son savoir ne peut totalement définir et qui porte pourtant en lui la promesse de la vie la plus haute à laquelle il ne cesse d’aspirer.

Aussi paradoxal que cela paraît, le mystérieux qui inquiète est ce qui séduit l’homme par-dessus tout. Mieux, quoiqu’il ne possède pas de raisons convaincantes pour fonder sa croyance, c’est dans ce mystère qu’il trouve la promesse de la vie ; c’est ce qui lui donne les raisons de vivre. Une existence dont tout le déroulement serait enveloppé dans des formules mathématiques reproductibles ne serait rien d’autre que de l’ennui pour l’homme. Le bonheur y serait impossible parce que la vie y perdrait ses énigmes qui font sa beauté, sa fascination, son goût et sa force-espérance. Y. Bertrand (1999, p. 56) dira que « le bonheur n’est possible que parce qu’il y a une certaine indétermination de l’avenir ».

Notre conscience, notre être moral, exige une sensation de liberté bien que nous soyons incapables d’en avoir une représentation claire, une idée précise et une explication certaines de ce que cette liberté peut être. F. Alquié (2000, p. 75) dit qu’« il faut donc reconnaître à la fois que la conscience exige la liberté, et qu’elle ne peut la concevoir. » En langage kantien, nous dirons que nous ne pouvons pas connaître la liberté, nous ne pouvons pas la démontrer comme quelque chose de réel ; il ne nous est possible que de la penser, nous ne pouvons pas définir théoriquement ce qu’elle est, mais nous en éprouvons l’expérience, nous en saisissons la signification à travers les actions que nous posons. De la liberté, E. Kant (1989, p. 29) écrit :

Nous ne pouvons ni avoir immédiatement conscience, puisque le premier concept en est négatif, ni conclure l’existence par l’intermédiaire de l’expérience, puisque l’expérience ne nous fait connaître que la loi des phénomènes et partant que le mécanisme de la nature, juste le contraire de la liberté.

Pour A. Tremesayques et B. Précaud (1986, p. XVIII), « la liberté ne saurait être connue elle-même : nous n’en avons pas l’intuition, nous ne pouvons-nous en former un concept ». L’essence humaine condamne l’homme à la liberté et celle-ci n’est jamais donnée, elle est toujours à chercher, elle se loge dans un refus permanent de céder au dogmatisme.

Évitons cependant d’exagérer les pouvoirs de la philosophie. N’allons pas lui attribuer la volonté ou le pouvoir d’empêcher la propagation de la science en tant qu’élan à faire reculer permanemment les limites du savoir. Non seulement, elle n’en a pas les moyens mais, aussi et surtout, en soi, la volonté de porter le savoir le plus loin possible n’est pas contraire à la vertu philosophique. En tant qu’exigence rationnelle, la philosophie ne peut jeter la pierre à la science en en commettant un crime épistémologique. Au contraire, la philosophie doit, dans toute la mesure du possible, encourager toute attitude qui pousse de l’intérieur les sciences à éclairer toutes les zones d’ombre de la vie. E. Roehrich notait que (1910, p. 50) « si l’on supprime la science, on ouvre la porte aux préjugés, à la routine, au hasard ». Le progrès de l’humanité rime avec le développement des connaissances scientifiques du monde. Aussi, la technique qui est coextensive à la science, si elle est employée de manière éthique, est toujours un motif pour soulager les maux du genre humain. La technologie, dans sa finalité, est en soi bonne.

Par conséquent, il est absurde de penser que la philosophie puisse incriminer tout ce qui est mécanisable en l’homme, c’est-à-dire tout ce que la machine peut faire à sa place. Nulle contestation que le robot soulage l’homme de bien de travaux pénibles et que la science guérit des maladies de fortes capacités épidémiques et mortelles. Adoptant un point de vue futuriste, V. Flusser (2019, p. 191) va écrire : « tout comportement est théoriquement mécanisable : pensées, sentiments, et même les inspirations les plus transcendantes. »

Ce que la philosophie recherche, c’est plutôt de contribuer à ce que la science et la technique soient comprises et utilisées à la lumière des principes éthiques, pour qu’elles soient préservées, autant que possible, de charges néfastes et qu’elles soient au service de l’humanité, sans quoi elles deviennent sources de destruction. Ou comme l’écrit J. Maritain (2012, p. 127), il s’agit « de ne pas transformer la technologie en suprême sagesse et règle de vie humaine, et de ne pas changer les moyens en fins ». Si, dans sa volonté expérimentale, la science devait fonder l’éthique, l’humain risquerait de perdre le sens de sa dignité, mieux de sa valeur et, par conséquent, ce qui donne à l’existence tout son sens. Dans ce cas, tout le drame sentimental, que nous appelons conscience morale, qui nous empoigne et nous subjugue devant la tragédie humaine risque de disparaître en nous pour laisser la place uniquement à l’intellection objective impassible.

