Premier numéro thématique sur :HUMANITÉ(S) ET PARDON |
Volume I – Numéro 3 Juin 2012 ISSN (en cours) |
PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES
Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines
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Rédacteur en chef adjoint : Dr Assouma BAMBA, Maître-Assistant
Secrétaire de rédaction : Dr Blé Sylvère KOUAHO, Maître-Assistant
COMITÉ DE REDACTION
: Prof. Kouassi Edmond YAO, Maître de Conférences
: Dr Abou SANGARÉ, Maître-Assistant
: Dr Donissongui SORO, Maître-Assistant
: Dr Jean-Baptiste Grodji, Maître-Assistant
: Dr Kouassi Clément AKPOUÉ, Maître-Assistant
: Dr Lucien BIAGNÉ, Maître-Assistant
: Dr Maurice KoladÉ, Maître-Assistant
Trésorier : Dr Grégoire TRAORÉ, Maître-Assistant
Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Maître de Conférences
COMITÉ SCIENTIFIQUE
Prof. Aka Landry KOMÉNAN, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université de Bouaké
Prof. Antoine KOUAKOU, Maître de Conférences, Métaphysique et Éthique, Université de Bouaké
Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université de Bouaké
Prof. Azoumana OUATTARA, Maître de Conférences, Philosophie politique, Université de Bouaké
Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa
Prof. Daniel TANGUAY, Professeur des Universités, Philosophie Politique et Sociale, Université d’Ottawa
Prof. David Musa SORO, Professeur des Universités, Philosophie ancienne, Université de Bouaké
Prof. Doh Ludovic FIÉ, Maître de Conférences, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université de Bouaké
Prof. Henri BAH, Maître de Conférences, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université de Bouaké
Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal
Prof. Jean Gobert TANOH, Maître de Conférences, Métaphysique et Théologie, Université de Bouaké
Prof. Kouassi Edmond YAO, Maître de Conférences, Philosophie politique et sociale, Université de Bouaké
Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université de Bouaké
Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou
Prof. N’Dri Marcel KOUASSI, Maître de Conférences, Éthique des Technologies, Université de Bouaké
Prof. Samba DIAKITÉ, Maître de Conférences, Études africaines, Université de Bouaké
Prof. Yahot CHRISTOPHE, Maître de Conférences, Métaphysique, Université de Bouaké
Premier numéro thématique sur :
HUMANITÉ(S) ET PARDON
Argumentaire
Les dernières décennies sont marquées, à divers endroits, par des conflits d’une horreur invraisemblable, avec des méthodes meurtrières d’une cruauté inouïe. Du Liberia à la Libye, en passant par le Rwanda, la Sierra Léone, la Côte d’Ivoire, la Guinée, la Tunisie, l’Égypte, l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, le Yémen, le Soudan, la frontière israélo-palestinienne, la Roumanie, la Norvège et la Grande Bretagne, etc., des affrontements sanglants, des émeutes et des actes de terrorisme, aussi bien individuels que collectifs, témoignant d’une intolérance profonde, semblent remettre en question la sociabilité naturelle de l’homme dont parlait Aristote. N’est-ce pas bien là aussi l’évidence de l’insociable sociabilité exprimé par Kant ?
Somme toute, le contexte actuel du déploiement multiforme de la violence atteste la chute de l’humain dans l’inhumain, voire dans la bestialité pure. Les exécutions sommaires qui accompagnent généralement ces conflits, les mutilations en Sierra Léone, au Libéria comme stratégie de guerre, “l’article 125” apparu dans la crise postélectorale en Côte d’Ivoire, et qui stipule : « pétrole 100 F, allumette 25 F, pour brûler vif le suspect » ; l’auto-immolation par le feu, en Tunisie et en Égypte ; le pillage et les destructions d’édifices en Angleterre, la résurgence du racisme et du fondamentalisme religieux montrent que l’Humanité est devenue incapable de gérer pacifiquement ses contradictions internes.
Ainsi, l’Humanité est en crise parce que notre humanité est elle-même en crise. Tout bien considérée, cette crise de l’Humanité est indissociable d’une crise des Humanités. En effet, tout laisse croire que l’essor des sciences en général, ainsi que le relevait Jean-Jacques Rousseau, pervertit non seulement l’homme, mais aussi et surtout détruit son milieu de vie. Le changement de regard de l’homme vis-à-vis de son prochain et la modification des rapports de l’homme avec la nature, dans un monde en pleine mutation, en font foi.
La crise de l’humain, de l’humanité se trouve affirmée, sans conteste, dans l’expression de sa finitude, à travers les multiples cris de déchirements (violence, vengeance, haine, racisme, égocentrisme, etc.). Et lorsque, dans ces tourbillons vertigineux qui déterminent la contingence de son existence, notre humanité est rappelée à son essence, à partir de la voix de l’Être (au sens heideggérien), pense-t-on généralement trouver le chemin du retour dans les commissions “Dialogue, Vérité, Justice, Pardon et Réconciliation”. Mais, ces commissions qui n’ont pas forcément une coloration politique, se révèlent souvent comme des pansements superficiels sous lesquels couvent des infections encore plus préoccupantes, comme des creusets générateurs de replis identitaires, de chaos social et d’injustice.
Comment, dès lors, expliquer cette crise de l’humain, cette résistance à la voix éclairante de l’humanité là où l’on parle de plus en plus d’intégration des peuples, de mondialisation et de droits de l’Homme ? Pourquoi ce primat de la violence sur la paix ? L’humanité serait-elle devenue incapable de pardonner ? Le pardon serait-il l’arme des faibles ou reste-t-il une exigence de grandeur d’âme ? D’une différence ontologique, au sens d’une différence d’être entre l’homme et les autres êtres, le Pardon ne demeure-t-il pas l’insigne marque de l’humanité ? L’humanité ne se traduirait-elle pas dans l’effort des individus, en dépit des frustrations et horreurs commises ou subies, à se dépasser, se décentrer et tendre ainsi vers l’autre dans la congédiation de ce dont nous avons été l’objet ou dans l’acceptation de nos différences ? Que court, en ce sens, une humanité qui ne reconnaît plus la noblesse du Pardon ? Quelle part donner aux Humanités pour redorer le blason d’une Humanité de plus en plus méconnaissable ? Comment réconcilier la science avec celle-ci ? Du reste, est-il toujours possible, pour des hommes engagés dans un destin commun, dans un “village planétaire”, de surmonter les voies avilissantes au profit d’attitudes anoblissantes ?
Toutes ces questions, au regard de l’acuité avec laquelle elles se posent, dénotent l’urgence à consacrer une place de choix à la réflexion. Cette réflexion, que nous voulons transdisciplinaire, se doit d’être originale. Ainsi, partant des différentes orientations du penser, Perspectives Philosophiques recherche de pertinentes contributions desquelles elle attend un examen approfondi de cette problématique fondamentale articulée autour des axes suivants :
1 – Sociétés, Crise identitaire et Pardon ;
2 – Conflit inter-religieux et Pardon ;
3 – Sciences, Crise environnementale et Réconciliation.
SOMMAIRE
1. Socrate pardonne à Athènes, Donissongui SORO……………………………. 1
2. Le pardon racinien : une reconstruction de soi pour l’autre,
Rachel N’CHO …………………………………………………………………………… 21
3. Kant et la réconciliation : la nature humaine à l´épreuve de la sociabilité, Salif YEO 42
4. Contribution du judéo-christianisme à la modernité démocratique : une sécularisation de l’évangile du christ au plan socio-politique,
EustacheRoger Koffi ADANHOUNME………………………………………………. 66
5. Le pardon ou la part du don,
Roseline Taki KOUASSI Epouse EZOUA ………………………………………….. 88
6. La religion face au défi de la cohésion sociale chez Ludwig FEUERBACH, Gbotta TAYORO……………………………………………………………………………………………. 104
7. Fondements d’une réconciliation avec la nature,
Grégoire TRAORÉ……………………………………………………………………… 126
LIGNE ÉDITORIALE
L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.
Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?
Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.
Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.
Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.
Le comité de rédaction
SOCRATE PARDONNE À ATHÈNES
Donissongui SORO
Université de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Injustement accusé et condamné à mort, Socrate n’en veut ni à ceux qui ont ‘’voulu sa tête’’, ni à ceux qui la leur ont offerte. Il pardonne là où l’inclination naturelle eût exigé la loi du talion. Cette surprenante vertu le pose à la fois comme une énigme et un paradigme. Et s’il apparaît comme une énigme, à son contact naît une étincelle qui érode l’opacité du mystère, et dévoile en lui l’obsession d’un idéal, d’une vie meilleure que ne valent ni les plaisirs, ni les richesses, ni la vie présente.
Mots-clés : Accuser, Condamner, Idéal, Justice, Mort, Pardon, Socrate.
ABSTRACT :
Unjustly accused and sentenced to death, Socrates does not blame neither those who wanted his head, nor those who offered it to them. He forgives where the natural inclination would have required the law of retaliation. This surprising virtue introduces him both as a puzzle and paradigm. And if he appears as an enigma, any contact with him produces a spark that erodes the opacity of the mystery, and reveals his obsession with an ideal, with a life that cannot equal neither pleasure, riches, nor the present life.
Keywords : Accuser, Death, forgiveness, Ideal, Justice, Sentence, Socrates.
INTRODUCTION
Dans la pénombre du paradoxe, Anne Baudart publia : Socrate et Jésus. Tout les sépare… tout les rapproche[1].Et pour justifier ce paradoxe, elle observait que l’un se dit fils de Dieu, messie et sauveur du monde, tandis que l’autre déclare ne rien savoir, n’avoir aucun disciple. Et pourtant leur vie, leur mort, leur sagesse, leur morale, leur enseignement, tout semble les rapprocher. Par là, elle explorait un horizon qu’ouvrait déjà le Père Deman[2] qui les opposait de l’opposition de la philosophie et de la religion, et les rapprochait par leur esprit frondeur et leur mort.
Mais on n’épuise pas la nature de ces hommes que le destin, à la fois, oppose et unit, et que le bergsonisme revêt de la tunique des « grands entraîneurs de l’humanité »[3], sans leur force de pardonner. Humilié, torturé et agonisant sur la croix, le Christ prie pour ses bourreaux : « Père pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font »[4]. Condamné à boire la ciguë, Socrate s’écrie : « pour ma part, je n’en veux absolument pas ni à ceux qui m’ont condamné par leur vote ni à mes accusateurs »[5].
Seulement, comment et pourquoi pardonner à des gens qui n’ont d’autre identité que celle d’ennemis ? Si on peut considérer le Christ comme participant d’une nature divine qui faisait sa force et s’en tenir à cela, comment comprendre que Socrate pardonne là où l’inclination humaine eût exigé la loi du talion ? Comment expliquer que, fils d’Athéniens et formé aux mœurs d’Athènes, il ait été si distinct des Athéniens ? Qu’est-ce qui le mettait au-dessus d’un Platon ou d’un Xénophon qui abhorrèrent ses détracteurs ? Qu’est-ce qui, aujourd’hui encore, le distingue de chacun de nous qui, dans des situations moins extrêmes, respire la haine, la vengeance et le meurtre ?
Si Socrate qui pardonne surgit comme une énigme, de la rencontre avec lui naît une étincelle qui érode l’opacité du mystère et indexe, comme horizon causal, l’idéal d’une vie meilleure que ne valent ni les plaisirs, ni les richesses, ni la vie présente. La verve calomnieuse de ses accusateurs autant que l’iniquité de ses juges, son refus de se renier, et sa soumission à la voix intérieure qu’il entend, légitiment cette optique.
I. DES ACCUSATIONS CALOMNIEUSES, ET DES JUGES INIQUES
L’histoire de la justice est aussi celle de ses injustices. Erreurs judiciaires, jugements iniques, parodie de justice, etc., souillent souvent son fonctionnement et ses décisions. Le procès de Socrate n’est pas exempt de ces avatars d’une institution qui, par principe, les exclut. En mai de l’an -399, Socrate est condamné à mort au terme d’un procès public. Les cinq cent juges, tirés au sort parmi les six mille héliastes, l’ont jugé coupable d’un délit que seule peut expier la peine capitale. De la formulation des chefs d’accusation au verdict du tribunal, le film est fourni et émouvant.
À la barre, se tient un accusé d’exception, un septuagénaire qui ignore tout des habiletés des repris de justice. Son ignorance du protocole usité dans les tribunaux, sa verve inadaptée et sa maladroite autodéfense portent, en asyndète, les preuves d’une probité certaine, et auraient pu susciter en sa faveur des circonstances atténuantes. Le prélude à sa déposition, la déclaration : « Oui, c’est un fait ; aujourd’hui je comparais pour la première fois devant un tribunal, à l’âge de soixante-dix ans »[6], semble inséparable de cette inférence. Mais l’obstination des accusateurs et l’iniquité des juges sont sans alternative.
Les détracteurs qui le traînent devant l’Héliée sont de deux ordres. Les premiers, les plus redoutables[7], parce qu’ils sont plus nombreux et ont longtemps influencé l’opinion, y compris celle des juges, sont « ceux qui, poussés par la jalousie, ont eu recours à la calomnie »[8], c’est-à-dire, ceux des Athéniens que sa maïeutique a humiliés et qui veulent sa tête. Ils ont lancé, contre lui et contre la vérité[9], l’accusation : « Il existe un certain Socrate, un savant, un ‘’penseur’’ qui s’intéresse aux choses qui se trouvent en l’air, qui mène des recherches sur tout ce qui se trouve sous la terre et qui de l’argument le plus faible fait l’argument le plus fort »[10]. Ou encore, « Socrate est coupable de mener des recherches inconvenantes […] et d’enseigner à d’autres à en faire autant »[11].
Les deuxièmes sont une coalition de trois sophistes bien connus : Mélètos, Anytos et Lycon, qui, aux yeux de Socrate, représentent les classes sociales d’Athènes. Et il ne peut manquer de le souligner : « Mélètos s’est attaqué à moi, de concert avec Anytos et Lycon, Mélètos se fâchant contre moi pour le compte des poètes, Anytos pour le compte des hommes de métier et des politiques, Lycon pour le compte des orateurs »[12]. La déposition qu’ils font devant le tribunal le déclare « coupable de corrompre la jeunesse et de reconnaître non pas les dieux que la cité reconnaît, mais […] des divinités nouvelles »[13].
Comme les premières, ces accusations procèdent de la jalousie de pseudo-savants dont son examen a exposé l’ignorante ignorance. Prenant à témoin, des jeunes qui l’ont suivi comme, Critobule, Eschine, Epigène, Platon, et leurs proches présents au procès, il montre que loin de les corrompre, son art les rendait meilleurs : « Quel motif ont-ils de m’apporter leur appui, si ce n’est la droiture et la justice, car ils savent bien que Mélètos ment, tandis que moi je dis la vérité »[14]. De même, il montre que l’argument d’impiété qui lui est opposé n’est qu’un paralogisme captieux, dans la mesure où il ne peut écouter le daïmon qui lui parle sans croire aux dieux[15].
Une courte majorité des juges l’inculpe. Il doit alors, suivant l’usage, proposer une peine. Mais au lieu de plaider coupable et de s’infliger une amande comme peine de substitution, il considère l’examen auquel il soumet les Athéniens comme leur plus grand bien, et exige d’être récompensé, d’être logé et « nourri dans le Prytanée »[16]. Il réclame, pour lui, la récompense de ceux que la cité honore de l’avoir honorée, le privilège réservé aux héros. Cette désinvolture exaspère les juges qui, dans un second vote, le condamnent à une majorité plus forte.
Ainsi, accusé de corrompre la jeunesse, de ne pas reconnaître les dieux traditionnels, et de promouvoir de nouvelles divinités, il mourra non pas pour avoir été reconnu coupable de ces faits, mais pour outrage à des magistrats. Ses accusateurs ont peu convaincu les juges, son obstination à ne vouloir que la vérité et la justice les a poussés à le condamner à mort. Il s’est opposé à la communauté, et ne pouvait que se briser contre elle. Un abus de pouvoir s’est ainsi perpétré. Des juges ont cédé à l’iniquité. Alors, un innocent mourra.
S’interrogeant sur ce supplicié qui lui apparaît comme la « figure, la plus problématique de l’Antiquité »[17], Nietzsche s’étonnait en ces termes : « Quel est cet homme qui ose tout seul nier l’âme grecque entière ? »[18], qui, seul, s’avoue ne rien savoir et qui ne découvre « chez les hommes d’État, les orateurs, les poètes, les artistes, que l’illusion du savoir »[19] ? Quel est cet homme qui découvrit que « toutes ces célébrités n’avaient pas même une idée claire et juste de leur profession et qu’ils l’exerçaient d’instinct seulement »[20] ? Quel est, enfin, cet homme qui rejette l’art, la science, la politique, la morale et toutes les valeurs établies, qui considère que « ce qui existe est mal fondé et condamnable »[21] ?
Quoi qu’il en soit, sa maïeutique et sa mordante ironie sont sans complaisance, même pour les plus nobles d’Athènes. Les dialogues de jeunesse de Platon exposent souvent leur ignorance qui s’ignore. Ils sont même, pour la plupart, aporétiques ou anatreptiques. En eux, la priorité n’est pas d’établir des conclusions, des vérités ou des solutions définitives, mais de « renverser des opinions erronées »[22]. Ainsi ils révèlent l’incapacité de ceux qui sont considérés comme les spécialistes des questions qui y sont abordées, à en avoir une idée nette.
Le jeune Alcibiade, par exemple, se jette dans la politique sans la formation requise, et constate le même défaut chez la plupart des politiques : « Nos hommes politiques, à part quelques-uns, me semblent dépourvus d’éducation »[23]. Le devin, Euthyphron, tenu de définir la piété, s’écrie : « Une autre fois, Socrate » [24]. Les généraux, Lachès et Nicias, ignorent ce qu’est le courage[25]. Le sophiste Hippias est incapable de définir le Beau[26]. Le juste Céphale ne peut cerner la nature de la justice[27]. Charmide, l’adolescent sage, avance des définitions de la sagesse dont aucune ne tient[28]. Les amis Lysis et Ménexène rentrent à la maison sans avoir appréhendé l’essence de l’amitié[29], etc.
Cette propension à ébranler publiquement les certitudes et à priver leurs tenants de tout refuge, n’est pas de nature à lui attirer l’estime de ceux qui en subissent l’étreinte. Mais cela suffit-il à justifier sa condamnation à mort ? Nietzsche semble répondre par l’affirmative à cette question. Il reproche, en effet, à Socrate d’avoir arboré « un air de dédain et de supériorité pour s’avancer en précurseur d’une civilisation, d’un art et d’une morale de caractère différent »[30].
Mais quoi qu’on en dise, un abîme idéologique séparait Socrate des Athéniens. Athénien lui-même, il était d’une autre moralité, d’une autre science, d’une autre politique, d’un autre monde qu’offusquaient les valeurs basses d’Athènes. Et il entendait le rester.
II. LE REFUS DE SE RENIER
De l’Apologie qui rapporte le procès qui l’a condamné, au Phédon qui relate ses derniers moments, en passant par le Criton où le vieux Criton tente de l’évader de sa prison, Socrate ne veut être autre que ce qu’il est. Son âme recherche la vertu, et personne ne peut le détourner de cet essentiel. Par ce seul fait de désirer la vertu, d’être conscient de son ignorance dans un monde d’ignorants qui s’ignorent, il se considère comme une valeur parmi des non-valeurs.
Et devant ses juges, il ne peut se renier. Il ne fera nullement le genre de choses qu’ils sont « habitués à entendre de la bouche des autres accusés »[31]. Il n’implorera point leur compassion qui l’acquitterait, « en versant des torrents de larmes »[32], en faisant « monter à la tribune ses jeunes enfants […] ses proches et des amis en grand nombre »[33]. Si, par ces pratiques, des accusés ont échappé à la mort, il ne fera rien « qui soit indigne d’un homme libre pour échapper au danger »[34].
Il en mourra certainement, il le sait bien. Mais il ne troquera pas sa dignité contre sa vie. S’il est vrai, comme l’admet « une opinion reçue qu’il y a chez Socrate quelque chose qui le distingue de la plupart des hommes »[35], il gardera ici encore cette spécificité. Car au regard de cette réputation dont on le crédite, de celle des juges eux-mêmes et de la cité tout entière, il « estime que ce ne serait pas une bonne chose que d’avoir recours à l’un de ces procédés »[36].
Mais plus qu’une simple question de réputation ou de dignité, il y a l’impérieux devoir de rechercher la justice et de respecter les lois. Socrate ne les amènera donc pas à porter atteinte à la vérité, à la justice et aux lois par des supplications qui corrompraient leur libre jugement. Il considère que le devoir du juge, ce n’est pas d’accorder des faveurs, mais de rendre la justice suivant le droit et la vérité, que « le serment qu’il a prêté, c’est celui non pas de favoriser ceux qui lui paraissent devoir l’être, mais de rendre la justice conformément aux lois »[37].
Pour lui, la justice est sacrée. Elle est, avec la sagesse, le courage, et la tempérance, une des vertus cardinales de l’âme[38]. Et sans être juge, il la respecte. Mieux, il n’a jamais agi contre elle. Comme il le déclare, « je ne me suis jamais laissé convaincre d’agir contre la justice par personne, qu’il s’agisse de l’un de ceux que mes calomniateurs présentent comme mes disciples ou de quelqu’un d’autre »[39].
Cette déclaration publique, le vieux Criton en saisira bientôt la portée. Le procès est achevé. Socrate s’en va, condamné par les hommes à mourir, et tous ses détracteurs, « reconnus par la vérité coupables de méchanceté et d’injustice »[40]. Mais la Théorie, le navire parti à Délos accomplir le vœu de Thésée[41], n’est pas encore revenue de son pèlerinage, et il faut en attendre le retour avant de verser le sang d’un citoyen[42]. Socrate attend ce retour en prison.
Criton voit dans cette attente l’opportunité qui sauvera l’ami en détresse : « Allons ! Socrate, diable d’homme, à présent même, une fois encore, écoute mes avis, et te mets en sûreté »[43]. Il lui promet des hôtes attentionnés et une sécurité certaine partout où il fuira[44]. Il l’assure de la disponibilité des fonds que nécessiterait cette évasion[45].
Mais Socrate décline cette offre. Le débat s’allonge, perdure, s’enrichit de toutes sortes d’arguments, et s’achève par l’imprescriptible déclaration : « Sache bien que je ne te céderai pas »[46]. Autrement dit, Socrate décide de respecter les lois, et de s’en tenir à cela. Au mépris de Criton, de son alléchante proposition et de ses multiples arguments, il opte pour le respect inconditionnel des lois.
Répondant moderne de cette thèse critonienne, Max Stirner observe que la postérité a excessivement « vanté chez Socrate le scrupule de probité qui lui fit repousser le conseil de s’enfuir de son cachot »[47]. Pour lui, ce fut une pure folie, de sa part, « de donner aux Athéniens le droit de le condamner »[48]. Au fond, c’est par lâcheté, par trahison de soi et par ignorance, cette ignorance coupable qu’il dénonçait chez les autres, qu’il succomba. Car « s’il avait su, s’il avait pu savoir ce qu’il était, il n’eût reconnu à de tels juges aucune autorité, aucun droit »[49].
Comme Criton, Stirner ne manque pas d’arguments. Il pense que s’incliner devant la force comme devant un droit, c’est se trahir soi-même. Il pense que, chez Socrate, l’illusion d’une justice, d’une légalité, « devait se dissiper devant cette considération que toute relation est un rapport de force, une lutte de puissance à puissance »[50]. Et comme si Criton avait ouvert la meilleure voie, Stirner, non seulement ne s’en écarte pas, mais voit marcher dans ses pas des penseurs comme Rousseau.
Avec Rousseau, en effet, la force « est une puissance physique »[51], et lui céder, « est un acte de nécessité, non de volonté », mieux, c’est « un acte de prudence »[52]. Avec lui, le légal n’est pas encore le légitime, et la loi peut bien être au service de la volonté de puissance. Ce n’est pas en vain s’il révèle la dialectique du droit et du devoir comme une ruse qui sauve la force, s’il montre que « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir »[53]. Ce n’est pas non plus en vain s’il note « que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes »[54].
Mais à toutes ces raisons, Socrate fermerait les yeux et les oreilles. Aux Criton de notre temps, il répondrait invariablement : « Faisons comme je dis, puisque c’est de ce côté-là que le Dieu nous montre le chemin ! »[55]. Le dieu qui montre le chemin, est un daïmon qu’Apollon lui a donné pour guide, une voix intérieure qu’il entend, qui lui interdit de faire ce qu’il ne doit pas faire, et à laquelle il ne peut désobéir[56].
III. LA SOUMISSION AU DAÏMON
La psychanalyse freudienne a présenté l’homme sous le jour d’une dichotomie inexorable. En lui cohabitent, selon elle, Éros et Thanatos, principe de vie et principe de mort, amour et agressivité. Il n’est pas seulement « cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité »[57].
Ainsi, il est capable, non seulement de tolérance, de rémission, de compréhension et de sympathie, mais aussi et surtout, de vengeance. Instinctive et pulsionnelle, cette inclination à la vengeance est primaire, persistante et impérialiste. Elle exige satisfaction toutes les fois que l’individu subit, toutes les fois qu’il a à gérer ce qu’il considère comme un préjudice. Chacun le comprend aisément à la lecture de ses expériences personnelles. Lorsque s’ouvre le livre du passé, il voit se tourner à l’infini des pages qui témoignent du triomphe de cet instinct sur la raison et sur les balises éthiques qui lui servent d’appui.
Dans une poésie de prosateur, où s’entremêlent élégie, confession intime, et espoir politique, HeinrichHeine en faisait l’aveu :
« Je suis l’être le plus pacifique qui soit. Mes désirs sont : une modeste cabane avec un toit de chaume, mais dotée d’un bon lit, d’une bonne table, de lait et de beurre bien frais avec des fleurs aux fenêtres ; devant la porte, quelques beaux arbres ; et si le bon Dieu veut me rendre tout à fait heureux, qu’il m’accorde de voir à peu près six ou sept de mes ennemis pendus à ces arbres. D’un cœur attendri, je leur pardonnerai avant leur mort, toutes les offenses qu’ils m’ont faites durant leur vie – certes on doit pardonner à ses ennemis, mais pas avant qu’ils soient pendus »[58].
L’incontestable message de cet aveu, est celui d’une impuissance face aux passions de la haine et de la vengeance. Il signifie que l’amour ne dissipe pas la haine, ni le pardon, la vengeance. Il est la réclamation d’une justice réparatrice fondée sur la loi du talion, d’une justice que n’accomplit que le principe de la réciprocité. Il certifie que, par nature, « les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels »[59], et que c’est pour cela que « la civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique »[60].
Mais à la tyrannie de cette inclination naturelle, à la loi de la réciprocité funeste, Socrate semble se soustraire. Contrairement à Heine et à bien des humains, il pardonne et pardonnerait là où nul de nous ne pardonnerait. Il pardonne à ceux qui, par leurs accusations calomnieuses, l’ont livré aux juges. Il pardonne aux juges dont les votes l’ont condamné à boire la cigüe. Il pardonne au serviteur des Onze qui lui fait boire la cigüe et qui, étonné, ne peut que louer ce prisonnier d’exception :
« Socrate dit-il, je ne te reprocherai pas ce que je reproche aux autres. Ils s’irritent contre moi, ils me maudissent quand je les invite à boire le poison sur l’ordre des archontes. Mais toi, pendant tout le temps que tu passais ici, j’ai pu connaître que tu es l’homme le plus noble, le plus doux, le meilleur de tous ceux qui sont jamais venus en ce lieu »[61].
Voudrait-on savoir d’où il tient cette sublime force de pardonner ? L’entretien avec Criton renvoie à une croyance profonde. Il croit que « répondre, en faisant du tort, au tort que l’on a subi »[62], ou « répondre par l’injustice à l’injustice »[63], c’est faire violence à la justice. Il croit qu’on « ne doit, ni par l’injustice répondre à l’injustice, ni faire en retour du mal à aucun de ses semblables, et quelle que soit même la façon dont ils nous ont traité »[64]. Il croit même que « c’est au mal et au déshonneur de celui qui commet l’injustice, que tourne l’injustice qu’il commet »[65].
D’ailleurs, il n’est pas évident que ce que l’on considère comme un mal subi soit vraiment un mal. Notre ignorance des formes réelles de l’être accrédite ce scepticisme. Ainsi, en le condamnant à mort, ses juges ne lui infligent pas nécessairement le plus redoutable des maux, « ainsi que le prétend la multitude »[66]. Au fond, de la vie et de la mort, l’homme ne sait laquelle est la meilleure. La réflexion qui referme l’Apologie le traduit bien : « Mais voici déjà l’heure de partir, moi pour mourir et vous pour vivre. De mon sort ou du vôtre lequel est le meilleur ? La réponse reste incertaine pour tout le monde, sauf pour la divinité »[67]. Mais le Phédon dépasse les hypothèques et dégage des certitudes fortes.
La fin de l’Apologie est une véritable tentative de définir la mort. Elle la fait saisir soit comme un sommeil sans rêve et sans fin, soit comme une autre vie dans laquelle on pourra rencontrer les grands hommes du passé. Mais dans le Phédon, les idées se précisent et la mort n’est que le passage à une vie meilleure, « le détachement, la séparation de l’âme qui s’éloigne du corps »[68] dont elle était captive. Si pour l’épiphénoménisme et le parallélisme psychophysiologique[69] des temps modernes, elle est la cessation de la vie ou la réduction du vivant à la poussière inconsciente, pour Socrate, elle n’est qu’une délivrance, la délivrance de l’âme des désirs charnels qui l’offusquent. Elle fait tomber les chaînes de l’âme qui, comme une colombe légère, s’envole vers les régions supérieures où elle se délecte des vérités éternelles, des essences, ou des choses en soi.
Mais la mort ne fait pas que séparer l’âme du corps. Elle est aussi la condition du savoir, de ce savoir « que nous désirons »[70], de la vérité « dont nous affirmons que nous sommes amoureux »[71]. Aux questions : « Dans l’acquisition de l’intelligence, le corps est-il, ou non, une entrave, quand on l’associe à la recherche ? »[72], « Quand donc […] l’âme atteint-elle la vérité ? »[73], la réponse est sans équivoque : « Ce sera quand nous serons morts »[74]. Car « aussi longtemps que nous aurons notre corps et que notre âme sera mêlée à cet élément mauvais, jamais nous ne pourrons posséder l’objet de notre désir d’une manière qui nous satisfasse »[75]. Car aussi, « l’âme pense mieux que jamais, sans doute, quand elle n’est troublée ni par l’ouïe, ni par la vue, ni par la peine, ni par le plaisir, et qu’elle s’est le plus possible isolée en elle-même : dégagée du corps, et rompant dans la mesure du possible tout commerce et tout contact avec lui »[76].
La mort apparaît ainsi, pour l’âme, comme une véritable délivrance non seulement de la présence asservissante du corps mais aussi de l’ignorance. Par définition, elle est retour de l’âme vers le cortège des dieux, vers les essences. Avec elle, l’âme n’est plus « liée au corps, et collée à lui »[77], elle n’est plus contrainte de voir les réalités à travers cette sorte de clôture constituée par lui, mais elle les voit par elle-même, sans médiation, elle fait l’expérience sublime de la « pensée pure »[78]. Elle éprouve le bonheur de connaître la vérité, les réalités en soi et surtout l’Idée du bien.
Elle n’est donc pas un mal. Il ne faut ni la craindre ni la faire craindre en lui prêtant des traits hideux. C’est par ignorance que le vulgaire la tient « pour le plus grand des maux »[79]. Et Socrate semble avoir raison. La mort semble parfois préférable à la vie. Et Freud l’a bien compris, lui qui interroge : « Que nous importe enfin une longue vie, si elle nous accable de tant de peines, si elle est tellement pauvre en joies et tellement riche en souffrance que nous saluons la mort comme une heureuse délivrance ? »[80].
La casuistique et l’euthanasie amplifient aujourd’hui le débat. Mais on ne peut nier que, telle qu’elle nous est imposée, notre vie est souvent « trop lourde, elle nous inflige trop de peines, de déceptions, de tâches insolubles »[81], et ne semble pas préférable à la mort. Le sage le sait et ne s’irrite point à l’approche de cette dernière, au moment de mourir. Socrate considère même que le philosophe désire la mort, mais « il ne se fera sans doute pas violence à lui-même, car cela n’est pas permis »[82].
La raison qui interdit le suicide, est que ceux qui désirent la mort seraient « impies en se rendant ce service à eux-mêmes, et qu’ils doivent attendre un bienfaiteur étranger »[83]. Et ce bienfaiteur étranger, Socrate le trouve dans les juges dont les votes l’ont condamné. Il ne meurt pas de suicide ni de décrépitude, mais de l’ignorance de ceux qui se donnent « la responsabilité d’avoir décidé »[84] sa condamnation. À de tels bienfaiteurs, Socrate ne peut non seulement que pardonner, mais aussi exprimer sa reconnaissance. Il les remercie de l’avoir délivré de la vie.
Mais au-delà de cette heureuse délivrance qui lui fait pardonner à ses bourreaux, il importe de relever cette voix intérieure qu’il entend et qui le rend impuissant à en écouter d’autres. À ces juges, il révèle que, s’il ne peut se renier, c’est parce qu’à lui, se manifeste « quelque chose de divin, de démonique »[85] et dont la fonction est négative : « C’est une voix qui, lorsqu’elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais ne me pousse à l’action »[86]. Or elle ne l’a pas empêché d’encourir la condamnation à mort. C’est donc que la mort est un bien pour lui, et il ne peut blâmer ceux qui la lui administrent : « Je tiens pour évident qu’il valait mieux pour moi mourir maintenant et être libéré de tout souci. Voilà pourquoi le signal ne m’a, à aucun moment, retenu, et de là vient que, pour ma part, je n’en veux absolument pas ni à ceux qui m’ont condamné par leur vote ni à mes accusateurs »[87].
On a souvent vu dans cette voix, et sur fond d’un athéisme qui rend incompréhensible certains aspects du socratisme, celle de la conscience, de l’esprit critique, et donc un symbole. Si cela reste possible, l’examen auquel il soumet les Athéniens, ne lui apparaît pas moins comme une mission divine. C’est Apollon qui lui a enjoint de vivre en philosophant, en s’examinant soi-même et en examinant les autres. C’est lui qui, « par l’intermédiaire d’oracles, de songes et par tous les moyens enfin que prend une dispensation divine pour prescrire à un homme de remplir une tâche, quelle qu’elle soit »[88], lui a assigné cette mission. À ses juges, il se présentait, déjà au début du procès, commeun taon placé par le dieu au flanc d’Athènes pour la tenir en éveil, et soulignait que si les Athéniens le mettaient à mort, il était à craindre qu’ils passent leur vie à dormir du sommeil de ceux qui ne peuvent entendre la voix de la vertu[89].
À ces mêmes juges, il lance, au moment où le tribunal s’apprête à lever sa séance, l’invitation la plus solennelle. Il les invite à se « mettre dans l’esprit une seule vérité à l’exclusion de toute autre, à savoir qu’aucun mal ne peut toucher un homme de bien ni pendant sa vie ni après sa mort, et que les dieux ne se désintéressent pas de son sort »[90]. Mieux, il les invitera à donner des soins à leurs âmes plutôt que de mettre les autres à mort. Car au lieu de supprimer les autres, il faut s’examiner soi-même, il faut rechercher « les moyens qui s’imposent pour devenir soi-même le meilleur possible […] une vie à laquelle cet examen ferait défaut ne mériterait pas d’être vécue »[91].
Comme on le voit, une conviction profonde animait Socrate. Il avait foi que mourir pour une cause n’est pas une défaite, mais une victoire. Ainsi, il pensait qu’au lieu d’un taon à ses flancs, Athènes en aurait plusieurs si elle le mettait à mort. Avant le Christ et comme lui, il avait compris que « si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit »[92].
