Perspectives 011-2016

PUBLICATION N°011


1. Des écrits de Platon : Dialogues ou monologues ?, Kolotioloma Nicolas YÉO…………………………………………………………1


2. De l’utilité sociale de la philosophie : Kant et la responsabilité irénique du philosophe, Amidou KONÉ…………………………………………20


3. La musique entre jouissance et concept chez Hegel, Alain Casimir ZONGO………………………………………………………………41


4. Éducation et élitisme chez Friedrich Nietzsche, Désiré ANY Hobido………………………………………………………………63


5. Influence de la culture hebraïque dans la théorie freudienne de la religion, Kanda Nina Lily Mahan N’GUESSAN……………………….81


6. Sensibilité, imagination et réalité : au cœur de l’esthétique philosophique, Mounkaïla Abdo Laouali SERKI……………………………96


7. Démocratie et réenchantement du monde : les avatars de la sortie du religieux, Octave Nicoué BROOHM……………………………113


8. De la conservation de soi à la perte de soi chez Habermas, Adjo Apolline NIANGORAN……………………………136


Présentation et Sommaire N°011 > Résumés des articles N°011

Volume VI  –  Numéro 11        Septembre 2016         ISSN : 2313-7908N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

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ISSN : 2313-7908

N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

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COMITÉ DE RÉDACTION

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Secrétaire de rédaction : Dr. Blé Sylvère KOUAHO, Maître de Conférences

Trésorier : Dr. Grégoire TRAORÉ, Maître de Conférences

Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités

SOMMAIRE

1. Des écrits de Platon : Dialogues ou monologues ?,

Kolotioloma Nicolas YÉO……………………………………………………………..1

2. De l’utilité sociale de la philosophie : Kant et la responsabilité irénique du philosophe,

Amidou KONÉ………………………………………………..……………………….20

3. La musique entre jouissance et concept chez Hegel,

Alain Casimir ZONGO ………………………………………………………………41

4. Éducation et élitisme chez Friedrich Nietzsche,

Désiré ANY Hobido………………………………..………………………………….63

5. Influence de la culture hebraïque dans la théorie freudienne de la religion,

Kanda Nina Lily Mahan N’GUESSAN…………………………………………….81

6. Sensibilité, imagination et réalité : au cœur de l’esthétique philosophique,

Mounkaïla Abdo Laouali SERKI …………………………………………..……..96

7. Démocratie et réenchantement du monde : les avatars de la sortie du religieux,

Octave Nicoué BROOHM …………………………………………….………….113

8. De la conservation de soi à la perte de soi chez Habermas,

Adjo Apolline NIANGORAN ……………………………………………………….136

LIGNE ÉDITORIALE

L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.

Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ? 

Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.

Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.

Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.

Le comité de rédaction

DES ÉCRITS DE PLATON : DIALOGUES OU MONOLOGUES ?

Kolotioloma Nicolas YÉO

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

nicolasyeo@yahoo.fr

RÉSUMÉ :

Le concept de “dialogue” est ordinairement utilisé pour qualifier les écrits platoniciens. Pourtant, à l’analyse, l’on se rend compte qu’ils n’observent pas certains principes fondamentaux du dialogue, dont le respect de l’alternance élocutoire, le traitement équitable des protagonistes, le respect et la restitution loyale de leurs opinions. C’est pourquoi, quoiqu’étant des dialogues du point de vue de leur forme, dans le fond, les écrits de Platon apparaissent comme des monologues à travers lesquels Socrate impose ses idées aux sophistes.

Mots-clés : Dialogue, Dramatisation fictive, Herméneutique, Monologue, Sophiste.

ABSTRACT :

The “dialogue” concept is commonly used to describe the Platonic writings. Yet, analyze, one realizes that they do not observe certain basic principles of dialogue, which that alternation elocutionary, fair treatment of the protagonists, respect and fair return for their views. Therefore, although still standing dialogue from the perspective of their form, in the background, the writings of Plato appear as monologues through which Socrates imposes its ideas to the sophists.

Key words : Dialogue, fictional dramatization, Hermeneutics, monologue, sophist.

INTRODUCTION

D’une manière générale, le “dialogue” désigne une communication entre plusieurs personnes ou groupes de personnes. Il suppose la présence d’une personne émettrice d’un message et d’une autre qui en est la réceptrice. Marlène Dealman fait observer que « la dynamique interactive d’un dialogue ne peut réussir que s’il y a un interlocuteur, si on a quelque chose à dire et si on trouve les moyens de l’exprimer » (2000, p. 34). C’est dire que la présence d’un émetteur et celle d’un récepteur de message sont des conditions nécessaires à la réalisation du dialogue. 

Dans le sens de cette définition, les écrits de Platon ont souvent été qualifiés de dialogues dans la mesure où ils mettent en scène des émetteurs et des récepteurs. Le substantif “dialogues de Platon” est prononcé, comme une formule consacrée, pour désigner le discours platonicien. Des pensées comme celles de Léon Robin, Jean Brun et Luc Brisson confirment bien cette approche du discours platonicien. Elles donnent à comprendre que, nonobstant quelques modifications remarquables chez Platon, c’est « la forme littéraire du dialogue qui se maintient tout au long de son œuvre » (L. Brisson, 2011, XI).

Pourtant, quoique respectant le schème bipolaire de l’émetteur-récepteur, le dialogue peut être inauthentique s’il viole les principes dialogiques fondamentaux, tels que la liberté d’expression, l’alternance entre les énonciateurs, le traitement équitable des protagonistes, l’écoute et le respect des opinions de l’autre. En ce qui concerne Platon, l’un des problèmes majeurs incitant à reléguer ses dialogues à la catégorie de dialogues inauthentiques demeure le fait que « l’alternance entre les énonciateurs est soumise à une restriction visant à supprimer la liberté de la prise de parole » (R. Niamkey-Koffi, 1996, p. 16). Autrement dit, dans les dialogues de Platon, la prise de parole des différents énonciateurs n’est pas équitable. Elle apparaît comme une activité régie, gérée et contrôlée selon l’unique volonté de ce disciple de Socrate. Dans ce contexte, l’on en arrive parfois à considérer que ses dialogues sont des monologues.

Dès lors, quelle appellation convient-elle le mieux aux écrits de Platon ? Sont-ils des dialogues ou des monologues ? Plus précisément, n’y a-t-il pas mésinterprétation à considérer les écrits de Platon comme des dialogues authentiques ? Tel est le problème central de la présente contribution. L’analyse de ce problème central suscite les questions secondaires suivantes qui orientent la réflexion. Le dialogue platonicien n’est-il pas un lieu d’exercice de l’hégémonie de Socrate ? La restitution des pensées des sophistes, principaux interlocuteurs de Socrate, n’a-t-elle pas été faite, par Platon, de manière biaisée ? Le dialogue platonicien ne prend-il pas parfois l’allure d’une fiction dramatique ?

L’intention fondatrice est de montrer que, loin d’être des dialogues authentiques, les écrits platoniciens s’apparentent à des monologues déguisés à travers lesquels Socrate soliloque. L’approche exégétique, en tant qu’elle conduit à l’analyse interprétative des écrits platoniciens, est la méthode retenue pour développer cette hypothèse. Il s’agira précisément de montrer, premièrement, que, dans les dialogues platoniciens, s’exprime une hégémonie de Socrate, aussi bien sur ses interlocuteurs que sur ses lecteurs. Il sera question, deuxièmement, de souligner que Platon a, à dessein, restitué les pensées des sophistes de manière biaisée. Troisièmement, nous indiquerons que le traitement apologétique de Socrate et la genèse de l’élaboration des dialogues racontés donnent à comprendre que les dialogues platoniciens prennent souvent l’allure d’une fiction dramatique.

1. LE DIALOGUE PLATONICIEN OU L’HÉGÉMONIE DE SOCRATE SUR SES INTERLOCUTEURS ET SES LECTEURS

L’hégémonie socratique à travers les dialogues de Platon doit être entendue au double sens de domination absolue et de prééminence de Socrate, non seulement sur ses interlocuteurs, mais aussi sur ses lecteurs. En d’autres termes, les dialogues de Platon articulent une certaine « supériorité inébranlable du meneur de la discussion [Socrate] sur chacun de ses interlocuteurs » (T. Szlezak, 1996, p. 21), d’une part, et, d’autre part, ils exercent une fascination enveloppante et persuasive sur les lecteurs.

La domination absolue de Socrate sur ses interlocuteurs se lit au terme des cinglantes et irréversibles défaites que Socrate leur inflige. Dans les dialogues de jeunesse et de transition tels qu’Euthyphron, Charmide, Lachès, Hippias majeur, l’on observe que, sous les coups de boutoirs des arguments de Socrate, ses principaux interlocuteurs sont généralement réfutés et convaincus d’erreur. Pis, ils subissent parfois le ridicule du retour à des réponses déjà analysées, tant ils sont déroutés par Socrate.

Dans l’Euthyphron, par exemple, sous l’influence de Socrate, le sophiste Euthyphron est subtilement conduit à réaffirmer des thèses déjà exprimées et réfutées. En effet, après avoir défini la piété comme « ce qui est cher aux dieux » (Platon, 2011, 7a), Euthyphron est contraint, dans la suite de l’échange, à affirmer derechef cette même définition. Cette scène discursive présentant une redondance sémantique de la piété dans les propositions d’Euthyphron montre la domination intellectuelle de Socrate sur son interlocuteur Euthyphron. Celui-ci est si bien tourné en ridicule, qu’il quitte le dialogue, d’un pas alerte, tout défait.  

Dans le même ordre d’idée de la domination socratique, l’on remarque que les principaux interlocuteurs de Socrate arrivent à la fin des dialogues de jeunesse et de transition sans avoir proposé de réponses satisfaisantes aux questions examinées. Très souvent, ils ne réussissent quasiment pas à relever les défis qu’eux-mêmes se sont fixés dès l’entame des dialogues. Hippias, par exemple, définissant le beau, a indiqué successivement qu’il est une belle vierge, l’or, la richesse, les honneurs, la longévité et le plaisant à la vue et à l’ouïe. Ces définitions ont, par la suite, été toutes réfutées par Socrate. Selon lui, elles ne permettent nullement d’avoir une connaissance exacte du beau (Platon, 2011, 303e).

Il en est de même pour Lachès et Nicias qui, dans le Lachès, définissent successivement le courage par le fait, pour un hoplite, de rester à sa place dans le rang, par la fermeté réfléchie de l’âme, par la connaissance de ce qui inspire la crainte ou la confiance et par la science des maux et des biens. Ici encore, l’on s’aperçoit que le dialogue aboutit à la conclusion selon laquelle le courage reste à définir (Platon, 2011, 199e), puisqu’aucune des propositions de définition de Lachès et de Nicias n’a obtenu l’assentiment de Socrate. Livio Rossetti traduit bien cette suprématie de Socrate sur ses interlocuteurs lorsqu’il soutient : « Socrate s’efforce moins de manifester son univers intérieur que d’exercer une influence sur ses interlocuteurs » (L. Rossetti, 2001, p. 227). L’idée véhiculée par cette assertion est que l’argumentation de Socrate n’a de but que d’exercer une influence indéniable sur ses interlocuteurs.

Socrate, lui-même, ne nie pas sa propension à influencer ses interlocuteurs. Il se présente comme un locuteur imbattable capable de donner l’orientation qu’il souhaite à ses entretiens. En référence à sa mère Phénarète, sage-femme, qui aidait les femmes à donner la vie, il s’identifie à un individu qui accouche plutôt les âmes des idées. Or, d’après lui, « les accoucheuses (…) ont le pouvoir à la fois d’éveiller les douleurs et de les rendre plus douces à volonté, et aussi de faire accoucher celles qui ont un accouchement difficile » (Platon, 2011, 149c-d). En outre, « elles sont des entremetteuses tout à fait imbattables » (Platon, 2011, 149d). Il s’ensuit qu’à l’image des accoucheuses imbattables, Socrate s’identifie à un individu ayant la capacité de faire accoucher les esprits des idées qu’il souhaite. Selon Williams Bernard, il n’est pas infondé de voir « dans cette forme procédant par questions et réponses une manigance favorable à Socrate contraignant ses interlocuteurs à suivre sa pensée » (B. Williams, 2000, p. 24). À proprement parler, Socrate imprime telle ou telle idée dans les esprits de ses interlocuteurs, selon sa volonté.

De l’interlocuteur au lecteur, l’influence de Socrate reste identique. Pierre Hadot a raison d’indiquer que le « lecteur se trouve dans la situation de l’interlocuteur, parce qu’il ne sait pas où les questions de Socrate vont le mener » (2013, p. 14). Il y a effectivement, dans les écrits de Platon, une subtile stratégie obligeant le lecteur à partager les points de vue de Socrate, sans en connaître véritablement les enjeux. Grâce aux subtilités d’un discours généreux en éloges à l’égard de Socrate, Platon le conditionne à admettre les limites préconçues des interlocuteurs de Socrate. Pour ce faire, il lui présente des interlocuteurs se contentant de comprendre et d’accepter, sans objection sérieuse, les idées de Socrate.

L’Hippias majeur fournit une des preuves de cette captivante non-formulation d’objections sérieuses à l’encontre de Socrate. Dans cet écrit de Platon, Hippias, définissant le beau, l’a « émietté (…) en une multitude de choses belles, (une belle vierge, une belle cavale, une belle lyre, l’or, l’ivoire, le marbre) » (M. L. Desclos, 2000, p. 15). S’insurgeant contre sa conception, Socrate reproche à ce sophiste de décrire le beau à partir d’objets sensibles. Aussi, dans le but de ramener la multiplicité à une unité, Hippias finit-il par stipuler que le beau, c’est le convenable. Bien qu’à n’en point douter, cette définition s’élève au-dessus du divers phénoménal en ce sens qu’elle n’est pas directement liée à un objet sensible, Socrate la réfute. Mais, ce qui frappe à ce niveau du dialogue, c’est qu’au lieu de protester pour défendre avec détermination son point de vue qui réalise un effort de généralisation, Hippias abdique et propose à nouveau une autre définition du beau. Cette abdication hippiassienne convainc subtilement le lecteur que ce sophiste n’a pas proposé de définition respectant quelque « précepte d’unification » (V. Goldschmidt, 1947, p. 40). Il finit par s’accommoder à cette supériorité intellectuelle de Socrate que lui impose Platon.

En plus de cela, le lecteur est soumis à « une discipline intellectuelle, un respect et une obligation virtuelle » (L. Rossetti, 2001, p. 251), dont le but est d’inhiber son esprit critique. Elle se fonde sur les « “oui” rituels » (L. Rossetti, 2001, p. 251), c’est-à-dire les formules d’approbation des idées de Socrate, abondamment disséminées dans ses dialogues. Il s’agit de formules telles que « Tu dis vrai » (Platon, 2011, 205 c), « Parfait » (Platon, 2011, 213b) « À mon avis, il en est exactement comme tu dis » (Platon, 2011, 161a), « C’est indéniable » (Platon, 2011, 162a), « C’est tout à fait vrai » (Platon, 2011, 409b), « Force est d’en convenir » (Platon, 2011, 52d) « Oui, par Zeus, (…), c’est très clair » (Platon, 2011, 340a), « Tu le formules superbement » (Platon, 2011, 349d), « Il n’y a aucun doute là-dessus » (Platon, 2011,460b), « Tu dis la vérité même, Socrate » (Platon, 2011, 83e). Ces formules d’approbation des interlocuteurs de Socrate contribuent à rassurer et à convaincre, à tout prix, le lecteur quant à la rigueur et à la pertinence de l’argumentation. Elles l’obligent à décerner un satisfecit à la démarche argumentative de Socrate.

Il arrive parfois qu’à côté de ces formules d’approbation des sophistes, subsistent des formules de perplexité, telles que « C’est vraisemblable » (Platon, 2011, 45b), « C’est possible » (Platon, 2011, 191c), « Cela en a l’air » (Platon, 2011, 193d), « Il semble bien » (Platon, 2011, 66b), « Peut-être » (Platon, 2011, 66b). Mais, que l’on ne s’y trompe pas, ces formules de perplexité ne sont employées que pour indiquer qu’il n’y a aucun doute de nature à remettre en cause l’argumentation. Car, l’interlocuteur, quoique perplexe, laisse Socrate poursuivre son argumentation, sans élaborer une analyse critique rigoureuse l’obligeant, à son tour, à reconsidérer ses points de vue. En réalité, comme le reconnaît Rossetti, « il s’agit tout au plus d’hésitations liées à l’embarras momentané de l’interlocuteur principal » (L. Rossetti, 2001, p. 252). Elles n’invalident en rien la démarche argumentative.

Les formules d’approbation et celles de perplexité ne vont pas sans les « “Ceci” proleptiques » (L. Rossetti, 2001, p. 251). Ce sont des formules incitant à la connaissance de l’idée à développer. Les « “Ceci” proleptiques » donnent au lecteur la soif de découvrir ce qui sera dit au détriment d’une analyse critique. Entre autres, il est possible de citer les « passages comme “À toi de préciser ce point — à savoir ?”, “Ceci est le sens de tout cela – lequel ? “, “Accordons-nous là-dessus — sur quoi ?” » (Rossetti, 2001, p. 252). Comme l’on s’en aperçoit, les « “Ceci” proleptiques » attisent la curiosité plus qu’ils n’appellent à une lecture critique.

Toutes ces formules, bien comprises, fonctionnent comme des déictiques dont le sens reste intimement lié aux situations d’énonciation. Elles s’inscrivent dans la continuité d’idées antérieurement énoncées. Lorsque Platon les emploie, par l’entremise des interlocuteurs de Socrate, c’est dans l’optique d’autoriser Socrate à continuer ses démonstrations en donnant l’apparent sentiment d’une alternance élocutoire entre les différents énonciateurs. Cette démarche argumentative impose au lecteur une discipline intellectuelle le conduisant à admettre, non seulement l’idée de dialogue dans les écrits de Platon, mais aussi et surtout à l’inciter à une « progressive acceptation du point de vue de Socrate » (D. Bouvier, 2001, p. 24).

Ce qui est esquissé dans cette partie, c’est l’idée que, dans les dialogues de Platon, Socrate exerce une hégémonie, aussi bien sur ses interlocuteurs que sur ses lecteurs. Cette option platonicienne d’accorder à Socrate une suprématie intellectuelle, en plus de lever un coin du voile sur l’inauthenticité de ses dialogues, l’a conduit à réaliser une restitution biaisée des pensées des interlocuteurs de son maître.

2. LA RESTITUTION BIAISÉE DES PENSÉES DES SOPHISTES DANS LES DIALOGUES DE PLATON

Parler de restitution biaisée des pensées des sophistes, principaux interlocuteurs de Socrate dans les dialogues de Platon, c’est affirmer qu’au lieu de nous transmettre leurs pensées à travers des dialogues authentiques observant la liberté d’expression, l’alternance entre les énonciateurs, l’écoute et le respect des opinions des interlocuteurs, Platon a plutôt utilisé les sophistes pour nous transmettre ses propres thèses. Précisément, la méthode de restitution des doctrines sophistiques, quelque originale fut-elle, a contribué à altérer les idées des interlocuteurs de son maître. Pour fonder cette idée en raison, il convient d’interroger la méthodologie platonicienne de restitution et d’interprétation des pensées des sophistes, à l’aune des principes de l’herméneutique.

Par “herméneutique”, le théologien strasbourgeois Johann Conrad Dannhauer, initiateur de ce concept, entendait l’art de l’interprétation, c’est-à-dire la méthode permettant une transmission de sens. Cette méthode de transmission de sens peut « s’opérer dans deux directions : elle peut 1/ aller de la pensée au discours, ou 2/ remonter du discours à la pensée » (J. Grondin, 2006, p. 9-10). En tout état de cause, qu’elle parte de la pensée au discours ou du discours à la pensée, l’herméneutique a pour but d’interpréter et de retransmettre le sens d’un discours.  

Si l’on s’en tient aux thèses de Friedrich Schleiermacher, une bonne herméneutique a pour tâche de reproduire le plus fidèlement possible une pensée. Pour ce faire, elle doit être réalisée par le biais d’une interprétation permettant « d’entrer en possession de toutes les conditions nécessaires à la compréhension » (F. D. E. Schleiermacher, 1987, p. 73). Parmi les conditions fondamentales de la compréhension de la pensée, il y a « la décision germinale » (J. Grondin, 2006, p. 19). Celle-ci consiste à reconstruire le discours à partir de sa genèse. C’est cela que traduit Grondin lorsqu’il soutient que « l’opération fondamentale de l’herméneutique (…) prendra la forme d’une reconstruction. Afin de bien comprendre un discours et contenir la dérive constante de la mécompréhension, je dois pouvoir le reconstruire à partir de ses éléments » (J. Grondin, 2006, p. 18). Il en résulte que l’essence de l’herméneutique est, dans cette perspective, la reconstruction de la pensée, à partir de ses principes fondamentaux.

Examinés à l’aune de ces exigences de l’herméneutique, il ressort que les écrits de Platon ne respectent pas la reconstruction de la pensée à partir de sa décision germinale. La structure générale des ouvrages de Platon le prouve. Qu’ils soient de jeunesse, de maturité ou de vieillesse, ils mettent en scène les interlocuteurs de Socrate pour les faire convaincre d’erreur par Socrate (J. De Romilly, 1988, p. 14). En règle générale, dans les écrits de Platon, la reconstruction systématique des pensées des principaux interlocuteurs de Socrate, à partir de leurs principes fondamentaux, est quasiment absente. Au lieu de cela, à mesure que l’on progresse dans la lecture des ouvrages de Platon, l’on assiste à une double opération de déconstruction des thèses des sophistes et de construction béatifiée de celles de Socrate.

Dans La République, par exemple, Platon procède à la présentation et à la réfutation des thèses des interlocuteurs de Socrate. Pour définir la justice, il entame son exposé par les conceptions de Polémarque, Thrasymaque et Glaucon. Polémarque soutient que la justice consiste à « rendre à chacun ce qu’on lui doit » (Platon, 2011, 331e). Pour Thrasymaque, « le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort » (Platon, 2011, 338c). Quant à Glaucon, il indique que « ceux qui pratiquent la justice le [font] contre leur gré et par impuissance de commettre l’injustice » (Platon, 2011, 359b). Une fois exposées, ces propositions de définitions de Polémarque, Thrasymaque, et Glaucon n’ont nullement fait l’objet d’une réflexion approfondie mettant en exergue leurs principales parties et articulations. Au contraire, sur les dix livres que compte cet ouvrage, Platon les présente dans un seul livre quasiment, le livre I. Il ne s’agit donc pas d’une restitution de la quintessence des pensées des sophistes à partir de leurs éléments fondamentaux. Il est plutôt question, pour Platon, de procéder avec diligence à la réfutation de leurs thèses dans un seul livre, afin d’offrir à Socrate tout le loisir de présenter sa conception à travers les autres neuf livres de l’ouvrage.

Si Platon, à travers son maître Socrate, procède à une récusation des pensées des sophistes, c’est parce que, pour lui, leurs réflexions ne sont que des “non-pensées”, c’est-à-dire des absurdités. Son approche des doctrines des interlocuteurs de Socrate n’est pas celle d’une herméneutique révélant les parties fondamentales et les articulations de leurs pensées. Elle s’inscrit plutôt dans la perspective d’une ridiculisation de ces derniers, par la dénonciation des contradictions réelles ou conçues, de leurs propos. De ce point de vue, Hans-Georg Gadamer n’a pas tort de rappeler à « une herméneutique orientée sur le dialogue socratique que la doxa n’est pas du savoir » (H.-G. Gadamer, 1996, p. 46). Il en découle que les interlocuteurs de Socrate demeurent des “doxatons”, c’est-à-dire des pseudos savants, déployant des réflexions fondées sur l’opinion. Ils n’ont de savoir que celui de la doxa, de l’opinion.

Les écrits de Platon sont d’autant plus loin de respecter les principes de l’herméneutique qu’ils ne valorisent guère les dimensions positives des affirmations des interlocuteurs de Socrate. Les quelques réponses de Socrate exprimant sa satisfaction, telles que « C’est parfaitement vrai » (Platon, 2011, 206a), « Excellent, Euthyphron : tu viens de me répondre de la façon dont je cherchais à te faire répondre » (Platon, 2011, 7a), ne sont pas énoncées dans le but d’approuver leurs démarches argumentatives. Elles visent, au contraire, à les conduire au ridicule et à relancer le débat. Ainsi, dans Le Banquet, lorsque Socrate, apparemment satisfait des déclarations d’Alcibiade, affirme : « Mon cher Alcibiade, il y a des chances pour que, en réalité, tu ne sois pas si maladroit » (Platon, 2011, 218d-e), il s’empresse de le mettre en garde, dans la suite de son propos. Il lui dit précisément : « Bienheureux ami, fais bien attention, de peur de t’illusionner sur mon compte » (Platon, 2011, 219a). Cet exemple montre que, chez Socrate, les satisfécits accordés parfois aux sophistes n’ont pas pour objectif de valoriser leurs pensées, mais de les pousser au ridicule ou d’imprimer un nouvel élan au débat. Quand on sait de Hans-Georg Gadamer que « le nouvel effort herméneutique n’a pas seulement pour fin de comprendre plus correctement la pensée, mais veut surtout faire à nouveau valoir quelque chose d’exemplaire et dans le même sens » (H.-G. Gadamer, 1996, p. 89), on comprend bien que les témoignages de Platon sur les sophistes heurtent de front les principes herméneutiques.

À ce stade de la réflexion, il convient de faire la précision suivante : notre démarche consistant à analyser les écrits de Platon, philosophe de l’Antiquité, à partir des principes d’une herméneutique ayant officiellement vu le jour au XVIIe siècle, ne saurait être un anachronisme. En effet, il est possible de soutenir que, étant entendu qu’à l’époque de Platon, l’herméneutique n’était pas encore portée sur ses fonts baptismaux, il est incongru de juger sa pensée à partir d’une telle théorie. Adopter une telle position, c’est ignorer que, s’il est vrai que le terme “herméneutique” voit le jour au XVIIe siècle, son principe fondamental, consistant en la reconstruction de la pensée à partir de ses éléments fondamentaux, existait déjà dans l’Antiquité, chez Platon lui-même.

À vrai dire, Platon n’ignorait pas les principes de l’interprétation des pensées qui donneront, plus tard, naissance à l’expression “herméneutique”. Nous en voulons pour preuve son approche générale de la pensée structurée qui, souligne-t-il, doit être constituée de parties différentes imbriquées les unes dans les autres, à l’image d’un organisme vivant. Il écrit : « Tout discours doit être constitué à la façon d’un être vivant, qui possède un corps à qui il ne manque ni tête ni pieds, mais qui a un milieu et des extrémités, écrit de façon à convenir entre eux et à l’ensemble » (Platon, 2011, 264c). L’intérêt de cette déclaration réside dans le fait que Platon savait que le discours, en tant qu’il articule une pensée, est inéluctablement construite à partir d’un ensemble d’éléments s’imbriquant les uns les autres pour former un tout harmonieux.

Il va de soi que, dans cette perspective, la restitution d’un discours exige sa reconstruction à partir de ses éléments fondamentaux. « Il faut être capable, [comme dit Yvon Lafrance], de comprendre chaque proposition dans la totalité du dialogue et comprendre la totalité à partir de ses parties » (Y. Lafrance, 2001, p. 379). Platon savait donc que la retransmission d’un discours exige la mise en exergue de ce que lui-même nommait, de manière métaphorique, sa tête, son corps, ses pieds, son milieu et ses extrémités. C’est pourquoi, s’il ne réalise pas une restitution scientifiquement acceptable des pensées de ses interlocuteurs, ce n’est pas parce qu’il en ignorait les principes. Il a tout bonnement choisi de les ignorer.

En somme, pour quiconque veut appréhender les pensées des sophistes, « le premier problème [auquel il est confronté] est un problème d’interprétation » (J. De Romilly, 1988, p. 14). Et Platon, notre meilleur guide en la matière, nous a retransmis les pensées des sophistes à travers un prisme déformant au point qu’« on a quelques inquiétudes à le suivre » (J. De Romilly, 1988, p. 14). Il a fait dire aux interlocuteurs de son maître, à travers des dialogues inauthentiques dénaturant leurs pensées, ce que lui-même a souhaité affirmer. Pour arriver à ses fins, il n’a ménagé aucun effort, pas même la fiction.

3. LE DIALOGUE PLATONICIEN : UNE FICTION DRAMATIQUE

En littérature, une fiction est une œuvre qui repose fondamentalement sur une histoire inventée. S’il est difficile de soutenir, à partir de cet éclairage, que la fiction est l’unique moyen à partir duquel Platon a élaboré ses dialogues, il convient, tout de même, de reconnaître qu’elle occupe une place prépondérante dans ses écrits. Précisément, au regard de certaines dimensions des écrits de Platon dont le témoignage sur Socrate et la genèse des dialogues racontés, des pans de la pensée de Platon peuvent être classés dans le registre des produits de l’imagination.

Pour corroborer cette thèse, référons-nous au problème du Socrate historique et du Socrate personnage, développé par Vilhena de Magalhães (1952, p. 179), Anthony Gottlieb (2000, p. 32), Louis André Dorion (2011, p. 22), ou encore Francis Wolff (2006, p. 98). L’idée principale découlant de ce problème est que Platon a idéalisé son maître, en le dotant de superlatifs qui contrastent parfois avec la réalité. Pour Magalhães, Gottlieb, Dorion et Wolff, Platon a toujours présenté son maître Socrate, sous un angle apologétique, comme « le sage par excellence » (Anthony Gottlieb, 2000, p. 33). En effet, le Socrate que Platon nous transmet est généralement doté de qualités physiques, morales et intellectuelles exceptionnelles. Dans la Lettre II, Platon l’évoque « lorsqu’il était jeune et beau » (2011, 314c). Dans la Lettre VII, il affirme que « Socrate (…) était l’homme le plus juste de cette époque » (2011, 324e). Et dans l’Apologie de Socrate, il souligne qu’il « n’y avait personne de plus savant » que lui (2011, 21a). Socrate apparaît donc comme un être exceptionnel aux qualités extraordinaires.

Cette présentation apologétique de Socrate comme un être beau, juste et savant suscite des réserves légitimes quant à l’objectivité du témoignage de Platon. Ces réserves sont fondées au moins pour l’aspect physique de Socrate. Il est connu, ainsi que le souligne Nietzsche, que Socrate était laid. (Friedrich Nietzsche, 1974, p. 27). Dans le Banquet, ouvrage de maturité, Platon l’a même comparé à Silène (Platon, 2011, 215b), dieu laid au nez épaté et au ventre bedonnant de la mythologie grecque. Contre toute attente, dans la Lettre II, Platon substitue, à la laideur de son maître, une beauté juvénile soudaine. Il parle de lui lorsqu’il était encore jeune et beau (Platon, 2011, 314c). L’on comprend qu’en définitive, pour lui, Socrate n’était pas laid dans la mesure où cette idée est exposée dans l’un de ses dialogues de vieillesse ; ouvrages à travers lesquels, devenu plus que mature, Platon nous confie ses dernières et ultimes convictions. Il n’y a donc pas de méprise à penser que Platon a idéalisé Socrate en tentant de camoufler sa laideur. De laid qu’il était, il est subitement gratifié de traits de beauté contrastant avec les témoignages reçus sur son aspect physique.

Mais, au-delà de cette question du Socrate historique qui révèle bien l’existence d’une dimension fictive dans les dialogues de Platon, ce qui retient l’attention, c’est l’inexacte restitution des idées de Socrate réalisée par certains rédacteurs des dialogues racontés, dont Euclide. En effet, en analysant la genèse des dialogues racontés, en l’occurrence le Théétète, le récit de Socrate ne paraît pas avoir été retransmis fidèlement. Dès les débuts de cet ouvrage, Euclide, se présentant comme celui qui a mis par écrit le dialogue de Socrate et de Théétète, reconnaît ne pas avoirretranscrit le récit de Socrate, tel qu’il le lui a présenté. Il a plutôt pris la responsabilité de l’exposer sous forme de dialogue, de son propre chef, tenant simplement compte du fait que Socrate s’entretenait avec ses interlocuteurs. Il passe aux aveux en racontant à Terpsion la méthode de retranscription biaisée qu’il a utilisée pour rédiger cet ouvrage :

« Je n’ai pas dépeint Socrate, [affirme-t-il], m’adressant son récit, comme il le faisait, mais s’adressant à ceux avec qui il disait avoir dialogué. Et c’était, disait-il, avec le géomètre Théodore et avec Théétète. Pour éviter donc que l’écrit ne soit rendu difficile par les formules narratives insérées entre les paroles, à la fois quand Socrate parle de lui-même, disant par exemple : “et je disais”, ou “et, dis-je”, ou quand à l’inverse, parlant de celui qui lui répond, il dit : ” il en convint” ou “il n’en convint pas” – voilà pourquoi, supprimant les formules de ce genre, j’ai rédigé comme si c’était lui-même qui s’entretenait avec eux » (Platon, 2011, 143b-c).

Cette affirmation revêt trois centres d’intérêts montrant bien que le Théétète pourrait être perçu, non comme le produit d’un recadrage méthodologique, mais comme le résultat d’une invention dissimilée. Le premier est l’absence du rédacteur Euclide lors des échanges qu’il se charge de mettre par écrit. En témoigne son propos par lequel il affirme avoir rapporté le récit de Socrate et de « ceux avec qui il disait avoir dialogué. [Et] c’était, disait-il, avec le géomètre Théodore et avec Théétète » (Platon, 2011, 143b). Comme on le voit, Euclide n’était pas témoin oculaire de l’échange de Socrate avec ses interlocuteurs puisqu’il insiste sur le fait que c’est Socrate qui dit avoir échangé avec Théodore et Théétète. Aussi, refuse-t-il de prendre en charge cette information. Il aurait pu affirmer, sans détours, que Socrate a échangé avec Théodore et Théétète. Au lieu de cela, il laisse à Socrate la responsabilité de son affirmation.

Le deuxième centre d’intérêt réside dans la reconnaissance, par Euclide, d’une certaine infidélité dans la restitution du récit de Socrate. Il confesse n’avoir pas dépeint Socrate tel qu’il lui adressait le récit. « Je n’ai pas dépeint Socrate m’adressant son récit, comme il le faisait » (Platon, 2011, 143b), dit-il précisément. Il y a là un écart entre la narration orale de Socrate et la narration écrite d’Euclide qui nous sert de référence. Les écrits d’Euclide ne sont donc pas conformes aux propos que Socrate a tenus, comme il le reconnaît lui-même. Cela conduit à l’idée que ce propos de Socrate nous est parvenu, de manière déformée, à partir d’un compte rendu inexact, construit selon la volonté d’Euclide.

Le troisième centre d’intérêt s’articule autour de la réorganisation euclidienne du récit socratique. Si Euclide nous a retransmis un récit déformé, c’est parce qu’il l’a restructuré et présenté selon ses propres canons rédactionnels. Il a pris sur lui-même la responsabilité d’occulter les formules narratives du récit socratique telles que : « “et je disais”, ou “et, dis-je”, (…) ; ” il en convint” ou “il n’en convint pas” ». En procédant ainsi, il rédigea un dialogue qu’il a lui-même conçu. Et, il nous retransmet le récit comme si c’est Socrate qui s’entretenait avec Théodore et Théétète.