À ce propos G. O. Fullat, (2013, p. 117) affirme : « si le mécanisme déterministe envahissait complètement la sphère de l’humain, la responsabilité morale disparaîtrait et la conduite de l’homme devrait être la même que celle du chimpanzé ». Afin d’éviter la « réduction de l’homme à la rationalité du robot » (P. Thuillier, 1980, p. 60) par les sciences, l’interrogation philosophique prend le devant pour questionner les savoirs et pratiques scientifiques dans le but de relativiser leurs prétentions éventuelles à pouvoir tout expliquer ou à suffire à satisfaire tous les besoins de l’homme. M. Fabre (1999, p. 271) dira à ce propos que la philosophie « surgit de la manière la plus virulente précisément quand tout est dit, quand tout est accompli. Au savoir trop sûr de soi, à la pratique trop assurée, elle vient poser ses questions ». Ainsi, le questionnement philosophique prépare l’humanité de manière qu’elle puisse dénoncer tout ce qui peut constituer d’effets négatifs dans les découvertes scientifiques et techniques autant pour l’homme que son environnement.

C’est dire que la nature des réponses que la philosophie pourrait formuler est celle qui permet de mettre les esprits en état de pouvoir veiller à ce que la science soit toujours dans la position de servir utilement l’homme. Platon (2003, p. 252) disait de la vertu de la science qu’elle est quelque chose qui, « selon la direction qu’on lui donne, devient utile et avantageux ou inutile et nuisible ». La philosophie récuse la technoscience réductrice et prône une science ouverte soucieuse comme le dit J. Larrosa (1999, p. 1777), « de la valeur du savoir pour orienter et donner sens à la vie des hommes. ». Ce que la philosophie aide l’humanité à espérer de la science, c’est qu’elle soit capable d’appréhender l’homme comme un sujet moral et mesurer tous les savoirs qu’elle génère, pour emprunter le mot à De Koninck (2010, p. 173), « par leur aptitude à servir la personne humaine et non l’inverse ».

Conclusion

Au terme de cette analyse, il est important de préciser que notre propos n’est pas de condamner les sciences et les techniques. Au contraire, nous appréhendons leur progrès comme une nécessité à l’épanouissement de l’homme ainsi qu’elles l’ont soulagé de bien de maladies meurtrières et de travaux pénibles. Ce que nous posons ici, c’est l’hypothèse d’un monde dont l’explication serait expérimentale où la science aurait la prétention de saisir l’homme comme d’un objet. La conséquence d’une telle hypothèse est que l’homme et sa société seront réduits à un simple maillon des forces de la nature dont on pourrait maîtriser les formules et prévoir les effets comme on prévoit actuellement la trajectoire orbitale d’une planète.

Or, si le monde, notamment celui de l’humain venait à obéir à un tel ordre, ce serait la catastrophe assurée. Aussi, pour pouvoir faire face à cette angoisse inévitable, nous avons souligné que l’homme n’aurait d’autres choix que de convoquer la philosophie à sa rescousse sinon il courrait le risque de la perte de sa volonté. La philosophie en protégeant l’esprit de tout dogmatisme restitue à celui qui la pratique sa liberté subjective. La méthode expérimentale nie à l’homme sa nature en tant que conscience libre de toute forme de déterminisme alors que la philosophie la lui affirme comme inaliénable. Elle lui donne le pouvoir de comprendre que, malgré le degré du progrès de la science, il ne perdra rien de sa vie morale et celle-ci aura toujours un sens bien au-delà du simple mouvement naturel. Nous avons présenté ainsi la philosophie comme étant le dernier rempart contre une éventuelle prétention de domination du monde par la science et la technique et, consécutivement, le pessimisme qui envelopperait l’humanité. En posant la science comme un outil créé par l’homme en vue sa propre survie ou de son propre bien-être, la philosophie prévient toute prétention de celle-ci à s’ériger en source et fin de toute valeur possible. Bien au contraire, la source et la fin de toute valeur réside en l’homme. Ainsi, par ce repositionnement de l’ordre des choses, la philosophie permet de rasséréner le cœur et l’esprit. Certes, elle reconnaît que l’homme, en tant que matière, est scientifiquement connaissable mais elle le rassure aussi et surtout, qu’en tant qu’esprit, il demeure le siège d’un mystère qui lui confère une essence transcendante. Autrement dit, la philosophie réaffirme à l’homme l’inaliénabilité de sa valeur en tant que sujet face aux menaces éventuelles de la science. Elle lui révèle que c’est l’être de la science qui dépend de l’être de la subjectivité et non l’inverse. Mieux, elle lui apprend que c’est le sujet pensant qui dévoile à la science le sentier à emprunter du progrès possible combiné de la science et de celui de l’humanité.

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    Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

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    N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016

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