Perspectives 018-2019

Volume IX – Numéro 18    Décembre 2019     ISSN : 2313-7908N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

Directeur de Publication : Prof. Doh Ludovic FIÉ

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ISSN : 2313-7908

N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Directeur de publication : Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités

Rédacteur en chef : Prof. N’dri Marcel KOUASSI, Professeur des Universités

Rédacteur en chef Adjoint : Prof. Assouma BAMBA, Maître de Conférences

COMITÉ SCIENTIFIQUE

Prof. Aka Landry KOMÉNAN, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités, Métaphysique et Éthique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université Alassane OUATTARA.

Prof. Azoumana OUATTARA, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa

Prof. Daniel TANGUAY, Professeur des Universités, Philosophie Politique et Sociale, Université d’Ottawa

Prof. David Musa SORO, Professeur des Universités, Philosophie ancienne, Université Alassane OUATTARA

Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université Alassane OUATTARA

Prof. Henri BAH, Professeur des Universités, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université Alassane OUATTARA

Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal

Prof. Jean Gobert TANOH, Professeur des Universités, Métaphysique et Théologie, Université Alassane OUATTARA

Prof. Kouassi Edmond YAO, Professeur des Universités, Philosophie politique et sociale, Université Alassane OUATTARA

Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des Universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou

Prof. N’Dri Marcel KOUASSI, Professeur des Universités, Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA

COMITÉ DE LECTURE

Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université Alassane OUATTARA

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Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa

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COMITÉ DE RÉDACTION

Prof. Abou SANGARÉ, Professeur des Universités

Dr. Donissongui SORO, Maître de Conférences

Dr Alexis KOFFI KOFFI, Maître-Assistant

Dr. Kouma YOUSSOUF, Maître de Conférences

Dr. Lucien BIAGNÉ, Maître de Conférences

Dr. Nicolas Kolotioloma YEO, Maître-Assistant

Dr. Steven BROU, Maître de Conférences 

Secrétaire de rédaction : Dr. Blé Sylvère KOUAHO, Maître de Conférences

Trésorier : Dr. Grégoire TRAORÉ, Maître de Conférences

Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités

SOMMAIRE

1. L’objectivation du divin dans la rationalité platonicienne et dans la foi chrétienne,

Ange Allassane KONÉ ……………………………………………………………….1

2. Montaigne et l’humanisme pédagogique médiéval,

Gaoussou OUEDRAOGO ……………………………..…………………………….21

3. L’œuvre d’art et la décadence de son aura : contribution à une critique benjaminienne de la modernité technoscientifique,

Barthelemy Brou KOFFI …………………………………………………………….39

4. Le principe espérance de Bloch : un défi au nihilisme,

Issouf CAMARA …………………………………………………….…………………57

5. Le sentiment de responsabilité et la protection de la nature en faveur des générations futures chez Hans Jonas,

Grégoire TRAORÉ et Kouassi Hermann SIALLOU ……………………………..74

6. De la compatibilité entre la réfutabilité chez Popper et la science normale chez Kuhn,

Bi Ya Télesphor GOZI ………………………………………………………………….88

7. L’universalité conceptuelle à l’épreuve de la diversité des contextes : Perspectives de Théophile Obenga et de Jean-François Lyotard,

Garba OUMAROU et Mounkaïla Abdo Laouali SERKI …………………..…106

8. Raison et prospective : analyse critique,

Evariste Dupont BOBOTO …………………….………………………………….122

9. Les politiques migratoires : de la souveraineté à la solidarité,

Essonam BINI et Dotsè Charles-Grégoire ALOSSE …………………………142

10. L’axiomatique formalisée : idéal déductif ou illusion d’un idéal déductif ?,

Pancrace AKA ……………………………………………………………..…………165

11. Contexte de prise en charge et Stratégies de résilience post chirurgicale des porteuses de fistules chroniques à Korhogo,

Gnazégbo Hilaire MAZOU,Zagocky Euloge GUEHI et Bi Koloko Wilfried OUIZAN ………………………………………………………………………………….…183

12. La politique de communication de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale sur le payement des cotisations sociales des travailleurs du secteur privé de Côte d’Ivoire,

Bally Claude KORÉ ……………………………….……………………..…………199

13. Roman africain contemporain francophone et nouveau roman : de la similarité poétique ā l’imposture critique,

Taïgba Guillaume ROUDÉ …………………………………………………..……209

LIGNE ÉDITORIALE

L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.

Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?

Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.

Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.

Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.

Le comité de rédaction

L’OBJECTIVATION DU DIVIN DANS LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE ET DANS LA FOI CHRÉTIENNE

Ange Allassane KONÉ

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

angekone44@gmail.com

Résumé :

Croire ou penser que la pensée religieuse et la pensée philosophique sont inconciliables, n’est véritablement pas justifié. Le questionnement du sens de dieu nous convainc, en effet, du possible accord entre la théologie chrétienne et la théologie platonicienne. Dans cette vision partagée du divin, il convient, par conséquent, de dépasser les divergences religieuses qui pourraient opposer le polythéisme platonicien au monothéisme chrétien, pour percevoir plutôt leur similarité. C’est dans cette optique que la rationalité platonicienne saura secourir la croyance religieuse troublée par un regain du fanatisme et de l’extrémisme. Elle le fera en conduisant l’humanité contemporaine à une identification justifiée de l’être divin afin de rendre objectifs les rapports entre les hommes qui, religieusement, sont différents.

Mots-clés : Christianisme, Dieu, Platon, Rationalité, Religion, Théologie.

Abstract :

To believe or think that religious thought and philosophical thought are irreconcilable is not really justified. The questioning of the meaning of God convinces us, indeed, of the possible agreement between Christian theology and Platonic theology. In this shared vision of the divine, it is therefore necessary to go beyond the religious divergences that Platonic polytheism could oppose to Christian monotheism, in order to perceive rather their similarity. It is in this perspective that Platonic rationality will rescue religious belief troubled by a revival of fanaticism and extremism. It will do so by leading the contemporary humanity to a justified identification of the divine being in order to make objective the relations between the men who, religiously, are different.

Keywords : Christianity, God, Plato, Rationality, Religion, Theology.

Introduction

« De Dieu on n’a jamais fait le tour, de Dieu on ne voit jamais le fond, de Dieu on ne connaît que le désir de le connaître », écrit A. Jenni (2014, p. 44). Dans ce désir ou cette quête du divin, plusieurs fidèles religieux privilégient la voie de la foi au détriment de celle de la raison, se méfiant, par ailleurs, des raisonnements philosophiques. Ainsi, l’idée du divin prend un sens plus dogmatique que rationnel, car, aux yeux de nombreux pratiquants, la question de Dieu s’appréhende par la croyance plutôt que par la rationalité. À analyser une telle pensée, on croirait difficile l’accord entre la théologie du platonisme et celle du christianisme. Mais ne serait-il pas erroné d’opposer systématiquement la conception chrétienne de Dieu à celle développée à travers la philosophie platonicienne ?

En effet, chez Platon, le monothéisme se double d’un polythéisme très sincère. Aussi, d’après L. Robin (1935, p. 130), résumant la théologie platonicienne, serait-on en présence d’au moins trois plans d’existence divine : « Le vivant-en-soi ou le dieu intelligible avec ses idées ; le démiurge ou le dieu ouvrier du monde ; le monde lui-même ou le dieu visible avec les astres ». Sans paraître saugrenu, l’on pourrait, à juste titre, relier l’Idée du bien à Dieu le Père, le démiurge au Christ ou Verbe divin, et le monde comme dieu à l’Esprit Saint. Car, même si la Bible, parlant de Dieu, ne pose pas trois principes, pas plus qu’elle n’ait autorisé à parler de trois dieux quand elle parle du Père, du Fils et du Saint-Esprit, elle confesse néanmoins que chacun d’eux est Dieu.

Cependant, l’accord de ces deux doctrines, philosophique et religieuse, est-il possible, face à l’hypothétique conciliation du polythéisme de Platon et du monothéisme chrétien ? La ressemblance entrevue entre leurs différentes divinités respectives ne permet-elle pas plutôt leur rapprochement ? Enfin, quelle importance révèle une telle analyse analogique dans la saisie contemporaine de l’être de dieu ?

Ainsi, contre toute idéologie qui consacre une opposition irréductible entre philosophie et religion, nous voulons, à partir d’une analyse comparative, interroger d’une part la nature et les enjeux du rapprochement de la divinité chrétienne et de la divinité platonicienne ; et d’autre part, faire ressortir la contribution de la foi et de la raison à la compréhension objective de la réalité divine et de l’existence. Mieux, face à la conjoncture culturelle et religieuse dont souffre notre siècle, l’objectif poursuivi, ici, est de cerner l’être divin, à travers les lunettes de la rationalité platonicienne et de la foi chrétienne.

En vue d’atteindre cet objectif, nous commencerons par rappeler les divergences qui opposent le polythéisme platonicien au monothéisme chrétien ; ensuite, nous minimiserons ces divergences pour faire triompher la ressemblance frappante qui caractérise leurs conceptions respectives de Dieu ; enfin, en vue d’une découverte plus objective de l’être suprême, nous actualiserons la théologie platonicienne, à l’ère d’une spiritualité éclatée.

1. L’hypothétique rapport entre polythéisme platonicien et monothéisme chrétien

La philosophie, à partir des Idées platoniciennes, pourrait se définir comme un effort de cheminement vers la divinité. La divinité ou le divin dans le Phèdre, se définit comme : « Un vivant immortel, qui a une âme, qui a un corps, tous deux naturellement unis pour toujours » (Platon 2, 2011, 246d). Mais le sens du divin, ici, laisse entrevoir plusieurs dieux : le monde des Idées, couronné par l’Idée du bien ; le démiurge du Timée ; les astres fixes, que l’on voit à travers l’espace, et les planètes ; les démons que Platon considère comme des dieux ou du moins des enfants de dieux ; et pour finir, nous avons la classe des héros, qu’on nommerait aussi des demi-dieux, c’est-à-dire des personnages qui sont les rejetons d’un dieu ou d’une déesse et d’un mortel ou d’une mortelle.

Sans aucun doute, le divin, chez le disciple de Socrate, se définit à partir d’une conception polythéiste. Platon marque, d’une part, son affection pour certains dieux traditionnels, tels qu’Apollon, le dieu delphique, Héra et même Zeus, dieu suprême des êtres divins secondaires ; d’autre part, il répugne la nature et le comportement absurde des dieux cosmogoniques tels que Uranus, Gaïa et des olympiens qu’il trouve loin de la vérité. Lorsqu’on analyse cette conception polythéiste platonicienne, on ne peut vraiment pas dire que Platon a échappé à la croyance populaire grecque. Seulement, par une analyse rationnelle, il a eu au moins le mérite d’épurer cette croyance pour en faire ressortir les dieux avec une image plus acceptable.

De fait, au sujet de Dieu, Platon se trouvait en présence d’opinions diverses. D’une part, les traditions religieuses grecques peuplaient le monde de dieux, et d’autre part, il y avait les affirmations philosophiques d’un Xénophane ou d’un Anaxagore, tout aussi bien que les négations de Démocrite. Il parut à Platon que sur cette question, comme sur toutes celles qui concernent l’existence, il était impossible de parvenir à la science, mais qu’on pouvait très bien avoir des opinions vraies. De là, une position intermédiaire qui lui fit sacrifier les opinions déraisonnables, les dieux enclins à la colère, cruels, menteurs, intempérants ; mais qui lui fit maintenir, en même temps, l’existence du démiurge et aussi des divinités secondaires.

Comme dans la mythologie traditionnelle, les dieux semblent être, dans l’œuvre de Platon, une version améliorée de l’espèce humaine. Cependant, même si dans les mythes, les dieux sont supérieurs aux hommes car ils sont plus beaux, plus forts et immortels, l’excellence, au sens platonicien, consiste plutôt en l’excellence des qualités de l’âme qui sont, à ses yeux, les seuls vrais biens divins. On comprend ainsi, avec le maître de l’Académie, qu’au sujet des dieux, le mythe soit « à la fois maintenu et rectifié », selon R.-P. Droit (2018, p. 270). Le récit sur la divinité se conforme donc à une cohérence rationnelle possible. Il doit se départir des conceptions arbitraires pour viser le vraisemblable, c’est-à-dire l’eikôs muthos ou mythe vraisemblable.

Face à la question théologique de son époque, Platon, à travers l’image de Socrate, se présente alors comme ni athée ni adepte des vieilles croyances de sa patrie. L’image qu’il se fait de la chose divine est novatrice. Mais, malgré l’identité nouvelle qu’il accorde à Dieu, à travers un examen critique rationnel et moral, reconnaissons qu’il est avant tout polythéiste, car d’après T. Gomperz (1905, p. 88), « il affirme avec énergie l’existence, d’une part d’Apollon, le dieu du sanctuaire delphique, siège de la sagesse supérieure et de la haute culture morale, et d’autre part le soleil et la lune, c’est-à-dire les facteurs naturels qui sont restés pour Platon (…) des essences divines incontestées » ; une vérité que ne saurait partager la théologie chrétienne.

Avec le christianisme, on découvre une conception quasi différente. Les Juifs, contrairement aux autres peuples de l’Antiquité, étaient monothéistes depuis la Thora de Moïse. La religion chrétienne, qu’on pourrait présenter comme le couronnement des lois judaïques ou de Moïse, est restée fidèle à ce monothéisme traditionnel. Dans cette vision des choses, on croirait inconciliables le Theos platonicien et le Theos chrétien ; car le Dieu des Hébreux est autre que ceux du panthéon de la cité grecque platonicienne. La croyance monothéiste des Juifs était, en effet, réelle depuis le Judaïsme. Et depuis son alliance avec Abraham, entretenue jusqu’à Jacob qui a fondé les douze tribus d’Israël, “Yahvé” s’est rendu le maître, le dieu de son peuple pour qu’il le serve et pour qu’il accomplisse ses desseins. Toutefois, avant Moïse, l’Israélite avait du mal à le distinguer des autres dieux des peuples voisins, car son adoration était quasiment similaire à celle consacrée aux divinités dites “étrangères”. Avec Moïse, Dieu se présente enfin comme le dieu de ses ancêtres (Abraham, Isaac et Jacob). Mais cette présentation divine ne semble pas le convaincre. Devant son intransigeance, Dieu décide enfin de décliner son identité tout en la couvrant de mystère : « Je suis celui qui suis » (La Bible, 2004, Exode III : 14).

Mais ce Dieu unique redoute la versatilité du cœur de son peuple. Aussi élabore-t-il, par le canal de Moïse, un code légal pour la socialisation d’Israël. Le décalogue constitue la pierre angulaire de cet ensemble de lois imposées pour la réglementation de la vie civique des israélites. Et cette réglementation réclamait des devoirs envers un Dieu rigoureux et jaloux, qui ne pouvait tolérer la rivalité d’un dieu étranger au peuple qu’il s’est choisi. Aussi, un ensemble de lois divines, définies par Moïse, à travers le Pentateuque, a-t-il joué un rôle déterminant dans la théologie monothéiste du judaïsme. Le christianisme, annoncé comme l’accomplissement des lois juives, ne pouvait se démarquer d’un principe aussi fondamental dans la valeur de la religion juive ; à savoir, la croyance en un seul dieu.

B. Pascal (1972, p. 313) écrivait que « la doctrine de la loi des Juifs était de n’adorer et de n’aimer qu’un Dieu ; elle était aussi perpétuelle ». La conception théologique du christianisme a gardé cette dimension monothéiste, mais tout en nous faisant découvrir Dieu sous une identité nouvelle. Ce dévoilement de cet être divin est dû à l’image divine à laquelle Jésus se rapporte. Sans se préoccuper de la réaction de ses concitoyens, il se présente comme “Fils de Dieu” ; présentation qu’on pourrait d’ailleurs trouver étrange. Il est donc logique que cette filiation au Dieu Juif trouble quelque peu les Pharisiens et les Sadducéens[1] ; eux qui ont toujours défendu l’unicité de Dieu. Seulement, la Bible souligne que la divinité de Jésus ne doit pas susciter, dans les esprits, un polythéisme chrétien.

Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est le même Dieu adoré à travers la religion chrétienne. Dans cette nouvelle alliance, il se révèle sous un visage qui le rapproche de l’humain. Désormais, notre façon de considérer Dieu et de l’aborder change. Le discours sur lui se transforme et affirme la personnalité et la spiritualité absolue de l’être divin. On ne reconnaît plus ici le Dieu terrifiant de Moïse ; sa face exprime l’amour, la charité et la tolérance. En tant que personne, il devient accessible à tous et peut même être nommé, appelé sans risque de blasphème. Sa sainteté redoutée dans l’ancienne alliance a fait place à la grâce depuis sa personnification en l’être de Jésus, identifié comme son image (La Bible, Colossiens 1 : 15).

Plus tard, avec l’avènement de l’Esprit Saint, Dieu révélera ou accomplira sa triple identité. Ainsi, le mystère de la trinité oblige à une interprétation théophanique, théogonique et théopneustique de Dieu. Car il se manifeste successivement comme Père, Fils et Saint-Esprit. Il se fait “communion universelle” puisque sa divinité n’est plus limitée au peuple Juif mais s’étend à l’humanité tout entière. Et par cette extension, Dieu accomplit son essence divine, si nous définissons Dieu comme origine et maître de tout.