Le point nodal de ces trois centres d’intérêt se résume à l’idée que le Théétète peut être perçu comme une véritable mise en scène. Étant absent lors de l’échange qu’il retransmet par écrit, ayant, en outre, confessé avoir rédigé un récit biaisé, et ayant soutenu avoir réorganisé le dialogue selon ses propres canons rédactionnels, Euclide semble avoir rédigé un dialogue qui n’est que le produit d’une créativité fictive. Le philosophe ivoirien Robert Niamkey-Koffi a bien perçu cette dimension du dialogue platonicien. Il soutient, à juste titre : « En tant que genre littéraire, le dialogue se donne comme un artifice opérant la théâtralisation du fait interlocutoire en produisant la fiction dramatique d’une alternance des positions interdiscursives » (1996, p. 18). C’est dire que le dialogue platonicien est une invention dramatique qui revêt subrepticement l’allure d’un dialogue authentique.

L’idée selon laquelle les écrits de Platon apparaissent comme des fictions dramatiques peut être remise en cause par le fait que l’œuvre de Platon n’est pas uniquement constituée de dialogues racontés. Luc Brisson, dans son Platon pour notre temps, rappelle qu’en plus des dialogues racontés, figurent des dialogues directs et des dialogues exposés dans l’œuvre de Platon (L. Brisson, 2011, XI). L’enjeu de cette classification brissonnienne est que, si certains dialogues racontés, tel que le Théétète, peuvent être taxés de fictifs, les dialogues directs et exposés, quant à eux, échappent à cette critique. Cette approche, bien que pertinente doit être relativisée ; car, pour Platon, la vraie pensée, qu’elle soit consignée dans des dialogues racontés, directs ou exposés n’a aucunement besoin d’interlocuteurs.

L’on se référera au propos suivant de Platon précisant que le dialogue n’a pas besoin d’interlocuteurs : « La pensée est le dialogue de l’âme avec elle-même » (2011, 264a). L’idée sous-tendue par cette déclaration platonicienne est que la pensée, digne de ce nom, est celle que l’âme entretient avec elle-même, sans un interlocuteur autre que le sujet-pensant. De ce point de vue, la pensée, à proprement parler, est le fait, pour un individu, d’entrer en lui-même pour écouter la voix de son être tel. La pensée se produit en l’individu où l’âme dialogue avec elle-même. Un tel dialogue, parce qu’il est intérieur, ne peut qu’être silencieux. Platon parle de « dialogue intérieur que l’âme entretient, en silence, avec elle-même » (2011, 263e). En tant que tel, la présence d’un interlocuteur n’est pas indispensable à sa réalisation. Au contraire, la vraie pensée, dans ce contexte, ne se déploie que dans la négation et le refus de la présence de l’interlocuteur.

En considérant le dialogue intérieur de l’âme comme l’essence même de la pensée, niant ainsi la nécessité de l’interlocuteur pour que le dialogue soit possible, Platon a réalisé des dialogues inauthentiques. Il a utilisé les interlocuteurs de Socrate dans une véritable fiction dramatique. Il convient donc de reconnaître que Socrate n’avait pas d’interlocuteurs, autres que lui-même. Il utilisait les sophistes, de manière formelle, comme des interlocuteurs. Dans le fond, Socrate dialoguait seul, avec lui-même. Il se conformait à l’idée que la vraie pensée n’est pas bruyante et ne provient pas des dialogues extérieurs entretenus avec les autres.

De ce qui précède, il convient de retenir que les dialogues de Platon ne sont, pour ainsi dire, que des mises en scènes fictives à travers lesquelles Socrate traduit un dialogue intérieur de son âme avec elle-même. Monique Dixsaut a raison de déclarer que « Platon a écrit ses dialogues tout seul et qu’ils ne sont pas la transcription d’entretiens actuellement et oralement tenus » (2000, p. 52). Il en résulte que, les sophistes présentés comme les interlocuteurs de Socrate ne sont, en réalité, qu’utilisés par Platon dans une sorte de « configuration paratactique » déguisant son monologisme (R. Niamkey-Koffi, 1996, p. 18). Autrement dit, Platon a mis en œuvre une tactique donnant l’illusion qu’il a convoqué des interlocuteurs pour réaliser ses dialogues.

CONCLUSION

Il est difficile de nier radicalement aux écrits de Platon le statut de dialogue dans la mesure où ils mettent en scène des interlocuteurs, dont des émetteurs et des récepteurs de messages. Cependant, il faut bien reconnaître que ces dialogues comportent bien des insuffisances. L’une de ces insuffisances est le fait que le dialogue platonicien articule une suprématie dictatoriale de Socrate sur ses interlocuteurs et même sur ses lecteurs. Dans l’œuvre de Platon, il n’existe pratiquement pas de moment où Socrate est réfuté ou mis en minorité par ses interlocuteurs. Au contraire, ce sont ses interlocuteurs qui, dans toutes les joutes oratoires, sont battus. Ce qui conduit ainsi, insidieusement, le lecteur à considérer que les interlocuteurs de Socrate ne sont pas à la hauteur des débats.

De plus, dans les dialogues de Platon, l’on remarque que les pensées des interlocuteurs sont rapportées d’une manière singulière, sans respect des normes élémentaires de l’herméneutique. Platon ne procède pas par une reconstruction véritable des différentes articulations de la pensée des sophistes, à partir de leurs principes initiaux. Il ne présente que des aspects polémiques et imprécis de leurs pensées afin de pouvoir les remettre facilement en cause.

Par ailleurs, les dialogues de Platon ne sont pas tous rapportés de manière fidèle. Ils s’apparentent parfois à des récits fictifs à travers lesquels les idées sont attribuées aux locuteurs selon les principes que le rédacteur s’est lui-même fixés.  Le Théétète, par exemple, est rédigé par Euclide qui, absent lors du dialogue, l’a reconstruit en se fondant sur ses propres canons rédactionnels.

Tout cela autorise à affirmer que le dialogue de Platon apparaît comme un dialogue inauthentique dans la mesure où il transgresse les principes basiques du vrai dialogue. C’est pourquoi, l’appellation qui convient le mieux aux écrits de Platon est : “le monologue”. À défaut d’adopter officiellement cette expression pour les qualifier, il convient, à tout le moins, de nuancer le substantif “dialogues de Platon”, chaque fois que l’on l’emploie. Les éditeurs, traducteurs et spécialistes de l’œuvre de Platon devraient en tenir compte dans leurs différents propos.

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DE L’UTILITÉ SOCIALE DE LA PHILOSOPHIE : KANT ET LA RESPONSABILITÉ IRÉNIQUE DU PHILOSOPHE

Amidou KONÉ

Université Péléforo Gon COULIBALY (Côte d’Ivoire)

koneyhamid@yahoo.fr

RÉSUMÉ :

La philosophie peut-elle être d’une quelconque utilité sociale ou est-elle condamnée à rester désincarnée ? L’élucidation de cette question nous a amené, dans les sillons de Kant, à nous intéresser à la responsabilité irénique du philosophe ; la paix étant considérée comme le souverain bien sans lequel aucune activité sociale digne de ce nom ne peut prospérer. Ainsi, face à la menace de l’éclatement de la guerre, le philosophe peut et doit au moyen d’un certain nombre de démarches à la fois audacieuses, dignes et convenables, défendre le parti de la paix et l’emporter sur les adeptes du réalisme politique et leurs thuriféraires. Il n’est plus alors question pour le philosophe de s’isoler dans sa tour d’ivoire mais de descendre dans la cité et de s’inviter dans l’arène politique non à vrai dire, pour conquérir ou pour déstabiliser le pouvoir, mais pour éclairer la politique et veiller à la rectitude du droit.

Mots clés : Autonomie, conflit, droit, éthique, liberté d’opinion et d’expression, paix, philosophie, responsabilité.

ABSTRACT :

Can philosophy be useful to society or is it confined to keep its theoretical status? Going along with Kant, the highlighting of this issue leads us to the philosopher’s irenic responsibility; considering peace as a sovereign gift that guaranties any social activity. Then, facing the potential war outbreaks, and by any courageous, right and advisable means, the philosopher can and must defend the side of peace against the followers of political realism and their apologists. Therefore, there’s no need for the philosopher to retire into his ivory tower, but he has to take part into the city’s life and break into the political arena not by gaining or opposing the power, but by enlightening the political thought and ensure the implementation of the law.

Keywords: Autonomy, conflict, law, ethics, freedom of opinion and expression, peace, philosophy, responsibility.

INTRODUCTION

Depuis ses origines grecques, la philosophie, comme réflexion critique, a constamment été grevée d’une déconsidération quasi-atavique la faisant passer pour un ensemble de pures spéculations n’ayant aucune incidence sur la réalité sociale. En effet, les anciens tels que Platon et Aristote considéraient qu’à la différence des arts et des métiers ordinaires de la vie courante qui sont utiles, ils pouvaient définir et comprendre la philosophie comme une activité libre, désintéressée et non servile de l’esprit dont la perspective était la contemplation de la vérité. Pour avoir une idée de cette excentricité de la philosophie, il suffit de penser à l’anecdote bien connue de Platon sur la « présence-absence » de Thales qui tomba dans un puits alors qu’il contemplait les astres. Assurément, un être qui finit par s’évaporer du quotidien au prix d’une sévère et fâcheuse déformation du cogito cartésien en un – je pense trop, donc je m’ignore – ne peut a fortiori prendre conscience de l’urgence des tâches qui le réclament et des défis sociaux à relever. Certains en arrivent de ce fait à jeter l’anathème sur le philosophe – un sage d’école – ne pouvant être d’aucune sorte d’utilité pour la société. Une telle façon de voir les choses paraît certes séduisante mais est-elle pour autant fondée ? Le renoncement du philosophe perçu tantôt comme une ascension spirituelle est-il un acte gratuit ? Est-il alors légitime de vouer la philosophie aux gémonies sous prétexte qu’elle serait condamnée à rester désincarnée ?

On ne peut ici s’empêcher de penser à la dialectique ascendante et descendante de Platon, méthode cognitive au moyen de laquelle le philosophe s’efforce d’aller contempler les réalités célestes afin de les répercuter sur ces congénères. Á travers cette dialectique, nous entendons mettre l’accent sur la dimension pratique de la philosophie et l’utilité du philosophe qui se propose d’éclairer la société. Cette utilité se veut encore plus éclatante quand le philosophe se donne pour tâche de penser les conditions d’une paix perpétuelle et de faire triompher la cause de la paix dans un environnement de guerres effectives ou de menaces permanentes de guerres. Notre préoccupation trouve un écho chez A. A. Gwoda (2014, pp. 145-163) qui résumait la fonction ou l’importance de la philosophie de la sorte :

« La philosophie n’échappe pas à cette accusation qui fait d’elle une simple élucubration stérile, sans véritable lien avec la réalité pratique. Pourtant, Kant à partir de sa posture de théoricien du subjectivisme a pensé la paix comme audace de la cogitation sur le concret ; pensée pleinement philosophique qui ne se saisit véritablement que dans l’action ».

Autrement dit, en nous plaçant d’un point de vue kantien, il s’agira pour nous, dans le cadre de cette étude, d’illustrer l’utilité sociale de la philosophie à travers la responsabilité irénique du philosophe. Avec Kant et les Lumières, nous sommes à mille lieues des grandes figures grecques de la philosophie qui vouaient cette discipline à la stricte contemplation de la vérité. Quelles sont dès lors, les initiatives et les démarches idoines et nécessaires que le philosophe doit entreprendre en vue de prendre l’avantage sur la guerre et les va-t-en-guerre ? Une telle interrogation nous conduit à distinguer trois phases : la première est celle du constat et de la dénonciation par le philosophe des guerres permanentes se cristallisant dans le réalisme politique et faisant planer l’ombre d’une fausse paix : celle de la paix éternelle des cimetières ; la seconde phase est un plaidoyer en faveur de la propagation des Lumières par les intellectuels dans la cité. Plus spécifiquement, c’est la phase de l’amorce et de la résolution du conflit entre le philosophe et l’homme d’État consistant pour le premier vis-à-vis du second, à revendiquer, obtenir et exercer le droit de s’exprimer librement et publiquement ; la dernière phase, celle de l’administration et de veille sur les intérêts de la raison, privilège du philosophe, consiste dans un désintéressement et une neutralité remarquables, à disposer de la moralité et de la juridicité des lois.

1. RÉALISME POLITIQUE CONTRE IRÉNISME PHILOSOPHIQUE

Dans le souci de faire prévaloir la cause de la paix sur la logique de la guerre, le philosophe présent à soi et à son environnement, commence par dénoncer le réalisme politique inclinant à la guerre et auquel il oppose l’irénisme philosophique.

1.1. Réalisme politique et systématicité de la guerre

Dès les premières pages du Projet de paix perpétuelle, E. Kant (1948, p. 1) nous livre l’image du philosophe qui n’est rien d’autre que celle d’un acteur social bien au fait des problèmes de la société. Á mille lieues d’une existence recluse qui l’amènerait à vivre retiré du monde, il procède par la satire pour dénoncer le spectacle affligeant des guerres incessantes : 

« On ne se prononcera pas sur la question de savoir si cette inscription satirique sur l’enseigne de l’aubergiste hollandais où se trouvait peint un cimetière s’adressait aux hommes en général, ou plus particulièrement aux chefs d’État, jamais saturés de guerres, ou même aux seuls philosophes qui font ce doux songe de la paix ».

En attendant d’y revenir, on ne peut s’empêcher de faire observer ici cette responsabilité avant-gardiste du philosophe chargé d’anticiper et d’attirer l’attention sur les risques d’embrasement de la société. Mieux, le philosophe, avec Kant, se voit investi d’une mission de restauration de l’ordre face à l’omniprésence de la guerre qui rythme le quotidien des hommes d’État enclins aux pratiques souverainistes fossoyeuses de paix. On mentionnera à juste titre ces propos de L. Feuerbach (1973, p. 93) pour qui « Une philosophie qui n’est que l’enfant du besoin philosophique est une chose ; mais une philosophie qui répond à un besoin de l’humanité est tout autre chose ». C’est ainsi que Kant dénonce entre autres, l’entretien d’armées permanentes, l’endettement en vue de la guerre, l’ingérence dans les affaires intérieures d’un autre État, la dissimulation en matière de paix qui sont autant de préparatifs permanents des États à la guerre, à la conquête et à l’expansion. Ce tableau réaliste et pragmatique objet des articles préliminaires du Projet de paix perpétuelle fournit la matière de ce qui doit être abrogé. J. Barni (1986, p. 6) dans son introduction au Projet de paix perpétuelle, revient sur cette banalité de la guerre, extérieure ou civile, devenue à la fois une fatalité et un enjeu, entraînant les souverains dans des luttes agonistiques.

En effet, obsédés par une vision strictement conquérante de la souveraineté en s’alliant les services des juristes professionnels qui mettent le droit à la disposition de la force[1], les souverains mettent à mal la paix. Celle-ci alors en veilleuse, leur semble pour ainsi dire, ni envisageable ni souhaitable. La situation de ces hommes d’États, « jamais saturés de guerres » aux dires de Kant, n’est pas sans rappeler l’allégorie de la caverne perdue de Platon (1987, pp. 273-276). Les prisonniers de la caverne, qui ne connaissent d’autres réalités que celles vécues dans la caverne, qui sont en réalité, le reflet ou les ombres mouvantes de la vraie réalité en dehors de la caverne sont assimilables aux chefs d’États captifs de la logique de la guerre. De part et d’autre, ils sont victimes d’une même fausseté à savoir l’ignorance d’une autre façon de voir, notamment la possibilité de renoncer en ce qui concerne l’homme d’État, à engager son peuple dans des campagnes militaires désinvoltes. Si Kant en appelle aux hommes en général le plus souvent victimes des agissements souverainistes[2], aux chefs d’États fauteurs de troubles, il n’exclut pas la classe des philosophes qui pourraient jouer un rôle non négligeable dans le processus d’édification de la paix. La situation est d’autant plus impérieuse qu’« … une guerre d’extermination ou la destruction peut atteindre les deux parties à la fois et en même temps la destruction de tout droit, ne laisserait s’établir la paix perpétuelle que dans le grand cimetière de l’espèce humaine ». (E. Kant, 1948, pp. 9-10). Mais en pointant du doigt la menace de l’extermination de l’humanité, Kant fait preuve d’un réalisme philosophique à même de contrebalancer le réalisme politique ambiant.

1.2. Réalisme kantien et irénisme philosophique

Le titre de l’ouvrage « Zum ewigen frieden » traduit plutôt par « Á la paix éternelle » gravé par l’aubergiste hollandais que mentionne Kant rend bien compte de l’ironie contenue dans cette paix du repos éternel, cette paix des cimetières, qui n’est rien d’autre que la paix éternelle des morts. Pour S. Bloetzer (2004, p. 45), « Kant adopte (…) un point de vue stato-centrique des relations internationales qui n’est pas si éloignée des politologues contemporains dits réalistes ». De là, cette certification d’O. Dekens (2013, p. 171) pour qui « le réalisme kantien n’est pas mis en défaut ». Sauf que ce réalisme avant-coureur de l’extermination de l’espèce humaine est celui de la responsabilité et de la lucidité du philosophe qui tranche avec le réalisme politique de la raison d’État. Á juste titre, J-M. Muglioni (1997, pp. 47-61) fait observer ce qui suit : 

« On a coutume de dire réalistes les politiciens qui violent le droit au nom de l’efficacité ou de la sécurité et qui invoquent la raison d’État pour prendre des mesures contraires au droit, les prétendant seules capables de maintenir l’État et l’ordre social. Ce réalisme est généralement opposé à l’idéalisme des philosophes. Or cet idéalisme est un réalisme politique sans illusion, visible déjà dans l’ironie du titre allemand du Projet de paix perpétuelle (…) ».

Le conflit est alors inévitable entre le philosophe qui fait de la paix le but ultime de la politique en suivant l’intérêt de la raison qui est celui du droit des hommes et des peuples et les juristes professionnels qui soutiennent le pouvoir en place et ses raisons de faire la guerre. Á la pulsion belliqueuse du juriste s’oppose le tempérament pacifiste du philosophe. O. Dekens (2013, p. 172) a très bien perçu l’enjeu de la confrontation quand il affirme que

« La tâche de la philosophie est d’autant plus urgente que les juristes ne sont pas même dignes des symboles qu’ils se sont donnés – la balance et le glaive – et abusent du second en le plaçant sur la balance quand ils peuvent en tirer bénéfice. Le philosophe a alors pour rôle de rétablir l’équilibre en contrebalançant la tentation du juriste – faire primer le glaive sur la balance – par un effort inverse, recréant ainsi les conditions d’un droit juste ».

Il convient ici de lever un contresens consistant à croire que Kant  précurseur du pacifisme juridique serait contre le droit en prenant à partie le juriste professionnel, « ce représentant de la puissance de l’État » (E. Kant, 1948, p. 50) dont le rôle au sens du droit positif consiste moins dans l’élaboration du droit et des principes de la paix que dans l’interprétation et l’application du droit à travers justement « les sentences » confligènes que Kant récuse.[3] Á l’inverse, les principes de la paix objet de la division tripartite des articles définitifs du Projet de paix perpétuelle, par ailleurs, conformes au droit naturel, sont du ressort du philosophe. Pour E. Kant (1948, p. 14), « cette division n’est point arbitraire, mais nécessaire relativement à l’idée de la paix perpétuelle ». Autrement dit, ces principes sont a priori et échappent à tout pragmatisme. Ainsi qu’on peut le constater, l’irénisme dont fait preuve le philosophe est celui du courage et de la responsabilité parce qu’assumant à la fois l’éventualité et l’effectivité de la guerre et par conséquent la confrontation et les heurts dans un « espace strié ». Il tranche avec l’irénisme naïf que M Abensour (2003, pp. 119-142) dénonçait en tant qu’« une représentation de la politique comme une activité qui serait appelée à se déployer dans un espace lisse, sans aspérité, sans clivage ni conflit, orientée vers une intersubjectivité pacifique et sans problème ». Reste par ailleurs que la tâche à laquelle le philosophe est invité n’est pas sans rappeler la dialectique ascendante de Platon par une remontée du fond de la caverne et une conversion au monde des idées. Ainsi le philosophe doit parvenir à opérer ce changement de paradigme en initiant les hommes d’État et les thuriféraires que sont les juristes professionnels empêtrés dans la guerre, à la culture de la paix. Toute chose qui rend nécessaire de la part du pouvoir la reconnaissance institutionnelle et statutaire du philosophe et de la philosophie comme faculté autonome se posant et s’opposant à la faculté privilégiée du droit à travers la consécration de la liberté d’expression philosophique.

2. LA CONSÉCRATION DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION PHILOSOPHIQUE

La première étape de la responsabilité irénique du philosophe, moins engagée et relativement passive consiste, comme nous venons de le voir, face au constat du recours systématique à la guerre – instrument de souveraineté aux mains des hommes d’État – à la dénonciation d’un tel état de fait et au souhait d’y substituer un climat de sérénité. Autrement dit, loin d’être un atout comme l’envisagent les gouvernants, le philosophe dans l’affirmation de sa responsabilité irénique, prend conscience de la menace du chaos et de l’extermination que fait courir la guerre et se propose d’agir. Cela nous conduit à la seconde étape, celle de l’amorce-résolution comme pour faire écho au conflit entre le philosophe et l’homme d’État qui s’allie le soutien actif des juristes professionnels. Cette seconde phase nettement plus engagée est celle par laquelle le philosophe décide de prendre à bras-le-corps la situation par un certain nombre d’initiatives qui revendiquent la liberté en général et qui culminent dans la reconnaissance de la liberté d’opinion et d’expression, attente suprême du philosophe à l’égard du pouvoir. Celui-ci gagnerait cependant à l’élargir à l’ensemble des citoyens ; ce que nous illustrerons à travers la bataille de Salamine.

2.1. La liberté d’expression philosophique et son pouvoir polémo-dissuasif

Conscient de la dimension réformatrice de la liberté d’expression du philosophe fort utile dans un environnement de recours systématique à la guerre pour le règlement des différends et déterminé à ce que les gouvernants en fasse bon usage, E. Kant (1948, p. 49) leur lance l’invitation suivante : « Les maximes des philosophes concernant les conditions de la possibilité de la paix publique doivent (…) être consultées par les États armés pour la guerre ». Mais pour qu’un tel plaidoyer puisse prospérer, encore faut-il que l’État n’ait rien à craindre de la classe des philosophes tantôt perçus comme des agitateurs. Pour Kant en effet, le philosophe n’est pas un révolutionnaire mais un propagateur de lumière, de culture, un formateur qui ne doit ni être craint par le pouvoir, ni laisser croire qu’il veut un renversement brutal de l’ordre en place. Aussi, Kant s’emploie-t-il à rassurer les hommes d’État de la collaboration du philosophe en commençant par désamorcer les jugements négatifs à l’encontre de ce dernier. Autrement dit, E. Kant (1948, p. 51) procède exactement à une rectification du jugement du pouvoir vis-à-vis de la classe des philosophes : « cette classe, du fait de son caractère même, est incapable de former des cabales (…) et de se rassembler en club, elle ne peut être suspectée d’être accusée de propagande ». En ne faisant du philosophe que le conscientiseur du pouvoir et en rejetant la figure du philosophe-roi de Platon, Kant met en confiance le pouvoir politique en place vis-à-vis de la liberté de penser philosophique, parce qu’elle intervient au niveau des idées dans le seul but d’indiquer la voie d’une politique éclairée.

Mieux, « l’État, pour reprendre les termes d’O. Dekens, a tout intérêt à écouter les philosophes, classe qui peut déranger, mais qui n’est jamais véritablement dangereuse ». (2013, p. 172). Il appartient donc aux philosophes, tout en faisant preuve de pédagogie, de revendiquer et d’assumer leurs fonctions de porte-parole du peuple, d’éclaireurs de la cité et de conscientiseurs du politique : « ceux-ci acquièrent donc au sein de l’État une fonction de critique et de conseil indispensable à l’État sans que celui-ci n’établisse formellement le droit de la philosophie ». (O. Dekens, 2013, p. 171). Ces fonctions qui sont des ramifications de la responsabilité irénique du philosophe sont guidées par le souci de tempérer les ardeurs des hommes d’État enclins à la guerre et de les amener ainsi à reformer leurs pratiques de la souveraineté. Autant dire que le véritable défi pour le philosophe, là où les attentes se font pressantes, est celui de l’accession au statut de conscientiseur du pouvoir où il pourra se prononcer « librement et publiquement sur les maximes générales concernant la conduite de la guerre et la conclusion de la paix ». (E. Kant, 1948, p. 50).

Contrairement au juriste qui ne fait qu’appliquer systématiquement ses sentences confligènes, le philosophe s’appuie sur ses principes pour proposer l’amélioration des lois et l’évolution vers une constitution qui écarte la guerre. Une telle réforme rompt avec la conception traditionnelle de la paix assimilée à de simples armistices avec la menace permanente d’une reprise des hostilités et la conception classique de l’État, une conception outrageusement souverainiste marquée par une politique de conquête. Nous ne perdons pas de vue le fait qu’il puisse exister des philosophes de la guerre. Kant lui-même n’a pas échappé à l’accusation d’apologiste de la guerre en raison de l’existence de certains passages vertement laudateurs du phénomène guerrier dans ses écrits.[4] Autant dire qu’on distingue chez Kant et notamment dans sa philosophie de l’histoire, « une certaine positivité de la guerre, facteur de civilisation et de progrès ». (J. Lefebvre, 1985, p. 38). Mais pour autant, la guerre est loin d’être un phénomène en soi chez l’auteur du Projet de paix perpétuelle. Simplement pensée et réfléchie comme pouvant avoir un sens dans le développement finalisé des générations, la guerre obéit à une démarche processuelle reposant précisément sur l’obligation de sortir de l’état de guerre pour instituer l’état de paix. P. Hassner (1961, p. 669) fait bien à propos de préciser qu’ 

« Au point de vue historique, la guerre, instrument principal de l’histoire, à la fois pour l’unification du globe, pour le maintien d’une certaine diversité, pour l’émergence de la culture et le développement des penchants et pour le maintien et le progrès de la liberté, doit finalement s’humaniser, se faire de plus en plus rare et s’abolir : il appartient à sa mission historique de finir, après avoir accompli sa tâche, par se supprimer ».

Aussi est-il à l’honneur des chefs d’État de consulter les maximes des philosophes ; attitude libératrice qui n’a rien d’un ravalement ou d’une humiliation mais relèverait en fait de la supériorité de la faculté de philosophie sur la faculté de droit. En ce qui nous concerne, on peut faire observer que la liberté d’expression conditionne la responsabilité irénique du philosophe, laquelle se manifeste à son tour dans et à travers la liberté d’expression devenue imprescriptible. Á la fois au début et à la fin du processus, c’est elle le véritable déclic par lequel tout changement, toute réforme reste encore possible et dans la négation de laquelle tout espoir s’évanouit. Il s’agit par conséquent de mettre l’accent sur le droit de communiquer, de critiquer et de publier dont peuvent émerger de justes décisions de droit. Mais au lieu d’être la prérogative du seul philosophe, il serait plutôt judicieux de la part du pouvoir de l’élargir à l’ensemble des citoyens conformément d’ailleurs au souhait de Kant et à l’esprit des Lumières. Á défaut, on court le risque de conduire l’État à sa perte comme l’illustre la bataille de Salamine.

2.2. Illustration du pouvoir polémo-dissuasif de la liberté d’expression : cas de la bataille de Salamine

Eschyle dans Les Perses nous donne une éloquente illustration du pouvoir dissuasif de la liberté d’expression à travers l’exemple du roi Xerxès lors de la bataille de Salamine en 480 avant Jésus-Christ opposant la Perse à la Grèce. Animé par le souci de parvenir à une exhibition des mécanismes guerriers, notamment de ceux de la société perse d’alors, Eschyle nous montre que la guerre est l’effet de l’institution d’un ordre politique, notamment de l’ordre despotique. Il met en parallèle la phalange hoplitique, c’est-à-dire l’anonymat et l’égalité des guerriers grecs qui « ne sont esclaves ni sujets de personne » (Eschyle, 2001, p. 23), qui sont par conséquent libres, et l’organisation dénivelée de l’armée perse manipulable à souhait. L’auteur accuse donc le silence du peuple perse engendrant le tyran et la soumission aveugle à ce dernier désormais en dehors et au-dessus du peuple qu’il peut conduire aisément dans des campagnes funestes. Avec la défaite et la destitution de Xerxès, les langues soulagées des bâillons et le peuple délié parlera librement pour anticiper et dénoncer toutes les démesures et les impostures des autorités. On comprend pourquoi Kant redoute tant la censure et plaide pour la reconnaissance institutionnelle ou statutaire de la faculté de philosophie :

« Mais que des rois ou des peuples roi (…) ne permettent pas que la classe des philosophes disparaissent ou deviennent muette, et les laissent au contraire s’exprimer librement, voilà qui est aux uns comme aux autres indispensable pour apporter de la lumière à leurs affaires ». (E. Kant, 1948, p. 51).

Aussi, non seulement le philosophe doit-il pouvoir parler librement, mais il doit en outre se faire écouter et être entendu du pouvoir. Si Kant plaide pour la reconnaissance institutionnelle ou statutaire de la philosophie, c’est que cette reconnaissance permet de sauvegarder la plénitude de la liberté de parole et d’action du philosophe. Il n’appartient plus au philosophe que de faire admettre cette liberté comme un droit qui doit être publiquement reconnu, étant indispensable à l’évolution de l’exercice de la souveraineté : « Penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? ». (E. Kant, 1978, p. 96). Au demeurant, une telle revendication s’inscrit dans la droite ligne de la philosophie des Lumières dont Kant est une des figures de marque. Suivons ce qu’il en dit : « Or, pour ces Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines ». (E. Kant, 1947, p. 48). En termes plus clairs,

« il n’y a pas de danger à permettre à ses sujets de faire un usage public de leur propre raison et de produire publiquement à la face du monde leurs idées touchant une élaboration meilleure de cette législation même au travers d’une franche critique de celle qui a été déjà promulguée ». (E. Kant, 1947, p. 54).

C’est là, une responsabilité que le philosophe entend assumer sans concession et sans faux-fuyants.

3. LE PHILOSOPHE, ADMINISTRATEUR PRIVILÉGIÉ DE LA RAISON

La troisième et dernière étape de la responsabilité irénique du philosophe s’appréhende comme une continuation et une confirmation de la seconde étape. Mieux, elle apparaît comme une sorte de couronnement ou d’apothéose des initiatives que le philosophe doit entreprendre et des efforts qu’il doit consentir dans son souci de faire prévaloir la voix de la raison tout en faisant triompher la cause de la paix. Elle consiste pour le philosophe, à disposer souverainement de la raison comme norme immarcescible du droit et de la politique. C’est en d’autres termes, la phase d’administration et de veille en ce qui concerne l’intérêt de la raison. Cela s’aperçoit à travers l’engagement du philosophe pour le triomphe des droits de la raison qui commande par ailleurs la prise en compte d’un certain nombre d’exigence ou encore l’observation d’une éthique de la part du philosophe et toute personne appelée à conseiller le pouvoir dans leur fonction d’exhortation.

3.1. L’engagement du philosophe pour le triomphe des droits de la raison

La raison se donne comme l’instrument de tous ceux qui peuvent s’affranchir de ce qu’E. Kant (1947, p. 46) appelle la « Minorité » entendue comme l’« incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui ». Dans cette perspective, la raison est a fortiori l’instrument du philosophe qui s’en sert comme une sorte d’étalon sur lequel doivent se fixer le droit et la politique. En sa qualité de « législateur de la raison », (E. Kant, 1963, p. 561), c’est comme l’a vu O. Dekens (2013, p. 172), au philosophe qu’il incombe « de dire le droit du droit, c’est-à-dire la politique a priori ». Cette politique rationnelle ou encore cette politique a priori, censée orienter l’action politique ne recueille pas forcément l’assentiment de l’homme d’État et du juriste. Ceux-ci en restent au stade de la politique pragmatique, ce qui amène le philosophe à arbitrer et à veiller sur la sauvegarde des droits de la raison. Ainsi « (…) la raison du haut du trône de la Puissance moralement législative suprême, condamne absolument la guerre comme voie de droit et (…) fait par contre un devoir immédiat de l’état de paix (…) ». (E. Kant, 1948, p. 25). En fait, cette troisième étape que nous avons présentée plus haut comme la continuation de la seconde équivaut à une exacerbation du conflit entre deux facultés, « entre deux instances sociales, le juriste et le philosophe ». (J. Lefebvre, 1985, p. 22). Toute chose qui fait peser davantage de responsabilité sur le philosophe qui, du reste, doit faire face à d’autres facultés.

E. Kant (1948, p. 51) y fait simplement allusion en parlant « des deux autres facultés » sans autre indication dans le deuxième supplément du Projet de paix perpétuelle avant d’apporter la précision dans une note : il s’agit de la faculté de théologie et de la faculté de médecine qui forment avec la faculté de droit, ce que E. Kant (1948, p. 51) appelle les « puissances coalisées » qui veulent s’aliéner la faculté de philosophie. Ces facultés dites supérieures en raison de leur accointance avec le pouvoir, en sacrifiant leur liberté au profit des privilèges à elles consenties, perdent en autonomie ce qu’elles gagnent en autorité ; ce qui, loin de les renforcer, les aliène et les rend vulnérables. C’est ce qui amène Kant à demander une interversion des rangs en accordant la préséance à la philosophie jalouse de son autonomie et de sa franchise. Elle n’a nullement besoin de s’appuyer sur des soutiens non intrinsèques que sont le pouvoir et des instructions plus ou moins formelles :

« Alors que les facultés supérieures tirent leur autorité de l’écrit et de statuts arbitraires – le théologien de la bible, le juriste du droit civil, le médecin du règlement médical – la philosophie est la voix libre de l’homme, la seule faculté qui n’a d’autre guide que la raison ». (O. Dekens, 2013, p. 173).

Le philosophe devient alors un acteur privilégié à même de revendiquer une telle franchise qui le délie de toute espèce de sujétion et E. Kant (1948, p. 51) rappelle bien à propos qu’« On ne doit pas s’attendre à ce que des rois se mettent à philosopher, ou que des philosophes deviennent rois ; ce n’est pas non plus désirable parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison ». Á cet égard, le philosophe est celui qui, dans un désintéressement fort appréciable, travaille à la juridicité des lois et à la pureté du droit en s’évertuant à « écarter (…) toutes les influences étrangères ». (E. Kant, 1948, p. 50). Face à la contestation des facultés concurrentes, notamment celle du juriste et à sa verve réaliste, qui s’accommode mal de la franchise du philosophe et qui veut toujours dominer, le philosophe doit refuser toute compromission et ne montrer le moindre signe d’avachissement dans sa tâche de réforme et d’amélioration de la législation quitte à heurter la susceptibilité des gouvernants. Ainsi, pour O. Dekens, (2013, p. 174),

« La philosophie ne doit (…) pas cesser de défendre la vérité, ni tolérer d’accord amiable, mais trancher, légiférer comme maître de vérité, sans prêter attention au peuple et à sa vanité, ni aux jeux de pouvoir qui régissent les facultés supérieures. La règle de la philosophie est l’absolue intransigeance : ne pouvant se concilier avec qui que ce soit, elle s’est clairement assignée un rôle critique envers le gouvernement lui-même et à être la mauvaise conscience de l’État, et de tous les pouvoirs. Le conflit ne peut cesser, et il ne cessera pas, tant que la philosophie assumera avec courage son rôle politique de contestation du pouvoir ».