Il croyait, pour l’exprimer autrement, qu’Athènes lui susciterait, en le tuant, une postérité forte et dynamique, que sa mort serait un stimulant pour les jeunes qui admiraient son œuvre, et un appel qu’entendraient plusieurs qui se mettraient alors à s’examiner eux-mêmes et à examiner les autres. Ainsi, aux juges qui s’imaginaient recouvrer la quiétude en taisant à jamais sa voix, il révélait ceci : « C’est tout le contraire qui va vous arriver, je vous le prédis. Il augmentera, le nombre de ceux qui vous demanderont de vous justifier […] et ils vous irriteront davantage »[93].
Mais sur des juges obnubilés par le ressentiment, ces prédictions ne pouvaient être d’aucun effet. Ainsi, Socrate est condamné à mort. Des accusations calomnieuses, les errements d’un tribunal inique, ont eu raison de lui. Il mourra bientôt. Le compte à rebours a commencé. Les instants se succèdent apportant, avec eux, l’ultime instant. Avec héroïsme, sans faiblesse, il affrontera cet instant. La seule chose qu’il demandera à la vie, est de nature à faciliter son périple dans l’autre monde et son intégration dans le corps social qui l’y attend. Il veut s’en aller sans rien devoir aux dieux : « Criton, nous devons un coq à Asclépios. Payez ma dette, n’oubliez pas »[94], conclut-il.
C’est là l’expression d’un véritable mysticisme dont on dépouille malaisément le socratisme. Socrate croyait, d’une part, qu’il n’avait pas à se venger lui-même, que la vengeance revenait à la divinité. Et il aurait sans doute mis, s’il les avait connus, ces propos du Dieu de Moïse dans la bouche de son Zeus : « À moi la vengeance, à moi la rétribution »[95]. Il croyait, d’autre part, que l’âme présente plus de valeur que le corps, et que c’est à elle que doivent aller en priorité les soins de l’homme. Cela, Michel Foucault l’a bien perçu. Il a compris que Socrate accordait beaucoup d’importance au monde intelligible et que même s’il remplissait ses devoirs de citoyen, sa vraie patrie n’était pas la polis d’Athènes avec ses mœurs corrompues, mais plutôt le monde intelligible. Il vivait loin du monde sensible[96]. Et c’est peut-être là ce qui fit sa force.
En tout état de cause, toute philosophie a besoin d’un idéal qui la libère de l’ici-maintenant. Le philosophe a besoin de sortir de la caverne, pour contempler la lumière du soleil et en indiquer la direction à ceux qui restent prisonniers de leur monde. Et lorsqu’il le fait, lorsque s’enfermant dans sa sagesse, il « se détache du commun des hommes, soit pour les enseigner, soit pour leur servir de modèle, soit simplement pour vaquer à son travail de perfectionnement intérieur, c’est Socrate vivant qui est là, Socrate agissant par l’incomparable prestige de sa personne »[97]. Écouter sa faible voix, c’est célébrer la lumière intérieure qui dissipe l’obscurité ambiante, c’est apporter à nos sociétés décadentes, les soins d’une thérapie dont elles ont le plus besoin.
En revanche, toutes les fois que le penser se heurte à l’autorité, toutes les fois qu’un chercheur meurt pour une vérité, c’est Socrate face à ses détracteurs, à ses juges et à la ciguë, c’est la lumière de notre monde que phagocytent les ténèbres. Ainsi, l’exacerbation de la violence sociale, signifie qu’il existe, dans nos cœurs, un vide qui a la forme de Socrate. Elle murmure aussi que, s’il est appelé à être le taon de sa cité, le philosophe est avant tout au service d’un idéal qui a la forme d’un daïmon, et qui lui enjoint de n’en vouloir qu’à l’ignorance.
CONCLUSION
Au total, si Socrate pardonne à Athènes, c’est parce qu’un horizon eschatologique qui se manifeste comme l’idéal d’une vie meilleure, le tient au-dessus de lui-même et de la mêlée, c’est parce qu’il a fait l’expérience d’un idéal que ne valent ni les plaisirs, ni les richesses, ni même la vie présente. S’il absout ses accusateurs et ses juges, s’il ne peut se renier, c’est de cet horizon que semble lui provenir cette énergie singulière qu’il considérait comme un signe démonique.
On peut en conséquence penser, comme Nietzsche, que la clé de sa spécificité « nous est fournie par cet étrange phénomène »[98]. Car lorsque, dans l’urgence de certaines délibérations, « sa toute-puissante raison balançait, il retrouvait un ferme appui grâce à la voix divine qui lui parlait alors »[99], et qui le dissuadait plutôt que de l’inciter à l’action. De là, on peut aussi penser, avec Bergson, que siraisonnable et si rationnel qu’ait été Socrate, il fut aussi un être inspiré, un mystique, et que sa spécificité n’est pas absolument étrangère à cette dimension de son être.
Certes, avec lui, jamais la raison n’a été placée plus haut. Mais il reste l’homme d’un daïmon qui l’accompagne et qui fait entendre sa voix quand un avertissement est nécessaire. Sa confiance en lui est telle qu’il meurt plutôt que de ne pas le suivre, qu’il subit sans se défendre, qu’il pardonne au lieu de se venger[100]. C’est peut-être là, comme l’a pensé Max Stirner, pure folie. Mais c’est peut-être là aussi une invitation à opposer à la violence de nos sociétés, son contraire. C’est peut-être là la source qui donna aux philosophies de la non-violence leur être et leur élan.
Subjuguée par les valeurs de l’immédiat, l’humanité semble ignorer la téléologie normative de l’idéal. Elle a même substitué à sa profondeur qui convoque, la superficialité des poncifs dépréciateurs. Mais toute société porte en soi les marques d’un idéal soit comme principe de son actualité, soit comme moteur de son devenir. Et Socrate qui pardonne, se donne comme un paradigme éthique tant pour Athènes que pour les sociétés de notre cybermonde.
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LE PARDON RACINIEN : UNE RECONSTRUCTION DE SOI POUR L’AUTRE
Rachel N’CHO
Université de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Empêtré dans les guerres, les conflits, le terrorisme, le fanatisme et bien d’autres actions destructrices, le monde actuel offre un pathétique visage dont les atrocités et les horreurs inimaginables, viennent marquer les contours et les sillons d’un malaise social qui perdure. L’échec quasi-permanent des cessez-le-feu et des tentatives de réconciliation pour y remédier laisse transparaitre une sorte de résistance au pardon qui attise les feux de la haine, de la vengeance et de la violence. Or, pour la sauvegarde de l’humanité, nous avons à gagner une seule et unique guerre, celle du pardon qui découle de la prise en compte de soi pour le bien de l’autre dans la justice, la tolérance et la paix. Cette attitude mature est la seule meilleure sécurité qui soit garantie aux humains.
Mots-clés : Cathartique, Éthique, Pardon, Reconstruction.
ABSTRACT :
Entangled in wars, conflicts, terrorism, fanaticism and other destructive actions, the world offers a pathetic face with unbelievable atrocities and horrors just mark the edges and grooves of a social unease that lasts. The failure of almost permanent cease-fire and reconciliation efforts to remedy reveals a sort of resistance to forgiveness that stokes the fires of hatred, revenge and violence. But for the Safety of humanity, we have to win a single war, the forgiveness that comes from the inclusion of self for the good of others in justice, tolerance and peace. This mature attitude is the only best security that is guaranteed to humans.
Keywords: Cathartic, Ethics, Forgiveness, Reconstruction.
INTRODUCTION
Le pardon semble avoir épuisé sa propre signification face à sa permanente actualité, qui fait de ce concept une question véritablement brûlante car, elle est plus que jamais au centre des préoccupations politiques, religieuses et culturelles. Pourtant ces ensembles déconstruits et incohérents, que continue à nous offrir en spectacle notre univers, nous interpellent sur la nécessité de redonner au pardon sa valeur intrinsèque. En effet, la recrudescence des guerres, du terrorisme, du fanatisme, etc., dans le monde entier et les échecs des multiples plans de cessez-le-feu et de réconciliation qui les accompagnent nous conduisent, à y lire une sorte de résistance au pardon qui entretient le cycle vicieux de la haine, de la vengeance et de la violence. Or l’effet de ces sentiments négatifs, s’ils ne sont pas réprimés, apaisés ou maîtrisés de manière durable, est non seulement nuisible et destructeur pour soi, mais aussi pour l’autre. Partant de cette contradiction, comment voir dans le pardon bien plus qu’une plate excuse ? Telle est l’interrogation de base qui guide toute notre réflexion à la lumière de la vision racinienne du pardon dans Phèdre[101].
Pour cerner le pardon et appréhender son importance, il nous faudra l’inscrire dans le contexte conflictuel qui favorise son émergence et qui l’impose. Pour des individus évoluant dans un tel contexte nous verrons, à travers l’expression dramatique de ces conflits, que les rapports qui se tissent entre eux sont essentiellement violents, et justifient une persistante réciprocité du mal entre ces protagonistes. Le caractère tragique de ce constat nous permettra, enfin, de montrer la nécessité du pardon à travers ses vertus cathartique et éthique, qui éclairent le sens de l’existence humaine.
I. LE PARDON EN CONTEXTE
Parce qu’un concept ne livre toute sa richesse que lorsqu’il est mis en situation, il serait intéressant d’appliquer ce principe au pardon pour cerner ses approches définitionnelles et les conditions, dans Phèdre, qui nécessite son application.
Le concept du pardon, vu ses enjeux appelle une approche plurielle qui mérite d’être prise en compte dans ses multiples significations. Pour le dictionnaire Larousse, le pardon consiste à ne pas tenir rigueur d’une faute, d’une offense ou encore, en une formule de politesse lorsque nous dérangeons quelqu’un. Dans le domaine de la psychanalyse, la définition du pardon, va plus loin pour étendre son sens à la dimension cachée de l’Être. En effet, selon Calatayud Chantal, « pardonner consiste à prendre en compte les limites limitatives de l’autre. Ainsi, le pardon renvoie à un autre agresseur, à un individu, quoi qu’il en soit, en recherche de conflit »[102]. Cette approche établit donc, une relation tangible entre le conflit et le pardon suivant la vision freudienne « qui a permis de comprendre que rechercher le conflit masque une souffrance interne et des blessures intimes enfouies à l’intérieur de soi, au plus profond de soi-même »[103].
L’approche religieuse prend en compte un autre paramètre qui est celui de la « contrition », cette attitude de « détestation des péchés que l’on a commis avec une volonté sincère de n’en plus commettre dans la suite, accompagnée de l’espérance d’en avoir le pardon »[104]. Ainsi sur le plan religieux, la confession des péchés, l’aveu voire la reconnaissance du mal commis, apparait comme la condition sine qua non de l’obtention, non seulement du pardon de Dieu et donc du salut mais aussi du pardon de l’Homme.
L’intérêt de ces trois approches, est que, loin de se contredire, elles s’interpénètrent et se renvoient des images (faute, offense, agression, péché) l’une à l’autre pour ne désigner qu’une seule et même réalité : le conflit. Dès lors, cette imbrication sémantique nous écarte de l’explication facile du pardon par l’analyse du couple « bourreau-victime » et nous conduit à considérer dorénavant une autre réalité qui, bien que complexe, permet de comprendre le mécanisme du pardon dans sa possible réalisation. Il s’agit du conflit qui est l’élément réducteur, l’objet qui fonde le pardon en ce qu’il le justifie dans sa totalité. Ainsi, si nous admettons que le conflit qui naît d’une rupture, d’une transgression, d’un dysfonctionnement, est la cause essentielle des réactions antagonistes et violentes des uns envers les autres, c’est que le pardon qu’il génère ne peut s’appréhender que dans le décryptage des conditions particulières qui l’installent et qui prennent toute leur importance dans la pièce tragique de Racine.
L’intrigue de Phèdre telle que organisée par Racine, scène après scène, présente une situation de crise profonde qui inscrit les personnages dans des rapports de forces contradictoires et sans issues heureuses. Ces rapports qui se résument en terme à la fois de désir de possession (pouvoir) et de rejet (exclusion), installent alors les conditions du pardon. La situation conflictuelle qui prévaut, dans cette pièce tragique, est une crise identitaire doublée d’une crise politique. Ces deux crises sans s’exclure apparaissent, dans une imbrication factuelle, comme la cause et la conséquence de l’une et de l’autre.
La crise identitaire phèdrienne naît de la stéréotypisation du « noyau identitaire individuel et/ou groupal »[105] qui, perçu comme le système cognitif visant à informer l’identité sociale, se trouve gravement manipulé. L’affiliation du personnage dramatique Hippolyte est l’un des constituants de ce noyau qui, bien que formée par deux éléments distincts sera réduit en un seul, faisant de lui un être partiel donc incomplet voire asocial. L’analyse première de ce noyau stipule qu’Hippolyte est le fils d’« une amazone » (V.204), et du roi Thésée. La seconde analyse produite par le processus de stéréotypisation fait intervenir le mot : « étrangère » (V.203) dans la désignation de la mère, mot qui dans son usage figuré renferme une connotation particulière, somme toute « confligène ». Il se saisit, en effet, de cet attribut et en fait le suffixe d’« amazone », qu’il suffixe à nouveau, par alliance, sur le nom du fils.
Ce maquillage grotesque de l’identité d’Hippolyte cache véritablement son statut de prince qu’il a hérité de son père. Il s’ensuit, un nouvel être, vêtu d’une nouvelle identité sociale, sur qui le vocable «étrangère» est un stéréotype fort et répulsif à cause de l’image négative qu’il lui confère. Une telle représentation négative de l’autre altère pernicieusement les mentalités individuelles et collectives et conditionne, de plus, les attitudes qui régissent les types de relations et réactions contradictoires que nous pouvons observer autour de nous. Le fabriquant de stéréotypes trouve satisfaction dans un complexe de supériorité aigue, dans le mensonge, la haine, la persécution, la calomnie, la délation, les complots, comme le prouve l’attitude de Phèdre et sa confidente envers Hippolyte. À l’inverse, la victime trouve refuge dans la peur, l’angoisse, la fuite, le silence, le sentiment d’infériorité. C’est le cas d’Hippolyte vis-à-vis de Phèdre, d’Œnone ou de Thésée.
L’exclusion que les stéréotypes génèrent est plus perceptible et plus sensible sur le terrain de la politique où les droits des uns et les devoirs des autres sont violés et /ou réglés à coup de lois jurisprudentielles, et cela, dans un objectif quasi implicite de marginalisation de l’autre considéré comme un adversaire, un ennemi. Le boulet de l’ambivalence identitaire qu’Hippolyte traine lourdement au pied, freine considérablement son accession au trône, et la jouissance de son identité sociale réelle. Là où il peut faire valoir ses droits de succession, il lui est brandi son étrange affiliation et lui est offert en lieu et place, le parrainage sous la couleur de protecteur chargé de la «défense» (V.590) du fils de Phèdre, son demi-frère. La mise à l’écart politique d’Hippolyte signifie plus qu’un simple refus du droit d’exercer le pouvoir royal. Elle est davantage l’impossibilité, pour lui, d’affirmer sa citoyenneté, d’être un jour le modèle de son père. C’est plus encore l’évidence de l’utopie de la réalisation des idéaux de justice, de paix et de grandeur qu’il nourrit pour son peuple. Et, lorsque fuir, partir loin pour s’isoler, se faire oublier et recommencer une nouvelle vie dans un autre ailleurs s’impose à lui, il est rattrapé par cette rigueur sélective, sectaire et intransigeante qui fait de lui un hors la loi, un paria et finalement, le réduit à jamais au silence éternel.
En définitive, le pardon trouve sa réelle justification dans les situations conflictuelles générées par les frustrations que subissent les individus et la distorsion des valeurs fondamentales, qui les privent des besoins nécessaires à leur épanouissement social, culturel, religieux, etc. Racine fera, alors, de la peinture de ces conflits, qui sont par ailleurs une expression du non-pardon, l’une des préoccupations majeures de sa pièce tragique : Phèdre.
II. LE NON-PARDON ET SES PROCÉDÉS DRAMATIQUES
L’expression des conflits que nous appelons aussi le «non-pardon» procède, dans Phèdre, par la mise en relief d’éléments immatériel et matériel que sont la dramaturgie de la double négation et la métaphorisation de l’épée.
Pris dans son sens originel et classique, le terme dramaturgie indique l’art de la composition des pièces de théâtre. Partant, Ce procédé d’analyse théâtrale, nous conduit à nous interroger sur l’inscription effective de la négation de l’autre et de soi dans la composition de Phèdre.
Cette question trouve, bien entendu, des réponses favorables dans la structure interne de la pièce qui fonctionne par un mode de similitude dans les situations dramatiques qui s’y déroulent. Dans la composition de la scène des aveux de Phèdre à Œnone (I, 3) par exemple, scène chargée d’émotions contradictoires, la confidente et sa maîtresse dressent, suite à un glissement conversationnel, le portrait d’un personnage dont le nom, dans un premier temps est gardé secret. La nourrice commence par rappeler à Phèdre les origines mitigées de ce personnage qui n’est rien d’autre que le rejeton d’une « étrangère » (V. 202). Une telle désignation que Mucchielli appelle « référent identitaire »[106], à lui seul, suffit pour mesurer la complexité de la crise qui s’annonce et les rapports de force qui en découleront. En effet, l’affiliation de ce personnage transcrite à travers ce référent identitaire et précédé de l’usage répétitif du pronom démonstratif « ce » (V.203 ; 204 ; 205 ; 208) assimile non seulement ce dernier à sa mère mais aussi, le catégorise. Cette catégorisation prend tout son sens avec l’anaphorisation du même pronom « ce » en début des vers 205 et 206, qui établit alors une distanciation tragique entre la reine, sa nourrice et cet étranger.
Par ce processus de différenciation à caractère dépréciative, elles l’enferment dans une classe inférieure, une classe marginalisée, celle de « l’ennemi » (V.203) comme l’atteste leur mépris.
Oui, c’est d’Hippolyte qu’il s’agit, « ce funeste nom » (V.208) reconnu comme celui de l’« ennemi » de Phèdre, « accablant » et menaçant ses « enfants d’un empire odieux » (V.211). Il est donc légitime que contre lui, sa « colère éclate avec raison » (V.207) et que par « tous les moyens » (V.807), elle ne lui laisse aucune « espérance » (V.202) d’accéder un jour au trône.
Œnone et Phèdre, à partir de ses référents civils que nous qualifierons d’ailleurs de partiel, construisent à Hippolyte une nouvelle identité qui ne peut être que négative, alors qu’il est aussi le fils d’un roi : Thésée, roi de Trézène, d’Athènes et de la Grèce, donc un prince qui a « de véritables droits » (V.491) sur tous ces royaumes.
Dans l’ouvrage intitulé : La mise en scène de la guerre, « l’ennemi, c’est celui avec qui on ne peut pas parler, on est réduit aux gestes et à la violence, au silence »[107]. Il est évident que les regards obscurs que Phèdre et Œnone jettent sur Hippolyte, et leurs jugements négatifs en son encontre ne peuvent que le rendre indésirable socialement et générer progressivement, de leur part, des attitudes diverses qui partent de l’hostilité au crime.
L’acte suivant la pensée, c’est à partir de la composition de la scène de péripétie (III, 3) qui constate le retour du roi, que les deux opposantes à Hippolyte dévoilent leur monstruosité. En effet, le retour inespéré de Thésée, supposé mort, plonge Phèdre et sa nourrice dans un tragique inconfort et installe par conséquent le crime. Pour cacher les fautes commises par Phèdre en l’absence de son époux et sauver son « honneur » (V.907), selon Œnone, « Il faut immoler tout, et même la vertu» (V.908). Bien évidemment, les deux éléments à « immoler » sont d’une part Hippolyte, dont les « yeux insolents » témoignent de la « perte » (V.910) de sa belle-mère et d’autre part la vérité, symbole de la vertu qu’il faut envelopper de haine et de mensonge afin que « Cet horrible secret demeure enseveli » (V.720) à jamais. Ainsi, ces deux personnages mettent leur décision en exécution en calomniant Hippolyte au prix de sa vie.
Le paradoxe, dans ce processus de la négation, est que l’image de l’autre n’est pas la seule diabolisée et dévalorisée. Par une dialectique de retour, c’est-à-dire de rétorsion, l’auteur de la négation à la longue en subit l’effet revers en se fabriquant, comme l’indique Alex Mucchielli, sa propre « dissonance identitaire »[108] qui fait de lui le miroir de l’autre. Ainsi, pendant que Phèdre voit Hippolyte « comme un monstre effroyable » (V.884) et Œnone comme un « monstre exécrable » (V.1317), Aricie, à propos de la monstruosité d’Œnone et de Phèdre, prévient Thésée en ces termes :
Aricie :
Prenez garde, Seigneur. Vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains,
Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre (V.1443-1445)
Notons, de ce qui précède, la pertinence du parallélisme qui existe entre la scène des aveux (I, 3) et celle du retour de Thésée et la panique qu’elle installe (III, 3), la seconde scène venant mettre en exécution le complot de la reine contre son beau-fils.
L’autre élément fort important est que ce premier parallélisme en révèle un autre plus significatif, celui de l’effet de boomerang, qui fait que les sentiments négatifs projetés sur l’autre, retourne toujours contre soi. Il apparaît donc une sorte d’interaction entre l’autre et soi, une sorte de superposition identitaire qui fait de l’autre la parfaite copie de soi. Ainsi, par leurs pensées et leurs actions négatives, Phèdre et Œnone se sont transformées progressivement en de monstres dangereux dont l’épée vient déterminer l’ampleur des crimes.
Cette arme de combat, signe de menace et de non-entente apparaît à deux reprises dans la pièce de Racine. La première apparition de l’épée, lors de la rencontre entre Hippolyte et sa belle-mère, dévoile la duplicité discursive de Phèdre. Lorsque la reine est informée consécutivement de la mort de son époux et du départ éminent de son beau-fils, elle décide de rencontrer ce dernier pour l’entretenir spécialement du pouvoir, laissé vacant par son défunt mari. En émissaire de la paix, elle vient « joindre » aux « douleurs » (V.585) de deuil d’Hippolyte les siennes, reconnaît avoir été pour lui « une odieuse mère» (V.594) qui s’est « attachée » à le « nuire » (V.597). Elle se reconnaît, pour tout cela, « digne » de son « inimitié » (V.608). Néanmoins, bien que craignant la « juste colère » (V.593) de son beau-fils contre elle et sa progéniture, elle voudrait en dépit de tout, qu’Hippolyte serve désormais de protecteur à son fils qui a été choisi comme le nouveau roi par le peuple.
Le discours de Phèdre, bien que pathétique, car intervenant dans un contexte de deuil, laisse entrevoir deux présupposés. Le premier est que, la douleur provoquée par la perte de son époux lui fait prendre conscience de la vanité de l’existence et dans un élan de pardon, elle veut se réconcilier avec Hippolyte et repartir sur des bases nouvelles et rendre justice à son beau-fils. Le second est qu’ elle juge le décès de son époux opportun pour mettre en exécution son plan de ne jamais permettre au fils de l’ « étrangère » d’exercer souverainement le pouvoir royal, en le ralliant à lui pour mieux le contrôler et le faire tomber dans son piège, élaboré par elle et sa nourrice et, qui devra l’écarter définitivement de son droit de succession.
Cependant, la réaction inoffensive d’Hippolyte apporte une vision plus explicite sur les réelles intentions de Phèdre. Hippolyte, en guise de réponse, lui dit avoir connaissance de ses sentiments d’hostilité, de haine et de jalousie envers lui et lui concède le fait que :
Hippolyte :
Des droits de ses enfants une mère jalouse
Pardonne rarement au fils d’une autre épouse, (V.609-610)
Hippolyte sait également « les soupçons importuns » (V.611) de Phèdre en son encontre, qui lui font « ombrages » (V.613) et qui nuisent dangereusement à leurs relations. Par un subtil refus de son offre, sans nul doute pour mesurer la sincérité de sa repentance, il la rassure sur le sentiment qu’il a de ce que son « époux voit encore le jour » (V.619) et l’exhorte à ne pas prendre de décisions hâtives. Contre toute attente, la réaction du fils de Thésée désoriente Phèdre qui dans un ultime espoir de le convaincre laisse glisser son discours sur « un fâcheux » (V.580) sujet, qui finit par les opposés radicalement et susciter en Hippolyte les sentiments de honte et de répulsion envers l’épouse de son père.
Après cette étape décisive de la confrontation verbale, suit celle de la confrontation physique matérialisée par l’épée d’Hippolyte. En effet, dans un élan de suicide « Voilà mon cœur…Frappe » (V.704-707), Phèdre dépossède son « ennemi » de son épée :
Phèdre :
Au défaut de ton bras, prête-moi ton épée.
Donne (V.710-711)
Phèdre arrache donc l’épée à son beau-fils dans le but de se donner la mort, suicide que sa confidente empêche en ultime ressort. Chose curieuse, c’est que la reine garde cette épée par devers elle. L’a-t-elle fait à dessein ou non ? Il est difficile de donner une réponse assez claire, vu l’atmosphère d’agitation dans laquelle les deux protagonistes se sont séparés. Dans tous les cas, l’acte de désarmement d’Hippolyte a une signification métaphorique qui est celle de la vulnérabilité, l’exposant indubitablement à la merci de ses deux ennemies.
Cette réalité est confirmée par le retour de Thésée qui ramène une seconde fois, au début de l’acte IV, l’épée sur la scène non pas pour la restituer à son propriétaire mais pour accuser Hippolyte et le condamner à mort. En fait, Œnone, pour couvrir les actions diaboliques de sa maîtresse accuse mensongèrement Hippolyte. Elle brandit à Thésée son épée, principale pièce à conviction qui convainc Thésée et accuse mortellement son fils :
Thésée :
Il fallait, en fuyant, ne pas abandonner
Le fer qui, dans ses mains, aide à te condamner,
Ou plutôt, il fallait, comblant ta perfidie,
Lui ravir tout d’un coup la parole et la vie (V.1083-1086)
Le parallélisme entre la scène de dépossession de l’épée d’Hippolyte (sa disparition) et la scène du retour de cette épée (sa réapparition), marque le moment décisif où aucune autre solution n’est possible pour réduire le fossé qui sépare tragiquement les deux personnages et par symétrie tous les autres personnages de la pièce.
Vraisemblablement, ce «fer» a été, dans Phèdre, l’instrument d’une double tragédie : après avoir confirmé l’impossible conciliation entre Phèdre et Hippolyte le fils de l’«étrangère», il condamne à mort ce dernier. Thésée maudit et bannit son fils, aveuglé par la colère et la haine. En réalité, l’épée, instrument de condamnation a scellé aussi le destin de tous les personnages par la mort physique (Phèdre, Œnone, Hippolyte) et par la mort morale (Thésée, Aricie, Théramène, Panope).
Au total, Racine pour peindre le danger du non-pardon dans sa pièce, a usé de toutes les ressources de l’art dramatique dont les parallélismes de rétorsion et la signification métaphorique de l’épée en sont les tragiques expressions. Issu d’un siècle (le XVIIe siècle) où la Morale était de rigueur, il est, à n’en point douter, que l’objectif primordial de ce dramaturge est non seulement d’emmener au discernement du bien et du mal, pour vaincre la dépendance au mal, mais aussi d’engager chacun à faire du respect des normes son cheval de bataille, par l’expérimentation de la dynamique cathartique et éthique du pardon.
III. DYNAMIQUE CATHARTIQUE ET ÉTHIQUE DU PARDON
Le pardon comme processus de réparation et de retour à la norme s’inscrit dans une dynamique de libération des pulsions et de la volonté de rétablir l’ordre pour une cohabitation pacifique. Cette dimension cathartique et éthique du pardon se révèle dans Phèdre, d’une part comme la dynamique d’une double libération de soi et de l’autre, d’autre part comme un principe de vivre ensemble et de paix.
L’effet cathartique de la tragédie n’est plus à démontrer tant il est sa sacro-sainte finalité comme le rappelle la doctrine aristotélicienne. Aristote dans sa Poétique[109] exige que la tragédie suscite la « terreur » et la « pitié ». Replacés dans le contexte du pardon, ces deux concepts traduisent fidèlement la vision de Racine du «vice» et de la « vertu » qui veut que dans ses tragédies :
« La vertu soit plus mise en jour…Les moindres fautes y sont sévèrement punies ; la seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime lui-même…Les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité »[110].
Cette nette opposition racinienne entre le vice et la vertu qui est également une figuration de l’opposition entre le non-pardon et le pardon nous instruit davantage sur le danger du non-pardon et de ses effets destructeurs non seulement sur celui qui ne veut pas pardonner mais aussi sur celui à qui l’on ne veut pas pardonner. S’installe donc, un système vicieux à piège dans lequel tous les protagonistes sont pris en otage jusqu’à leur anéantissement total, peu importe le temps, l’espace et l’ordre. Le non-pardon et la vengeance sont des jumeaux, comme le souligne bien Denis Jeffrey, au regard de leur fonctionnement si tant est que le premier a pour source de motivation et pour finalité la seconde :
« La vengeance est mimétique. Elle a un caractère contagieux. Laissée à elle-même, la vengeance n’a pas de fin. Un acte de vengeance peut toujours éventuellement provoquer un autre acte de vengeance. Aussi, toutes les raisons semblent bonnes pour se venger »[111]
Le roi Thésée dans Phèdre, a fait l’amère expérience de cette systématique contagion lorsqu’ayant découvert la vérité sur l’innocence de son fils, il s’écrie dans un lamento de douleur en reconnaissance d’avoir été aveuglé par son épouse Phèdre :
Thésée :
Ah ! Père infortuné !
Et c’est sur votre foi que je l’ai condamné ! (V.1619-1620)
Phèdre lui communique, en effet, sa haine morbide pour Hippolyte dont l’innocente mort en est le pathétique résultat. Cela démontre le cycle de violence qu’entretient le non-pardon et aussi le danger permanent auquel est exposé celui à qui le pardon est refusé. Assurément, le refus de pardonner est toujours suivi de regret et de désespoir comme le formule si bien le roi.
Thésée :
J’ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles
Et j’ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.
Ah ! De quel désespoir mes vœux seraient suivis ! (V.1485-1487)
Le revers pour le non-pardonné est le repli sur soi, accompagné d’une réaction d’auto défense et/ou de fuite. Celle d’Hippolyte face à la haine et l’hostilité de sa belle-mère et son père est de partir, fuir :
Hippolyte :
…Un lieu funeste et profané,
Où la vertu respire un air empoisonné ; (V.1359-1360)
Fuir ses «ennemis» (V.1388).
Dans tous les cas, rester et affronter ses ennemis ou leur échapper par la fuite, l’exil, n’a aucune issue heureuse car l’espace carcéral que construit le non-pardon n’acquiert de sens véritable qu’avec la présence des deux acteurs du conflit. La signification métaphorique d’un tel espace n’est autre que la mort. Mort physique pour Phèdre et Œnone, opposantes au pardon ; également pour Hippolyte, sujet du non-pardon. Mort morale pour Thésée, opposant au pardon par contagion et par cela même, adjuvant au non-pardon. Aricie rejoint le roi dans ce type de mort qui la ronge en tant que sujet du non-pardon.
Un tel schéma, traduisant la mort inexorable pour tous, vient battre en brèche la thèse des partisans du non-pardon et confère au pardon une double valeur injonctive : le pardon est à la fois nécessaire et non seulement vital pour soi mais aussi pour l’autre.
Une autre des justificatifs du caractère impératif du pardon peut être tirée d’un tout autre principe racinien, celui du «ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent…»[112] . Principe humaniste de réconciliation suggéré dans la préface de Phèdre et qui traduit de manière significative l’idée de la réciprocité libératrice du pardon, situant alors les uns et les autres sur leurs responsabilités civiles à la fois respectives et communes. Ainsi, si nous partons du postulat selon lequel personne n’est parfait et que chacun de nous a, au moins une fois dans son existence, fait du mal à son prochain, pardonner à l’autre revient à pardonner à soi-même d’abord, et reconnaître sa part de responsabilité dans les événements douloureux qui surviennent. C’est ensuite, manifester le désir et la volonté de changer cette situation anormale en situation normale. Enfin, c’est cesser de culpabiliser l’autre et lui donner la possibilité de faire sa propre introspection pour aller ensemble à la résolution de ne plus être pour l’un et pour l’autre un sujet d’achoppement, un instrument de mort.
Thésée, dans sa volonté de vaincre sa dépendance au non-pardon est passé par ces différentes étapes progressives de la purgation pour «expier» (V.1650) son aveuglement et ses erreurs. Par ses regrets et ses pleurs, il reconnaît que son fils Hippolyte serait encore en vie s’il n’avait pas été aveuglé par la haine de son épouse Phèdre.
Thésée :
Je le crois coupable, puisque vous l’accusez.
Son trépas à mes pleurs offre assez de matières,
Sans que j’aille chercher d’odieuses lumières,
Qui ne pouvant le rendre à ma juste douleur,
…
Tout semble m’élever contre mon injustice. (V.1600-1603 ; V.1609)
Thésée s’auto-accuse du malheur qui lui arrive et de la mort d’Hippolyte. Cette reconnaissance n’a d’égale que sa volonté irrévocable d’effacer ces douloureux moments en élevant son fils aux « honneurs qu’il a trop mérités » (V.1651).
Face à la perte des valeurs qui met en péril notre société, le pardon s’impose comme l’élément régulateur qui vient donner espoir en la possibilité d’une cohabitation effective et pacifique. C’est dans cet ordre d’idée que Montesquieu estimait qu’il n’est pas de république sans vertu. Le pardon en tant que vertu fondamentale qui distingue les Humains des animaux, devra s’exercer régulièrement pour matérialiser et préserver durablement la cohésion sociale, symbole de la république. Mais le pardon ne peut être effectif et salvateur sans un minimum d’éthique qui selon Kremmer-Marietti, préside à «la mise en distanciation de la conscience morale commune, de son bien et de ses vertus»[113]. Il est par conséquent urgent de redonner au pardon tout son sens pacifique et constructeur.
Thésée n’a pas pardonné à son fils Hippolyte pour la double offense dont ce dernier est l’auteur. La première offense, relative à l’accusation portée contre lui pour tentative d’atteinte à l’honneur de sa belle-mère, est un affront qu’un père blessé dans son amour propre n’a pu concéder à son fils. La deuxième concerne sa violation de la loi de son père qui interdit à Aricie de connaître les liens du mariage. Hippolyte, en déclarant à Aricie son amour, ensuite à son père son amour pour cette dernière et sa volonté de l’épouser s’insurge contre la prescription de son père qui a valeur de loi. Pour tout cela, il sera banni du royaume et condamné à une mort injuste.
Aricie, elle, non plus ne peut pardonner à Thésée pour son double meurtre. Thésée a fait massacrer toute la famille d’Aricie, dont le père fut le roi du royaume d’Athènes, qui est désormais sous son occupation. Aricie est donc en captivité chez le roi Thésée et interdite de se marier afin qu’aucune descendance d’elle ne prétende un jour au trône. L’autre faute est que Thésée est celui qui a condamné à mort son amant Hippolyte, celui-là qui devait lui rendre sa liberté et son royaume. Le roi est donc le symbole du double deuil d’Aricie et ne peut pour cela obtenir son pardon.
Ce schéma révèle une symétrie dans le conflit qui oppose ces deux personnages. D’une part, Aricie est le principal sujet des tourments du roi Thésée, la goutte d’eau qui fit déborder le vase meurtrier que Phèdre a fabriqué et qui a conduit Hippolyte à la mort. Dès lors, son crime sans égaler celui de Phèdre, le cache paradoxalement et apparaît comme l’objet de l’impardonnable. D’autre part, Thésée est celui qui rendit très tôt Aricie à la fois orpheline et veuve. Cet acharnement du roi contre elle ne peut que susciter en retour haine et vengeance. La dialectique de réciprocité dans la responsabilité criminelle est donc enclenchée pour les voir ne jamais s’accorder et condamner à des douleurs et vengeances éternelles.
Aussi, la décision salutaire de Thésée d’adopter Aricie, vient-elle à temps pour montrer la possibilité de surmonter la douleur du pardon et bien plus de pardonner malgré la douleur. En effet, ces deux rescapés du non-pardon n’ont en définitive aucunes autres solutions que de se pardonner l’un à l’autre, vivre ensemble et se redonner une éthique, qui n’est d’ailleurs pas figée et qui fait converger autour de ses principes fondamentaux un assez large consensus. Vivre ensemble ou du moins réapprendre à vivre ensemble c’est reconnaître le bien-fondé d’un ordre de valeur et la légitimité de la loi pour la justice, la tolérance et la paix. Cette valeur éthique du pardon, le roi Thésée se l’approprie dans Phèdre pour mettre en œuvre toutes ses implications juridique, sociale, politique et philosophique.