En résumé, retenons que le sens du divin dans le langage platonicien est autre que celui défendu par la théologie chrétienne. La divinisation des astres, des planètes, des démons et même des héros chez Platon, justifie un polythéisme qui contraste avec le monothéisme chrétien. Cependant, dans un rapprochement approfondi, on pourrait percevoir ce contraste comme l’effet d’une apparence, pour découvrir une ressemblance partagée de la théologie trinitaire avec les dieux de Platon.

2. La trinité chrétienne comme achèvement de la divinité platonicienne

La logique interne de la foi chrétienne en Dieu conduit à la foi au Dieu un et trine. Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit ne jouent pas, certes, le même rôle mais représentent la même personne. Ici, Dieu est vu comme Père par rapport au Fils ; il est Père dans la relation à ce dernier qui, à la différence de ces concitoyens, l’appelle “Père”. Par rapport à lui-même ou en tant que subsistant en lui-même, Dieu est simplement Dieu, c’est-à-dire “qu’il est celui qui est”, comme mentionné dans le livre d’Exode. C’est aussi lui le fondement de la trinité chrétienne puisque c’est de lui que dépendent les deux autres personnes de cette figure trinitaire. Avec Jésus, présenté comme le Fils, Dieu apparaît sous la figure de “l’Envoyé”. Envoyé par le Père, il vient révéler à l’humanité que Dieu est amour. Nécessairement différent du Père, il est la médiation de celui-ci par rapport aux hommes. Aussi, en tant que médiateur, sa divinité est-elle liée à l’accomplissement de sa mission terrestre, qui consistait à se sacrifier pour le rachat des péchés du genre humain. Ce sacrifice fait, il sera élevé à la droite du Père (Marc 16 : 19) pour faire place à l’Esprit Saint, le troisième être de la trinité. Identifié comme l’instrument de l’institution de l’Église, le Saint-Esprit pourrait être défini comme la présence de Dieu en l’homme. Cette présence est non seulement une preuve de réconciliation de l’homme avec son créateur, mais aussi une marque d’intimité entre le divin et l’humain.

Précisément, on dira que le dogme de la trinité ou les êtres qui constituent le divin chrétien, selon J. Matter (1854, p. 417), peuvent être considérés sous la notion de « personne » ; c’est-à-dire que l’être divin présenterait trois propriétés essentielles : la puissance, l’intelligence et l’amour. La puissance est celle qu’on est forcé de concevoir comme principe des deux autres. La puissance est donc Père, l’intelligence Fils. Maisentre la puissance qui réalise l’être et l’intelligence qui en détermine la forme, entre « le Père et le Fils, il existe une union nécessaire, infinie, sans quoi Dieu ne serait pas un. L’amour qui accomplit cette union, procède comme Personne des deux, et il est leur souffle commun, leur vie, l’Esprit ». Lorsqu’on analyse cette brève présentation de la trinité chrétienne, malgré sa réalité monothéiste, l’on y perçoit les éclats d’une conception platonicienne de la divinité. Commençons d’abord par signifier la parenté qui existe entre le Bien absolu platonicien et le Dieu suprême chrétien.

Lorsqu’on observe la classification des êtres ou Idées dans la métaphysique platonicienne, on aperçoit, à son sommet, l’Idée du bien, qui donne sens et vie à toutes les autres Idées et au monde intelligible. Mais Dieu le Père, étant la source créatrice de toutes choses, ne pourrait-il pas être assimilé à l’Idée du bien ? De fait, le Bien est l’intelligence qui crée l’ordre, qui ordonne toutes choses et qui dispose chaque chose de la meilleure manière qui soit. Aussi ce principe est-il celui que Platon appelle le principe anhypothétique, au-delà duquel on ne peut remonter, et qui semble le principe le plus solide possible pour expliquer l’ordre du monde et notre aspiration au bien.

Cependant, le Bien n’est pas un dieu créateur comme on l’imagine dans la tradition judéo-chrétienne. Selon Platon, il est la véritable cause de l’ordonnancement des choses. Celles-ci ne sont pas reliées ensemble aveuglement, dans le désordre d’un devenir chaotique et sans dessein. Mais c’est parce que le Bien est le principe ordonnateur du monde, et ainsi de son organisation intelligente, qu’il est possible d’atteindre au-delà des apparences visibles, la réalité des formes ou des Idées stables et éternelles. En d’autres termes, la véritable cause des choses, telles qu’elles nous apparaissent dans ce monde visible, réside dans l’existence de l’Idée du bien.

À la fin du sixième livre de La République, Platon (2011,508b) enseigne qu’au-dessus de toutes les idées, se trouve l’Idée du bien, et que « ce qu’il est lui (le bien), dans le lieu intelligible par rapport à l’intellect et aux autres intelligibles, celui-ci, (le soleil), l’est dans le lieu visible par rapport à la vue et aux choses visibles ». Ainsi, selon lui, l’Idée du bien est cause de tout ce qui existe. Elle donne au connaissable la réalité et la vie, et au connaissant l’intelligence. Comment ne pas être alors amené à dire, après pareilles affirmations, que pour Platon, l’Idée du bien est le véritable dieu, dont le démiurge du Timée n’est qu’une forme inférieure ? Et « si le Bien n’est pas dieu, il est donc plus que dieu, car pour Platon, il n’y a rien au-dessus du Bien, et le Bien, lui, semble supérieur à tout le reste (…). Qu’on cherche donc un nom plus auguste que celui de Dieu pour le donner au Bien», estime L. Massignon (1909, p. 105).

Comparativement, la Bible reconnaît la suprématie de Dieu le Père en tant que père même de Jésus-Christ, considéré pourtant comme démontrant tous les caractères de la divinité. L’apôtre Paul confesse que pour les chrétiens il n’y a qu’« un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et parmi tous, et en tous » (La Bible, 2004, Éphésien IV : 6) ; et un seul seigneur, Jésus-Christ, par qui sont toutes choses. Une distinction hiérarchique semble alors se dessiner entre le dieu suprême et le dieu engendré, qui présenterait une copie conforme, une image identique du Père.

Aussi, présentant les mêmes attributs que l’Idée du bien platonicien, le dieu supérieur des Hébreux paraît difficile à appréhender. Et si la véritable définition de ce Dieu se trouve dans le texte d’Exode III (mentionné plus haut), alors cette présentation obscure et énigmatique ne saurait satisfaire à une identification éclairée du dieu souverain chrétien. Résultat, à l’image de l’Idée du bien, Dieu le Père semble inconnu et indéfini.

Cependant, malgré cette prétention d’assimiler Dieu à l’Idée du bien, nous ne connaissons aucun texte où Platon affirme que l’Idée du bien est Dieu. Aussi son élève Aristote ne paraît-il pas avoir songé à cette interprétation, non plus que les platoniciens. Mais au fond, quand on analyse bien la théologie platonicienne, on découvre que la notion de dieu est affectée au « démiurge » comme façonneur du monde, de la même manière que le Christ est présenté comme l’instrument de la création entre les mains de Dieu le Père. C’est pour cette raison qu’on peut bien établir une relation de similitude entre le démiurge platonicien et le Verbe divin du Christianisme.

Lorsqu’on interprète certains textes de Platon, on est amené à reconnaître que son dieu n’est pas le premier principe, que c’est un être dérivé des Idées, comme les autres êtres de l’univers. Dans le Timée, par exemple, la séparation de Dieu et des Idées est nettement indiquée. L’ordonnateur du monde, le démiurge, est représenté, en effet, comme façonnant l’âme du monde, les yeux fixés sur un modèle éternel : les Idées. Aussi, est-on plus éclairé quand Platon (2011, 247e), lui-même, affirme que la pensée de dieu « se nourrit d’intellection et de connaissance sans mélange ». Autrement dit, le démiurge serait dieu, et la connaissance sans mélange ou science absolue ne serait rien d’autre que le Bien.

Dans cette logique, on dira que, chez Platon, l’univers est l’ouvrage d’un démiurge, d’un artisan divin, contemplant un modèle intelligible, éternelle, une organisation idéale et parfaite et s’appliquant à en réaliser l’image dans une matière. Car l’univers est décrit dans le Timée à la fois comme un ouvrage, réalisé par une souveraine intelligence, et comme un être vivant organisé par une âme, douée elle-même d’intelligence. Ainsi, étant donné que le monde se présente comme la copie des réalités intelligibles, alors le rôle du démiurge serait de conférer la réalité à un vivant à partir de sa contemplation du Bien. Le démiurge symboliserait par conséquent l’intellect contemplant l’intelligible et en organisant une copie.

En clair, d’après Platon, ce monde sensible, étranger à l’être véritable, relève, en lui-même et dans son ordonnancement, d’un intermédiaire, le démiurge, qui lui donne forme pour en faire un monde. C’est d’ailleurs pourquoi le démiurge, dans le Timée (28 b-c), est placé entre l’Idée et le concret. Son office est d’organiser le sensible, mais non en parfaite autonomie. Il le fait en fonction du paradigme des Idées. Inférieur au Bien, son rôle se borne à produire l’ordre et la beauté dans une matière qui, sans lui, ne serait qu’un chaos. Similairement, la conception biblique de la création, elle, ne parle pas d’un démiurge, mais évoque plutôt l’idée d’un Verbe divin, d’un « logos » comme origine de toutes les créatures ; cependant leur rôle semble identique.

Saint Augustin (1964, p. 258) affirme que « Dieu a créé le monde par son Verbe qui lui est coéternel ». Fils de Dieu, le Verbe est coéternel au Père et lui est immuablement attaché. Il est l’expression parfaite de sa sagesse, et comme tel, l’exemplaire divin de toutes choses. Selon lui, en effet, toutes les choses créées ont été faites, non de la substance de Dieu, mais de rien, ou disons d’une matière informe, de peur qu’elles ne se confondent avec Dieu. On dirait donc que Dieu a créé le monde, non en tirant de sa substance une image de lui, forme de toute réalité, mais en tirant du néant une matière informe, qui, sans lui ressembler en rien, pouvait être formée à son image. L’instrument dont Dieu s’est servi pour produire le monde est donc bel et bien son Verbe, c’est-à-dire Jésus.

Toutes les choses créées seraient alors demeurées informes sans le Verbe divin, si ce même Verbe ne les avait ramenées à l’unité divine, en leur communiquant la forme et l’excellence. Autrement dit, la création aurait été faite par Dieu de rien, non de sa substance, ni de quelque substance étrangère ou antérieure à lui, mais d’une matière concréée. Car la matière n’a pas été créée d’abord dans l’ordre du temps ; le temps ne commence qu’avec les formes des choses ; Pour rendre explicite le rôle du fils de Dieu dans le processus de la création auprès de son père, Saint Augustin (1964, p. 317) déclare ceci : « Déjà, dans le nom de Dieu, je saisissais le Père qui a créé les choses, et dans le nom de principe, je saisissais le Fils en qui il les a créées ». C’est ainsi, selon lui, que l’on est amené à comprendre le Verbe divin, qui est Dieu auprès du Dieu suprême ou Dieu le Père.

Enfin ne soyons donc pas surpris d’entendre, au seuil du IIIe siècle, le père Tertullien définir comme il suit le credo chrétien : « Nous croyons en un dieu unique, créateur du monde qu’il a tiré du néant par sa parole engendrée avant les siècles. Nous croyons que cette parole est le Fils de Dieu (…) ; nous croyons que cette parole est notre seigneur Jésus-Christ » (J. Lenzman, 1958, p. 129) qui, avant son ascension vers le Père, avait promis la venue du Saint-Esprit. Ce même Saint-Esprit, en tant que troisième personne de la divinité chrétienne, est par ailleurs identifiable au monde platonicien, classé comme une divinité secondaire.

Le rapprochement de la divinité chrétienne et de la divinité platonicienne pourrait, enfin, se justifier par la similarité perçue entre l’Esprit Saint chrétien et l’âme du monde platonicien. Le terme d’âme du monde, chez Platon, exprime, en effet, le rapport de l’entité avec l’élément corporel, en tant qu’elle l’anime et lui fournit la vie ainsi que le mouvement, mais aussi en tant qu’elle ne se pense pas séparable de ce monde. Le demiurge platonicien, à partir de sa création de l’âme du monde, a créé le monde. Cette âme est d’ailleurs la plus ancienne et la première des productions de Dieu. Elle a un caractère divin, et représente, dans le Timée (34c), le principe de tout mouvement régulier dans l’univers.

L’âme du monde ou cet être individuel qui est conçu par Platon comme « une intelligence et qui gouverne le monde, est en tête de la série des êtres, mais comme tous les êtres, il est subordonné à l’Idée suprême du Bien » (L. Massignon, 1909, p. 124). Le monde possède, en effet, à la fois la perpétuité de la forme spécifique et celle de l’individualité, parce qu’il joint à une âme parfaite un corps que sa constitution naturelle rend apte à l’immortalité. Ainsi, son âme administre le monde avec une admirable puissance qui doit le faire subsister. Et si les choses d’ici-bas n’ont pas la même durée que les astres, qui sont aussi des dieux, c’est qu’elles sont composées d’éléments moins parfaits, et qu’elles sont gouvernées par la partie inférieure de l’âme universelle, tandis que les choses célestes sont gouvernées par sa partie supérieure.

Vraisemblablement, à en croire Platon, toute âme a un côté inférieur tourné vers le corps et un côté supérieur tourné vers l’Intelligence. Ainsi, l’âme de l’univers organise l’univers par la partie d’elle-même qui est du côté du corps.Elle saisit par la contemplation intellectuelle ce qui est au-dessus d’elle, se rattache toujours aux êtres supérieurs, autant que les deux choses sont possibles simultanément, et elle prend à ces êtres pour donner en même temps à ceux d’ici.  En d’autres termes, son rôle est de transmettre à la nature les idées qu’elle contemple dans l’intelligence divine ; elle en est l’interprète ; car c’est par elle que tout descend du monde intelligible dans le monde sensible, et c’est par elle que tout y remonte. Enfin, c’est de l’âme universelle que procède l’âme humaine. Aussi, s’aperçoit-on que la nécessité divine de l’âme du monde trouve son importance dans son accointance avec l’humain. À apprécier de telles descriptions, on pourrait, sans offenser, se remémorer le rôle similairement joué par l’Esprit Saint chrétien.

Le Saint-Esprit représente la troisième personnalité de la trinité chrétienne ; il est donc Dieu. De par sa nature divine, il est un et multiple, car sur la Terre, il peut être partout à la fois tout en restant identique à lui-même ; il est la représentation de Dieu sur terre et le nouveau maître du monde. C’est aussi par son intermédiaire que le dieu-homme (Jésus-Christ) peut communiquer les choses passées comme à venir à ceux qui l’adorent. Seulement, clarifions que cet esprit n’est pas tout particulier au Christ. « L’Esprit Saint est (donc) commun au Père et au Fils, car chacun d’eux n’a pas un esprit particulier, mais tous les deux ont un seul esprit », précise Saint Augustin (2000, p. 542).

Dieu le Saint-Esprit ne paraît pas être alors une émanation directe de Dieu le Fils ; ou disons qu’il ne serait pas seulement l’esprit du Christ descendu après l’ascension de celui-ci. Il a quelque chose de particulier à lui ; il ne fut pas nécessaire juste après l’ascension du Dieu-homme ; sinon il semble avoir été au commencement des choses tout comme l’a été le Verbe de Dieu. On comprend maintenant pourquoi Saint Augustin affirme que c’est en même temps l’esprit du Père et du Fils ; c’est parce qu’il est l’instrument de puissance du Père et aussi du Fils. Il serait alors difficile de lui trouver un commencement ou encore de lui prévoir une fin. En tant que Dieu, son éternité est assurée ; ou du moins, sa fin, si elle devait avoir lieu, dépendrait de Dieu le Père ; car à y voir de près, le Saint-Esprit serait une partie détachée de ce dernier. Si donc on le retirait de la trinité, on découvrirait une imperfection dans la présentation du dieu chrétien.

Tout comme le dieu du monde visible platonicien, retenons que le Saint-Esprit doit sa nécessité à la bonne marche du monde humain. Les caractéristiques de sa personnalité pourraient nous amener à le définir comme le dieu des hommes. Mais une telle affirmation ne présenterait pas toutes les garanties cherchant à exposer clairement l’image de la troisième personne de la trinité. Il serait plutôt préférable de le présenter comme le « dieu messager », par sa fonction médiatrice qu’il accomplit entre Dieu et les hommes.

À la lumière de cette étude comparative, disons que la divinité platonicienne a manifestement marqué de son influence la conception du Dieu biblique. Même s’il est simulé de croire que Platon a expressément formé la vue des Pères de l’Église, la description et le rôle qu’il assigne à ses dieux engagent à admettre qu’il a charmé les premiers exégètes chrétiens. À en croire L. Robin (1935, p. 242), « le rêve platonicien a indirectement inspiré l’organisation théocratique du Moyen-Âge chrétien et sa conception d’un pouvoir spirituel ». Et si l’on ne trouve pas dans Platon la notion judéo-chrétienne de création ex-nihilo, qui parfait et achève notre idée de Dieu, on y trouve néanmoins tous les éléments que mettra en œuvre l’élaboration doctrinale de cette révélation suprême : comment les choses préexistent à titre d’idées dans l’intelligence divine et comment l’être de la création se distingue de l’être divin en tant qu’il y participe.