Cela revient à reconnaître que la fonction de conscientiseur ou d’exhortation du pouvoir s’accommode mal de complaisances et appelle à l’observation d’une éthique.

3.2. Les exigences de la fonction d’exhortation du pouvoir

Au regard de ce qui précède, il convient de noter que la fonction d’exhortation du pouvoir est un défi que le philosophe met un point d’honneur à relever. Elle ne saurait dès lors aller de soi à partir du moment où elle fait appel à des exigences rigoureuses. La nomination de conseillers auprès du pouvoir dans nos États africains, motivée le plus souvent par le souci de caser ou de recaser un proche ou un militant du même bord politique devrait se faire au regard de ces exigences. En effet, d’une actualité cuisante, la responsabilité irénique du philosophe chez Kant est un cadre approprié pour se pencher sur cette fonction, qu’il s’agisse de conseillers juridiques ou autres dans nos États africains. Aussi, l’actualité nous montre-t-elle comment des responsables de juridictions suprêmes africaines  – conseils constitutionnels et cours suprêmes – par ailleurs conseillers du pouvoir, en refusant de dire le droit et rien que le droit conformément à leur serment, en souillant donc la pureté du droit si chère à Kant et au philosophe dans l’exercice de ses responsabilités iréniques, ont à l’occasion d’élections présidentielles notamment, précipité leurs pays dans des affrontements meurtriers et fratricides. La corruption de la pureté du droit ou la prise en compte des considérations extra-juridiques dans des décisions de justice – soulevant l’épineuse question de l’indépendance de la magistrature sous nos tropiques – se justifient le plus souvent par la volonté de plaire au chef de l’État et la crainte de lui déplaire sur fond de maintien et de conservation des positions et des privilèges. C’est exactement dans ce même ordre d’idée que bon nombre de conseillers auprès du pouvoir dans les domaines les plus divers (conseillers techniques), plutôt que d’assumer leurs convictions et rester maîtres de leurs consciences, sacrifient la liberté d’opinion et d’expression en tronquant le franc-parler par la langue de bois. Par leur manque de courage, leur suivisme adulateur et leur incapacité à opérer le désintéressement libérateur à la manière du philosophe, ils induisent le pouvoir en erreur. Pour Kant, le philosophe qui apparaît pour ainsi dire immunisé contre la pression et la corrosion inexorable du pouvoir est à même de sauvegarder son autonomie et sa dignité. E. Cassirer (1991, pp. 48-49) ne dit pas autre chose quand il nous apprend que

« Kant lui-même, quoique bien éloigné de toute révolte contre les autorités constituées, était animé par le sens le plus vif de l’indépendance. Bien de choses qui nous surprennent dans sa manière de vivre et qui peuvent nous paraître étranges ou excentriques s’expliquent par ce trait de caractère : par le désir de préserver son indépendance matérielle et spirituelle à chaque moment de sa vie et en toute circonstance ».

Aussi est-ce en véritable philosophe, administrateur de la raison et en parfaite harmonie avec Kant qu’Edward Snowden[5], affirmait ceci : « La vraie valeur d’un individu ne se mesure pas aux convictions qu’il met en avant mais à ce qu’il est prêt à faire pour les défendre. Si vous n’agissez pas selon vos convictions, c’est que ce n’en sont pas vraiment ». (cité par G. Greenwald, 2014, p. 72). Ceci étant, l’auteur nous livre, toujours imprégné du kantisme, sa recette cathartique comme suit :

« Ce qui maintient une personne dans la passivité et l’obéissance, c’est la crainte des répercussions, mais une fois que vous avez renoncé à votre attachement, à des choses qui ne comptent guère – l’argent, la carrière, la sécurité – rien ne vous empêche de surmonter cette peur ». (G. Greenwald, 2014, p. 74).

En capitalisant les instruments que sont la raison et la liberté d’opinion et d’expression, ajoutés au désintéressement émancipateur auquel invite Snowden, le philosophe et tout ceux qui sont capables de cette ascèse, apparaissent comme un allié et une bénédiction pour tout pouvoir soucieux de l’idée du droit et de l’amélioration de sa gouvernance. Cela y va, en d’autres termes, de la conciliation de la morale – entendue comme doctrine théorique du droit – et de la politique – considérée comme doctrine pratique du droit (E. Kant, 1948, p. 55) – gage d’une politique morale à laquelle le philosophe ne doit jamais se lasser d’en appeler en restant fidèle à l’esprit de la philosophie kantienne axée, comme le rappelle M. Ferrari, (2012, pp. 139-160), sur le « primat de la dimension éthique ou éthico-politique ».

CONCLUSION

Notre étude avait pour objet de savoir si la philosophie pouvait être d’une quelconque utilité sociale dans un monde en crise ou au contraire si elle est condamnée à rester désincarnée, à l’image de la vieille métaphysique. Cela nous a conduit à explorer le rôle que le philosophe, dans un environnement conflictuel, pouvait jouer en matière de maintien ou de rétablissement de la paix tantôt considérée comme le souverain bien et sans laquelle aucune activité sociale digne de ce nom ne peut prospérer. Ainsi, une fois que la guerre éclate mais surtout face à la menace de l’éclatement de la guerre, le philosophe peut et doit au moyen d’un certain nombre de démarches à la fois audacieuses, dignes et convenables, défendre le parti de la paix et l’emporter sur la guerre, n’en déplaise aux gouvernants et aux juristes professionnels inconditionnels du réalisme politique. Á l’évidence, nul autre mieux que le philosophe n’a vocation à rétablir la paix conformément à ses responsabilités iréniques qui s’articulent autour de trois temps forts : la volonté déclarée du philosophe d’opposer la paix à la guerre et de faire triompher la cause de la paix, la consécration de la liberté d’expression philosophique et la concession du statut de conscientiseur du pouvoir, la liberté d’user et d’administrer la raison en toute autonomie. Ces temps forts équivalent respectivement aux trois phases du constat et de la dénonciation de la guerre, de l’amorce et de la résolution du conflit et enfin, de l’administration et de veille sur les droits de la raison.

En ce qui nous concerne, les différentes étapes de la responsabilité irénique du philosophe, loin de procéder de la contingence, obéissent à une scrupuleuse logique qui n’est pas sans rappeler globalement la démarche expérimentale. Ce qui n’aurait en rien contrarié E. Kant (1980, p. 45) qui regrettait que la méthode des sciences ne soit pas transposable à la philosophie qu’il souhaitait voir s’engager « sur la route sûre de la science ». Dans cette logique, la phase du constat et de la dénonciation équivaut à l’observation qu’elle soit armée ou non par laquelle le savant constate une situation irrégulière ou anormale. La phase de l’amorce et de la résolution par laquelle le philosophe décide de faire courageusement face à la situation par la reconnaissance de son statut vis-à-vis de l’État équivaut à l’émission d’hypothèse où le savant se rend au-devant de la nature pour risquer une explication, ce qui est un début de solution. La phase d’administration et de veille par laquelle le philosophe qui dispose de la juridicité des lois et veille à la rectitude du droit et de la politique avec éventuellement le recours à la règle de la publicité comme gage de transparence en s’en référant à l’opinion publique équivaut à la phase de vérification et d’édiction des lois.

Avec Kant, il n’est plus question pour le philosophe de s’isoler dans sa tour d’ivoire mais de descendre dans la cité et de s’inviter dans l’arène politique non à vrai dire pour conquérir ou pour déstabiliser le pouvoir – ce qui n’est nullement son objet –  mais pour corriger les sentences du juriste au moyen de ses principes en jouant le rôle de conscientiseur du pouvoir. En appelant les gouvernants à la mesure, à plus d’ouverture et au respect scrupuleux du droit, Kant entend sauver la véritable politique qui est autre que la prudence et le calcul. L’exercice lucide et ferme des compétences iréniques du philosophe dans un contexte d’adversité au bénéfice de la collectivité en fait un modèle de courage et de serviabilité exemplaire qui ne demande qu’à être statutairement reconnu. Les gouvernants ont donc tout intérêt à accorder la place de choix qu’il faut aux philosophes, à la fois espèces rares et modèles de désintéressement qui peuvent leur être fort utiles en clamant haut et fort la vérité édifiante et libératrice dans un univers de duplicité asservissante et destructrice.

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LA MUSIQUE ENTRE JOUISSANCE ET CONCEPT chez Hegel

Alain Casimir ZONGO

Université de Koudougou (Burkina Faso)

zoopi1369@yahoo.fr

RÉSUMÉ :

La musique est l’un des arts dont traite Hegel dans sa pensée esthétique aux côtés de la peinture, de l’architecture, de la sculpture et de la poésie. Il la conçoit comme un art romantique qui jaillit du fond de l’âme, fait résonner dans des sons les mouvements de l’âme. Il l’analyse à partir de la mesure, de l’harmonie, de la mélodie et traite de différents types de musique, notamment la musique d’accompagnement et la musique instrumentale qu’il juge vide, lui préférant la musique vocale. Dans son esthétique musicale, Hegel met aussi l’accent sur une fusion entre les sons et le texte comme critère d’une musique authentique.

Mots clés : Absolu, Art romantique, Esprit, Expérience, Musique.

ABSTRACT :

Music is one of the arts Hegel deals with in his esthetical thought besides painting, architecture, sculpture and poetry. Music is conceived by him as a romantic art which springs out of the deep soul, makes the movements of soul resound in sounds. Hegel analyses music through measure, harmony, melody and deals with different types of music, namely accompany music and instrumental music. He judges the latter empty and prefers vocal music. In his musical aesthetics Hegel lay also emphasis on the harmonious blending between sounds and words as a criteria of true music.

Keywords: Absolute, Experience, Music, Romantic art, Spirit.

INTRODUCTION

L’attention philosophique sur le phénomène musical est très manifeste ces dernières décennies, au regard des nombreux travaux sur la philosophie de la musique de Theodor W. Adorno et des productions de nombreux auteurs tels que Peter Kivy, Danielle-Cohen-Levinas, Anne Boissière, André Charrack et même Michel Onfray qui ont ouvert de précieuses pistes de recherche. Adorno a analysé au moyen de catégories marxistes la musique, distinguant la musique sérieuse de la musique légère et régressive, valorisant la « nouvelle musique », c’est-à-dire la musique atonale. Dans ce sens, il a critiqué le traditionalisme musical qui est selon lui régressif, la musique télévisuelle qu’il a jugé ‘’musicaille’’ et ‘’gazouillis’’, jetant au passage l’anathème sur le jazz qu’il a considéré comme comique, pitoyable et ‘‘esclave de banalité’’. Kivy, Cohen-Levinas, Anne Boissière, André Charrack ont produit des travaux d’introduction à la philosophie de la musique en essayant de saisir la nature de cet art, en interrogeant les grandes conceptions du beau musical, l’évolution du matériau sonore, telles qu’elles ont été formulées et sédimentées au cours de l’histoire. Ils ont aussi analysé la rencontre entre la musique et le progrès technique à travers la musique électro-acoustique… Le philosophe Onfray qui affirme sa passion de la musique, dit en avoir fait un objet d’analyse dans la série de ses journaux hédonistes. Pour lui, la musique n’est pas un art de la vérité, mais est fondamentale dans la construction de la sensibilité. Mais ces différents faits ne doivent pas nous faire penser que la réflexion philosophique s’est saisie, comme dans un mouvement tardif et additionnel, de la question de la musique. Elle est depuis l’antiquité un des lieux d’interrogation et de méditation philosophiques. Platon qui, dans la République et les Lois, s’intéresse aux vertus de la musique sur le caractère et l’harmonie sociale. René Descartes[6] et Jean-Jacques Rousseau[7] ont fourni les axiomes de la musicologie, l’ont fait évoluer vers des horizons féconds.

B. Bourgeois dans la préface de l’ouvrage d’A. P. Olivier (2003, p. 9) portant sur l’esthétique musicale hégélienne, soutient que Hegel est « un penseur de l’expérience musicale comme d’un moment privilégié de la liberté intérieure ». De quelle expérience musicale est-il question ? Hegel a aussi théorisé la musique aux côtés de l’architecture, de la peinture, de la sculpture et de la poésie dans ses cours sur l’esthétique. Le philosophe de Berlin l’y définit comme un « art du sentiment », un art « dont le caractère particulier est d’exprimer l’âme en soi, aussi bien par la forme que par le contenu » (G.W.F. Hegel, 1997, p. 320). Qu’entend-il par cette assertion ? Quel jugement porte-t-il sur la musique de son temps ? Quel intérêt l’esthétique musicale hégélienne peut-elle revêtir pour le monde contemporain ? Nous traiterons de la question de la musique chez Hegel à travers d’abord quelques considérations sur ce que l’auteur en a ressenti et pensé en dégageant entre autres son caractère romantique, son analyse de la mesure, de l’harmonie, de la mélodie, son orientation cosmopolite. Nous évaluerons ensuite la pertinence de cette pensée esthétique pour l’époque contemporaine.

1. LA PHILOSOPHIE HÉGÉLIENNE DE LA MUSIQUE

À en croire ses biographes, Hegel ne s’y ‘’connaissait’’ pas en musique, c’est-à-dire qu’il n’avait aucune connaissance pratique de la musique, ne jouissait pas d’une formation musicale, même la plus rudimentaire, à moins que l’on ait une compréhension moins restreinte des choses, à la manière de Boèce qui considère musicien même celui qui possède par le raisonnement la science de l’art des doigts et de la voix : « Est musicien celui qui, en se fondant sur la réflexion, ou sur la raison qui préside et convient à la musique, possède la faculté de juger des modes, des rythmes, des genres de cantilène, des mélanges sonores […] ainsi que des chants des poètes. » (Boèce, 2004, p. 95). Dans tous les cas, Hegel eut un goût fort remarquable pour la musique, assistant à certaines pièces musicales comme la Flûte enchantée, le Cosi fan tutte de Mozart, le Barbier de Séville de Rossini, la Passion selon St Mathieu de Bach. Il prenait aussi part à des soirées musicales, proposant quelques fois sa maison pour ces événements. Parmi les fréquentations du philosophe il y avait des artistes et des théoriciens de la musique tels qu’Anna Milder-Hauptmann, célèbre chanteuse à Berlin, Zelter, directeur de la Singakademie, le jeune Felix Mendelssohn-Bartholdy, prodige de la musique qui suivit le cours d’esthétique de Hegel, Johann Heinrich Liebeskind, juge et virtuose de la flûte, Madame Knebel dont la voix lui parut fascinante,…Mais Hegel ne s’est pas contenté d’ouïr et d’apprécier la musique ; il l’a aussi pensé dans ses cours sur l’esthétique dispensés à Heidelberg de 1817 à 1819 et à Berlin de 1820 à 1829.

La réflexion hégélienne porte sur le caractère général de la musique et ses effets, la compare aux autres arts, traite des sons musicaux, du rapport du contenu et de la forme en musique, de la relation entre les paroles et la musique, des genres musicaux. Hegel juge aussi la musique de son temps, notamment la musique instrumentale.

1.1. La musique comme art romantique

Dans le chapitre II du tome II de l’Esthétique, le philosophe de Berlin traite de la musique, conformément à ce qu’il a ‘’ pu entendre et sentir’’ (G.W.F. Hegel, 1997, p. 399) dans ce domaine. Le philosophe avoue cependant ne pas pouvoir traiter en expert des détails techniques relatifs au phénomène : il affirme en effet être ‘’peu versé’’ dans la connaissance « des règles qui concernent la mesure des sons, les divers instruments de musique, les modes du son, les accords, etc. » (Ibidem, p. 323). L’aveu qu’il s’en tiendra « aux points de vue généraux et à quelques remarques détachées » (idem) ne discrédite pas pour autant son discours. La philosophie de la musique n’est pas la somme du savoir musicologique mais une analyse sous un angle philosophique des problèmes ou des enjeux liés à la question de l’art musical.

Dans son ouvrage Qu’est-ce que la musique ?, Eric Dufour définit la musique comme quelque chose de sonore et qui s’écoute. Une définition assez répandue et convenue l’envisage comme art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille. Boèce faisait de l’aptitude à capter les sons, à pouvoir les identifier et à en jouir un des traits spécifiques de l’homme. En somme, la musique a trait au son, même si la présence de celui-ci ne suffit pas pour qu’il y ait musique. En effet, la musique est un son organisé par les hommes, êtres doués de langage, avec l’intention de produire une succession de sons agréables à écouter en vue de transmettre des sentiments. Pour G.W. F. Hegel (Ibidem, p. 322) la musique est « art du sentiment, et elle s’adresse immédiatement au sentiment lui-même.» Parmi les diverses fonctions de la musique Hegel souligne celle de délivrance, d’affranchissement, d’agrément, de traduction des sentiments. Dans cette perspective fonctionnaliste, la musique adoucit, soulage des vicissitudes et des misères, des malheurs de l’existence : « S’il est vrai que l’art adoucisse même les infortunes tragiques les plus terribles dont il offre le tableau idéal, qu’il transforme la douleur en jouissance, il faut reconnaître que la musique porte cet affranchissement à son plus haut degré » (Ibidem, p. 327).

À la différence de l’architecture, de la peinture ou de la sculpture qui sont des arts visuels, dont les matériaux ont trait à des formes extérieures et étendues, la musique n’a pas pour objet des formes visibles mais plutôt immatérielles, abstraites, intérieures et évanescentes puisqu’elle a trait aux sons. Les caractéristiques du son artistique sont l’immatérialité, l’abstraction et l’évanescence, l’instantanéité ou l’éternelle immobilité et ils font qu’il a un rapport avec la nature du principe spirituel, qu’il est « éminemment propre à être l’écho de l’âme. » (Ibidem, p. 321). Alors que la plupart des autres arts relèvent de formes étendues, de matériaux massifs, la musique appartient au « monde rapide et fugitif des sons [qui] pénètre immédiatement par l’oreille dans l’intérieur de l’âme et la remplit d’émotions sympathiques. » (Ibidem, p. 325). La musique qui « se concentre dans la région profonde du sentiment » (Ibidem, p. 336) touche à l’intimité même de l’être au point que notre corps exprime cette émotion à travers divers mouvements dont les pieds qui suivent la cadence de la musique, les gestes dynamiques ou encore les airs fredonnés à la suite de la musique.

La musique dans l’esthétique de Hegel est un art romantique. On le sait, l’art en tant que manifestation de l’esprit prend appui sur un matériau sensible grâce auquel son contenu spirituel est incarné et extériorisé. Mais dans la forme romantique dont la musique relève, l’absolu est représenté dans la subjectivité, dans l’âme, dans le sentiment. L’art romantique est marqué par le fait que « l’identité classique du fond et de la forme est de nouveau brisée » (Ibidem, p. 324). Seul le concept philosophique peut saisir le tout et exprimer de manière correcte la nature de l’esprit.

En somme, selon Hegel l’art musical ne s’adresse pas à la vue comme il en est de la peinture ou de la sculpture mais plutôt à un sens plus théorétique, plus intellectuel et plus spirituel, à savoir l’ouïe. Cette considération est assez paradoxale dans la mesure où la vue apparaît dans la tradition rationaliste comme le modèle de la connaissance : qu’il s’agisse de la theoria ou de l’évidence, l’accent est mis sur la vue, la contemplation qui rend possible l’accès à ce qui est clair et distinct, aux essences. Mais pour Hegel, assez paradoxalement l’ouïe possède une vocation théorique et est plus idéelle que la vue. La musique a trait aux sons et est un mode d’expression qui n’est pas incompatible avec la nature de l’esprit, même si c’est la poésie qui peut atteindre à l’art absolu de l’esprit. L’influence de la musique n’est pas comme chez A. Schopenhauer (2013, p. 604) « plus puissante et la plus pénétrante que celle des autres arts : ceux-ci n’expriment que l’ombre, tandis qu’elle parle de l’être ». Dans son effort de comprendre la musique à partir de la musique, Hegel aborde trois éléments déterminants, à savoir la mesure, l’harmonie et la mélodie.

1.2. Mesure, harmonie, mélodie

Ces aspects constituent le triptyque de base du matériau musical. La mesure est appelée par le philosophe de Berlin ‘’temps abstrait’’. Ce temps est conçu à juste titre par le philosophe comme « l’élément dans lequel se meut le son » (G.W.F. Hegel, ibidem, p. 340) mais il touche aux sons eux-mêmes dans leurs différences alors que des arts comme la peinture, la sculpture ou l’architecture sont pris dans l’élément de l’étendue. Sans cette dimension qui donne régularité à la cadence et ordre au rythme, il ne peut y avoir de musique. Quand la mesure est désordonnée, quand il lui manque l’exactitude mathématique à travers laquelle les sons se succèdent, la musique perd l’un de ses aspects constitutifs et elle devient un ensemble de sons impossibles à façonner de manière agréable et harmonieuse ; elle n’est tout au plus qu’un bruit désagréable difficile à écouter. Le temps en musique s’exprime dans diverses mesures qui la structurent : il distingue les mesures à deux ou à quatre temps mais aussi celles à trois et à six temps de sorte que l’on a 2/4, 4/4, 3/8, 6/8,…. À la mesure, il faut adjoindre l’harmonie qui est une succession convenable des sons, une combinaison sonore agréable. L’harmonie est « un accord vivant, une opposition et une conciliation de sons entre lesquels doivent s’opérer une transition naturelle et une fusion réciproque. » (Ibidem, p. 354). Cet élément conduit le philosophe à rechercher la différence entre les instruments de musique. Hegel distingue les “vrais” de ceux d’un ‘’genre inférieur’’. Le critère de différenciation est le rapport entre les sons et les sentiments de l’âme. Ainsi les instruments à vents et à cordes sont de vrais instruments musicaux parce qu’ils sont déterminés par “la direction linéaire” et qu’il y a une secrète sympathie entre les sentiments de l’âme et les sons linéaires. Hegel ne tient pas en grande estime tout un ensemble d’instruments dont les sons sont affectés par “la forme d’une surface” tels les timbales, les cloches, et assez curieusement les harmonicas qui font pourtant partie des instruments à vents. Le désaveu hégélien pour les timbales tient au fait que ces instruments de par les surfaces unies ou rondes qui les caractérisent produisent des sons sourds qui « ne satisfont pas aux besoins et à l’énergie des sentiments » (Ibidem, p. 355). Les cloches et les harmonicas ne sont pas non plus des instruments idéaux bien que leurs sons ne soient pas sourds mais plutôt intenses et aigus. Hegel évoque le son assez monotone de la cloche du fait qu’il est frappé sur un point ; il allègue une sorte de grande spécificité de l’harmonica qui ne le rend pas compatible avec les autres instruments mais aussi une forme d’allergie aux sons de cet instrument : cela se manifesterait par des malaises qui prennent la forme de maux de tête nerveux. On pourrait aussi se demander si le sort de l’harmonica dans l’esthétique de Hegel ne dépend pas dans une certaine mesure du goût du philosophe et aussi du fait que cet instrument n’était pas bien connu au début du 19ème siècle et que son exploitation était des plus rudimentaires.

Hegel relève les analogies entre la musique et les autres arts en soulignant les rapports du nombre et de la quantité, c’est-à-dire les rapports mathématiques qui les marquent tous. Dans des arts tels la peinture, la sculpture et l’architecture le rapport avec les mathématiques est très clair et affirmé. Dans la composition et dans l’interprétation des toiles et fresques, outre les considérations classiques d’ordre arithmétique et géométrique, dès l’antiquité on prenait en compte le nombre d’or ou la section dorée dans le souci d’une égalité des rapports, de symétries. Des intentions similaires guideront en architecture la construction des temples et des cathédrales. La beauté en sculpture tient aussi de bonnes proportions qui de ce fait impliquent des rapports mathématiques. En musique, Pythagore, qui soutenait qu’il n’y avait rien de plus sacré que le nombre et que des rapports numériques gouvernent et expliquent toute réalité (jours, saisons, années, développement du fœtus, des plantes,…) avait établi une symétrie entre cet art et l’arithmétique et la géométrie. La nature des différentes gammes et modes, les paramètres de la tonalité et du rythme tiennent à des intervalles et rapports mathématiques. Boèce classait aussi la musique dans le quadrivium, aux côtés de l’arithmétique, de la géométrie et de l’astronomie. Leibniz lui soutenait que la musique est un exercice d’arithmétique secret tel que l’esprit ignore qu’il compte[8], que faire de la musique c’est compter sans s’en rendre compte. Hegel considère que traiter des sons musicaux revient à « des rapports des nombres », que la musique associe les sentiments les plus profonds avec les lois mathématiques les plus rigoureuses : « La musique construit ses œuvres sur la ferme base et la charpente des proportions. » (Ibidem, p. 344).

Le dernier aspect de l’analyse hégélienne, aspect jugé ‘’hautement poétique’’ de la musique est la mélodie qu’il définit comme « le libre son de l’âme de la musique » (Ibidem, p. 365). La mélodie peut être comprise comme quelque chose qui est entendu dans une séquence de notes. Elle est une agréable succession de simples sons, produits par la voix ou des instruments et réglés en vue de créer un effet plaisant ou en vue d’être expressifs de certains sentiments. Selon Roger Scruton, sans elle, la musique perd la dimension la plus primordiale de sa signification. La musique ne se limite point à un simple effet sonore mais à une forme d’expression de vie dont la mélodie est le signe majeur[9]. Hegel attire l’attention sur le fait que la mélodie doit rendre possible une riche variation de modes dans l’empire sonore de sorte à pouvoir se conformer à la nature de l’âme et à exprimer ‘’l’indépendance et la vie’’ du monde intérieur. Dans le développement de la mélodie la suite des accords et des tons n’exclura pas des oppositions, mais pas d’oppositions vives. Ce que les belles mélodies réussissent à accomplir c’est l’absorption et la sublimation des sentiments bouillonnants. La dimension mélodique déterminera dans une certaine mesure le jugement du philosophe par rapport aux musiques italienne et allemande. Quel aurait pu être le point de vue de Hegel par rapport au phénomène musical contemporain de l’atonalité ?

1.3. Musique vocale et cosmopolitisme musical

Hegel aborde dans la question de l’harmonie musicale, les différents instruments de musique, leurs rapports avec les sentiments et considère la voix humaine comme « l’instrument le plus libre et le plus parfait par son timbre. » (Ibidem, p. 356). La voix est le premier instrument musical de l’homme et elle a le pouvoir de se marier avec n’importe quel instrument, le privilège de réunir en elle les sons des autres instruments. On peut chanter sur un air de piano, de flûte, de trompette, de violon, tambour… et la voix peut même se substituer aux instruments en les imitant. Il attache une grande importance à la qualité, à la pureté de la voix : elle ne doit être ni très aigue ni sourde. Pour expliquer les différences de qualité ou de beauté des voix, Hegel fait appel à des causalités naturelles sur lesquelles il ne s’attarde pas. C’est en vertu de cela qu’il soutient que les Italiens ont des dons particuliers pour la musique, ont « ordinairement les plus belles voix », sont « le peuple chanteur par excellence » (Ibidem, p. 357). Il donne des exemples de ces voix italiennes tels le ténor Giovanni Battista Rubini, le baryton Donzelli, la soprano Signora Dardanelli, Luigi Lablache qu’il comparait à du vin limpide, doré, ardent et exquis et aux côtés desquels les chanteurs allemands ne seraient que de la simple bière ordinaire[10]. L’idée qu’il y aurait des peuples dotés de belles voix est ‘’une grande explication’’ qui fait une très grande place aux éléments naturels dans un domaine qui relève plus de l’artificiel. Hegel lui-même relativise sans doute cette affirmation puisqu’il trouve fascinantes aussi les voix d’Anna –Milder Haupmann, de Madame Knebel ou de Joséphine Fodor qui n’étaient pas d’origine italienne.

En tant que mélomane, Hegel appréciait, en les comparant les uns aux autres, les instrumentistes, les chanteurs et cantatrices, les danseurs. En comparant les musiques allemande, française et italienne, il affichait, comme souligné plus haut, une préférence pour la dernière, notamment celle de Gioachino Rossini, de Francesco Durante, de Giovanni Perluigi da Palestrina, d’Antonio Lotti, de Giovanni Battista Pergolesi. C’est au regard de la dimension mélodique que Hegel affirmait sa préférence pour la musique italienne. Elle « permet le libre épanchement de la mélodie» (Ibidem, p. 352) alors que dans la musique allemande « le libre et joyeux abandon de la mélodie » (idem) est tué et que la musique française est dominée par l’harmonie[11]. Ceux qui jugent négativement la musique italienne témoignent de leur manque de culture et de goût. Cette musique est appréciée à sa juste valeur par les esprits avertis tout comme les grandes dames ont du goût pour le satin et que seuls les palais éduqués, les gourmets prisent le pâté de foie gras[12]. Les mélodies allemandes ont quelque chose de lugubre, de fade. Dans ce sens, il ne professe pas un germanisme musical, ne tombe pas dans l’idolâtrie de la particularité allemande. Le philosophe de Berlin a toujours persiflé la stupidité de ceux qui professent un germanisme arrogant. On accuse Heinrich Gustvav Hotho l’un des disciples de Hegel, qui était aussi compositeur, historien de l’art, éditeur musical et expert des questions musicales, d’avoir altéré le texte du maître dans le souci de compenser ce qui lui semblait être des lacunes techniques et donner plus d’élégance au discours de celui-ci : la comparaison entre la musique et les autres arts ne serait pas un détail authentique des cours professés par Hegel ; il en serait de même de la préférence du maître pour la musique de Mozart, Gluck et Haydn. Hotho qui a voulu défendre une esthétique nationaliste aurait falsifié le goût du maître qui lui paraissait béotien. Le cosmopolitisme musical hégélien s’accompagne d’un silence à propos de Beethoven, silence que nous envisageons plus fondé doctrinalement que la simple influence de Zelter, directeur de la Singakademie, qu’il fréquentait et qui nourrissait une sorte de dédain pour la musique de Schubert et de Beethoven. Nous reviendrons sur ce silence assourdissant à propos de Beethoven dans notre analyse ultérieure.

À titre récapitulatif, nous pouvons affirmer que Hegel dans sa réflexion esthétique sur la musique met l’accent sur son caractère subjectif et sa capacité à exprimer la sentimentalité intérieure. Il y a une ‘’sorte d’infériorité’’ de la musique par rapport aux autres arts dans son impuissance à rendre compte d’objets réels : « La pierre et la couleur reproduisent les formes nombreuses et variées de tout un monde d’objets, et représentent leur existence réelle. C’est ce que ne peuvent faire les sons. » (Ibidem, p. 321). Le philosophe de Berlindéveloppe aussi la nature et l’importance de la mesure, de l’harmonie et de la mélodie dans la ‘’facture’’ et la jouissance musicale. Enfin il juge de la richesse et de la pertinence des instruments et chants en mettant l’accent sur leurs rapports avec la mélodie.

2. ESTHÉTIQUE HÉGÉLIENNE DE LA MUSIQUE ET MUSIQUE CONTEMPORAINE

Hegel dans son esthétique musicale traite de questions dont certaines suscitent toujours la réflexion des philosophes et des théoriciens de la musique. Il s’agit, comme nous l’avons vu plus haut, du matériau musical et de sa structure intrinsèque, c’est-à-dire de dimensions telles que le rythme, l’harmonie et la mélodie.

Une pièce musicale est d’abord un objet tertiaire, les sons ne devenant de la musique que quand ils sont organisés en rythme, mélodie et harmonie. L’analyse hégélienne sur ces éléments consubstantiels de la musique éclaire toujours d’une lueur féconde les débats à ce propos, même si c’est surtout la musique occidentale qui est développée autour de ces trois éléments, et que dans d’autres espaces culturels elle insiste sur une ou deux de ces dimensions[13]. C’est le cas de la musique de tam-tam en Afrique qui est exclusivement rythmique. Nous analyserons sa pertinence actuelle en abordant les questions toujours actuelles du son musical et du son naturel, de la place du texte dans une composition musicale, du débat contemporain sur la musique dite atonale.

2.1. Son naturel et son musical

Hegel, réfléchissant à l’essence de la musique, traite du son naturel. La question de la musique et de l’animalité est déjà présente dès l’antiquité. Elle intéressait certains esprits car on avait observé certaines ‘’aptitudes’’ musicales chez des oiseaux comme le rossignol ou le roitelet mâle qui semblaient avoir une âme d’artiste, pouvoir réagir à des modes et « produire des expressions sonores harmonieuses irréductibles à des fonctions biologiques ou de communication. » (A. Arbo ; A. Arbo, 2006, p. 210). La problématique se retrouve aussi à propos des Sirènes, ces êtres à moitié femmes et à moitié oiseaux qui séduisaient les hommes par leurs voix. L’idée que les animaux peuvent réagir à des modes ou à des rythmes est affirmée dans le mythe d’Orphée qui les séduit au moyen de sa musique. Bien que vieille dans les spéculations humaines, les questions relatives à la différence du son musical et du son naturel conservent un intérêt contemporain. La problématique s’étend à la prétendue musique de la nature, – bruit des vagues, bruissements de feuilles, susurrement de sources d’eau – et à la musica mundana, c’est-à-dire à la musique des sphères, présente notamment chez Pythagore et Boèce. Ce que l’on entend par là est une grande conviction qu’il y a une arythmie dans le mouvement des planètes, des astres qui produiraient de ce point de vue des sons harmonieux. Bien que vieille dans les spéculations humaines, la question de la musicalité de sons naturels conserve un intérêt actuel. Olivier Messiaen, auteur de Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, a parcouru les forêts, les jardins et d’autres lieux à l’affut des chants d’oiseaux et qui a laissé à la postérité une œuvre grandiose constituée de cent-soixante cahiers de notations de chants d’oiseaux. Il affirmait que les chants d’oiseaux sont une forme très pure de musique inégalable par les humains[14] et même un modèle pour eux : « Le chant des oiseaux est la source de toute mélodie. Je peux affirmer que tout ce que je sais de la mélodie, ce sont les oiseaux qui me l’ont appris. » (O. Messiaen, 2002, p. 53). Dans Réveil des oiseaux, au moyen de piano, de clarinettes, de flutes, de violons et violoncelles, il essaie de reproduire les chants de divers oiseaux. Emmanuel Kant trouvait le rossignol de la nature inimitable et le chant des oiseaux plus digne d’intérêt et plus porteur d’allégresse et de gaieté que les sons produits par les hommes. Au-delà du chant des oiseaux, on évoque celui des baleines et même d’autres espèces animales comme les chimpanzés et les bonobos qui sont des singes anthropomorphes. Certains musiciens vont tenter de rivaliser avec les chants des animaux : Clément Janequin imite dans sa musique l’alouette et le rossignol, Nikolaï Rimsky Korsakov le bourdon avec le fameux Vol du bourdon, Rued Langgard avec son morceau de musique appelé Insektarium[15]. De même le paon, le grillon, le cygne sont l’objet d’imitation de la part de certains musiciens. L’esprit hégélien de la musique est cependant opposé à la mimesis, non pas tant parce que l’art ne pourra jamais rivaliser avec la nature, à l’image du ver de terre qui voudrait devenir l’égal de l’éléphant mais parce que du reste l’art a beaucoup à perdre dans une telle entreprise. L’art perdrait l’expression de la liberté et le caractère inépuisable de l’imagination qui la caractérise. E. Hanslick (2012, p. 134) reprend cette considération hégélienne en soutenant que « ce qui fait de la musique une œuvre et l’élève au-dessus de la série des expériences physiques, est quelque chose de libre, de spiritualisé. » Bien que Hegel reconnaisse la beauté de phénomènes naturels tels les fleurs, les vagues, les étoiles, les levers ou couchers de soleil, les chants d’oiseaux, beauté que seules des consciences peuvent percevoir, il la trouve incomplète et imparfaite dans la mesure où elle n’est pas le produit d’une intelligence libre.