Au plan juridique, l’adoption d’Aricie par le roi Thésée abolit les condamnations, les lois érigées contre elle. L’abolition de son statut d’esclave et l’annulation de sa captivité lui restituent par ricochet, tous ses droits d’antan dus à son rang de princesse d’Athènes et plus encore, fait d’elle l’unique héritière à la succession au trône de celui qui était son ennemi. Par cet acte, Thésée vient mettre fin à la méthode de la guerre des vengeances interminables, annule les lois qui entretiennent les transgressions, en favorise de nouvelles qui apaisent les tensions, réduisent les menaces de conflits et donc de guerre. Il s’engage à respecter désormais leurs droits et les engagent, par la même occasion, dans le respect de leurs devoirs pour la sécurité et le bien-être de la société.
Au fondement de cette justice se trouve exposé le principe de la liberté pour tous qui s’exerce bien évidemment par la liberté des uns et des autres pour la liberté des uns pour les autres.
Au plan social, c’est la restitution de l’identité brouillée, l’identité masquée par les stéréotypes, les clichés. Thésée choisit, pour résoudre la crise identitaire provoquée par le non-pardon, de toucher au nœud gordien de l’affiliation, car il est en général le principal élément d’exclusion qui a déclenché le conflit meurtrier dans la pièce. En faisant désormais d’Aricie sa «fille» (v.1654), le roi redéfinit le lien qui existait entre eux. La relation maître-esclave qui justifiait leurs rapports de force se transforme en relation père-fille, signe de rapprochement et de volonté d’une coexistence pacifique. En outre, le désir de Thésée de reconstituer une nouvelle famille avec Aricie est l’expression d’une nouvelle vision du lien social confortée par, une nouvelle alliance basée non seulement sur l’amour filial mais surtout sur la confiance, l’entente et la fraternité.
Vivre en société exige la participation de toutes les intelligences dans un élan de fusion des potentialités et des forces agissantes à l’image des mailles d’une chaîne. La rupture d’une maille, que peut provoquer une exclusion, constitue un danger pour l’équilibre social et sa stabilité. Réduire les «écarts» sociaux voire les corriger définitivement est un défi à relever pour vivre dans la paix avec soi-même et avec l’autre.
Au plan politique, l’adoption d’Aricie par Thésée jette les bases de la réconciliation de deux peuples : d’une part, le peuple de Trézène et de la Grèce dont Thésée est le roi légitime, d’autre part le peuple d’Athènes qui reconnaît Aricie comme héritière légale de leur royaume. Cette réconciliation, qui découle du pardon, tient lieu d’union entre ces trois royaumes pour un avenir meilleur car au-delà, se trouve inscrit le Projet de paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden) (1795), d’Emmanuel Kant, cette «théorie contre la poursuite indéfinie de la guerre…pensée comme une paix contre la mort, au sens d’une paix contre le risque de la mort violente qui est nécessairement attaché à la guerre»[114]. La paix se justifie désormais comme une quête permanente, non plus seulement par et pour un peuple mais par et pour l’humanité toute entière afin de freiner durablement l’avancée de la guerre qui constitue une menace permanente.
Au plan philosophique, il s’agit de l’invalidation de la pratique immorale de la politique dans les États et entre les États qui se résume en termes de «politique de la guerre», entretenant la violation permanente des Droits Humains. Par le pardon, le roi Thésée met ainsi fin au règne de la haine, de l’égoïsme et de la méchanceté des personnages, qui ont exacerbé les tensions et entrainé la mort physique et morale des uns et des autres. Il oppose à cette pratique de la politique immorale, la «sagesse politique» kantienne et en fait un impératif tant pour lui-même que pour les autres, visant ainsi «la refondation de la politique en vue de la paix perpétuelle»[115]
Le pardon exemplaire de Thésée s’impose à nous tous comme un devoir, une prescription pour sauver notre Humanité qui a perdu tous ses repères. Ainsi, ‘’Pardonner l’impardonnable et l’imprescriptible’’ comme nous le suggère impérativement le titre de l’ouvrage de Jacques Derrida, est possible si la sagesse nous habite.
CONCLUSION
La pièce Phèdre apparaît véritablement comme le théâtre du pardon, dans lequel Racine déploie tout son arsenal dramaturgique pour en tracer le chemin. Le pardon racinien n’est pas l’expression onirique d’une utopie qui met en doute toutes les possibilités de sa réalisation. Certes, le contexte de naissance du pardon est déchirure, souffrance, douleur, frustration, mais force est de constater que son option conduit toujours à la guérison, à l’équilibre, à l’harmonie. C’est assurément cette voie qui mène à la libération et à la paix durable que Racine nous invite à emprunter car le pardon est certes un mal pour celui qui a souffert et continue de souffrir, mais il est nécessaire pour la guérison, le bien de celui qui prend cette option et également pour celui pour qui cette option est prise.
L’attitude de Thésée à la fin de la pièce est donc significative et constructive car, elle met en lumière la double libération que procure cet acte salvateur qu’est le pardon. En effet, en pardonnant, ce personnage archétype prend la décision exceptionnelle de sonner la fin du cycle de la haine et de la vengeance, de guérir et d’aider l’autre à guérir de ses sentiments destructeurs rétablissant ainsi l’ordre moral et la sécurité pour tous, un choix de vie inestimable.
C’est sans nul doute sa volonté sans cesse renouvelée de rebâtir du bon malgré la folie destructrice des Hommes et de donner espoir en un avenir meilleur qui fait la spécificité du théâtre racinien et au-delà, son humanisme.
En somme, la valeur intrinsèque du pardon est celle d’un geste qui sauve la vie. Et nous nous accordons avec Delumeau Jean pour dire que « dans nos vies individuelles et collectives, le pardon (qui n’est pas l’oubli) est un arc-en-ciel. Puisse-t-il prendre forme et briller encore longtemps sur notre terre »[116].
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KANT ET LA RÉCONCILIATION : LA NATURE HUMAINE À L´ÉPREUVE DE LA SOCIABILITÉ
Salif YEO
Université de Cocody-Abidjan (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Connaître ce qui détermine le comportement des hommes, est une nécessité pour la réconciliation. Celle-ci ne peut se faire, en effet, sans la prise en compte des caractéristiques naturelles de l´homme que sont la raison qui le rend sociable et l´amour instinctif de soi qui le pousse à l´insociabilité. C´est dire que la réconciliation est un défi. Il s´agit de réussir à concilier des libertés antagonistes notamment par le principe du respect réciproque établi par le droit et par la bonne volonté de chacun de mettre fin au conflit.
Mots-clés : Antagonisme, Droit, Instinct, Liberté, Raison, Sociabilité, Volonté.
ABSTRACT :
It is necessary about reconciliation, to know what determines human´s behavior. Reconciliation cannot be effective if we don´t consider human´s natural characteristics which are raison and instinctive himself love. The raison make human able to live in a society and instinctive himself love push him to unsociability. It means that reconciliation is a challenge. We must be able to match antagonist liberties in particular by the reciprocal respect principle make up by the law and by the good will of each citizen to end conflict.
Keywords : Antagonism, Instinct, Law, Liberty, Raison, Sociability, Will.
INTRODUCTION
C´est un constat que le tissu social ivoirien a été endommagé par les multiples crises sociopolitiques qui se sont succédées en Côte d´Ivoire, depuis un peu plus d´une décennie. Les relations sociales se sont distendues et une atmosphère malsaine s´est installée, entretenue par une méfiance et une suspicion généralisées les uns à l´égard des autres. Dans un tel contexte, tout projet de développement court fatalement le risque d´être annihilé par l´explosion d´une rancune mal contenue, en un conflit revanchard. L´exigence de réconcilier les Ivoiriens, en vue de conjurer le danger qui menace de désintégrer la nation toute entière, s´impose à tous les esprits qui aspirent légitimement à une vie paisible.
La réconciliation nationale est à comprendre, en Côte d´Ivoire, comme partout ailleurs, non comme une ruse politicienne visant à berner les adversaires, ni comme une tribune de règlement de comptes, mais comme une catharsis collective. Elle constitue un moyen d´expurger la société, de la débarrasser d´un trop plein de ressentiment auquel ne peut s´accommoder la coexistence pacifique. Le véritable enjeu de la réconciliation est la survie même de la Nation. Mais peut-on envisager une réconciliation profonde sans s´inspirer de la nature de l´homme qui en constitue à la fois l´actrice et la bénéficiaire ? Pour examiner cette préoccupation, nous nous proposons d´explorer l´anthropologie kantienne qui nous semble édifiante. Quelle analyse Kant fait-il de la nature humaine ? Et comment la réconciliation peut-elle être envisagée dans l´optique qui est la sienne ? Tel est l´objet de notre propos.
I. LA COURBURE NATURELLE DE L´HOMME OU LE DÉFI DE LA SOCIABILITÉ
L´anthropologie kantienne qui se présente, selon les termes de son auteur, comme une « anthropologie au point de vue pragmatique », considère que les hommes se caractérisent naturellement par leur insociable sociabilité. « L´insociable sociabilité des hommes, c´est-à-dire leur penchant à entrer en société, penchant lié toutefois à une répulsion générale à le faire, qui menace constamment de dissoudre cette société »[117]. Attraction et répulsion sont donc les forces opposées qui agitent les hommes les uns à l´égard des autres, qui font d´eux à la fois, les initiateurs et les déstabilisateurs de la société. On dira alors que les hommes veulent vivre en société, mais ils veulent en même temps être à l´écart de celle-ci. N´est-ce pas paradoxal ? La vérité est que, l´homme ainsi ballotté entre le penchant à la sociabilité et la tendance à l´insociabilité n´a pas encore manifesté une volonté quelconque. Il est agité, il n´agit pas encore. Sa volonté doit, à partir de ces pulsions contraires, se déterminer à agir dans un sens ou dans l´autre. Faut-il se livrer au commerce avec la société ou se replier sur soi pour s´isoler ? Telle est l´interrogation dilemmatique fondamentale qui engendre chez l´homme une attitude ambivalente à l´égard de la société.
Cette attitude ambivalente de l´homme à l´égard de la société est d´autant plus problématique qu´elle prend appui sur deux centres d´intérêts diamétralement opposés de sa personnalité.
« L´homme possède une inclination à s´associer parce que, dans un tel état, il se sent davantage homme, c´est-à-dire qu´il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer : en effet il trouve en même temps en lui ce caractère insociable qui le pousse à vouloir tout régler à sa guise »[118].
S´il est de la plus haute importance pour l´homme de vivre dans un contexte social qui constitue le cadre favorable au développement de toutes les dispositions de l´humanité qui sommeillent en lui, il n´est pas moins important aux yeux de cet être dont l´amour de soi est un devoir naturel, de faire prévaloir ses intérêts propres sur ceux des autres, ce qui s´appelle égoïsme. Or cette manifestation de l´égoïsme est source de conflits sociaux. Si chacun doit satisfaire ses besoins au détriment de ceux des autres, la paix n´est pas proche. C´est en se comportant de la sorte qu´on se fait des ennemis et qu´on se dresse les uns contre les autres.
La crise ivoirienne trouve ses racines dans ce regard introverti qui fait qu´on ignore royalement l´autre. Qu´elle soit considérée dans son aspect identitaire, sous l´angle du foncier rural ou du point de vue purement électoraliste, la crise qui agite la Côte d´Ivoire depuis plus d´une décennie, porte la marque de cette tendance naturelle de l´homme à se préoccuper exclusivement de ses intérêts propres. Si chacun savait se départir de son « moi » pour se placer du point de vue du « nous », le conflit qui oppose les ivoiriens aurait depuis longtemps connu un dénouement heureux. Mais dans la mesure où chacun campe sur une position qu´il considère comme absolue, il paraît impossible de se réconcilier. Le but essentiel de la réconciliation est d´amener chaque ivoirien à envisager l´humanité non du point de vue exclusif du « moi », mais plutôt du point de vue conciliateur du « nous ». La crise postélectorale qui a engendré en Côte d´Ivoire la constitution de deux grands camps antagonistes, a crée dans l´imaginaire des ivoiriens deux types d´humanités qui ne semblent pas se comprendre. Chaque camp revendique l´exclusivité de l´humanité que le camp opposé semble avoir perdu à ses yeux.
On retrouve ici l´état d´esprit qui a prévalu dans le système esclavagiste. Les esclavagistes s´attribuaient les droits de l´humanité qu´ils niaient dans la personne de l´esclave. Aussi l´esclavage paraissait-il normal à leurs yeux. Mais dans le regard effaré de l´esclave, se lisait, pour ceux des rares esprits qui n´étaient pas pris dans le tourbillon aveuglant de la pensée esclavagiste, une récurrente interrogation sur l´authenticité de l´humanité de leur bourreaux. Dans cette atmosphère pervertie par les sentiments hostiles des uns à l´égard des autres, les ivoiriens rechignent à s´engager dans un processus de réconciliation auquel ils ne semblent pas vraiment croire. Chacun se souvient en effet de l´échec du forum pour la réconciliation nationale initié en 2001 par les autorités politiques d´alors. On reproduit aujourd´hui les appréhensions qui ont résisté à la tentative antérieure de réconciliation. Au sujet de cette tentative infructueuse, Kouamé N´guessan expliquait fort à propos : « Faire admettre l´idée d´un forum pour la réconciliation nationale par tous les acteurs de la vie politique était déjà une gageure à tenir »[119]. Personne n´y croyait vraiment et personne n´y a mis du sien; aussi ce forum pour la réconciliation nationale a-t-il été un échec.
La cause principale de cet échec était cette divergence de points de vue due à l´aveuglement dans lequel les intérêts égoïstes tenaient chacun. Sortir de cet état d´aveuglement en privilégiant l´intérêt de la communauté politique à laquelle l´humanité en chacun de nous, doit son plein épanouissement, tel est le défi à relever pour s´inscrire dans la droite ligne de la réconciliation. Comment des individus dont la tendance naturelle face aux règles sociales est de s´isoler et de faire ce qui leur plaît, peuvent-ils faire société ? Toutes les difficultés de la vie sociale trouvent leur source dans cette tendance de l´homme de se soustraire aux contraintes sociales qui fondent la coexistence pacifique. Cette propension générale à l´insociabilité a fait dire à Kant que « le bois dont l´homme est fait est si courbe qu´on ne peut rien y tailler de tout à fait droit »[120]. Le rigorisme de la morale kantienne s´est heurté à une tendance foncière de l´homme à l´insociabilité due à sa courbure naturelle qui n´est rien d´autre que le repli sur soi. Philonenko faisait remarquer à juste titre que « lorsque Kant dit que l´homme est courbe, fait d´un bois courbe, il ne veut pas dire comme saint Augustin que l´homme regarde vers la terre et non vers le ciel, mais bien plutôt comme Luther, que l´homme retourne en soi-même »[121]. L´ampleur du contraste entre l´amour orienté vers la société et l´amour tourné vers soi, indique l´ampleur de l´effort de redressement que les hommes doivent s´imposer individuellement et collectivement pour parvenir au respect du principe de la coexistence pacifique.
Il faut toutefois faire une remarque dont on ne peut faire l´économie dans la pensée politique kantienne. La courbure naturelle de l´homme n´est pas perçue chez Kant comme un facteur négatif dans l´absolu et qu´il faut s´acharner à faire disparaître totalement. En effet, le conflit qu´elle engendre se présente paradoxalement comme un facteur impulsant l´esprit de concurrence nécessaire au redressement de l´homme. En se dressant les uns contre les autres, les hommes se redressent les uns les autres et tendent ainsi à réaliser ce que la raison leur prescrit dans leurs rapports sociaux, c´est-à-dire une conduite universalisable, une conduite conforme au droit. S´inspirant de la botanique, Kant propose une illustration de sa thèse de la courbure salutaire de la nature de l´homme :
« Ainsi, dans une forêt, les arbres, du fait même que chacun tente de ravir à l´autre l´air et le soleil, sont contraints réciproquement à chercher l´air et le soleil au-dessus d´eux, et de ce fait, ils poussent beaux et droits ; tandis qu´en liberté et séparés les uns des autres, ils lancent leurs branches comme il leur plaît et poussent rabougris, tordus et courbés »[122].
En faisant l´effort de surmonter les obstacles qu´ils constituent les uns pour les autres, les hommes se corrigent réciproquement et tendent ainsi vers un type d´homme plus sociable. Se dresser les uns en faces des autres comme des adversaires, ne constitue donc pas nécessairement un blocage à la vie en société. La résistance que constitue l´autre en face de moi se présente apparemment comme un obstacle à mon épanouissement. « Or c´est cette résistance qui réveille toutes les forces de l´homme, le portent à vaincre son penchant à la paresse et, à se frayer une place parmi ses compagnons qu´il ne peut souffrir mais dont il ne peut se passer »[123]. Le conflit n´est pas un mal absolu chez Kant. Cette idée, on le sait, sera reprise et amplifiée par Hegel pour qui le conflit est inscrit au fondement de tout processus de développement dans le monde des hommes, dans le monde tout court. Toute conscience humaine se pose en s´opposant aux autres. Toute conscience s´affirme par la négation de l´autre. C´est sur fond de crise que l´humanité se développe dans ma personne comme dans celle de l´autre. C´est également sur fond de conflit qu´est né le besoin de s´unir dans un contrat qui a pour vocation de mettre fin à l´état de belligérance, à en croire les philosophes du contrat. Le conflit est fondateur de la personnalité, de la société, de toute chose même, comme le proclamait Héraclite. La philosophie héraclitéenne a eu le mérite de sortir le conflit de l´ordre de la négativité pour l´inscrire dans celui de la positivité en faisant de lui la condition sine qua non du développement et de la croissance, de l´émancipation et de la maturation de toute chose.
Mais « si comme le dit Héraclite, polémos (la guerre, le conflit) est « père de toutes choses » et partant est constitutive de la cité, il reste que sous certaines conditions sociales, culturelles et politiques, le conflit dépasse les limites raisonnablement acceptables »[124]. S´il faut lui reconnaître des aspects positifs, il ne faut pas commettre l´erreur d´encenser le conflit outre mesure. Aucun État démocratique ne peut tolérer un conflit qui met à mal le fonctionnement normal de ses institutions. Lorsque le conflit prend des proportions telles, qu´il devient une menace pour la paix sociale, il doit être traité comme une gangrène dans un organisme. Il faut y remédier le plus rapidement possible avant que se produise l´irréparable. Or comment remédier à un mal dont le germe responsable, se trouve être intimement lié à la nature même du sujet qui en souffre ? Tenter de guérir l´homme de sa courbure congénitale responsable du conflit dont certaines manifestations sont souvent funestes, tels sont les termes dans lesquels s´exprime l´enjeu véritable de toute réconciliation.
La difficulté à redresser l´homme est d´autant plus grande que dans une société démocratique, ou qui prétend l´être, chaque homme doit être traité comme un citoyen à part entière. Dans la logique de la morale kantienne qui n´est pas séparable de sa politique, un citoyen est d´abord une personne, c´est-à-dire un être naturellement doté de raison, capable d´être raisonnable et digne de respect. Mais dans la mesure où il faut également mettre au compte de ses caractéristiques naturelles la tendance à se ménager en s´exceptant de l´emprise des contraintes sociales, on ne peut attendre du citoyen qu´il prenne spontanément le chemin de la coexistence pacifique. Si elle est sentie par tous les citoyens en tant qu´êtres raisonnables, comme une nécessité, la réconciliation est toutefois un processus difficile à entamer, et encore plus difficile à réaliser. Si le citoyen est cet être dont la nature est caractérisée par une tendance à l´insociabilité, à qui il faut reconnaître cependant des droits, autant dire le statut de personne libre, la réconciliation des citoyens doit être envisagée comme une tentative de conciliation de libertés antagonistes.
II. LA RÉCONCILIATION COMME CONCILIATION DE LIBERTÉS ANTAGONISTES
Affirmer avec Kant l´insociable sociabilité de la nature humaine, c´est admettre que la société des hommes est un lieu d´antagonismes, c´est-à-dire de confrontations d´opinions et de forces qui peuvent parfois dégénérer en affrontements. Une telle conception procède non pas d´une vision pessimiste de la société, mais plutôt d´une analyse du processus de réalisation de la liberté humaine. Kant analysant la conception judéo-chrétienne de l´histoire originelle du monde et de l´homme telle qu´elle est relatée dans la Sainte Bible, y fait observer deux moments bien distincts : le moment de l´action de Dieu et celui de l´action de l´homme. L´action de Dieu qui a consisté dans la création du monde et de l´homme s´est faite sans l´ombre d´aucun mal. Mais lorsque l´homme est entré en action, et qu´il a voulu affirmer sa liberté, le mal est apparu. C´est dire que l´histoire de la liberté et celle du mal sont liées. « L´histoire de la nature commence par le Bien, car elle est l´œuvre de Dieu ; l´histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l´œuvre de l´homme »[125]. Pour Kant, l´histoire de la liberté de l´homme ne peut échapper au mal, précisément parce que c´est l´homme qui en est l´agent, lui qui ne peut prétendre faire une œuvre parfaite.
Mais en faisant commencer l´histoire de la liberté l´homme par le mal, Kant n´est pas en train de légitimer la présence du mal au sein de la société, mais plutôt de mettre en évidence la nécessité de poser des garde-fous à l´exercice de la liberté humaine. Le constat de Kant est que, lorsque dans une société la force naturelle de l´intérêt personnel n´est pas maîtrisée, ou du moins positivement canalisée, les antagonismes y sont souvent dangereux. On comprend pourquoi il considère que « l´homme est un animal qui, lorsqu´il vit parmi d´autres individus de son espèce a besoin d´un maître, car il abuse à coup sûr de sa liberté à l´égard de ses semblables »[126]. L´abus de pouvoir ou de force étant inséparable de la préservation de l´intérêt personnel, il est illusoire pour chacun de prétendre vivre en harmonie avec les autres sans faire un effort de dépassement de soi. Mais dans la mesure où la lutte pour la satisfaction des intérêts personnels ne peut vraiment prendre fin, il faut se résoudre à concevoir la société humaine comme une confrontation perpétuelle d´intérêts divers, souvent divergents. Dans cette optique, tout effort visant à régler un conflit, tout effort de réconciliation est en fait un effort de conciliation de libertés antagonistes. Ce qui est une véritable gageure.
En effet, « si la réconciliation cherche à en finir avec les malheurs passés, il reste que les exigences contradictoires de paix et de respect du droit démocratique peuvent hypothéquer le processus »[127]. Cette remarque est tout à fait adaptée au processus de réconciliation en Côte d´Ivoire dans lequel l´exigence de paix et celle du respect du droit démocratique ne semblent pas faire bon ménage. D´un côté, la recherche de la paix semble conduire fatalement au non- respect du droit démocratique puisqu´on considère qu´il faut, au nom de la réconciliation, devoir renoncer à faire subir aux fauteurs de trouble la rigueur de la loi. Or, le respect du droit démocratique impose que ceux qui enfreignent la loi, en subissent tous également, la rigueur. Dans le cas contraire, on crée un antécédent qui risque de compliquer l´application du droit aux futurs contrevenants. De l´autre côté, s´il faut punir les déstabilisateurs de l´État suivant le droit démocratique, le risque de le faire de manière injuste laisse planer une menace de rupture sur le processus de réconciliation. Pour que la réconciliation ait lieu, il faut éviter de faire deux poids deux mesures. Lorsqu´on recherche la paix, et qu´en même temps on crée les conditions de sa mise en danger, on n´est pas sur le chemin de la réconciliation. Ce qui risque de faire blocage au processus de la réconciliation des ivoiriens, c´est le caractère irréductible de la démarcation entre ceux qui pensent qu´il faut tout pardonner et ceux qui considèrent qu´il faut appliquer la loi dans toute sa rigueur.
En tout état de cause, l´existence de ces deux conceptions opposées de la réconciliation, tout comme celle des comportements belliqueux, n´est pas un fait étranger à la société humaine. « Jamais on ne verra tous les membres d´une même cité animés des mêmes sentiments ; il y aura toujours parmi eux des hommes dépravés et coupables, des meurtriers, des voleurs, des banqueroutiers, des débauchés, des rebelles, des anarchistes, des envieux, des ambitieux qui troubleront de leurs cris discordants la commune harmonie »[128]. Il faut se faire à l´idée que la société humaine est un composé de libertés antagonistes qu´il s´agit de réussir à concilier pour qu´elle soient compossibles. Il n´y a pas de liberté si chacun est libre de faire ce qu´il veut. Quand les libertés individuelles sont aussi diverses que discordantes, il y a lieu de les limiter dans leur expression. La liberté ne peut être synonyme de libertinage ou d´anarchie. On est libre dans la stricte mesure où on accepte de limiter l´expression de sa liberté pour la rendre compatible avec celle des autres. « La liberté est la limitation de la liberté de chacun à la condition de pouvoir s´accorder avec la liberté d´autrui »[129].
Le processus de réconciliation en Côte d´Ivoire devrait donc permettre de faire admettre à chacun la nécessité d´une limitation de sa propension à tout rapporter à ses intérêts égoïstes. Si ceux qui pensent qu´on devrait gracier tous les coupables au nom de la réconciliation acceptent d´assouplir leur position, et si ceux qui sont attachés à l´application de la loi dans toute sa rigueur consentent à revoir leur position, il sera possible alors de trouver un compromis, une sortie de l´état de belligérance. La réconciliation est cette espèce de compromis qui permet de reconnaître et de dépasser son passé belliqueux pour s´inscrire dans la logique de la coexistence pacifique. Par la réconciliation, les antagonismes ne sont certes pas dissipés, mais ils sont ramenés à des proportions socialement supportables. On ne se réconcilie pas pour devenir uniforme, mais pour ramener les ardeurs de chacun en deçà du point de rupture du contrat social. L´uniformité au sens d´unanimisme n´est pas le but de la réconciliation. On ne peut réduire ici la diversité à l´unité puisque chaque personne humaine revendique une entière liberté d´opinion. « L´unanimité est donc impossible, il faut se contenter de la pluralité, il faut viser non à l´unité mais à l´union »[130]. Le pluralisme constitue une caractéristique fondamentale de la démocratie à laquelle aspirent à la fois les États et les individus.
Mais si elle ne peut uniformiser les opinions, la réconciliation est condamnée à réaliser deux objectifs intermédiaires fondamentaux : favoriser l´esprit de tolérance entre les citoyens et garantir à chacun, la sécurité de sa personne et de ses biens. Lorsque chaque citoyen s´est approprié l´esprit de tolérance, il est alors possible de dépasser les clivages politiques, religieux et ethniques. À travers l´esprit de tolérance qu´elle a pour vocation de cultiver parmi les hommes, « la réconciliation terrestre permet, à l´échelle communautaire ou nationale, de surmonter les divisions, de transcender la violence en recherchant les voies, les moyens de dominer les maux de la société, de procéder à une thérapie collective ainsi qu´à la réhabilitation de la citoyenneté »[131]. Si l´intolérance divise et dresse les gens, les uns contre les autres, la tolérance rapproche et favorise la concertation entre les hommes à qui elle permet de reconnaître le statut de citoyens. Conjurer les maux de la société et réhabiliter la citoyenneté pour chacun, tel est le défi que permet de relever l´esprit de tolérance.
Toutefois, pour que la tolérance soit exercée sans dommage pour les citoyens qui s´y appliquent, il est indispensable que des dispositions soient prises pour que les uns n´abusent pas de l´esprit de tolérance des autres. On trouve malheureusement parmi les hommes, des gens qui croient que les autres sont si naïfs et si inoffensifs qu´ils peuvent se permettre d´abuser impunément de leur esprit de tolérance. Il est nécessaire que de telles personnes soient fermement conduites à retrouver le bon sens qu´elles n´auraient pas dû perdre. Quand certains s´appliquent à la tolérance et que d´autres trouvent le malin plaisir d´en profiter pour donner libre cours à leurs pulsions insociables, il ne reste plus d´alternative autre que celle de la force de coercition. C´est en tenant compte de ce type de comportement déviationniste qu´on observe fréquemment chez l´homme, que Kant tire cette conclusion : « Il a donc besoin d´un maître qui brise sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté universellement valable, grâce à laquelle chacun puisse être libre »[132].
S´il est nécessaire de réussir la réconciliation comme cela apparaît de toute évidence aujourd´hui en Côte d´Ivoire, alors il faut admettre qu´il s´agit de concilier des libertés individuelles et collectives fondamentalement antagonistes, et donc de faire en sorte que leurs divergences, qui ne peuvent être totalement dissipées, ne dégénèrent en conflits fratricides. Réussir la réconciliation, c´est réussir à contenir les antagonismes sociaux dans les limites du raisonnable, ce qui nécessite à la fois une bonne dose de tolérance encouragée par la garantie pour chacun d´être protégé contre les abus de ceux qui confondent esprit de tolérance et esprit de faiblesse. On le voit, la réconciliation n´est possible qu´entre des personnes qui se respectent réciproquement et qui par conséquent ne sont pas malveillantes les unes à l´égard des autres. Or, s´il relève de la morale, le respect réciproque s´exprime objectivement et concrètement au sein de l´État à travers la loi. Les droits et les devoirs que la loi définit pour chaque citoyen sont l´expression même du principe de réciprocité dans les rapports sociaux. C´est dire que la réconciliation passe par l´application du principe de réciprocité manifesté à travers les droits et devoirs du citoyen.
III. LA RÉCONCILIATION PAR LA RÉCIPROCITÉ DES DROITS ET DES DEVOIRS
Si je ne m´engage pas à respecter le contrat qui me lie à autrui, je n´ai aucune raison valable d´exiger qu´il le respecte à son tour. La vie en communauté est en danger chaque fois que quelqu´un croit pouvoir se soustraire aux principes qui le lient aux autres. La réconciliation consiste dans la reconnaissance réciproque des droits de chacun et dans l´accomplissement par chacun, des devoirs qui lui incombent à l´égard de l´autre. Le droit joue un rôle déterminant dans la coexistence pacifique des libertés individuelles et collectives. Pour Kant, « le droit est la limitation de la liberté de chacun à la condition de pouvoir s´accorder avec la liberté d´autrui, dans la mesure où la liberté est possible d´après une loi universelle »[133]. De ce point de vue, l´observation du droit s´impose à chaque citoyen et à chaque groupe constitué impliqué dans l´état de belligérance. La réconciliation passe par le droit qui constitue la base objective et neutre sur laquelle peut et doit se fonder le processus de la réconciliation.
Ni la force ni la ruse ne peuvent régler durablement un conflit : la première parce qu´elle ne fait que préparer un nouveau conflit et la seconde, parce qu´elle échoue chaque fois qu´elle est dévoilée. Au sujet de la violence dont l´usage est très fréquent dans l´histoire de l´humanité, Kant affiche sa désapprobation de manière sentencieuse : « La raison du haut de son trône, qui est la source de toute législation morale, condamne absolument la guerre comme voie de droit »[134]. Si la sortie de l´état de belligérance ne doit pas être une simple vue de l´esprit, il faut admettre que la réconciliation doit prendre appui sur le droit. On se condamne à une interminable tergiversation lorsqu´on croit pouvoir se passer du droit dans le règlement d´un conflit. Si le droit n´a pas droit au chapitre dans la réconciliation, il est à craindre qu´il n´ait pas non plus droit au chapitre dans la vie sociale post-réconciliation. Les antécédents qui procèdent de la mise entre parenthèses du droit, à un moment de l´histoire d´une nation, sont toujours porteurs des germes de conflits futurs. La thérapie qu´est la réconciliation ne peut être efficace si le droit est congédié dans son processus d´effectuation.
Qu´on médite à ce sujet, cette réflexion de Roland Marchal qui nous paraît applicable au conflit ivoirien : « Lorsque les armes ne peuvent trancher le destin d´un conflit, lorsque les pressions diplomatiques révèlent leurs limites et que les divisions de la communauté internationale sont trop profondes, le détour par le droit peut alors fournir le premier moment d´un nouveau dispositif politique de traitement du conflit »[135]. La réconciliation des ivoiriens ne peut faire l´économie d´un « détour par le droit » du fait de la complexité et de la diversité des causes de la discorde politique et sociale. Les questions de l´identité, de l´éligibilité du président de la république et du foncier rural qui sont souvent pointées du doigt ne peuvent trouver une solution véritable sans une incursion dans le domaine du droit. Le législateur ivoirien a un rôle actif à jouer en vue d´un apaisement significatif dans les relations entre communautés allogènes et allochtones, la justice ivoirienne aussi. Il faut légiférer certes pour corriger les textes de loi qui le méritent et pour combler les vides juridiques, mais il faut également lutter pour l´application effective de la loi.
La lutte contre l´impunité constitue, aux yeux de la communauté internationale, un facteur essentiel de l´apaisement des tensions sociales et du sentiment d´injustice qui les alimente. Pourtant, il semble que « si la lutte contre l´impunité est jugée par les grandes puissances et les Nations unies comme une pression efficace pour faire cesser les violations des droits de l´homme, l´entendement des populations les plus concernées est souvent plus ambigu »[136]. On se surprend parfois à penser que l´application du droit dans toute sa rigueur est la cause même des dissensions au sein de la société. Pour être de tel parti dont quelque membre subit la rigueur de la loi, on se sent blessé dans sa fibre militante et on crie au scandale. La réaction n´est pas étrangère à la nature humaine. Seulement, il faut prendre garde de sombrer dans un jugement trop partisan, coupable par conséquent d´une vision stéréotypée et étriquée de la réalité politique et sociale. De quelque bord politique qu´on soit, l´impunité ou son apologie est contre-productive eu égard aux objectifs de la réconciliation.
C’est le lieu de souligner toute l´importance du principe de réciprocité dans l’application des prescriptions du droit. Pour que le sentiment d´une réconciliation vraie soit partagé par toutes les parties impliquées dans le processus, il est indispensable que le principe de réciprocité soit appliqué dans les relations des uns avec les autres. L´état de belligérance cesse d´exister de lui-même lorsque les conditions de sa mise à mort son créées. Et ces conditions sont précisément résumées dans le principe de la réciprocité dans l´observation du droit de chacun et de chaque parti. Lorsqu´on revendique un droit pour soi ainsi que pour les militants de son bord politique, il faut avoir l´honnêteté de reconnaître ce même droit à ceux d´en face. Et quand on use du droit de dénoncer l´injustice commise par les autres, on ne devrait pas s´émouvoir outre mesure lorsque les autres usent du même droit.
L´appropriation de ce principe simple qui est le signe évident d´un esprit équilibré et mature, produit immanquablement un climat social apaisé. En même temps que j´ai le droit de revendiquer mes droit, j´ai le devoir de contribuer à la réalisation des droits des autres. La réciprocité des droits et des devoirs, parce qu´elle constitue le fondement même de la démocratie et de l´État de droit, finit toujours par avoir raison des hostilités les plus fortes. Les armes juridiques ont parfois une efficacité insoupçonnée. Arnaud Martin nous en donne une belle illustration à travers l´exemple des peuples d´Amérique Latine : « Envisager la coexistence pacifique des anciens ennemis d´hier, non seulement des forces politiques antagonistes, mais aussi des bourreaux et de leurs victimes, semblait non seulement hasardeux, mais totalement irréaliste. Aussi parut-il indispensable de recourir à des outils juridiques et politiques destinés à assurer les conditions d´une pacification des sociétés latino-américaines rendant possible une démocratisation effective et durable »[137].
Si donc l´observation du droit conduit à la réconciliation grâce au principe de la réciprocité des droits et des devoirs, il y a lieu, pour l´État de Côte d´Ivoire de mettre un point d´honneur à organiser le système du droit de manière conséquente. Malgré l´insociable sociabilité de l´homme, Kant était convaincu qu´un agencement harmonieux des lois et institutions pouvait produire une coexistence pacifique des libertés antagonistes. Pour lui, il est possible de vivre en bonne intelligence avec ses concitoyens, tout dépend de l´organisation de l´arsenal juridique et institutionnel mis en place au sein de l´État. « Aussi suffit-il pour la bonne organisation de l´État de combiner entre elles les forces humaines, de telles sorte que l´une arrête les effets désastreux des autres ou les annihile elles-mêmes, si bien que le résultat satisfait la raison »[138]. Le droit étant l´organisation des rapports de forces au sein de la société, il suffit de mettre en place une bonne organisation juridique pour que les forces socio-politiques se limitent ou se neutralisent mutuellement et engendrent une coexistence pacifique.