C’est, par ailleurs, à juste titre que R. Baccou (1966, p. 399), dans les notes du livre II de La République, souligne que « cette mention occasionnelle de plusieurs dieux faite au cours d’une critique du polythéisme traditionnel ne doitpas nous faire douter du progrès de la pensée de Platon vers une conception monothéiste ». La conception théologique de Platon présente d’abord une image polythéiste avant de nous faire croire à un monothéisme non moins ambigu. Sa croyance en plusieurs dieux n’est pas du tout à discuter. Seulement, si le monothéisme chez Platon se double d’un polythéisme très sincère,à notre sens, le premier de ces mots (Dieu) désigne la cause organisatrice du monde ; et le second (dieux), les formes immortelles que cette cause ou ce dieu revêt. Et cette cause divine, quand nous la comparons au dieu chrétien, plusieurs similitudes nous obligent à croire que le dieu des Hébreux est sans doute l’image épurée de la divinité platonicienne. Aussi partant de cette comparaison, voulons-nous montrer la nécessité de la rationalité platonicienne auprès de la foi religieuse pour une définition justifiée du divin.

3. La théologie platonicienne au secours de l’image divine contemporaine

Lorsqu’on cherche le sens étymologique du mot “théologie”, c’est-à-dire le sens de theologia, on découvre que c’est Platon qui fut le premier à l’exprimer pour désigner la recherche de Dieu ou des dieux par la voie du “Logos”. Dans le deuxième livre de La République, il annonce, en effet, une nouvelle connaissance, une nouvelle manière de définir la réalité divine. Selon lui, deux critères permettent de comprendre la nature et la vie de Dieu : d’abord reconnaître que Dieu n’est pas la cause de tout, mais seulement du bien, car il « est l’auteur d’œuvres justes et bonnes … (et non) responsable des malheurs de quelqu’un » (Platon 1, 2011, 380b) ; ensuite, affirmer qu’au sujet de sa nature, Dieu « demeure dans sa forme propre éternellement et absolument » (Platon 1, 2011, 381c). Aujourd’hui, cette conception platonicienne de la divinité, plus ou moins rationnelle, peut être actualisée pour une expression plus objective des différentes conceptions religieuses sur l’être du divin.

De fait, face aux difficultés existentielles qui s’intensifient de jour en jour, et malgré les remèdes proposés par la technoscience, une importante partie de l’humanité a ses regards tournés vers Dieu pour la guérison de ses meurtrissures. Mais la majorité des croyants adorent Dieu, non pour le salut éternel, mais plutôt pour leur bonheur terrestre. La plupart de ces croyants font plus figure de religieux que de fidèles ; car non seulement leur dévotion est flatteuse, mais aussi, ils ignorent véritablement la chose même qu’ils adorent. Et s’ils prétendent connaître Dieu, c’est, le plus souvent, par une conviction intérieure ambigüe et aveugle que par une appréhension dogmatique raisonnable.

Or, à entendre Platon (2011, 505a), on ne peut pas dire d’une action ou d’une règle qu’elle est bonne avant qu’on ne sache ce que le terme “bon” désigne. De même, le “Bien” (identifiant Dieu) étant ce que l’on veut pour soi-même, l’ignorance ne serait rien d’autre que le mal. Car d’après lui, dans La République, « il n’existe pas de savoir plus élevé que la forme du bien, et (…) c’est par cette forme que les choses justes et les autres choses vertueuses deviennent utiles et bénéfiques ». C’est donc dans l’ignorance de ce Bien que l’homme s’égare et présente une vue troublée face aux choses religieuses. On dirait, par conséquent, que nul ne fait le mal autrement que par ce genre d’insuffisance.

Dans un discours plus éclairé, on dira que pour éviter de tomber sous le coup de l’ignorance, il importe d’éclairer la foi fondée sur des sentiments confus et des certitudes intérieures, par la lumière de la raison. La vérité sur les choses sensibles comme sur les choses intelligibles réclame non seulement de la foi mais aussi de la rationalité. La connaissance de certaines choses religieuses est favorisée par la raison, alors que d’autres le sont par la révélation divine. C’est d’ailleurs dans cette optique que le pape Jean Paul II (1998, p. 3)soutenait que « la foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit de s’élever vers la contemplation de la vérité », notamment celle qui concerne l’être suprême.

Ainsi, dans la présentation de la divinité, le principe fondamental que Platon vise à faire triompher, c’est la suprématie de la raison éclairée. Sur les traces des penseurs présocratiques, il va concevoir une image plus juste et plus morale de la divinité. De ce fait, ce que Platon décèle dans la divinité, c’est le bien tout simplement ; raison pour laquelle il n’attribue qu’une médiocre importance aux détails du culte, et recommande que « pour la conduite bonne ou mauvaise de la vie, il est de la plus haute importance de professer sur les dieux des idées justes » (Platon 2, 2011, 888b), comme celle de la bonté.

Malheureusement, de nos jours, l’idée, que plusieurs religieux ont de Dieu, est loin d’être objective. La plupart d’entre eux le représentent uniquement à partir de leur croyance, ignorant que Dieu se pense et s’actualise en fonction de l’évolution sociale. Face à une telle réalité, il ne fait aucun doute qu’à notre époque, l’ignorance s’annonce véritablement comme une plaie de la spiritualité. On comprend alors pourquoi Dieu disait par la bouche du prophète Osée : « Mon peuple périt faute de connaissance » (La Bible de Jérusalem, 1988, Osée IV : 6). Plusieurs religieux se sont dessiné Dieu à la mesure de leur croyance, sans oser le penser. Pour eux, Dieu se limiterait à une affaire de foi ; chercher à le sonder ne pourrait mener qu’à l’égarement. Alors ils se satisfont d’une définition divine qui se moque du progrès rationnel, ignorant que croire, c’est penser en donnant son assentiment ; et que toute personne qui croit, le fait par le canal de la pensée. En d’autres termes, selon Jean-Paul II (1998, p. 92), « si elle n’est pas pensée, la foi n’est rien ».

Le grand défi qui se présente à notre siècle est, par conséquent, celui de savoir accomplir le passage de la foi dogmatique à la foi raisonnée. La peinture que l’homme contemporain se fait de la divinité doit nous faire fuir les passions pour nous faire croire en un dieu d’amour ; un dieu pour qui l’humain est sacré. Car croire seulement en la sacralité d’un dieu au nom de qui l’humain peut être sacrifié, c’est méconnaître que l’homme a été fait à l’image de Dieu. En d’autres termes, la religion devra désormais enseigner, comme le soutient Platon (2011, 246d), que « le divin est beau, sage, bon, et possède toutes les qualités de cet ordre ». L’être humain doit rechercher toutes ces qualités s’il veut véritablement ressembler à l’Être qu’il adore.

L’homme contemporain, par la force d’une foi raisonnable, doit se faire une projection plus humaniste de Dieu, de peur qu’il ne prenne pour modèle un être étrange peu soucieux du bien-être et de la liberté de sa créature. Il serait donc judicieux de soumettre à l’examen critique toute conception religieuse qui éloignerait le divin de sa perfection, de sa bonté. C’est en considérant l’Être divin sous une image si noble que chacun pourra, par analogie au divin, se définir lui-même comme divin pour mener une existence qui privilégie avant tout le bonheur, la félicité humaine. Aussi, dans cette même vision, positionnant l’être divin au-delà de toutes les religions, A. Jenni (2014, p. 164) écrit-il :

Je garde du bouddhisme qu’un vide vibrant est l’état fondamental du monde, et que la méditation y est un moyen d’accès ; du zen que l’illumination vient quand elle veut ; du taoïsme que des pratiques physiques minutieuses ont des effets psychiques qui préparent au spirituel ; de l’islam que dieu est grand ; du soufisme que seule la poésie peut en être l’écho (…). Tout cela je l’ai appris…mais pour aller au-delà, pour tenter d’approcher et connaître un Dieu qui a figure humaine, qui parle, et qui entretient avec ses créatures, avec chacune personnellement, une relation d’amour, et cette relation est forme de vie.

La leçon qui ressort de cette pensée amène à comprendre que les relations intersubjectives ne doivent donc pas être conditionnées par les exigences dogmatiques relatives à chaque religion. Mais au nom de la cohésion sociale et de l’universalité des peuples, l’unification des consciences est à espérer autour d’une conception humaniste de Dieu. C’est pourquoi, dans le souci de proposer à l’humanité une présentation divine objective, qui tient compte des réalités spirituelles mais aussi pratiques de la société, il serait prudent et sage d’accompagner la croyance religieuse d’un examen critique à caractère moral. Ce principe est nécessaire si nous voulons restaurer l’image d’un dieu universel en déliquescence. Autrement dit, si nous désirons que la pensée humaine apprécie Dieu dans toute sa plénitude, il nous faut réactualiser le sens même de la théologie platonicienne. Il faut reposer Dieu, quelle que soit la croyance religieuse, sur une raison éclairée. Car si nos premiers contacts avec le divin sont une affaire de foi, sa prédication, elle, recommande de l’intelligence.

Enfin, retenons que, par la rationalité platonicienne, ou à travers une théologie révisée conformément à la conception platonicienne de Dieu, notre époque doit chercher à appréhender le substrat spirituel sur lequel elle fonde son existence, c’est-à-dire Dieu. C’est par une reconnaissance objective et humaniste du divin que l’humanité saura voir en cet Être un modèle, une origine dont elle est une émanation, une dérivée. Et pour justifier cette nature partagée avec l’être divin, l’homme contemporain doit s’en faire une image philanthropique afin de manifester, lui-même, cette philanthropie envers son semblable.

Conclusion

Malgré les siècles qui séparent l’Antiquité grecque de notre époque, l’on constate que la conception que certains hommes se font de Dieu a peu évolué. Aussi les critiques platoniciennes adressées à la théologie grecque antique sont-elles une véritable innovation qu’il convient d’actualiser. Car par cette innovation scientifique, le disciple de Socrate a tracé une voie nouvelle pour prendre ses distances par rapports aux discours mythiques des poètes, pour instaurer en Occident la théologie comme approche rationnelle du problème de Dieu. Cette approche, face à des opinions divergentes et fanatiques du divin, est plus que nécessaire à l’orientation d’une pensée religieuse contemporaine objective. Autrement dit, il va falloir dépoussiérer Dieu des idéologies traditionnelles dépassées, en termes de civilisation, le soustraire des dogmes religieux qui méprisent l’humain, pour le définir comme garant de tous les hommes. Pour se donner les chances d’atteindre un tel objectif social, le recours aux pensées de Platon est plus que nécessaire.

À partir donc d’une théologie platonicienne actualisée, on comprend que le sens ou l’importance du divin, quel que soit le nom qu’on lui attribue, est relative à la valeur et au bonheur de l’humanité. Alors pourquoi tuer son prochain au nom d’un dieu qui cherche à le sauver ? N’est-ce pas plutôt au nom d’un fanatisme aveugle que ces fautes iconoclastes sont commises ? Assurément, c’est par le dépassement de tout fanatisme religieux que chacun comprendra que Dieu se découvre à travers la personne de son semblable, même quand ce dernier ne partage pas sa vision religieuse. Et si la théologie platonicienne, en tant qu’utilité théorique et pratique, se présente comme école de pensée et de vie, c’est pour enseigner que Dieu se justifie, avant tout, par le salut de l’être humain.

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PLATON 3, 2011, « Phèdre » Œuvres complètes, Sous la direction de Luc Brisson, Trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 246d-247e

PLATON 4, 2011,« Timée » Œuvres complètes, Sous la direction de Luc Brisson, Trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 28b-34c.

ROBIN Léon, 1935, PLATON, Paris, PUF.

MONTAIGNE ET L’HUMANISME PÉDAGOGIQUE MÉDIÉVAL

Gaoussou OUEDRAOGO

Université Ouaga 1 Pr Joseph ki-Zerbo (Burkina Faso)

gaoussouedraogo@gmail.com

Résumé :

Les Essais de Montaigne sont un manifeste pédagogique dont la verve critique vis-à-vis de l’école des humanités médiévales peut servir de référence pour les institutions scolaires actuelles, piégées et plongées dans des crises d’où elles peinent à sortir. La symbolique formule de la tête bien faite est philosophiquement et pédagogiquement l’objectif premier et la finalité ultime de l’écolage. Elle permet, en matière de philosophie et de science de l’éducation, une réforme profonde et salutaire dont nos systèmes éducatifs contemporains gagneraient à mettre en œuvre. Si Montaigne est un prosateur atypique en matière de littérature et de philosophie, il l’est davantage en matière de pédagogie. Dès lors, s’impose aux acteurs de l’école actuelle, l’impératif de feuilleter le texte des Essais pour y découvrir et y lire, des pages instructives sur le pédantisme éculé, l’institution des enfants, les livres, l’art de la dispute, l’affection des pères aux enfants.

Mots-clés : école, éducation, livres, pédagogie, pédantisme, réforme.

Abstract :

Montaigne’s essays are an educational manifesto whose critical verve vis-à-vis the school of medieval humanities can serve as a reference for current educational institutions, trapped and plunged into crises from which they struggle to escape. The symbolic formula of the well made head is philosophically and pedagogically the primary goal and the ultimate purpose of schooling. It permits, in philosophy and the science of education, a profound and salutary reform of which our Contemporary educational systems would benefit from implementation. If Montaigne is an atypical prose writer in literature and philosophy, he is more so in pedagogy. Therefore, it is imperative for the actors of the current school, to leaf through the text of the Essays to discover and read there, informative pages on well-to-do pedantism, the institution of children, books, the art of the argument, the affection of the fathers to the children.

Keywords : school, education, books, pedagogy, pedantry, reform.

Introduction

Quel peut être l’intérêt d’une lecture actuelle des Essais au sujet de l’institution scolaire médiévale, celle des humanités, réputée être l’un des meilleurs sanctuaires pour faire un homme, un docte, un sage ? À l’heure où l’école contemporaine a mal à ses acteurs et est à la croisée des crises profondes et structurelles qui sapent ses objectifs et mettent en cause sa finalité éducative, le modèle pédagogique brièvement esquissé par Montaigne, peut-il être une alternative ? Ou, le premier philosophe postmédiéval – Montaigne, avant Descartes – à avoir écrit en langue française, est-il un critique, un réformateur de trop parmi tant d’autres avant et après lui ?

Le propos en cours qui s’inscrit dans le champ de l’histoire de la philosophie et de la philosophie de l’éducation ambitionne de revenir sur l’un des modèles pédagogiques les plus parfaits de l’analyse philosophique en matière d’éducation.  Il s’agit, à la lecture de Montaigne, de proposer, aux dépens de l’école médiévale, « vraie geôle de jeunesse captive [d’où] vous n’entendez que cris… d’enfants suppliciés, et… maîtres enivrés en leur colère… les mains armées de fouets » (M. Montaigne, 2002, p. 130), l’école moderne qui cultive le jugement et « élève l’âme en toute douceur et liberté, sans rigueur ni contrainte » (2002, p. 136).

Les points essentiels à examiner dans l’étude en cours porteront respectivement sur 1) la querelle montanienne[2] faite à l’art pédantesque moyenâgeux ; 2) l’impératif pédagogique de l’initiation scolaire de l’esprit au doute et non à la certitude ; et, enfin, 3) l’exercice libre du jugement contre l’endoctrinement livresque.

1. De l’institution des enfants dans les Essais : le procès du pédantisme médiéval

Dans l’essai intitulé De l’institution des enfants, Montaigne manifeste sa déception vis-à-vis de l’école humaniste médiévale héritière des méthodes antiques et scolastiques. Le texte contient des thèses critiques et réformistes contre l’art pédantesque scolaire médiéval plus centré sur la mémoire que la faculté du libre jugement. L’auteur reproche à la pédagogie moyenâgeuse, sa méconnaissance de la nature humaine juvénile, une nature à parfaire par l’éducation. À la Comtesse de Gurson, Diane de Foix, destinataire de l’essai sur la réforme de l’institution scolaire, Montaigne explique que parmi les sciences de l’homme, l’éducation est la plus difficile et la plus délicate. Faire d’une pupille, d’un enfant un homme, donner du caractère, inculquer des valeurs à une nature si fragile, si innocente, n’est pas une sinécure, une tâche aisée. « La plus grande difficulté et importante de l’humaine science semble être à cet endroit où il se traite de l’éducation et institution des enfants » (2002, p.118). Le dressage du petit animal qui requiert juste la répétition de quelques gestes et sons, est, de ce point de vue plus facile que l’éducation de l’enfant qui nécessite l’usage de méthodes variant selon les natures, les caractères juvéniles. La pédagogie des Essais est, sur ce point, d’inspiration platonicienne. La pédagogie différentiée sur la base du lien de sang et des « aptitudes naturelles » développée dans la République est ici reprise. La vieille thèse grecque des inégalités et des différences naturelles entre citoyens semble remise au goût du jour dans les Essais.[3]

Mais, comme Platon dans La République, Montaigne dans les Essais éprouve une difficulté : celle de juger des natures inégales chez des enfants afin de leur donner l’éducation qu’il faut. Car, a priori, aucune âme juvénile ne peut être jugée apte ou inapte à la pensée par une disposition « naturelle » quelconque. Sur ce point délicat, l’esprit moderne de Montaigne le conduit à relativiser sa pensée à propos des inégalités humaines naturelles. Moins confiant en la tradition que Platon, il marque une prudence par rapport aux thèses pédagogiques idéales dont Platon est un défenseur incontestable. Pour Montaigne il faut d’abord mettre l’âme à instruire à l’épreuve de la pensée, lui donner la chance de philosopher. C’est après que l’on jugera de son aptitude à juger. On ne peut préjuger des capacités d’une âme avant de l’avoir mise à l’épreuve du jugement. C’est à la tâche, à l’exercice, qu’on peut délibérer à propos des dispositions, des aptitudes d’une âme. Pour les âmes stupides et inaptes, pleines de bêtise incurable, de tares innées, Montaigne donne le conseil qui suit (2002, p. 128) : « Qu’on l’étrangle si on le peut sans témoin, ou qu’on le mette pâtissier dans quelque bonne ville ».