Dans sa vision, la musique consiste à ‘’faire résonner dans des sons’’ la vie intime, les mystérieux mouvements de l’âme. Elle ne cherchera donc pas à imiter les objets naturels et extérieurs mais à exprimer les réalités intimes de l’âme. L’âme a des expressions courantes telles les cris de douleurs, les cris de joie, les soupirs, les interjections et les rires. Pour devenir musique, les sentiments et émotions doivent être associées ou exprimées à travers des sons particuliers, ou par des rapports entre les sons. Le philosophe de Berlin qui affirme la supériorité du beau artistique sur le beau naturel, soutient aussi celle des sons musicaux sur les sons naturels. Dans la nature, il semble impossible d’entendre des accords parfaits, des accords de sixte, de septième, des notes suspendues… Pour Hegel, dans le sens fort du terme, il n’existe pas de musique naturelle. Les chants des oiseaux, aussi mélodieux soient-ils, ne sont pas de la musique.

Mais on pourrait nuancer le refus hégélien de la musique comme imitation en montrant que la musique peut intégrer certains sons naturels en vue d’être plus expressive. Cette tendance musicale est présente dans certaines créations symphoniques et même dans des musiques dites populaires qui intègrent des paysages sonores tels la foudre, le tonnerre, la grêle, les bruits océaniques ou de vagues, d’ouverture et de fermeture de portes, les chants du coq, les galops de chevaux, les sifflements du train, les onomatopées,… Loin de vouloir lever la frontière traditionnelle entre le son musical et le bruit ou d’introduire des confusions entre bruits naturels et sons musicaux, il est de plus en plus admis que l’on peut identifier dans la nature certaines émissions sonores organisées qui sont souvent enregistrées et font l’objet d’analyses sur le plan musicologique et acoustique. Nous pensons que l’on peut intégrer de manière harmonieuse des bruits de la nature à la musique, élargir le chant de créativité en s’inspirant de phénomènes naturels. On peut évoquer dans certains milieux le succès des musiques de type New Age, de méditation ou de relaxation. Mais il y a sans doute des précautions à prendre pour éviter de superposer de manière mécanique et monotone des instruments et des sons naturels à des fins plus commerciales que véritablement musicales. Mais ces œuvres musicales semblent bien souvent reposer sur une émotion superficielle et échouent à atteindre les vrais besoins de liberté, de créativité, à exprimer les sentiments authentiques de l‘homme. Pour T.W. Adorno (1995, p. 50) l’art doit être, dans ce monde technocratique, « lieu du désir et donc ferment d’un monde libéré. »

2.2. Musique instrumentale et rapport au texte

De l’avis de G.W.F. Hegel (1997, p. 321), les sons musicaux visent « à faire résonner les cordes les plus intimes de l’âme, et à reproduire tous les mouvements qui s’opèrent dans ce monde tout idéal. » La musique peut accompagner le travail, les études, les dîners, les actions militaires. Dans les premiers cas, elle aide à concentrer l’attention ou la réflexion sur des objets. Dans le deuxième cas, elle meuble le silence, fait passer le temps, couvre les paroles des hôtes et le bruit des couverts. E. Kant (1846, p. 250) avait déjà souligné le rôle de la musique de table « qui accompagne les grands repas, qui n’a d’autre but que d’entretenir les esprits par des sons agréables sur le ton de la gaieté, et qui permet aux voisins de converser librement entre eux. » Dans le dernier cas, c’est moins la musique en elle-même que les idées qui l’accompagnent et les stratégies militaires qui sont de véritables moteurs de l‘âme et qui transforment le monde. C’est bien grâce aux idées nouvelles qu’il voulait promouvoir et à sa canonnade que Napoléon assure sa victoire sur de nombreux pays de l’Europe. Hegel n’accorde pas de crédit à la puissance de ’la musique envisagée seule’’. Qu’il s’agisse de la lyre d’Orphée, des chants de Tyrtée ou des trompettes de Josué, il doute des effets qu’ils sont supposés avoir produits. Mais le développement sur la musique d’accompagnement est l’occasion pour Hegel de donner son point de vue sur la musique instrumentale, un type de musique qui se répandait déjà au temps du philosophe de Berlin et qui occupe une place très importante dans la musique contemporaine et qu’il pensait ne pas se suffire à lui-même.

Indépendante de tout texte, cette musique est produite uniquement et de diverses manières par des instruments musicaux. Elle est, selon Hegel,vide de sens et de contenu et devient alors incompréhensible, insipide, ennuyeuse car elle n’exprimerait pas de façon appropriée les idées et les émotions. Seuls les connaisseurs savent tirer un plaisir esthétique d’un tel agencement de sons. Ce que Hegel attaque à travers un jugement aussi sévère, c’est notamment la musique de Beethoven qu’il ne semble pas avoir prisée. Aucune mention de ce génie musical, assez populaire, objet d’écrits assez connus à l’époque de certains critiques comme Hoffmann, dans ses cours. Beethoven apparaissant à l’époque comme un musicien difficile à comprendre pour Hegel qui était acquis au modèle de la musique vocale. Mais cette assertion de Hegel est contestable dans la mesure où l’appréciation de la musique instrumentale comme de n’importe quel autre genre de musique relève du plaisir esthétique et non de la connaissance. E. Kant (1846, p. 5) le précisait :

« Pour décider si une chose est belle ou ne l’est pas, nous n’en rapportons pas la représentation à son objet au moyen de l’entendement et en vue d’une connaissance, mais au sujet et au sentiment du plaisir ou de la peine […] Le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance. »

Bien que le philosophe de Königsberg rattache la musique au plaisir des sens dans la sensation et non de manière rigoureuse au beau, cette remarque ne perd point son à-propos. Mais quoi qu’il en soit, Hegel lui-même qui, malgré tout, fait partie des connaisseurs ne tient pas ce genre de musique en haute estime et lui préfère celle qui accompagne de manière cohérente, congruente des textes significatifs, poétiques et simples c’est-à-dire une musique qui découle d’un mariage harmonieux entre ‘’l’expression de la pensée’’ et ‘’la structure musicale’’. On peut cependant se demander si la non prise en compte de l’articulation vocale et du texte dépouille la musique instrumentale de la substance de la musique. Eduard Hanslick considère la musique instrumentale comme la musique par excellence dans la mesure où pour lui, dans la musique, le son doit être à lui-même son propre but et que dans la musique instrumentale le beau est exclusivement musical. De nos jours, ce genre de musique s’est grandement développé et apparaît pour certains musicologues comme la musique absolue, la forme de musique la plus pure, qui rend possible une plus grande jouissance esthétique. On pourrait évoquer dans cette perspective, outre les compositeurs classiques, les œuvres contemporaines de Jean-Michel Jarre, de Vangelis, de Medwyn Goodall, de Kitaro qui expriment de manière substantielle des idées et des sentiments. Certaines musiques instrumentales sont des reprises de mélodies vocales. On peut alors penser que Hegel dans son appréciation de la musique instrumentale a fait montre d’un certain dogmatisme et qu’il a tenté d’objectiver ses propres préférences en leur donnant un statut supérieur.

Le rapport entre les sons et le texte est l’objet d’une attention dans la réflexion du philosophe. Cette préoccupation de l’esthétique musicale hégélienne est toujours d’une grande actualité. Des compositeurs comme Arnold Schoenberg, Pierre Boulez Iannis Xenakis font de l’intelligibilité du texte, de sa bonne ‘’exploitation’’ dans l’écriture musicale un aspect majeur de l’œuvre de composition. Jean-Yves Bosseur exprimait ce souci à travers ces mots : « Le compositeur doit se forger une connaissance intime des implications sémantiques d’un texte pour que se crée une authentique fusion avec la musique. » (J.Y. Bosseur, 2008, p. 13). L’harmonie entre le texte et la structure du matériau musical fait défaut dans certaines musiques contemporaines, notamment africaines, dans lesquelles les musiciens ou compositeurs s’attachent soit à des textes qui sont marqués tant par une grande volubilité que par des pensées triviales, soit à une organisation sonore trop envahissante qui ne laisse pas d’espace à la pensée du texte. Quand il manque cette intime complicité entre la musique et le sens des mots, les pièces musicales sont vides, manquent d’esprit et ne peuvent remplir leur devoir de « modérer à la fois les affections de l’âme et leur expression. » (G.W.F. Hegel, ibidem, p. 376). La recommandation hégélienne d’une adaptation de la musique au texte, de la fusion entre les deux éléments est un appel à l’endroit des compositeurs afin qu’ils pénètrent leurs sujets, qu’ils les vivifient, qu’ils y mettent tout leur cœur. En mettant de côté le texte, en ne pénétrant pas le sens des mots, en ne tenant pas compte des situations ou des actions dans la coloration de leurs musiques, certains musiciens et compositeurs produisent des œuvres banales, superficielles. Le désir de certains musiciens de « s’émanciper presque complètement de la pensée du texte, le secouer comme une chaîne, et par là se rapprocher tout à fait du caractère de la musique indépendante » (Ibidem, p. 375) est désapprouvé par Hegel. La recherche d’une bonne entente entre la musique et le texte devrait constituer une base indispensable pour certaines créations musicales actuelles. Mais on peut étendre notre analyse au dodécaphonisme, au sérialisme, bref à ce que l’on nomme musique atonale.

2.3. Musique tonale et musique atonale

Hegel comme la plupart des philosophes et théoriciens de la musique qui lui étaient contemporains a insisté sur l’harmonie comme critère d’une musique vraie. L’harmonie dont il parle est tonale, c’est-à-dire qu’elle repose sur le principe que l’on ne peut pas se départir de la gamme diatonique et des triades tonales de la résonance qui sont le résultat d’adaptation au cours des siècles passés. En dehors de ce ‘’paysage’’ la musique devient difficile à faire et à écouter. Nos oreilles seraient plus accoutumées aux mélodies tonales qu’à des mélodies qui ne respecteraient pas cette structure. Le système tonal correspond au type classique de musique occidentale avec notamment Mozart, Bach, Gluck, Haendel, Rossini,… Il prend aussi en compte le Jazz, les musiques de film, certaines musiques extra-occidentales, et « est encore présent dans la quasi-totalité de la musique écoutée tout au long du 20ème siècle. » (S. Donval, 2015, p. 187). Avec la Seconde École viennoise représentée par Arnold Schoenberg, Alban Berg, Anton Webern, on assiste à la production d’une musique dite atonale. Non conventionnelle, cette musique s’arrache à la compréhension classique de l’harmonie.

L’atonalité, qui s’écarte de la syntaxe habituelle, apparaît dissonante ou dysharmonique mais elle est une expression de la liberté du musicien, une attaque contre le dogmatisme musical et une sorte de mépris de la musique ordinaire. Selon Adorno, la musique atonale, apparue au début du 20ème siècle avec les travaux de Schoenberg, signerait « l’effondrement de tous les critères pour juger de la valeur d’une œuvre musicale, tels qu’ils s’étaient sédimentés depuis le début de l’ère bourgeoise. » (T.W. Adorno, 1962, p. 17). Cette musique voudrait se réclamer aujourd’hui de l’univers musical. Mais cette musique, souvent vocale comme le souhaite Hegel de toute musique qui recherche l’authenticité, à faire retentir la subjectivité totale, prétend par-là exprimer l’intériorité de l’homme, ses sentiments les plus profonds. La musique atonale ou sérielle est victime d’une sorte d’académisme et de ce fait n’a pas encore conquis les esprits. En se détournant du socle traditionnel, c’est-à-dire la tonalité, elle est, malgré les efforts de certains de ses partisans, l’objet d’une réticence ; voire d’un rejet. On pourrait peut-être lui adresser la critique que Hegel fit de la musique instrumentale en la considérant comme une musique élitiste, une musique de connaisseurs ou de virtuoses. Mais on peut aussi, contre Hegel, penser que les artistes ont beaucoup à gagner en tenant compte de l’évolution des matériaux et en renonçant à s’enfermer dans une sorte de passéisme qui freine le progrès, bien qu’il s’agisse chez Adorno d’un progrès technique et non d’un progrès qualitatif comme chez le philosophe de Berlin. La révolution atonale rend possible une extension de la notion de musique qui n’est plus seulement restreinte aux canons habituels de la beauté. V. Kandinsky (1972, p. 67) soulignait en outre que la musique atonale « nous fait pénétrer dans un Royaume nouveau où les émotions musicales ne sont plus seulement auditives mais, avant tout, intérieures. Ici commence la ‘’musique future’’. » La musique atonale est une invite à explorer de nouveaux territoires sonores.

CONCLUSION

La réflexion hégélienne sur la musique porte sur sa nature, sur les éléments qui structurent le matériau musical, sur les types de musique, sur les rapports de la musique avec le texte. La musique est un art romantique, la langue du sentiment, laquelle ne peut, en vertu des limites inhérentes à la sensibilité, exprimer pleinement la nature de l’esprit. Hegel critique la musique instrumentale qu’il considère comme indéterminée, vide de sens et lui préfère la musique vocale, la voix lui apparaissant comme l’instrument le plus parfait. Bien que la pensée sur la musique ne fasse pas partie des aspects les plus notables du système hégélien, elle constitue une dimension essentielle dans l’économie du système. Hegel accorda une grande importance à la fréquentation des opéras à Berlin et à Vienne, aux soirées musicales, à la compagnie des musiciens. Hegel eut une écoute attentive et riche de la musique dont il parle avec un enthousiasme. Il fait preuve d’une ouverture d’esprit, d’un cosmopolitisme en s’ouvrant aux parfums et charmes de la musique italienne, en exprimant sa préférence pour cette musique italienne, et de ce fait en refusant de s’enfermer dans une sorte de patriotisme ou de nationalisme musical. En somme, le philosophe de Berlin n’a pas fait montre d’une sorte de surdité à propos de la musique et n’a pas tenu sur elle des propos d’une immense banalité. Nonobstant ses limites, au regard notamment du développement dans la grammaire musicale, l’esthétique musicale hégélienne conserve son intérêt. Elle nous permet de saisir la nature et l’esprit de la musique.

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ÉDUCATION ET ÉLITISME CHEZ Friedrich NIETZSCHE

Désiré ANY Hobido

Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)

RÉSUMÉ :

Réagissant contre le système éducatif centré sur l’instruction, Nietzsche prône une pédagogie active qui concilie l’instruction et l’éducation. Ce nouveau paradigme pédagogique vise à former des élites à travers une éducation supérieure. La pédagogie créative peut s’appliquer au contexte du Licence- Master- Doctorat où la créativité et les talents importent tant pour sa formation que son auto-emploi.

Mots clés : Biophilosophie, compétence, créativité, employabilité, éducation, élitisme, pédagogie, surhomme.

ABSTRACT :

Reacting against the educational system centered on instruction, Nietzsche advocated on active pedagogy that balances educations. This new educational paradigm aim at the making of elites through a superior education. The creative pedagogy can be used in the perspective of the Licence- Master-Doctorat system; where creativity and talents are required for one’s training and self-employment.

Key words : Organ-philosophy, competence, creativity, employability, education, eliteness,pedagogy, superman.

INTRODUCTION

Vivant à une époque de crises socio-économiques et politiques, Nietzsche fut obsédé par le rêve de voir une Allemagne unifiée et prospère à l’image de la Grèce hellénique. Ce rêve le conduit à repenser d’abord le système politique pour poser ensuite les bases d’une éducation supérieure pour former des élites. Nietzsche écrit dans Par-delà le bien et le mal (1975, § 218, p.223) que : « Le temps de la petite politique est passé : le siècle prochain déjà apportera la lutte pour la domination universelle, l’obligation d’une grande politique ». La modernité régresse dans la barbarie et la modernité. En effet :

« L’évolution que représente l’humanité n’est pas un progrès vers quelque chose de meilleur ou de plus fort ou de plus élevé ainsi que chacun le croit aujourd’hui. Le « progrès » n’est qu’une idée moderne, c’est-à-dire, une idée fausse ». (Nietzsche,1967 §4, p.11).

Ainsi, « la grande politique », doit contribuer à l’éducation d’une humanité supérieure ; celle du surhomme. Nietzsche défend la thèse selon laquelle, l’éducateur ne doit pas se contenter d’instruire l’élève en lui inculquant des savoirs mais il doit éduquer ses instincts, l’aider à apprendre tout seul pour révéler son génie. L’ambition de ce philosophe est précise : poser les fondements d’une éducation supérieure pour former des élites. Comme le souligne Christophe Baroni, Nietzsche est un éducateur dont la mission est de faire passer l’élève de « l’homme au surhomme »[16].

L’objectif du présent article est de montrer la pertinence de la critique nietzschéenne du système éducatif et les enjeux dans les innovations pédagogiques contemporaines. Cependant, une question fondamentale : par quelle méthode le maître peut-il détecter les talents des élites ? Y a-t-il une méthode pédagogique appropriée pour une éducation élitiste ? Cette méthode pédagogique est-elle applicable au contexte universitaire africain marqué par des effectifs pléthoriques ? Le présent article se propose de répondre à ces questions.

1. CRITIQUE NIETZSCHÉENNE DU SYSTÈME ÉDUCATIF

La critique nietzschéenne du système éducatif porte essentiellement sur les méthodes directives et les programmes d’enseignements inadaptés au contexte des enseignés.

1.1. L’instruction tue la créativité

Nietzsche ne s’accommode pas avec l’enseignement universitaire dans lequel l’éducateur se contente d’instruire l’apprenant au lieu de l’éduquer. Pour lui, l’instruction donnée par les précepteurs est impériale et dogmatique ; elle endoctrine l’apprenant en lui imposant des savoirs. Dans les Lycées, l’enseignant tue le génie de l’élève en faisant de lui un réceptacle, sans créativité ni capacité d’analyse. Nietzsche s’exclame (1983, §2 p.292 : « Quel ramassis de cerveaux confus et d’organisation démodées est souvent désigné sous le nom de Lycée (Gymnasium) et trouvé bon ! ». Rien d’étonnant si le philosophe dionysiaque dénonce l’apathie de ses collègues, ses « maîtres à penser », tous les faiseurs de systèmes, qui sont incapables de donner aux élèves une éducation supérieure :

« Il y a un assombrissement, une sorte d’apathie qui pèsent sur les personnalités de notre temps provoqué par la lutte entre la simulation et la loyauté qui se livre au sein de leur être, une inquiétude qui leur enlève la confiance en eux-mêmes et qui les rend tout à fait incapables d’être à la fois les conducteurs et les censeurs des autres. » (Nietzsche 1983 pp.293-294).

Malgré ces lacunes, les maîtres s’érigent en détenteur exclusif du savoir pour imposer leur chemin aux élèves. Le maître devrait faire preuve de probité intellectuelle en cessant de se comporter comme « des tyrans de l’esprit ».[17] C’est pourquoi, en dépit de ses talents naturels et son génie, Nietzsche refusait d’être un précepteur, il ne supportait pas les exigences de l’académisme universitaire. Educateur atypique, il appréhendait les séminaires et les cours comme des exercices de routine insupportables. Nous comprenons par-là que dans la perspective nietzschéenne, le diplôme n’est ni une fin en soi ni une mesure de performance capacitaire de l’enseignant. Nietzsche confirme que celui qui sait n’est pas forcément le diplômé, mais l’esprit talentueux. Nietzsche répugne à l’enseignement de la philosophie parce qu’il constate que les universitaires de son époque ont dévoyé cette noble discipline qui a servi de levier à la culture hellénique. La philosophie a perdu ses lettres de noblesse ; elle n’est plus très estimée comme à l’époque grecque. Dans Humain trop humain, I, il déplore que :

« Plus la philosophie grecque perdit de puissance, plus elle souffrit intérieurement de cette humeur atrabilaire et chagrine ; quand la première fois les sectes diverses défendirent leurs vérités dans les rues, les âmes de tous ces prétendants de la Vérité étaient encore gorgées de jalousie et de bave, l’élément tyrannique sévissait dans leur corps comme un poison. » (Nietzsche, 1993 § 261, pp.580-581).

Socrate et Platon figurent parmi les tyrans de l’esprit qui ont entrainé la mort de la tragédie en privilégiant la raison au détriment des instincts. Le rationalisme a pour corollaire l’affaiblissement des forces vitales et créatrices. L’instruction dénature l’élève au lieu de l’humaniser. Nous convenons avec Nietzsche lorsqu’il soutient dans Humain, trop humain, I (1993 §2 p.296) que l’instruction « ensevelie l’aura sous le brouillard de la médiocrité… ». La lecture des classiques représente un aspect nocif de l’instruction quand elle s’applique aux esprits immatures.

1.2. Critique des programmes : cas de la lecture et des langues

Les programmes d’enseignement privilégient l’instruction au détriment de l’éducation. Ils tuent ainsi le génie et les dons naturels de l’apprenant. Nietzsche passe en revue les aspects nocifs des matières. Dans Humain trop humain I, (1993 §266, p.584) Nietzsche constate que la lecture des classiques « est, telle qu’elle est pratiquée partout, un procédé monstrueux : elle se fait devant des jeunes gens qui à aucun moment ne sont mûrs pour elle… ». Dans ces conditions, la lecture se fait à contre cœur ; elle peut donc conduire à une routine, or toute routine développe des habitudes pouvant conduire à une monotonie démotivante. L’apprenant n’assimile les leçons qu’à contrecœur s’en débarrasse aussi vite qu’il le peut. Autant dire que l’instruction, tue la créativité et l’esprit d’initiative. À ce propos, P.E. Roy (1997, p.14) écrit :

« On peut parler des gens instruits qui n’ont aucune culture ; ce sont les philistins de Nietzsche. La culture implique l’idée de connaissance, des sens critiques, d’autonomie du jugement, de perception de sens de ce qui existe. Elle est ce qui permet à un homme d’être un homme, d’échapper aux déterminismes de la nature, d’accéder à la conscience, à la liberté, à l’exercice de la pensée ».

Nietzsche pense que l’enseignement dans les grands États sera toujours tout au plus médiocre tant qu’ils feront l’apologie de l’instruction. Il déplore que l’Allemagne, appelée autrefois le peuple des penseurs ait été abêtie par Bismarck. Aussi, s’interroge-t-il :

« Y a-t-il encore des philosophes allemands ?», « Y a-t-il des poètes allemands ? », me demande-t-on à l’étranger. « Y a-t-il de bons livres allemands ? » Je rougis avec la fermeté qui me caractérise dans les situations les plus désespérées, je réponds :« Oui Bismarck !» (Nietzsche, 1984 § 1, pp.51-52).

Nietzsche (idem. p.52) renchérit : « Devrais-je peut-être avouer quels sont les livres qu’on lit aujourd’hui ? Maudit instinct de la médiocrité ». Si indispensable soit-elle, la lecture s’avère nocive aux esprits libres. Paradoxalement, l’école républicaine, qui veut former des citoyens dociles et instruits ne peut en tirer que le maximum de profit. Les écrivains sont médiocres. L’esprit allemand s’est avili par un enseignement christianisé et inadapté au contexte des apprenants. Nous convenons avec I. Illich (1971, p.30) lorsque soutient que « Ce que l’on a appris est souvent venu comme par aventure, et ce que l’on a consciemment à apprendre n’a que peu de rapport avec un programme d’enseignement ».

Les enseignants des langues n’échappent pas à la critique. Même s’il reconnaît leur importance dans le développement de la civilisation, Nietzsche (1998, § 267, p.205) condamne l’excès des langues étrangères dans le programme : « Apprendre plusieurs langues remplit la mémoire de mots au lieu de faits et d’idées, alors que celle-ci est un récipient qui ne peut pour un individu donné, recevoir qu’une quantité limitée de matières ». Tout laisse croire qu’il suffit d’enseigner plusieurs disciplines pour former un bon élève. Nietzsche renchérit :

« Apprendre plusieurs langues a encore ce côté dommageable de porter à croire que l’on a des capacités, et aussi bien de conférer effectivement un certain prestige de séduction dans le commerce des hommes ; puis aussi, indirectement, de s’opposer à l’acquisition de connaissances solides et au ferme propos de mériter honnêtement de l’estime des gens ».[18] (Nietzsche, 1998, §267, p. 205).

Ces programmes d’enseignement ont une grande portée subversive. Il va de soi qu’avec une pédagogie dégénérée, on ne produit que des apprenants invalides et médiocres. Pour réaliser une école élitiste, Nietzsche repense le système d’enseignement : le profil des enseignants, le programme, les méthodes et les finalités de l’école. Mieux, il s’insurge contre l’instruction ; elle réprime les énergies créatrices. Le souci de Nietzsche est d’aider l’homme à s’émanciper d’où sa formule légendaire « Homme : deviens ce que tu es ! ». Cette formule exalte l’homme à exprimer ses énergies créatrices ou sa volonté de puissance pour passer de l’homme décadent au surhomme. Mais ce surhomme ne peut pas s’accommoder à l’égalitarisme prôné par la modernité démocratique, il ne peut vivre que dans une société élitiste et hiérarchisée où s’expriment les individualités. C’est pourquoi Nietzsche rêve d’une éducation supérieure pour la formation des élites pour diriger la surhumanité. Cette éducation exige une pédagogie créative.

2. LA PÉDAGOGIE CRÉATIVE POUR LA FORMATION DES ÉLITES

La pédagogie active se réaliser des méthodes actives qui permettront de révéler les talents des élèves. Sa finalité est de parvenir à une éducation supérieure pour former des élites.

2.1. La pédagogie active, une source de créativité

Le souci de Friedrich Nietzsche est de créer une société aristocratique qui, comme celle de Spartiate, sera gouvernée uniquement par des meilleurs. Toutefois, il déplore que le démocratisme fût le grand mal qui a conduit à la décadence de la civilisation moderne ; c’est pourquoi une culture supérieure s’impose. Dans Humain trop humain I, Nietzsche, (1988 § 439, p.264) pose les conditions de sa naissance : « Il ne peut naître de culture supérieure que là où il existe deux castes tranchées de la société ; celle des travailleurs et celle des oisifs, aptes aux vrais loisirs ; en termes plus forts : la caste du travail forcé et la caste du travail libre ». La caste du travail libre est celle du surhomme ou des élites. L’Ecole doit contribuer à l’émergence de la culture supérieure à condition qu’elle renonce à donner aux apprenants une instruction dogmatique et des connaissances livresques. Nietzsche redéfinit la tâche de la nouvelle école destinée aux élites :

« L’école n’a pas de tâche plus importante que d’enseigner la rigueur de la pensée, la prudence du jugement, la logique de raisonnement : aussi doit-elle faire abstraction de tout ce qui ne saurait servir à ces opérations, la religion par exemple ». (Nietzsche 1988, §265).

Il ne s’agit pas de doter l’élève d’un solide enseignement qui fera de lui un chameau dans une société aride mais des élites, des esprits libres et émancipés. Cette école requiert donc un nouveau type d’éducateurs et de nouvelles méthodes pédagogiques. Nietzsche pose deux principes :

« L’un exige de l’éducateur qu’il reconnaisse sans tarder les dons particuliers de ses élèves et qu’il dirige ensuite toutes les forces et toutes les facultés vers cette unique vertu pour l’amener à la maturité et à la fécondité. L’autre maxime veut en revanche, que l’éducateur discerne et cultive toutes les forces pour établir entre elles un rapport harmonieux ». (Nietzsche, 1975 § 2, p.291).

La mission fondamentale de l’enseignement doit être la recherche d’une éducation supérieure à l’aide des méthodes actives. Elle consiste à transmettre à l’apprenant, tant le savoir que le savoir-faire et le savoir-être, pour l’aider à accomplir son essentialité. Contrairement à l’instructeur, l’éducateur a pour mission de former des esprits libres et émancipés, capables d’assumer leur destin.

Le paradigme nietzschéen inverse les relations pédagogiques en faisant de l’enseignant le serviteur de l’élève. Schopenhauer incarnait le prototype de l’éducateur méritant. C’est le meilleur éducateur qui apprend la discipline à apprendre par lui-même. Nietzsche rend hommage à Schopenhauer pour l’avoir libéré en l’aider à révéler sa véritable essence qui était cachée en lui.

« J’appartiens à ces lecteurs de Schopenhauer qui, après qu’ils ont lu de lui la première page savent avec certitude qu’ils liront l’œuvre entière et qu’ils écouteront chacune des paroles qu’il a écrites ».(Nietzsche, 1995, §2, p.294).

C’est pourquoi Nietzsche remet en cause tout le système d’enseignement au profit d’une pédagogie active centré sur l’éducation de l’apprenant. Ainsi, à l’instruction qui fabrique des « hommes de troupeau » et des « avortons sublimes »[19], le pédagogue dionysiaque doit nécessairement substituer l’éducation supérieure qui accorde le primat à la méthode active. Pareille à la « maïeutique » socratique qui aide l’esprit à accoucher de la vérité, la méthode dionysiaque favorise l’accouchement du surhomme qui sommeille en l’apprenant. Il ne s’agit plus de former des disciples fidèles, appelés à suivre le maître comme des moutons de Panurge mais des esprits critiques et libres.

Nietzsche prévient que, dans toutes les sociétés où ne souffle pas l’esprit critique, il se développe le dogmatisme. Enseigner, c’est donc apprendre à l’enfant à créer son propre chemin en explorant ses capacités endogènes. C’est pourquoi Nietzsche (1971, §4, p.23) ne cache pas sa passion pour ceux qui créent quelque chose et qui apportent une plus-value à leur capital initial : « J’aime celui qui travaille et invente afin de bâtir la demeure du surhumain et préparer pour lui la terre (…). J’aime celui qui aime sa vertu car la vertu est volonté et une flèche de désir ».

Dans la relation pédagogique, la créativité permet à l’apprenant de s’affranchir des dogmes et d’éviter dépendre du maître. Elle constitue une étape fondamentale vers l’avènement du surhomme. Aussi, convient-il de préciser que le surhomme est le prototype du méritant. Résultat de ce douloureux processus, le mérite est conditionné par la « grande santé ». Nietzsche la définit vaguement dans la préface de Humain trop humain I, comme « cette santé débordante qui se plait à recourir à la maladie elle-même ». C’est une vertu particulière de chaque âme à affronter la maladie et l’intégrer à la vie. Aussi, précise-t-il :

« Ta vertu est la santé de l’âme ». Car il n’y a pas de santé en soi, et toutes les tentatives pour la définir ont aussi échoué lamentablement. Ce qui importe ici, c’est ton but, ton horizon, ce sont tes forces, tes impulsions, tes erreurs, et notamment les idéaux et les phantasmes de ton âme, pour déterminer ce qui même pour ton corps, constitue un état de santé ». (Nietzsche, 1982 §120, p.146).

La « grande santé » permet à chaque individualité de s’adapter à la vie grâce à ses capacités intrinsèques. Mieux, la « grande santé » est la santé dionysiaque qui stimule les forces vitales et créatrices du surhomme nietzschéen. Nous verrons son importance dans l’éducation supérieure.

2. 2. La grande santé dans l’éducation : exemple de la diététique

On ne peut parler de l’éducation supérieure et de la formation des élites en se contentant des matières abstraites et inadaptées au contexte de l’apprenant. Certes, la grande santé inclut plusieurs disciplines dont la climatologie et l’hydrothérapie, mais Nietzsche (1989, p.36) s’intéresse particulièrement à la question de la diététique : « Il est une question qui m’intéresse tout autrement, et dont ‘’le salut de l’humanité’’ dépend beaucoup plus que de n’importe quelle ancienne subtilité de théologien : c’est la question du régime alimentaire ». La diététique assure l’équilibre du corps et favorise une bonne physiologie cérébrale. La méconnaissance des principes élémentaires de la diététique compromet les capacités créatrices. Dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche (1994, § 234) révèle que « c’est par les mauvaises cuisinières, par l’absence totale de raison dans la cuisine, que l’évolution de l’être humain a été le plus longtemps retardée, le plus gravement compromise ; il n’en va guère mieux de nos jours ». La bonne alimentation est une sorte d’eugénisme qui permet de sélectionner les qualités de l’être humain. Moins anxieux, ils sont plus prompts à apprendre que les apprenants malades ; bien plus, ils ont les meilleures capacités d’adaptation. Nous comprenons pourquoi l’alimentation occupe une place de choix dans l’éducation du philosophe. C. P. Janz (1984, p. 305) soutient que « Tout autre régime ne peut convenir qu’aux paysans et aux boulangers qui ne sont que des machines à digérer ». La question de l’alimentation l’intéresse au point d’en faire l’une des conditions du salut de l’humanité. Au lieu de se contenter de l’instruction livresque, un cours de diététique est nécessaire dans l’édification du surhomme.

La bonne alimentation mobilise les énergies corporelles et détermine le comportement humain. M. Onfray (1989, p. 98) ne dit pas le contraire : « le souci diététique est apollonien : il est l’art du sculpteur de soi, de la force plastique et de la maîtrise mesurée. Il est dialectique subtile de la sobriété, de l’énergie contenue et auxiliaire de jubilation ». La bonne alimentation ne porte pas sur la quantité des aliments mais sur la qualité. Nietzsche (Aurore § 203) critique le régime alimentaire des Allemands ; ils surchargent les tables pour marquer leur aisance matérielle : « Que signifie ces repas ? Ils sont représentatifs ! Mais de quoi, juste ciel ? De la classe ? Non, de l’argent : on n’a plus de classe ». Pour Nietzsche, ce qui importe c’est la qualité des aliments et non la quantité. Manger excessivement peut nuire à la santé et compromettre la concentration dans l’apprentissage par la lourdeur de l’esprit.