Mais bien des difficultés jonchent le chemin vers la coexistence pacifique ainsi envisagée. La mise en place même d´une structure juridique capable d´amener les forces politiques à se neutraliser, est déjà une difficulté majeure. On sait que les principes de l´État de droit et de la démocratie comme la séparation des pouvoirs et le pluralisme politique y concourent. Mais y contribue aussi, un bon dosage juridique du fonctionnement des formations syndicales, des Organisations Non Gouvernementales (ONG) et de la presse dans toutes ses composantes. En tout état de cause, la coexistence pacifique tient également au brassage savamment orchestré entre forces gouvernementales et forces de la société civile sur la base du principe de la réciprocité des droits et devoirs. Que le droit soit un adjuvant indispensable de la réconciliation, on ne peut raisonnablement le contester. Ce qui peut faire l´objet de contestation, c´est la manière dont le droit lui-même a été établi.
En effet le droit qui peut valablement fonder un processus de réconciliation doit avoir été établi suivant des procédures démocratiques de sorte qu´il ne soit que l´expression de la volonté générale. Un tel droit crée nécessairement le cadre idéal dans lequel peuvent s´accorder et s´épanouir les libertés naturellement antagonistes des hommes. C´est pourquoi Kant considère que « le droit est l´ensemble des conditions sous lesquelles l´arbitre de l´un peut être uni à l´arbitre de l´autre selon une loi universelle de la liberté »[139]. Quand elle est établie suivant les procédures démocratiques, et appliquée selon les exigences de l´État de droit, la loi constitue un puissant facteur de réconciliation. Seulement, il faut faire observer que la seule existence d´un droit dont la légitimité est établie ne peut conduire à la réconciliation. C´est ici le lieu de rappeler, suivant la conception kantienne que nous partageons, que la nature humaine est à la fois raisonnable et égoïste, ce qui autorise à affirmer que l´obéissance aux lois de la société n´est pas spontanée chez l´homme. « Quoiqu´il souhaite, en tant que créature raisonnable, une loi qui pose des limites à la liberté de tous, son inclination animale égoïste le conduit cependant à s´en excepter lui-même quand il le peut »[140]. Pour que le droit produise la coexistence pacifique, il faut encore que les belligérants soient de bonne foi, animés d´une bonne volonté. La bonne volonté de sortir de l´état de belligérance est une condition indispensable de la réconciliation.
IV. LA BONNE VOLONTÉ, CONDITION INDISPENSABLE DE LA RÉCONCILIATION
Tout processus de réconciliation commence, se déroule et s´achève dans la concertation. Comment rapprocher des positions tranchées et concilier les antagonismes sociaux sans favoriser la concertation et la discussion entre les partis ou les individus en présence ? La communication constitue un facteur essentiel dans le processus de la réconciliation. Or une analyse globale du sort de la communication révèle « des pays africains, davantage marqués par le déficit d´écoute, de dialogue constructif et de concertation positive »[141]. Remarquons que ce n´est pas l´inexistence mais la mauvaise qualité de la communication qui est reprochée ici aux pays africains. Sans doute, dans le règlement des conflits en Afrique, l´écoute est pratiquée mais elle est déficitaire, le dialogue est suscité mais il n´est pas constructif, la concertation est initiée mais elle n´est pas positive. C´est dire que les processus de réconciliation échouent en Afrique, à quelques exceptions près, parce que la communication entre les belligérants n´a pas pu se faire dans de bonnes conditions. Si les antagonismes génèrent des conflits qui perdurent en Afrique, ce n´est pas faute d´avoir tenter une réconciliation ; c´est bien souvent la bonne volonté qui a fait défaut.
La bonne volonté tient une place de choix dans l´édifice de la morale kantienne mais aussi dans la nomenclature de sa philosophie politique. Rien de bien ne peut être entrepris et réussi sans une bonne volonté. C´est la bonne volonté qui donne une valeur morale et politique positive à tout ce que nous pouvons considérer comme qualités humaines. « L´intelligence, le courage, la décision, la persévérance dans les desseins, sont sans doute à bien des égards choses bonnes et désirables ; mais ces dons de la nature peuvent devenir aussi extrêmement mauvais et funestes si la volonté qui doit en faire usage, n´est point bonne »[142]. Tous les atouts de la nature humaine peuvent être utilisés pour nuire et pour détruire. Une seule chose permet de les utiliser de manière bienveillante et constructive : la bonne volonté. Elle ennoblit les sentiments et donne aux valeurs humaines leur caractère sain.
C´est aussi la bonne volonté qui donne une bonne orientation aux actions et aux projets de l´homme d´État, de l´homme fortuné, deux types de personnes facilement accessibles à la démesure. « Le pouvoir, la richesse, la considération (…) engendrent une confiance en soi qui souvent aussi se convertit en présomption, dès qu´il n´y a pas une bonne volonté pour redresser et tourner vers des fins universelles l´influence que ces avantages ont sur l´âme »[143]. Dès que l´on jouit de quelque position privilégiée, le risque de perdre la tête et de se perdre soi-même est grand. Si dans ces conditions, la volonté qui initie les actions et projets n´est pas bonne, toutes les entreprises virent au cauchemar, à la désillusion. Ce que Kant désigne par le concept de bonne volonté, c´est cette disposition de l´homme en tant qu´être raisonnable, d´agir par devoir. Le devoir constitue chez Kant l´exigence raisonnable par excellence, celle qui confère aux actions de l´homme la vraie valeur morale qu´elles requièrent. Il n´y a qu´une seule manière d´agir qui rend l´homme vraiment digne de l´humanité qu´il incarne, c´est d´agir par devoir, autrement dit, avec une volonté bonne, une volonté qui n´est pas sous l´emprise des intérêts égoïstes. Pour Kant, c´est à la seule condition d´être mû par une volonté bonne que l´homme peut légitimement espérer être heureux. « La bonne volonté paraît constituer la condition indispensable même de ce qui nous rend digne d´être heureux »[144]. Si, au lieu de faire l´effort d´agir par devoir, les citoyens d´un État se laissent entrainer par leur concupiscence, la discorde viendra y élire domicile et le bonheur s´en éloignera fatalement.
Dans la logique de Kant, personne ne peut prétendre être heureux s´il ne fait preuve de bonne volonté dans ses actions et dans ses initiatives. Cette manière kantienne de penser constitue une véritable invite à investir de la bonne volonté dans tout ce que nous entreprenons. Et il est souhaitable que les ivoiriens soient sensibles à cette invite car ce faisant, une entreprise comme la réconciliation nationale, à laquelle la bonne volonté est indispensable, aura des chances d´aboutir. Si les ivoiriens sont tous animés de bonne volonté, la réconciliation ne court pas le risque d´être dévoyée par quelques esprits malins favorables au maintien de l´état de belligérance. Si tous les partis et tous les citoyens s´investissent de bonne foi dans le processus de réconciliation nationale, il n´y a pas de raison qu´on n´y parvienne pas. Cela est d´autant plus vrai que la bonne volonté n´est pas un simple vœu mais un ferme engagement à agir pour atteindre l´objectif visé. « La bonne volonté (je comprends par là, à vrai dire, non pas quelque chose comme un simple vœu, mais l´appel à tous les moyens dont nous pouvons disposer) »[145]. Quand la volonté est bonne, les moyens d´agir ne lui manquent guère et le succès est à portée de main. Faire preuve de bonne volonté, tel est l´effort que chaque parti et chaque citoyen doit faire pour que l´on parviennent à se réconcilier véritablement en Côte d´Ivoire.
Faire l´effort de sortir de la logique des sentiments belliqueux et de la torture morale et physique qu´engendrent les animosités, est de toute évidence, la voie de la sagesse. On ne peut raisonnablement s´engager dans la voie opposée puisque chacun a fait en lui-même ou à travers un proche, à un moment ou à un autre, l´amer expérience des tourments que génèrent de tels sentiments. Si l´on se connaît vraiment soi-même comme le recommandait Socrate, si chacun se sait homme comme les autres, et par conséquent accessible aux conséquences de notre inconséquence individuelle et collective, il est à parier que tous les protagonistes de la crise ivoirienne calmeront les ardeurs qui les poussent à l´extrême et dépasseront leur rivalités pour s´engager de bonne foi dans un processus de réconciliation vraie. « Se connaître soi-même est une condition essentielle pour pouvoir, lorsque le travail de réconciliation s´avère nécessaire, prendre le recul indispensable envers soi et envers les autres »[146]. On ne peut comprendre les autres qu´à travers soi-même, à travers son expérience personnelle.
Mais au fond, c´est cela la sagesse. Être capable de comprendre les autres à travers l´expérience qu´on a de soi-même. Sans cette double capacité de prendre conscience de ce qu´on est et de se transporter dans l´autre, pour le comprendre comme un autre moi, il n´y a pas de sagesse, et il n´y a pas non plus de coexistence pacifique. Or dans un État, toute prétention au bonheur passe par la paix qui s´y trouve. « Il n´est donc pas possible, si l´on n´est pas sage et bon, d´être heureux »[147] dans un État, à moins d´être porté vers ce « bonheur » solitaire et paranoïaque qui est d´autant plus intense que le malheur se répand autour de lui. On ne peut pas ériger en norme ce qui détruit toute norme. Un bonheur corrosif n´en est pas vraiment un. C´est pourquoi le vrai patriotisme est celui qui construit et non celui qui détruit. On ne peut pas prétendre aimer son pays alors qu´on n´est pas capable de s´engager avec une bonne volonté à réconcilier ses filles et ses fils. « Quel est le vrai patriote qui n´appelle pas de tous ses vœux la paix, qui ne travaille pas de toutes ses forces à l´amener, et qui ne bénirait pas du fond de son cœur le jour qui la verrait enfin reparaître au milieu de nous pour ne plus nous quitter ? »[148].
L´attitude naturelle d´un bon patriote est d´être sensible aux initiatives qui ont pour but de fédérer toutes les forces vives de la nation. Chaque patriote devrait donc investir sa bonne volonté dans le processus nationale de réconciliation qui, ainsi soutenu, ne peut manquer son but, à savoir le retour à la paix et partant au développement. Si chacun n´a pas pu avoir le mérite de prendre personnellement l´initiative de la réconciliation nationale parce qu´elle incombe au politique, personne ne devait manquer celui de s´inscrire dans son processus d´effectuation en s´y engageant avec une bonne volonté. L´une des manifestations de cet engagement consiste dans le fait de remplacer le langage de la violence et de l´invective par le discours de la raison. Valoriser le discours conciliant et montrer le ridicule et l´absurdité de celui de l´affrontement, est une manière efficace d´engager sa bonne volonté dans le processus de réconciliation. Dans cette logique de l´apaisement des esprits, la gente féminine devrait pouvoir s´illustrer positivement. « Quel homme barbare pourrait résister à la voix de l´honneur et de la raison dans la bouche d´une tendre épouse ? »[149].
Mais l´un des défis les plus éclatants de la bonne volonté des partis et des citoyens engagés dans le processus de réconciliation en Côte d´Ivoire reste et restera l´organisation réussie des élections présidentielles. On sait que les élections présidentielles ont toujours constitués un moment où les processus de consolidation ou de reconstitution du tissu social ont été mis à rude épreuve. Si le forum de la réconciliation des années 2000 n´a pas atteint le résultat attendu, c´est en grande partie parce que la légitimité de l´élection de celui qui en avait pris l´initiative était contestée. C´est dans cet esprit qu´il faut comprendre l´analyse de ce chercheur ivoirien qui stipule que « dans l´hypothèse où les élections se seraient déroulées dans de bonnes conditions, avec un vainqueur incontesté, le chemin de la réconciliation aurait sans aucun doute connu moins d´obstacles »[150]. La bonne volonté à investir dans la réconciliation s´exprime aussi à travers l´acceptation du verdict des urnes, et par conséquent de la légitimité du président élu. Le climat social n´en sera que plus apaisé. Que chaque parti politique et chaque citoyen doivent afficher une bonne volonté pour donner la chance au processus de réconciliation nationale d´aboutir à une coexistence pacifique effective et durable, c´est une exigence qui ne peut être éludée.
CONCLUSION
Si réconcilier c´est rapprocher des hommes auxquels il faut reconnaître la liberté comme une caractéristique essentielle, il faut s´armer de l´idée que la réconciliation est une véritable gageure. Il s´agit en effet de tenter un rapprochement entre des êtres que la nature a doté de facultés qui parfois se contrarient : la raison qui le rend sociable et l´égoïsme, l´instinct par lequel chaque individu a tendance à se ménager lui-même et à se séparer ainsi des autres. La réconciliation apparaît alors comme une tentative de conciliation de libertés antagonistes. Partagés entre deux forces opposées, les hommes se trouvent ainsi fatalement réduits à devoir manifester parfois de l´hostilité les uns à l´égard des autres, ce qui engendre des conflits. Mais ils sont en même temps tenus, du fait de leur caractère raisonnable, de contenir leurs antagonismes dans les limites du tolérable.
Or ce devoir de contenir les ardeurs destructives des uns et des autres exige un respect réciproque qui doit s´exprimer à travers les droits et devoirs de chacun tels qu´ils sont définis démocratiquement par la loi. Le rôle du droit est ainsi déterminant dans la mise en œuvre de la réconciliation. Encore faut-il que chaque protagoniste de la crise ivoirienne accepte de s´engager dans la réconciliation avec une bonne volonté. La bonne volonté qui conditionne le succès de toutes les entreprises humaines, doit être au fondement de la réconciliation nationale. Chaque parti politique doit se l´approprier, chaque citoyen également. La dignité de la personne humaine que nous revendiquons chacun pour soi, ne peut être reconnue par les autres que si nous comprenons tous que nos différences ne doivent pas nous amener fatalement à nous entredéchirer. Quand on veut se réconcilier, on ne peut se permettre d´ignorer royalement « le constat indiscutable de l´anthropologie : sans distinction, pas de relations ; sans relations ; pas de vie, pas d´humanité »[151].
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CONTRIBUTION DU JUDÉO-CHRISTIANISME À LA MODERNITÉ DÉMOCRATIQUE : UNE SÉCULARISATION DE L’ÉVANGILE DU CHRIST AU PLAN SOCIO-POLITIQUE
Eustache Roger Koffi ADANHOUNME
Département de Philosophie Université d’Abomey-Calavi (Bénin)
RÉSUMÉ :
Le fait religieux fonde et ressource en permanence le lien social ; il est le système constitutif de la stabilité de l’entité collective sociale. Cette thèse récurrente est fortement corroborée par l’expérience singulière de la proposition judéo-chrétienne qui, à travers les périodes axiales du déploiement de sa logique interne d’autonomisation du monde par rapport au divin, du séculier par rapport au religieux, travaille à la parturition de la modernité démocratique. Ce processus de sécularisation consiste à un transfert au sein de la sphère du temporo-politique, des contenus, des schémas et des modèles élaborés dans le champ religieux du judéo-christianisme, bref des valeurs porteuses d’une conception nouvelle de l’individu et de l’universel dans l’histoire des hommes.
Mots-clés : Christianisme, Démocratie, Égalité, Liberté, Personne humaine, Religion, Sécularisation, Universalité.
ABSTRACT :
The religions foundation permanently feeds the social link and contributes to the stability of the social entity. Such a recurring argument or contention is backed up by the Judeo-Christian unique experience, which expressed the autonomisation of the secular world in relation to religion and gave birth to what came to be known as the democratic modernity, which brought about a transfer of the values likely to help conceive of a new type of individual and of the universal in the human history.
Key-words : Christianity, Democratic, Equality, Freedom, Human person, Religion, Secularization, Universality.
INTRODUCTION
Les sciences sociales et humaines ont le plus souvent cristallisé leur attention sur les religions. Même si le phénomène religieux semble avoir perdu en modernité son rôle normatif, l’anthropologie considère les religions comme matrices du social[152]. Quant à la sociologie de la religion, elle évoque la persistance et la transformation du fait religieux en conditions de modernité avancée[153].
Au-delà de certaines controverses très marquées sur le caractère régressif du fait religieux, une constante s’impose à savoir que le religieux est constitutif de la stabilité de l’entité collective sociale. C’est à cette conclusion que les recherches sociologico-anthropologiques récentes ont abouti. Cette constante se corrobore avec l’expérience singulière de la proposition judéo-chrétienne qui grâce au processus de sécularisation[154] mené à travers les périodes axiales de son expression, parfois même en l’encontre de la volonté délibérée de ses instances institutionnelles et magistérielles, est apparue au regard d’esprits avertis parfois même atypiques, comme la matrice de la modernité démocratique.
Cette réflexion entend donc d’abord présenter le religieux comme constitutif de la stabilité de l’entité collective sociale. Elle s’emploiera ensuite à faire ressortir l’expérience singulière du judéo-christianisme, ”religion de la sortie du religieux” qui à travers les périodes axiales de son expression travaille à accoucher de la modernité démocratique. Enfin la section consacrée à la nouvelle conception de l’individu et de l’universel comme apport décisif du christianisme à cette modernité socio-politique viendra y mettre un terme.
I. DU RELIGIEUX COMME CONSTITUTIF DE LA STABILITÉ DE L’ENTITÉ COLLECTIVÉ SOCIALE. APPROCHE SOCIOLOGICO-ANTHROPOLOGIQUE DE LA RELIGION
Le fait religieux a été l’objet d’analyses pluridisciplinaires avec en particulier un intérêt manifeste voire un primat des approches relevant des sciences humaines et sociales. Contrairement aux penseurs démystificateurs des Lumières, aux maîtres du soupçon, l’anthropologie dès le départ s’est employée à mettre en évidence les origines religieuses de la culture humaine, la valeur sociale du phénomène religieux[155]. Castoriadis évoquait au sujet de la démocratie athénienne cette auto-institution de la société attique à prendre appui sur des lois faites par elle-même et pour elle-même[156].
Mais il y a à souligner en accord avec Fustel de Coulanges cet ancrage fondamentalement religieux des sociétés antiques. C’est dire que l’auto-fondation de la société par la volonté souveraine de ses membres ne suffit pas à elle seule à rendre compte de la cohésion et de pérennité du corps social sous-tendu par un ciment d’ordre symbolique d’essence religieuse. L’espace public ne peut tenir en dehors de l’apport fondamental du religieux qui selon Valadier se ramène à la sortie de la « pensée rationaliste de l’identité »[157]. Fustel de Coulanges analyse la religion romaine en montrant qu’il ne s’agit pas d’un appareil répressif créé par l’État, encore moins d’une force extérieure dont, à l’inverse, l’État serait le point ou l’instrument. Il identifie plutôt la religion à un principe consubstantiel à l’État lui-même. L’Etat était une communauté religieuse. Il est erroné de considérer la religion des anciens comme une imposture, une mascarade sociale et pour ainsi dire une comédie. Il se refuse alors à s’inscrire dans la logique des considérations de Montesquieu au sujet de la religion comprise comme un instrument d’utilité publique. Selon Coulanges, la religion n’a jamais été assujettie à l’État mais il faut plutôt admettre le contraire dans la cité antique : À Rome, comme à Sparte et à Athènes, l’Etat était asservi à la religion.[158] La religion étant moins l’affaire de dogmes que de pratiques collectives, le culte est la forme première du lien social. On faisait intervenir les dieux dans tout acte de la vie publique, à l’assemblée, au sénat, au tribunal, à l’armée[159]. Il explique le processus par lequel la religion établit d’abord le droit domestique et le gouvernement de la gens, ensuite les lois civiles et le gouvernement municipal. Il explique que les premiers codes furent des recueils de rites en même temps que des prescriptions législatives. La participation du citoyen au culte lui conférait ses droits civils et politiques[160]. Fustel montre que toute l’organisation de la cité antique à tous les niveaux est originairement religieuse. Cette découverte de l’historien français à l’analyse à allure anthropologique, n’est pas isolée et ne se limite pas au monde gréco-romain. D’autres disciplines relevant essentiellement des sciences sociales et humaines accumulent indépendamment les unes des autres, des données convergentes qui reviennent à reconnaître que l’organisation religieuse des sociétés humaines est à l’origine de toutes les autres institutions.
C’est dans cette dynamique de reconnaissance de la centralité des phénomènes religieux que se situe Benjamin Constant pour qui la religion est indispensable tant à la citoyenneté qu’à la défense de la cité libre voire au perfectionnement de l’espèce humaine et à l’invention de libertés nouvelles[161], spécifiques à la modernité et auxquelles va sa prédilection. Ces libertés s’expriment en termes de garanties accordées par les institutions en vue de la sécurité dans les jouissances privées, bref « la liberté de participation » des modernes par opposition à la « liberté d’autonomie »[162] des anciens.
Il s’agit en fait des libertés politiques qui ne sont rien d’autre que les droits individuels et sociaux. La liberté est d’essence individuelle dans la mesure où elle est le triomphe de l’individualité sur l’autorité du despote mais aussi sur la majorité des masses réclamant le droit d’asservir la minorité, bref le triomphe de l’individualité sur toutes formes d’absolutisme.
Cette place de choix accordée à l’individu au sein de l’état libéral « minimalitaire » est le propre de la société issue de la sécularisation du judéo-christianisme. Constant distingue à ce propos le « sentiment religieux » des « formes religieuses » que sont les dogmes et les pratiques des différentes religions. Il entend par « sentiment religieux » qu’il lie directement au libéralisme, le sens de l’infini qui est en l’homme. Il est universel, présent non seulement dans les différentes confessions chrétiennes, mais aussi dans nombre de religions non chrétiennes, en particulier dans le paganisme grec. Ce qu’apporte substantiellement le christianisme à ce sentiment religieux est la place première qu’y occupent l’éthique de la charité et le sens du progrès et de la perfectibilité humaine. Il ne serait pas difficile de prouver qu’il est incontestablement question là d’une transcription abstraite et sécularisée de l’eschatologie biblique[163].
Les travaux de Comte qui s’inscrivent eux aussi dans cette perspective anthropologico-sociologique renforcent et précisent cette thèse de la prééminence des phénomènes religieux au sein des sociétés humaines. La « loi des trois états » qui culmine en l’état scientifique (ou positif), par l’intermédiaire de l’état métaphysique (ou abstrait), montre que l’état théologique constitue, au sens fort du terme, l’enfance de l’humanité, bref qu’il est nécessaire à la formation des collectivités humaines. La religion assure par ailleurs le fonctionnement et la stabilité des sociétés une fois constituées[164]. Comte qui théorise le social proclame un nouveau culte et fait de la religion le couronnement de la philosophie et le point d’aboutissement de son projet de régénérescence des sociétés humaines.
Durkheim montre avec élégance que c’est le socle religieux qui fonde le lien social. Au sein des hommes, la vie religieuse serait le système générateur et peut-être aussi le noyau constitutif de toute entité collective stable. En dehors de la religion, la société se réduirait à un agrégat erratique d’individus ou de groupuscules. Il accrédite cette thèse dès la fondation, en 1898, de l’Année Sociologique. Il se refuse à comprendre les différentes représentations du monde, les diverses conceptions philosophiques sur l’âme, l’immortalité et la vie en dehors des croyances religieuses qui en ont été les formes premières[165]. Durkheim va donc réitérer la même idée dans son dernier ouvrage, montrant que « les formes élémentaires de la vie religieuse» sont aussi des structures élémentaires de la vie sociale. Il conclut sans ambages : « On peut donc dire, en résumé, que presque toutes les grandes institutions sociales sont nées de la religion »[166] Bref, à l’analyse de Durkheim, la religion est la matrice du lien social, elle a cimenté les formes élémentaires de la vie sociale et a contribué à la genèse de toutes les grandes institutions. Il paraît donc difficile voire impossible au social de s’en émanciper totalement. Durkheim pense que la sortie du religieux n’est pas une nouvelle norme, mais plutôt une anomalie passagère dans la mesure où des formes religieuses épuisées, disparaissent pour être remplacées par d’autres. Le social a horreur du vide religieux[167].
On ne peut donc pas continuer de percevoir la religion à la manière d’une certaine philosophie des Lumières qui l’identifie à une fiction, à une imposture à laquelle les esprits éclairés doivent s’en prendre pour l’anéantir ou comme le reflet de domination d’une classe sur une autre au sein de la société et un moyen secondaire en vue du renforcement de ladite domination. Cette thèse marxiste conçoit le monde religieux non plus comme une réalité propre ou une simple fiction, mais comme une illusion nécessaire dont la disparition exigera un « long et douloureux développement » des sociétés humaines. Qu’on le veuille ou non, la fiction religieuse revêt un caractère de nécessité constitutive de la stabilité collective sociale.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la voix discordante de Rousseau au sein de ce siècle tumultueux lorsqu’il ajoute in extremis au Contrat social l’important chapitre consacré à la « religion civile », « la pure et simple religion de l’Evangile » ; bref le vrai christianisme qui peut fournir un fondement à la société envisagée dans le cadre contractualiste. La « religion civile » doit renforcer la fidélité à la partie, l’amour pour son devoir, et contient des engagements particuliers comme la sainteté du contrat social et les lois du pays[168]. Cette religion totalement extérieure entend garantir, à la manière de l’antiquité affectée d’une religion nationale, l’unité du corps politique, de l’obéissance ou de la fidélité des citoyens aux lois de la cité. La religion civile comme notion matrice de la sécularisation des conceptions religieuses appelées à dessiner le lien social va tout au long du XIXe siècle, animer les tentatives de bâtir des « nouveaux christianismes » ou de nouvelles religions plus ou moins éloignées de la forme originelle ; bref des religions renouvelées ou perfectionnées, dépouillées d’un certain dégoût ou mépris, pour la matière, la sensibilité[169].
La postérité à travers d’éminentes voix en philosophie reconnaît bon gré mal gré, une place éminente aux phénomènes religieux. Avant le nihilisme, l’idéalisme allemand avait soumis la révélation judéo-chrétienne et la tradition dogmatique à un processus de sécularisation à la double dimension morale et métaphysique. Une dimension morale qui prend en otage ce que Ferry dénomme la « religion de la sortie du religieux »[170] pour en extraire l’éthique laïque des droits de l’homme. Cette dimension de la sécularisation aux ressources essentiellement kantiennes, consiste en la reformulation des valeurs chrétiennes de manière à ce que celles-ci conviennent à une pensée laïque voire agnostique ou athée caractéristique de cette époque de remise en question systématique du théologico-éthique[171]. Une sécularisation au plan métaphysique avec un panel de figures emblématiques comme Fichte, Schelling, Schleiermacher et Hegel autour de la pensée fondatrice kantienne. Il s’agit en somme d’une problématique religieuse sécularisée de la réconciliation entre l’homme et l’Absolu, une entreprise de rationalisation des contenus de la religion chrétienne par l’entremise exclusive des seuls outils de la raison et non plus de la révélation.
Contrairement à Marx qui relègue le religieux au rang de superstructure, tout en lui reconnaissant une fonction propre, l’idéalisme allemand à travers Hegel[172] et d’autres éminentes voies en philosophie comme Nietzsche[173] attribuent aux forces religieuses, et plus particulièrement au christianisme, la genèse même du monde moderne.
II. DU CHRISTIANISME COMME MATRICE DE LA MODERNITÉ DÉMOCRATIQUE
Au regard du processus de sécularisation mené par l’idéalisme hégélien, il est revenu au christianisme, d’avoir le premier conçu les hommes comme étant également des individus libres, pourvus de valeur infinie, objets et buts de l’amour de Dieu[174].
En exposant les rapports qui fondent l’unité de l’Etat, de la religion et de la philosophie, Hegel élabore une philosophie de la religion à caractère fondamentalement christocentrique. Il estime que toutes les religions convergent vers le christianisme, la « religion absolue ». Il lui oppose en effet les autres expressions historiques de la religion, dites déterminées ou particulières (religion de la nature et religion de l’art), qui ne sont que les moments particuliers du développement de la conscience religieuse. Aussi la religion trouve-t-elle son essence dès le moment où elle s’entend comme religion révélée ou religion manifeste. Le christianisme, vérité de l’attitude culturelle religieuse en tant qu’elle place celle-ci en son statut effectif, trouve dans la Réforme son effectuation authentique[175].
Les Réformes protestantes menées au sein des nations germaniques vont rendre effective la liberté d’abord comme liberté abstraite, subjective en revenant au principe de l’unité de la conscience morale religieuse et de la conscience morale éthique du christianisme, principe que le catholicisme avait corrompu. Hegel accuse en effet le catholicisme d’être responsable de la corruption de l’existence de la religion « en existence sensible et en renversement de la vie politique»[176]. À l’opposé de la religion chrétienne en général où Dieu est en esprit et en vérité, « dans la religion catholique, cet esprit est dans son effectivité rigoureusement contraire à l’esprit conscient de lui-même »[177]. D’où la stigmatisation des rites mêmes de cette religion telle que l’hostie, posant Dieu comme chose extérieure offerte à l’adoration. La religion catholique rompt ainsi l’unité de la conscience morale éthique. Bref, Hegel y dénonce le principe de non – liberté, avec ses institutions fondées sur la non- liberté, l’injustice, la corruption des mœurs et la barbarie.
« Ce sont seulement les nations germaniques qui, dans le christianisme, se sont élevées les premières à la conscience de cette vérité que l’homme en tant qu’homme est libre, que la liberté de l’esprit constitue sa nature la plus propre ».[178] Ce que le christianisme avait seulement effectué dans l’élément symbolique de la représentation intuitive, l’histoire du monde occidental le réalise de manière effective, l’accomplit dans les mœurs (die Sitten) et les institutions à partir des périodes décisives de la Réforme et de la Révolution française. Les institutions temporelles ne vont donc se modeler que peu à peu à l’image de ce principe d’abord purement religieux. Aussi le dernier mot n’appartient-il pas à la religion, l’expression du divin dans l’élément de la conscience d’un sujet, dans une intériorité à travers des représentations. Hegel montre à ce propos que le travail historique aboutit à l’Etat moderne ; tout s’accomplit dans l’avènement de ce dernier à qui revient de réaliser, d’incarner la fonction spirituelle que jouait autrefois la religion et ceci dans une vision totalisante de l’histoire.
Bref, au regard de l’analyse hégélienne, l’avènement de l’état moderne s’inscrit dans la dynamique des contenus religieux chrétiens menée par la Reforme protestante qui a mué en effectivité politique la liberté abstraite, subjective. Il reviendra à la philosophie hégélienne d’achever, dans tous les sens du terme, l’œuvre du christianisme. La vérité religieuse lui apparaît seulement comme l’expression provisoire des vérités plus hautes et n’avait plus de raison d’être une fois atteinte la rationalité politique et philosophique.
Quant à Nietzsche, il n’analyse pas le religieux en termes de degré de conscience mais de rapports de force. Contrairement à Hegel, le christianisme lui paraît moins le chantre de la liberté que celui de l’égalité.
Il interprète la modernité démocratique en termes d’héritage du mouvement chrétien, et plus particulièrement de la Réforme luthérienne : « Le mouvement démocratique est l’héritier du mouvement chrétien».[179] Un processus de désenchantement du monde amorcé par le christianisme en proclamant l’idée d’une égale dignité des individus, le postulat des droits égaux pour tous, bref l’égalité ontologique des âmes en face de Dieu.
Il perçoit à ce propos le lien consubstantiel entre la démocratie et l’individualisme selon l’acceptation moderne de la « passion » pour l’égalité, l’envie, caractéristique de la société démocratique. L’individualisme et l’exigence de droits égaux sont les deux traits qui caractérisent les européens modernes[180]. L’égalitarisme comme trait typique du goût démocratique est aussi appelé ressentiment contre la grandeur. Cet égalitarisme moderne à l’encontre duquel il s’en prend, entretient la solidarité du ressentiment des incultes.
La dynamique religieuse n’est plus pour lui ascensionnelle, mais régressive. Elle demeure plus que jamais le principal facteur de toutes les grandes mutations culturelles. L’histoire des religions donne son impulsion et son style à toute l’histoire de l’humanité. Renversement de plus en plus complet des forces réactives sur les forces actives.
La pertinence des propos de Nietzsche revient à reconnaître que le monde moderne a été façonné par le christianisme. Au regard de cette analyse la modernité démocratique est indéchiffrable en dehors de la référence aux valeurs chrétiennes qui en constituent les soubassements, même si ceux qui en sont tributaires feignent de les ignorer ou de les renier. Nietzsche combat les « libres penseurs » qui ne comprennent pas que les « idées modernes » dont ils sont les zélateurs, ne sont rien d’autres que des idées chrétiennes vulgarisées, n’ayant même plus le garde-fou de la tutelle ecclésiastique. Il aurait pu faire sien ce célèbre mot de Chesterton : « Le monde moderne est envahi de vieilles vertus chrétiennes devenues folles»[181].
Tout en pourfendant le renversement des valeurs accompli par le judaïsme et le christianisme, il paraît infiniment plus dur à l’égard de leurs adversaires, les « braillards antisémites », qu’il déteste par-dessus tout. Il se fait l’avocat des vertus morales intellectuelles du peuple juif.[182] A l’encontre de la « Jacquerie de l’esprit » que constitue le protestantisme, il fait un éloge vibrant de l’Église, « institution plus noble que l’État».[183]
« Qui de nous voudrait être libre penseur si l’Eglise n’existait pas ? L’Eglise nous répugne, mais non pas son poison… Mettez de côté l’Eglise, et nous aimerons aussi le poison».[184]
Au regard de son analyse, la Réforme luthérienne constitue une étape décisive dans l’avènement de l’individualisme moderne. La Réforme préfigure le Révolution française, le «soulèvement populaire » des « braves gens». Il revient le plus souvent sur l’importance considérable de la Réforme luthérienne dans le processus de sécularisation du théologique. Luther réhabilite l’activité laïque dans le monde et de fait amorce l’essor de l’«éthique protestante » et la révolution des esprits. Ce processus substitue à l’homo hierarchicus l’homo œconomicus ou homo aequalis, dans un mouvement irrésistible de démocratisation de l’Europe.
L’œuvre de Nietzsche considère la morale chrétienne comme une morale de bêtes de troupeau, une morale de décadents et d’esclaves qui sacralisent les valeurs de la médiocrité, qui enseigne que les hommes sont égaux devant Dieu et partant égaux en droits à ses semblables[185].
Cette morale chrétienne du troupeau sera sécularisée dans la démocratie et à travers le socialisme, l’anarchisme, le nationalisme, l’antisémitisme qui ne sont que des succédanés du christianisme dans la mesure où les idoles, prolongement de l’instinct démocratique, sont les fruits pervers d’un désenchantement du monde substituant à l’ordre hiérarchique l’indifférenciation égalitaire.
Cette critique exacerbée voire obsessionnelle du christianisme se renforce avec l’hostilité féroce de Nietzsche à l’encontre du modernisme, de l’instinct démocratique destiné selon lui au nivellement esclavagiste, à l’abrutissement maximal. Dans sa critique de la culture moderne, il éprouve de la peine à anticiper sur l’évaluation de la postérité humaine à l’encontre de ce grégarisme politique égalitariste, ressentiment des incultes contre la grandeur en cours d’avènement : « Quelle ne sera pas la répugnance des générations futures quand elles auront à s’occuper de l’héritage de cette période où ce n’étaient pas les hommes vivants qui gouvernaient, mais des semblants d’hommes, interprètes de l’opinion »[186].