Chez Montaigne la philosophie n’est pas faite pour toutes les âmes. Sa pratique requiert des âmes qui y sont naturellement prédisposées. Qui plus est, les âmes bonnes, les natures enclines à la philosophie sont différentes. À chacune sa méthode, son procédé de jugement. Il rejette la pédagogie de classe par laquelle des caractères, des humeurs, des talents, des sensibilités juvéniles, différents sont regroupés. Chaque enfant est une nature spécifique que la pédagogie groupale garrote et assujettit à d’autres. Il veut une pédagogie différenciée et libérale, une méthode adaptée à chaque enfant, une méthode de l’essai libre. Rousseau, grand admirateur de Montaigne, fera de l’éducation de l’enfant Émile, une question pédagogique spécifique hors des classes conventionnelles. L’éducation doit être individualisée, adaptée à chaque esprit ; elle doit viser l’éveil d’une âme capable de tirer d’elle-même, une sagesse toute sienne ; puisque, dit Montaigne, l’un des objectifs de l’éducation est de donner à l’âme une fière allure, « une belle et riche nature » par l’usage libre de ses propres capacités intellectuelles.

L’échec des pédagogies médiévales pour Montaigne a une justification méthodologique : l’usage d’une méthode unique dans une classe d’enfants ; leur soumission à une même règle éducative stricte comme un troupeau d’agneaux conduit par un berger à l’aide d’un bâton ; l’obéissance à l’autorité d’un maître comme les Hébreux soumis superstitieusement aux lois de Moïse. La discipline autoritaire étouffe les talents individuels. La noblesse et la grandeur de la science éducative ne s’accommodent pas d’une discipline excessive ni de l’épouvante d’une autorité pédagogique. Pour Montaigne, la pratique éducative doit être dévolue à « des personnes élevées », à des têtes bien faites capables d’adapter à chaque enfant, une méthode. Dès lors, le maître, le pédant, l’éducateur doit lui-même disposer d’aptitudes pédagogique et intellectuelle au jugement et au discernement afin de paraître comme un exemple de penseur libre. Il doit savoir à la fois apprendre des autres et apprendre de lui-même, mémoriser et réfléchir, savoir lire et savoir penser. Comme l’écrit Montaigne (2002, p. 119), il doit incarner les vertus d’« un habile homme que d’un homme savant ». Un tel pédagogue, à la tête non alourdie, non endoctrinée et « pleine » de savoirs extérieurs, de savoirs d’emprunts, est le prototype idéal du pédagogue montanien.

L’essai Du pédantisme manifeste davantage sa rupture avec l’art d’enseigner hérité des médiévaux. Comme Descartes critiquant dans son Discours la tradition scolaire jésuite du Collège de la Flèche, Montaigne, dans les Essais, un siècle auparavant, s’attaque aux pédants, aux lettrés, aux maîtres du savoir du Collège de Guyenne. Comme Descartes critiquant les humanités (grammaire, rhétorique, grec, histoire…) enseignées au collège, mais qui, n’instruisent pas l’apprenant, ne font pas de lui un homme, un philosophe, Montaigne avant lui, rejette la pédagogie humaniste médiévale qui consiste en une culture de la mémoire, en la répétition mécanique de leçons séculaires, de sagesses lointaines. Il lui reproche de former des hommes imbus d’un « savoir qui nage en la superficie de leur cervelle » (2002, p. 112). Montaigne et Descartes, deux figures, deux époques ; mais un même rejet d’une tradition pédagogique, une commune volonté de réformer l’école en lui assignant le double objectif suivant : l’essai oula quête libre et permanente de la vérité par l’esprit. Et le doute ou l’épreuve méditative libre de la pensée vers la vérité.

Les Essais font le procès de cette pédagogie par le moyen de laquelle, les pédants médiévaux, les « germains des sophistes » grecs (2002, p. 111) tels des réservoirs, des tonneaux pleins d’un savoir de mémoire, non d’un savoir de raison, déversent en l’enfant « comme qui ferait dans un entonnoir ». La pédagogie médiévale alourdit la mémoire ; elle n’exerce pas l’âme. Dès lors, Montaigne quitte le collège plus déçu que satisfait.[4] Le collège charge l’esprit, le leste de savoirs extérieurs, empêche son auto-culture.[5] Les maîtres y emplissent la mémoire d’une science morte et laissent l’entendement et la conscience vides. Que le maître expose une multitude de pensées et l’élève choisira ou restera en doute.

Cette expérience scolaire marquera profondément son œuvre et justifiera sa volonté constante de n’accepter aucune vérité enseignée ou lue mais d’en être toujours le pèlerin infatigable. Plus jamais aucune sagesse, aucune doctrine, n’aura, à son esprit, valeur de vérité. Aucune certitude ne le détournera du besoin toujours renouvelé et sans fin d’aller à l’aventure de sa propre vérité et de la vérité du monde. Sans magistère, ni idole, il est dans sa propre école, celle de l’essai. Sa méthode pédagogique devient l’essai. Les Essais représentent dès lors, le symbole d’une révolte, d’une fronde contre la pédagogie de la mémoire, l’école de la répétition du savoir du maître, l’école de la passivité de l’élève, celle des formes rigides de l’enseignement dogmatique. Il s’agit d’une pédagogie de la liberté d’apprendre, une pédagogie de l’essai libre par laquelle l’enfant découvre, en toute âme affranchie, la nature, les livres, le monde ; une pédagogie qui exclut la contrainte, l’autorité scolaire étouffante, la rigidité disciplinaire, la rigueur martiale, donc la violence. La règle directrice de cette éducation tient de l’amour et de la liberté, non de la crainte et de la contrainte. Ce que la raison ne peut ordonner, la force en est davantage incapable. L’âme (juvénile) se laisse mieux conduire par l’affection, la douceur que la discipline stricte et la rudesse. Montaigne rend sur ce sujet hommage à son père pour lui avoir donné une telle éducation :

J’accuse toute violence en l’éducation d’une âme tendre qu’on dresse pour l’honneur et la liberté. Il y a je ne sais quoi de servile en la rigueur et en la contrainte ; et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par prudence et adresse, ne se fait jamais par la force. On m’a ainsi élevé. Ils disent qu’en tout mon premier âge je n’ai tâté des verges qu’à deux coups, et bien mollement (2002, p. 288).

2. L’aporétique savoir livresque : l’école du doute et de l’ignorance

À propos des livres, les Essais présentent à la fois la nécessité de leur lecture et le risque d’embrigadement doctrinal et dogmatisant auquel ils exposent l’esprit. Le livre contient une abondante référence à l’histoire de la philosophie ; le recours aux sagesses anciennes en est permanent d’un essai à l’autre. Le chapitre Des livres est un hommage à ces figures anciennes de la philosophie dont la lecture lui permit de trouver « la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre » (2002, p. 302). Les livres forment l’abreuvoir intarissable de son esprit ; ils l’exercent, lui présentent d’autres expériences de la vie. Ils sont des « trésors », des sources de jouissance, des moyens de contentement de l’âme. Montaigne a un rapport pragmatique avec les livres qui constituent un espace d’inventivité infinie. Les références livresques n’émoussent pas la volonté de penser, n’altèrent pas l’élan de recherche qui anime l’esprit. Dans l’Apologie de Raymond Sebon, il explique que la substance des livres c’est de n’être pas substance, leur vérité, c’est de n’être pas vérité ; ils aiguillonnent, motivent, ressourcent l’esprit ; ils forment des occasions permanemment renouvelables d’une créativité intellectuelle limitée par la seule puissance du jugement. Morin, lecteur avisé de Montaigne écrira à ce propos (1999, p.p. 52-53) :

Les livres constituent des « expériences de vérité » en nous dévoilant et mettant en forme une vérité ignorée, cachée, profonde, informe, que nous portions en nous ; ce qui nous procure le double ravissement de la découverte de notre vérité dans la découverte d’une vérité antérieure qui s’accouple à notre vérité, s’y incorpore et devient notre vérité. Il est souvent de ces œuvres, comme Une saison en enfer, qui selon la parole extraordinaire d’Héraclite sur la pythie, « n’affirme pas, ne cache pas, mais suggère ». Qu’il est beau de favoriser de telles découvertes !

Notre expérience de la mort s’inspire de celle de nos héros ; nos convictions, nos valeurs, notre personnalité… sont généralement empruntées aux personnages de la littérature. Les livres mettent en scène la condition humaine de façon vivante et active en vue d’éclairer chacun sur son être. Dans ce sens, l’auto-peinture permanente de Montaigne dans les Essais est le fait de ses lectures dont chacune lui inspire un nouveau moi, lui enseigne une nouvelle sagesse, le pousse à l’abandon de son être précédent pour tendre vers un nouvel être. Si les emprunts sont nombreux, sont aussi nombreuses les expériences qu’ils lui inspirent. Du reste, Montaigne est particulièrement reconnaissant envers deux humanistes[6] dans les sagesses desquels il « mire » la sienne. Mais en s’inspirant d’elles, il ne s’interdit pas d’autres sources. S’il en est ainsi, l’instruction scolaire, la lecture, l’initiation aux doctrines, n’ont pas pour finalité une sagesse achevée, un endoctrinement de l’esprit de l’apprenant, sa saturation intellectuelle. L’école ne doit point conduire à un esprit endoctriné et suffisant de savoirs étrangers, à une tête bien pleine. L’école montanienne prédispose au doute, cultive l’ignorance, le non savoir ; au lieu d’attacher l’esprit aux savoirs livresques, elle le prépare à l’incertitude ; elle crée les conditions d’une aventure toujours nouvelle et renouvelée de la quête du savoir ; elle renforce et fortifie le scepticisme de l’esprit. Cet objectif prioritaire de l’école qui consiste à être sage de sa propre sagesse est davantage affirmé dans l’essai titré De trois commerces (2002, p. 770) :

J’aimerais mieux m’entendre bien en moi qu’en Cicéron. De l’expérience que j’ai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage… Qui remet à sa mémoire l’excès de sa colère passée, et jusqu’où cette fièvre l’emporta, voit la laideur de cette passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste.

Les livres ne sont pas des dépositaires canonisés de la sagesse du monde ; ils ne sont pas des brevets contenant le secret de quelque savoir éternellement établi. Dans les Essais, le livre est présenté comme un ouvrage d’exercice de la pensée ; il n’est pas une source savante absolue. Montaigne montre une révérence pour les auteurs gréco-romains dont les opinions citées dans ses Essais, semblent déborder par moment les siennes propres. Mais au fond, il ne se « convertit » à aucune doctrine. Du reste une pensée si rebelle, si instable ne peut se fidéliser à aucune doctrine ; une méthode si libre et profondément antidogmatique et antisystématique ne peut s’encombrer d’une vérité historique. Elle ne peut être compatible qu’avec le scepticisme. Cette veille et cette fronde constantes vis-à-vis des opinions livresques tenues pour vérités, transparaissent dans le passage suivant des Essais (2002, p. 110) :

Je m’en vais écorniflant par-ci par-là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je n’ai point de gardoires, mais pour les transporter en celui-ci où, à vrai dire, elles ne sont plus miennes qu’en leur première place. Nous ne sommes, ce crois-je, savants que de la science présente, non de la passée, aussi peu que de la future… Nous savons dire : « Cicéron dit ainsi ; voilà les mœurs de Platon ; ce sont les mots d’Aristote. » Mais nous, que disons-nous ? Que jugeons-nous ? Que faisons-nous ? Autant en dirait un perroquet.

Les propos précédents semblent conduire à l’affirmation d’une forme d’exclusion de l’histoire de la philosophie chez Montaigne. Faut-il dès lors penser qu’il établit une cloison étanche entre l’histoire et la philosophie et que philosopher consiste à refuser l’histoire de la philosophie ? Montaigne n’exclut pas l’histoire de la philosophie de l’initiation philosophique. Du reste, affirme-t-il, « l’histoire c’est mon gibier » (2002, p. 116). Il ne coupe pas la philosophie des racines d’où elle pousse ; il ne sépare pas la philosophie de son histoire. Dans son texte, il y a un abondant recours aux anciens. Le dialogue avec ses prédécesseurs est permanent. La querelle de Montaigne à propos de l’histoire est celle de sa considération comme dépositaire de vérités, de certitudes absolues. C’est pourquoi sa pensée symbolise l’essai sans terme, le jugement continu, qui ne peut s’accommoder d’un embrigadement doctrinaire. La soumission aux vérités historiques est une contrainte faite au libre jugement, une violence faite à l’esprit. L’adversaire le plus redoutable de la philosophie est le dogmatisme. Les systèmes dogmatiques ne font pas honneur à la pensée. Le pari montanien dans les Essais est celui de la déconstruction, tous azimuts, des mystifications dogmatiques. Une soumission de la pensée aux systèmes dogmatiques est une méconnaissance de sa nature libre et une trahison de sa vocation critique. Dans son commentaire, Marcel Conche (1964, p. 66) présente bien cette intuition inspirée par le livre :

L’esprit n’est lui-même que dans la contestation motivée, sa nature est le combat infini. Renoncer à la « poursuite », cesser, fut-ce dans un seul domaine, d’interroger, s’installer dans la paix de l’affirmation des choses sues, entendues, admises, engrangées, revient pour l’esprit – qui, par principe, n’a d’autre « gibier » que l’agitation et la chasse – à se renoncer lui-même et s’aliéner. L’affirmation est aliénation.

Pour l’auteur des Essais, l’acceptation du dogmatisme est une négation de l’histoire de la philosophie, un rejet de l’historicité qui caractérise depuis ses lointaines origines, la pensée philosophique. L’histoire de la philosophie ne saurait occulter la philosophie comme acte individuel de jugement et d’auto jugement. Dans l’essai Du repentir (2002, p.p. 593-594) il explique :

Dans les choses où je n’ai à employer que le jugement, les raisons étrangères peuvent servir à m’appuyer, mais pas à me déterminer. Je les écoute favorablement et décemment toutes, mais qu’il m’en souvienne, je n’en ai vu jusqu’à cette heure que les miennes. Selon moi, ce ne sont que mouches et atomes qui promènent ma volonté. Je prise peu mes opinions, mais je prise aussi peu celles des autres. Fortune me paye dignement.

Dès lors, on peut dire que la devise de l’école réformée dont les Essais font la promotion est le doute. Le doute ici ne consiste pas à nier systématiquement les vérités, mais à les mettre toujours à l’épreuve du jugement. Le doute est le symbole de l’essai sans terme. Il a chez Montaigne une fonction purgatoire et cathartique : il purge et vide l’esprit des dogmes encombrants, l’allège des pensées extérieures, et le prédispose à la libre création d’opinions. À l’autorité et à l’évidence des opinions reçues, Montaigne oppose le doute. Sans le doute l’homme serait incapable d’une vision naïve et neuve sur le monde et sur lui-même. Le doute est toujours un commencement, un départ initial pour une aventure prête à être recommencée. Le maître, l’éducateur n’est pas le dépositaire d’un savoir achevé à mettre dans la « tête » de l’enfant. Il lui présente des exemples. À l’enfant de les passer à « l’étamine », de les mettre à l’épreuve du doute et de suivre le choix de son jugement. L’école n’impose pas le savoir à l’élève ; elle ne dogmatise pas l’esprit ; elle le prépare à la liberté de penser, à la liberté d’essais continus. Les mots suivants de Phillipe Desan traduisent avec clarté, l’indépendance et l’intransigeance de Montaigne par rapport aux idées reçues de son siècle :

Il n’existe pas d’art d’écrire entre les lignes chez Montaigne qui cache rarement ses intentions. Il se laisse par contre presque toujours déborder par son sens critique, qu’il le veuille ou non. Le libertinage des Essais est une machine à pourfendre les doctrines arrêtées et les croyances sous toutes les formes… c’est par le travers de ce libertinage que le livre échappe à l’intention première de son auteur pour devenir un texte canonisé pour tous ceux qui réclament la liberté de pensée par rapport à toutes sortes de dogmes, aussi bien politique que religieux… Le lecteur sort gagnant de la compagnie d’un auteur si libre (2008, p.p. 100-101).