L’impératif diététique nietzschéen se résume en cette phrase « connaître la taille de son estomac ». Nietzsche invite donc les éducateurs à tenir compte de la nutrition et de la grande santé du corps dans la sélection des meilleurs apprenants. On ne peut également faire l’économie de la physiologie dans l’apprentissage. C’est pourquoi, le bon éducateur doit adapter l’activité physique et intellectuelle, tant aux capacités qu’aux besoins corporels de l’apprenant. On le voit, dans le paradigme pédagogique nietzschéen, la diététique est déterminante dans l’équilibre du corps. C’est une éthique du juste milieu ni excès ni carence. C.P. Janz (1984, p.245) décline son menu du jour :« Midi : bouillon Liebig, un quart de cuillère à thé avant le repas. Deux sandwiches au jambon et un œuf. Six, huit noix avec le pain. Cinq noix. Lait sucré avec une biscotte ou trois biscuits. » Les aliments riches en vitamines favorisent les performances capacitaires de l’élève. Autant avec A. Junon dire que la pédagogie de la créativité sur la biophilosophie. Pour Jugnon (2010, p. 29) :

« la biophilosophie, comme traité du vivant, parvient à jouer cette partie ; elle la joue, de plus, selon ses règles et se construit, dans ce geste propre et unique, un site privilégié : la pensée du vivant traite la vie selon les données mêmes de la vie ».

La vie a une valeur intrinsèque et un dynamisme propre qui crée le chemin de la grandeur de l’humain. L’enseignement doit porter sur la vie et l’apprenant doit comprendre en fin de compte que la vie n’est pas statique ; c’est un chemin qui monte. L’esprit de l’élève doit être un esprit qui prend son vol vers les hauteurs. Le surhomme nietzschéen symbolise l’apprenant méritant. Seul le surhomme est capable de s’affranchir des vieilles formes sociales pour trouver une solution aux sociétés en crise. Ainsi parlait Zarathoustra, met en évidence cette pédagogie créative avec ses méthodes actives.

Nietzsche fait le portrait des élites à travers les métamorphoses du chameau, du lion et de l’enfant. Chaque métamorphose est déterminée par la précédente et détermine à son tour, la suivante. Elle est marquée par des arrêts et des coupures. Le chameau porte les charges dans le désert, le lion les bouleverse pour les détruire et l’enfant les reconstruit à partir de ses propres paradigmes. Le chameau est porteur de dogmes ; le lion, créateur de liberté ; et l’enfant, affirmateur qui dit oui à la vie. La quête du mérite passe par cette marche initiatique de l’esprit vers le sublime[20]. Dans cette marche initiatique, le surhomme renoue avec son génie et ses capacités créatrices. Chaque métamorphose décrit les détours tragiques de la vie de Nietzsche, ses contradictions, ses discontinuités et ses continuités. Cette autobiographie décrit la vie du philosophe dionysiaque ; elle révèle que la vie est une épreuve tragique, une école initiatique et héroïque. L’apprenant y subit des variations et des transfigurations ; il devient chameau, lion et enfant. Prenant conscience du rôle autoritaire et néfaste du maître, l’élève l’affronte pour sortir de l’univers mortifère de l’école. L’enfance représente le moment où triomphe la volonté de puissance pour libérer le surhomme caché en l’homme.

3. PERTINENCES DU PARADIGME PÉDAGOGIQUE NIETZSCHÉEN

Par-delà les critiques, la pédagogie active est pertinente ; elle rapproche l’enseigné et l’enseignant de leur réalité quotidienne. C’est à partir de ce nouveau paradigme pédagogique que l’enseigné exprime sa créativité et ses performances capacitaires pour se prendre en charge.

3.1. Pédagogie active comme facteur de créativité

Nietzsche remet en cause la pédagogie dirigiste de la scolastique qui asservit l’apprenant. L’enseignant symbolise la figure du maître absolu et l’apprenant n’est qu’un réceptacle. En revanche, la pédagogie active fait de l’apprenant un sujet actif qui allie le savoir, le savoir-faire et le savoir-être. Le savoir et l’instruction importent peu face au savoir-faire et aux compétences. Le point de départ de la pédagogie ne doit pas être de civiliser ; mais de former des personnes libres, des caractères souverains ». Soulignons que l’interprétation des trois métamorphoses qui traduit l’autobiographie de Nietzsche comporte les indices de cette pédagogie active. La métaphore du chameau évoque le jeune Nietzsche placé sous l’autorité de la morale chrétienne, des universitaires et de ses éducateurs, en l’occurrence Wagner et Schopenhauer. La Naissance de la tragédie illustre la jeunesse de Nietzsche, placé sous le charme de ses maîtres. Par contre, Antéchrist, Crépuscule des Idoles et Humain trop humain, brisent les chaînes de servitude à l’image du lion. Nietzsche explose comme une dynamite. Finies les charges et les servitudes des maîtres, et Nietzsche apparaît sous le signe de Dionysos. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il proclame par le chant de la danse et de la musique dionysiaque la naissance de Dionysos, père de la surhumanité.

Nietzsche témoigne que le mérite scolaire ne se donne pas mais il s’acquiert par des mutations, des transmutations et des transfigurations. L’apprentissage apparaît comme une alchimie, c’est-à-dire un processus de transfiguration des métaux souillés en or. L’alchimiste se définit comme un être atypique qui transforme la scorie, le déchet en or. Nietzsche incarne le surhomme, l’alchimiste dont les mérites se révèlent à travers les trois métamorphoses et se résument à travers le courage, l’endurance, et surtout, la créativité. Paraphrasons R. Guenon (1994, p.274) pour dire que Le méritant figure parmi des élites ou des élus, c’est-à-dire, parmi « ceux qui possèdent les qualifications requises pour l’initiation ». Aux dires de Nietzsche, Homère et Héraclite figurent parmi les élites. Les universitaires qui ont presque perdu de vue leur rôle d’éveilleurs de conscience devraient s’inspirer de ces monuments dont la qualité est de détecter les talents de leurs élèves.

Nietzsche (1988 § 218 p.167) déplore que nous soyons « devenus étrangers au symbolisme des lignes, nous nous sommes déshabitués des effets sonores de la rhétorique, et nous avons fini de sucer de cette culture dès le premier instant de vie. Dans un monument grec ou chrétien, tout à l’origine avait sa signification et ce dans la perspective d’un ordre supérieur ».Pour le philosophe dionysiaque, une alliance contre-nature s’est établie entre les universitaires et les hommes politiques. Elle a asservi les talents et l’esprit critique des intellectuels pour des fins utilitaristes.

En prônant une pédagogie active pour une école de mérite, Nietzsche incite les éducateurs à s’initier à la psychopédagogie cognitive. Celle-ci permettra à terme la promotion de la créativité. Au lieu d’être des créatifs, les enseignants et les enseignés ont perdu le sens du mérite. Ils sont devenus les philistins de la culture. À ce titre, les enseignants n’ont plus le mérite décerner des certificats de mérite aux enseignés. Axé sur la créativité, la réforme des programmes et des méthodes d’apprentissage, le paradigme pédagogique nietzschéen nous parait utile dans le nouveau système Licence Master Doctorat.

3.2. La créativité dans le LMD : enseigner, apprendre,                 évaluer autrement

Nietzsche ne se fait aucune illusion que, ni l’école ni les enseignants ne peuvent décréter des méritants. Il faut une pédagogie de mérite qui permettra de révéler le mérite des apprenants. Les reformes pédagogiques préconisées par Nietzsche, notamment, les méthodes d’enseignement, d’apprentissage et d’évaluation présentées constituent des points forts des reformes pédagogiques qui instituent les cycles Licence Master, Doctorat. Enseigner autrement, c’est favoriser la communication et l’interaction entre les enseignants et les étudiants. Nous convenons avec G. Gourène et A. Irié (2006, p.4) que : « Apprendre » est plus important et prend le pas sur « enseigner ». Cette nouvelle perception est le point d’ancrage du système LMD.

Le savoir peut s’acquérir « in extra-muros » et se diffuser par l’internet. En outre, il se construit mutuellement par les étudiants et enseignants et d’autres spécialistes, dans et en dehors des amphithéâtres et des salles de cours. L’enseignant doit évaluer l’enseigné et vice-versa. Il est à noter que dans la formation des étudiants, la validation des acquis personnels et professionnels des enseignants est une innovation qui privilégie les talents ou le génie au lieu des diplômes. G. Gourène et Irié (Idem) présentent les principales attentes du LMD en deux registres. Le premier vise à : « permettre aux apprenants d’avoir un complément de formation pour favoriser leur entrée sur le marché de travail. Le second registre doit « permettre de répondre aux défis de la formation générale et de la formation professionnelle ; l’aptitude à créer des emplois, l’aptitude à la mobilité ». Dans ces deux registres, l’accent est mis sur les notions d’aptitude, de créativité et de professionnalisation. La formation doit déboucher sur l’emploi. C’est à juste titre que le Ministère ivoirien de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche scientifique a créé une sous-direction sur l’employabilité. Celle-ci se définit comme la capacité d’évoluer de façon autonome à l’intérieur du marché de l’emploi à réaliser, de manière durablement par l’emploi qu’on exerce, le potentiel qu’on a en soi.

Le système LMD autorise les licences professionnelles dont la mission est de déboucher sur le marché de l’emploi ; il se crée une synergie entre l’Université et le marché d’emploi. Dans ce nouveau contexte, le diplôme est devenu un critère nécessaire, et non suffisant pour être employable. Mais précisent M. Merawa et M. Geroa (2011 p.41) « l’employabilité dépend des connaissances, des qualifications et des comportements qu’on a, de façon dont on s’en sert et dont on les présente à l’employeur ». Ce qui importe, c’est la promotion des talents et des compétences pour « mettre l’homme qu’il faut à la place qu’il faut ».

Le système LMD valorise la pédagogie active pour la promotion de l’esprit créatif et entrepreneurial de l’étudiant. Dans cette pédagogie active, « l’intégration efficace des Tic a des effets positifs sur la motivation et l’intérêt des élèves et sollicite des opérations cognitives complexes ». Les cours en ligne peuvent participer au succès de cette pédagogie active ou créative, en ce sens qu’ils apportent des réponses possibles aux difficultés d’apprentissage des étudiants. Ces cours stimulent à la recherche et créent entre des étudiants une hétérogénéité. Les étudiants doivent renoncer à être des consommateurs pour être des producteurs du savoir à l’aide du numérique. Epstein et Beauchamp (2014, p.12) incitent à utiliser le numérique dans le système éducatif pour « participer au renouveau des pédagogies actives. À l’aide du numérique l’élève devrait être capable de mobiliser ses acquis scolaires dans des situations diverses, complexes et imprévisibles.

La pédagogie active doit révéler ou s’assigne pour objectif de révéler la véritable nature de l’Être. Nietzsche précise qu’être véridique, c’est croire à une existence que personne ne pourrait nier, par ce qu’elle est, par elle-même, vraie et exempte de mensonge. Chaque apprenant doit suivre son chemin sous le regard de l’enseignant. Il doit, surtout, se laisser guider par les circonstances, son inspiration et ses talents. Nous convenons avec M. Onfray (1994 p.301) que : « Nietzsche n’écrit pas un traité des vertus, il n’est pas un moraliste, il exècre la “moraline”, cette substance toxique qui empoisonne la vie, il ne distribue pas de bons ou de mauvais points, il ne blâme ni ne félicite : il sauve sa peau ». Cela revient à dire qu’il se trace un chemin et incite l’autre à tracer le sien, car il y a plusieurs échelles pour arriver à la vérité.

Nietzsche (1993, § 345 p.1138) exprime mieux sa thèse dans Aurore: « Puisse chacun avoir la chance de trouver justement la conception de la vie qui lui permet de réaliser son maximum de bonheur ».La difficulté est que, en Côte d’Ivoire, les étudiants ne sont pas suffisamment outillés pour connaître leurs capacités et exprimer leur créativité.

CONCLUSION

On ne peut parler de mérite scolaire que dans une école de mérite. C’est pourquoi Nietzsche procède à la réforme du système éducatif pour former des enseignants et des étudiants de mérite. L’enseignant méritant est celui qui accompagne l’apprenant tout en l’aidant à révéler ses talents et ses dons naturels. Il ne détient pas un savoir absolu qu’il doit imposer à l’apprenant ; tout au plus, il doit lui apprendre à apprendre à les exprimer pour mieux s’assumer. Même si la politique de « l’École pour tous » promet l’égalité des chances, il n’y a pas d’égalité de réussite. Nietzsche précise que le diplôme n’est pas un gage de réussite. Seuls les talents, les dons et la créativité constituent les critères de mérite. Les universités gagneraient à aider les étudiants à exprimer leurs talents et leur créativité en favorisant une véritable communication pédagogique. Nietzsche peut être, pour nous, un défenseur de la pédagogie active qui permet au surhomme de libérer ses capacités endogènes et ses compétences, d’accéder à la surhumanité. Les technologies numériques peuvent permettre d’ouvrir les étudiants africains sur le monde extérieur tout en valorisant les richesses culturelles de leur terroir à travers une pédagogie créative et interactive. Cette pédagogie réinvente l’éducation[21] par ses méthodes qui favorisent la co-création participative. Que peut-elle face à la violence qui secoue les Universités africaines[22] ?

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INFLUENCE DE LA CULTURE HEBRAÏQUE                                DANS LA THÉORIE FREUDIENNE DE LA RELIGION

Kanda Nina Lily MAHAN N’GUESSAN

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

kandanina@yahoo.fr

RÉSUMÉ :

Sigmund Freud propose une interprétation du phénomène religieux. Selon lui, la religion émane du complexe paternel et Dieu n’est autre chose qu’un père imaginairement agrandi et dont la tâche est de permettre à l’homme de supporter le poids des difficultés existentielles. Mais, à l’analyse, son contenu conceptuel s’apparente à certains traits fondamentaux de la culture juive à laquelle il appartient. Il s’agit, notamment, de la prédominance de l’idée du père autour de laquelle se construit sa pensée, de la phallocratie et de la place, d’être inférieur, attribuée à la femme comme objet sexuel à posséder. Si cette théorie est cohérente, dans l’ensemble, elle pose néanmoins un problème d’ordre épistémologique.

Mots clés : Complexe, Judaïsme, Monothéisme, Parricide, Phallocratie, Psychanalyse, Psychologie.

ABSTRACT :

Sigmund Freud, as several authors, proposed an interpretation of the religious phenomenon. According to him, religion emanates from the father complex and God is nothing else than an imaginarily uplifted father whose task is to enable man to bear the weight of existential difficulties. However when we analyze his theory, we note that its conceptual content is similar to some fundamental of Jewish culture to which Freud belongs. In particular the predominance of the idea of the father around which his thought is built, male chauvinism and the place of an inferior human being attributed to woman as a sexual object to be possessed. If this idea is coherent altogether, the Freudian theory of religion raises nevertheless an epistemological problem.

Key words : Complex, Judaism, Monotheism, Parricide, Phallocraty Psychoanalysis, Psychology.

INTRODUCTION

La psychanalyse tire sa source du dynamisme du matérialisme. Pour cette philosophie, il n’existe, en dehors de la matière, aucune autre substance. Par conséquent, elle réfute des idées comme l’existence de l’âme, de l’au-delà et de Dieu. Seulement, lorsqu’on se réfère aux différentes constructions théoriques freudiennes, on remarque que le matérialisme ne saurait être suffisant pour expliquer la genèse de la pensée de Sigmund Freud, surtout celle relative à la religion. Alors, une autre voie mérite d’être explorée : celle qui consiste à relier la pensée de Freud à sa culture, c’est-à-dire le judaïsme.

La culture, en effet, est importante dans la compréhension de l’œuvre d’un auteur, car elle agit, dans la formalisation de sa pensée, comme un arrière-plan discursif. Elle est, selon V. Bery (2006, p. 253), « une sorte d’enracinement, elle tient lieu de « muses »… c’est un milieu de ressourcement favorable à la création littéraire, c’est le lieu privilégié de la connaissance et du savoir ». Autrement dit, toute œuvre créatrice tire son essence d’une culture ou d’une tradition à laquelle on ne peut raisonnablement défaire un penseur. Ainsi Freud, tout comme la plupart des penseurs, est tributaire de celle-ci. Qu’est-ce qui fait alors la spécificité de la culture juive à laquelle appartient notre psychanalyste ?  Comment a-t-elle influencé ses idées, précisément, celles sur la religion ?

Notre objectif est de montrer que la théorie freudienne de la religion puise ses concepts fondamentaux du judaïsme. Mieux, elle est une critique de la religion mosaïque dans laquelle Freud a baigné toute sa vie. De sorte que son discours sur la religion, qui se veut général, porte l’empreinte de son rapport conflictuel à la religion juive. Nous observons, par ailleurs, dans sa théorie, certaines insuffisances liées à une difficile adaptation des données de la psychologie individuelle à un phénomène de la psychologie collective comme la religion.

Pour atteindre notre but, nous montrerons, premièrement, que la société juive est foncièrement phallocrate. Deuxièmement, nous montrerons comment, à partir des éléments puisés dans sa culture, Freud réussit à construire une théorie de la religion non seulement inédite, mais cohérente. Enfin, nous soumettrons cette théorie révolutionnaire à une analyse critique.

1. SOCIÉTÉ JUDAÏQUE ET PHALLOCRATIE

Freud est juif de naissance. Il appartient à un peuple avec une histoire et une culture particulières. La singularité juive réside dans le fait que la société hébraïque est avant tout une société de tradition religieuse, c’est-à-dire qu’elle se fonde et se confond à une religion : le judaïsme. Toutefois, le judaïsme n’est pas réductible systématiquement à une religion, il est aussi, dans l’entendement de D. Boyarin (2013, p.14), « l’ensemble des rituels et des autres pratiques, des croyances et des valeurs, des loyautés historiques et politiques qui constituent l’allégeance au peuple d’Israël ».Il comporte, certes, des éléments religieux, mais ne s’y limite pas pour autant. Outre ses codes de conduite, ses lois, ses rites, le judaïsme présente aussi des coutumes non spécifiquement religieuses observées par tous, comme celle du Zevedhabat[23] et de l’Upsherin[24]. Il est donc l’identité, l’essence même des hébreux.

Par ailleurs, cette société des hébreux est fortement patriarcale et phallocrate avec une domination exclusive du mâle, justifiée par les livres saints. Par exemple, dans une famille, tout premier né doit être consacré à Dieu, mais il doit être un mâle. Cette disposition ne s’applique pas à la fille. Alors, si une famille a plusieurs filles et que survient un garçon né après ses sœurs, il est automatiquement le premier né. Cette prédominance du mâle est également perceptible dans la présentation des individus.

Dans la Bible, la plupart des personnes nommées le sont par leur seule ascendance paternelle. Nous avons Josué, fils de Noun ou encore Rachel, fille de Lavan, et de tels exemples sont nombreux dans la Bible, même si, toutefois, on trouve aussi Bethouel, fils de Milca ou Dina, fille de Léa. Mais, ces cas sont rares. En général, l’ascendance maternelle est passée sous silence.

Un autre indice de la société hébraïque : ce sont les lois sur l’héritage et le partage des terres qui se font en fonction du mâle, ce qui explique l’épisode des filles de Tselophchad, un juif de la tribu de Manassé qui mourut sans avoir eu de fils. Dans cette société, seul le fils a le droit d’hériter. Toutefois, pour suppléer au silence du droit religieux sur l’héritage, il a fallu inventer une jurisprudence. Ainsi, les filles de Tselophchad, bien qu’elles soient entrées en possession de leur dû, avaient pour obligation de se marier que dans leur tribu. Dans la sainte Bible, il est écrit (Josué 1, v.1 et Genèse 29, v.10) ceci : « Voici ce que l’Éternel ordonne au sujet des filles de Tselophchad : elles se marieront à qui elles voudront, pourvu qu’elles se marient dans une famille de la tribu de leurs pères ».

La charge sacerdotale et lévitique, elle-même, est le fait des hommes et se transmet uniquement par le père. Cette importance du père est telle que la femme, mariée ou non, est sous dépendance toute sa vie. De plus, la société juive est rigoureuse avec beaucoup de lois et de restrictions surtout en matière sexuelle. Ne sont admises, selon F. Raphaël (août 2014), que les « relations sexuelles dans le cadre du mariage ». Les autres formes d’expression sexuelles, renchérit-il, comme « la masturbation, l’homosexualité masculine et féminine, l’adultère… sont interdites ». La sexualité, ici, devient une chose éminemment pure et sainte et réservée à tous ceux qui ont satisfait aux exigences sacrées du mariage. Les unions libres sont réprouvées et contre-nature.

 Ces trois traits distinctifs de la culture juive, ainsi relevés, sont aussi perceptibles dans la théorie freudienne de la religion.

2. IMPACT DE LA CULTURE JUIVE SUR LA THÉORIE FREUDIENNE DE LA RELIGION

En effet, Freud construit toute sa conception du religieux sur un socle invariable, c’est-à-dire l’idée du père comme fondement de la religion. Il écrit, (1981, p.169), que « l’élément paternel joue un très grand rôle dans l’idée de Dieu ». L’argumentation du psychanalyste, explicitée dans son ouvrage intitulé L’avenir d’une illusion, se présente en ces termes : c’est que face aux difficultés existentielles et aux hasards conjoncturels, les hommes éprouvent un besoin d’assistance et de protection. Ne bénéficiant plus de cette aide paternelle à l’âge adulte et désireux de combler ce manque, ils régressent inconsciemment à l’étape infantile où celle-ci était effective et où le père assurait la protection de toute la famille.

À partir donc du modèle infantile, l’idée de Dieu se formalise de sorte que, pour Freud, cité par M.S De Mijolla et J.-P Valabrega (2003, p.123), « Dieu est un père exalté ». L’homme invente ainsi une nouvelle forme de relation quasi fusionnelle entre une divinité et lui. Celle-ci est plus profonde avec un degré d’amour incommensurable du Dieu pour « l’élu ». N’est-il pas notre « père » ? Ne sommes-nous pas ses « petits enfants » ?

Bien que gardant les mêmes prérogatives que le père, Dieu fait mieux : Il nous protège contre la cruauté du destin, et dans l’entendement freudien, (1976, p. 26) « il arrange toutes choses au mieux, c’est-à-dire pour nous ». Il veille sur ses oints et la mort même n’est plus une réalité terrifiante ; elle est « un gain » selon le terme de saint Paul pour une vie meilleure sans injustice. Il est alors clair, pour M.M, Ricaud, que « l’ultime fondement des religions, c’est la détresse infantile de l’homme ». L’idée de Dieu se superpose donc à celle du père.

Cependant, une telle théorisation de la religion fait qu’elle se pense comme un phénomène de la psychologie individuelle lié à la particularité d’un individu. Or l’histoire nous montre que la religion est un phénomène de groupe, commun à toutes les sociétés quelles qu’elles soient et présente depuis l’aube de l’humanité. Elle appartient au domaine de la « psychologie collective », c’est-à-dire celle qui concerne les foules. Partant de cette réalité, le problème qui se pose à Freud est le suivant :

Comment, à partir des données de la psychologie individuelle, penser la religion comme phénomène communautaire ? Autrement dit, comment du père de chacun, on passe à l’idée d’un père pour tous ?

Ces préoccupations sont essentielles car, de leurs résolutions, dépendra la pertinence de la théorie freudienne de la religion. En outre, elles permettront de saisir les différentes formes prises par la religion au cours de son développement, principalement celle du monothéisme qui fonde le judaïsme. Conscient de cette difficulté majeure qu’exprime le problème, Freud va tenter de comprendre la religion comme un phénomène à la fois individuel et collectif en appliquant les données de la psychologie personnelle à celle des foules.  À cet effet, les travaux du biologiste Ernst Haeckel sur la récapitulation[25] vont lui être bénéfiques, dans la mesure où ils permettent d’établir la passerelle entre l’individu et l’espèce.

En effet, selon Haeckel cité par D. Bourdin, (2007, p. 90), « l’ontogénèse récapitule la phylogénèse ». Ce qui signifie que, dans l’individu, on retrouve les traces de l’évolution de son espèce. Chacun hérite d’un capital génétique légué par les générations précédentes et qui se manifeste dans sa propre histoire. Par exemple, l’homme passe par toutes les étapes de l’histoire de la vie de son espèce. Ses premiers moments d’existence sont aquatiques et font penser au poisson. Quand il naît, il reprend tout le processus d’évolution, de la marche à quatre pattes jusqu’à s’élever du sol, à se tenir debout et commencer à marcher. Mais, cette récapitulation ne se limite pas à l’aspect physique, elle concerne aussi le domaine psychique car l’homme, dans son rapport à l’existence, s’est adapté. Ce qui produit non seulement des acquis, mais aussi des traumatismes légués aux générations ultérieures. Ainsi, pour S.J Gould, « chaque individu récapitule en quelque sorte, sous forme abrégée, le développement entier de la race humaine ».

En s’appuyant sur ce postulat scientifique, Freud montre que la détresse, ressentie par l’individu, tire ses origines des débuts du genre humain. Dans son ouvrage totem et tabou, où il opère une étude génétique de la religion, Freud émet l’hypothèse selon laquelle la détresse humaine est née d’un parricide, c’est-à-dire du meurtre du père primitif par une coalition de fils déchaînés, à qui il refusait la promiscuité sexuelle avec les femelles du clan. Pris de remords, les séditieux réhabilitent l’autorité du père en le déifiant sous la figure d’un totem, puis d’un Dieu. De là, naît la religion et l’idée de Dieu, dont l’objectif inavoué est de résoudre ce problème affectif. Or, comme l’individu n’est nullement coupé de l’espèce, il porte en lui ses acquis, ses forces, ses détresses mais aussi ses drames et ce drame humain, le plus retentissant, a modifié structurellement la société et l’homme. De sorte qu’en naissant, l’homme porte, en lui, toutes ses conséquences.

Toutefois, il faut un élément déclencheur pour que ce souvenir archaïque revive. Cet élément, c’est la prise de conscience de la faiblesse humaine qui récrée un cadre identique mettant en marche tout le précédent processus affectif. Ainsi, la religion n’obéit pas seulement à un prototype infantile individuel, mais aussi phylogénique. Elle est saisie comme un phénomène collectif, intrinsèquement lié à l’existence de l’espèce humaine.

Bien que présentant des outrances scientifiques, Freud, (1948, p. 136) croit que cette hypothèse est plausible et « n’hésite pas à affirmer que les hommes ont toujours su qu’ils avaient un jour possédé et assassiné un père primitif » et que toute la société, la morale, le complexe d’œdipe sont nés du même évènement qui, dès lors, n’a cessé de tourmenter l’Homme. La religion chrétienne semble être la seule à avoir trouvé le mot juste pour le qualifier « de péché originel ».

 Mais, à l’analyse de cette hypothèse, on retrouve les mêmes éléments prédominants de la culture juive : l’importance de la figure paternelle et de l’autorité qu’elle dégage. Le désir des fils de s’affranchir d’elle, mais qui finissent par reconnaître que le père restera toujours puissant et que personne ne pourra prendre sa place. Le complexe d’œdipe, lui-même, est une célébration de cette victoire du père sur le fils voulant lui disputer les faveurs de la mère. Le fils n’a d’autre choix que de renoncer à ce désir sexuel et de se perdre en admiration pour un père tout puissant. Le lien sexuel évoqué, ici, montre que le fondement du conflit père-fils est un conflit pour la reconnaissance sexuelle, pour la possession des femelles, pour l’affirmation de soi et bien plus pour être comme le père.

Dans l’entendement freudien, les premières lois sociales sont purement sexuelles. Totem et tabou nous montre que la société humaine s’est construite à partir d’interdits relatifs à l’inceste et l’exogamie. Comment encadrer le sexuel afin d’éviter les conflits puisque, selon Freud, (1981, p.141) « le besoin sexuel, loin d’unir les hommes, les divise » ? Tel était le problème que devrait résoudre les fils coalisés. Ces deux premières lois sociales, en l’occurrence l’exogamie et la prohibition de l’inceste, en résolvant la question du sexuel, organisent la société primitive autour du totémisme, un système à la fois social et religieux. Le totémisme permet une structuration de la société fondée sur le totem comme moyen d’identification d’un clan et de son totem adoré ; ce qui jette les bases de la religion.

Par ailleurs, cette hypothèse met en évidence l’importance du mâle ; elle est, en ce sens, une célébration de la phallocratie. En effet, après la horde paternelle, on a l’érection d’une nouvelle horde, d’une nouvelle société : celle des fils, celle des mâles où la femme est perçue toujours comme un objet à posséder au point où le complexe d’Œdipe se définit comme un complexe exclusivement masculin que Freud peine à réadapter à la petite fille. Misogyne, il voyait, en la femme, un être inférieur. Souligne-t-il, (1969, p. 42) à ce propos : « …L’infériorité intellectuelle de tant de femmes, qui est une réalité indiscutable, doit être attribuée à l’inhibition de la pensée… » ou encore, il notifie (1926, p. 4) que cette infériorité n’est réductible qu’aux rapports sexuels : « Le caractère des femmes s’altère singulièrement une fois qu’elles ont renoncé à leur fonction génitale ».

Pour Freud, tout comme pour la société juive, la femme a un rôle secondaire dans la civilisation. Elle est incapable de penser comme le mâle et se réalise uniquement dans la féminité. Si elle se donne d’autres prérogatives, elle sera en contradiction avec son être. La vie personnelle de Freud, elle-même, témoigne de ce regard stéréotypé sur la femme. S’il est connu que son père a eu une influence sur le développement de la psychanalyse, la contribution de sa mère, quant à la naissance ou l’évolution de la psychanalyse, n’existe dans aucun de ses écrits. Mieux, la mort de son père, selon ses biographes, l’avait profondément ébranlé. C’est, disait Freud, (1974, p. 195) « l’événement le plus important, la perte la plus déchirante d’une vie d’homme ». Tandis que celle de sa mère survenue, trente-quatre ans plus tard, n’a pas eu le même retentissement. À Ferenczi, selon les termes de P. Roazen, (1986, p. 42), Freud confiait ceci : « Ce grand événement m’a affecté d’une façon toute particulière. Pas de douleur, pas de regret ».

Son attitude à l’égard de sa mère cadre bien avec la place et la fonction de la femme, non seulement dans sa société, mais encore dans toutes ses théories.

3. ANALYSE CRITIQUE DE LA THÉORIE FREUDIENNE DE LA RELIGION

Cette théorie freudienne de la religion fondée sur les concepts tirés de la culture juive est révolutionnaire et inédite. À partir de ces concepts, Freud réussit à construire une théorie homogène qui fait interagir psychologie individuelle et psychologie collective. Cependant, cette interaction, que justifie le mythe du parricide dans Totem et Tabou, est problématique. 

En effet, Freud élabore ce mythe à partir des travaux de célèbres anthropologues et ethnologues, notamment Ernst Frazer. Il étudie les religions primitives telles que l’animisme et le totémisme et retrouve, chez les primitifs, les mêmes peurs et les mêmes mécanismes de défense que chez les névrosés contemporains psychanalysés. Pour lui, la religion a une origine pulsionnelle, pathologique décelable au travers du meurtre primitif du père. Elle est une névrose infantile adulte qui, comme toutes les névroses infantiles, sont vouées à être dépassées. Mais, pour cela, il faut mettre à jour son origine traumatique afin que les hommes comprennent que Dieu est une construction humaine et la religion une simple illusion qui a alimenté les espoirs de plusieurs générations. Ainsi, les hommes pourront se prendre en charge et compter sur leurs capacités telles que la science et la raison.

Cette étude freudienne de la religion ouvre donc la voie à de nouvelles perspectives pour l’humanité. Désormais, l’homme peut et doit se passer de Dieu, car, à la réalité, il a toujours été seul et la religion n’est qu’une simple construction de l’esprit, une illusion qui l’infantilise. Mais, cette théorisation du religieux pose deux problèmes majeurs : un problème relatif à la forme et un problème de fond.

Concernant la forme, le regard de Freud est faussé, en partie, par la méthode d’approche du phénomène. Il a voulu comprendre un phénomène collectif à partir des données de la psychologie individuelle. Or les névroses individuelles varient d’un sujet à un autre et leurs résolutions dépendent de plusieurs facteurs liés au caractère, à la personnalité et aussi à l’environnement affectif de ce dernier. Ce qui n’est pas applicable à un phénomène de foules, car une foule, c’est l’addition de plusieurs individus. Il faut donc présupposer l’existence d’une « personne collective », d’une âme collective, d’un inconscient collectif, ce que Freud, aux dires de J.-C.  Liaudet (2005, no 183, p. 14-26) a tenté d’ailleurs de faire. « Il n’a pu échapper à personne, [dit-il], que nous prenons partout pour fondement l’hypothèse d’une psyché de masse dans laquelle les processus psychiques s’accomplissent comme dans la vie psychique d’un individu».Car,

« si les processus psychiques d’une génération ne se continuaient pas dans la suivante, chacune d’entre elles serait obligée d’acquérir son attitude à l’égard de la vie en recommençant depuis le début ; il n’y aurait donc pas de progrès dans ce domaine, et pratiquement pas d’évolution ». (J.-C. Liaudet (2005, no 183, p. 14-26). 

Pour notre psychanalyste, il existe des caractères acquis qui ne suivent pas la voie traditionnelle de transmission. Ces caractères transportent des névroses, les peurs de l’espèce, des éléments spirituels non confirmés par la génétique. Alors, comment s’opère cette transmission transgénérationnelle ? Dans Moise et le monothéisme, Freud évoque l’idée encore obscure d’une « hérédité archaïque », c’est-à-dire d’une transmission héréditaire des caractères acquis. Mais, s’il croit en cette hypothèse pendant un quart de siècle, il sait qu’elle est difficile à prouver. De plus, cette articulation n’est pas aisée car ni le langage ni la transmission biologique des caractères acquis, d’une génération à une autre, ne saurait fonder cette hypothèse. Aussi, cet évènement n’est pas situable sur l’axe du temps et on ne retrouve ses traces dans aucune société. À la fin de Moïse et le monothéisme, Freud reconnaîtra d’ailleurs qu’il n’y a pas de profit à instaurer un concept d’inconscient collectif, sinon à titre d’analogie.

En dehors de la question méthodologique, nous observons une contradiction dans la théorie freudienne, ce qui assurément pose la question de fond. Freud croit, en effet, en l’existence d’une humanité sans religion, et pourtant, de Totem et Tabou à Moise et le monothéisme, il admet, de manière récurrente, que l’humanité est en proie à une culpabilité originelle qu’elle peine à résoudre et dont la religion et ses formes ultérieures sont toutes, (1981, p. 166), « des réactions contre ce grand événement par lequel la civilisation a débuté et qui depuis lors n’a cessé de tourmenter l’humanité ».

Ainsi, si nous suivons le raisonnement freudien, cette culpabilité est une fatalité pour l’espèce humaine. Seulement, les textes freudiens sont silencieux quant à la manière dont il faut s’y prendre pour guérir de ce traumatisme primitif, parce que seules les névroses individuelles sont guérissables. Mais Freud semble ne pas s’en inquiéter. Et pourtant, si cette névrose n’est pas résolue, les hommes ne pourront pas se soustraire au conditionnement religieux. Mais, il occulte cette réalité et suppose que si nous sommes renseignés sur les origines et le caractère des religions et en vertu d’une « éducation en vue de la réalité », appuyée par une science et une raison dynamique, cela suffirait pour résoudre ce problème existentiel. Seulement, on remarque que malgré l’évolution des sciences et des techniques, de la pensée rationnelle, malgré le nombre important des découvertes sur l’univers, sur la vie, les hommes, plusieurs décennies après Freud, sont toujours religieux.