L’originalité de Nietzsche revient à ce propos à établir la relation conceptuelle entre le christianisme et la démocratie. Le mouvement démocratique est une consécration socio-politique du mouvement égalitariste chrétien. Autant il fustige le christianisme, autant il y décèle le ferment qui possibilise et actualise ce qui fait la spécificité de cette modernité, à savoir la démocratie. Le christianisme et en particulier le protestantisme revêt donc une double facette de négativité mais aussi de positivité se ramenant à cette dernière, à l’interprétation de ladite modernité démocratique comme l’expression socio-politique voire l’actualisation, l’effectuation de la morale chrétienne. C’est à ce niveau qu’on peut aussi saluer l’intuition de génie de Nietzsche qui sur ce point se rapproche beaucoup de l’analyse de Tocqueville au sujet de ce processus d’« égalitarisation des conditions» imputable au christianisme[187]. Tocqueville qui a pu écrire que la démocratie accomplit le christianisme, souligne que, par son mode de recrutement, l’institution ecclésiale a contribué de manière décisive à l’avènement d’une société égalitaire :
« Le clergé ouvre ses rangs à tous, au pauvre et au riche, au roturier et au seigneur ; l’égalité commence à pénétrer par l’Eglise au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf dans un éternel esclavage se place comme prêtre au milieu des nobles, et va souvent s’asseoir au-dessus des rois ».[188]
Au début du siècle Chesterton stigmatise l’amnésie des paradigmes qui portent la modernité oublieuse de sa filiation chrétienne à travers ses différentes déclinaisons catholique, orthodoxe, protestante, mystique, sacerdotale et prophétique :
« Tout dans le monde moderne est d’origine chrétienne, tout, même ce qui nous paraît le plus antichrétien. La Révolution française est d’origine chrétienne. Le journal est d’origine chrétienne. La science physique est d’origine chrétienne. Les attaques contre le Christianisme sont d’origine chrétienne. Il y a une seule chose, une seule existant de nos jours, dont on puisse dire en toute vérité qu’elle est d’origine païenne, et c’est le Christianisme».[189]
Carl Schmitt va inscrire ces références paradigmatiques chrétiennes dans la perspective de la sécularisation. Dans sa Théologie politique écrite au milieu de l’agitation de la République de Weimar, en comparant le domaine politique à la sphère religieuse, en général montre comment des concepts théologiques s’appliquent à la théorie de l’État et en particulier montre que les concepts centraux de la politique moderne proviennent d’anciens concepts théologiques[190].
Sécularisation du christianisme sur le triple plan moral, politique et métaphysique menée parfois sous la tutelle de l’orthodoxie magistérielle dès l’époque médiévale y compris celle de l’antiquité tardive, mais aussi souvent en dehors du garde-fou de la tutelle ecclésiastique, au sein de la philosophie, en particulier par l’idéalisme allemand piqué par la fibre d’autonomie.
Qu’apporte fondamentalement à la modernité socio-politique le christianisme par l’entremise de la révélation évangélique et de la tradition dogmatique subséquente sinon qu’une conception nouvelle de l’individu et de l’universel[191] dans l’histoire des hommes ?
III. DE LA NOUVELLE CONCEPTION DE L’INDIVIDU ET DE L’UNIVERSEL COMME APPORT DÉCISIF DU CHRISTIANISME À LA MODERNITÉ SOCIO-POLITIQUE
La révélation judéo-chrétienne et la tradition dogmatique dans son ensemble sont porteuses d’une conception nouvelle de l’individu[192] et de son rapport à l’altérité humaine mais aussi à la divinité. Les valeurs chrétiennes façonnent l’histoire des hommes en opérant une radicale révolution dans l’acception du statut de la personne humaine qui à terme permet l’émergence du concept des droits de l’homme. Cette pensée socio-politique de promotion de la personne humaine convie entre autres à la quête permanente de l’égalité de nature et des droits entre tous les êtres humains, de la liberté des enfants de Dieu et la recherche de la justice sur terre et du bien commun.
Nul doute que le christianisme façonne une nouvelle conception de l’universel voire la naissance de l’universel dans l’histoire des hommes en dehors de l’ornière des catégories de l’antiquité grecque assujettie à l’époque aux principes de discrimination de toutes sortes.
Il est vrai que la pensée grecque a, de manière indéniable, admis le principe d’universalité mais elle n’était pas en mesure de le convertir, de le muer en effectivité socio-politique. L’universalité des grecs est restée engoncée dans l’ordre des possibles, le champ idyllique des idées à la manière de l’ensemble des mythes hellènes. Par contre le christianisme pense l’universalité en lui conférant les moyens de son effectuation qui en somme se résument en l’agapê, l’amour venant se substituer à toute hiérarchie sociale. La constante intellectuelle devient une réalité socio-politique. Il opère de la sorte un bouleversement radical au sein des valeurs du monde antique et comme va le souligner avec justesse Tocqueville à travers son herméneutique du processus d’égalitarisation des conditions en cours dans l’Amérique démocratique de l’époque, le christianisme bouleverse de fond en comble l’ordre social en recrutant des prêtres partout et dans tous les milieux. À ce propos on oublie aussi souvent qu’il met aussi en scène, pour la première fois, des femmes ordinaires identifiées et nommées.[193] Sans rien renier à l’élection première, Saint Paul confronté au débat inéluctable de sa judéité à l’heure de la création nouvelle, entreprend une réflexion décisive sur le destin du christianisme, à savoir l’ouverture au monde des gentils, c’est-à-dire l’ouverture à l’universel, comprise dès lors par l’apôtre comme le seul gage de la sauvegarde de la diversité des origines, de la spécificité des charismes et des fonctions diverses au sein de la catholicité. De la sorte la communion des esprits devient non seulement un modèle de vie collective ouverte à l’universel, pensé « selon le tout » vraiment catholique mais surtout une épiphanie de l’agapê au caractère absolu et transcendant.[194] À la lumière du christianisme théorisé par Saint Paul, l’amour qui supplante toute autre réalité est le principe qui concrétise l’universel.
Ce qui spécifie l’Occident, c’est cette valorisation de l’altérité, cet attachement viscéral à l’universel découvert par les grecs au plan intellectuel mais révélé et mué en effectivité socio-politique grâce à l’agapê au plan religieux par le salut chrétien. Ce choix par l’Europe de l’universel qui se rêve volontiers trait d’union entre les peuples en dépit de l’épreuve cauchemardesque des faits, s’est décliné dans l’antiquité au plan politique par la citoyenneté romaine portée haut par la pax romana, au plan éthico-philosophique par la morale stoïcienne, au plan du savoir par la science moderne, par le droit naturel et l’autonomie du politique en ce qui concerne le politico-religieux, l’autonomie de la raison individuelle au plan des convictions et par la démocratie représentative comme forme de gouvernement.[195] Un rapport tout à fait singulier à l’universel qui, en proie au désarroi de l’affaiblissement de l’état-nation, de l’effondrement des utopies et de la crise de crédibilité des institutions, accule au repli identitaire[196].
L’universalisme occidental se ressource aussi dans le millénarisme chrétien[197] caractérisé non plus par l’idée d’une histoire cyclique à la manière du monde antique mais plutôt linéaire, habitée par l’idée du progrès. Cette idée modifie le rapport au monde qui ne saurait donc plus apparaître comme un éternel retour, une mascarade, une imposture. Cette nouvelle perspective plébiscite de la sorte l’idée selon laquelle l’homme est convié voire investi à travers ses actions de co-création à pourvoir le monde de sens ou plutôt carrément à l’en dépouiller. L’existentialisme sartrien qui se ressource aussi à la fontaine de la pensée de Kierkegaard identifiera l’homme à l’être par qui les valeurs viennent au monde.
La dérive totalitaire s’opère par le passage de la transcendance chrétienne du royaume à l’immanence du progrès. C’est à ce niveau, semble-t-il, au regard de certaines analyses pointues, situer les filiations entre christianisme et totalitarisme avec l’universel comme matrice. Les deux grands totalitarismes du XXème siècle, chacun à sa mesure s’est efforcé de détruire le christianisme dans ses valeurs en s’associant parfois avec les instances religieuses. Le monde moderne est porté par l’espace mental d’un christianisme laïcisé nourri des principes valeurs des Béatitudes évangéliques. Dans un débat avec Habermas, Benoît XVI s’en prend à cette modernité construite sur un ancrage kantien pour en définitive proposer une reprise, un élargissement de ladite modernité à inscrire dorénavant dans une perspective aristotélicienne à connotation thomiste voire scolastique. Au regard du magistère de l’Eglise, le malheur de la modernité politique serait donc de méconnaître les racines évangéliques de l’état d’esprit démocratique. Il s’en prend à cette falsification de l’histoire en stigmatisant l’absence de mention explicite des sources évangéliques dans la constitution de l’Union européenne.
CONCLUSION
Au terme de cette réflexion nous pouvons retenir que la modernité démocratique n’est pas déchiffrable en dehors du processus de sécularisation des valeurs du judéo-christianisme qui met en place un nouveau régime d’autonomie de la société, de prise en charge de la société par elle-même et de facto du politique comme auto-fondation, auto-institution de la société. Un christianisme qui en fait travaille au déploiement de sa logique interne d’autonomisation du monde par rapport au divin, de séculier par rapport au religieux, du temporel par rapport au spirituel, c’est-à-dire la séparation affirmée entre le spirituel et le temporel, y compris le temporo-politique. Cette thèse revient à reconnaître un transfert dans la sphère séculière des contenus, des schèmes et des modèles élaborés dans le champ religieux du judéo-christianisme. Elle doit néanmoins se garder de se confondre avec la méprise délétère défendue par Huntington[198] qui, en reprenant l’argumentation de Lipset au sujet de l’incompatibilité structurelle entre religions non-chrétiennes, en l’occurrence l’Islam et la démocratie, affirme l’incompatibilité démocratique des religions non-chrétiennes du fait de la primauté du groupe sur l’individu. Tout en défendant la singularité historique de la proposition judéo-chrétienne dans son alliance réussie avec l’utopie antique hellène, cette thèse à connotation tautologique de l’incompatibilité structurelle de certaines religions avec la démocratie se servant des critères relevant de l’imaginaire politique occidental, donc chrétien paraît très discutable à maints égards. Au-delà de l’expérience singulière de la sécularisation du judéo-christianisme, la vie religieuse est apparue au regard de nombreux travaux anthropologico-sociologiques comme le système générateur et peut-être aussi le noyau constitutif de la stabilité de toute entité collective, bref comme la matrice du socio-politique.
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LE PARDON OU LA PART DU DON
Roseline Taki KOUASSI Epouse EZOUA
Université de Cocody-Abidjan (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Les relations humaines quotidiennes entre voisins, compagnons de travail, compatriotes, sont souvent marquées par la violence, la vengeance, l’amertume et le ressentiment. Les hommes qui ne manquent pas de s’offenser mutuellement sont prisonniers de leurs rancunes nées des blessures issues de leurs rapports. Or, envisager de tendre la main à celui qui nous a offensé, dans un esprit de pardon et d’amour, permet de développer une culture du dépassement de soi et de la tolérance. Le don dans le pardon a l’espoir de susciter la transformation de l’autre hostile, le retour et le développement de bonnes dispositions en vue d’un véritable vivre ensemble. Seule l’œuvre du pardon peut déconstruire totalement le désir de vengeance et préserver le vivre ensemble.
Mots-clés : Offense, Vengeance, Justice, Réconciliation, Pardon, Don, Amour, Humanité.
ABSTRACT :
Daily human relations between neighbors, co-workers, fellow, are often marked by violence, revenge, bitterness and resentment. Men who do not fail to offend each other are prisoners of their grievances arising from their injury reports. Or, consider reaching out to those who have offended us, in a spirit of forgiveness and love, can develop a culture of self-transcendence and tolerance. The gift in the hope of forgiveness generates the transformation of another hostile return and the development of good provisions for a real live together. Only the work of forgiveness can completely deconstruct revenge and preserve living together.
Keywords: Offense, Vengeance, Justice, Reconciliation, Forgiveness, Gift, Love, Humanity.
INTRODUCTION
Les sociétés humaines, depuis des décennies, voire des siècles, se caractérisent par des actes de toutes sortes tendant à mettre à mal les relations interpersonnelles. Les abominations de tous genres qu’a connues le vingtième siècle ne semblent pas épargner le siècle nouveau. Les hommes, en effet, par leurs actions quotidiennes, volontairement ou involontairement, altèrent leurs rapports avec les autres. La méchanceté, les injures, la haine, le vol, le viol, le cocufiage, le déni de l’humain prenant souvent la forme de génocide, ont conduit des hommes et des femmes à payer d’une inutile douleur, certains cédant leur vie, d’autres marqués à vie de l’indélébile horreur, cruelle, interminable. Les victimes des tels actes, à bon droit, se sentent blessées, humiliées, offensées.
Or, la réponse instinctive à l’offense est la violence. La faute commise du fait de sa violence engendre une réponse de même type. Une telle violence risque fort de se nourrir de la haine et de se justifier en invoquant le droit de se défendre ou de se faire justice. D’un mot, toute blessure, légère ou profonde, génère le désir de vengeance. Il y a cependant une autre sorte de réponse à l’offense. Elle en appelle à la justice qui se conçoit comme une réponse raisonnable et concrète, visant à la réparation ou à la compensation du dommage causé par l’offense. Toutefois, la force du droit est à elle seule incapable d’éradiquer la violence puisqu’elle en fait usage ; seule peut la désarmer la renonciation de l’offensé à son droit.
Dès lors, s’il est vrai que devant les crimes immenses commis lors de génocides ou dans les camps d’extermination, le pardon perd sa pertinence – ce qui, d’ailleurs, a fait dire à Vladimir Jankélévitch que « le pardon est mort dans les camps de la mort »[199] – il y a que contre le remords qui emprisonne le coupable dans le passé irréversible, contre la rancune qui enferme la victime dans la même fatalité, surgissent la possibilité du repentir et l’éventualité du pardon qui défont les nœuds du passé.C’est dire qu’il est libérateur de prendre conscience de ce que nous ne sommes pas condamnés à être des victimes de notre passé et de ce que nous pouvons apprendre de nouvelles façons de réagir. Nous pouvons donc franchir un pas de plus : celui du pardon.
Pour qu’il y ait pardon, il faut, bien sûr, qu’une faute ait été commise, qu’un tort ou une offense aient été faits à autrui. Paul Ricœur le dit clairement lorsqu’il écrit ceci : « Il ne peut en effet y avoir pardon que là où l’on peut accuser quelqu’un, le présumer ou le déclarer coupable. Et l’on ne peut accuser que des actes imputables à un agent qui se tient pour leur auteur véritable. En d’autres termes, l’imputabilité est cette capacité, cette attitude, en vertu de laquelle, des actions peuvent être mises au compte de quelqu’un. »[200] Mais le pardon ne s’arrête pas à cette imputabilité. Il renvoie, selon son étymologie latine perdonare, à l’idée de faire grâce, de laisser la vie sauve, d’un mot, de donner à quelqu’un sa faute, sa dette.
C’est sans doute à Hannah Arendt que l’on doit l’affirmationla plus déterminée en faveur du pardon commel’une des conditions de l’agir humain. « C’est Jésus de Nazareth, écrit-elle, qui découvrit le rôle du pardon dans le domaine des affaires humaines. Qu’il ait fait cette découverte dans un contexte religieux, qu’il l’ait exprimée dans un langage religieux, ce n’est pas une raison pour le prendre moins au sérieux en un sens strictement laïc »[201]. Ainsi, selon Hannah Arendt, Jésus enseigne que le pardon est au pouvoir des hommes et qu’ils sont en effet appelés à se pardonner mutuellement. Prenant appui sur cet enseignement évangélique, Arendt montre la place nécessaire du pardon à cause même de la fragilité des affaires humaines. C’est donc dire que pour la philosophe américaine (d’origine allemande), l’exigence du pardon représente au sein des sociétés humaines une ressource d’inventivité pour trouver des voies d’avenir, là où tout semblait pourtant bouché.
Sinon, devant tant de crimes, ceux des totalitarismes, des guerres civiles ou des génocides, face à des déchirements profonds dans les nations et les peuples, comment surmonter le passé et ouvrir un avenir sans recourir à quelque chose comme un pardon ? Mais, en même temps, une telle interrogation en appelle d’autres ? Comment concéder le pardon à ses tortionnaires ? Comment pardonner lorsque je suis défiguré, dévasté par la guerre, la haine, la rancune, la souffrance, la colère, la révolte ? Comment vivre avec celui que j’ai clairement conscience d’avoir offensé ? De lui, comment me faire accepter de nouveau ? Comment réparer ce qui est cassé, rétablir le lien rompu par l’offense ? Vengeance, justice, pardon, que désirer et vouloir pour soi et autrui ?
Ce sont autant d’interrogations qui nous permettent d’entrevoir la nature du pardon et de préciser l’orientation de notre réflexion.
I. LE PARDON COMME L’AUTRE DE LA VENGEANCE
La signification du pardon semble se saisir à l’aune de son opposition à la vengeance. Ceci pour dire que, le pardon se définit au mieux lorsque l’on a compris ce qu’il n’est pas : le pardon s’oppose, dans la compréhension de sa signification, à la vengeance.
Fille de la rancune, du ressentiment, de l’aversion et de la haine, la vengeance se définit non pas comme la volonté d’obtenir de l’offenseur la réparation du mal qu’il a fait subir, mais comme le désir de lui infliger un mal dans le seul but de lui faire mal. Dès lors, la vengeance ne veut ni ne peut rétablir des droits, elle vise seulement à faire souffrir celui qui m’a fait souffrir. En me vengeant, je n’ai d’autre intention que de rétorquer le tort que j’ai subi. Ainsi, en prescrivant de faire subir au malfaiteur le même mal qu’il a fait subir à autrui, la loi du talion ne fait que codifier le désir de vengeance : « Celui qui frappera un homme mortellement sera puni de mort. Si quelqu’un blesse son prochain, il lui sera fait comme il a fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; il lui sera fait la même blessure qu’il a faite à son prochain. Celui qui tuera un homme sera puni de mort. »[202]
La vengeance est donc stricte réciprocité, pure imitation de la violence de l’adversaire car elle prolonge et répercute dans l’avenir les conséquences destructrices d’un acte malfaisant commis dans des circonstances qui déjà n’existent plus. C’est dire que la vengeance emprisonne l’individu et la société dans la logique de la violence, ce qui est tout le contraire du pardon.
En effet, contrairement à la vengeance, le pardon est l’action par laquelle l’on renonce à garder de la rancune ou du ressentiment envers une personne qui a commis une faute, un tort ou une offense à son égard. Pardonner, c’est fermer la porte de son cœur au mal, dire non à la démultiplication de la haine, de la violence, de la vengeance, de la rancune. Pardonner, c’est s’engager à être meilleur, à se mettre au dessus de ses bourreaux, refuser de leur ressembler, orienter son regard vers le bien, le beau, le bon. Il ne s’agit pas ici de fuir ou d’enfouir sa souffrance, sa douleur dans une partie quelconque du subconscient, mais de refuser de se laisser déterminer par cette souffrance elle-même, par ce qui a blessé. C’est en ce sens que Xavier León-Dufour écrit : « [pardonner c’est] rétablir la relation entre deux êtres, rompue à cause d’une offense »[203].
C’est dire que celui qui pardonne n’ignore pas le désir de vengeance, mais il décide de le surmonter et de le surpasser. La décision de ne pas se venger ne peut être prise que parce que, précisément, le désir de se venger est là, bien présent en nous, et qu’il voudrait s’imposer à notre volonté. Le pardon n’est donc pas le fruit de l’inclination, il ne s’enracine pas dans un sentiment, mais dans une décision de la volonté. Dès lors, il convient de dire que le pardon, en tant qu’acte gracieux, laisse de côté les exigences du droit en vue d’appliquer la justice, pour aller plus loin et ouvrir une opportunité nouvelle dans les relations humaines blessées. C’est pourquoi Paul Ricœur affirme que le pardon n’appartient pas à l’ordre juridique ; il ne relève même pas du plan du droit. Le pardon échappe au droit par sa logique. La logique du pardon relève de l’économie du don, en vertu de la logique de surabondance qui l’articule et qu’il faut bien opposer à la logique d’équivalence présidant à la justice.À cet égard, le pardon apparaît comme une valeur non seulement supra-juridique, mais supra-éthique.[204]
Mais c’est l’humilité qui semble donner au pardon sa véritable essence. En effet, le pardon est d’abord ce qui se demande à un autre, à la victime avec humilité ; l’offenseur, reconnaissant sa faute, fait acte d’humilité devant celui qu’il avait offensé et se met en position de subordination et de dépendance vis-à-vis de lui. Demander pardon, c’est reconnaître sa faute, assumer sa responsabilité dans le mal qui est advenu et vouloir apaiser sa conscience en obtenant, par des actes de contrition, le pardon de celui qu’on a offensé. C’est ce qui fait dire à Vladimir Jankélévitch que « La détresse et la déréliction du coupable seules donnent sens et raison d’être au pardon »[205].
S’il est vrai que le pardon est ce qui se demande, et se demande à la victime, il est tout aussi vrai que toute demande de pardon s’expose au refus de la victime. Ce qui veut dire qu’il y a la possibilité pour l’offensé de dire non. Ainsi, écrit Paul Ricœur, « qui se met sur le chemin de la demande de pardon doit être prêt à entendre une parole de refus. Entrer dans l’aire du pardon, c’est accepter de se mesurer à la possibilité toujours ouverte de l’impardonnable. Pardon demandé n’est pas pardon dû. C’est au prix de ces réserves que la grandeur du pardon se manifeste »[206]. Mais y a-t-il vraiment de l’impardonnable ? La notion d’impardonnable n’est-elle pas en contradiction avec la signification même du pardon ?
Le sens du pardon, son pouvoir de rupture des mauvais enchaînements, c’est de pardonner ce qui semble relever de l’impardonnable. En effet, le véritable pardon s’accorde comme une grâce absolue, inconditionnée, sans échange ni contre-don attendus, sans repentir ni demande de pardon de la part du coupable. C’est d’ailleurs en ce sens que le pardon se perçoit comme un don.
II. LE DON DU PARDON
Dans son acception générale, le don s’entend en un double sens. Il désigne, d’une part, ce que l’on offre à quelqu’un ou ce que l’on reçoit. D’autre part, le don s’entend comme une aptitude innée pour quelque chose. Et lorsque nous parlons du don du pardon, c’est justement en cette double signification que nous l’évoquons.
Dans son article « La Règle d’Or en question », Paul Ricœur définit le pardon dans la perspective de l’économie du don.[207] Selon le philosophe, nous avons plutôt à donner le pardon qu’à le demander car le pardon doit émaner des offensés, c’est-à-dire des victimes. Seule la victime, en effet, peut être en mesure d’octroyer le pardon.[208] Et parce que l’acte de pardonner doit être l’initiative de celui à qui l’on a fait du tort, l’initiative de la victime profondément blessée, celle de l’opprimé, le pardon apparait comme un « don gracieux de l’offensé à l’offenseur »[209], soutient Vladimir Jankélévitch.
Le don du pardon, c’est au fond l’abandon des charges, des jugements… accordé au coupable en tant que coupable, sans contrepartie, même à qui ne se repent pas ou ne demande pas pardon. C’est dire que le pardon connote une largeur d’esprit, une grandeur du cœur car il sous-entend que nous sommes capables de surmonter les rancœurs. De cette façon, nous manifestons la capacité et la disposition à pardonner à ceux qui nous ont offensés, montrant ainsi que le pardon relève de l’expérience de l’amour.
En effet, l’amour est la seule force capable de faire d’un ennemi un ami. Jamais nous ne triompherons d’un ennemi en rendant la haine pour la haine. Rendre la haine pour la haine la multiplie comme la violence multiplie la violence dans une spirale de destruction sans fin. Nous triomphons d’un ennemi en triomphant de l’inimitié. De par sa nature même, la haine déchire et détruit ; de par sa nature même, l’amour crée et construit. L’amour transforme par sa puissance de rédemption. Ainsi, quiconque est dépourvu de l’aptitude à pardonner est dépourvu de la capacité d’aimer parce qu’on ne peut pas même commencer à aimer ses ennemis si l’on n’a pas d’abord compris la nécessité de pardonner, encore et toujours, à ceux qui nous offensent et nous font du mal. Paul Ricœur peut alors conclure que le commandement d’aimer les ennemis n’est pas éthique, mais supra-éthique, comme toute l’économie du don auquel il appartient car l’amour et le pardon sont de la même famille : « On pardonne tant qu’on aime ».[210]
À la vérité, cette maxime qui recommande d’aimer ceux qui nous offensent est clairement formulée dans la Bible par Jésus-Christ : « Aimez vos ennemis et bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent. Alors vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes »[211]. Dès lors, le pardon, loin d’être une affaire toute humaine, est une imitation de la miséricorde divine : il faut pardonner comme le Père des cieux pardonne.
Chacun de nous a donc reçu sa part du don du pardon parce que nous sommes faits à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est dire que pardonner n’est pas au-dessus de nos forces ; cela est même conforme à notre essence. En effet, nous sommes bénéficiaires d’un don inaugural, don qui ouvre notre présence au monde, qui fonde nos rapports d’amour et d’amitié et qui, par son caractère gracieux, nous dispose à pardonner et à aimer notre prochain. – « Parce qu’il t’a été donné, donne aussi à ton tour »[212].
Mais, en fait, c’est chaque jour que nous faisons l’expérience du pardon de Dieu. C’est chaque jour que Dieu nous remet nos péchés car, comme dit le psalmiste : « Si tu retiens nos fautes, Seigneur, qui donc subsistera ? »[213] C’est chaque jour également que nous devons partager le pardon, c’est-à-dire donner à chacun la part du pardon qui lui revient en espérant recevoir des autres le pardon de nos offenses. C’est la condition de la survie de notre humanité.
III. LE PARDON, FERMENT D’HUMANITÉ
Dans toutes les sociétés humaines, partout où les hommes sont prêts à regarder honnêtement le passé, les blessures peuvent guérir et des choses étonnantes peuvent se produire. C’est ce qui semble rendre le pardon possible. En effet, le pardon participe d’une éthique tournée vers l’avenir. Il libère le futur de la lourdeur du passé car là où la vengeance et la rétribution enferment dans le passé, le pardon laisse la vie renaître. C’est dire que le pardon instaure une ère nouvelle, en ouvrant la possibilité de ne pas rester prisonnier du passé.
Cependant, le refus de la vengeance n’est pas toute l’œuvre du pardon : il doit encore reconstruire une nouvelle relation entre l’offensé et l’offenseur. Le pardon nous indique donc ce que peut être un véritable chemin de réconciliation[214], non seulement pour des traumatismes personnels mais pour des peuples tout entiers, avec leur passé de haine et de guerre qui se transmet à travers les siècles.
Il est clair que, lorsqu’il est donné ou reçu, le pardon a une immense valeur curative, non seulement pour le coupable, mais aussi pour les victimes. En effet, s’il est vrai que le refus du pardon enlise l’offenseur dans sa faute, il est tout aussi vrai que le pardon permet de rétablir les liens que l’offense a brisés, « la restauration des relations interrompues, la réhabilitation de la victime, mais aussi celle du coupable auquel il faut offrir la possibilité de réintégrer la communauté à laquelle son délit ou son crime ont porté atteinte »[215].
Dès lors, il convient de retenir que le pardon ne nous laisse pas faibles et vulnérables, mais donne une grande force à la fois à la personne qui l’accorde et à celle qui le reçoit. Ricœur conclut que sous le signe du pardon, la personne coupable est tenue pour capable d’autre chose que de ses délits et de ses fautes : la personne vaut mieux que ses actes.[216] De même, celui qui pardonne se découvre devenu un homme nouveau, parce que quiconque fait cette expérience accède au royaume de la gratuité et découvre ainsi qu’elle seule peut accomplir la perfection des relations humaines. Pardonner gratuitement est la perfection de la liberté. Quand on libère autrui de ses dettes, on est vraiment libre. La liberté se prend en se donnant. L’acte de gratuité du don est l’expérience d’un enrichissement en humanité. C’est dire que la véritable dimension du pardon, « c’est de recréer l’homme abattu, c’est de libérer l’homme aliéné, c’est de créer les conditions d’une vie nouvelle »[217].
Le pardon, en effet, est re-création, transformation de la totalité de l’existence, ouverture à un nouvel avenir, parce qu’il développe un état d’esprit positif qui génère l’espoir, la patience et la confiance en soi, en réduisant la colère, la souffrance, la dépression et le stress. Ainsi, alors que le non pardon a des répercussions non seulement dans notre relation avec celui ou celle qui nous a fait du tort, mais aussi dans toutes nos relations avec les autres et autour de nous, choisir de pardonner nous permet de nous débarrasser des chaînes de l’amertume, et souvent des liens de l’égoïsme. D’un mot, ceux qui pardonnent de tout leur cœur ne se retournent plus, ils vont de l’avant, ils ont trouvé la guérison intérieure et leur âme.
Au contraire, si l’amertume, la colère et la rancune contrôlent notre vie, nous allons développer un style de vie et de relation contrôlé par cette colère. Or, l’amertume, la colère et la rancune empoisonnent la vie, gâchent les relations parentales, conjugales, familiales. Elles conduisent à un malaise intérieur, voire à la ruine personnelle. Seul le pardon peut nous libérer des souffrances passées. En effet, le pardon accordé aux bourreaux a souvent été semence de conversion de toute une communauté. Ce qui commence par un changement chez un individu peut affecter ceux qui l’entourent, de telle sorte que les répercussions d’un pardon peuvent se propager en cercles grandissants d’une personne à une autre.
Dès lors, le point capital, souligne Edgar Morin, c’est qu’en définitive, « le pardon c’est un pari éthique, c’est un pari sur la régénération de celui qui a failli, c’est un pari sur la possibilité de transformation et de conversion au bien de celui qui a commis le mal »[218]. Le pardon n’est donc pas sans finalité. Son projet se perçoit à travers l’effort humain qui consiste à se dépasser afin d’assumer le passé pour créer de nouveaux espaces des relations, de fraternité, du vivre ensemble.
Nous construisons, en effet, une véritable communauté d’amour quand nous acceptons de vivre avec une sœur, un frère faillible, imparfait susceptible, comme nous, de commettre des erreurs. Or, en pardonnant, je reconnais implicitement que moi aussi, j’ai besoin du pardon des autres.Ainsi, l’imperfection humaine devient le chemin de la perfection de l’amour, par le don gratuit du pardon.
Il faut le dire, ensemble nous partageons non pas d’abord un idéal de perfection, mais le pardon reçu et donné. Nous demeurons ensemble non pas parce que nous réussissons notre projet de vie, mais parce que nous dépendons tous les deux de la grâce du pardon. La faute qui blesse la communion entre nous doit d’abord être le lieu où nous vivons ensemble du pardon donné et reçu.
À la vérité, ce qui empêche de construire la véritable fraternité, le véritable vivre ensemble, ce ne sont pas nos imperfections, nos faiblesses et nos fautes, mais plutôt notre refus de pardonner. Cependant, notre vie en communauté humaine, familiale ou religieuse, notre expérience en relation humaine, nous fait découvrir que nous ne pouvons pas vivre ensemble sans pardon mutuel. Et il semble que c’est une vraie chance que de vivre dans cette imperfection qui nous oblige à apprendre à pardonner pour continuer notre chemin ensemble. Or, il est hors de doute que la finitude de l’homme est une chance, dans la mesure où elle lui permet de comprendre que l’offense de l’autre est le signe qu’il est lui aussi soumis à l’erreur. C’est donc dire que l’unité de nos familles et de nos communautés ne se réalise que par le pardon donné et reçu. Pardonner, telle est la seule condition d’un véritable vivre ensemble car, un monde sans pardon est un monde sans vie, parce qu’il serait pratiquement impossible d’y séjourner.
Parce qu’il demande de savoir rejoindre celui qui nous a blessé pour le relever de sa faute, le pardon apparaît comme un trait distinctif des grands hommes et des grandes nations. Il n’est en effet pas donné à tout le monde d’avoir cette capacité de pardonner pour accepter son prochain. L’aptitude à pardonner est une marque de maturité. Comme le dit Amadou Hampaté Bâ : « La grandeur d’un homme se mesure à sa capacité à prononcer et à vivre ce mot pardon »[219].
CONCLUSION
Nous l’aurions vu, les hommes vivent en s’offensant les uns les autres. Cependant, alors que le ressentiment, la rancune et la haine emprisonnent l’individu dans les chaînes du passé, le pardon vient l’en libérer pour lui permettre d’entrer dans l’avenir. En effet, ce qui motive le plus fortement à pardonner est le sentiment d’avoir soi-même été pardonné, ou à défaut, la conscience de ce que, comme tout être humain, nous sommes imparfaits et avons commis des torts pour lesquels nous avons nous-mêmes besoin d’être pardonnés.
À la vérité, l’amour est la seule force capable de faire d’un ennemi un ami. La capacité et la disposition à pardonner à ceux qui nous ont offensés relèvent en fait de l’expérience de l’amour car jamais nous ne triomphons d’un ennemi en rendant la haine pour la haine. La haine déchire et détruit. L’amour, de par sa nature même, crée, transforme et construit. Ainsi, seul l’amour d’un cœur qui pardonne peut combler le plus grand des vides et guérir les blessures les plus profondes. Le pardon connote donc une largeur d’esprit, une grandeur du cœur. Comme le remarque, d’ailleurs, à propos, Paul Ricœur, l’amour et le pardon sont de la même famille[220].
S’il est vrai que d’aucuns estiment que l’offenseur ne peut réellement recevoir de pardon que s’il reconnaît son besoin d’être pardonné, il y a que, même si l’agresseur choisit de rester campé sur l’offense commise, de ruminer et de planifier le mal, cela n’empêche pas la victime de choisir la voie du bien et du bien-être que procure le pardon. Ceci pour dire je peux pardonner à l’offenseur qui ne me le demande pas car cela empêche celui qui l’offre d’être happé par la spirale descendante du ressentiment. Le pardon apparaît donc comme un don qui délivre d’une faute passée.
Dire que le pardon est un don, c’est reconnaître d’une certaine façon que le pardon ne peut être imposé de l’extérieur, « il revient à la pure singularité de la victime, à sa solitude infinie »[221]. Par ailleurs, le pardon se dit comme un don également parce qu’il rappelle notre essence divine, il est un don de Dieu. En ce sens, il faut conclure que le pardon est inhérent à la nature humaine, c’est-à-dire qu’il est inscrit dans notre être.
Mais ce que le pardon permet par-dessus tout, c’est le chemin d’espoir qu’il ouvre lorsqu’il est donné. En effet, le pardon est créateur d’histoire, créateur de vie contre les enfermements dans le passé qui ruinent les relations humaines. En nous pardonnant, nous renouons des liens pour repartir ensemble. Ainsi, le pardon prend toute sa valeur, et s’inscrit résolument dans l’avenir et dans la promotion d’un nouvel art de vivre ensemble.
C’est donc dire que sans pardon le vivre ensemble est impossible, parce que l’amertume et la rancune le mettent toujours à mal. Que nous nous blessions intentionnellement ou non, il faut beaucoup de miséricorde pour créer et préserver le véritable vivre ensemble où les erreurs ne sont pas amplifiées, mais au contraire, effacées. Pour vivre ensemble en harmonie, que ce soit dans le couple, entre amis ou voisins ou même entre communautés différentes, c’est chaque jour que nous devons pardonner car le pardon n’est pas et ne saurait être un acte que l’on pose occasionnellement. C’est un geste quotidien, un état d’esprit permanent.
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LA RELIGION FACE AU DÉFI DE LA COHÉSION SOCIALE CHEZ LUDWIG FEUERBACH
Gbotta TAYORO
Université de Cocody-Abidjan (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
A priori, la religion est experte en humanité et en convivialité. Ceci lui vaut d’être sollicitée dans le processus de résolution des crises sociales et politiques. Cette vision du rôle de la religion dans la cité n’est pas partagée par Ludwig Feuerbach. Selon lui, la foi religieuse compromet gravement l’harmonie sociale par ses réflexes sectaires et intégristes. Ce faisant, il revient à l’homme de puiser en lui-même des ressources comme la vertu de l’amour pour anticiper et résoudre les antagonismes sociaux. Néanmoins, nonobstant son caractère foncièrement athée, cette critique feuerbachienne peut être interprétée comme une salutaire interpellation de la religion pour que celle-ci reste fidèle à l’une de ses principales vocations: réconcilier les hommes entre eux.
Mots-clés : Amour, Autrui, Communauté, Conflit, Dieu, Homme, Réconciliation.