Le doute symbolise l’attitude d’un esprit en rébellion permanente contre les opinions établies. La seule certitude à laquelle nous mène l’abondant texte des Essais est celle de l’ignorance. Elle est pédagogiquement le symbole de la « tête bien faite » (2002, p. 116), celle qui ne s’encombre pas de savoirs d’emprunts empilés. Il s’agit d’une tête plutôt apte à suivre ses propres expériences, ses propres vérités. En allégeant la tête, l’esprit, l’ignorance prépare à toujours recevoir d’autres expériences, mais à tenir constantes les siennes propres. Elle n’est pas le « trou noir », l’opposé radical du savoir ; elle n’est pas chez Montaigne le domaine de l’irrationalité opaque contre laquelle la raison éprouve ses limites ; elle est l’espace du savoir dans lequel la raison prend conscience d’elle-même, de sa nature. L’ignorance est une école de l’humilité pour la raison ; elle l’apaise contre sa folle vanité de tout comprendre et de tout expliquer. Dans l’Apologie (2002, p. 362), Montaigne fait l’éloge de l’ignorance en écrivant :

C’est un trop grand avantage pour l’honneur de l’ignorance que la science nous rejette entre ses bras [l’ignorance] quand elle se trouve empêchée à nous raidir contre la pesanteur des mots ; elle est contrainte de venir à cette composition, de nous lâcher la bride et donner congé de nous sauver en son giron, et mettre sous sa faveur à l’abri des coups et injures de la fortune.

En pédagogie, la doctrine de l’ignorance est adoptée par Montaigne : elle est instructive et doit prévaloir autant chez le maître que l’apprenant. Elle incite à la recherche continue ; elle invite au devoir de penser ; elle prévient contre toute forme d’hypothèque du jugement personnel. Montaigne explique la nature ignorante de la pensée philosophique à travers l’anecdote de Diogène, issu de la classe sociale inférieure, vivant hors de la cité, reclus dans la misère matérielle, suscitant les railleries de ses contemporains grecs qui s’étonnaient de le voir philosopher. Les Grecs se demandaient comment un indigent peut philosopher : Il leur répondait qu’il s’en mêle d’autant mieux à propos. L’ignorant qui philosophe demeure dans l’ignorance ; la philosophie ne guérit pas de l’ignorance.[7] En philosophie, la seule vérité qui vaille est qu’il n’y a pas de vérité. Mais seul le philosophe a l’intelligence nécessaire pour le savoir ; car, (2002, p.771), il faut « quelque degré d’intelligence à pouvoir remarquer qu’on ignore : il faut pousser une porte pour savoir qu’elle est close ». Déjà, dans ses premiers essais, Montaigne prévenait de l’évidence de l’ignorance du fait de la diversité et de l’ondoyance de l’homme, mais aussi de la nature « ployable » de la raison.

Au XX è siècle, s’inspirant des thèses de la réforme éducative montanienne dans un livre au titre significatif – La tête bien faite – Morin réaffirme le bien-fondé de la sagesse de l’ignorance, de la pédagogie du non savoir dont les Essais font l’apologie pédagogique. L’ignorance est le lot quotidien des sciences contemporaines : elles naissent de l’ignorance et y aboutissent comme à leur terme naturel. Le statut, les méthodes et les résultats des sciences humaines sont particulièrement problématiques ; ils aboutissent à l’ignorance, à l’obscurité, à des interrogations non résolues, à des questions ouvertes, à des réponses relatives. La connaissance de l’homme, la vérité de l’être humain est un défi contemporain des sciences (philosophie, sociologie, psychologie…) qui se réclament pourtant le droit, l’autorité et les facultés à en faire leur objet. À propos d’elles, Morin (1999, p. 15) fait l’observation suivante :

Les développements disciplinaires des sciences n’ont pas apporté que les avantages de la division du travail, ils ont aussi apporté les inconvénients de la sur-spécialisation, du cloisonnement et du morcellement du savoir. Ils n’ont pas produit que de la connaissance et de l’élucidation, ils ont produit aussi de l’ignorance et de l’aveuglement.

En dépit de ce réquisitoire sans concession contre la raison, de la revendication ferme de l’ignorance, il faut reconnaître que l’auteur des Essais a tracé les premiers linéaments et posé les fondations de la modernité philosophique dont les systèmes respectifs de Descartes et Spinoza, moins d’un siècle après, seront des prolongements conséquents. On comprend la révérence de la philosophie allemande – Hegel et Nietzsche – à l’endroit de ce prosateur, de ce rationaliste sceptique et inclassable.   Au fond, le procès constant de la raison ouvert dans les Essais témoigne, non d’une méprise, mais d’un attachement ferme, d’un « fanatisme », d’une idolâtrie obsessionnelle pour elle. Montaigne met régulièrement la raison à l’épreuve pour s’assurer de ses possibilités et de ses limites. Cette épreuve continue et toujours reprise est une marque de révérence pour la raison. Qui plus est, Montaigne malgré sa critique dans l’Apologie, fait le choix de se soumettre, de s’assujettir à la raison, plutôt que de subir la servitude, le garrotage de la coutume et de la religion.

Mais son rationalisme, contrairement à ceux de Spinoza et de Hegel, ne donne pas a priori raison à la raison, ne lui accorde pas tous les droits ; il la confronte aux autres, au monde, la met permanemment à l’épreuve du moi. Montaigne ne proclame pas le triomphe de la raison, mais l’engage à l’activité régulière. Son rationalisme est critique, intransigeant vis-à-vis de la raison comme le relève Conche (1987, p. 124) :

Montaigne est le plus rigoureux et le plus exigeant des philosophes rationalistes, si être rationaliste consiste à vouloir toujours juger en raison, non pas du tout à croire que notre raison humaine soit apte à déceler les raisons des choses. Le rationalisme consiste dans une exigence à l’égard de soi-même, de toujours rendre compte de son jugement devant sa raison et sa conscience.

3. La « tête bien faite » : devise pédagogique du libre jugement

Des développements précédents, on peut inférer que la profession de foi sous-jacente mais aussi proclamée dans le volumineux texte des Essais est celle d’une attitude sceptique intransigeante et bien ancrée dans la conviction que les sagesses philosophiques ne contiennent nulle certitude, ne dégagent aucune vérité intemporelle. Mais cette position de principe n’enferre pas l’auteur dans le diallèle de l’ignorance, ne l’enlise pas dans les pièges interminables et insurmontables des contraires, n’interrompt pas son enquête philosophique. D’ailleurs, les Essais sont le symbole philosophique et pédagogique de l’idée que l’horizon du savoir est ouvert, à chacun de choisir sa direction. Le disciple putatif, le pensionnaire De l’institution des enfants et Du pédantisme est le prototype de l’apprenti-philosophe sceptique montanien. À un tel disciple, ne peut convenir l’éducation, l’école de la récitation, de la répétition, de l’admiration et du culte des idoles philosophiques. La pédagogie des Essais substitue à la méthode de « l’entonnoir » (2002, p. 119), celle des abeilles qui butinent çà et là des sources de nectar, les digèrent, les transforment en miel, en substance nutritive. Il s’agit pour l’apprenant de lire, d’écouter, d’interroger en vue de s’approprier des savoirs extérieurs, mais dans l’ultime but d’exercer son jugement. Les savoirs extérieurs tiennent lieu de stimulants, de « catalyseurs », d’exemples pour l’éveil et l’exercice de sa propre pensée. À propos de son pensionnaire, Montaigne écrit (2002, p. 120) :

Qu’on lui fasse tout passer à l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ; les principes d’Aristote ne lui soient principes non plus que ceux des stoïciens ou d’Épicure. Qu’on lui propose cette diversité de jugements : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute.

Le langage des sceptiques est le premier que l’apprenti-philosophe doit parler. Nul ne saurait ni voir, ni comprendre le monde ou soi-même au travers des yeux et de la pensée d’autrui. L’histoire de la philosophie ne saurait se substituer à la philosophie. L’appel pédagogique de Montaigne est celui de l’inscription des mots « liberté de jugement » dans la méthode et la finalité de toute entreprise pédagogique, de toute initiation philosophique. En cela, Socrate serait le maître parfait, le pédagogue par excellence Dans le dernier essai, De l’expérience (2002, p. 771), l’auteur avoue : « Le jugement tient chez moi un siège magistral ». Une tête bien faite, c’est-à-dire instruite et éduquée ne peut se gargariser de la complaisance d’être pleine et remplie de telle vérité ou de telle certitude historique. La seule sagesse qui vaille est celle qui provient de son propre jugement. Il faut alors éviter l’immobilisme du jugement face à l’histoire. Dans l’essai Du pédantisme, Montaigne ne pardonne pas l’incurie pédagogique des médiévaux qui a consisté en cet objectif : prendre fidèlement en garde les opinions et les savoirs d’autrui ; faire nôtres les sagesses anciennes. Par cette pédagogie de l’emprunt, nous devenons semblables, ironise Montaigne, à celui qui, « ayant besoin de feu, en irait quérir chez son voisin et, y ayant trouvé un beau et grand, s’arrêterait là à se chauffer » (2002, p.111) oubliant d’en ramener chez lui. Et à l’auteur de se demander : « Que nous sert-il d’avoir la panse pleine de viande si elle ne se transforme en nous, si elle ne nous augmente et fortifie ? » (2002, p.111). Dès lors, Montaigne se moque des érudits, des lettrés, ces doctes du savoir qu’il désigne dans son jargon périgourdin, de « lettreferits ». Ils sont incapables de la moindre pensée personnelle, mais sont aptes à « réciter » une sentence ou une maxime des anciens. Montaigne préfère qu’on fasse encore preuve d’ignorance, qu’on apprenne, qu’on exerce sa curiosité et son jugement à soixante ans plutôt que d’être un érudit suffisant, un docteur à dix ans. Une sagesse authentique ne peut tenir dans l’adoption servile de celle d’un autre ; la sagesse ne tient pas de la mémoire mais du jugement ; elle l’est encore moins de la rétention et de la fidélité mnémoniques. Nous portons notre vie ; nous assumons nos actes ; ils sont à notre entière charge : nul penseur, nul sage ne peut se substituer à nous pour cette charge existentielle qui n’admet ni délégation ni dérogation. L’histoire nous éclaire ; elle nous donne des exemples ; mais toute vie est une présence, une situation particulière qui a besoin de ses propres lumières. L’aliénation de son jugement dans celui d’autrui est le pire tort fait à notre intelligence ; c’est un anéantissement de nos facultés intellectuelles. Montaigne ne tolère pas cet emprunt des sagesses historiques dans l’oubli et la négation de la nôtre ; il déteste cette suffisance, cette fierté relative et mendiée. Une sagesse authentique tire ses sources et ses lumières de soi ; elle est une affaire personnelle, un problème individuel qui intéresse et interroge toute conscience à titre privé. L’art du jugement est le premier qui nous rend vraiment libres ; il est le plus libéral et le plus personnel ; il se passe de toute médiation initiatique. Seuls des essais, des lectures libres en sont les conditions d’éclosion. Le talent ne s’apprend pas, l’intelligence et le génie ne s’empruntent pas, ne s’imitent pas. La meilleure école pour l’exercice du jugement est celle de la vie, des expériences, des voyages, des conversations… La réforme pédagogique dont les Essais font la promotion tient d’un double objectif. D’une part, (2002, p.p. 119, 120) la libération du jugement – « on nous a tant assujettis aux cordes que nous n’avons plus franche allure » – et d’autre part, (2002, p. 120) la liberté effective de juger – « notre vigueur et notre liberté sont atteintes ».

La désormais formule pédagogique canonisée de la tête bien faite, signifie la faculté générale à être soi-même le médiateur du savoir ; la capacité à faire un plein emploi de la réflexion, à exercer le jugement en dépit de la charge de savoirs « enregistrés », mémorisés ; à faire prévaloir l’exercice du jugement sur la fidélité de la mémoire ; à épanouir le libre exercice de la curiosité que trop souvent l’instruction éteint au profit de l’apprentissage spécialisé et cloisonné ; à stimuler l’esprit critique en le confrontant directement aux problèmes au lieu de l’infantiliser en lui présentant des solutions ; à aiguillonner l’attitude interrogative par la prise en compte des problèmes fondamentaux de l’existence concrète ; à valoriser l’ignorance, non comme la négation du savoir, mais comme le moyen « judicatoire » offert à la raison, au jugement, de s’essayer toujours.

La pédagogie de la tête bien faite est salutaire pour l’époque contemporaine confrontée à des crises profondes de ses modèles éducatifs institutionnels. Morin ne doute guère des vertus éducatives salvatrices de la réforme portée par les Essais. De ce point de vue, Montaigne nous est plus contemporain qu’il ne fût un humaniste de la Renaissance européenne du XVI è siècle. De l’institution des enfants : c’est d’une telle école dont nos sociétés actuelles ont besoin ; une école d’où sortira un homme formé au libre jugement sur soi et sur le monde, un homme qui assume pleinement, en âme éclairée et affranchie, sa condition d’homme, un citoyen à la tête bien faite, un citoyen honnête et libre, un républicain, un citoyen du monde, un citoyen non endoctriné et fanatisé à la tête trop pleine et saturée. À propos de la pensée de Montaigne Morin note (1999, p. 36) :

Nous pouvons envisager les voies qui permettraient de retrouver, dans nos conditions contemporaines, la finalité de la tête bien faite. Il s’agirait d’un processus continu tout au long des divers degrés de l’enseignement, où devraient être mobilisées la culture scientifique et la culture des humanités… Il faut donc impérativement restaurer la finalité de la tête bien faite, dans les conditions de notre temps et avec ses impératifs propres.

Conclusion

Éduquer un homme à la réflexion, au bon exercice de la raison et non à la répétition, à l’usage servile de la mémoire, l’élever à la liberté et non le maintenir dans la sujétion mentale, le délivrer de tout garrot, bref, le rendre maître de sa faculté de juger, tels sont les objectifs de la réforme pédagogique portée par les Essais depuis l’aube de la modernité et le crépuscule du Moyen-âge et de la scolastique. Cette pédagogie de la tête bien-pensante et non bourrée de savoirs d’emprunt est une remise en cause radicale des modèles d’enseignement hérités de l’humanisme scolastique gréco-latin. Avec Montaigne, la vieille et caduque école médiévale de la mémoire et de la répétition ferme les portes pour laisser ouvrir celles de l’école moderne du jugement et de la liberté. La formule géniale montanienne de la tête bien faite garde aujourd’hui, plus qu’à la Renaissance, son sens et son actualité.

Les crises actuelles de l’école contemporaine permettent de mieux apprécier la portée de cette formule pédagogique impérative, non démentie et altérée par le temps. Elle pourrait avoir valeur de devise à inscrire sur les enseignes des institutions scolaires actuelles d’où l’on sort spécialiste de tout et de rien ; d’où l’on sort à la fois repu et enorgueilli d’un savoir théorique fermé à la pratique, ou possesseur d’un savoir pratique fermé à la théorie ; d’où l’on est docte dans un domaine et ignorant à propos de soi-même ; d’où l’on est un érudit d’une science qui n’est pas la nôtre. On comprend qu’elle ait inspiré les philosophies et les sciences de l’éducation de la modernité et continue d’orienter celles de la contemporanéité qui, du reste, démentissent rarement, son intérêt et sa pertinence dans l’action éducative. C’est Morin (1999, p. 23) qui rend bien compte de sa portée et de sa priorité quand il écrit : « la première finalité de l’enseignement a été formulée par Montaigne ».

Références bibliographiques

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L’ŒUVRE D’ART ET LA DÉCADENCE DE SON AURA : CONTRIBUTION À UNE CRITIQUE BENJAMINIENNE                      DE LA MODERNITÉ TECHNOSCIENTIFIQUE

Barthelemy Brou KOFFI

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

broubarthk@gmail.com

Résumé :

La réceptivité du caractère unique lié à l’œuvre d’art traditionnelle est une préoccupation d’envergure chez les francfortois, d’une manière générale et particulièrement chez Walter Benjamin. Il faut dire que l’esthétique benjaminienne vise à montrer le bien-fondé du rapport art-technique afin de dévoiler l’impact de la seconde sur le premier. Cet article se présente comme un espace pouvant permettre de mettre en lumière le caractère ambivalent des techniques de reproduction des œuvres d’art. Cela conduira à une analyse minutieuse de la critique benjaminienne de la technique tout en mettant en exergue son optimisme face à la valorisation de celle-ci. Il résulte de ce travail de comprendre de toute évidence que la modernité constitue un espace d’enrichissement pour la culture.

Mots-clés : Art, aura, culture, démocratisation, marchandisation, masse, modernité.

Abstract :

The receptivity of uniqueness linked to the traditional art is the most preoccupation generally by the Francforts and especialy by Walter Benjamin. Man can assume that benjaminian’s esthetique tend to show the relation between art and technique in order to show out the impact of second on the first one. This article presents itself as a space where man is allowed to show the ambivalent characteristic of reproduction’s techniqueon work of art.This will lead to the analysis of benjamin’s critique of technique however showing its optimist face to the valorization of this one. Therefore man can anderstand from this work that modernity constitutes a space wealth for culture.

Keywords : Art, aura, culture, democratization, merchandising, mass, modernity.