Qu’est-ce qui pourrait justifier alors cette permanence de la religion ? Nous pensons que cette persistance du religieux est due au fait que l’Homme est un être, par essence, religieux et non que la religion soit un accident de l’existence comme le conçoit Freud. La religion est une catégorie fondatrice de l’existence même.

En effet, l’histoire de l’humanité nous montre que l’existence de la religion se confond avec celle de l’Homme. Il n’y a jamais eu de société humaine sans religion. Chez tous les peuples, il existe des cultes, des lieux sacrés, des cérémonies en l’honneur des dieux ou de Dieu, au point où pour le naturaliste Quatrefages, l’homme est « un animal religieux » et ceci est son essentielle définition. Par ailleurs, cette universalité du phénomène religieux établit le fait que la religion ne peut plus s’expliquer par des causes accidentelles, ou par des théories fantaisistes. C’est un phénomène qui se retrouve partout et cela depuis les premiers moments de l’humanité. Alors, un tel fait universel doit être lié à la nature même de l’homme.

Il est vrai qu’on peut objecter que certains hommes ne croient pas en la divinité, mais cela ne les rend pas moins religieux pour autant. Freud a montré que certaines formations politiques et idéologiques se construisent à partir du modèle religieux. Mieux, des travaux récents de neurobiologistes font apparaître que le cerveau est structuré pour que l’homme adhère à l’idée du divin. Et N. REVOY (N°1055 – août 2005) pouvait écrire qu’«au cœur de la propension à la foi, il y aurait … la sérotonine, une substance qui, dans le cerveau, transmet l’information d’un neurone à l’autre ».

Dans les années 90, des recherches avaient montré que la sérotonine pouvait provoquer des états similaires à ceux causés par les drogues psychédéliques comme la modification de la perception, les hallucinations ou le sentiment de fusion avec le monde « que les mystiques disent éprouver au cours de leurs états extatiques ». L’équipe suédoise de la neurobiologiste Jacqueline Borg a mis en exergue que plus le taux de sérotonine était élevé, plus la religiosité des sujets, de son expérimentation, était avérée. La scientifique conclut, selon N. REVOY (N°1055 – août 2005), que « le système de production de sérotonine pourrait bien être vu comme l’une des bases biologiques de la croyance religieuse… »

CONCLUSION

Freud a eu le mérite de construire une théorie de la religion cohérente, dont les appuis conceptuels sont tirés de la culture hébraïque. Son intérêt pour la religion se justifie parce que le judaïsme, avant d’être l’âme du peuple juif, est d’abord une religion formalisée à partir de la figure emblématique de Moïse et elle compte d’énormes restrictions surtout sur le plan sexuel. La critique que Freud fait de la religion est, en fait, la critique du judaïsme. La société qu’il dépeint est celle des hébreux largement fondée sur les interdits et une répression des instincts.  

Patriarcale et phallocrate, la société juive a une définition de la femme réductible à un être inférieur et dont la théorie de Freud en fait l’écho. Ce que Freud décrit inconsciemment, c’est son rapport à sa culture et le malaise ressenti face à une religion quasi oppressante qui finit par se transformer en « névrose obsessionnelle » et dont la seule issue probable est un refus catégorique de ce qu’il considère comme une aliénation religieuse.

Si la théorie freudienne de la religion met en exergue sa source juive, toutefois, certaines zones d’ombres que le psychanalyste saisit, mais n’arrive pas à éclaircir, laissent transparaître le caractère fantaisiste de cette théorie même si elle constitue, en elle-même, une révolution majeure dans le domaine scientifique.

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SENSIBILITÉ, IMAGINATION ET RÉALITÉ : AU CŒUR DE L’ESTHÉTIQUE PHILOSOPHIQUE

Mounkaïla Abdo Laouali SERKI

Université Abdou Moumouni de Niamey (Niger)

abdoserki@yahoo.fr

RÉSUMÉ :

Principaux facteurs et instruments essentiels de la création artistique et de l’avènement du plaisir esthétique, la sensibilité et l’imagination sous-tendent de part en part le travail de l’artiste. Celui-ci vise à produire, en s’inscrivant dans une logique de violation de la réalité immédiate, des œuvres, avant tout, destinées à la contemplation par le biais des organes des sens. Sans perdre de vue l’importance historique de ces concepts, le présent article analyse successivement le caractère laborieux du processus de « relégitimation » de la sensibilité et de l’imagination, avant de mettre l’accent sur le lien dialectique existant entre l’image et le réel dans la création artistique.

Mots clés : Art ; esthétique philosophique ; imagination ; réalité ; sensibilité.

ABSTRACT :

As main factors and basic tools of artistic creation and advent of aesthetic pleasure, sensitivity and imagination subtend right through the painstaking artist’s work. This one aims at producing, by committing himself in logic of violation of the immediate reality, works meant before all to mediation throughout the sense’s organs. Without losing sight about the importance of the concept, this article successively analyses the painstaking character of the process of “re-legitimation” of sensitivity and imagination before emphasizing on the dialectical link between image and real in the artistic creation.

Key words : Art, philosophical aesthetics, imagination, reality, sensitivity.

INTRODUCTION

Au sens général du terme, si la sensibilité est la faculté d’être intérieurement touché par des objets et de répondre à leur excitation, l’imagination est, quant à elle, le pouvoir qu’a l’homme de se représenter une réalité non présente, non encore advenue, voire qui n’adviendra peut-être jamais. En ce sens, la sensibilité qui, pour V. Basch (1896, p. L), est, « de toutes les énergies de l’âme humaine […], la plus capricieuse, la plus volage, la plus instable », comprend avant tout la sensation – responsable notamment de la saisie des œuvres d’art par les organes des sens – et l’affectivité – source du plaisir esthétique. Dans la même perspective, l’imagination, considérée par Voltaire (2005, p. 1357) comme « le pouvoir que chaque être sensible sent en soi de se représenter dans son cerveau les choses sensibles », renvoie à la capacité d’avoir des idées appropriées pouvant servir de base à la production de l’œuvre d’art entre autres. La sensibilité et l’imagination sont donc présentes à toutes les étapes du travail de l’artiste, et celui-ci est d’autant plus talentueux qu’il fait précisément montre d’une grande sensibilité et d’une imagination alerte et prodigieuse. Le rôle de ces facultés est considérable dans la création artistique, en ce qu’elles facilitent notamment la prise de distance vis-à-vis de la réalité si caractéristique des œuvres d’art réussies, prise de distance qui prend parfois les traits d’une véritable transgression de la réalité immédiate. La qualité esthétique des œuvres d’art n’est en effet pas – loin s’en faut – nécessairement fonction de leur caractère figuratif : elles peuvent tout à fait être abstraites et susciter un plaisir esthétique des plus intenses.

De ce point de vue, on peut dire que l’imagination en particulier fournit le « canevas » sur la base duquel l’artiste crée, mais aussi lui présente différentes options possibles de l’œuvre, tout en l’aidant à retenir celle qui, à ses yeux, est la meilleure. L’histoire de l’art revêt, comme le laisse entendre fort à propos E. Gombrich (2010, p. 81), une double signification, puisqu’elle est non seulement une histoire de la création d’images, mais également une histoire de la création d’œuvres belles. Celles-ci ont pour caractéristique majeure d’aiguiser la sensibilité du sujet contemplateur – y compris du créateur qui en fait le premier spectateur de son œuvre – et de procurer du plaisir esthétique à un public plus ou moins vaste.

Pour faire face à la complexité de la création artistique, la part de l’action conjuguée de la sensibilité et de l’imagination devient dès lors si déterminante qu’il nous semble nécessaire, dans le présent article, de réfléchir sur les problèmes philosophiques de fond que posent la sensibilité et l’imagination, précisément dans leurs rapports multiformes avec la réalité brute transformée par l’art.

Dans la sphère spécifique de l’art, en quoi la sensibilité, l’imagination et la réalité, prises ensemble, peuvent-elles constituer des atouts d’ordre pratique pour l’homme en même temps que des préoccupations théoriques centrales pour l’esthétique philosophique ? Afin de répondre à cette question essentielle, il convient tout d’abord de mettre en lumière le caractère laborieux du processus de « relégitimation » de la sensibilité et de l’imagination par l’esthétique philosophique, avant d’analyser le lien dialectique existant entre l’image et le réel dont la création artistique offre une parfaite illustration.

1. SENSIBILITÉ ET IMAGINATION

Les réflexions sur la sensibilité et l’imagination ne sont pas rares en philosophie, après une longue période de « délégitimation » et de dévalorisation allant plus ou moins jusqu’au XVIIIème siècle[26] dans une certaine mesure. Le lancement sur les fonds baptismaux de l’esthétique philosophique avec la publication en 1750 du premier volume de l’Aesthetica d’A. G. Baumgarten, est généralement considéré comme ayant donné un coup d’accélérateur à la réhabilitation de la sensibilité, cette faculté capitale dans l’existence humaine, mais parfois décriée, notamment dans le sillage de l’idéalisme platonicien puis du rationalisme cartésien.

Il est intéressant de souligner que c’est surtout[27] avec A. G. Baumgarten que la sensibilité a été érigée en objet d’étude digne de ce nom pour une discipline qui se voudrait scientifique. Chez A. G. Baumgarten en effet, l’imagination fait partie intégrante de la sensibilité, par-delà les préjugés qui continuent de l’entourer et le rôle controversé auquel elle semble parfois être confinée dans la vie quotidienne. Elle n’est donc plus cette « folle du logis » pour parler comme N. Malebranche, ni même cette « superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses », selon B. Pascal (1976, p. 73). L’imagination devient plutôt une faculté décisive, tant dans la création artistique que dans la recherche scientifique.

Dans la perspective ouverte par A. G. Baumgarten, l’esthétique, bien qu’elle soit également une étude du beau, est avant tout une philosophie de la sensibilité, mais de la sensibilité considérée comme faisant partie intégrante de la connaissance. Selon J.-Y. Pranchère (1988, p. 10), traducteur de l’œuvre d’A. G. Baumgarten,

l’esthétique est une “gnoséologie” : c’est que Baumgarten tient la faculté de sentir pour une faculté de connaissance à part entière. La sensibilité n’est pas ici, comme elle le sera chez Kant, une des sources du savoir, source en elle-même insuffisante et aveugle, exigeant un apport de l’entendement pour produire un savoir ; la sensation n’est pas simplement un “matériau” du savoir : elle est elle-même un savoir, un mode de saisie intégrale de l’objet. La sensation est une science en son genre, et est apte à exprimer le tout du réel ; la perception sensible constitue un point de vue autonome sur l’univers.

Pour J.-Y. Pranchère, le fondateur de l’esthétique philosophique laisse donc apparaître que le sensible n’a nullement à être confiné dans une acception restreinte ou dans une quelconque autre connotation péjorative, dans la mesure même où, en dépit des thèses inhérentes à l’intellectualisme leibnizien dont l’esthétique d’A. G. Baumgarten porte les stigmates, il est ici reconnu au sensible une véritable dignité ontologique.

Nonobstant cette place jusque-là inédite conférée à la sphère de la sensibilité, il reste que la clarté et la distinction n’y sont pas toujours présentes. En mettant à ce point en exergue la sensibilité, il ne s’agit donc nullement, pour A. G. Baumgarten, de faire du sensible un concept qui relèguerait l’intelligible au second plan. Bien au contraire, l’enjeu était plutôt d’élargir le domaine du connaissable en ne le limitant pas à la seule sphère de l’intelligible ou du rationnel. Et, en dépit de l’importance de la sensation dans le processus de la connaissance et des efforts souvent énormes que pourrait être appelé à fournir le sujet pour percevoir le plus clairement et distinctement possible, une grande dose d’obscurité persiste, comme le souligne A. G. Baumgarten (1988, p. 92) lui-même : « Il y a donc en toute sensation quelque chose d’obscur, autrement dit la sensation, même distincte, est toujours mêlée de confusion. D’où il suit que toute sensation est une perception sensible qui a besoin d’être façonnée par la faculté de connaissance inférieure. » L’esthétique ainsi créée pour prendre en charge le domaine de la sensibilité, se présente dès lors comme la science d’un savoir ontologiquement inférieur à celui qu’étudie la logique ou science de la connaissance rationnelle. Mais, le plus important réside dans le fait même d’avoir permis l’émergence d’une discipline à vocation scientifique et destinée à étudier, aussi rigoureusement que possible, le sensible comme tel.

S’il a certes été un grand défenseur de la légitimité scientifique et ontologique de la sensibilité, A. G. Baumgarten était cependant loin d’être, en ce XVIIIème à juste titre considéré comme le siècle des Lumières de la raison humaine, le seul à s’engager dans cette entreprise de réhabilitation du sensible. Entre autres, on peut notamment souligner le rôle combien important qu’E. Kant reconnut à la sensibilité dans sa monumentale Critique de la raison pure. En effet, à l’instar du fondateur de l’esthétique philosophique comme telle, E. Kant (1976, p. 82) érige aussi la sensibilité en condition de possibilité même du savoir scientifique, lui qui définit ce qu’il appelle « esthétique transcendantale » comme étant « la science de tous les principes a priori de la sensibilité. »

Dans cette perspective, la maîtrise de la sensibilité devient comme une tâche incontournable pour que puisse advenir la connaissance véritable. En effet, selon E. Kant (1976, p. 57), « il n’est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l’expérience, car par quoi notre faculté de connaître serait-elle éveillée [et appelée] à s’exercer, si elle ne l’était point par des objets qui frappent nos sens et qui, d’un côté, produisent par eux-mêmes des représentations, et de l’autre, mettent en mouvement notre activité intellectuelle [et l’excitent] à les comparer, à les unir ou à les séparer et à mettre ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour [en former] cette connaissance des objets ? » E. Kant (1976, p. 57) ne manque pas d’ajouter que « dans le temps, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience, et toutes commencent avec elle », ce qui ne signifie nullement l’existence d’une relation de cause à effet entre l’expérience et la connaissance.

C’est donc sur un plan purement chronologique et non logique que l’expérience précède la connaissance chez E. Kant. Dans une certaine mesure, comme D. Hume, E. Kant confère un rôle considérable à l’expérience et à la sensation, bien que transparaisse une différence de nature, et pas seulement de degré, entre les deux conceptions. En effet, en soutenant que toute connaissance ne dérive pas forcément de l’expérience dont il reconnaît cependant la nécessité dans l’avènement de la vérité, E. Kant se place du coup aux antipodes de D. Hume. Pour celui-ci, au fond, la primauté de la sensation par rapport à la connaissance ne signifie pas seulement une antériorité d’ordre chronologique ; elle prend aussi et surtout le sens d’une véritable supériorité ontologique, ainsi que le laisse entendre D. Hume (1983, p. 63): « Toutes les couleurs de la poésie, malgré leurs splendeurs, ne peuvent jamais peindre les objets naturels d’une telle manière qu’on prenne la description pour le paysage réel. La pensée la plus vive est encore inférieure à la sensation la plus terne. » En fait, D. Hume estime que quelle que pourrait être la force de la mémoire ou de l’imagination dans le souvenir ou l’anticipation d’une sensation, ces deux facultés ne peuvent fournir, tout au plus, qu’un succédané de la sensation véritable, c’est-à-dire, comme une copie plus ou moins pâle en comparaison de l’exemplaire original resplendissant.

C’est dire que dans la logique humienne, en termes de puissance, la sensation, dans la mesure même où elle est directe, n’a rien à envier à la pensée qui, elle, se fonde au contraire sur une analyse a posteriori de la sensation vécue. De là, on ne saurait pour autant conclure à un quelconque désarmement ou à une sorte d’émasculation de la pensée au profit de la sensibilité, dans la mesure précisément où, selon D. Hume (1983, p. 71), le processus de la connaissance s’opère suivant

un principe de connexion entre les différentes pensées et idées de l’esprit ; celles-ci apparaissent à la mémoire ou à l’imagination en s’introduisant les unes les autres avec un certain degré de méthode et de régularité. Dans nos pensées et nos conversations les plus sérieuses, le fait peut s’observer au point que toute pensée particulière, qui brise la suite régulière et l’enchaînement des idées, est immédiatement remarquée et rejetée. Même dans nos rêveries les plus désordonnées et les plus errantes, mieux dans nos rêves, nous trouverons, à la réflexion, que l’imagination ne courait pas tout à fait à l’aventure, mais qu’il y avait toujours une connexion entre les différentes idées qui se succédaient.

À vrai dire, cette position soulève, bien au-delà de D. Hume, la question sinon de l’imbrication, tout au moins de la complémentarité de l’imagination et de la pensée, à telle enseigne que l’imagination ne peut légitimement être considérée comme cette faculté essentiellement responsable de rêveries fantaisistes et du désordre des idées. Entre les nombreuses images qui nous viennent à l’esprit chaque fois que l’imagination est mise en œuvre, il est possible de parler de rapports constants, si bien que, de façon générale, on peut par exemple noter, à côté de la pensée, l’omniprésence de l’imagination tant dans le processus de contemplation des œuvres d’art que dans le plaisir esthétique ainsi vécu, voire dans l’appréciation spécifique qui en découle. Dans cet ordre d’idées, D. Hume (2000, p. 53) en était presque arrivé à établir sinon une identité, tout au moins une analogie, entre le bon goût aiguisé par une imagination alerte et une sensibilité aguerrie :

Que l’on trouve plus ou moins de plaisir à ces beautés évidentes qui frappent les sens, cela dépend entièrement de la plus ou moins grande sensibilité du tempérament ; mais pour ce qui regarde les sciences et les arts libéraux, un bon goût est, dans une certaine mesure, la même chose qu’un jugement solide. Ou, du moins, il en dépend tellement qu’ils sont inséparables.

Ainsi, l’idée d’une sorte d’inclination naturelle au beau est pratiquement devenue un lieu commun. En effet, le besoin de beauté se présente comme un besoin universel, dans la mesure où nous semblons tous y aspirer, dans notre vie de tous les jours, sur notre corps, dans notre esprit, dans nos comportements, à la maison, en ville, dans les champs, au bureau, au restaurant, à l’école, dans les lieux de culte (église, mosquée, etc.). Partout, se fait donc sentir le besoin de soins particuliers qu’on peut directement rattacher au souci – naturel ? – de beauté. Le sentiment du beau se manifeste jusque dans nos rapports avec la nature environnante, ainsi que l’écrit M. Godelier (2015, p. 109) :

La nature a toujours présenté à nos sens les couleurs et les parfums de ses fleurs, la douceur de ses sables, la majesté de ses montagnes, les éclats de lumière au sommet des vagues qui ondulent et s’abattent sur un rivage, les chants de ses oiseaux, etc. Car le sentiment du Beau naît des sensations et des émotions suscitées par la perception de rapports et d’ordonnancement entre des formes ou entre des couleurs, des odeurs, des mouvements, etc. et la nature nous offre tout cela sans qu’elle-même ne doive aux hommes son existence.

Il appert donc que la beauté que la nature nous offre à contempler est une beauté gratuite et pure, puisqu’elle n’est entachée par aucune intention – bonne ou mauvaise – d’un créateur. C’est dire que le sentiment esthétique suscité par la contemplation des formes naturelles repose sur des sensations et émotions dont la survenue n’est pas orientée, encore moins guidée, par la volonté ou les desiderata d’un quelconque auteur.

En étudiant donc la sensibilité au sens large et avec la plus grande rigueur possible, l’esthétique philosophique met aussi en exergue le rôle majeur de la beauté dans l’éveil de la sensibilité. De tous les éléments susceptibles d’aiguiser la sensibilité du sujet humain, on peut dire que la beauté est le plus adéquat, dans la mesure où elle procure un contentement si intense qu’il rend possible l’avènement d’une sorte d’extase semblable au ravissement mystique, extase dont une approche discursive peut du reste difficilement parvenir à rendre compte de manière satisfaisante. Même dans le sillage de la philosophie rationaliste cartésienne qui n’accorde pas une place considérable au plaisir en général, « la beauté des couleurs est explicitement donnée comme un contentement de la vie qui ne contrarie pas l’exercice du jugement. » (P. Dumont, p. 48)

Mais, aussi prégnant que soit le « ravissement esthétique » provenant de la contemplation de chefs-d’œuvre de l’art ou de formes harmonieuses de la nature, processus dans lequel l’imagination occupe une place privilégiée, il ne reste pas moins que, sur le plan strictement esthétique, l’image et la réalité sont loin d’être aussi antinomiques qu’on pourrait le penser, comme le souligne en quelque sorte M. Godelier (2015, p. 113-114) : « L’imaginé, le symbolique, le matériel tels sont les trois éléments sous des formes et dans des proportions diverses dans tous les produits des arts. » En d’autres termes, l’œuvre d’art est un mixte d’éléments issus de l’imagination, de notre capacité à concevoir des symboles et de la réalité ambiante. A vrai dire, entre l’image et le réel artistique, c’est un lien indissoluble qui existe, les deux s’alimentant et se sous-tendant mutuellement.

2. DIALECTIQUE DE L’IMAGE ET DU RÉEL DANS L’ART

Postuler le principe d’une relation dialectique entre l’image artistique et le réel – objet naturel ou non – revient, d’une certaine façon, à montrer, par le truchement de l’analyse de la création et de la contemplation des œuvres belles, en quoi l’imagination permet de déconstruire le réel brut pour en faire un « nouveau réel » qui n’a rien à envier au réel originel, en termes de dignité ontologique, mais surtout de statut esthétique. Ce qu’on pourrait qualifier de « réel artistique » n’est donc pas moins réel que le réel ordinaire, il est uniquement d’une réalité différente. Pour ce qui est du cas particulier de l’objet réel ressortissant à la nature, de l’objet naturel pour ainsi dire, il se distingue fondamentalement de l’œuvre d’art, en ce sens que, comme l’écrit I. Gobry (2003, p. 27),

la nature est anonyme ; la masse de pierre est anonyme ; l’arbre est anonyme. L’œuvre d’art a un auteur, et révèle un auteur. […] La branche n’est pas une œuvre, l’arbre n’est pas une œuvre, la pierre n’est pas une œuvre ; ils sont des produits spontanés de la nature. […] L’œuvre d’art est un objet dans la nature, mais non de la nature. Elle est formée de la nature, mais par une volonté qui enfreints ses lois, ou qui les ignore.

L’essence de la création artistique réside donc souvent dans une transformation appropriée du réel naturel, transformation qui peut, chaque fois que le requiert la logique artistique, signifier une véritable violation de la logique naturelle. En l’occurrence, les deux logiques n’obéissent pas aux mêmes principes puisque, si pour la nature, l’ordre fondé sur la conservation et l’adaptation a force de loi, pour l’artiste il s’agit avant tout de donner libre cours à l’imagination qui y est ici véritablement au pouvoir.

L’art est dès lors un lieu de déstructuration, de déconstruction, de reconstruction, de dépassement, etc., voire de négation pure et simple du réel ordinaire. Cependant, aussi radical qu’il puisse être, le procédé artistique ne consiste pas nécessairement en une simple déréalisation, mais peut bien signifier l’avènement d’un réel autre, parfois situé à mille lieues du réel immédiat de départ. Dans cet ordre d’idées, M. Godelier (2015, p. 111) considère le roman par exemple comme « le récit imaginé par un auteur d’une suite d’événements vécus par des personnages imaginaires au sein d’un univers fictif et [qui] se termine par le dénouement de quelque chose qui était en jeu entre les personnages du récit. » En d’autres termes, le réel qui advient grâce à l’ingéniosité si caractéristique des écrivains et des grands artistes est, au début du processus tout au moins, uniquement perçu par le créateur même qui l’a fait naître, par l’auteur de l’œuvre littéraire ou artistique pour ainsi dire.

Mais, si le réel artistique est un réel fictif, plus ou moins profondément revu et corrigé par l’artiste – voire recréé -, il se trouve également que ni sa contemplation ni le jugement qu’on formule après-coup ne se fondent sur la réalité matérielle des œuvres contemplées. Dans la jouissance comme dans l’appréciation esthétique, ce qui est en œuvre, ce n’est donc pas tant ce qu’on pourrait appeler la choséité de l’objet qu’une certaine image par essence détachée de l’immédiateté de celui-ci, ainsi que le souligne D. Hume (2000, p. 128) :

Bien des beautés de la poésie et même de l’éloquence sont fondées sur la fausseté et la fiction, sur des hyperboles, des métaphores, et un abus ou une perversion de termes, détournés de leur signification naturelle. Réfréner les élans de l’imagination et réduire toute expression à la vérité et à l’exactitude géométriques, serait le plus contraire aux lois de la justice critique, parce que cela produirait une œuvre qui, d’après l’expérience universelle, a été trouvée la plus désagréable.

C’est que si la matérialité de l’objet devait être privilégiée, il n’est pas sûr que le plaisir esthétique soit aussi intense, dans la mesure où on ne saurait à bon droit affirmer l’existence d’une relation de cause à effet, ou de rapport de déterminisme, entre un objet esthétique quelconque et l’impact qu’il est susceptible d’avoir sur l’harmonie des facultés d’un sujet contemplateur. L’objet esthétique véritable ne visant prioritairement que le plaisir des seules fonctions perceptives, en dehors de toute considération d’ordre utilitaire, la qualité d’un tel objet ne peut dès lors être légitimement jugée à l’aune de son utilité ou de l’usage pratique auquel on l’assignerait peu ou prou.

Certes, l’objet esthétique qui aiguise la sensibilité, qui affecte le sujet au plus profond de son être, peut être considéré comme jouant un rôle décisif dans la mise en branle des facultés du sujet contemplateur, processus par le biais duquel survient le plaisir esthétique. Ce qui est davantage problématique, c’est le fait que les hommes ont précisément cette inclination irrésistible à joindre la gratuité à l’utilité, la beauté à l’efficacité pratique. Ainsi, en partant de la tendance naturelle mais non moins logique des hommes à œuvrer, en se servant des armes et outils appropriés, pour satisfaire la faim par exemple, il y a lieu de chercher à savoir ce qui fonde la dialectique de l’utilité pratique et de la beauté gratuite.

Néanmoins, ce caractère dialectique de la pure beauté et de la simple utilité, est loin d’aller de soi. Bien que nous soyons convaincus que la prise en compte de la dimension esthétique n’augmente en rien l’efficacité pratique de l’objet auquel nous l’appliquons, nous sommes en effet enclins à sacrifier à ce souci ! C’est que, écrit I. Gobry (2003, p. 25), « tout ce que l’homme rajoute au besoin, sans lui offrir aucune satisfaction supplémentaire, ce qu’on appelle l’art, n’a qu’un seul mobile : se manifester à lui-même qu’il n’est pas qu’un vivant ; qu’il n’est pas seulement un être qui mange, qui boit, qui dort, qui combat, qui se déplace, mais un sujet spirituel, qui sait si bien s’élever au-dessus des exigences de l’organisme, et qui souffrirait d’une certaine honte de se trouver soudain semblable à l’animal. » Tout se passe donc comme si, à l’instar du bon sens ou raison qui, selon R. Descartes, constitue le trait distinctif majeur de l’être humain, le sens du beau désignait aussi une marque emblématique de l’humanité de l’homme – par opposition à l’animalité de l’homme –, pour employer cette formule redondante. Ne pas s’en soucier reviendrait en quelque sorte à nier ce qui fait que l’homme n’est pas qu’un simple vivant, mais un vivant privilégié, donc tout à fait singulier parce que précisément doté de sens et de facultés dont ne disposent pas les autres vivants, les animaux en l’occurrence.

À ce titre, il ne serait pas abusif de parler de l’existence d’une sorte de procédé de vases communicants, entre ce qu’il convient de qualifier de raffinement du goût par la fréquentation assidue et réfléchie des œuvres d’art et un certain type de passions. Les deux sont quasiment en sens inverse l’un de l’autre. En effet, plus la culture par l’art est élevée, moins les passions nocives peuvent trouver l’occasion de s’exprimer avec force et d’étendre ainsi leur emprise sur les sujets, tant elles semblent être structurellement inhibées par le surcroît de lumière que confère un goût délicat. Pour D. Hume (2000, p. 54) par exemple, bien qu’il ne faille sans doute pas exagérer l’importance du raffinement du goût dans la lutte contre les passions désagréables, on peut néanmoins, par ce biais, parvenir à améliorer la capacité de l’esprit humain à ne pas céder devant celles qui sont les moins recommandables : « Mais peut-être suis-je allé trop loin en disant qu’un goût cultivé pour les arts raffinés éteint les passions, et nous rend indifférents à ces objets qui sont poursuivis si amoureusement par le reste de l’humanité. Après une réflexion plus approfondie, je trouve que cela augmente plutôt notre sensibilité à toutes les passions tendres et agréables ; en même temps que cela rend l’esprit incapable des plus grossières et violentes émotions. » Force est donc de constater que le raffinement du goût par la contemplation active et appropriée des œuvres belles est de nature, sinon à débarrasser le sujet de passions néfastes qui, autrement, pourraient gravement l’handicaper, tout au moins à lui permettre de les affronter avec aise et assurance.

Cette idée de D. Hume rappelle la fonction cathartique qu’Aristote attribue à l’art en général, à la tragédie en particulier. En effet, écrit Aristote (1980, 1449 b 24-28) parlant de la tragédie, « en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre d’émotions. » Pour lui donc, le principal intérêt de la tragédie est de contribuer à épurer les sentiments du sujet contemplateur, dans la mesure où, en sortant du spectacle lors duquel auront été représentées des scènes axées sur la pitié et la frayeur par exemple, le spectateur se trouve épuré de l’excès de ces émotions. Il se trouverait dès lors débarrassé du surcroît d’émotions superflues dont, plus tard, on connaîtra mieux les ravages sur l’équilibre de l’individu avec les découvertes freudiennes sur l’inconscient. La catharsis permettrait ainsi un certain défoulement, raison pour laquelle S. Freud a d’ailleurs opté pour ce mot afin de désigner la finalité de la cure psychanalytique, c’est-à-dire l’émergence – combien libératrice – dans le champ de la conscience des pulsions refoulées, notamment s’agissant des psychoses et des névroses (S. Freud, 2015).

Bien qu’il soit une sphère de productions d’images par excellence, l’art, grâce au traitement spécifique auquel il assujettit la réalité, est donc susceptible d’œuvrer à une transformation plus ou moins radicale de la réalité et ce, au niveau tant de l’individu que de la collectivité. Cela fait dire à I. Gobry (2003, p. 26) qu’en fait l’art, plus qu’il ne produit des œuvres belles, est au fond symptomatique de l’essence même de l’homme : « L’art est donc, en premier lieu, non pas facteur de la beauté, mais révélateur de l’esprit, qui fait l’essence de l’homme, par la gratuité qu’il manifeste à l’égard des besoins organiques. Il est ensuite révélateur de l’homme comme volonté, dont l’action démiurgique, au lieu de subir le déterminisme de la nature, lui impose des décrets. » De ce point de vue, le rapport de l’œuvre d’art à son auteur n’est donc pas accidentel mais, bien au contraire, nécessaire, dans la mesure où, à travers sa création artistique, le sujet exprime ce qu’il y a de plus intime en lui, c’est-à-dire rend accessible ce qui constitue sa propre quiddité ainsi que la substance même de la société.

Et, en l’occurrence, une sensibilité et une habileté exceptionnelles sont requises pour pouvoir accomplir cette tâche qu’on peut qualifier de complémentaire au processus naturel de la création. Or, la sensibilité et l’habileté sont loin d’être, aussi inhérentes à un quelconque génie naturel qu’on puisse les penser, issues d’une génération spontanée. Il s’agit plutôt là de dispositions dont l’effectivité dépend largement de la façon dont elles sont perfectionnées à travers la réflexion, les études, une pratique constante et une fréquentation assidue des « lieux de l’art » les mieux indiqués. C’est à cette condition que, par le biais donc de la création artistique, peuvent être mises au point les images appropriées issues du processus de transformation de la réalité immédiate. Telle est en substance la dialectique de l’image et de la réalité en art : la réalité comme point de départ d’un processus débouchant sur la création d’images, c’est-à-dire sur ce qui se présente précisément comme l’autre de la réalité.

CONCLUSION

L’histoire de l’esthétique philosophique se ramène, en partie tout au moins, à celle des rapports peu ou prou étroits existant entre la sensibilité, l’imagination et la réalité. C’est du reste en soulignant le rôle majeur de la sensibilité comme condition de possibilité de la création artistique et de la jouissance esthétique qu’on peut adéquatement saisir la « longue marche » de cette discipline apparue comme telle de façon assez tardive, puisqu’elle ne vit le jour qu’au milieu du XVIIIème siècle.

La présente analyse nous a permis de montrer en quoi était devenue urgente une sorte d’entreprise de « relégitimation » de la sensibilité et de l’imagination, consécutivement à la période assez longue de ce qu’on pourrait appeler la « délégitimation » ou la « non-légitimation ». Il a en effet fallu attendre le siècle des Lumières pour que la sensibilité et l’imagination puissent acquérir une dignité ontologique et un statut épistémologique susceptibles d’en autoriser l’étude scientifique par une branche de la philosophie, l’esthétique en l’occurrence. A ce processus de revalorisation de sphères aussi importantes dans notre existence, A. G. Baumgarten, D. Hume et E. Kant notamment, avaient pris une part active.

Dans le même ordre d’idées, nous avions mis en exergue les liens de complémentarité, voire d’imbrication, à travers l’émergence d’une structure complexe, qui intègre la sensibilité et l’imagination certes, mais également la pensée elle-même, faisant ainsi de l’homme plus qu’un être naturel ou un simple vivant. Il devient, par ce biais, capable de sentiment, surtout en rapport avec la beauté, à laquelle il semble constamment aspirer et qu’il est par ailleurs en mesure de créer, au sens plein du terme. Cela en fait aussi un être « culturel » par excellence, aux antipodes de la naturalité immédiate.

Grâce à la sensibilité et à l’imagination dont il est doté, en plus donc de la pensée, le sujet devient une sorte de démiurge qui, dans le domaine emblématique de la création artistique par exemple, ne saurait se contenter de ce que la nature ou la réalité immédiate présentent. Bien au contraire, dans la mesure même où l’art est par essence une sphère de productions d’images, la transformation plus ou moins radicale du naturel et du réel constitue le fondement de l’activité artistique. Ainsi, en prenant le contrepied de la nature et de la réalité qu’il n’hésite pas, au besoin, à transgresser, l’artiste s’inscrit résolument dans une démarche dialectique qui n’est pas sans rappeler le concept hégélien d’Aufhebung (dépassement-conservation).

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DÉMOCRATIE ET RÉENCHANTEMENT DU MONDE :                         LES AVATARS DE LA SORTIE DU RELIGIEUX

Octave Nicoué BROOHM

Université de Lomé (Togo)

obroohm@yahoo.fr

RÉSUMÉ :

Le retour du religieux, facteur du réenchantement du monde, bouleverse les modalités et les réquisits fonctionnels de la démocratie moderne. Il est l’expression d’une fracture civilisationnelle due à l’ancrage occidentalocentré du processus de la sécularisation, conduit malheureusement avec mégalomanie et condescendance, dans le mépris des autres civilisations. Le djihadisme islamiste, prototype singulier du fondamentalisme religieux, est la traduction calamiteuse, non seulement, d’une revanche, mais aussi et surtout, d’un appel à la justice sociale, à la reconnaissance et à un consensus minimal sur de nouveaux principes éthiques, ouverts à tous. Il s’agit, somme toute, d’une interpellation du paradigme démocratico-libéral, condamné plus que jamais à changer de trajectoire.