ABSTRACT :
In principle, religion is an expert in humanity and conviviality. This quality leads to its request in the process of the solving of social and political crisis. Ludwig FEUERBACH doesn’t share this conception of religion function in society. According to him, the religious faith compromises social harmony by its sectarian and fundamentalist reflexes. So, it’s human who must make efforts to develop into himself some values like love to anticipate and resolve social antagonisms. For us, that critic of Feuerbach is simply an atheistic calling out of the religion so that this one continues playing its mission: reconciling humans.
Keywords: Love, Others, Community, Conflict, God, Human, Reconciliation.
INTRODUCTION
De manière générale, la pensée de Ludwig Feuerbach sur la religion se présente comme une critique très dépréciative. Dans son œuvre principale, L’Essence du christianisme, ce philosophe matérialiste défend la thèse stipulant que la religion introduit au cœur de la nature humaine une dualité rendant l’homme étranger à lui-même. C’est ce processus de dénaturation et de division entre l’homme et son essence par le fait de la religion qu’il nomme l’aliénation. Selon Feuerbach, les personnalités divines adorées par le croyant ne sont en réalité que les qualités éminentes inhérentes à l’essence humaine. Dans son analyse, cette scission artificielle opérée par la religion entre l’individu et son être générique, se retrouve identiquement entre l’homme et son prochain au sein de la société. Étant donné que ces ruptures s’opèrent en l’homme inconsciemment, il faut alors admettre chez ce penseur que la foi religieuse entraîne l’être humain dans un univers d’imagination et d’illusion congédiant les exigences de la raison et éteignant les lumières de l’intelligence. Dès lors, la religion est perçue à la fois comme une source originelle des déchirures abyssales entre les hommes et comme une organisation ontologiquement inapte à contribuer à la construction de la cohésion sociale.
Et pourtant, contrairement aux propos de Feuerbach, l’on observe que la religion est souvent mise à contribution dans les tentatives de résolution des crises sociales et politiques. Ainsi, au Bénin, Monseigneur Isidore de Suza, archévêque catholique de Cotonou, s’est vu confier la présidence de la Conférence Nationale Souveraine tenue en février 1990. Les résultats de cette concertation conduite par ce dignitaire religieux ont permis à ce pays d’assurer une transition pacifique du monopartisme marxiste-léniniste au pluralisme démocratique. Il en est de même pour l’Afrique du Sud. Dans ce pays au tissu social gravement défiguré par l’Apartheid, la Commission « Vérité et Réconciliation » mise sur pied en juin 1995, a été placée sous l’autorité de Monseigneur Desmond Tutu, évêque anglican. Cette institution dirigée par ce prélat chrétien a su faire la promotion de l’unité nationale en convainquant les Noirs et les Blancs à entreprendre l’exercice douloureux du dépassement des profonds antagonismes du passé pour réapprendre à vivre ensemble. Pour ce qui regarde la Côte d’Ivoire, la Commission « Dialogue, Vérité et Réconciliation », instituée en septembre 2011, suite à la crise post-électorale, enregistre l’entrée de deux guides spirituels: Monseigneur Paul Siméon Ahouana et El Hadj Cissé Djidiba.
Ces différents exemples de la sollicitation récurrente des leaders religieux dans les grands moments de turbulence des nations est une implicite reconnaissance de la valeur sociale de la religion. Sous cet angle, elle est perçue comme une force morale jouissant d’une impartialité exemplaire, d’un sens de la justice à équidistance des intérêts partisans, d’une hauteur de vue la mettant largement au-dessus de la mêlée des passions aveugles. Ce préjugé favorable fait alors de la religion un espace sanctuarisé de préservation et de promotion des valeurs éthiques de vérité et de droiture, d’équité et de paix, de pardon et de réconciliation. C’est au nom de ces vertus à haute portée civique et communautaire que, dans leur traversée du désert, certaines communautés confient leurs destinées aux hommes de Dieu. Dans cette optique, religion et morale deviennent deux sœurs siamoises comme l’affirme Emmanuel Kant: « La religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs en tant que commandements divins »[222]
Au regard de cette représentation de la religion comme gardienne et protectrice des principes fondateurs de la cohésion sociale, nous sommes en droit de nous interroger sur la valeur de la critique feuerbachienne de la religion. En quoi et pourquoi Feuerbach pense-t-il que la religion menace gravement la cohésion sociale ? Que propose-t-il alors comme antidote à l’aliénation sociale que constituerait la religion ? Mais, à bien analyser ses propos, Feuerbach ne rejoint-il pas finalement la religion dans la célébration de l’altruisme interprété comme l’alpha et l’oméga de l’harmonie sociale ?
I. LA RELIGION, FACTEUR DE DÉSAGRÉGATION DES LIENS SOCIAUX
Feuerbach soumet la religion à une critique virulente parce que celle-ci exerce une puissance corrosive sur les liens sociaux. Or, selon lui, la société demeure le cadre idéal d’hominisation et d’humanisation de l’individu. En effet, si la communauté, ce cadre de réalisation par excellence de l’être humain est affaibli et désorganisé, comment peut-on prétendre à la paix et à l’harmonie dans les rapports sociaux? Aussi, Feuerbach s’attèle-t-il à démontrer la nécessaire cohabitation avec autrui comme la condition sine qua non de la construction de l’humanité d’une part et d’autre part à dénoncer l’action dissolvante de la religion.
D’abord, le rapport du moi à autrui n’est rendu possible que grâce au cadre commun de vie qu’est la société. Or, les avantages qu’autrui me procure sont incommensurables. Ainsi, la conscience de mon rapport au monde découle de l’intersubjectivité:
« Le Je commence par tremper son regard dans l’œil d’un Tu avant de supporter l’intuition d’un être qui ne lui renvoie pas sa propre image. L’autre homme est le lien entre moi et le monde. Je me sens et suis dépendant du monde, parce que d’abord je me sens dépendant des autres hommes. Si je n’avais pas besoin de l’homme, je n’aurais pas besoin aussi du monde. Je ne suis réconcilié, ami avec le monde, que par les autres hommes. Sans les autres, le monde ne serait pour moi seulement vide et mort, mais aussi absurde et inintelligible »[223].
Cette assertion est suffisamment explicite du rôle déterminant et structurant reconnu à autrui dans ma perception du réel.
Cette première observation de la nécessaire intermédiation d’autrui entre le monde et moi entraîne celle de l’éclosion de mes facultés humaines grâce à autrui. C’est ainsi que Feuerbach fait dépendre d’autrui l’humanisation de l’homme, c’est-à-dire l’expression effective de ses propriétés intellectuelles et spirituelles. C’est le contact de l’homme avec l’homme qui génère l’homme authentique. De fait, l’intelligence, la mémoire, la conscience, l’imagination, etc. qui gisent en nous sous forme de simples potentialités, s’exercent seulement quand le Je coexiste avec le Tu. Aussi Feuerbach peut-il écrire:
« L’esprit, la finesse, l’imagination, le sentiment (…) tout ce que l’on appelle facultés de l’âme sont des facultés de l’humanité, non pas de l’homme comme individu, mais des produits de la culture, des produits de la société humaine. L’esprit et la finesse ne s’enflamment que là où il y a choc et frottement de l’homme contre l’homme (…) le sentiment et l’imagination ne naissent que là où l’homme se réchauffe au soleil de l’homme (…) et la raison ne naît que là où l’homme parle avec l’homme, dans la parole, acte communautaire »[224].
Que serait alors l’homme en dehors de la société ? Au regard des bienfaits reçus de la civilisation, l’individu ne peut que bénir autrui et manifester sa gratitude envers la communauté qui l’engendre et le façonne. Nous retrouvons chez Feuerbach la thèse aristotélicienne de l’antériorité, la nécessité et la supériorité de la collectivité sur l’individu : « Il est évident que la cité est une réalité naturelle et que l’homme est par nature un être destiné à vivre en cité (animal politique) »[225]. Sans la cité, l’individu devient un être dégradé, voire un monstre puisqu’aucun être humain ne peut s’auto suffire dans l’isolement absolu.
Par ailleurs, l’auteur de l’Essence du christianisme fait l’apologie de la société en tant qu’elle constitue une puissance indéniable comblant et suppléant les limitations individuelles. L’union qui résulte de la mise en commun des forces particulières dans le creuset de la vie communautaire permet à l’humanité de décupler ses ressources et de vaincre les pires difficultés. Ainsi, ce qui est impossible aux yeux de l’individu, devient effectif à l’échelle de la société et du genre humain:
«De même qu’il n’a aucun pouvoir physique sans les autres, de même sans eux il n’a aucun pouvoir spirituel. Quatre mains peuvent davantage que deux. Et cette force unie n’est pas seulement différente quantitativement des forces individuelles, mais aussi qualitativement. Isolée, la force humaine est limitée, unie, elle est infinie. Le savoir de l’individu est limité, mais illimitée est la raison, illimitée la science, car elle est un acte commun de l’humanité»[226].
La société fait donc de l’homme un être humanisé et accompli dans la mesure où ses déficiences individuelles et naturelles sont corrigées par le pouvoir extensible de la collectivité. Mais malheureusement, la vie communautaire est menacée dans ses fondements par la religion. Ce faisant, Feuerbach s’attèle, dans cette seconde étape, à montrer les différents dangers de mort auxquels l’unité, la stabilité et l’harmonie de la société sont exposées du fait de la religion.
La première menace que la religion fait peser sur la vie en communauté est l’affaiblissement des liens sociaux au profit des devoirs divins. En fait, la religion tient les obligations de l’homme envers Dieu pour prioritaires et supérieures à celles de l’homme envers l’homme. Ainsi, l’homme religieux cherche d’abord à s’acquitter de ses devoirs, à rendre les honneurs à son Dieu avant de se soucier de son prochain. Pour Feuerbach, cette vision des choses fragilise et affaiblit dangereusement le tissu social. Pourquoi faire du lien vertical entre l’homme et Dieu le lien originaire alors que les rapports horizontaux entre l’homme et l’homme demeurent en réalité les relations les plus authentiques? À force de ne penser qu’à Dieu qui n’est que l’hypostase de l’essence humaine projetée en dehors et au-dessus de soi, l’homme religieux se détourne de ses devoirs élémentaires à l’égard de son semblable: « Dans la religion, l’homme sacrifie les obligations qui le lient à l’homme – comme celle d’estimer la vie d’autrui et d’être reconnaissant – à l’obligation religieuse, en sacrifiant son rapport à l’homme à son rapport à Dieu ».[227] Il est reproché à la religion d’empêcher le croyant de se consacrer pleinement au service de l’homme. Son temps, ses talents, son énergie, ses pensées, ses sentiments, ses biens et tout ce qui lui est cher sont d’abord investis dans le culte divin en lieu et place de la vie communautaire.
Par ailleurs, Autrui et la communauté n’occupent plus seulement une place secondaire; ils n’ont même plus de place car la foi en Dieu peut conduire à renier les humains pour espérer mieux servir Dieu. La foi religieuse est capable de briser le lien de l’homme à l’homme pour réserver l’exclusivité à la relation avec Dieu. Feuerbach dénonce alors l’anti-humanisme de la pratique religieuse: « Dans la même mesure où Dieu est plus élevé que l’homme, les devoirs envers Dieu sont dans la même mesure plus élevés que ceux à l’égard de l’homme. Et nécessairement les commandements envers Dieu entrent en collision avec les devoirs communs à l’humanité »[228]. Il arrive alors à l’homme religieux de faire preuve d’indifférence et de froideur à l’égard d’autrui même quand celui-ci a besoin de son assistance et de son secours. À cause de la religion, l’homme ne prête plus une oreille attentive au cri de détresse de l’homme; il ne voit plus la misère de son prochain. Il est tellement absorbé par son aspiration à une vie de sainteté qu’il en arrive à être insensible à ses obligations morales vis-à-vis de l’autre. Ce défaut de la religion dénoncé ici par Feuerbach est repris par Jean-Paul Sartre dans son œuvre dramatique Le Diable et le Bon Dieu. Selon lui, l’éthique religieuse est telle qu’elle conduit l’homme à un dilemme: le choix de Dieu ou le choix de l’homme. Le père de l’existentialisme athée opte pour le refus de Dieu au nom du service de l’homme dont il se sent absolument solidaire. Il s’accorde avec Feuerbach pour affirmer que la voie religieuse menant au salut divin crée des fossés et d’épaisses murailles de Chine entre l’homme et son prochain. Pour ainsi se faire proche de son prochain, il faut nécessairement se séparer de Dieu qui nous sépare des hommes. Tel est le sens de ce mot du personnage sartrien Goetz: « J’ai tué Dieu parce qu’il me séparait des hommes».[229]
L’une des illustrations visibles de cette rupture sociale occasionnée par la religion au sens feuerbachien est l’ascétisme chrétien. En effet, le christianisme a érigé la vie consacrée et monastique en modèle. Ainsi, pour gagner le ciel, il faut abandonner les choses de ce monde. Il faut rompre avec les activités matérielles et les plaisirs de la chair. Les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance qui forment la triptyque de la vie religieuse des monastères, des couvents et des cloîtres manifestent la volonté du christianisme de voir les hommes se détourner de ce monde de péché et de corruption en vue de l’avènement du règne de Dieu. Selon Feuerbach, cette forme de vie confirme la thèse de la dissolution des liens sociaux par la religion. En effet, «le but essentiel du chrétien est la rupture avec le monde, la vie du genre. Et ce but se réalise d’une manière sensible dans la vie monastique »[230]. Par exemple, le clerc, le moine ainsi que la religieuse consacrée mènent une vie contemplative, retirée du monde suivant des règles d’austérité. Ils n’ont ni biens matériels propres ni foyer conjugal. Ce retrait du monde est interprété par Feuerbach comme une démission du monde et des devoirs de solidarité envers autrui et la société qui nous ont tout donné. Ce sont des talents que perd la communauté étant donné que chaque individu humain constitue un prédicat précieux pour toute l’humanité: « Tout homme nouveau est pour ainsi dire un nouveau prédicat, un nouveau talent de l’humanité. Celle-ci possède autant de forces, autant de qualités qu’il y a d’hommes »[231]. Ainsi, à chaque fois qu’un homme ou une femme se met à l’écart du monde et de la société au nom de la foi religieuse, la communauté perd une certaine force nécessaire à son renouvellement.
La troisième critique feuerbachienne porte sur la division et la violence inhérentes à la foi religieuse. Pour Feuerbach, là où se trouve la religion, là aussi se trouve une véritable poudrière sociale. Toute l’analyse s’organise autour de la définition de la foi. Dans la vision feuerbachienne, la foi religieuse est la quintessence de la subjectivité et de l’imagination. Cette attitude mentale à se fier à des convictions d’ordre métaphysique sans en avoir des preuves relève de la pure sentimentalité dénuée de toute logique rationnelle: « La foi ne se rapporte qu’aux choses qui, en contradiction avec les limites, c’est-à-dire les lois de la nature et de la raison, objectivent la toute-puissance du sentiment (…) et des désirs humains »[232]. Or, il est de notoriété que la subjectivité démesurée demeure la sève nourricière de la passion et de la partialité. Ainsi la religion, par la foi, stratifie la société en deux camps opposés: les croyants et les incroyants. Le croyant est l’ami, l’incroyant l’ennemi. Aucun pont de tolérance ne peut subsister sous le régime passionnel de la foi religieuse: « La foi est essentiellement partisane (…) La foi ne connaît que l’ami ou l’ennemi, elle ignore l’impartialité (…) La foi est essentiellement intolérante »[233]. Aux dires de Feuerbach, cette intolérance de la religion se traduit par la haine que les croyants éprouvent envers les non-croyants d’une part et d’autre part à l’égard des présumés faux croyants ou païens. Convaincus de leur possession du vrai Dieu et de la vérité absolue, les hommes religieux finissent par détester les autres membres de la même communauté civile sur la seule base de la différence de convictions religieuses. Aussi Feuerbach déplore-t-il cet état de fait en ces termes: « La foi ne connaît d’autre distinction que celle qui sépare le culte divin et l’idolâtrie. Seule la foi rend à Dieu les honneurs; l’incroyance soustrait à Dieu ce qui est dû. L’incroyance est une injure à Dieu, un crime de lèse-majesté: les païens adorent des démons; leurs dieux sont des diables »[234].
Il est évident qu’un tel regard de stigmatisation et de rejet du prochain ne peut que justifier toute action de coercition envers lui au seul motif qu’il faut le sauver en lui imposant la seule foi authentique en Dieu. Telle est la source des persécutions et des guerres religieuses qui ont endeuillé et qui continuent de semer mort et désolation dans les sociétés humaines. Les intégristes et les fondamentalistes religieux recourant à des violences terroristes ne s’expliquent-ils pas par cette foi aveugle, sourde et imperméable à tout esprit critique? L’histoire et l’actualité de l’humanité sont tristement remplies des actes d’atrocités meurtrières issues de l’intolérance religieuse: « Les musulmans suppriment les incroyants avec le feu et le glaive, les chrétiens les condamnent aux flammes de l’enfer. Mais les flammes de l’au-delà frappent déjà ici-bas, afin d’éclairer la nuit du monde incroyant »[235]. En mettant côte à côte ces travers de la religion, nous nous rendons à l’évidence qu’elle comporte en son sein une réelle puissance de nuisance tendant à détruire les fondamentaux de la vie communautaire. Que faire alors pour neutraliser cette force pathogène et préserver nos sociétés de ces périls ? Pour l’Essence du christianisme, la réponse se trouve du côté de l’amour.
II. L’AMOUR, VERTU COMMUNAUTAIRE CONTRE LES DÉRIVES DE LA RELIGION
L’amour n’est pas une simple vertu communautaire. Chez Feuerbach, il est la vertu communautaire par excellence. Il demeure la principale pierre d’angle de tout l’édifice de la société. C’est l’amour qui est l’arme efficace contre les forces d’érosion et de désorganisation de la vie communautaire. A ce titre, il supplante toutes les autres valeurs civiques comme la justice, le droit, le patriotisme. En effet dans l’entendement feuerbachien l’amour, ce lien d’attachement profond et sincère à autrui, regroupe en son sein les autres qualités nécessaires à la bonne marche de la société. Précédemment, nous avons pu voir à quel point Feuerbach fait de la communauté le berceau merveilleux de la vie individuelle. L’individu ne devient véritablement homme que grâce à son immersion dans le cadre communautaire. Mais, ce cadre de vie salutaire à l’homme ne doit sa survie, sa conservation et sa protection contre les périls de la désorganisation et les menaces de la régression qu’à cette vertu de l’amour. Ainsi devant les fureurs apocalyptiques de la religion, l’amour se présente comme la citadelle imprenable de la vie commune. Les violences et les déchirures sociales d’origine religieuse sont vaincues par la force de résistance de l’amour: « Nécessairement la foi devient haine, la haine persécution, la où la puissance de la foi ne rencontre pas de résistance, ne se brise pas contre une puissance étrangère à la foi, la puissance de l’amour»[236]. C’est dire que là où la religion a pu opposer les uns et les autres dans des antagonismes meurtriers, la puissance protectrice et salvatrice de l’amour a fait défaut. L’amour est en mesure de lutter efficacement contre les forces sociales négatives d’ordre religieux parce qu’il est doté d’une omnipotence inégalable que l’homme ne perçoit pas toujours. Feuerbach se propose de nous révéler les immenses propriétés faisant de l’amour une puissance bienfaisante au sein de la communauté.
Le premier atout de l’amour est son omniprésence dans toutes les composantes essentielles de la vie sociale. C’est cette vertu qui unit l’homme et la femme dans le cadre conjugal, les parents et les enfants dans le cadre familial, les amis et les concitoyens dans la société civile. Les foyers, les familles et les amitiés ne sont-ils pas les cellules de base de l’architecture de la vie communautaire? Les liens de sexe, de sang et d’amitié qui demeurent les principales figures de la bonne collaboration entre l’homme et son semblable sont les différents moyens d’expression de l’amour. Faisant l’inventaire des différentes relations sociales ayant pour racine l’amour, Feuerbach note: « Le rapport de l’enfant à ses parents, de l’époux à l’époux, du frère au frère, de l’ami à l’ami, en général le rapport de l’homme à l’homme»[237]. De fait, l’amour s’avère être la vertu qui rapproche les personnes différentes par le sexe, l’origine, l’âge, la condition sociale, etc.
Parlant explicitement de l’amour sexuel unissant l’homme et la femme, Feuerbach nous confie :
« L’amour produit des miracles et particulièrement l’amour sexuel. L’homme et la femme se complètent réciproquement pour présenter, une fois ainsi unis seulement le genre, l’homme accompli. L’amour est impensable sans le genre. L’amour n’est autre que le sentiment de soi du genre à l’intérieur de la distinction des sexes »[238].
Autrement dit, l’union sexuelle entre l’homme et la femme est comme la rencontre d’intimité entre les deux moitiés complémentaires formant l’unité du genre humain. Par cet acte d’amour, chaque individu (masculin et féminin) communie à la joie de l’infinité et de l’universalité de l’espèce humaine. Par l’amour sexuel, l’être individuel est élevé au rang de l’homme total et accompli. N’est-ce pas un grand miracle que de transcender la finitude de sa condition individuelle pour expérimenter la grandeur de l’être générique par l’entremise de l’amour sexuel? La toute-puissance ontologique de l’amour sexuel est célébrée par Feuerbach en ces termes: « L’individu est déficient, inaccompli, faible, nécessiteux; mais fort, accompli, sans besoins, autarcique, infini est l’amour, parce qu’en lui le sentiment que l’individualité a d’elle-même est le sentiment qu’elle éprouve de la perfection du genre»[239]. Au-delà du plaisir sensuel qu’il procure, l’amour sexuel vu par Feuerbach est une voie de dépassement de soi, de ses limites et de ses particularités pour tendre vers l’humanité toute entière. Dans son interprétation anthropologique, cet amour est capable d’arracher les individus à leurs intérêts égocentriques pour les hisser à la hauteur de l’intérêt universel de l’humanité. Le sens de l’intérêt général est le meilleur gage de la stabilité de la vie en société.
La deuxième arme de l’amour est la solidarité. Par cette valeur d’entraide réciproque, la société se prémunit contre les cassures sociales. Le réel fondement d’une solidarité sociale positive est l’amitié, une variante importante de l’amour. Pour Feuerbach, autant l’amour sexuel élève l’individualité au rang de la généralité dans l’union de l’homme et de la femme, autant l’amitié crée l’harmonie dans le tissu social par le pouvoir de compensation des déficiences individuelles grâce au jeu de la complémentarité. Les qualités communautaires de l’amitié sont magnifiées ici par l’auteur de L’Essence du christianisme:
« L’amitié produit les mêmes effets que l’amour, là où du moins elle est vraie et profonde (…) les amis se complètent; l’amitié est le moyen de la vertu et davantage; elle est la vertu même, mais une vertu communautaire (…) L’ami se donne par l’autre, ce qu’il ne possède pas lui-même. L’amitié rachète par les vertus de l’un les défauts de l’autre »[240].
En effet, l’ami peut être pour moi un guide, un conseiller, un exemple au plan intellectuel, moral, professionnel, social, etc. pour corriger mes défauts et m’améliorer. Par le mécanisme de la comparaison et de l’émulation, je puis être pour l’ami le chemin de son progrès et de son épanouissement. L’amitié est, de ce fait, un puissant moyen de convivialité et de solidarité capable de faire reculer les clivages ethniques, politiques ou religieux.
La troisième qualité éminente dont dispose l’amour pour servir de garde-fou contre la déstabilisation de la société par la religion est le sens de la bonté qui se décline en miséricorde, pardon et compassion. L’amour comme bonté du cœur distance largement la justice arc-boutée sur la rigueur et la dureté de la loi. Il remet les fautes du pécheur repenti. Il accorde le pardon au coupable qui reconnaît son tort et qui demande la clémence de l’offensé. L’amour ne condamne pas à une peine capitale. Il fait confiance à l’homme et croit en sa perfectibilité. L’amour qui est le fruit du cœur est noblesse et humanisme: « L’entendement ne juge que d’après la rigueur de la loi; le cœur est accommodant, bon, indulgent, plein d’égard (…) La loi condamne; le cœur a pitié même du pécheur »[241]. C’est cette dimension de l’amour qui humanise la loi et confère aux normes juridiques un visage véritablement humain. C’est elle qui amène la collectivité à remettre les peines à des condamnés, soit par la voie réglementaire de la grâce présidentielle, soit par l’option parlementaire de la loi d’amnistie. Par les faveurs accordées à des personnes dont la culpabilité est établie, la société réaffirme leur dignité d’homme et leur offre de nouvelles chances pour l’avenir. Sous cet angle, l’amour fonctionne comme un véritable stabilisateur de la société.
Si l’amour est aussi omniprésent et omnipotent pour réguler la vie communautaire, comment expliquer que l’homme soit capable de violence et de méchanceté envers son prochain? Le discours feuerbachien sur l’amour semble être en porte-à-faux avec la réalité sociale. En fait, la foi de Feuerbach en la vertu rédemptrice de l’amour découle de sa conception de l’homme. Il définit l’essence humaine par la raison, la volonté et le cœur. Ces facultés déterminent la nature et la vocation de l’homme ; « Raison, amour et volonté sont des perfections, les facultés supérieures, elles sont l’essence absolue de l’homme en tant qu’homme, et le but de son existence. L’homme existe, pour connaître, pour aimer, pour vouloir »[242]. Cet être habité par la faculté de la lumière de la connaissance, par celle du devoir en vue de la perfection morale et par celle de l’amour, ne peut qu’être animé par de nobles sentiments envers le prochain. Feuerbach a de la nature humaine une vision très optimiste. Voilà qui explique qu’il fait de l’amour du prochain le fondement des rapports sociaux : « Si l’essence de l’homme est pour lui l’essence suprême, alors pratiquement la loi suprême et première doit être l’amour de l’homme pour l’homme. Homo homini deus est – tel est le principe pratique suprême – tel est le tournant de l’histoire mondiale»[243]. En proclamant que l’homme est un être divin, c’est-à-dire un être bienveillant et infiniment bon pour son semblable, Feuerbach réitère sa thèse suivant laquelle l’amour est l’élément salutaire de la société.
À tous ceux qui pensent que cette opinion sur l’homme est trop généreuse et par conséquent, naïve et utopique, Feuerbach répond dans son second ouvrage consacré à l’analyse du fait religieux, L’Essence de la religion:
«Celui-ci dans son avidité me ravit ce que je possède, celui-là par bienveillance et libéralité m’offre ce qui lui appartient; tel par méchanceté cherche à m’ôter la vie, tel autre par amour me défend et me sauve au péril de la sienne. Ceux qui ont écrit cette sentence: homo homini lupus est, l’homme est pour son semblable un être malveillant et funeste, les mêmes ont écrit celle-ci: Homo homini deus est, l’homme est pour l’homme un être bienfaisant, un être divin. Or, de ces deux sentences laquelle exprime l’exception, laquelle exprime la règle? Évidemment c’est la dernière: car comment une société quelconque serait-elle possible entre les hommes si la première était la plus générale?»[244].
En d’autres termes, l’existence de la communauté humaine, malgré les conflits et les violences que l’on observe çà et là, est la preuve que la bonté naturelle de l’homme l’emporte sur sa prétendue méchanceté innée. Si l’homme était vraiment un loup pour son semblable, aucune société humaine ne serait ni viable ni durable. Le fait que nous cohabitions avec le prochain démontre pour Feuerbach que l’amour du cœur est plus fort chez l’homme que l’agressivité des passions. Mais, l’amour tant vanté par le père de l’humanisme athée n’est-il pas avant tout une valeur religieuse? Le christianisme par exemple n’en fait-il pas le principe fondamental de son éthique?
III. LA RELIGION AU SERVICE DE L’HUMANITÉ
Il est vrai que l’histoire et l’actualité peuvent fournir à l’envi des faits corroborant la thèse de la religion comme instrument de désorganisation de la société. L’exemple des guerres religieuses du 16ème siècle entre Catholiques et Protestants en Europe avec pour point culminant les massacres à la Saint Barthélémy, le 24 août 1527 à Paris et celui des attentats terroristes meurtriers du 11 septembre 2001 perpétrés aux États-Unis d’Amérique par des hommes se réclamant de l’Islam en sont des illustrations significatives. Toutefois, ces pratiques malsaines sont loin d’incarner l’essence authentique de la religion. Or, nous observons que les critiques de Feuerbach tendent à ramener la foi religieuse à ces formes empiriques nuisibles à l’équilibre de la société.
Selon l’auteur de L’Essence du christianisme, la religion est dangereuse par son pouvoir destructeur des liens sociaux au nom des rapports préférentiels avec Dieu. À ce premier niveau, il est tout juste utile de rappeler une simple évidence: la foi religieuse s’exprime toujours dans un cadre communautaire. Dans son rapport à la divinité, la religion s’organise en une collectivité de fidèles partageant les mêmes croyances et les mêmes rites. Mieux, la plupart des nations et des civilisations sont issues des entrailles des systèmes théocratiques qui leur ont donné leur identité et leur unité. L’Europe d’aujourd’hui, bien que laïque, continue de proclamer fièrement ses racines chrétiennes. La religion, contrairement aux propos de Feuerbach, se présente comme un moule de la solidification du corps social. Certains penseurs comme Émile Durkheim vont jusqu’à soutenir que la religion a permis et permet encore à nos sociétés de consolider leur cohésion interne grâce aux cérémonies cultuelles périodiques :
« Il y a donc dans la religion quelque chose d’éternel qui est destiné à survivre à tous les particuliers dans lesquels la pensée religieuse s’est successivement enveloppée. Il ne peut y avoir de société qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à des intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité. Or, cette réfection morale ne peut être obtenue qu’au moyen de réunions, d’assemblées, de congrégations où les individus étant rapprochés les uns des autres, réaffirment en commun leurs sentiments communs; de là, des cérémonies qui, par leur objet, par les résultats qu’elles produisent, par les procédés qui y sont employés, ne diffèrent pas en nature des cérémonies proprement religieuses. Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ, ou des Juifs fêtant la sortie d’Égypte soit la promulgation du décalogue, et une réunion de citoyens commémorant l’institution d’une nouvelle charte morale ou quelque grand événement de la vie nationale ? » [245].
Le second argument utilisé par Feuerbach pour consacrer l’inaptitude de la religion à œuvrer à la consolidation du cadre humanisant de l’homme est sa propension à disqualifier la terre et à privilégier le ciel. Cette vision religieuse pessimiste de la vie sur la terre dont se sert Feuerbach est largement contredite par des recommandations divines de l’éthique chrétienne. En effet, dans le récit biblique de la création, le Créateur confie l’univers à l’homme pour qu’il transforme le monde. Aussi, l’homme est-il convié par Dieu à domestiquer la nature et à créer les conditions idoines de son épanouissement. Cela engage le croyant à travailler et à créer les conditions d’un vivre-ensemble heureux. Cet impératif catégorique de source divine est une invitation à lutter contre toutes formes d’oppression comme les crises socio-politiques aux conséquences désastreuses. Fuir ce monde, n’est-ce pas désobéir à Dieu ? La foi religieuse ne peut donc pas justifier le refus de s’attaquer aux maux qui rongent la société.
De surcroît, lorsque Feuerbach fait de l’amour la vertu communautaire contre les violences et les divisions sociales orchestrées par la religion, il reprend pratiquement les enseignements de Jésus-Christ qui se résument en ces deux grands commandements indissociables: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Le second lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. À ces deux commandements se rattache la Loi, ainsi que les Prophètes » [246]. La loi et les Prophètes désignent ici toute la doctrine et toutes les règles de conduite prescrites par Dieu aux hommes depuis le peuple d’Israël (considéré comme son peuple élu) jusqu’à toutes les nations de l’humanité. Ce faisant, tout ce qui relève du mal dans les rapports sociaux ne saurait légitimement se prévaloir de la religion. Ainsi, à l’analyse, nous retrouvons chez Feuerbach les qualités de l’amour qu’il dénie à la foi religieuse.
Par ailleurs, parlant de l’amour sexuel que ce philosophe qualifie de principe d’unité du genre par delà les différences entre l’homme et la femme, cet amour est célébré par le christianisme à travers le sacrement du mariage. C’est ainsi que, pour le protéger de la finitude de la condition humaine en proie à la versatilité des passions charnelles, l’Église le déclare indissoluble conformément à cette prescription divine: «L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair » [247]. Par cette disposition, la religion élève l’amour sexuel à la dignité de l’absolu car au sein de la société, il est le socle fondateur des foyers. Que de tensions, de conflits de crimes passionnels et de blessures intérieures les hommes et les femmes auraient évité à l’humanité par le respect de la sacralité de l’amour sexuel au sens religieux ?
Un autre aspect du raisonnement feuerbachien sur l’amour dans sa fonction sociale concerne la famille. Il s’agit des relations entre les enfants et leurs parents. Ce noble sentiment cimentant les liens parentaux, cellules basiques de l’unité et de la stabilité de la société, est enseigné et promu par les écrits sacrés. Le précepte judéo-chrétien « Honore ton père et ta mère » [248], assorti de l’obligation pour les parents d’entretenir, d’éduquer et d’aimer leurs progénitures constitue une arme efficace contre les risques d’indiscipline et d’insécurité menaçant nos sociétés. En effet, l’amour filial accompli dans l’obéissance aux parents est la première initiation au respect de l’autorité et au sens de la discipline. La plupart de nos crises socio-politiques pourraient trouver un début de solution si, dès la base, les familles célèbrent et transmettent cette vertu aux plus jeunes. Par exemple, les phénomènes des enfants de la rue et des enfants-soldats partent de la démission des parents dans l’encadrement de leurs propres enfants. Là encore l’enseignement de la religion en matière d’amour familial comme rempart protecteur contre les germes d’anomie sociale l’emporte largement sur l’opinion de Feuerbach.
Sous un autre angle, dans son propos élogieux sur l’amour, le père de l’athéisme contemporain met en exergue la dimension compatissante du cœur aimant face à la dureté de la loi qui juge et sanctionne sans état d’âme. N’est-ce pas l’autre nom du pardon faisant corps avec l’amour venant de Dieu ? Cette capacité à remettre à l’autre ses offenses même si le droit est de notre côté est l’acte sacrificiel que le christianisme recommande aux croyants. Cette renonciation à la rancune et à l’esprit de vengeance, cette acceptation de l’autre malgré les préjudices subis de sa part demeurent des exigences de l’amour qui se fait pardon.
Cette valeur morale va nécessairement à l’encontre de nos tendances naturelles mues par la loi du talion. Elle demande à l’homme des efforts surhumains surtout quand le bourreau a transformé l’innocent en une victime profondément marquée dans sa chair et dans son âme sans aucun espoir de réparation. Et pourtant, c’est ce pardon que le Christ a enseigné :«Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien moi je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin de devenir fils de votre père qui est aux cieux » [249]. L’amour de l’ennemi présuppose que l’étape douloureuse du don ou de l’accueil du pardon a été franchie. Pour montrer la voie du pardon aux hommes, Jésus a pardonné à ses bourreaux pendant son agonie sur la croix: « Père, pardonne-leur; ils ne savent pas ce qu’ils font » [250].
Si notre monde adoptait ces riches potentialités de l’amour-pardon religieux, nos fractures sociales auraient déjà été aplanies. En fait, la religion peut impacter sérieusement et positivement les communautés humaines dans le sens d’une véritable cohésion sociale au regard de l’assise divine qu’elle donne aux vertus éthiques comme l’amour et le pardon, indispensables à une société en quête d’une authentique réconciliation nationale.
CONCLUSION
Au demeurant, la passion de Feuerbach pour l’homme est à la mesure de son aversion pour Dieu. Son apologie de l’amour altruiste comme fondation des rapports sociaux harmonieux fait de lui un fervent apôtre de l’humanisme athée. Pour lui, le fait que la religion fasse dériver l’amour de l’homme envers l’homme du culte divin, est une source de rupture sociale. Cette contradiction entre la religion et les valeurs humanistes de la civilisation s’observe également chez lui dans l’antagonisme entre l’étroitesse partisane de la foi et l’universalité réconciliatrice de l’amour: « L’amour n’est identique qu’avec la raison, mais non avec la foi; car comme la raison, l’amour est de nature libre, universelle, alors que la foi est étroite et limitée»[251].