Introduction

Cette réflexion part d’un constat tout à fait particulier quant au rapport entre l’art et la technique. Avec l’idée chère développée par Jean Lacoste (2003, p. 168.) dans L’aura et la rupture : Walter Benjamin, on se rend compte que :

L’image de la technique se caractérise chez Benjamin par une profonde et nécessaire ambivalence. C’est, tantôt, une force qui détruit les formes traditionnelles de vie, (…), un salubre dépouillement imposée par la modernité, (…), elle est socialement libératrice parce qu’elle dissipe les faux-semblants artistiques.

À travers cette idée, l’on voit déjà poindre la nécessité d’analyser le double impact de la technique sur l’art. En effet, il faut noter que l’intervention des nouvelles techniques de reproduction massive que l’on constate dans le champ spécifiquement artistique et généralement culturel a été beaucoup critiqué par bon nombre de francfortois au point où l’on oserait parler, à l’instar de Theodor Adorno, d’un pessimisme face au rapport de l’art à la technique. D’un autre côté, avec la position de Walter Benjamin, on peut parler d’un optimisme qui témoigne de sa volonté à montrer les avantages concernant ce même rapport. Vu de cette manière, il convient de souligner avec Marc Jimenez (2005, idée tirée du résumé à la quatrième de couverture.) que « Controverses, polémiques, voire débats virulents opposent les défenseurs et les détracteurs de la création artistique d’aujourd’hui ».

Pour montrer encore une fois de plus que cette relation est énormément questionnée, on tient à préciser que Baudelaire qu’on pourrait considérer comme étant le père de la modernité avait abordé le sujet en analysant l’étroitesse du rapport entre la réalisation artistique et l’œuvre de la technique. Cela a permis à l’un de ses inspirés comme W. Benjamin (1981, pp. 18-19.) qui parlait de la perte de l’auréole de l’artiste quand il se retrouve devant l’appareil pour ses productions culturelles d’indiquer que l’art est « assiégé par la technique ». Toujours dans cette même veine, le berlinois (W. Benjamin, Op. cit., 2000, p. 311.) fait une remarque en estimant que l’aura comme « apparition unique, comme trame singulière d’espace et de temps », disparaît sous le règne de la reproductibilité entendue ici comme technique à l’âge des masses. Mais, comment s’opère cette décadence de l’aura et qu’implique exactement sa disparition sur le plan esthétique ? À partir de cette inquiétude, il convient de poser les questions suivantes : Quels sont les impacts négatifs de la reproduction technique sur les œuvres d’art ? Aussi, quel a été l’apport positif des procédés techniques sur ces mêmes productions ? Ce sont les réponses à ces différentes interrogations qui guideront notre exposé.

L’objectif de ce travail est de montrer qu’il ne faut pas toujours voir l’aspect négatif qui se dégage d’un rapport pour aussitôt porter un jugement de valeur. Il faut plutôt chercher à améliorer les conditions de faisabilité afin d’aboutir à des résultats concrets pouvant sauver l’humanité. C’est la raison pour laquelle nous essayerons d’axer notre réflexion autour de deux grands points. La première partie consistera à montrer les influences négatives des techniques de reproduction sur les produits culturels et la seconde débouchera sur les avantages de celles-ci.

1. Les facteurs du dépérissement de l’Aura des œuvres d’art

En suivant de plus près l’histoire de l’art depuis les époques antiques jusqu’à nos jours, il est nettement possible de noter que les perspectives esthétiques pouvant permettre un jugement de valeur des œuvres d’art ont connu un déplacement de leur centre de gravité. C’est pourquoi l’on entendra parler d’un art dit traditionnel et d’un autre qualifié de moderne. Le changement qui s’est alors opéré en passant de la première forme à la seconde serait la conséquence logique de l’intégration de nouvelles formes d’art. Et, c’est bien cet état de fait qui a amené Benjamin à annoncer le bouleversement de la fonction de l’art, car l’on passe désormais, avec les nouvelles formes d’art tels que le ‘’cinéma et la photographie’’, d’un art entouré de son halo de sacralité à un autre dépouillé de cette atmosphère si capitale. Toutes ces nouveautés ont négativement marqué le domaine culturel. À bien des égards, on peut affirmer que la modernité produit des effets néfastes sur les œuvres traditionnelles puisque « la valeur d’exposition commence à repousser la valeur cultuelle sur toute la ligne ». D’où l’idée du changement de la fonction de l’art annoncée par Benjamin (2000, p. 285.).

Il faut d’emblée noter qu’une analyse beaucoup plus objective de cet aspect de l’esthétique benjaminienne ne peut être bien saisie qu’en se référant à son écrit le plus élaboré, à savoir son ouvrage intitulé L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité[8] technique. Dans ce volume, Benjamin dénonce la sortie de l’œuvre d’art de son lieu où elle se trouve pour être transformée, à partir des appétits des masses, en objet de combat pour le monde moderne. Il ressort de cette analyse qu’avec les mouvements de masse qui se veulent de plus en plus popularisés, l’œuvre d’art qui était jusqu’alors basée sur le principe d’unicité est aujourd’hui exposée et saisie comme une chose destinée à la consommation. Sa valeur d’usage est substituée par la valeur d’échange : l’œuvre est désormais considérée comme une marchandise.

Dès lors, il semble indispensable de mentionner qu’on s’attardera sur la notion d’aura qui est l’une des notions les plus revisitées par les commentateurs de Walter Benjamin. Ce terme constitue un sujet beaucoup discuté dans les réflexions portant sur les productions culturelles, en l’occurrence les œuvres d’art. C’est pourquoi il parait évident de comprendre les premières descriptions de ce concept à travers l’idée suivante :

Tout ce que je disais avait une pointe polémique contre les théosophes dont l’inexpérience et l’ignorance me choquaient au plus haut point. Et j’opposais – même si ce n’était certainement pas sur un mode schématique – l’aura authentique aux représentations conventionnelles et banales des théosophes.

Premièrement l’aura authentique apparaît sur toutes les choses. Pas seulement sur certaines comme les gens se l’imaginent. Deuxièmement l’aura se modifie entièrement et de fond en comble à chaque mouvement que fait la chose dont le mouvement est l’aura. Troisièmement l’aura authentique ne peut en aucune façon être pensée comme le nimbe magique et spiritualiste impeccable que les livres mystiques vulgaires reproduisent et décrivent. Au contraire ce qui désigne l’aura authentique : l’ornement, une inclusion ornementale dans le cercle où la chose ou l’être se trouve étroitement enserré comme dans un étui. Rien ne donne de l’aura une idée aussi juste que les toiles tardives de Van Gogh où l’aura est peinte en même temps que l’objet – ainsi pourrait-on décrire ces tableaux.

Ici, Benjamin (1993, p. 56.) définit clairement que l’aura entoure toutes les choses et non seulement les œuvres d’art. Telle que l’aura est perçue comme caractéristique distinctive de l’œuvre d’art traditionnelle par rapport à celle du monde moderne dépouillée de toute unicité, nous voyons le champ s’élargir en touchant même au genre humain. Alors, il revient de donner quelques définitions de ce concept afin de comprendre ses différents sens. L’aura pourrait être perçue sous un angle tripartite puisqu’elle apparaît dans l’œuvre de Benjamin, non seulement dans différents contextes, mais elle possède plusieurs sens qui ne sont pas toujours clairement délimités.

Premièrement, l’aura est à percevoir comme une substance phénoménale, ou comme un halo de sacralité, entourant un individu ou un objet, recélant ainsi son individualité et son authenticité. En insistant sur le fait que l’aura authentique apparait sur toutes les choses, Benjamin cherche à redéfinir l’aura en tant que concept apte à appréhender les réalités touchant au quotidien de toutes les composantes du monde. Il est dès lors intéressant de la saisir, selon J. Lacoste, (2003, p. 61.) comme un étui[9] ou un ornement, entourant le signifié tout en lui conférant son authenticité. Le fait de considérer l’aura comme un étui revient à quitter la sphère qui renvoie unilatéralement cette notion aux seules œuvres d’art.

Deuxièmement, Benjamin (Op. cit., p. 311.) présente clairement celle-ci comme « une trame singulière d’espace et de temps: l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». Cette valeur attribuée aux œuvres uniques est à saisir comme une forme particulière de notre perception qui investit certains phénomènes de la capacité de nous rendre le regard, c’est-à-dire d’avoir la possibilité de lever les yeux quand besoin se fait sentir. Cette expérience perceptible est mise en exergue dans Quelques thèmes baudelairiens où Benjamin (1935-1940. p. 187.) indique sans ambages que :

L’expérience de l’aura repose sur le transfert, au niveau des rapports entre l’inanimé ou la nature et l’homme, d’une forme de réaction courante dans la société humaine. Car, dès qu’on est ou qu’on se croit regardé, on lève les yeux. Donc, sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux.

L’interprétation logique de ce mouvement est perceptible dans les rapports interhumains. Dans la société, lorsqu’une personne fait l’objet de tous les regards, elle fait aussi l’effort sur elle pour saisir celui qui la contemple afin d’être sûre du regard porté sur elle. Voilà pourquoi on pourrait dire que, s’il n’est point de regard qui n’attende une réponse de l’être auquel il s’adresse, l’unicité de l’acte perceptif est une réponse de la chose au regard porté sur elle. Sentir l’aura donc, c’est sentir sa propre unicité.

Troisièmement, il faut savoir que l’aura désigne le souffle de l’air, le vent et plus tard un Halo, une « auréole ». Cette notion caractérise l’œuvre d’art. En réalité, l’aura est saisie comme ce qui fait et fonde l’œuvre d’art. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’en voyant celle-ci se perdre sous l’effet de la technique, le berlinois (W. Benjamin, Op. cit., p. 278.) annonce « le déclin de l’aura ». Ce déclin est l’œuvre, d’une manière générale, des nouvelles formes de reproduction technique et des masses en particulier. L’on passe donc, d’une étape de valorisation de l’art cultuel à la désacralisation de celui-ci ; ce qui a nécessairement un impact sur le mode de perception des œuvres d’art.

La question relative à l’unicité de l’œuvre d’art qui lui confère toute son autorité semble importante à ce niveau. C’est pourquoi le penser rauletien apparait comme celui qui est le mieux approprié pour traiter ce pan de la pensée benjaminienne. L’analyse menée par G. Raulet (2005, p. 90.) quant au rapport étroit entre l’aura et les anciennes œuvres d’art laisse entrevoir que :

l’aura est le propre de l’œuvre d’art traditionnelle, originalement liée à la religion et donc dotée d’une valeur cultuelle, qui se trouve sécularisée et profanée au fil de l’évolution moderne par son exposition. L’œuvre « auratique » est unique. Or, les nouveaux médias auxquels Benjamin adhère sans réserve abolissent l’unicité de « l’œuvre », la reproductibilité met fin à la notion d’original et détruit l’aura. La « perte de l’aura » signifie tout à la fois l’abolition du sujet auctorial et la destruction de la notion d’œuvre.

De ces lignes, il faut comprendre que ce sont les nouveaux médias comme la photographie et le cinéma qui abolissent ou suppriment l’unicité de l’œuvre d’art. Ce qui conduit inexorablement à la perte de l’aura due à l’appauvrissement de l’expérience fondée sur la tradition. Le changement de perception et de réception des anciennes productions apparait comme un coup que l’homme porte à l’expérience du vécu quotidien. Il convient alors d’affirmer que dans la modernité, c’est le mode d’existence de l’art qui change. On passe de l’œuvre auratique à l’œuvre non-auratique qui favorise la disparition du halo de sacralité qui entoure l’œuvre. Ainsi, pour Rolf Tiedemann (1987, p. 109.), « Benjamin définit ce changement comme déclin de l’aura ».

De plus, pour montrer que c’est l’attitude des masses qui est au centre de la perte de cette valeur, il est nécessaire de saisir, toujours, avec Tiedemann (1987, pp. 109-110.) que :

les œuvres d’art techniquement reproductibles – (…) – témoignent de façon immédiate du fait que ce déclin signifie « la liquidation de l’élément traditionnel dans l’héritage culturel » : « Il tient à deux circonstances, corrélatives l’une et l’autre à l’importance croissante des masses dans la vie actuelle.

À partir d’ici, l’on doit noter que les masses sont à l’origine de la décadence des productions artistiques. Elles ont pour souci majeur de déposséder toute chose de son caractère unique en la reproduisant. Le seul intérêt est de tout mettre en œuvre pour posséder l’objet de plus près. Alors, pour mettre en exergue le rapport qui existe entre les masses et les œuvres reproduites, Benjamin (2000, p. 278.) écrivait ceci :

rendre les choses spatialement et humainement « plus proches » de soi, c’est chez les masses d’aujourd’hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen de sa reproductibilité.

Abondant dans cette même veine, Pierre Zima (1974, p. 180.) avance les propos suivants :

Sa reproduction technique dans la photographie, dans le film, dans le livre de poche, étroitement associée au progrès économique (à l’extension du marché de l’art) rend l’objet esthétique accessible à la consommation de masse. L’Aura devient la proie de la communication de masse qui a pour effet de réduire la distance et de dépasser la singularité de l’objet esthétique : « … Le désir de rapprocher les choses sur le plan humain suscite autant de passions parmi les masses contemporaines que leur penchant pour dépasser le caractère unique de chaque phénomène en passant à sa reproduction.

Avec les masses, on se rend compte que tout devient exposable et n’a de sens qu’en étant ainsi. Partant, on peut indiquer qu’elles représentent une forte société de consommation. Par conséquent, elles se présentent comme l’une des causes sociales dans la perte de l’aura puisqu’elles ne tiennent pas compte de la fonction première des œuvres liée au sacré, mais plutôt, veulent les choses à leur goût. Ce passage permet d’avouer avec Marc Jimenez que dans la société marchande[10] ou capitaliste, c’est à la médiation entre valeur d’usage et valeur d’échange que l’on assiste. Le qualitatif se perd donc au profit du quantitatif. Si la quantité, comme le pense Benjamin, est devenue qualité aux yeux de ces consommateurs, c’est que sûrement ils sont capables d’appauvrir l’œuvre d’art, car leur rapport avec les choses devient essentiellement ‘’consommation’’. Hannah Arendt (1972, p. 263.) confirme cette position en disant que « La masse est cependant pour la consommation et non pour la production ».

Dans le souci de percevoir l’effet de l’exposition sur les anciennes œuvres d’art, il est convenable d’approcher Fodéba Keïta. Cet auteur analyse la situation d’un masque africain et se rend compte que son exposition provoque un choc. Il indique que le masque anciennement honoré et vénéré, devant quoi les esprits de tout un peuple se prosternaient, est aujourd’hui désespéré et connaît donc la honte. Cela revient à dire que le masque est tombé de son piédestal, car il est déchu, profané et ne peut plus jouer son rôle de médiateur entre les hommes et les dieux. L’exposition de l’œuvre d’art est à percevoir comme une attitude qui n’honore pas l’œuvre. De ce fait, on peut se demander pourquoi pour un appétit visuel, il arrive qu’on expose le médiateur artistique pour lui retirer sa grandeur.

Cette analyse permet de comprendre qu’une fois exposée, l’œuvre d’art perd sa valeur première et apparaît comme tout autre chose. Elle n’est donc plus entourée de son hic et nunc. C’est au dépérissement de son aura que le monde assiste désormais puisque la société actuelle accorde le primat au goût comme l’indique Benjamin (Op. cit., pp. 79-80.) à travers les propos suivants:

Les diverses méthodes de reproduction techniques de l’œuvre d’art l’ont rendue exposable à tel point que, par un phénomène analogue à celui qui s’était produit à l’âge préhistorique, le déplacement quantitatif intervenu entre les deux pôles de l’œuvre d’art s’est traduit par un changement qualitatif, qui affecte sa nature même.

Cela sous-entend qu’avec les nouvelles possibilités de reproduction à grande échelle, l’exposition devient une habitude et fait évacuer la valeur des œuvres grâce à l’artiste. C’est ce qui se précise chez Jean François Gautier (2019, article en ligne) quand il dit que « L’artiste n’est plus un héros, légitimé socialement ; il devient un marchand, soumis à la loi de l’offre et de la demande », parce qu’il a la possibilité d’avoir plusieurs exemplaires de sa production en un temps record. Pour ce faire, il est important de noter que les nouvelles industries culturelles sont à la base de la marchandisation sans fin des œuvres d’art. Celles-ci participent activement à la multiplication des productions de l’esprit qui aboutit à leur commercialisation tout en changeant le mode de perception des œuvres. Puisque les productions artistiques apparaissent désormais à la masse sous forme de biens consommables, elles sont saisies comme des marchandises que l’on vient écouler sur le marché. C’est ce constat qui a inspiré Rolf Tiedemann pour qu’il laisse percevoir « l’œuvre d’art comme marchandise » après qu’il ait parlé du déclin de son aura en ces termes :

Dès que l’œuvre d’art devient marchandise, on ne peut plus lui appliquer la notion d’œuvre d’art ; aussi devons-nous alors (…) renoncer à la notion d’œuvre d’art. Ce qui était aura est devenu marchandise ». (R. Tiedemann (Op. cit., p. 112.)

En définitive, on comprend aisément que la perte de l’aura des œuvres culturelles, de façon générale et en particulier des productions artistiques, est du ressort des masses qui optent pour les grandes expositions et adhèrent insidieusement à leur marchandisation. La société de masse apparaît comme celle qui existe pour la consommation des biens culturels. C’est donc le fait de vouloir posséder l’œuvre de plus près à partir des techniques de reproduction massive qui a conduit à la disparition de l’aura des œuvres d’art. Ayant perçu les effets de ces différents éléments sur l’aura des produits culturels, il est capital de savoir ce que les techniques de reproduction ont apporté de positif à l’art.