Mots clés : Démocratie, Fondamentalisme religieux, Réenchantement du monde, Reconnaissance, Sortie du religieux.

ABSTRACT :

The return of the religion, the world’s re-enchantment factor, upsets the terms and functional requisites of modern democracy. It is the expression of a civilization divide due to anchoring western-centered of the secularization process lead with megalomania and condescension, in the contempt of other civilizations. The Islamist djihadism, singular prototype of the religious fundamentalism, is a calamitous version, not only of revenge, but above all, a call for social justice, recognition and a minimum consensus on new ethical principles open to all. This is, after all, an inquiry of the liberal democracy paradigm, more than ever condemned to change track.

Key words : Democracy, Exit from religion, Re-enchantment of the world, Religious fundamentalism, Recognition.

INTRODUCTION

Les débats académiques qui ont cours ces dernières décennies et qui sont en lien avec la modernité politique tournent, non seulement, autour du repositionnement de la démocratie par rapport à la situation inflationniste des identités, mais aussi et surtout, autour de ce qu’il convient d’appeler le réenchantement du monde. Les questions récurrentes de la querelle des valeurs, de la “guerre des dieux” du multiculturalisme, de la justice sociale et de la reconnaissance, invitent globalement à revisiter les fondements traditionnels de la démocratie moderne. Que ce soit chez Weber, Rawls, Habermas, Honneth, ou dans les discussions entre libéraux et communautariens, les réflexions sur la justice sociale chez Fraser, les appels de plus en plus pressants pour un recadrage libéral en faveur des droits culturels chez Kymlicka, ou encore la fameuse troisième voie à laquelle travaille Renaut depuis un certain nombre d’années, on note la prégnance de ces questions.

La question du « retour du religieux », à rebours de la triomphale « sortie de la religion » (M. Gauchet, 2002, p. 13), devient plus insistante et bouleverse les modalités et les réquisits fonctionnels de la démocratie moderne. Aujourd’hui, plus que jamais, les valeurs de la sécularisation, fondements incontournables de la modernité, sont mises à rude épreuve à cause du déchaînement et du déferlement des fondamentalismes religieux qui, à tort ou à raison, défient toute logique.

Le discours sur la « fin des idéologies » (cf. D. Bell, 1997), avec à la clé, la promesse d’une déconstruction du matérialisme historique au profit d’un « large consensus idéologique » n’a pas été au rendez-vous. Il en est de même de l’annonce de la « fin de l’histoire » (F. Fukuyama, 2009). L’optimisme qu’a suscité l’envolée prophétique et euphorique du triomphe de la démocratie libérale sur toutes les idéologies rivales, qu’elles soient de gauche ou de droite, apparaît définitivement comme mis en doute. S’il est vrai que la dichotomie libéralisme-communisme a pris fin avec la chute du Mur de Berlin et l’éclatement de l’empire soviétique, il n’en demeure pas moins que le « choc des civilisations » (S. Huntington, 2009), le « choc Occident-Orient », monde chrétien-monde musulman deviennent de plus en plus perceptibles.

Ce qui semble être une désillusion, c’est que paradoxalement, les heureux résultats annoncés sont aujourd’hui en porte-à-faux avec les avatars de la démocratie moderne, la mise sur la sellette de certains de ses fondamentaux, eu égard à la résurgence du fondamentalisme religieux, à l’idéologisation des religions, à la démultiplication sans précédent des conflits à caractère religieux ici et là.

Cette situation semble conduire aux désillusions d’un âge d’or démocratique incitant à un réexamen des certitudes constitutives de la modernité politique ainsi qu’à une remise au goût du jour de la question religieuse qui, manifestement, est apparue comme mal traitée et mal résolue. C’est pourquoi nous nous proposons, dans cet article, au-delà du clivage libéralisme -communautarisme et dans une perspective postséculière, de réinterroger la sécularisation, modalité majeure de la démocratie moderne, dans son aptitude à faire face au réenchantement du monde. Comment donc, la transformation du paradigme démocratico-libéral par l’affirmation d’une sécularisation dépouillée de ses scories occidentalocentriques, peut-elle conduire à une refondation de la laïcité, gage de la survie de la démocratie et de la stabilité des nations ?

1. LA CRISE DE LA SÉCULARISATION ET LE RÉENCHANTEMENT DU MONDE

La résurgence des fondamentalismes religieux apparaît comme un revers sans précédent pour la modernité, elle pourtant qui a fait de l’autonomisation de la sphère religieuse une condition nécessaire à la création des aires de liberté. Comment expliquer alors que le règne du religieux, dont la fin a été proclamée, revient si violemment aujourd’hui ?

1.1. La crise de la sécularisation ou la dissolution de la rationalité occidentale 

La civilisation occidentale, point d’ancrage des justifications théoriques de la science et de la politique modernes, est le point de convergence et d’irradiation des valeurs de la sécularisation. L’histoire est suffisamment révélatrice du mal que représentait la religion dans sa confusion avec la politique. La tolérance religieuse par la libre adhésion et la reconnaissance de la diversité en était la solution si l’on en croit John Locke dans sa Lettre sur la tolérance. Plus la religion cesse d’être vécue comme une tare ou une défectuosité, plus elle garantit la liberté. Passer de l’état religieux, sacré ou sacramentel à l’état séculier, profane ou laïque, c’est se prémunir contre tout amalgame préjudiciable, à la fois, à l’unité et à la diversité ; c’est libérer l’État de tout engagement axiologique, par la garantie d’une certaine neutralité. Celle-ci n’est possible que dans un État libéral caractérisé par la « diversité des doctrines compréhensives raisonnables » perçue légitimement comme « un trait permanent de la culture publique de la démocratie » (J. Rawls, 1995, p. 63). Il (l’État libéral) s’efforce, à travers ses institutions fondamentales et ses politiques publiques, de ne favoriser aucune doctrine religieuse en particulier. La sécularisation apparaît donc en filigrane comme la garantie de cette neutralité.

Ainsi, peut-on affirmer que les révolutions du monde moderne ont permis « la sortie de la religion » (M. Gauchet, 1985, p. 236), le « Grand Désencastrement » (C. Taylor, 2011, p. 263), c’est-à-dire la transformation radicale de la société par la renonciation aux vestiges de l’ancienne perversion hiérarchique entre le spirituel et le temporel. Il s’agit en tout état de cause, aux yeux de Taylor, d’une « refonte disciplinée des conduites et des formes sociales » (Ibid., p. 281).

Cette sécularité moderne est coextensive à un humanisme radical, celui de la «métaphysique de la subjectivité » qui n’est autre que l’« émergence ultime de la qualité de sujet » (E. Morin, 1995, p. 54). Aussi s’agit-il de la réaffirmation du sujet dans l’histoire, son redéploiement en tant qu’individu autonome, à la fois comme valeur et principe. Ce repositionnement du sujet est, sans nul doute, à l’origine de la ruine des anciennes cosmologies, lesquelles ont pendant longtemps rendu l’homme prisonnier de la nature, dépendant des traditions. L’homme s’affirme désormais par sa capacité d’autolégislation et d’autofondation des normes. Autant Descartes a eu le mérite de faire du cogito la première certitude du sujet, à savoir ce à partir de quoi se constitue ce qu’il y a d’essentiel en nous et se construit notre expérience du monde, autant Kant voit en la volonté raisonnable la source de la liberté, l’autonomie d’un sujet qui secoue le joug de la nature. Cette «nouvelle liberté du sujet » passe surtout par une mise en question de la religion au nom de l’humanisme. Alain Touraine (1995, p. 21) disait à juste titre que le charme de la modernité se trouve dans la rupture d’avec l’idée d’un cosmos finalisé, créé par un dieu ou des principes supra-humains. La modernité suppose donc un processus de « dépouillement des dieux » (M. Heidegger, 1962, p. 69), l’« épuisement du règne de l’invisible » (M. Gauchet, G. Swain, 1985, p. 1-2).

Ce processus s’inscrit globalement dans une filiation positiviste. Auguste Comte et ses épigones ne cessent de faire de la science, le principe rationnel par excellence, tant celle-ci a un impact réel sur la vie pratique et personnelle. Elle est à la fois un trait d’union entre l’homme et la nature et une œuvre d’émancipation et de « clarté » (M. Weber, 1959, p. 70). On comprend pourquoi, les réflexions de Weber sur le capitalisme, sur la sociologie de la religion ou sur la signification de la bureaucratisation des sociétés modernes, ont contribué globalement à une réactivation de la rationalisation de l’agir scientifique et politique que l’Occident a eu le mérite d’inaugurer : « Ce n’est qu’en Occident qu’existe une science dont nous reconnaissons aujourd’hui le développement comme ” valable” », écrit Weber (1959, p. 3). Hegel (1965) ne disait pas autre chose, quand, historicisant la raison dans son odyssée, il en fait l’apanage de la civilisation occidentale.

De telles affirmations conduisent à l’idée selon laquelle la modernité rime avec l’occidentalité. Il s’ensuit un soupçon d’ostracisme et d’ethnocentrisme. La civilisation occidentale depuis la sagesse grecque s’est présentée comme le premier visage d’une « spiritualité laïque » (L. Ferry, 2002, p. 249), un espace de réflexion dont s’est nourrie la modernité politique perçue dès lors comme « une vaste entreprise de la sécularisation » (Ibid. p. 254). Il n’est donc point de doute que les valeurs constitutives de la sécularisation sont occidentales ; elles sont judéo-chrétiennes. Et c’est dans ce sens que l’on peut comprendre les remises en cause et les contestations actuelles qui estiment que la laïcité telle que « professée » de nos jours n’est que le christianisme occidental dont le Dieu et les pratiques ont changé de nom. Le fondamentalisme islamique est une de ces idéologies contestataires.

1.2. Fondamentalisme islamiste : choc Orient-Occident ou illusion de la fin des idéologies

De nos jours, l’État-nation libéral, héritage de la modernité politique, est menacé de désagrégation à cause de la résurgence de la religion et des menaces avérées à l’égard de la laïcité et de la neutralité de l’État. Cette situation est due à la difficile coexistence des religions ou des croyances souvent peu compatibles avec le libéralisme. L’islam, dans ses dérives idéologiques, du Maghreb au Moyen-Orient, de l’Asie du Sud-Est à l’Afrique subsaharienne, semble particulièrement mis sur la sellette. Pour Catherine Audard (2009, p. 608), il est source de divisions et de conflits pour la simple raison qu’ « il demande une soumission de l’individu à la communauté ».  On y trouve une certaine théocratie qui, tout à la fois, abolit les principes de l’État moderne et de la démocratie, en raison de ses prescriptions communautaires, et incite à combattre pour Dieu, par tous les moyens, les « infidèles » à qui l’on nie l’humanité du simple fait qu’ils ne sont pas adeptes de la religion considérée comme la seule religion de Dieu. C’est cette radicalisation et cette idéologisation par le djihadisme, instrument de conquête et de pouvoir, qui conduit à une réminiscence douloureuse d’un passé peu glorieux de la religion. Quoi qu’on en dise, l’islam défiguré (E. Santoni, 1993, p. 67) dans ses pans idéologisant qu’est le djihadisme, est le prototype même du fondamentalisme religieux.

Les fondamentalistes, de quelque religion qu’ils soient, ont en commun de refuser la sécularisation et la rationalisation, et par ricochet, le pluralisme politique et le relativisme, fondements de la démocratie moderne. Il apparaît donc que la résurgence du fondamentalisme dans le monde et la poussée implacable des islamismes mettent à mal le « nouvel ordre mondial » résultant de ce qu’on a cru être la « fin des idéologies » ou la « fin de l’histoire » et dont le « choc des civilisations » vient malheureusement sonner le glas.

C’est Raymond Aron qui, le premier, a lancé le débat. Dans le dernier chapitre de son livre, L’opium des intellectuels,  il avançait l’idée qu’au plus fort de la guerre froide, les conflits idéologiques n’étaient plus qu’à usage externe, car, dans les deux sociétés antagonistes, les progrès de la technique et l’expansion industrielle, bref l’installation au pouvoir de la « technostructure », imposaient une logique rebelle à tout prophétisme tant « les deux grandes sociétés ont supprimé les conditions de débat idéologique » (R. Aron, 1955, p. 324). Il s’agit, en réalité, de l’euphorie d’un adoucissement ou d’une anesthésie des conflits sociaux. Cette illusion de la fin des idéologies, cette « désidéologisation » est en tout cas, aux yeux d’Alain Touraine (1966), corrélative de la société postindustrielle, avec des effets induits comme la disparition de la conscience de classe et des conflits de classe. N’est-ce pas là, l’illusion d’une prétendue victoire d’une idéologie sur une autre : le capitalisme sur le communisme, la démocratie libérale sur le socialisme, portée par ce qu’on a appelé « le vent de l’Est » ? Après les deux guerres mondiales dévastatrices, l’expérience atroce des totalitarismes de droite ou de gauche et leurs dizaines de millions de victimes, la résurgence des fondamentalismes de nos jours, ne sommes-nous pas aux prises avec des espoirs déçus, des promesses trahies ?

Le rêve cosmopolitique d’une société républicaine paisible semble devenir un leurre. Et pourtant, dans la 5e proposition des Idées d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Kant (2001, p. 991) soutenait que l’espèce humaine est contrainte par la nature « à réaliser une société civile administrant universellement le droit ». Il faut, pensait-t-il, un droit qui transcende les frontières nationales pour que l’homme puisse « être chez soi », partout où il se trouve. L’horizon que scrute le cosmopolitisme kantien est, en effet, l’établissement de la paix entre les peuples, par un lien éthique fort, à même de venir à bout de la nature belligène de l’homme. Aussi s’agit-il d’un plaidoyer pour une « constellation postnationale » (J. Habermas, 1998) et dont le but est de républicaniser les constitutions civiles des États, par « un appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement » (M. Hardt, A. Negri, 2000, p.  16-17).

Malheureusement, la montée des fondamentalismes et des identitarismes ici et là, sape ce processus unilinéaire de la paix mondiale. Les enjeux du multiculturalisme portés essentiellement par le communautarisme invitent à prendre au sérieux, au-delà de la revendication légitime des identités, le renouveau idéologique du « choc des civilisations ».  Certes, le monde occidental est dominant, cependant il faut reconnaître qu’il est en crise, en perte de vitesse, au regard de sa confrontation au monde musulman. Pour Samuel Huntington, la fin de la Guerre froide ne signifie pas la fin des guerres, mais leur mutation en affrontements des civilisations, et ceci, contrairement à la vaticination quelque peu hâtive de Francis Fukuyama (2009).

Il faut dire que depuis la Conférence de Bandoeng en 1955, plusieurs réseaux idéologiques se sont frontalement constitués contre l’Occident pour l’instauration d’un nouvel ordre mondial de redistribution du pouvoir et des richesses. C’est globalement dans ce contexte qu’il convient de situer le fondamentalisme islamiste. Pour Christian Delacampagne (2003, p. 55), il est sans conteste, un « processus de réaction ».

Ce qui semble un vertige pour la réflexion, c’est que, malgré son caractère épouvantable, ce mouvement prend aujourd’hui de l’ampleur dans le monde. Même pris dans un processus électoraliste, le succès relatif des idéologies fondamentalistes islamiques appelle à la réflexion : le FIS (Front islamique pour le Salut) en Algérie en décembre 1991, le Hamas en Palestine en 2006, les Frères Musulmans en Egypte le 18 juin 2012, etc. Bien plus, les adeptes, aujourd’hui de par le monde, ont pignon sur rue. Ils sont désormais des centaines et même des milliers de jeunes, à travers le monde, à accourir chaque année vers les divers mouvements fondamentalistes.

Historiquement parlant, le phénomène islamiste s’est emparé du monde arabe et musulman dans les années 60 et 70, au moment des indépendances. Seulement, s’il est vrai que l’Occident y est resté pendant longtemps un modèle (le système libéral et l’expérience socialiste), « la stagnation économique, accompagnée d’une démographie galopante, le chômage qui touche la jeunesse, et surtout la volonté de recherche identitaire » (C. Chesnot, A. Sfeir, 2009, 132), ont très tôt détourné les populations des systèmes occidentaux importés au profit d’un nationalisme religieux. Celui-ci va prendre un élan impérialiste, à savoir, l’obligation religieuse de « réislamiser la société par l’application de la charia » (Ibid., p. 133) par tous les moyens. Il s’ensuit une planétarisation du mouvement qui a réussi à s’établir à travers le monde. Ce qui inquiète surtout, c’est sa capacité de nuisance. La cohorte mortifère des victimes en est la triste illustration. Le bilan macabre est une tragédie pour l’humanité entière. L’histoire retiendra que c’est le 23 février 1998 qu’Oussama Ben Laden et d’autres idéologues du terrorisme islamiste rendaient publique une fatwa, appelant tous leurs adeptes à lancer des hostilités de taille planétaire contre l’Occident et ses alliés. Et depuis le 11 septembre 2001, on sait l’horreur que sèment les islamistes dAl-Qaïda et leurs alliés dans le monde.

À la lumière de ce tableau sombre de l’histoire contemporaine, on peut dire que l’hégémonie idéologique de l’Occident démocratico-libéral se heurte frontalement à d’autres idéologies, et l’islamisme apparaît aujourd’hui comme le plus redoutable. C’est la preuve que la proclamation hâtive de la « mort de Dieu », la sortie victorieuse de la religion, ne sont que des manifestations euphoriques du triomphe d’une rationalité occidentale en crise. On gagnerait davantage à aller au-delà d’une démarche simplement descriptive du choc Orient-Occident, monde chrétien-monde musulman, pour scruter, dans une attitude de détachement, quelques faiblesses et contradictions internes à la démocratie libérale, qui conduisent à l’« échec » de la sécularisation.

2. DÉMOCRATIE ET PROBLÈME DES IDENTITÉS RELIGIEUSES

Il n’y a, a priori, aucune dichotomie entre la démocratie et la religion. Aussi, le pluralisme, trait distinctif et signalétique de toute démocratie, suppose-t-il la coexistence des croyances religieuses, des opinions politiques, des pratiques morales, etc. Cependant, le processus de la sécularisation marquant la modernité politique a semblé réduire la religion à la portion congrue, laquelle, par une sorte de “revanche”, resurgit. Au-delà du face-à-face entre libéraux et communautariens par rapport à la question, quel doit être le nouveau statut du religieux dans l’État démocratique ?

2.1. La question religieuse et le principe de la neutralité axiologique de l’État : communautariens vs libéraux

Le processus de sécularisation, cette « humanisation du divin » (L. Ferry, 1996, p. 49), qui semblait accompagner la modernité, les progrès technoscientifiques, la fin de l’orthodoxie religieuse, est aujourd’hui en perte de vitesse. Le monde revit, impuissant, le spectacle funeste du retour quasi-explosif du religieux. Un peu partout, on constate un déchaînement sans précédent des religions et leur utilisation politico-idéologique. Ces changements inédits, confirment, non seulement, la prédiction attribuée à André Malraux, selon laquelle, « le XXI è siècle sera religieux ou non », mais aussi et surtout, ils créent de nouveaux problèmes à l’État-nation libéral qui, pour l’heure, cherche à s’accommoder de la nouvelle situation.

La question religieuse n’est ni étrangère à l’État, pris globalement, ni contraire à l’esprit et à la lettre du libéralisme politique. John Rawls (J. Rawls, 1995, p. 28) le reconnaît bien, quand il écrit : « Le libéralisme politique considère que les conflits les plus insolubles sont ceux qui portent sur les questions les plus élevées, comme la religion, les visions philosophiques du monde, les différentes conceptions du bien moral ». Comment gérer alors ces conflits, à la fois, dans le respect du pluralisme constitutif de l’État libéral et de son principe de neutralité axiologique ?

L’objectif de la tolérance religieuse, perçue légitimement comme « une des évidences les moins contestables de l’univers intellectuel du libéralisme » (J.-F. Spitz, 1992, p. 11), depuis Locke, est en effet, de protéger la liberté de conscience et l’égalité des citoyens, leur droit de pratiquer leur religion, et surtout de s’abstenir de tout engagement religieux. L’objectif est double : il s’agit de protéger les minorités religieuses contre la majorité et de protéger la société et les individus contre l’hégémonie des groupes religieux. Cet objectif vise à garantir ce qu’il est convenu d’appeler la neutralité axiologique de l’État par l’alternative de la laïcité. Une question se pose : la laïcité peut-elle servir de modèle au libéralisme pour résoudre les problèmes posés par la résurgence des religions ?

Il faut dire que le concept de laïcité est la traduction de la neutralité de l’État, cet idéal politique dans la protection de la liberté des citoyens et de l’égalité de leurs convictions religieuses par le biais d’une nette séparation entre l’Église et l’État. Tout le problème revient à pouvoir justifier l’État laïque dans le nouveau contexte multiculturel et multiconfessionnel, quand on sait par exemple que la laïcité à la française repose sur la base d’un monisme philosophique, sur des principes judéo-chrétiens.

Abstraction faite de son rôle historique dans la construction de la nation, où elle est apparue comme le symbole de l’identité nationale, on peut déplorer que la laïcité repose beaucoup moins sur la base d’un consensus moral que sur les fondements d’une morale civique portée par l’orthodoxie catholique. Et c’est là le problème : en établissant une sphère publique ouverte à tous, sur fond de valeurs spécifiques, elle tombe dans ses propres contradictions. Pour John Rawls (1995, p. 234) : « C’est aussi une des critiques faites au libéralisme que de l’accuser de ne pas rester neutre ». La neutralité laïque est un concept politique problématique qui installe trop souvent dans un dilemme éthique. Si elle signifie l’abstention totale de l’État, elle apparaît alors comme contraire à l’action politique, et favoriserait du coup, le camp le plus fort. Selon Rawls, la neutralité de l’État se mesure à l’aune des buts politiques publics et des valeurs incarnées. Or les buts ne sont pas en soi neutres, en ce qui concerne leur justification par l’État laïque. Les moyens ne sont réellement neutres que s’ils assurent des chances égales à tous de réaliser leurs fins morales et religieuses, si l’État ne favorise pas telle ou telle idéologie. Il s’agit, en tout état de cause, de l’aveu à peine voilé, de l’impossibilité de la neutralité axiologique qui, pour la sécularisation, reste un boulet.

Ce qui est plus fâcheux, c’est que la laïcité, particulièrement inspirée de la philosophie des Lumières, est prisonnière de doctrines idéalistes, d’un universalisme abstrait, source de ses apories. Cette situation oriente davantage la réflexion par rapport à la place des religions dans la « conflictualité démocratique », rendue malheureusement plus visible par la «  présence des formes radicalisées de l’islam » (A. Renaut, 2011, p. 55).

Au regard de tout ce qui précède, on peut postuler que la solution ne consiste pas, à l’instar de la version française de la laïcité, à homogénéiser la sphère publique. Car ceci peut être source de frustration, facteur d’insupportables violences. Il importe de voir dans le pluralisme des conceptions du bien, religieusement incarnées ou non, une certaine valeur (Ibid. p. 45). Comment donc garantir la stabilité de l’État-nation avec des religions ou croyances peu compatibles avec les principes du libéralisme ?

L’idée d’une morale commune, d’une éthique publique, peut être explorée par la recherche procédurale d’une entente, au-delà des désaccords, sur la vie bonne. Or cette entente n’est possible que dans le cadre de l’État-nation dont les fondements se trouvent malheureusement ébranlés par des identitarismes et fondamentalismes de tout acabit.

S’il est vrai que l’unité du corps politique et celle du corps social s’imposent comme conditions de possibilité de la citoyenneté démocratique, il n’en demeure pas moins que le multiculturalisme, porté par une réévaluation des différences culturelles, appelle aussi l’État libéral à changer de perspective. Celui-ci doit donc abandonner le monisme axiologique et l’universalisme abstrait des Lumières, au profit d’une laïcité plus ouverte, à même de fournir plus de garantie en matière d’autonomie de choix religieux.

2.2. Sécularisation entre déconstruction et reconstruction : vers la postsécularisation

La question de la sécularisation doit être remise à plat. Elle est tributaire de la promotion au sein de l’État démocratique libéral d’une politique de l’identité qui suppose un effort de nivellement de traitement des identités culturelles. Cependant, une telle perspective peut conduire à l’atomisation du lien social, à la création au sein de la communauté politique, d’espaces d’autonomie institutionnelle relatifs, à des ghettos culturels, bref au « monoculturalisme pluriel », selon Amartya Sen (2012).

C’est précisément pour se prémunir contre de tels risques, que des auteurs comme Charles Taylor, Will Kymlicka, Daniel Weinstock et Jürgen Habermas ont théorisé un paradigme pluraliste qui se propose de garantir la protection des libertés individuelles, susceptible de maintenir le cap d’une distinction entre droits subjectifs et droit collectifs. Cela veut dire que, pour protéger l’individu, il est nécessaire de préserver son autonomie par rapport au groupe culturel auquel il appartient. Cette solution se heurte à un dilemme sur le rapport entre droits culturels et droits subjectifs : soit on donne aux droits culturels une réelle autonomie, et cela aura inévitablement pour conséquence de limiter certains droits subjectifs, soit on tranche en faveur d’un respect de principe de tous les droits subjectifs, et cela aura pour effet de vider les droits culturels de toute efficacité.

C’est pour faire face à cette équation difficile que Will Kymlicka (2001, p. 234) conçoit sa théorie libérale des minorités comme une théorie « fondée sur l’autonomie individuelle » et selon laquelle « toute forme de droits spécifiques à un groupe qui restreindraient les droits civils de ses membres entrerait par conséquent en contradiction avec les principes libéraux de liberté et d’égalité ».

Il s’agit là de dilemmes moraux qui nous amènent à chercher à savoir si l’État démocratique et sécularisé est à même de garantir les présupposés normatifs dont il se nourrit.  Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger (2010, p. 33-34) affirment sans ambages son incapacité à les renouveler, par ses propres ressources, pour la simple raison qu’il est renvoyé à des traditions éthiques issues de conceptions du monde ou religieuses qui impliquent une certaine obligation collective. Il convient, en tout cas, de repenser la sécularisation. Car la question qui taraude l’esprit par rapport aux sociétés post-séculières se résume en termes de dispositions collectives et d’attentes normatives que l’État libéral doit exiger des citoyens croyants et non-croyants dans leurs relations mutuelles. Il s’agit globalement d’assigner à la sécularisation culturelle et politique la nécessité d’un double processus d’éducation, qui oblige aussi bien les traditions de l’Aufklärung que les doctrines religieuses à une réflexion sur leurs limites respectives, par la recherche procédurale d’un consensus moral. D’où l’idée d’un « libéralisme républicain », chère à Alain Renaut (2005) qui, tout à la fois, se comprend comme une justification non religieuse et postmétaphysique des fondements normatifs de l’État constitutionnel démocratique. Elle suppose un effort constant de socialisation et d’acclimatation des pratiques et des manières de penser d’une culture politique de la liberté. Aussi, s’agit-il de savoir comment, au regard de la pluralité des modes de vie culturels, du pluralisme des visions du monde et des convictions religieuses, les individus peuvent se comprendre comme citoyens de la république.

Dans La Religion dans les limites de la simple raison, Kant ambitionne en effet la réalisation concrète de la moralité dans l’histoire et la société par la fondation d’une société éthico-civile, une « république morale », en somme. On y trouve l’écho sécularisé du projet chrétien visant l’établissement d’un royaume de Dieu sur terre. Seulement, si Kant a cherché à traduire les contenus religieux dans des concepts purs de la raison, Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger (2010, p. 35), en revanche, jugent nécessaire qu’ils soient rendus dans un langage séculier et dans une « perspective intramondaine ». Il s’agit d’une appropriation habermassienne du concept kantien de la publicité de la raison, qui implique le devoir réciproque des citoyens de se donner, dans un contexte de discussion publique, des raisons fondées sur des valeurs morales et politiques communes, en l’absence desquelles le pouvoir politique peut revêtir un caractère répressif (Ibid. p. 180). Que faire concrètement alors dans la situation précaire actuelle de l’État-nation en proie aux idéologies réactionnaires fermées, et pour lesquelles la libre discussion est un luxe de l’Occident, un sacrilège ?

3. PERSPECTIVES D’UNE NOUVELLE « HUMANISATION DE LA RELIGION »

La solution à la crise de la sécularisation, et de façon plus précise, le remède au fondamentalisme religieux, passent globalement par un réexamen du statut de la religion. Au-delà des discours idéologiques sur la laïcité, il importe de travailler à une réintégration intelligente des religions dans l’espace public par un mécanisme qui transcende à la fois les abus du libéralisme et les dérives du communautarisme.

3.1. Démocratie et idée d’une refondation de la laïcité

La loi du 15 mars 2004 en France sur le port des signes religieux distinctifs dans les écoles et lieux publics a suscité beaucoup d’interrogations. Même si elle a fait l’objet d’un certain consensus, ce qui était la préoccupation primordiale du législateur, elle est apparue comme contraire à la liberté et au droit international. Il s’agit, en réalité, de la violation d’un principe sacro-saint du libéralisme politique, à savoir la reconnaissance du pluralisme, la garantie de la neutralité axiologique de l’État, le respect des croyances et pratiques séculières ancrées dans l’ontologie et dans l’inconscient collectif des communautés. Il est évident que de telles dispositions, assorties de mesures coercitives, ne peuvent que susciter des réactions. Et ceci nous renvoie à l’avertissement de Locke : l’autorité politique est incapable de forcer les consciences, pas plus qu’elle ne peut venir à bout des croyances, qui relèvent d’une « certitude morale » (R. Descartes, 1996, 323). Sa seule fonction, est d’assumer sans contradiction, la sauvegarde des intérêts temporels de ses sujets : la vie, la liberté et la propriété des biens. Ainsi pour John Locke (992, p. 130), « l’introduction forcée des opinions empêche les hommes de s’apaiser à leur propos ; elle entretient des querelles interminables parce qu’elle est accusée de ne pas servir à la promotion de la vérité ».

Tout compte fait, la justification de la neutralité de l’État laïque à l’égard de tous les citoyens, religieux ou pas, est un processus politique crucial qui conduit à des conflits éthiques, à des dilemmes moraux. Elle doit être conduite dans un cadre politico-pluraliste, sur fond de dialogue et d’argumentation. Ceci suppose avant tout un processus d’intégration des minorités, leur reconnaissance. Pour Axel Honneth, Charles Taylor, Emmanuel Renault ainsi que Nancy Fraser (2011, p. 93), le malaise des sociétés contemporaines, les « pathologies sociales », sont beaucoup moins imputables aux inégalités économiques qu’au déni de reconnaissance. Ces auteurs ont le mérite de remettre au goût du jour, ce « concept clé de notre époque », à la suite de Hegel. Si pour Honneth, la justice sociale est tributaire d’une mutuelle reconnaissance des sujets ou partenaires sociaux, elle revêt aux yeux de Nancy Fraser (Ibid., p. 13 et 43) une double dimension : la redistribution et la reconnaissance, perçues comme des « dilemmes de la justice », mais qu’on peut résoudre par la réactivation des processus d’interaction discursive au sein d’arènes publiques formellement ouvertes à tous. On le sait, de Kant à Fraser en passant par Popper et Habermas, l’espace public se caractérise essentiellement par l’usage public de la raison, par-delà les préjugés, les différenciations sociales, les contingences culturelles. Autant dire que la neutralité de l’État laïque n’a aucune vertu politique si elle est affirmée ou imposée en dehors d’un processus public de justification dans lequel les religions minoritaires peuvent, elles aussi, s’affirmer, en dehors du mépris et des blessures morales dont elles font souvent l’objet (E. Renault, 2000, p. 37). C’est donc dans le respect du pluralisme, la volonté d’engager le débat, avec tous les acteurs concernés, dans une sphère publique enrichie, que l’État laïque démocratique peut retrouver ses lettres de noblesse. Ceci suppose une extension de l’éthique de la discussion à la religion (J. Habermas, 2008) à travers ce qu’on peut appeler chez Charles Taylor la « conversation intelligente entre religieux et laïcs ». Il s’agit là d’une « révolution intellectuelle et morale » (C. Audard, 2009, p. 645) majeure dans le processus de la sécularisation, condamné plus que jamais à sortir du corset de l’universalisme abstrait et des scories occidentalocentriques qu’on lui a tant reprochés. Henri Pena-Ruiz (2004, p. 40) plaide à raison pour une « refondation juridique » de la laïcité. Celle-ci ne consiste en rien dans l’impasse communautarienne d’une ghettoïsation de communautés juxtaposées (Ibid. p. 179), porteuses d’une « conflictualité larvée », en témoignent les différents affrontements intercommunautaires ici et là. Elle se construit, en revanche, dans la sphère publique, par la production originale d’un espace d’universalité, d’ouverture, par dépassement des particularismes, de « l’opium identitaire » (Ibid. p. 261), et de la stigmatisation.

3.2. Combattre le fondamentalisme religieux : repenser les stratégies actuelles

On convient que le fondamentalisme religieux est le plus grand revers de la modernité politique. La principale leçon à retenir est d’apprécier, à sa juste valeur, ce qu’a été « l’emprise organisatrice du religieux dans l’histoire des sociétés humaines » (M. Gauchet, 2007, p. 9) et de comprendre comment « la sortie de la religion » est perçue, à tous égards, comme un saut qualitatif de l’esprit, une marche triomphante dans le processus de libération de l’homme. Malheureusement, cette modernité, vécue dans l’allégresse, est aujourd’hui tirée à hue et à dia par ce que nous pouvons appeler les avatars de la sécularisation. Qu’on ne s’y trompe pas, le fondamentalisme religieux, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, est le fruit d’une mauvaise sortie du religieux ; il est l’expression d’un profond malaise de la civilisation. Dans un entretien accordé trois mois après les attentats du Word Trade Center, Jürgen Habermas (2003, 67) fait cet aveu étonnant :

Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente, celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel, n’est pas en train de sombrer dans le ridicule.

Ces attentats semblent constituer un ébranlement sans précédent des présupposés théoriques de la modernité. Il s’agissait beaucoup moins d’une crise de la culture que de sa destruction. Il faut y voir l’expression d’une « barbarie structurelle » selon une terminologie de Michel Henry (1987). Comment ne pas s’inquiéter devant les scènes macabres malheureusement devenues, par cynisme, objets de propagande pour les djihadistes ? Selon Mohammed Safaoui (2007, p. 11), 200 attentats en moyenne, de source islamiste, sont perpétrés chaque année à travers le monde. Aussi, du 11 septembre 2001 au 24 juillet 2011, environ 17497 attentats mortels sont-ils comptabilisés de par le monde.

Face au sentiment de la catastrophe, à cette « heuristique de la peur » qui plongent l’esprit dans la réminiscence et dans la reviviscence de la face sombre du visage de Janus, dépeinte par les Francfortois en termes de « dialectique de la raison », comment ne pas repenser les réquisits fonctionnels de la modernité ?