Ce procès en règle s’appuie essentiellement sur certaines dérives religieuses comme le sectarisme, l’intégrisme, le fondamentalisme, etc. Tous ces travers religieux continuent de diviser les hommes et de provoquer des guerres atroces. Et pourtant, les hommes continuent de pratiquer la religion et d’y rechercher des repères pour leur vie. Cela montre que, malgré tout, l’humanité a su percevoir en elle des atouts précieux capables de contribuer à la résolution des conflits sociaux. Feuerbach, à force d’entreprendre une critique systématique, ne perçoit pas que la religion s’autocritique dans les écrits des auteurs sacrés comme la première lettre de Saint Jean : « Si quelqu’un dit : j’aime Dieu et qu’il déteste son frère, c’est un menteur ; celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas » [252]
Le discours de Feuerbach est alors à classer parmi les critiques contre les pratiques religieuses menaçant l’équilibre de nos sociétés. L’intérêt que la religion peut en tirer est le renforcement de son aggiornamento face à la question sociale de l’homme. Des idéologies comme celles de Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud, Sartre, ont sans doute contribué à amener l’Église à reconnaître sa part de responsabilité dans l’émergence de l’athéisme: « L’athéisme, considéré dans son ensemble, ne trouve pas son origine en lui-même, il la trouve en diverses causes, parmi lesquelles il faut compter une réaction critique en face des religions et spécialement, en certaines régions, en face de la religion chrétienne »[253].
BIBLIOGRAPHIE
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SARTRE, Jean-Paul, Le Diable et le Bon Dieu, Paris, Gallimard, 1951.
FONDEMENTS D’UNE RÉCONCILIATION AVEC LA NATURE
Grégoire TRAORÉ
Département de Philosophie Université de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Les conceptions idéologiques, scientifiques et politiques dominantes ont tendance à nous inciter à des actions conflictuelles avec l’univers physique et naturel. Notre relation fondamentale avec la nature semble se résumer à la guerre et la propriété. À travers cette violence contre la nature, l’homme veut se l’approprier. Or, dans ce processus d’appropriation, il déchaîne des forces naturelles qui occasionnent de nombreuses crises écologiques qui tendent à l’engloutir. Cet effet de boomerang doit nous pousser aujourd’hui à une réconciliation avec la nature. Cette réconciliation permettra d’accorder activités humaines et respect de la nature en vue de la pérennisation de l’espèce humaine sur terre. Cet article se propose d’indiquer des voies de rétablissement des rapports entre l’homme et la nature.
Mots-clés : Crise environnementale, Contrat social, Contrat naturel, Guerre, Réconciliation, Nature, Technique, Vie.
ABSTRACT :
The ideological, scientific conceptions and dominant politics tend to entice us to commit harmful actions against natural and physical universe. Our fundamental relation with nature seems to lead to war and ownership. Through this violence against nature, human being wants to possess it. However, in this process of appropriation, s/he unleashes the natural forces which bring about many natural crises which can engulf him/her. This boomerang effect must encourage us to achieve reconciliation with nature. This reconciliation will enable human activities to agree with the respect of nature for the survival of the human race on earth. This article shows the ways whereby the relations between man and nature work.
Keywords : Environmental crisis, Social contract, Natural contract, War, Reconciliation, Nature, Technique, Life.
INTRODUCTION
Le point principal de cet article s’articule autour de la recherche d’une nouvelle approche du monde susceptible de favoriser une réconciliation entre l’homme et la nature dans un univers social marqué par la modernité. La modernité atteste d’un état de crise de l’humanité qui se manifeste par une attitude hostile à l’égard de la nature. La réflexion sur la possibilité d’une réconciliation entre l’homme et la nature est à mettre en rapport avec les crises écologiques qui montrent qu’une cohabitation harmonieuse entre l’homme et son univers naturel est nécessaire. Ầ partir du moment où les rapports conflictuels avec la nature ont tendance à causer plus de préjudices à l’homme qu’à la nature elle-même, l’instauration d’une “réconciliation” avec elle, s’impose. Mais, comment réussir à rapprocher l’homme de son univers naturel ? Telle est la question qui est au centre de notre préoccupation.
Pour parvenir à cette fin, nous choisissons d’explorer les voies d’une écologie qui incite à un retour aux valeurs spirituelles ou religieuses comme gage d’un équilibre entre l’homme et la nature comme chez Jean-Marie Pelt dans Nature et Spiritualité[254] ou celle d’un pacte naturel entre l’homme et la nature, comme dans Le Contrat Naturel[255] de Michel Serres ou encore celle d’une éthique de la responsabilité comme chez Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité[256] ?
Toutes ces perspectives ont pour but de réapprendre à l’homme à cultiver des valeurs culturelles, économiques, politiques et sociales qui permettent de rétablir l’ordre naturel qui a été détruit par la modernité technoscientifique. Dans une telle vision, toutes les activités humaines doivent se déployer en adéquation avec l’équilibre symbiotique de la nature qui favorise la survie de l’humanité. Mais, réapprendre à vivre avec la nature suppose une réforme des mentalités, des perspectives de développement ou de progrès et surtout une nouvelle approche de l’univers physique et naturel.
Par ailleurs, nous pouvons explorer les voies traditionnelles africaines de réconciliation avec la nature telle que les cérémonies de libation qui consistent à implorer la mère-terre ou les ancêtres lorsqu’on rompt tout lien avec les racines spirituelles qui maintiennent l’homme en contact avec la nature. Cet acte symbolique a l’avantage de ramener l’homme aux sources naturelles et spirituelles qui déterminent son existence dans l’univers physique et social. La rupture avec la nature, dans ce contexte, peut se traduire soit par le sang humain versé lors d’un combat, soit par un viol ou une profanation d’un lieu sacré, etc. Au-delà du fait que cette cérémonie permet de se réconcilier avec les ancêtres, elle montre qu’un élément naturel et spirituel qui participe à l’équilibre de l’homme a été perturbé. Par exemple, lorsque le viol d’une femme se produit dans la brousse, il symbolise le non-respect des ancêtres et des lois naturelles. La sanction encourue peut être la sécheresse, la famine, la disette, les calamités naturelles, etc. Tout se passe comme si la nature exigeait reconnaissance, respect, réparation ou rétablissement de l’ordre perturbé. Aujourd’hui, les programmes de reconstitution et de restauration de la nature s’apparentent à une telle attitude sauf qu’ici cela se fait à travers des méthodes scientifique et technique. Cet exemple montre que vivre en harmonieux avec son univers est toujours plus avantageux pour l’homme.
I. L’HOMME ET LA NATURE
Les rapports de l’homme à la nature sont dictés par les différentes conceptions du monde. Dans Le Principe responsabilité et Le phénomène de la vie, Hans Jonas indique un certain nombre de conceptions philosophiques, scientifiques, idéologiques et religieuses comme causes de la crise écologique. Parmi celles-ci, on peut citer l’humanisme occidental ; le transcendantalisme judéo-chrétien, le gnosticisme, l’existentialisme, l’idéalisme, le rationalisme cartésien, le dualisme, l’empirisme baconien, le darwinisme, l’utopie marxiste, etc. Toutes ces conceptions ont pour point commun la réification de l’individu, l’accumulation des ressources naturelles, la domination et la manipulation scientifique et technique de la nature, la dépréciation de la nature, etc.
Les rapports entre l’homme et la nature se dégradent au fur et à mesure que les techniques se perfectionnent et se raffinent. Les techniques rudimentaires sont délaissées au profit de celles qui sont performantes parce que désormais ce qui détermine la dynamique et la création des outils techniques, c’est l’assujettissement de la nature afin de la livrer aux exigences et aux fantasmes des hommes. Ce qui veut dire que l’homme doit rester insensible au temps réel (pris dans le sens de l’environnement naturel) et à tout ce qui touche la nature. Coupés totalement de tout ce qui se rapporte au temps, pour Michel Serres, les scientifiques, les journalistes et les politiques l’appréhendent à travers des espaces scientifiquement et techniquement constitués. Ils se détournent du temps réel, support de toute forme d’existence. Dans cette perspective, ce qui importe, ce sont les relations sociales. Paradoxalement, comme l’indique Michel Serres, ce monde social est appréhendé à partir de déterminations logiques et abstraites. Pourtant, des décisions concrètes doivent être prises concernant la nature puisqu’en réaction aux actions que l’homme exerce sur elle, celle-ci se signale à travers des crises qui menacent l’avenir de l’humanité. Il revient donc aux hommes de réfléchir sur le sort de la planète terre. Or, ils préfèrent s’engager dans des actions conflictuelles avec le monde naturel.
En effet, « nous ne nous battons plus entre nous, nations dites développées, nous nous retournons tous ensemble contre le monde. Guerre à la lettre mondiale, et deux fois, puisque tout le monde, au sens des hommes, impose des pertes au monde, au sens des choses. Nous chercherons donc à conclure une paix »[257].
Nos actions contre la nature s’apparentent à une guerre. Et, dans cette guerre ou conquête du monde, l’homme veut la dominer, la posséder, se l’approprier. L’exemple le plus extrême du déploiement de la puissance technique et de ses effets dévastateurs se manifeste dans les guerres. La démonstration de force pendant ces périodes montre comment, par la technique, l’homme peut entreprendre des actions qui peuvent être destructrices pour la nature. D’ailleurs, les atrocités occasionnées par la crise militaro-civile en Côte d’Ivoire, permettent de comprendre que les déséquilibres sociaux ont des répercussions sur la nature et sur l’homme qui est un élément de celle-ci. Au regard des graves atteintes à la vie, à la dignité humaine et à l’environnement, il apparait évident que la science et la technologie ont joué un rôle dans l’exacerbation de la violence contre l’homme et la nature. La guerre a également altéré la qualité de l’environnement ou le cadre de vie des populations (cadavres en putréfaction et immondices jonchant les rues, les eaux usées sources d’épidémies, etc.). Les sciences et les technologies affranchies de tout encadrement ou accompagnement éthique montrent à quel point elles peuvent être sources de dérives au sein de la société.
Conscients de l’enjeu d’une cohésion et d’une paix sociale durable, la nécessité et l’urgence d’un accompagnement éthique de l’agir scientifique et technologique en vue de protéger l’homme et son environnement s’imposent. Les guerres constituent l’un des facteurs de destruction de la nature. Au cours de celles-ci, les hommes restent sourds aux problèmes environnementaux. Après la guerre, ils s’aperçoivent des dégâts naturels qu’elle a entrainés. Lorsqu’une société est en guerre, elle génère, sans le savoir, des actions qui sont destructrices pour la nature. Ce qui veut dire que toute action déstabilisatrice interne à chaque société a des conséquences sur la nature. Dès lors, l’équilibre social est le gage d’un équilibre symbiotique de la nature. Les bouleversements sociaux entrainent nécessairement une destruction de la nature dans sa totalité. Comme on peut s’en rendre compte, la violence faite à la nature est grosse de conséquences pour la vie sociale et pour la nature elle-même.
Tout se passe comme si l’homme se lançait dans une conquête de la nature. Ầ travers cette attitude, il se comporte en pire ennemi de la nature. Les instruments techniques produits du génie de l’homme sont employés dans les guerres comme moyens de déstabilisation de la société et de la nature. En détruisant la nature, on parvient à corroder l’équilibre social. Pendant les guerres, on assiste à une dégradation ou une surexploitation des ressources naturelles conditions de survie de l’homme. La destruction de l’habitat naturel des animaux, la disparition d’animaux sauvages, la surexploitation des ressources naturelles, la déforestation, le pillage des ressources minières, la pollution des eaux due à une forte concentration des réfugiés aux abords des fleuves, etc. sont les effets de la guerre. La rareté des ressources naturelles de base peuvent susciter la perte de nombreuses vies humaines. Toutes ces actions de l’homme contre la nature, comme nous pouvons le constater, ont tendance à se retourner contre lui-même. C’est pourquoi, des penseurs comme Michel Serres, Hans Jonas et Jean-Marie Pelt nous invitent à un nouveau type de rapport avec elle. Cette nouvelle forme de relation passe absolument par une nouvelle perception de la nature.
L’idée de l’établissement d’un contrat fondé sur la recherche d’un équilibre des relations au niveau social qui est présente dans la pensée de Rousseau et de Thomas Hobbes pourrait servir de modèle d’institution d’un contrat naturel selon Michel Serres. Chez ces deux philosophes, ce contrat d’un caractère hypothétique permet aux hommes d’instaurer des règles juridiques, politiques en vue de garantir des relations harmonieuses et équilibrées aussi bien dans le cadre social que politique. Dans la perspective d’une protection de la nature et d’une gestion des rapports conflictuels entre l’homme et la nature, Michel Serres propose un contrat naturel. Il s’agit d’établir entre l’homme et son environnement naturel, un lien affectif, juridique et politique. En effet, en lisant les thèses développées par Michel Serres, on se rend compte que l’Occident s’est fourvoyée sur la voie qu’il s’est tracé concernant l’orientation des rapports entre activités sociales, politiques, juridiques, techniques et nature. Le regard que nous portons sur la nature est la cause fondamentale des rapports ambigus et conflictuels que nous entretenons avec elle. Perçue comme une réalité à dominer, l’homme va déployer tous les moyens techniques contre elle.
Or, « à force de la maîtriser, nous sommes devenus tant et si peu maîtres de la Terre, qu’elle menace de nous maitriser de nouveau à son tour. Par elle, avec elle et en elle, nous partageons un même destin temporel. Plus encore que nous la possédons, elle va nous posséder comme autrefois, quand existait la vieille nécessité ; qui nous soumettait aux contraintes naturelles, mais autrement qu’autrefois. Jadis localement, globalement aujourd’hui »[258]. Dans ce processus de soumission de la nature aux exigences humaines, celle-ci menace de nous engloutir. En effet, c’est l’homme qui dépend d’elle. D’où, l’expression de « parasites » [259] pour qualifier l’attitude de celui-ci à l’égard de la nature. En tant que parasites, nous prélevons simplement nos moyens de subsistance dans la nature considérée comme notre hôte. La Terre est un espace qui abrite l’homme. La terre peut exister sans lui, mais lui, ne peut vivre sans elle. Ce qui veut que dire qu’il lui doit reconnaissance et respect. Or, c’est le contraire que nous constatons aujourd’hui.
Le véritable problème, pour Michel Serres, réside dans ce qu’il appelle la “pollution culturelle ” due à l’état d’avancée de la science et de la technique qui met en péril les grands équilibres ou les mécanismes naturels de régulation du monde. Ầ travers cette culture, tout se passe comme si l’homme voulait imprimer sa marque personnelle au monde, c’est-à-dire le “culturaliser ou l’humaniser “. Pour mettre en évidence cette attitude de l’homme à l’égard de la nature, Michel Serres se réfère au comportement des animaux. « Or j’ai souvent noté qu’à l’imitation de certains animaux qui compissent leur niche pour qu’elle demeure à eux, beaucoup d’hommes marquent et salissent en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu’ils restent leur propre ou les autres pour qu’ils le deviennent »[260].
La pollutionaurait une source culturelle parce que là où l’homme habite, ses activités ont nécessairement des effets polluants. Dans cette perspective, la pollution est, pour l’homme, une manière de s’approprier le monde. « Ainsi la souillure du monde y imprime la marque de l’humanité, ou de ses dominateurs, le sceau ordurier de leur prise et de leur appropriation »[261]. Comme l’animal qui marque son territoire en y déposant des excréments ou des déjections, l’homme pollue son environnement naturel. Or, cette façon de le conquérir, de le dominer est dangereuse. En voulant s’approprier le monde, il se met lui-même en péril. Nos actions sont devenues tellement menaçantes pour la nature que nous devons la protéger contre elles.
« Ainsi les fronts se sont-ils inversés. Nous devons davantage protéger l’océan contre nos actions que nous protéger de l’océan. Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que celle-ci ne l’était autrefois pour nous. Nous sommes devenus extrêmement dangereux pour nous-mêmes et ce, grâce aux réalisations les plus dignes d’admiration que nous avons accomplies pour assurer la domination de l’homme sur les choses. C’est nous qui constituons le danger dont nous sommes cernés et contre lequel nous devons désormais lutter »[262].
Depuis l’époque préhistorique, l’homme a pensé que la nature pouvait se prendre elle-même en charge. Pourtant, la responsabilité de la protection de la nature lui incombe originairement. L’exemple le plus illustratif est celui de Noé[263] qui construisit une arche à la demande de Dieu afin de protéger l’espèce humaine et animale des intempéries ou du Déluge. L’arche, en tant que symbole du savoir-faire de l’homme montre que, par des moyens scientifiques et techniques, l’homme peut inventer des outils pour protéger la nature. Pour Michel Serres, il faut repenser, revoir la culture technique. Il reproche aux pouvoirs politiques, journalistiques et scientifiques de ne viser que des projets à court terme qui ne prennent en compte que la gestion immédiate des besoins humains. Une telle remarque se retrouve également dans la plupart des œuvres de Hans Jonas pour qui l’éthique traditionnelle, éthique de la simultanéité et de l’immédiateté, est inopérante devant le nouvel agir de l’homme à l’égard de la nature.
Par ailleurs, l’humanisme est considéré comme l’une des causes de la situation que vit aujourd’hui le monde. La prétention de vouloir dominer la nature, de s’en approprier est la cause de cette situation. Michel Serres et Hans Jonas désignent l’anthropocentrisme excessif qui caractérise l’attitude humaine comme l’un des fondements de cette crise écologique. L’homme veut prendre les rênes du monde. Pourtant, il n’est pas certain de bien tenir la barre. Pour Michel Serres et Hans Jonas, nous devons éviter de faire comme si nous pouvons nous passer de la nature. Il faut, pour cette raison, repenser notre attitude à son égard. Pour Michel Serres, au lieu de la traiter dédaigneusement, nous devons lui être reconnaissants.
II. DE LA RÉCONCILIATION DE L’HOMME AVEC LA NATURE
Étymologiquement, le terme de réconciliation provient du latin reconciliatio ou du verbe reconciliare qui veut dire remettre en état, rétablir, réconcilier. Ainsi, se réconcilier avec une réalité ou une personne signifie vivre en harmonie avec elle, réparer les dommages qu’on lui a causé. Par ailleurs, toute réconciliation suppose un nouveau regard et surtout une nouvelle approche des réalités avec lesquelles l’on s’oppose. Dans cette perspective, un changement de regard sur la nature s’impose nécessairement. En effet, c’est dans la manière d’appréhender une chose ou de la représenter que nait le type de rapport qu’on a avec elle. C’est pourquoi, Michel Serres et Hans Jonas invitent à une redéfinition, voire à une révision de la conception traditionnelle de l’environnement pour une conception plus englobante qui implique un anthropocentrisme moins excessif.
« Oubliez donc le mot environnement, usité en ces matières. Il suppose que nous autres hommes siégeons au centre d’un système de choses qui gravitent autour de nous, nombrils de l’univers, maitres et possesseurs de la nature. Cela rappelle une ère révolue, où la Terre (…) placée au centre du monde reflétait notre narcissisme, cet humanisme qui nous promeut au milieu des choses ou à leur achèvement excellent »[264].
L’humanisme, en mettant l’homme et les valeurs humaines au-dessus de celles qui se rattachent à la nature, a livré celle-ci à toutes les formes de manipulations. Pour équilibrer les rapports entre l’homme et la nature, il est important de la percevoir autrement. Dans la pensée de Michel Serres, « la nature se conduit comme un sujet. Elle conditionne la nature humaine qui, désormais, la conditionne à son tour »[265].
En appréhendant la nature dans sa manifestation concrète, on se rend compte qu’elle se comporte comme un sujet. En tant quesujet, elledétermine la nature humaine qui, à son tour, l’influence. En élevant la nature au rang de sujet, l’intention de Michel Serres est évidente : attribuer aux phénomènes vivants des qualités psychiques, morales, juridiques, etc. semblables à celles des êtres humains. En tant que sujet, la nature peut être porteuse de droits. Il faut souligner que le terme de sujet est un terme fondamental de l’humanisme occidental. Dès lors, la nature bénéficie de droits tels que le droit de vivre, de protection, etc. C’est pourquoi, pour Michel Serres, cette conception de la nature pourrait rester sans but précis, si elle ne s’inscrit pas dans le droit ou dans le domaine politique. Tout comme chez Michel Serres, l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas s’inscrit dans la sphère de la politique publique. Il s’agit d’amener le politique à déterminer des normes juridiques et réglementaires susceptibles de conditionner les rapports de l’homme avec la nature.
Pour la mise en place de ce projet, il faut « inventer un nouvel homme politique »[266]. Le rôle du politique, en effet,est déterminant dans la gestion de la crise environnementale. « Désormais, le gouvernement doit sortir des sciences humaines, des rues, des murs de la cité, se faire physicien, émerger du contrat social, inventer un nouveau contrat naturel en redonnant au mot nature son sens originel des conditions dans lesquelles nous naissons ou devons demain renaître »[267].
Le contrat naturel est donc un contrat potentiel, théorique, hypothétique, conforme à la raison qui, à l’instar des contrats sociaux de Rousseau et de Thomas Hobbes, exige que les hommes se passent expressément entre eux un contrat ou un pacte dans lequel ils s’engagent à établir un équilibre entre les puissances actuelles et celles du monde. Ce contrat naturel exige une reconversion de mentalité, d’attitude sans laquelle aucune réconciliation avec la nature n’est possible. Nous devons passer un nouveau contrat ou une nouvelle alliance avec la nature. Tout le monde vivant doit réapprendre à vivre ensemble. Mais cela demande qu’ « il faut donc procéder à une révision déchirante du droit naturel moderne qui suppose une proposition informée, en vertu de laquelle l’homme, individuellement ou en groupe, peut seul devenir sujet de droit»[268].
Selon Michel Serres, le concept de droit naturel moderne qui confère à l’être humain uniquement la possibilité de devenir un sujet de droit, doit être revu dans son essence ou sa définition. Ce qui veut dire qu’il faut donner à la nature un statut particulier qui fait d’elle un être titulaire de droits et d’obligations. Il faut donc étendre le concept de droit aux êtres extra-humains. Dans cette perspective, si « les objets eux-mêmes deviennent sujets de droit, alors toutes les balances tendent vers un équilibre »[269]. Mais, pour saisir le sens de ce contrat naturel, il convient d’établir une distinction entre « le droit de maîtrise et de propriété »[270] et le « droit de symbiose »[271]. Cette distinction permet de comprendre que chez Michel Serres, les objets eux-mêmes sont des sujets de droit et non simplement des êtres inertes à la disposition des hommes.
Le droit de maîtrise et de propriété consiste à dominer, à s’accaparer des biens de la nature, tandis que le droit de symbiose repose sur la réciprocité et la reconnaissance à l’égard de la nature. « En fait, la terre nous parle en termes de forces, de liens et d’interactions, et cela suffit à faire un contrat. Chacun des partenaires en symbiose doit donc, de droit, à l’autre la vie sous peine de mort »[272]. Ce rapport d’interdépendance fait que les deux entités sont contraints de vivre en parfaite harmonie. Comprendre que nous dépendons de la nature, signifie que nous devons prendre soin d’elle. Pour Michel Serres, l’homme doit retourner à la nature. Cela suppose le rejet d’un contrat purement social pour un contrat naturel de symbiose et de réciprocité dans lequel l’homme voue un respect à la nature par-delà son caractère utilitaire.
Pour Hans Jonas, la nature a toujours vécu dans une sorte d’équilibre en dépit des rapports conflictuels naturels qui existent entre les phénomènes vivants.
« Il s’agit d’un combat qui, par essence, s’accorde avec une coexistence au sein de laquelle chacun ne peut faire que ce que sa nature lui prescrit, et où même le plus fort restitue finalement à l’ensemble de la communauté ce qu’il lui a pris. Or, désormais, le plus fort est celui qui est complètement affranchi de toute prescription par rapport à son espèce, celui qui bouleverse toutes ces relations, compte tenu de la supériorité unilatérale que lui confèrent ses armes non plus naturelles mais artificielles, l’homme a rompu le cercle de l’équilibre symbiotique. Il détruit les limites que le conflit ne faisait jusqu’à présent que poser. Il ne restitue plus de façon utile ce qu’il prend au tout, et se livre ainsi à son exploitation abusive »[273].
De façonnaturelle, il existe des lois qui opposent les êtres vivants. Cette opposition est déterminée instinctivement par des besoins de survie et de subsistance des phénomènes vivants. Mais, celle-ci ne compromet pas les grands équilibres de la nature. En d’autres termes, il existe, dans la nature, des contradictions, des conflits qui répondent à une exigence naturelle d’équilibre. Celles-ci se réalisent dans les limites et le respect des règles de la nature. Mais, doté d’armes de destruction massive et de tous les mécanismes technoscientifiques, l’homme va bouleverser tous ces équilibres. En effet, il a «rompu le cercle de l’équilibre symbiotique »[274]. La technique consacre la supériorité de l’homme sur la nature.
Tout montre que les grands déséquilibres naturels que connait l’humanité sont le fait des activités de l’homme lui-même. La prise de conscience de l’homme, de sa dépendance aux ressources naturelles, doit le conduire à une attitude plus responsable à l’égard de la nature ou à un retour aux sources naturelles qui garantissent son équilibre social et spirituel. Cette dernière forme de réconciliation est celle que l’on rencontre dans plusieurs sociétés, notamment dans les sociétés traditionnelles africaines influencées par des conceptions animistes. Dans ces sociétés, le symbolisme y occupe une place importante. C’est le cas des cérémonies de libation qui sont des rituels qui permettent à l’homme de se réconcilier avec la nature. Profondément intégrées dans l’univers physique, les sociétés traditionnelles ou primitives ont une conception anthropomorphique de la nature. C’est ce qui explique leur attachement à leur environnement naturel.
« Il semble certain que nos lointains ancêtres se percevaient eux-mêmes comme étroitement liés à la nature et que, même s’ils devaient lutter contre elle pour leur subsistance, ils s’y savaient très étroitement associés. Chez saint Thomas, par exemple, mort en 1274, l’ordre établi des choses qu’il appelle loi naturelle est comme l’image et le reflet d’une loi divine (éternelle) qui doit être respectée et vénérée. En ce cas, le mot nature n’a pas son sens écologique actuel (le milieu écologique à l’exclusion de l’être humain) mais plutôt un sens philosophique d’essence des choses »[275].
Il existe une alliance classique, ontologique, symbolique et religieuse entre l’homme et la nature. Mais, cette alliance peut-elle permettre à l’homme de mettre un terme aux mauvais traitements qu’il lui inflige ? N’est-il pas important de recourir à de nouvelles formes de valeurs fondatrices d’une réconciliation avec la nature? En d’autres termes, ne faut-il pas tendre vers l’émergence d’une nouvelle conception de relations avec notre environnement naturel ?
Dans Le phénomène de la vie, Hans Jonas montre que l’ontologie peut constituer le fondement de la théorie éthique. Cette représentation du monde détermine les moyens d’accès à la fin qu’il s’est assigné, à savoir élaborer une éthique susceptible d’inciter les hommes à mobiliser des actions en faveur de la protection de la nature. Le principe fondamental qui oriente ces actions, c’est la valeur qui est rattachée à la nature. Pour Jonas, l’organisme vivant est inséparable du milieu. Les deux entités entretiennent un rapport de réciprocité. D’ailleurs, il existe entre l’homme et la nature un lien de parenté qui se caractérise par la présence de l’esprit ou d’une conscience au niveau des deux réalités. Avec Jonas, c’est le triomphe du monisme sur le dualisme qui a été soutenue par les philosophes et scientifiques depuis l’époque antique. Pour André Beauchamp, dès la Renaissance et la Réforme, « il s’agit d’opposer l’être humain à la nature alors entendue comme milieu naturel, de considérer la nature d’abord comme un obstacle à vaincre, une matière à dominer, voire un ennemi à renverser»[276]. Pourtant, le milieu dans lequel se trouvent tous les phénomènes vivants est nécessaire à leur survie.
À travers un processus d’échange avec le milieu, ils parviennent à la satisfaction d’un besoin qui se produit dans l’organisme. C’est la satisfaction de ce besoin qui les contraint à cet échange. Le besoin s’impose naturellement comme une satisfaction qui se réalise conformément à l’opération constante du mouvement ou de l’action du métabolisme. Cette action se présente comme la condition nécessaire qui exprime le souci essentiel du vivant de se perpétuer. Et, ce souci de continuer à vivre est assuré par le métabolisme. Cependant, la disponibilité des ressources naturelles nécessaires au maintien du vivant peut faire défaut du fait de la voracité de l’homme. À dire vrai, la rareté des ressources naturelles peut mettre un terme à la vie des phénomènes vivants parce que la nature est le creuset de toute vie.
« Les choses vivantes sont des créatures de besoin. Seules les choses vivantes ont des besoins et agissent par besoin. Le besoin est fondé à la fois sur la nécessité du renouvellement continu de soi par l’organisme grâce au processus métabolique et sur le désir élémentaire de l’organisme de se perpétuer ainsi de façon précaire »[277].
Pour assurer la survie de l’espèce humaine, Jonas propose la mise en place d’une éthique fondée sur l’être. Une éthique qui s’enracine dans l’être, dans l’ontologie. L’ontologie, en tant que théorie de l’être, est le fondement sur lequel doit reposer l’éthique de la responsabilité. Et, cette éthique doit procéder à une révision du concept de nature. Cette nouvelle perception est celle d’une nature en mouvement et dotée d’éléments subjectifs (esprit, conscience, ipséité, etc.)
« Les grandes contradictions que l’être humain découvre en lui-même -liberté et nécessité, autonomie et dépendance, moi et monde, relation et isolement, créativité et mortalité- ont leur préfiguration déjà en germe dans les formes les plus primitives de la vie, chacune tenant dangereusement la balance entre être et non-être, et portant déjà en soi un horizon interne de transcendance »[278].
En attribuant des qualités reconnues à l’homme aux autres êtres-humains, l’intention de Hans Jonas est évidente : rapprocher l’homme de la nature. Ainsi, il pourra se sentir responsable de son état. Cette responsabilité à l’égard de la nature est renforcée par l’action néfaste de l’homme sur elle. En se sentant responsable de la nature, il s’engage à la protéger. Et, l’obligation, en tant qu’un impératif qui constitue la forme de la loi morale, ne peut exister sans l’idée d’obligation. Par ailleurs, cette idée ne peut prendre forme qu’en l’homme, car il est le seul à avoir cette aptitude à décider des prescriptions à l’égard du monde. Cette idée ne peut et ne doit se découvrir que dans l’être en général. Cependant, l’homme est le seul à pouvoir exécuter cette obligation. D’ailleurs, pour Jonas, l’affirmation selon laquelle seul l’homme peut exiger des devoirs est un non-sens. L’être est le fondement de l’obligation à l’égard de la nature. L’ontologie peut déterminer la fondation du devoir à l’égard de la nature.
Il apparait évident que Jonas et Serres se rejoignent en un point : amener l’homme à prendre des engagements vis-à-vis de la nature. L’homme doit répondre à un appel muet de la nature qui demande à être protégée. Il appartient à celui-ci de déterminer des obligations à l’égard de la nature. Quoiqu’il en soit, les deux penseurs recommandent l’implication des pouvoirs publics, juridiques et politiques dans la gestion des problèmes relatifs à la nature. Ils doivent déterminer des dispositions pratiques en vue de sa protection. Bien que Jonas procède par la voie métaphysique ou philosophique pour fonder le type de rapport que l’homme doit entretenir avec la nature et Michel Serres par une refonte des principes fondateurs du droit ou du domaine juridique, ils veulent que les pouvoirs publics ou politiques garantissent une gestion efficiente de la nature.
Par-dessus tout, ce que vise Jonas, c’est d’amener les hommes à s’approprier la question de la protection de la nature en adoptant une attitude plus responsable et plus naturelle à son égard. Ce désir transparait dans les paradigmes de la responsabilité du chef d’État et des parents à l’égard de leurs enfants. Cette attitude paternaliste, pour Jonas, doit être profondément établie dans le mode de gestion politique, social, collectif, individuel, etc. En bon homme d’état, l’homme politique doit inculquer à la conscience des hommes les valeurs qui les rapprochent de la nature, mais il peut user de la violence légale pour rétablir l’ordre social lorsqu’il est perturbé ou menacé. Ici, l’amour et le respect de la nature se trouvent imbriqués. Pour Jonas, il s’agit d’instaurer des relations affectives, naturelles, objectives ou politiques entre l’homme et la nature.
La responsabilité des parents à l’égard des enfants montre que ceux-ci, du fait de la naissance de l’enfant, ont la responsabilité de veiller sur lui. Et cette responsabilité ne s’interrompe que lorsque celui-ci atteint l’âge adulte. La responsabilité dans ce cas, est une responsabilité continuelle, globale et unilatérale. En d’autres termes, les parents n’ont pas le droit de demander à leurs enfants qu’en contrepartie des soins qu’ils leur apportent, reconnaissance ou réparation financière. Le lien qui lie les parents aux enfants est un lien affectif. C’est une responsabilité naturelle qui est liée au fait d’être géniteurs. Cet être fragile, jouissant d’une santé précaire exprime le désir d’être protégé. Celui-ci doit être traduit en acte par le comportement des parents. La responsabilité, à l’égard du nouveau-né, est le fondement de toute responsabilité à l’égard de la nature.
Le deuxième modèle de responsabilité est la responsabilité politique. Contrairement à la responsabilité parentale qui procède par nature, la responsabilité politique exige le consentement de l’homme politique qui la porte. C’est une responsabilité contractuelle, « artificielle »[279]. La responsabilité politique est contenue dans l’acceptation de la fonction de diriger la Cité. Cependant, au-delà de ces divergences, les deux types de responsabilité se recoupent.
Le premier point commun se rapporte à la « totalité de l’objet »[280]. C’est l’objet dans sa totalité qui est pris en compte par l’éthique de la responsabilité. L’homme politique a la charge de veiller à la pérennité de la société, à sa formation morale et intellectuelle. En conséquence, c’est l’équilibre de la communauté qui est au centre de ses préoccupations. Tout comme les parents qui veillent à une parfaite éducation des enfants, l’homme d’État a l’obligation de prendre des dispositions pour que la société soit bien éduquée. L’État doit défendre les enfants face aux abus des parents et obliger ceux-ci à respecter leur devoir parental. « Ainsi la sphère de l’éducation montre-t-elle de la façon la plus claire comment la responsabilité parentale et celle de l’État […] se recoupent précisément par la totalité de leurs objets respectifs »[281].
L’amour que les parents ont pour leurs enfants est comparable à celui qu’éprouve l’homme d’État pour la communauté dont il est issu. Ce qui signifie que le lien affectif qui nous lie à la nature doit être la cause fondamentale des actions en faveur de l’univers physique naturel. En outre, la responsabilité à l’égard de la nature est totale et continuelle. Les générations futures doivent continuer à porter cette responsabilité. L’une des caractéristiques essentielles de ces deux types de responsabilités relève du fait qu’elles sont orientées vers la dimension futuriste de leurs objets respectifs. C’est l’avenir de l’objet qui est au centre des préoccupations des deux formes de responsabilité. Toute responsabilité totale doit assurer la possibilité qu’il y ait un agir responsable dans l’avenir.
L’art de gouverner doit être rendu possible dans l’avenir. Les pouvoirs publics doivent jouer un rôle déterminant dans la gestion de la nature. Pour ce faire, les décisions de protection de la nature doivent être soutenues au plan politique et juridique afin d’acquérir plus de consistance, de légalité et de force contraignante. D’ailleurs, pour Jonas, « le consensus de principe auquel elle [à savoir la protection de la nature] peut parvenir en mettant les choses au mieux doit être consolidé par le droit public »[282]. L’État, les collectivités et les institutions nationales et internationales doivent appuyer les actions en faveur de la protection de la nature en adoptant des mesures juridiques et politiques rigoureuses.