2. Apport des techniques de reproduction aux œuvres d’art : l’optimisme de Benjamin

Parler des bienfaits des techniques de reproduction sur les produits culturels en ce XXIe siècle revient à montrer, au-delà de tout débat contradictoire, que l’on doit louer les prouesses des avancées technologiques. En nous référant au double caractère, à savoir le caractère autonome et le caractère hétéronome de l’art, on peut dire avec un auteur comme Doh Ludovic Fié dans « Le paradoxe de l’œuvre d’art : contribution francfortoise à la critique de la modernité », que celui-ci joue un rôle socialement reconnu. Pour le premier caractère, il revient de noter que l’art se pose au sein de la cité et intervient indépendamment de toutes contraintes dans tous les secteurs d’activité en s’opposantà certaines réalités en vue de les comprendre sans toutefois se soumettre à une quelconque idéologie. En ce qui concerne le second aspect, il faut comprendre que cette réalité n’est jamais coupée du monde car elle jette un regard critique sur la société en vue de la parfaire. Dans le même temps, elle peut se trouver dans certaines mesures comme tributaire d’autres forces extérieures comme la politique. Ces deux conceptions associées permettent l’expression de l’idée suivante : « L’œuvre d’art est à la fois autonome et fait social» (D. L. Fié, 2011, p. 1. Article en ligne). C’est pourquoi, il semble judicieux d’aborder la question de l’apport positif des techniques de reproduction des œuvres d’art afin de saisir le bien-fondé de la relation art-technique. Au-delà de l’aspect précédent qui a permis de statuer sur les éléments ayant favorisé la perte de l’aura, il est maintenant question de voir ceux qui prouvent les avantages de ces pratiques.

Dans cette section, on tâchera de montrer l’avantage de la démocratisation des productions culturelles en insistant sur l’avantage même de la perte de l’aura. On abordera aussi la question relative au témoignage historique de ces productions afin de dégager leur importance qui est mieux saisie à partir de l’artiste. La forte industrialisation du monde apparait aujourd’hui comme une aubaine que les citoyens doivent saisir pour leur développement. Raison pour laquelle le fait de démocratiser ou du moins de libéraliser le secteur culturel est pour nous de bon augure. Une chose est claire : c’est que la technique se présente aujourd’hui comme une donnée incontournable dans le vécu des humains. Nul ne peut nier l’importance de cette dernière même s’il est possible de reconnaître qu’elle a quelques inconvénients.

Notons d’emblée que la perte de l’aura due à la démocratisation de l’œuvre d’art présente des avantages. Cette démarche qui renvoie en même temps à la libéralisation de celles-ci permet de savoir que l’œuvre est désormais ouverte à tous. Il faut retenir, en effet, que les progrès techniques et les innovations qui s’y rattachent sont aujourd’hui légion. Le constat qui se dégage de ces nouveautés est que la technique a changé notre rapport au réel. Ce qui se justifie à travers l’influence des nouvelles technologies sur les œuvres culturelles.

Rappelons à ce niveau qu’avant sa phase de démocratisation, l’œuvre d’art reposait sur le rituel : ce qui lui conférait sa valeur d’œuvre religieuse. Dans ce contexte, l’on comprend que dans la pré-modernité, l’art était religieux, c’est-à-dire qu’il était en rapport direct avec les rituels religieux. L’art, à cette époque où la reproductibilité technique n’avait pas encore atteint son niveau actuel faisait corps avec sa base cultuelle. C’est cela que Benjamin essaie de préciser quand il indique que :

dans les églises au Moyen Âge, dans les cours princières jusqu’à la fin du XVIIIe siècle environ, la réception collective des peintures n’avait rien de simultané, mais s’effectuait d’une manière infiniment graduée et hiérarchisée. (W. Benjamin, Op. cit., p. 302.)

Il ressort qu’à cette période, les choses se faisaient en suivant une hiérarchisation d’ordre purement religieux. Toutes les œuvres d’art étaient considérées comme des œuvres magiques et ne pouvaient donc pas être approchées par un certain nombre de personnes. C’est pour cette raison, pourrait-on croire, qu’on pouvait peut-être dire que les anciennes œuvres d’art étaient réservées à des élites biens définies tels que les Pères des églises antiques. Ces œuvres avaient, pour ainsi dire, un caractère sacré lié à des divinités. Ce qui a valu, bien évidemment, aux œuvres d’art traditionnelles d’échapper à toute tentative d’exposition. À cette époque, seule l’élite[11] à laquelle était destiné l’art « sacré » pouvait consulter une œuvre de ce genre et non les personnes séculières.

Il est maintenant important de souligner que le déclin de l’aura a favorisé l’intensification de la participation politique des masses. Cette attitude paraît apologique à nos yeux pour le simple fait que le berlinois qui ‘’combattait’’ l’effet des masses, voit en même temps le caractère progressif qu’engendre ces dernières. Soulignons que cette apologie du caractère intrinsèquement progressiste de l’art reproductible dans la modernité trouve son expression la plus éloquente dans le traitement que réserve Benjamin (Op. cit., p. 100.) aux tendances cinématographiques en lisant le passage qui suit :

La possibilité technique de reproduire l’œuvre d’art modifie l’attitude de la masse à l’égard de l’art. Très rétrograde vis-à-vis, par exemple d’un Picasso, elle adopte l’attitude progressiste à l’égard, par exemple, d’un Chaplin.

Par-là, l’on doit comprendre que le cinéma, en tant que technique de reproduction massive et art dépourvu d’aura, possède l’avantage d’être plus efficace que la peinture. Cet art qui présente les aspects d’une réalisation beaucoup plus démocratique et même plus près du peuple, paraît plus à même d’avoir un caractère progressiste. Ainsi, en voyant l’espoir que Benjamin place dans l’art reproductible non auratique, on le considère comme un critique hautement optimiste. Cet optimisme s’exprime à travers sa réception positive du déclin de l’aura. Selon lui, la prétendue disparition de l’aura des œuvres d’art est à recevoir positivement selon trois motifs essentiels.

Dans un premier temps, il estime que le déclin de l’aura est à concevoir comme un élément permettant de changer de cadence dans le domaine artistique. De ce fait, il aborde le problème en soutenant que ce changement est d’abord inscrit dans le cadre esthétique. En analysant au mieux le rapport art-technique, on perçoit clairement que la deuxième entité vient parfaire l’œuvre de l’artiste tout en ayant une visée esthétique plus approfondie. C’est pourquoi, dans Vocabulaire d’esthétique, Étienne Souriau (2015, pp. 1415-1416.) soutient que :

les techniques donnent à l’artiste des moyens d’action, et une maîtrise qui évite des tâtonnements ou des échecs pratiques ; elles permettent donc de faire porter l’essentiel du travail et de la recherche sur l’aspect proprement esthétique de l’art.

Et, cela se perçoit par la substitution d’une vérité des œuvres à l’artificialité. À ce niveau, il est important de parler des possibilités qu’offrent les techniques de reproduction en favorisant la retouche des œuvres d’art afin de penser à la restauration de l’aura perdue. C’est en fait l’idée de la perte de l’aura qui a conduit les hommes à créer de nouveaux moyens pouvant contribuer à avoir des œuvres d’art authentiques sans le critère du culte. Cela représente une spécificité pour l’art moderne. Partant, il est souhaitable d’affirmer qu’avec le développement de la photographie par exemple, l’objet d’art démocratique acquiert une indépendance nouvelle à l’égard de l’œuvre originale. Pour montrer l’apport de cette innovation technique, Benjamin (2000, pp. 40-41.) fait remarquer ceci : « En revanche, avec les progrès de la technique, elle [l’aura] disparaîtra et ne sera restaurée que par les artifices comme la retouche ». Il faut alors noter que la photographie présente des avantages innombrables. Pour en parler de façon concrète, recourons à l’étude benjaminienne annonçant qu’il est possible de restaurer l’aura perdue par des artifices tels que la retouche, le recadrage et la gomme bichromatée.

Prenant comme référence les procédés techniques qu’on pourrait appeler les « instantanés » chez Benjamin, nous pensons que les termes comme le « ralenti » et l’« agrandissement », tel qu’évoqué pour désigner des aptitudes possibles en photographie, paraissent ingénieux. C’est à partir de leur application dans le milieu artistique que l’on parvient à découvrir certains éléments cachés des œuvres reproduites. Ainsi, l’auteur de Petite histoire de la photographie présente l’importance de ces mécanismes en ces termes :

La photographie, avec ces auxiliaires que sont les ralentis, les agrandissements, montre ce qui se passe. Elle seule nous renseigne sur cet inconscient visuel, comme la psychanalyse nous renseigne sur l’inconscient pulsionnel », (W. Benjamin, 2000, pp. 300-301.).

De ces lignes, l’on saisit un des aspects positifs de la photographie visant à restaurer la valeur de l’œuvre. La nouvelle photographie, dont Atget est l’initiateur, s’ouvre aux choses avec beaucoup de précisions et introduit la libération de l’objet par rapport à l’aura. Souriau va plus loin en insistant sur les prouesses réalisées par la technique en précisant :

La technique est la figure déterminable de l’énigme dans les œuvres d’art, figure à la fois rationnelle et non-conceptuelle. Elle autorise le jugement dans la zone de ce qui n’énonce pas ce jugement. (Souriau, Op. cit., p. 296.)

À travers ces lignes, on comprend simplement qu’avec la technique, il est plus facile aujourd’hui de saisir les moindres détails d’une image. Rien sur une plaque photographique ne cède à l’invisibilité. Le système de vidéo-arbitrage est l’un des procédés les plus adéquats aujourd’hui pour juger des actes dans certaines rencontres sportives tels que le football, le tennis, le karaté et bien d’autres. Il convient de préciser, à ce niveau, qu’au-delà de cette première posture esthétique qui éclaire sur l’avantage de la perte de l’aura, le deuxième volet abordera l’aspect politique de la conception benjaminienne.

Ici, il est souhaitable de signifier avec l’exilé de Paris que la perte de l’aura découle de la large ouverture des produits culturels sur les marchés internationaux. S’il n’était pas possible que l’on multiplie les exemplaires des œuvres artistiques, on resterait dans la logique de l’art initiatique où seuls des privilégiés sont habilités à consulter le produit culturel. Cet ordre renvoie selon la vision benjaminienne à la valeur politique qui se justifie par l’ouverture aux masses des œuvres primitivement destinées à des initiés.

Enfin, le troisième motif qui étaye l’avantage de la perte de l’aura est anthropologique. Cette perte permet de sortir l’œuvre d’art du lieu où elle se trouve pour changer sa fonction. Son lien ne tient plus forcément qu’avec le rituel mais s’étend à tous les domaines et favorise une certaine interaction entre la production et la consultation. L’on assiste dès lors à la métamorphose d’une perception essentiellement cultuelle en un intérêt cognitif.  

Ce qui ressort de ce développement est que la perte de l’aura de l’œuvre d’art est un avantage en vue de comprendre le caractère progressif de l’art. Même si Benjamin reconnaît que la dégénérescence de l’aura entraîne une détérioration de l’expérience esthétique fondée sur la tradition et la contemplation, il appréhende cette irremplaçable perte du caractère auratique d’une manière essentiellement positive. Cette perte a favorisé la découverte de nouvelles méthodes visant à restaurer la valeur de l’œuvre, surtout que Doh Ludovic Fié, tout comme Herbert Marcuse (1970, pp. 134-135.), indique que « l’art est promesse du bonheur ».

Eu égard à ce qui précède, il est important de noter encore une fois de plus que les potentialités visant la sauvegarde des œuvres culturelles se montrent de plus en plus nombreuses. L’une des preuves est l’informatisation des productions artistiques à travers les enregistrements sur des disques ou simplement dans la ‘’mémoire’’ de certains appareils tels que les ordinateurs et les tablettes. Cet avantage venant des techniques de reproduction, alors nous devons souligner qu’elles innovent. Pour ce faire, on peut noter que le changement opéré au niveau des matériaux pour la réalisation des œuvres d’art, d’une façon générale, a permis à la société, comme le soutient Benjamin, d’apporter un plus en allant de la « main d’homme » à la machinepuisque de la sculpture des troncs d’arbres avec des outils archaïques, l’on est passé à la modernisation du matériel permettant de fabriquer et même de reproduire ces œuvres.

De ce point de vue, on comprend que la photographie, par exemple, joue un rôle très important en favorisant la sauvegarde des choses en image et en les réactualisant au moment opportun. Quand on jette un regard sur la flore et la faune, l’on peut remarquer qu’il y a certaines espèces animales et végétales que nous connaissons aujourd’hui à partir de leurs images photographiées depuis plusieurs siècles. La photo participe alors à l’« éternisation » des œuvres produites pour le bonheur des humains. Par l’action conservatrice des outils de reproduction technique tels que le disque, les cassettes et la vidéo, l’on connaît certaines grandes figures emblématiques de l’histoire. Bien que cette connaissance ne soit pas vraie au sens strict du terme, il est possible d’avouer l’image positive des techniques de reproduction puisqu’on peut donner avec exemple à l’appui, les moindres détails concernant la vie de plusieurs hommes historiques. Prenant le cas tout à fait particulier de celui que plusieurs personnes considèrent comme étant le père fondateur de la nation ivoirienne, en l’occurrence Feu Félix Houphouët Boigny, nous comprenons que c’est seulement à partir des séries télévisées ou des photos de ce dernier que l’enfant d’après 1993 pourra dire qu’il le connaît. D’où l’importance des techniques de reproduction des images. Comme les Grecs, il faut donc « produire en art des valeurs éternelles », (W. Benjamin, 2000, p. 83.).

Un autre élément de la reproduction technique consiste en la légitimation du filmage qui conduit à la production de films. À partir du film, l’on arrive à garder certaines œuvres du passé en souvenir. La grande entreprise de production de films comme Hollywood permet au monde entier de suivre en image des faits passés depuis plusieurs siècles grâce à l’action de reproduire techniquement. C’est probablement pour cette raison qu’il est qualifié d’« œuvre d’art la plus perceptible » (WALTER, Benjamin, Op. cit., p. 83.).

Pour montrer l’intérêt de la reproduction culturelle, Habermas (2011, pp. 405-406.) revisite la question pour faire comprendre le lien entre ce mécanisme et la tradition. Ainsi, le francfortois avance l’idée selon laquelle cette pratique assurerait la continuité de la tradition et la reconnaissance de l’identité des peuples. Son avis étant acceptable, on pense en donner les détails en suivant ce passage :

La reproduction culturelle (…) assure à la fois la continuité de la tradition et une cohérence du savoir suffisante pour les besoins en intercompréhension que fait valoir la pratique quotidienne. (…) elle assure une continuité à l’identité des groupes. (…) elle assure aux générations suivantes l’acquisition des capacités d’action généralisées et prend soin d’harmoniser les biographies individuelles et les formes de vie collectives. 

À travers cette idée, on perçoit certains avantages de l’acte de reproduire. On peut entre autres citer la continuité de la tradition et l’acquisition du savoir lié au passé des peuples. Dans cette perspective, la reproduction apparait comme un moyen permettant d’entretenir des rapports de socialisation entre les hommes.

L’on oserait croire en un pessimisme farouche de la part de Benjamin en parcourant le premier axe qui a montré les éléments qui dépérissent l’aura des œuvres d’art. Or, force est de constater dans la suite du développement qu’il est plutôt optimiste face à l’action des techniques de reproduction massive des œuvres d’art puisque l’espérance de vie des produits culturels est en grande partie liée à l’apport de ces mécanismes de reproduction. L’artiste est donc perçu comme un témoin de l’histoire à travers ses réalisations. Au vu des innovations constatées dans le domaine artistique grâce aux nouvelles technologies et surtout dans la modernité, l’on doit comprendre que la technique est pour l’art, ce qu’est l’oxygène pour l’homme. En un mot, nous devons comprendre que l’art et la technique se complètent.

Conclusion

Il faut admettre à l’instar de Walter Benjamin et Theodor Adorno que la question relative au rapport entre l’art et la technique constitue un problème pertinent qui a besoin d’être sérieusement traité. Il y a des polémiques autour de cette problématique que l’on se doit de comprendre. Mais, sans vouloir se jeter dans un débat contradictoire, il convient de savoir que si la technique s’est invitée sur le terrain artistique, cela est de bonne guerre. Les procédés tels que le cinéma et la photographie permettent de pérenniser certains éléments culturels afin de reconstituer l’histoire des peuples. Cela dit, nous reconnaissons aussi qu’il existe des manquements technologiques qui agissent sur la société. Toutefois, il revient de retenir que la modernité est un facteur d’enrichissement pour l’humanité. L’art moderne en liaison avec la technique se met au service du développement humain puisque cette dernière constitue un moyen de libération de l’homme.