Le problème majeur de notre époque, c’est l’effondrement de l’univers axiologique en riposte à cette « hypocrisie morale » qui s’est pendant longtemps présentée sous les oripeaux d’un universalisme problématique. Il faut donc comprendre que le fondamentalisme religieux, au-delà du traumatisme qu’il occasionne, nous invite à repenser le lien social, menacé de se rompre, de se fragiliser, parce que, coincé dangereusement dans les fourches caudines de l’individualisme et du communautarisme. Alain Renaut (in L. Sosoe, 2002, p. 107-108) a évoqué la « double leucémisation » de l’espace public. Et c’est surtout le second versant qui suscite aujourd’hui plus d’inquiétude, à savoir la leucémisation du collectif, facteur de la « guerre des cultures » (S. Mesure, A. Renaut, 1996, p. 196). Le retour du religieux est symptomatique de cette guerre.

Il faut dire que la source de l’affrontement des civilisations, réside beaucoup plus dans cette attitude de condescendance des valeurs du christianisme, supposées constitutives de l’humanisme moderne sur celles de l’islam, perçues en termes de « démodernisation répressive » (Ibid., p. 19). Un tel jugement de valeur ne peut qu’engendrer des frustrations, des « cicatrices de l’esprit », source de « suprême révolte de l’esprit » pour parler comme Hegel (1993, p. 440-441). Il urge donc de procéder à « une pacification raisonnable des relations entre les divers systèmes de valeurs », par une quête sincère de la « cicatrisation des blessures morales » (E. Renault, 2000, p. 44). Et ceci ne peut pas se faire en livrant la guerre aux idéologies avec des armes conventionnelles, car on ne peut pas combattre avec les armes les valeurs, les croyances. John Locke (1992, p. 132) avertit : « La force est un mauvais moyen pour faire que les dissidents reviennent de leurs opinions ». Mais comment amener à la raison des groupes fanatisés, embobinés par des croyances obscurantistes ? Voilà le nouveau défi que doit relever le monde actuel : penser aux nouvelles méthodes efficientes pour amener les fanatisés à la discussion et à l’acceptation de la différence.

CONCLUSION

La crise de la sécularisation est imputable à ce qu’on peut appeler les avatars d’une mauvaise sortie du religieux. Le principal chef d’accusation en est la conduite unilinéaire du processus, dans la spoliation des minorités identitaires et par l’affirmation condescendante de la civilisation occidentale. La nécessité de repenser la sécularisation aujourd’hui est donc indissociable de la problématique du multiculturalisme dont la bonne compréhension doit aider à libérer nos espaces politiques séculiers des scories occidentalocentriques.  Il revient ainsi à l’État-nation démocratique de « reconnaître » les différents groupes ethnoculturels qui structurent l’univers social, en leur restituant leurs droits, tout en les accommodant, dans la mesure du possible, aux principes éthiques définis discursivement sur fond d’un consensus moral minimal. Qui plus est, l’État démocratique doit amener les identités religieuses, avec beaucoup d’adresse, à « renégocier leur mode d’insertion dans le jeu social et politique » (Ibid. p. 78), par une nécessaire articulation entre ethnos et demos (J. Habermas, 1998), entre liberté et culture (J. Habermas, 2008, p. 247).

Quoi qu’on en dise, la solution réside dans la reconnaissance des droits culturels subjectifs, préalable incontournable au réexamen des politiques actuelles de la sécularisation. Et la seule façon d’y parvenir est de poser clairement les jalons d’un véritable dialogue entre les cultures, par une redéfinition de la mondialisation, actuellement sévèrement critiquée, en raison de sa tendance homogénéisante. Cela veut dire que l’Occident doit accepter de descendre, un tant soit peu, de son piédestal, en réparant les injustices qu’il a pu commettre à l’égard de certaines minorités identitaires, en les lavant de l’opprobre dont il les a couvertes.

« Comme les attentats du 11 septembre 2001 et leurs suites l’ont rendu douloureusement évident, les luttes pour la religion, la nationalité et le genre sont désormais imbriquées de telle manière qu’il est impossible d’ignorer la reconnaissance…  ».

Ce rappel de Nancy Fraser (2011, p. 93) est, somme toute, un appel en faveur d’un changement de trajectoire de l’État démocratique libéral, une mise en perspective de la sécularisation comme un processus inachevé.

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DE LA CONSERVATION DE SOI À LA PERTE DE SOI                           CHEZ HABERMAS

Adjo Apolline NIANGORAN

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

niangoranapolline@yahoo.com

RÉSUMÉ :

La conservation de soi désigne le noyau identitaire permanent de la subjectivité. La subjectivité et la conscience sont identiques. En effet, c’est à travers l’idée de conservation de soi que réside la conception dialectique de l’individu. La volonté de préserver l’individu conduit à sa destruction et à sa réification.

Mots clés : Conservation de soi, individu, philosophie de la conscience, rationalité, réification.

ABSTRACT :

Self-preservation means the permanant core identity of subjectivity. Subjectivity and consciousness are identical. Indeed, it is through self-conservation idea lies the dialectical conception of the individual. The desire to preserve the individual leads to its destruction and its reification.

Key words : Self-Preservation, self, philosophy of consciousness, rationality, reification, subject.

INTRODUCTION

La conservation de soi désigne le noyau identitaire permanent de la subjectivité. En effet, la subjectivité équivaut à la conscience de soi. Ces deux concepts sont indispensables à la constitution psychique du sujet. Comme le souligne Jürgen Habermas « le concept de sujet a été transformé de telle sorte qu’il prend en charge le concept d’autoconservation développé dans la modernité ». (1987, p. 391). L’autoconservation caractérise le sujet. À partir de la conservation de soi, Habermas déconstruit la philosophie de la conscience. En effet, l’idée qu’il se fait de la conscience est tributaire de l’opinion adornienne et horkheimerienne de la raison instrumentale. De ce point de vue, la position de Habermas est contraire à l’évolution présentée par Max Horkheimer et Theodor Adorno, selon laquelle la logique individuelle de la conservation de soi « n’a plus de soi à conserver ». (1974, p. 137). Ces propos illustrent bien que c’est à travers l’idée de conservation de soi que réside la conception dialectique de l’individu.

Pour Horkheimer et Adorno, deux tenants de la Théorie critique, la volonté de préserver l’individu mène à sa destruction et à sa liquidation. Face à cela, comment la conservation de soi conduit-elle à la fois à la destruction et à la réification de l’individu ? Pourquoi à l’ère de l’instrumentalisation totale, la réification a-t-elle des implications réelles sur l’homme ? Telles sont les questions que nous avons choisi d’examiner. L’objectif de cet article est de montrer qu’au nom de la conservation de soi, l’individu perd sa signification et son autonomie. La raison formelle se transforme en raison instrumentale, en réification effective des hommes et des choses.

Pour bien cadrer l’analyse, nous commencerons par clarifier que la conservation procède d’une rationalité qui gouverne la logique interne de la société 1. Nous ferons ressortir qu’au terme de l’évolution dialectique de la rationalité de la conservation de soi, nous assistons à la destruction de l’individu 2. Nous montrerons comment la conservation de soi assimile les hommes à des objets et instaure la réification du sujet 3.

1. LA CONSERVATION DE SOI ET LA RATIONALITÉ

La conservation de soi provient selon Horkheimer et Adorno d’une rationalité qui instaure comme fin en soi le sujet historique, qu’il soit question de la communauté humaine ou de ses membres. En effet, cette rationalité est la rationalité subjective. Issue des Lumières, elle se présentait comme « un instrument du soi » M. Horkheimer (1974, p. 128) et visait l’autoconservation pour l’instrument du progrès et de l’émancipation individuelle. Elle est destinée à favoriser l’autonomie des individus en les protégeant des menaces extérieures, cela, en vue de leur conservation. À l’évidence, la rationalité orientée vers la conservation du sujet, est une rationalité « pragmatique » au sens kantien, M. Horkheimer (1974, p. 203) utilisée uniquement de façon instrumentale pour la recherche de moyens optimums. Précisons que Horkheimer appelle rationalité instrumentale cette conception appauvrie de la raison mais historiquement victorieuse. Il fait dériver la rationalité instrumentale de la rationalité formelle par un argument logique : « Si la raison est déclarée incapable de déterminer les fins dernières de la vie … elle doit se contenter de réduire tout ce qu’elle rencontre à un simple outil ». M. Horkheimer (1974, p. 101). La rationalité instrumentale ne connait qu’un seul critère : la valeur opérationnelle. Désormais « Formalisme, empirisme, pragmatisme, positivisme » J-M. Durand-Gassellin (2012, p. 185) apparaissent comme des étapes plus ou moins déguisées d’une marche victorieuse vers l’unique conception instrumentale de la rationalité. Il s’agit bel et bien d’une rationalité qui prolonge nos capacités à l’adaptation et à l’autoconservation.

Horkheimer et Adorno tentent, dans la dialectique de la raison, que Habermas qualifie de « livre le plus noir » (1988, p. 128) de reconstituer l’histoire de la culture humaine comme l’histoire de la rationalité. Pour eux, la raison est la capacité de se dégager d’un contexte naturel et de s’en distancier. Mais cette capacité de distanciation recèle simultanément la possibilité de transformer la nature en objet de domination ; les choses deviennent « substrat de la domination ». M. Horkheimer et T. Adorno (1983, p. 27). À y regarder de près, la raison de cette domination est la volonté « d’autoconservation » (1983, p. 38) et, en dernier ressort, la peur d’être soi-même dominé. C’est la raison pour laquelle la volonté d’auto-affirmation comme volonté de domination de la nature devient aussi volonté de domination sur les autres hommes. De ce fait, « pour les dominants, les hommes, tout comme l’ensemble de la nature pour la société, sont réduits à l’état de matériaux ». (1983, p. 98). Ceci ne peut pourtant réussir que si ceux qui cherchent à dominer se dominent eux-mêmes. Les hommes se dominent afin de pouvoir dominer les autres et la nature, afin de ne pas être eux-mêmes dominés. Pour le dire avec Horkheimer et Adorno « la raison est l’instance de la pensée calculatrice qui organise le monde en vue des besoins de l’autoconservation et ne connaît d’autres fonctions que la préparation de l’objet, de simples matériaux pour la domination ». (1983, p. 94).

La conservation de soi ou le soi à conserver prend désormais des tournures qui nuisent à travers la domination. À ce titre, le récit des aventures d’Ulysse dans la dialectique de la raison en est une parfaite illustration. Ulysse, personne mythique, par la ruse et la fuite, renonce à son moi pour apprendre à dominer le danger. « Les aventures d’Ulysse, de cet homme à la fois errant et rusé, sont le reflet d’une histoire primitive de la subjectivité en train de s’arracher au pouvoir des forces mythiques » (1983, p. 68). Ulysse est le soi qui se domine continuellement et qui, ce faisant néglige sa vie. Il se donne pour s’auto-conserver dans une nature hostile avec laquelle la réaction est un combat sans merci.

Il faut le dire, c’est uniquement par la ruse qu’il arrive à se conserver. La conservation de soi devient alors un soi à conserver. Comme le relèvent Max Horkheimer et Theodor Adorno « la ruse est le moyen dont dispose le soi aventurier pour se perdre afin de mieux se préserver » (1983, p. 63). Dès lors, les puissances mythiques apparaissent comme les étapes d’un apprentissage, d’un moi qui se durcit à mesure qu’il résiste à ces puissances et qui vise à la conservation de lui-même. Dans ce sens, Yacouba Konaté affirme ceci : « il ne conserve que par une médiation et une collusion entre le rejet de son soi et l’adaptation de la réalité qui est aussi son adaptation à la réalité par une adaptation du milieu à soi » (1980, p. 44). Dans ce contexte, par sa rationalisation, il ne fait que raisonner mais se conserve et s’aliène à la raison. De ce fait, l’homme qui se conserve par « la raison, se conserve aussi pour la raison », (1980, p. 45) ce qui subsiste est avant tout la conservation de soi. Renoncement, répression et domination sont les caractéristiques structurant la subjectivité.

Horkheimer et Adorno comprennent la rationalité moderne comme instrumentale. Elle est fondamentalement ordonnée à la conservation de soi du sujet : « penser, commente Habermas, sert à la fois à disposer de la nature extérieure objectivée dans la sphère fonctionnelle de l’activité instrumentale ». (1987, p. 383). Le deuxième « mohican »[28] de l’École de Francfort interprète alors cette rationalité comme une « philosophie de la conscience » ou de la réflexion centrée sur la structure « autoréférentielle du sujet ». J. Habermas (1988, p. 39). Il s’agit de la subjectivité moderne thématisée dans le cogito ergo sum de Descartes (subjectivité abstraite) et dans la figure de la (conscience de soi absolue) de Kant. La philosophie de la conscience équivaut à la philosophie du sujet. À ce propos, la philosophie du sujet peut être explicitée de la sorte :

« Le sujet de la représentation se trouve en face d’un monde de choses et d’événements, tout en affirmant sa souveraineté dans un monde, en tant que sujet de l’action menée en fonction d’une fin ». J. Habermas (1993, p. 107).

À l’évidence, la structure de la conscience est de cette façon conçue comme téléologique, et la rationalité qu’elle développe est en même temps instrumentale et stratégique. Toutefois, le plan de la représentation n’est pas l’unique axe sur lequel se développe la philosophie de la conscience. Si celle-ci se réduit, selon Habermas, à la structure sujet-objet, ce rapport constitutif de la conscience peut s’articuler de deux façons : le sujet peut se rapporter à l’objet soit dans la représentation, soit dans la production. De ce point de vue, Etienne Ganty remarque que « la première orientation est propre à l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel), la seconde est typique de Marx et du marxisme occidental (Lukácset la théorie critique) ». (1997, p. 608). Cependant, ces deux fonctions de l’Esprit, la représentation et la production s’entremêlent dès lors que la compréhension habermassienne de la philosophie du sujet (ou de la conscience) est présentée essentiellement à partir de la conception de la rationalité instrumentale de Horkheimer et d’Adorno. En fin de compte, la rationalité instrumentale est ordonnée à la conservation de soi du sujet. Elle sert à la fois à disposer de la nature extérieure objectivée dans la sphère fonctionnelle de l’activité instrumentale. La rationalité au service de la conservation de soi conduit à la destruction de l’individu.

2. CONSERVATION DE SOI ET DESTRUCTION DE L’INDIVIDU

L’individu soumis à la rationalité instrumentale perd son soi à conserver.  Max Horkheimer donne cette définition :

« Lorsque nous parlons de l’individu en tant qu’entité historique, nous ne voulons pas seulement dire l’existence spatio-temporelle, l’existence d’un membre de la race humaine en particulier, mais en outre la conscience de sa propre individualité en tant qu’être humain, conscience, reconnaissance de sa propre identité comprise ». (1974, p. 137).

Il ressort de cette pensée que les traits caractéristiques de l’individualité sont : la conscience de sa singularité et la possibilité d’affirmer sa différence par rapport aux autres.

Notons que c’est dans l’idée de conservation de soi que réside la conception dialectique de l’individu chez Adorno et Horkheimer. La volonté de préserver l’individualité conduit à sa destruction. Par destruction de l’individualité, Horkheimer parle de l’anéantissement de l’idée d’homme. L’individu se trouve diviser entre sa raison, principe de « la conservation de soi » et la nature en lui, ses forces affectives. Pour s’autoconserver, l’individu doit s’adapter aux exigences requises par la conservation du système. Qu’à des fins de bien-être matériel, les individus sont disposés à sacrifier la satisfaction dans l’instant présent de certains désirs. Comme le signale Max Horkheimer : « la conservation de soi peut même requérir la destruction de l’individu qui est à conserver ». (1974, p. 37). Isabelle Aubert partage le point de vue du Francfortois en précisant que « la pente du principe de la conservation individuelle est de détruire ce qu’elle doit conserver – l’individualité ». (2015, p. 40).

Disons que la rationalité instrumentale au service de la conservation de soi, orientée à favoriser l’autonomie des individus en les préservant des menaces extérieures naturelles, finit par les opprimer. En cherchant à dominer la nature extérieure et sa nature intérieure, le sujet est progressivement vidé de sa singularité, modelé par une rationalité gestionnaire qu’il a intériorisée. La domination de la nature dévoile maintenant sa dialectique. En ce sens, la tentative de liquidation de la nature imprévisible mène à la « liquidation du sujet », M. Horkheimer (1974, p. 102) la domination de l’homme sur la nature à la domination de la nature sur l’homme. Car, pour pouvoir dominer la nature, l’homme doit s’adapter à elle. Il s’appauvrit en un reflet de la réalité dont il voulait précisément être le maître. « La subjectivisation qui élève le sujet le condamne simultanément ». (1974, p. 102). Désormais, le sujet de la conservation de soi disparaît. Tandis que la conservation de soi devrait favoriser l’expansion de l’individualité, le soi perd sa consistance sous les effets d’une rationalité oppressive. « La destruction de la raison et de l’individu forme un tout » conclut Horkheimer. (1974, p. 217).

Remarquons que la rationalité de l’autoconservation a pour caractéristique de devenir totalisante. Horkheimer le dit clairement « aujourd’hui le moi individuel a été absorbé par le pseudo-moi de la gestion planificatrice ». (1974, p. 219). À la lumière de cette pensée, on peut dire que les individus sont contraints de s’adapter à la planification sociale. L’impératif d’une rationalité planificatrice se traduit au niveau individuel par l’intériorisation d’une discipline répressive. La planification rationnelle finit par dissoudre l’individualité. D’un certain point de vue, la rationalité de la conservation de soi atomise les sujets socialisés. Toute adaptation comporte une part de « négation de soi ». M. Horkheimer, T. Adorno (1983, p. 80). L’adaptation irréfléchie des hommes modernes aboutit à une destruction de soi.

Plus encore, le désir instinctif de survie sociale pousse l’individu à se satisfaire du conformisme. À vrai dire, la réalisation de soi de la consommation de biens culturels standardisés amène les individus à ignorer leurs vies concrètes pour suivre les modèles de vies abstraites et préformées. C’est dans ce contexte que l’idéologie consiste en ce que les hommes sont, et non pas en ce qu’ils croient. Sous l’effet de l’idéologie de la conservation de soi, précise Isabelle Aubert « les membres de la société nient leurs souffrances pour incarner une image de la réalisation individuelle ». (2015, p. 49). Force est de constater que la conservation de soi fait fonctionner la société aux dépens des personnalités individuelles. Selon Adorno, le voile individualiste est une illusion subjective qui a une cause objective : « c’est uniquement grâce au principe de la conservation individuelle, avec toute son étroitesse, que le tout fonctionne ». (1978, p. 244). La société fonctionne en détruisant ses propres membres et en les aveuglant sur cette destruction. Si tel est le cas, la destruction de l’individu n’engendre t’- elle pas aussi sa réification ?

3. LA CONSERVATION DE SOI, UNE FORME DE RÉIFICATION

Dans La dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno avaient montré que la rationalité instrumentale au service de la conservation de soi n’est pas sans conséquence dans le monde. Elle se transforme en réification effective des hommes et des choses. Qu’est-ce donc la réification ? La réification, c’est la transformation en chose. L’expression procède du verbe réifier qui vient du latin res, qui signifie chose, et facere qui veut dire faire. Chez Lukács :

« La réification, c’est ce qui transforme les êtres et les choses en res, ontologiquement, humainement et pratiquement vides de toute essence, de tout sens vivifiant. La réification métamorphose tout ce qui est et produit en marchandise ». (1969, p. 7).

Précisons que la réification est un concept de György Lukács. C’est une forme de comportement par lequel le sujet ne considère plus ses semblables comme sujets mais comme choses ou objets. De ce fait, la réification désigne le fait qu’un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d’une chose. L’originalité de Lukácsest d’avoir montré que la réification du travail humain ou le devenir-marchandise d’une fonction de l’homme, pénètre toutes les sphères de la société, au point de devenir « la catégorie universelle de l’être social » J. Grondin (1988, p. 631) en règne capitaliste. Lukácsétend le schéma d’une substitution fétichiste, de la valeur d’usage par la valeur d’échange à l’ensemble de relations sociales, des formes d’objectivité et la subjectivité. C’est non seulement l’ensemble des choses qui deviennent des marchandises potentielles mais aussi les facultés des hommes.

Á l’époque capitaliste, c’est la force de travail qui tout d’abord, devient une chose sur le marché du travail. La subjectivité du travailleur est ainsi quantifiée et morcelée, ses particularités réduites à des sources d’erreur dans la production, désormais rationnellement dans l’entreprise moderne. Produits et hommes apparaissent ainsi comme des choses atomisées et calculables. Dans cette perspective, un texte de Paul Zima illustre parfaitement la conception lukácsienne : « Le concept d’aliénation peut être déduit de celui de réification, dans la mesure où la domination de la vie quotidienne par les lois du marché entraine une réduction du travail humain et de l’individu lui-même à un objet d’échange, à une chose ». (1985, p. 27).

Dans la réification, il y a l’idée d’une transformation des êtres en res. C’est ainsi que dans le rapport sujet et objet, « la dissolution de l’autonomie de l’objet ou le rejet d’une chose en soi, sert de prétexte à l’aspiration de la subjectivité à la domination totale ». J. Grondin (1988, p. 633). En d’autres termes, elle procède d’une réduction préalable de la choséité à la production d’une subjectivité constituante. À l’ère de l’instrumentalisation totale, la réification a des conséquences réelles sur l’homme. La logique identifiante assimile les hommes à de purs objets du système et instaure de la sorte la réification. S’adapter veut dire se rendre de la même façon au monde des objets pour sa propre conservation. Avant même que la réalité soit perçue par la conscience, elle est déjà préformée et systématiquement déformée par des schèmes réifiants. Isabelle Aubert note ceci :

« Se considérer soi-même comme un objet marchand n’implique pas simplement une gestion de sa conduite, mais plus encore une absence de réflexion sur soi, une pensée sclérosée. Les consciences sont ainsi complètement réifiées au terme du développement d’une rationalité instrumentale visant l’autoconservation ». (2015, p. 50).

C’est dire que les consciences cherchent eux-mêmes à correspondre à des types objectivables, aux dépens de leur moi. La conscience est alors réifiée.  Selon Adorno, une conscience réifiée est « surtout une conscience qui se ferme à toute évolution, à toute reconnaissance de ce qui la détermine elle-même, et érige en absolu ce qui est ainsi ». (1984, p. 2014). Autrement dit, cette conscience réifiée a une pensée résignée. Elle est aveugle aux déformations sociales ; elle les prend pour de vraies données naturelles inéluctables. En plus d’être fausse, cette conscience est paralysée. L’individu finit par ne plus apprécier à leur juste valeur des biens désirés et perd de la sorte toute proximité avec le monde des choses en général.

Tout semble montrer que les individus, rabaissés au niveau de purs objets du système, ont cessé d’être eux-mêmes ; considèrent leur état de « batraciens » M. Horkheimer et T. Adorno (1983, p. 52) comme une nécessité objective à laquelle il serait vain de s’opposer. « La réification est devenue si dense que toute spontanéité voire la simple tentative de suggérer ce qui est le véritable état des choses, devient une utopie inacceptable, une déviation sectaire » affirment Horkheimer et Adorno (1983, p. 215). Les individus n’ont pas le choix et doivent s’adapter.  Habermas présente, en effet, l’entreprise de Horkheimer et d’Adorno comme une radicalisation de la théorie lukácsienne de la réification. Les structures de la conscience réifiée, déduites par Lukács à partir de son analyse du travail salarié, sont imputées à une pensée identitaire qui déploie son efficacité sur le plan de l’histoire universelle. En d’autres termes, la pensée de l’identité est située dans l’histoire de la rationalité formelle, ce qu’ils appellent la rationalité instrumentale essentiellement ordonnée à la conservation de soi du sujet.

De la sorte, le mécanisme producteur de la réification de la conscience est ancré dans la forme d’existence d’une espèce qui se reproduit par le travail. Habermas présente la réification par référence à l’activité de production, laquelle transforme la dimension créatrice du travail en une répétition sans vie des mêmes gestes. La réification du travailleur se comprend par l’extension de la rationalité technique aux rapports sociaux de production et c’est aussi ce même processus qui est à l’origine de la réification qui touche l’homme en tant que consommateur.  Force est de constater avec Vandenberghe que les individus deviennent « fonctions fonctionnantes, simples rouages dans une mécanique devenue sa propre fin ». (1988, p. 84). Ce qui doit être conservé, le soi, est liquidé. Sous l’a priori de la commercialisation, fait remarquer Adorno « le vivant en tant que ce qui vit s’est transformé en chose, en biens d’équipement. La conservation de soi perd son ipséité ». (1980, p. 214). Les hommes d’après leur propre conscience, deviennent des outils, des moyens au lieu de fins.

Quant à Habermas, il reprend le thème lukácsien de la réification mais en le reformulant en termes communicationnels. En effet, la théorie de la colonisation du monde vécu peut être considérée comme la version habermassienne de la théorie de la réification. À la différence de Lukács et des membres de l’École de Francfort, Habermas n’assimile ni l’autonomisation des sous-systèmes relativement au monde vécu, ni la rationalisation en tant que telle à la réification. Selon lui, c’est uniquement lorsque les impératifs des sous-systèmes autonomes pénètrent de l’extérieur « comme les maîtres de la colonisation dans les sociétés tribales » (1987, p. 391) dans le monde vécu et y détruisent les infrastructures communicationnelles qui rendent possible sa reproduction rationnelle, qu’il y a réification. C’est dire que Habermas comprend la réification en termes de rationalisation unilatérale du monde vécu. La rationalité instrumentale médiatisée par les médiums régulateurs devient en conséquence le seul et unique mode d’action, de sorte que tout ce sur quoi elle porte se transforme en pseudo-nature. La prépondérance chosificatrice de la rationalité instrumentale réussit finalement à réifier la pratique communicationnelle quotidienne. Ce qu’il faut bien saisir, selon Habermas, c’est que dans la proportion où le monde vécu est livré aux impératifs des sous-systèmes autonomisés, la force pathogène s’introduit silencieusement dans les pores de la praxis communicationnelle quotidienne et le monde vécu est réifié sur la voie d’une rationalisation unilatérale.

Par ailleurs, nous soulignons que le mécanisme social agit sur l’individu à la fois comme une force d’attraction et comme une force de répression. L’individu sur lequel se fait sentir de manière immédiate, la forme du mécanisme social (les impératifs de la compétition) assujettit à cette pression sociale, se découvre face à la société comme devant une seconde nature. L’action du mécanisme social sur l’individu prend ainsi la forme d’un processus de chosification, par lequel il est forcé dans et par la société à se réduire lui-même au rôle d’article utile et de marchandise ayant son prix. Ce comportement apparaît comme une réification de l’homme. La pression sociale dénature l’homme en le ravalant à l’état d’un objet à mettre en valeur. Il s’agit bel et bien de la chosification.

CONCLUSION

La rationalité instrumentale qui sert l’autoconservation, se retourne contre ses usagers et réifie les consciences. En tant que finalité sans fin, elle s’adapte à tous les buts du moment qu’ils sont utiles à la conservation de soi. « La conservation de soi a perdu son soi » M. Horkheimer (1974, p. 217) et où la rationalité s’autodétruit. Sous l’effet de cette rationalité, une technique de conservation de soi devenant une « dénaturation du soi » J. Habermas (1987, p. 215) se diffuse. Pour survivre, l’individu doit s’adapter et se soumettre à la réalité telle qu’elle est. La rationalité instrumentale, conclut Horkheimer en dévoilant le lien interne qui existe entre le concept d’agir stratégique et la réification, « c’est l’attitude de la conscience qui s’adapte sans réserve à l’aliénation du sujet et de l’objet, au processus social de réification ». (1974, p. 180). La réification affecte donc tous les membres de la société. On pourrait dire que la logique de la conservation de soi désindividualise. En considérant que l’être humain est constamment soumis à des contraintes concrètes résultant de la conservation de soi, ou la destruction de l’individu et la réification sont des maux / mots, Habermas dévoile l’existence d’un autre type de rationalité porteuse d’un potentiel émancipatoire. Il s’agit de la rationalité communicationnelle.

BIBLIOGRAPHIE

AUBERT Isabelle, 2015, Habermas une théorie critique de la société, Paris, Éd. CNRS.

ADORNO Theodor et HORKHEIMER Max, 1983, Dialectique de la raison fragments philosophiques, Paris, Gallimard.

ADORNO Theodor, 1978, Dialectique négative, Paris, Payot.

ADORNO Theodor, 1989, Minima moralia : réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot.

ADORNO Theodor 1984, Modèles critiques : interventions-répliques, Paris, Payot.

DURAND-GASSELIN Jean-Marc, 2012, L’École de Francfort, Paris, Gallimard.

GANTY Etienne, 1997, Penser la modernité : essai sur Heidegger, Habermas et Eric Weil, Namur, Presses Universitaires de Namur.

GRONDIN Jean, 1993, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, Paris, Vrin.

GRONDIN Jean, 1988, « La réification de Lukácsà Habermas », Archives de philosophie, n 51.

HORKHEIMER Max, 1974, Éclipse de la raison, suivi de Raison et conservation de soi, Paris, Payot.

HABERMAS Jürgen, 1987, Théorie de l’agir communicationnel, rationalité de l’agir et rationalité de la société, Tome 1, Paris, Fayard.

HABERMAS Jürgen, 1987, Théorie de l’agir communicationnel, pour une critique de la raison fonctionnaliste, tome 2, Paris, Fayard.

HABERMAS Jürgen, 1988, Le discours philosophique de la modernité : douze conférences, Paris, Gallimard.

HABERMAS Jürgen, 1993, La pensée postmétaphysique : essais philosophiques, Paris, Armand Colin.

KONATE Yacouba, 1980, Optimisme et pessimisme chez Adorno et Horkheimer, Thèse de doctorat, Paris 1, Panthéon Sorbonne.

LUKÁCS György, 1968, Histoire et conscience de classe, Paris, Ed de Minuit.

VANDENBERGHE Frédéric, 1998, Une histoire de la sociologie allemande : aliénation et réification, Tome 2, Paris, La Découverte.

ZIMA Pierre Vaclac, 1985, Manuel de sociocritique, Paris, Picard.


[1] Comme pour faire écho à ces propos de B. Pascal (1972, p. 66) : « (…) ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ».

[2] « dans une constitution (…) qui (…) n’est pas républicaine, la guerre est la chose du monde qui demande le moins de réflexion parce que le souverain n’est pas membre, mais possesseur de l’État et que la guerre ne lui cause pas le moindre dommage (…) ; il peut donc la décider pour des causes futiles comme une sorte de partie de plaisir (…) ». (E. Kant, 1948, pp. 17-18).

[3] « (…) le juriste n’est pas en même temps philosophe (pour la moralité même), parce que sa fonction exige seulement qu’il emploie les lois existantes, mais non qu’il recherche si celle-ci n’auraient pas besoin de quelques améliorations (…) ». (E. Kant, 1948, p. 50.)

[4] E. Kant, (1947, p. 125), affirme par exemple dans « Conjectures sur les débuts de l’histoire » qu’ « (…) au degré de culture auquel est parvenu le genre humain, la guerre est un moyen indispensable pour la perfectionner encore ».

[5] Informaticien et ancien employé des services secrets américains, (CIA, NSA), Edward Snowden est entré en disgrâce avec le gouvernement américain pour avoir révélé les détails de plusieurs programmes de surveillance de masse américains et britanniques.

[6] DESCARTES discute d’acoustique, de proportions mathématiques et des effets de la musique dans son Compendium Musicae (1618).

[7] ROUSSEAU a écrit Dissertation sur la musique moderne, Lettres sur la musique française, Traité de Composition musicale et est l’auteur du Dictionnaire de la musique, qui recèle de trésors et demeure un document référentiel.

[8] Dans Lettre à GOLDBACH, 17 avril 1712, in Epistolae ad diversos, herausgegeben von Chr. Kortholt, 2 vol, Leipzig, 1734, tome 1, p. 240.

[9] SCRUTON, Roger, Understanding music : philosophy and interpretation, New York, Continuum, 2009, p. 181.

[10] PINKARD, Hegel : A biography, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 520.

[11] Ibidem, p. 388.

[12] HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Correspondance III, 1821-1831, traduit par Jean Carrère, Éditions Gallimard, 1967, p. 624.

[13] Dans « Rythm, melody, and harmony » in The Routledge companion to philosophy and music, New York, Routledge, 2011. Roger SCRUTON évoque la musique des tam-tams qui est uniquement rythmique.

[14] Ce compositeur était aussi ornithologue et écrivit une musique qui consistait en une transcription de sons d’oiseaux.

[15] Pendant près de 10 minutes il met en scène dans cette pièce musicale neuf insectes sonores.

[16] Christophe Baroni, Nietzsche éducateur : de l’homme au surhomme, Paris, Fabert, 2008.

[17] C’est le titre de l’aphorisme 261, de Humain, trop humain, I.

[18] Idem.

[19] Ces expressions employées de façon récurrente par Nietzsche dans La Généalogie de la Morale pour illustrer l’état de décadence de l’homme moderne.

[20] L’avènement du surhomme nietzschéen est presque similaire au cheminement initiatique du Komian. Le lecteur peut se référer à Voyage rituel du Komian dans l’invisible de ANY Désiré Hobido, paru dans l’ouvrage Quand l’homme voyage-Les passeurs d’empreintes, ouvrage réalisé avec la collaboration de la Société d’Écologie Humaine, Paris, L’Harmattan, 2014.

[21] KHAN Salman, L’éducation réinventée, JC Lattes, Paris, 2013.

[22] Le prochain article aborde les perspectives critiques de l’éducation supérieure chez Nietzsche.

[23] Cérémonie de nomination et de célébration de la naissance des petites filles.

[24] Cérémonie de coupe des cheveux réalisée chez les garçons âgés de 3 ans, c’est le tout premier évènement traditionnel dans la vie de tout enfant juif mâle.

[25] Mode de formation des espèces, développement et généalogie de l’espèce.

[26] Avant 1750, année de parution de l’Aesthetica d’A. G. Baumgarten, la sensibilité et l’imagination en général – pas seulement celles requises par la création et la contemplation des œuvres d’art – étaient considérées plus comme des obstacles que des moyens à l’exercice de la raison et, par conséquent, comme non suffisamment dignes de donner lieu à des préoccupations d’ordre scientifique au sens strict.

[27] On trouve des indices d’une défense de la sensibilité dès l’Antiquité. Par exemple, prenant en cela le contrepied de son maître Platon, Aristote confère une dignité ontologique considérable au monde sensible et à l’imitation, y compris et peut-être surtout celle de ce qui est sensible. La mimésisdevient donc légitime, d’autant plus que, « dès l’enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter – et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représentation dès ses premiers apprentissages – et une tendance à trouver du plaisir aux représentations », comme l’écrit sans ambages Aristote (1980, 1448 b 5-9). La traduction de J. Hardy mentionnait imiter et imitation plutôt que représenter et représentation. Cependant, même s’il est ainsi réhabilité par Aristote, après la dévalorisation inhérente à la rigueur ascétique du platonisme, le monde sensible ne sera véritablement constitué en sphère autonome qu’à partir d’A. G. Baumgarten.

[28] « Mohican » signifie descendant.

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