Les pays sous-développés doivent s’inscrire résolument dans des stratégies de protection de leur environnement. Pour cela, ils doivent élaborer des activités économiques, sociales respectueuses de l’équilibre de la nature. Ces programmes doivent être intégrés à la logique des idées que promeut le concept de développement durable. Une gestion rationnelle et équitable des ressources naturelles peut permettre de garantir la paix sociale, mais aussi la survie des générations futures. Pour ce faire, les pouvoirs publics doivent amener les populations à adhérer à leurs projets de développement. Au niveau juridique, les pouvoirs publics doivent élaborer des textes réglementaires et juridiques efficaces en matière de gestion de la nature. Pour que l’application de ces programmes de protection de la nature soit effective, il faut que les problèmes de pauvreté, de bonne gouvernance, de corruption, de conflits armés qui déstabilisent les États soient définitivement résolus.
Cependant, il faut reconnaitre que toute ces actions resteraient vaines si nos rapports à la nature sont influencés par des perceptions négatives ou par des conceptions purement matérialistes, économiques et mercantilistes. Il faut la représenter autrement et vivre avec elle autrement. La responsabilité de protéger la nature échoit à tout le genre humain. Personne ne doit la décliner.
CONCLUSION
La rupture de l’homme avec la nature est due aux différentes perceptions du monde. La plupart des conceptions du monde ont instauré des relations conflictuelles ou agressives à l’égard de la nature parce qu’elles ont pensé qu’il était possible pour l’homme de vivre indépendamment de celle-ci. Ainsi, pour des raisons méthodologiques, économiques et donc artificielles, l’homme a vidé le monde de toute charge spirituelle, métaphysique, religieuse, livrant ainsi la nature à toute forme de manipulations scientifiques et techniques. Des valeurs telles que le sacré et certaines conceptions comme l’anthropomorphisme et l’animisme ont été considérées par l’Occident comme anti-moderniste ou anti-scientifique. Or, l’expérience montre que c’est précisément le rejet de ces valeurs qui a creusé un profond hiatus entre l’homme et la nature.
Tout laisse croire que le modèle occidental de représentation du monde et de développement économique ne favorise pas un rapprochement de l’homme avec la nature. Cependant, il faut reconnaitre qu’un retour à ces anciennes valeurs semble quasiment impossible compte tenu des mutations profondes induites par la modernité. Des valeurs telles que celles promues par l’éthique de l’environnement et par le concept du développement durable doivent être encouragées aujourd’hui. Pour relever le défi de la protection de la nature, il est important que les questions relatives à la bonne gouvernance, à la pauvreté et à la corruption soient définitivement réglées. Cela suppose qu’une forte implication des pouvoirs publics dans la gestion de la nature s’impose. D’ailleurs, Serres regrette que les trois types de droit que sont le droit social, le droit naturel moderne et les droits de l’Homme n’intègrent pas véritablement la question de la nature. Or, sans une gestion rigoureuse des ressources naturelles, toute entreprise en faveur de la protection de la nature sera un échec.
Par ailleurs, en nous appuyant sur les pensées de Serres et de Jonas, nous voulons montrer à travers leurs différentes conceptions du monde des modèles de réconciliation de l’homme, l’urgence et la nécessité pour l’homme de vivre dans une parfaite harmonie avec son univers physique et naturel. Au-delà des polémiques que ces deux conceptions peuvent susciter, l’intention de Serres et de Jonas, c’est de rapprocher l’homme de la nature. C’est à travers ce rapprochement que l’homme pourra établir un lien affectif avec elle et surtout mobiliser des actions pour la protéger. L’éthique de la responsabilité de Jonas et le Contrat naturel de Serres nous invitent à un nouveau type de rapport avec la nature qui repose sur l’intégration de celle-ci dans le champ de l’éthique et de la morale. Désormais, la nature ne doit plus être perçue dans une perspective purement mécanique, économique et utilitariste. En s’excluant de la nature et en entretenant des rapports agressifs avec elle, l’homme se fait plus de mal. Il est établi que la nature peut survivre sans l’homme, mais l’homme a nécessairement besoin d’elle pour demeurer en vie. La protection de la nature se fait plus dans l’intérêt de l’homme.
Il est vrai que, depuis des siècles, les rapports de force que l’homme a engagés avec la nature, semblent tourner en sa faveur. La nature est devenue aujourd’hui victime des coups de semonce que celui-ci lui porte. Les rapports de l’homme avec la nature sont des rapports d’opposition et de guerre. C’est pourquoi, pour Serres et Jonas, devant le changement global du monde, nous devons prévoir les conséquences lointaines de nos actions sur la nature et déceler des solutions durables pour pallier cette situation dramatique.
BIBLIOGRAPHIE
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ROUTLEY, Richard Sylvain, « À-t-on besoin d’une nouvelle éthique, d’une éthique environnementale ? » in Éthique de l’environnement, Nature, valeur, respect, Paris, 2007.
[1] BAUDART, Anne, Socrate et Jésus. Tout les sépare… tout les rapproche, Paris, Le Pommier, 1999.
[2] DEMAN, Thomas, Socrate et Jésus, Paris, L’Artisan du Livre, 1944.
[3] BERGSON, Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Quadrige/PUF, 1948, p. 55.
[4] LA BIBLE, Luc 23 : 34, Paris, Édition revue, Alliance biblique universelle, 2003, traduite sur les textes originaux hébreu et grec par Louis Segond, docteur en théologie.
[5] PLATON, Apologie de Socrate, 41d, in Œuvres complètes, Paris, Éd. Flammarion, 2008, Trad. Luc Brisson.
[6] PLATON, Apologie de Socrate, 17d, in Œuvres complètes, Paris, Éd. Flammarion, 2008, Trad. Luc Brisson.
[7] Idem,18b.
[8] PLATON, Apologie de Socrate, 18d et 23a, in Œuvres complètes, Paris, Éd. Flammarion, 2008, Trad. Luc Brisson.
[9] Mais « évidemment, aucun de ces griefs ne tient », Idem, 19e.
[10] PLATON, Apologie de Socrate, 18b, in Œuvres complètes, Op. cit.
[11] Idem, 19b.
[12] PLATON, Apologie de Socrate 31e-32a, in Apologie de Socrate. Criton, Phédon, Paris, Gallimard, 1950, Traduit du grec par Léon Robin et M.-J. Moreau.
[13] PLATON, Apologie de Socrate, 24b, in Œuvres complètes, Op. cit.
[14] Idem, 33e-34b.
[15] Idem, 27b-28a.
[16] PLATON, Apologie de Socrate, 36d, in Œuvres complètes, Paris, Éd. Flammarion, 2008, trad. Luc Brisson.
[17] NIETZSCHE, Friedrich Wilhelm, La naissance de la tragédie, 1977, Paris, Denoël, p. 88, trad. Hein, Gonthier.
[18] Idem, p. 88.
[19] Idem, p. 87.
[20] Ibidem.
[21] Ibidem.
[22] CHAMBRY, Émile, ‘’Notice sur l’Hippias majeur’’,in PLATON : Premiers dialogues, Second Alcibiade, Hippias mineur, Premier Alcibiade, Euthyphron, Lachès, Charmide, Lysis, Hippias majeur, Ion, Paris, GF, 1967), Traduits et rassemblés par Émile Chambry, p. 346.
[23] PLATON, Premier Alcibiade 119b-120b, in Œuvres complètes, Op. cit.
[24] PLATON, Euthyphron 15c-16a, in PLATON : Premiers dialogues, Second Alcibiade, Hippias mineur, Premier Alcibiade, Euthyphron, Lachès, Charmide, Lysis, Hippias majeur, Ion, Paris, GF, 1967, textes traduits et rassemblés par Émile Chambry.
[25] PLATON, Lachès 200e-201c, in Œuvres complètes, Op. cit.
[26] PLATON, Hippias majeur, 303e-304e, in Œuvres complètes, Op. cit.
[27] PLATON, La République 330c-331c, Paris, GF, 1966, Traduit par Robert Baccou.
[28] PLATON, Charmide 175c-176c, in Œuvres complètes, Op. cit.
[29] PLATON, Lysis, 223b, in Œuvres complètes, Op. cit.
[30] Ibidem.
[31] PLATON, Apologie de Socrate, 38d-e, in Œuvres complètes, Paris, Éd. Flammarion, 2008, Trad. Luc Brisson.
[32] Idem, 34b-d.
[33] Ibidem.
[34] Idem, 38e.
[35] Idem, 34e.
[36] Idem, 34e.
[37] PLATON, Apologie de Socrate, 35c, in Œuvres complètes, Paris, Éd. Flammarion, 2008, Trad. Luc Brisson.
[38] PLATON, La République, 580b-582a, Paris GF, 1966, Trad. Robert Baccou.
[39] PLATON, Apologie de Socrate 33a, in Œuvres complètes, Op. cit.
[40] PLATON, Apologie de Socrate 39b, in Œuvres complètes, Op. cit.
[41] GRANT Michael et HAZEL John, Dictionnaire de la Mythologie, Paris, Seghers, 1975, pp. 345-346, trad. E. Leyris.
[42] PLATON, Phédon 59E-60A, trad. Paul Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1969.
[43] PLATON, Criton 73b, in Apologie de Socrate. Criton. Phédon, Paris Gallimard, 1968, trad. Léon Robin et M.-J. Moreau.
[44] PLATON, Criton 75c, in Apologie de Socrate. Criton. Phédon, Paris Gallimard, 1968, Trad. Léon Robin et M.-J. Moreau.
[45] Idem, 75b.
[46] Idem, 75c.
[47] STIRNER, Max, L’Unique et sa propriété, Paris, Stock, 1978, p. 271, trad. R. L. Leclaire.
[48] Ibidem.
[49] STIRNER, Max, Op. cit., p. 271.
[50] Idem, p. 272.
[51] ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, Paris, GF, 1966, p. 44.
[52] Ibidem.
[53] Ibidem.
[54] Ibidem.
[55] PLATON, Criton 95e, in Apologie de Socrate. Criton. Phédon, Paris Gallimard, 1968, trad. Léon Robin et M.-J. Moreau.
[56] PLATON, Criton 96d, Op. cit.
[57] FREUD, Sigmund, Malaise dans la civilisation, Paris, P.U.F., 1983, p. 64, trad. Ch. et J. Odier.
[58] HEINE, Heinrich, cité par Freud in Op. cit., p. 63.
[59] FREUD, Sigmund, Op. cit., p. 65.
[60] Ibidem.
[61] PLATON, Phédon 59E – 60A, Paris, Les Belles Lettres, 1969, Trad. Paul Vicaire.
[62] PLATON, Criton 84c. Op. cit.
[63] Idem, 85d.
[64] PLATON, Criton 84c. Op. cit., 85c.
[65] Idem, 84b.
[66] Idem, 84c.
[67] PLATON, Apologie de Socrate, 42a, in Œuvres complètes, op. cit.
[68] PLATON, Phédon, 67c-68a, Paris, Les Belles Lettres, 1969, Trad. Paul Vicaire.
[69] BERGSON, Henri, L’énergie spirituelle, Paris, P.U.F., 1985, pp. 29-60.
[70] PLATON, Phédon 66b-67a, Op. cit.
[71] Ibidem.
[72] Idem, 64e-65b.
[73] Ibidem.
[74] Idem, 66b-67a.
[75] Idem, 66a-66b.
[76] Ibidem.
[77] Idem, 82d-83a.
[78] Ibidem.
[79] Idem, 68c-68e.
[80] FREUD, Sigmund, Op. cit, p. 36.
[81] Idem, p. 18.
[82] PLATON, Phédon 61b-61d, Op. cit.
[83] Idem, 62a-62c.
[84] PLATON, Apologie de Socrate, 38c, in Œuvres complètes, Op. cit.
[85] PLATON, Apologie de Socrate, 31d, in Œuvres complètes, Op. cit.
[86] Ibidem.
[87] PLATON, Apologie de Socrate, 31d, in Œuvres complètes, Op. cit., 41d-e.
[88] Idem,33c.
[89] Idem,31a.
[90] PLATON, Apologie de Socrate, 41c-d, in Œuvres complètes, Op. cit.
[91] PLATON, Apologie de Socrate, 38a-39d, in Œuvres complètes, Op. cit.
[92] LA BIBLE, Jean 12.24, Op. cit.
[93] PLATON, Apologie de Socrate, 39c-d, in Œuvres complètes, Op. cit.
[94] PLATON, Phédon 117d-118a, Op. cit.
[95] LA BIBLE, Romains 12:19 et Deutéronome 32 : 35.
[96] FOUCAULT, Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, pp. 41-42.
[97] BERGSON, Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Quadrige / P.U.F., 1948, p. 61.
[98] NIETZSCHE, Friedrich Wilhelm, Op. cit., p. 89.
[99] Ibidem.
[100] BERGSON, Henri, Op. cit.,p. 61.
[101] RACINE, Phèdre, Paris, Flammarion, 1995.
[102] CALATAYUD, Chantal, Apprendre à pardonner : L’approche psychanalytique, France, Jouvence, 2003, p. 11.
[103] Ibidem.
[104] DELUMEAU, Jean, L’aveu et le pardon, France, Fayard, 1990, p. 58.
[105] MUCCHIELLI, Alex, L’identité, Paris, P.U.F. 1986, pp. 22-24.
[106] MUCCHIELLI, Alex, L’identité, Paris, P.U.F. 1986, p. 8.
[107] RALLO, Elisabeth, LEGANGNEUX, Patricia, et al, La mise en scène de la guerre, Belgique, Atlande, 2000, p. 143.
[108]RALLO, Elisabeth, LEGANGNEUX, Patricia, et al, La mise en scène de la guerre, Belgique, Atlande, 2000, p. 92.
[109] ARISTOTE, Poétique, trad. M. Magnien, Paris, Livre de Poche, 1990, chap. 13.
[110] ACINE, Préface de RACINE dans Phèdre, Paris, Flammarion, 1995, p. 21.
[111] DENIS, Jeffrey, Rompre avec la vengeance, Lecture de René Girard, Canada, Les Presses de l’Université de Laval, 2000, p. 42.
[112] DENIS, Jeffrey, Rompre avec la vengeance, Lecture de René Girard, Canada, Les Presses de l’Université de Laval, 2000, p.19.
[113] KREMER-MARIETTI, Angèle, L’éthique, Paris, P.U.F., 1987, p. 8.
[114] PÉCHARMAN, Martine, «Projet de paix perpétuelle, Emmanuel Kant», in La paix, un thème, trois œuvres, Paris, Belin, 2002, p. 117.
[115] Idem, p. 190.
[116] DERRIDA, Jacques, Pardonner : l’impardonnable et l’imprescriptible, Paris, l’Herne, 2005, p. 162.
[117] KANT, Emmanuel, Idée d´une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Paris, Nathan, 1981, p. 36, Traduit par Jacqueline Laffitte.
[118] Ibidem.
[119] N´GUESSAN, Kouamé, in Côte d´Ivoire : l´année terrible, 1999-2000, Paris, Karthala, 2002, p. 326.
[120] KANT, Emmanuel, Idée d´une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Paris, Nathan, 1981, p. 39, Traduit par Jacqueline Laffitte.
[121] PHILONENKO, Alexandre, in Doctrine du droit, Introduction, Paris, Vrin, 1993, p. 61.
[122] KANT, Emmanuel, Idée d´une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Paris, Nathan, 1981, Traduit par Jacqueline Laffitte, p. 38.
[123] Idem, p. 36.
[124] KONE, Cyrille B., De la réconciliation terrestre : essai sur la citoyenneté réhabilitée, Frankfort, Peter Lang GmbH Internationaler Verlag der Wissenschaften, 2010, p. 11.
[125] KANT, Emmanuel, Conjectures sur le commencement de l´histoire de l´humanité, Paris, Gallimard, 1985, p. 511, Traduit par Luc Ferry et Heinz Wismann.
[126] KANT, Op. cit., p. 38.
[127] KONE, Cyrille B., De la réconciliation terrestre : essai sur la citoyenneté réhabilitée, Frankfort, Peter Lang GmbH Internationaler Verlag der Wissenschaften, 2010, p. 13.
[128] ROUGEMONT, Frédéric-Constant de, La réconciliation des partis à Neuchâtel, tentée par un patriote, Neuchâtel, Imprimerie de Henri Wolfbath, 1848, p. 4.
[129] KANT, Emmanuel, Théorie et pratique, Paris, Flammarion, 1994, p. 64, Traduit par Françoise Proust.
[130] ROUGEMONT, Frédéric-Constant de, La réconciliation des partis à Neuchâtel, tentée par un patriote, Neuchâtel, Imprimerie de Henri Wolfbath, 1848, p. 4.
[131] KONE, Cyrille B., De la réconciliation terrestre : essai sur la citoyenneté réhabilitée, Frankfort, Peter Lang GmbH Internationaler Verlag der Wissenschaften, 2010, p. 12.
[132] Ibidem.
[133] KANT, Emmanuel, Théorie et pratique, Paris, Flammarion, 1994, p. 64, Traduit par Françoise Proust.
[134] KANT, Emmanuel, Projet de paix perpétuelle, Op., cit., p. 24.
[135] MARCHAL, Roland, « Justice et réconciliation : ambigüités et impensés », Revue Politique africaine n° 92, décembre 2003, Éditions Karthala, pp. 7-8.
[136] Idem, p. 6.
[137] MARTIN, Arnaud, La mémoire et le pardon : les commissions de la vérité et de la réconciliation en Amérique latine, Paris, l´harmattan, 2009, p. 13.
[138] KANT, Emmanuel, Projet de paix perpétuelle, Paris, Nathan, 1991, p. 35, Traduit par J.-J. Barrère et C. Roche.
[139] KANT, Emmanuel, Doctrine du droit, Paris, Vrin, 1993, traduit par A. Philonenko, p. 104.
[140] Idem, p. 38.
[141] SOUARE, Ahmed Tidiane, Les discours : une vision et un combat pour la réconciliation, la démocratie et la bonne gouvernance, Paris, l´Harmattan, 2012, pp. 24-25.
[142] KANT, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Delagrave, 1984, pp. 87-88, Traduit par Victor Delbos.
[143] Idem, p. 88.
[144] Ibidem.
[145] KANT, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Delagrave, 1984, pp. 87-88, Traduit par Victor Delbos, p. 89.
[146] REYMOND-ZIEGLER, Doris, Choisir la réconciliation, Lyon, Éditions Réveil Publications, 1999, p. 15.
[147] PLATON, Premier Alcibiade, Paris, Garnier Frères, 1967, p. 171, Traduit par Émile Chambry.
[148] ROUGEMONT, Frédéric-Constant de, La réconciliation des partis à Neuchâtel, tentée par un patriote, Neuchâtel, Imprimerie de Henri Wolfbath, 1848, p. 1.
[149] ROUSSEAU, Jean-Jacques, Discours sur l´origine et les fondements de l´inégalité parmi les hommes, Nathan, 1981, p. 37.
[150] N´GUESSAN, Kouamé, Côte d´Ivoire : l´année terrible, 1999-2000, Paris, Karthala, 2002, p. 326.
[151] MARTIN, Denis-Constant, L´identité en jeu : Pouvoirs, identifications, mobilisations, Paris, Karthala, 2010, p. 22.
[152] Cf. DAVIE, Grace ; HERVIEU-LEGER, Danièle (dir.), Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1996 ; WILLAIME, Jean-Paul, « La religion : un lien social articulé au don », in Revue du Mauss, n°22, 2ème trimestre, 2003 ; Idem, Sociologie des religions, Paris, PUF, 1998 ; KEPEL, Gilles, La revanche de Dieu. Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde, Paris, Seuil, 1991 ; BASTIAN, Jean-Pierre (éd.), La modernité religieuse en perspective comparée. Europe latine –Amérique latine, Paris, Karthala, 2002.
[153] PRADES, José A., Persistance et métamorphose du sacré, Paris, P.U.F., 1987.
[154] GAUCHET, Marcel, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985. GOGARTEN, Friedrich, Destin et espoir du monde moderne. La sécularisation comme problème théologique, Paris, Casterman, 1970.
[155] DEBREY, Régis, Les Communions humaines. Pour en finir avec la religion, Paris, Fayard, 2005, GODELIER, Maurice, Au fondement des sociétés humaines, Paris, Albin Michel, 2007.
[156] CASTORIADIS, Cornelius, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
[157]VALADIER, Paul in GAUCHET, Marcel Sur la religion. Un échange avec Paul Valadier, in La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 77.
[158] DE COULANGES, Fustel, La Cité antique, Paris, Flammarion, 1984, III, 7, pp. 179-194.
[159] Idem, pp. 179-194.
[160] Idem, pp. 415-424.
[161] CONSTANT, Benjamin De la liberté chez les modernes, textes présentés par Marcel Gauchet, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1980 ; Idem, Les Libéraux, T. II ; textes présentés par Pierre Manent, Paris, Hachette, 1986.
[162] BURDEAU, Georges, Traité de Science Politique, t. v. Les Régimes politiques, Paris, Librairie générale de droit et jurisprudence, 1970, p. 11.
[163] BURDEAU, Georges, De la religion, Actes Sud, 1999, pp. 31-34.
[164] Les pratiques religieuses ont néanmoins secrété à travers l’histoire des dérives en matière d’intolérances, d’extrémismes, de fondamentalismes et de fanatismes religieux. On ne peut pas prétexter de ces pratiques, en fait négatrices de la religion, pour remettre en question la validité théorique et pratique de cette évidence historique, ne serait-ce que pour le cas spécifique de l’Occident en particulier durant la Vôlkerwanderung où le christianisme s’est présenté comme un facteur d’unification et de cohésion sociale.
[165] DURKHEIM, Emile. L’Année sociologique, vol. II, 1897-1898, repris in Journal sociologique, présentation et notes de J. Duvignaud, Paris, P.U.F., 1969, p. 138.
[166] Idem, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, P.U.F., 1968, p. 598 et note.
[167] Idem, p. 611.
[168] BELLAH, Robert Neelly, La religion civile aux Etats Unis, in Le Débat, Paris, 30, 1984 ; BELLAH, R. Neelly ; HAMMOND, E. Philip, Varieties of civil religion, New York, Harper and Row, 1980 ; GINER Salvador, « La religion civile», in DIAZ-SALAZAR R., GINER S., VELASCO F. (eds.), Formas modernas de religion, Madrid, Allianza, 1996, pp. 129-171.; MAFFESOLI, Michel, Le temps des tribus, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.
[169] GUGLIELMO, Forni Rosa, The ‘’Essence of Christianity’’ The Hermeneutical Question in the Prostestant and Modernist Debate (1897-1904), Scholars Press, Atlanta, Georgia, 1995, pp. 104-135.
[170] FERRY, Luc, GAUCHET, Marcel, Le religieux après la religion, Paris, Grasset, 2004.
[171] ADANHOUNME, Eustache Roger Koffi, « De la religion de la sortie du religieux à la mystique des droits de l’homme : la dimension morale de la sécularisation du christianisme. », in Imo-Irikisi, La revue des Humanités du Bénin, FLASH, n°1, Juillet 2009, pp. 193-220.
[172] HEGEL, Friedrich, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, Paris, Vrin, 1970, trad. B. Bourgeois.
[173] NIETZSCHE, Friedrich, La Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1968, trad. d’H. Albert.
[174] HEGEL, Friedrich., Encyclopédie des Sciences Philosophiques, Paris, Vrin, 1970, p. 427, trad. B. Bourgeois.
[175] HEGEL, Idem, pp. 441-442.
[176]HEGEL, Friedrich, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, Paris, Vrin, 1970, §. 552, pp. 474, trad. B. Bourgeois.
[177]Idem, §. 566, pp. 472.
[178]Idem, pp. 472-473.
[179]NIETZSCHE, Friedrich, Par-delà le Bien et le Mal, Paris, Aubier-Montaigne, 1951, §. 202, trad. G. Bianquis.
[180]NIETZSCHE, Friedrich. Fragments, XI, 378.
[181]CHESTERTON, Gilbert Keith, Orthodoxie, Paris, Gallimard, 1984, p. 44, traduit de l’anglais par A. Joba.
[182] NIETZSCHE, Friedrich, Par-delà le bien et le mal, 1951, trad. G. Bianquis, 250, 251 ; Idem, La Généalogie de la Morale, Paris, Gallimard, 1968, trad. d’H. Albert, II, 11 ; Idem, Le Gai Savoir, Paris, Gallimard, 1950, trad. A. Vialatte, 348.
[183] Idem, Le Gai Savoir, 348.
[184] Idem, Par-delà le bien et le mal, 1, 9.
[185] Cf. Idem, Par-delà le bien et la mal ; Paris, Aubier-Montaigne, 1951, trad. G. Bianquis.
[186] NIETZSCHE, Friedrich, « Schopenhauer éducateur », §. 1. in Considérations inactuelles, III et IV, Paris, Gallimard, 1990, textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari.
[187] DE TOCQUEVILLE, Alexis, De la Démocratie en Amérique, T. II, 2e partie, chap. 1 : « Pourquoi les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent et plus durable pour l’égalité que pour la liberté » ; p. 493 sq et chap. 2 : « De l’individualisme dans les pays démocratiques », p. 496 sq ; éd. R. Laffort, Bouquins, 1986.
[188] DE TOCQUEVILLE, Alexis, De la Démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, T. I, p. 58.
[189]DE TOCQUEVILLE, Alexis, Hérétiques, Paris, Gallimard, 1979, pp. 158-159, traduit de l’anglais par J. S. Bradley.
[190]SCHMITT, Carl, Théologie politique. Une légende. La liquidation de toute théologie politique ; Paris, Gallimard, 1988, p. 46.
[191] Cf. BADIOU, Alain, Saint-Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997.
[192] GOUREVITCH J., Aron, La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, Paris, Le Goff, Seuil, 1997 ; ELIAS, Norbert, La société des individus, Paris, Fayard, 1991.
[193] Cf. DE TOCQUEVILLE, Alexis, De la démocratie en Amérique, T.I., Paris, Garnier -Flammarion, 1987, p. 58.
[194] Cf. HABERMAS, Jürgen, « Les Fondements prépolitiques de l’état démocratique » ; in Esprit, Juillet 2004, pp. 5-18 ; MANENT, Pierre, La raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe (L’Esprit de la cité), Paris, Gallimard, 2006.
[195] Idem, pp. 11-12.
[196] Cf. FRANÇOIS, Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Paris, Gallimard, 2008.
[197] DELUMEAU, Jean, Une histoire du Paradis, T.1. Le jardin des délices, Paris, Fayard, 1992 ; Idem, T.2. Mille ans de bonheur, Paris, Fayard, 1995 ; Idem, « Une traversée du millénarisme occidental », in Religiologiques, 20, Automne 1999, pp.165-179 ;de LUBAC, Henri, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris, Lethielleux, 1978.
[198] HUNTINGTON, Samuel, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1996 ; CREPON, Marc, L’Imposture du choc des civilisations, Pleins Feux, 2002.
[199]JANKELEVITCH, Vladimir, L’Imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, p. 50.
[200]Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 596.
[201]Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Presse-Pocket, 1992, p. 304, Traduction Georges Fradier.
[202] La Bible, Lévitique 24, 17-21 – « Le désir de vengeance, écrit Simone Weil, est un désir d’équilibre » car dans la vengeance l’on veut équilibrer sa souffrance en infligeant à son offenseur une souffrance comparable. Mais en rétablissant l’équilibre, la justice n’est pas pour autant rétablie. Pour surmonter ce désir, il faut « accepter le déséquilibre ». Simone, Weil, Cahiers 2, œuvres complètes, Tome VI, (Paris, Gallimard, 1997), p. 137.
[203] LEON-DUFOUR, Xavier, Dictionnaire du Nouveau Testament, Paris, Seuil, 1975.
[204] RICŒUR, Paul, Le Juste 1, Paris, Esprit, 1995, p. 206.
[205] JANKELEVITCH, Vladimir, L’Imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, p. 50.
[206] Ricœur, Paul, « Le pardon peut-il guérir ?» in Esprit, n°210 mars-avril 1995, p. 8. – Cf. également Paul RICŒUR, La critique et la conviction, Paris, Calman-Lévy, 1995, p. 19.
[207] RICŒUR, Paul, Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994, p. 273-279.
[208] RICŒUR, Paul, Le Juste1, p. 207.
[209] JANKELEVITCH, Vladimir, Le pardon, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 42.
[210]La Rochefoucauld, François De, Réflexions ou Sentences et Maximes morales et Réflexions diverses, Paris, Champion Classiques, 2005, Maxime n°330.
– Cf. également Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 605.
– « L’Amour excuse tout, … supporte tout » La Bible, 1 Co13, 7.
[211] La Bible, Mathieu 5, 44-45
[212] RICŒUR, Paul, « Entre philosophie et théologie I : La “Règle d’Or” en question » (1989), in Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994, p. 278. – Cf. La Bible, Siracide 28,2 : « Pardonne à ton prochain ses torts envers toi-même ; alors, quand tu prieras, le Seigneur effacera tes propres fautes. » – Voir également La Bible, Mathieu 6, 12 : « … pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé ». « En effet, si vous pardonnez aux autres leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes. La Bible, Mathieu 6, 14-15.
[213] La Bible, Psaume 130, 3
[214] Du latin reconciliare qui signifie remettre en état, la réconciliation supprime l’inimitié, rétablissant les rapports blessés entre les personnes. L’idée de réconciliation implique de toute évidence celle d’un pardon.
[215] TUTU, Monseigneur Desmond, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Paris, Albin Michel, 2000, § 36.
[216] Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 642.
[217]Zumstein, Jean, « Le pardon dans le Nouveau Testament », Pardonner, (Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint Louis, 1994, p. 79.
[218] MORIN, Edgar, « Le siècle et le pardon » in Le monde des débats, Décembre 1999.
[219] AMADOU, Hampaté Bâ cité par KIBSA Karim, « Pardonner, c’est savoir vivre ensemble » in L’Hebdo du samedi 31 mars 2007.
[220] Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 605 et p. 642.
[221] Jacques DERRIDA cité par Gérard COURTOIS « Le pardon et la Commission Vérité et Réconciliation » in Droit et cultures, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 131.
[222] KANT, Emmanuel, La religion dans les limites de la simple raison, Œuvres Philosophiques, tome 3, Paris, Gallimard, 1986, p. 183, traduction de l’Allemand par Alexis Philonenko.
[223]FEUERBACH, Ludwig, L’Essence du christianisme, Paris, Librairie François Maspero, 1968, p. 210, traduction d’après l’édition allemande de 1841 par Jean-Pierre Osier.
[224]FEUERBACH, Ludwig, Op. cit., p. 210.
[225]ARISTOTE, Politique, Paris, Les Belles Lettres, 1960, livre 1, p. 14, traduction du Grec par Jean Aubonnet.
[226]FEUERBACH, Ludwig, Op. cit., p. 211.
[227] FEUERBACH, Ludwig, Op. cit., pp. 427-428.
[228] Idem, p. 415.
[229] SARTRE, Jean-Paul, Le Diable et le Bon Dieu, Paris, Gallimard, 1951, p. 237.
[230] FEUERBACH, Ludwig, Op. cit., p. 302.
[231] FEUERBACH, Ludwig, L’Essence du christianisme, Paris, Librairie François Maspero, 1968, p. 140, traduction d’après l’édition allemande de 1841 par Jean-Pierre Osier.
[232] FEUERBACH, Ludwig, L’Essence du christianisme, Paris, Librairie François Maspero, 1968, p. 140, traduction d’après l’édition allemande de 1841 par Jean-Pierre Osier, p. 261.
[233] Idem, p. 409.
[234] FEUERBACH, Ludwig, Op. cit., p. 410.
[235] FEUERBACH, Ludwig, L’Essence du christianisme, Paris, Librairie François Maspero, 1968, p. 140, traduction d’après l’édition allemande de 1841 par Jean-Pierre Osier, p. 402.
[236] FEUERBACH, Ludwig, L’Essence du christianisme, Op. cit., p. 414.
[237]FEUERBACH, Ludwig, L’Essence du christianisme, Op. cit., p. 426.
[238] Idem, p. 296.
[239]FEUERBACH, Ludwig, L’Essence du christianisme, Paris, Librairie François Maspero, 1968, p. 140, traduction d’après l’édition allemande de 1841 par Jean-Pierre Osier, p. 296.
[240]FEUERBACH, Ludwig, Op. cit., pp. 296-297.
[241] FEUERBACH, Ludwig, Op. cit., p. 169.
[242] Idem, p. 119.
[243]FEUERBACH, Ludwig, L’Essence du christianisme, Paris, Librairie François Maspero, 1968, p. 140, traduction d’après l’édition allemande de 1841 par Jean-Pierre Osier, p. 426.
[244] FEUERBACH, Ludwig, ‘’L’Essence de la religion’’ in La religion, Paris, Librairie Internationale, 1864, textes choisis et traduits d’après l’édition de la langue allemande de 1845 par Joseph Roy, p. 161.
[245] DURKHEIM, Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, 1925, p. 609.
[246] La Bible de Jérusalem, Matthieu : 22, 37-40, Paris, Cerf, 1991, p. 1446, traduction École Biblique de Jérusalem.
[247] La Bible de Jérusalem, Op., cit., Genèse : 2, 24, p. 33.
[248] Idem, Exode : 20,12, p. 106.
[249] La Bible de Jérusalem, op. cit , Matthieu : 5, 43-45, Paris, Cerf, 1991, p. 1422, traduction École Biblique de Jérusalem.
[250] Idem, Luc : 23, 34, p. 1517.
[251] FEUERBACH, Ludwig, L’Essence du christianisme, Paris, Librairie François Maspero, 1968, traduction d’après l’édition allemande de 1841 par Jean-Pierre Osier, p. 411.
[252] La Bible de Jérusalem, op. cit , 1 Jean : 4, 20, p. 1770.
[253] Concile Vatican II, Constitution Pastorale « Gaudium et Spes », Paris, Spes, 1966, p. 107.
[254] PELT, Jean-Marie, Nature et spiritualité, Paris, Éd. Fayard, 2008.
[255]SERRES, Michel, Le contrat naturel, Paris, Éd. Flammarion, 1992.
[256] JONAS, Hans, Le principe responsabilité, Paris, Éd. Du Cerf, 1990, traduction Jean Greish.
[257]SERRES, Michel, Le contrat naturel, Op. cit., p. 59.
[258]SERRES, Michel, Le contrat naturel, op.cit, p. 61.
[259]Idem, p. 60.
[260]SERRES, Michel, Le contrat naturel, op.cit, p. 59.
[261]Ibidem.
[262]JONAS, Hans, Une éthique pour la nature, Paris, Ed. Desclée de Brouwer, 2000, p. 140, traduit à partir de l’allemand par Sylvie Courtine-Denamy.
[264] SERRES, Michel, Le contrat naturel, Paris, Éd. Flammarion, 1992, p. 60.
[265] Idem, p. 64.
[266]SERRES, Michel, Le contrat naturel, Paris, Éd. Flammarion, 1992, p. 69.
[267]SERRES, Michel, Le contrat naturel, Paris, Éd. Flammarion, 1992, p. 75.
[268]Idem, p. 65.
[269] Idem, p. 66.
[270] Idem, p. 67.
[271] Ibidem.
[272] SERRES, Michel, Le contrat naturel, Paris, Éd. Flammarion, 1992, p. 69.
[273] JONAS, Hans, Une éthique pour la nature, Paris, Ed. Desclée de Brouwer, 2000, p.144, traduit à partir de l’allemand par Sylvie Courtine-Denamy.
[274] Ibidem.
[275] BEAUCHAMP, André, Introduction à l’éthique de l’environnement, Montréal, Éd. Paulines, 1993, p. 27.
[276] BEAUCHAMP, André, Introduction à l’éthique de l’environnement, Montréal, Éd. Paulines, 1993, p. 28.
[277] Hans, JONAS, Le phénomène de la vie, vers une biologie philosophique, Paris, De Boeck Université, 2001, p. 135, trad. Danielle Lories.
[278] Hans, JONAS, Évolution et liberté, Paris, Éd. Payot et Rivages, 2005, p. 26, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel.
[279] JONAS, Hans, Le principe responsabilité, Paris, Éd. Du Cerf, 1990, p. 136, traduction Jean Greish.
[280] JONAS, Hans, Le principe responsabilité, Paris, Éd. Du Cerf, 1990, traduction Jean Greish, p. 145.
[281] Idem, p. 147.
[282] JONAS, Hans, Le principe responsabilité, Paris, Éd. Du Cerf, 1990, p. 151, traduction Jean Greish.