Références bibliographiques

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Références Webographiques

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LE PRINCIPE ESPÉRANCE DE BLOCH : UN DÉFI AU NIHILISME

Issouf CAMARA

Université Félix HOUPHUET-BOIGNY d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

kameleny@gmail.com

Résumé :

Déjouant les pronostics les plus alarmistes sur l’état d’un monde où se lit un malaise dans la civilisation, Ernst Simon Bloch refuse de céder au désespoir et de se laisser habiter par le pessimisme. Il prône un optimisme militant qui cherche à solder ses comptes avec le nihilisme. Considérant cette doctrine comme un obstacle ontologique qui pourrait compromettre l’avènement du « novum », Bloch veut surmonter le nihilisme analytique pour redonner espoir à la vie. N’est-ce pas un pari risqué ? Face au nihilisme qu’il considère comme une forme de pessimisme incurable, Bloch ne voit pas d’autre alternative que celle d’apprendre à espérer. Telle est sa vocation philosophique et sa vision pour l’humanité.

Mots-clés : Absurdité, civilisation, désespoir, espérance, nihilisme, optimisme, pessimisme, utopie.

Abstract :

Baffling the most alarming prognosis on the state of a world where a malaise in civilization is read, Ernst Simon Bloch refuses to yield to despair and to let himself be inhabited by pessimism. He advocates a militant optimism that seeks to settle its account with nihilism. Considering this doctrine as an ontological obstacle that could compromise the advent of the « novum », Bloch wants to overcome analytic nihilism to restore hope to life. Is not this a risky bet? In the face of nihilism, which he regards as a form of incurable pessimism, Bloch sees no alternative but to learn to hope. That is his philosophical vocation and his vision for humanity.

Keywords : Absurdity, civilization, despair, hope, nihilism, optimism, pessimism, utopia.

Introduction

Pendant la première moitié du XXe siècle s’est installé dans le monde un sentiment de désenchantement généralisé, confirmant des thèses nihilistes qui prédisaient l’Apocalypse. Comment empêcher qu’une telle situation conduise l’humanité au désespoir ? Peut-on rallumer la flamme de l’espérance dans un contexte où l’espoir semblait perdu ? Face au pessimisme qui règne à cette époque, Ernst Bloch décide de prendre le pari de l’optimisme. Pour fonder son optimisme, il lui fallait d’abord surmonter le nihilisme, véritable obstacle ontologique à l’avènement d’un monde nouveau. Dans une interview accordée à Arno Münster quelque temps avant sa mort, Bloch déclare que l’humanité est à la croisée des chemins ; le temps serait venu de faire un choix. Lequel ? « Nihilisme ou métaphysique de l’espérance, telle est l’alternative qui régit notre époque. Qui rejette l’une récoltera l’autre ». (A. Münster, 1989, p. 264). Il nous invite à faire un choix, le bon choix. Car si nous faisons le mauvais choix, c’est-à-dire le choix du nihilisme,

On risque de voir se propager une atmosphère générale de suicide, montrant que le monde a perdu son sens (le monde n’a pas encore de sens !), mais il reste un sens en germe, un sens de la possibilité. Si nous voulons survivre autrement que dans nos corps seulement, la rupture avec le nihilisme est indispensable et il nous faut intensifier toutes les intentions qui veulent contribuer à cette rupture. (A. Münster, 1989, p. 264).

En prônant une rupture avec le nihilisme et en cherchant à « intensifier toutes les intentions qui veulent contribuer à cette rupture », Ernst Bloch affiche un sentiment anti-nihiliste basé sur le refus du pessimisme. Il s’inscrit dans un optimisme qui fait opposition au nihilisme comme à toute doctrine dont le but est d’entretenir délibérément l’angoisse et le désespoir. On peut concéder aux nihilistes que le monde n’a pas de sens ou qu’il a perdu tout son sens, mais on peut leur reprocher aussi de ne pas contribuer à redonner un sens au monde. Peut-on vraiment leur faire ce reproche, quand on sait que leur objectif était de nous convaincre de l’absurdité même de ce monde ?

Ernst Bloch se propose de déconstruire l’argument des représentants du nihilisme analytique (Schopenhauer et Nietzsche) en montrant l’inconséquence théorique de leur doctrine. Il veut déjouer la fatalité, démasquer le nihilisme philosophique qui tend à promouvoir le néant (nihil), le désespoir, le sentiment du vide qui entoure la vie, le désenchantement total qui conduit au suicide. Il propose une autre clé de compréhension basée sur « l’obscurité du temps », clé qui permet in fine de convertir la fatalité qui entoure l’absurdité (du monde) en possibilité de rédemption. Le Nihil n’est-il pas aussi l’expression du Totum ?

1. Le nihilisme analytique et ses inconséquences théoriques

Face au nihilisme analytique ou philosophique, Ernst Bloch oppose des arguments qui luttent contre l’impossibilité d’assigner un but à la vie et de donner un sens à l’existence. Il réfute l’hypothèse qui fonde tout nihilisme (l’absurdité du monde), et à laquelle il oppose plutôt l’idée de « l’obscurité du temps » et de l’instant vécu. L’obscurité du temps décrit une situation historique et propose une ouverture vers le possible. Dès lors, le principal argument défendu par Bloch est le refus « d’ériger une situation historique en situation ontologique » (G. Raulet, 1976, p. 10). En pleine crise de la culture occidentale, il s’est employé à construire un principe porteur d’espérance pour l’humanité. Son analyse de la crise n’a d’autre intention que de trouver une issue pour en sortir, là où d’autres invoquent des vents contraires. Dans le Principe Espérance, il s’insurge contre les « litanies funèbres d’un monde nihiliste voué au néant et oppressé jusqu’à l’étouffement » (E. Bloch, 1976, tome 1, p. 11).

1.1. Nihilisme : sens et signification

« Le terme de « nihilisme » a été utilisé pour caractériser des courants et des positions philosophiques très différents : athéisme, égoïsme, solipsisme, scepticisme, matérialisme, pessimisme. Il a pu être revendiqué avec toute la positivité d’un mouvement porteur de nouvelles valeurs ; il a pu aussi servir à dénoncer les signes culturels d’une civilisation malade. Le terme a été utilisé dans des aires culturelles et des disciplines suffisamment étrangères les unes aux autres ». (F. Ewald, 2006, p. 7).

L’étymologie du mot « Nihilisme » ne dit pas grand-chose sur la réalité d’un concept et d’une doctrine si complexe. Le terme latin Nihil signifiant « rien » ou « vide » ou « néant » ne veut rien dire concrètement ; il n’informe pas sur le sens réel du mot : « Le néant n’est qu’un mot, non certes sans signification mais sans objet » (A. Comte-Sponville, 2006, p. 20). Le nihilisme serait-il une pensée du vide ? Mais une pensée du vide n’est-elle pas un vide de pensée, c’est-à-dire une pensée portant sur une matière qui n’existe pas ? Selon André Comte-Sponville (2006, p. 20) « une philosophie du néant, rigoureuse, serait un néant de philosophie. De rien, rien n’est vrai. Le nihilisme s’auto-réfute dès qu’il s’énonce ». Pour comprendre le nihilisme, il faut l’approcher à partir de son intention première qui est la « négation ». C’est donc sur la base du principe de négation contenu dans toute intention nihiliste qu’on pourra saisir son sens et sa signification.

Le nihilisme peut-être compris comme négation de la vie de manière générale, comme déclin ou décadence dans un sens moral et culturel (au sens de déclin d’une civilisation), ou comme destruction des valeurs traditionnelles dans un sens plus politique, révolutionnaire et provisoire. Il s’apparente ainsi à partir des deux premiers points à une forme de pessimisme tragique ou fataliste contre lequel s’érige le principe de l’espérance. (A. Zafrani, 2014, p. 19).

D’une certaine façon, « nihilisme » a servi d’instrument méthodologique pour comprendre et analyser la crise des valeurs spirituelles (« la mort de Dieu ») qui a secoué les fondements de la civilisation occidentale. Il a surtout permis de diagnostiquer les signes et les symptômes d’une maladie qui avait affecté l’Europe à un moment donné de son histoire : la crise du sens et l’effondrement des valeurs traditionnelles. Ce déclin ou cette décadence morale et spirituelle conduit inévitablement au pessimisme, au sentiment du vide, à la tentation du néant et au vertige du catastrophisme. La plupart des doctrines nihilistes avaient prospéré sur le terreau noir d’un siècle voué à la désolation, pour se réfugier finalement dans la fatalité : l’impossibilité de donner un sens à l’existence. Plus tard, « nihilisme va servir à caractériser et à interpréter un siècle, le XXème, que sa passion de la destruction militaire (deux guerres mondiales) et politique (les totalitarismes) désigne naturellement pour fournir l’illustration la plus éclatante de la catégorie ». (F. Ewald, 2006, p. 10).

Que ce soit sur le plan philosophique ou politique, le nihilisme commence à susciter un intérêt et même une certaine fascination. Au point que Jean-Louis Hue (2006, p. 3) a pu écrire : « Le nihilisme est devenu le destin de l’homme moderne. Que d’attraits et de séductions ! Il est fait pour des temps hantés par le spleen, la mélancolie, l’ennui, le sentiment de la décadence, le vertige du catastrophisme ». Anarchistes, marxistes et autres penseurs athées avaient saisi l’opportunité qu’offrait ainsi « la mort de Dieu », entendons par là le rejet de toute transcendance divine, pour réclamer également la chute des puissances établies. On perçoit dans ces intentions des projets subversifs soutenus par une idéologie nihiliste destructrice.

1.2. Le nihilisme analytique : une doctrine suicidaire ?

L’analyse des philosophes nihilistes paraît suicidaire dans la mesure où elle ferme la voie à toute possibilité de rédemption dans l’histoire. Selon E. Bloch (1977, p. 206), « le nihilisme analytique détruit, bien plus, le plus profond, le centre même est atteint : nous sombrons à présent dans la plus grande nuit que l’histoire ait jamais connue, celle qui obscurcit l’intérieur mais surtout ce qui est extérieur et supérieur ». La pensée de Schopenhauer, par exemple, articulée sur le principe de la désillusion considère les doctrines de l’espérance comme des illusions décevantes. Ces doctrines prétendument consolatrices véhiculent des promesses vaines impossibles à réaliser. On comprend dès lors pourquoi les représentants du nihilisme analytique (Schopenhauer et Nietzsche) entretiennent délibérément le désespoir et instrumentalisent ce désespoir pour justifier leurs intentions. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de montrer l’absurdité du monde, de montrer que l’existence n’a pas de sens, qu’il faut renoncer à la vie, qu’il faut rejeter les valeurs traditionnelles. Mais tandis que l’un confesse l’impuissance de la volonté, l’autre prône une volonté de puissance appelant à construire des valeurs nouvelles.

Il faudrait cependant souligner les inconséquences de leurs postures théoriques. « Peut-être Nietzsche croyait-il suffisamment à ce qu’il disait, peut-être aussi Schopenhauer, lui qui vivait intensément. […]. Mais à tous il manque d’être très profondément déchiré par les conséquences… » (E. Bloch, 1977, p. 206). Schopenhauer recommande de renoncer à la vie parce qu’elle n’a aucun sens. Toutefois, il était fermement opposé au suicide : lui-même vivait la vie intensément. Quant à Nietzsche, il voulait fonder de nouvelles valeurs. Pourtant ces valeurs dites nouvelles ne sont pas si nouvelles que ça ; elles sont les répliques des valeurs traditionnelles de puissance et de domination.

La faiblesse de l’analyse de Schopenhauer tient au fait qu’il a confondu absurdité du monde et obscurité du temps. Cette inconséquence théorique aurait conduit ce prophète de l’absurde à s’enfermer dans un pessimisme incurable et une vision fataliste que Nietzsche se propose de corriger. Par rapport à son maître, Nietzsche avait une longueur d’avance et un avantage très considérable : il avait déjà prédit l’avènement du nihilisme.

Au vingtième siècle, le souffle du néant a vibré, provoquant un sentiment de panique. Dressé en devineur d’énigmes, Nietzsche avait pressenti cette longue et féconde succession de ruptures, de destructions, de déclins, de soulèvements. Il avait prophétisé l’émergence du plus inquiétant de tous les hôtes : le nihilisme. (François Meyronnis, 2006, p. 29).

On comprend dès lors pourquoi son analyse paraît beaucoup plus conséquente que celle proposée par Schopenhauer. Dans un premier temps, Nietzsche ne s’enferme pas dans l’idée d’une absurdité ontologique du monde. Son diagnostic du nihilisme contemporain repose sur l’idée d’une crise, un mal, un malaise, une maladie qui auraient affecté le monde occidental à un moment crucial de son histoire. Dans un second temps, il pense que cette maladie n’est pas incurable ; elle va certes occasionner des bouleversements mais la guérison reste encore possible. En tant que « médecin de la civilisation », Nietzsche ne se limite pas à l’examen des symptômes ; il se propose de découvrir les causes profondes de cette maladie de la civilisation. Son étiologie rigoureuse lui permet de diagnostiquer la racine du mal ou du malaise qui frappe la civilisation au milieu du dix-neuvième siècle, siècle qui portait les promesses d’une humanité éclairée par les Lumières de la Raison. Parmi les nombreuses causes évoquées, la plus immédiate c’est l’annonce de « la mort de Dieu ». Selon André Comte-Sponville (2006, p. 21), « on connaît le diagnostic nietzschéen. Le nihilisme résulte directement de la mort de Dieu, et donc, indirectement, de la religion ». Il s’ensuit inévitablement l’effritement des valeurs traditionnelles et une crise du sens : le sens de la vie et l’absurdité du monde. Comment justifier notre présence au monde si l’idée même d’un Créateur suprême est remise en question ? Si la mort de Dieu est le cœur du problème, n’y a-t-il pas urgence à le ressusciter ?

1.3. Le refus de la fatalité : la solution spirituelle

Revenons à Schopenhauer. Selon J.-P. Ferrand (2006, p.64), « Le succès de Schopenhauer tient moins à sa démonstration inédite de l’impossibilité d’attribuer un but valable à la vie qu’à sa justification a posteriori d’un sentiment d’absurde et de non valeur, certes diffus, mais déjà fort répandu ». Difficile de nier, en effet, que la philosophie de Schopenhauer a suscité et continue de susciter une certaine séduction, une sorte de séduction symptomatique de la crise du sens que connaît la civilisation occidentale depuis le XIXe siècle. Du fait de cette crise, les gens se posaient des questions et attendaient des réponses. Schopenhauer avait eu le courage de dire la vérité ou du moins sa part de vérité ; sa réponse tenait en seul mot « Nihil ». Il fallait avoir du cran pour dire aux gens que « Tout est vain », que les valeurs qui fondaient leur civilisation n’étaient en réalité que des fantômes, que derrière comme devant, il n’y avait rien. Rien que des illusions, des mensonges, des chimères. Mais la question était de savoir si cette réponse pouvait vraiment apaiser.

D’une certaine manière, la réponse de Schopenhauer, même si elle brisait tous les codes de l’espérance, avait quand même le mérite de s’élever au-dessus du silence assourdissant qui avait envahi l’humanité. Mieux vaut une réponse que pas de réponse du tout ! Le vide de sens n’est-il pas plus destructeur que le sens du vide ? La philosophie de Schopenhauer pouvait s’entendre comme une philosophie de la désillusion face aux doctrines qui prônaient une espérance illusoire. On lui reproche d’entretenir délibérément le désespoir, de prêcher l’Apocalypse. La philosophie de Schopenhauer est centrée sur la question de l’absurdité du monde, absurdité couplée avec l’idée de vanité. Si tout est vain, si tous nos efforts pour donner un sens à notre existence sont voués à l’échec, ne faut-il pas renoncer au vouloir-vivre, c’est-à-dire au désir de vivre intensément la vie ? Difficile de nier cette logique implacable qui semble toujours donner raison à Schopenhauer. Toutefois, le « succès » de Schopenhauer serait moins éclatant si nous avions analysé plus sérieusement le fondement de sa philosophie de l’existence : l’absurdité du monde.

Selon A. Comte-Sponville (2006, p. 22), « le monde paraît absurde parce qu’il ne répond pas à nos questions. Mais ce sont nos questions, et c’est l’homme alors qui est absurde ». Admettons, par exemple, que Schopenhauer a confondu « absurdité » et « obscurité ». Admettons qu’il a énoncé sa théorie de l’absurdité du monde simplement à partir d’une situation : la crise d’une civilisation à un moment donné de son histoire. Faut-il cependant ériger une situation historique en situation ontologique ? La crise du monde occidental ne signifie pas que le monde n’a pas de sens. À moins de réduire le monde à l’Occident ! La crise du sens et l’effondrement des valeurs du monde occidental indique simplement l’essoufflement d’une civilisation qui a plus que jamais besoin de se ressourcer. Il s’agit de (re) trouver la source d’une lumière qui pourrait dissiper le brouillard.

Mais c’est de là en même temps que naît le courage paradoxal de prédire la lumière précisément à partir du brouillard ; […] si donc, au sein de la vie masquée, du nihilisme actuel ne s’élevait en même temps une force inconnue dans le domaine de la morale et de l’imagination, à laquelle justement la peur et les obstacles ne cessent de barrer la route. (E. Bloch, 1977, p. 210)

Selon Ernst Bloch, la crise de la civilisation occidentale est une crise de la spiritualité et de l’irréligion. L’humanité a donc besoin d’une lumière qui puisse éclairer son chemin vers l’espérance et la rédemption. « Cependant, la lumière qui peut éclairer le monde présent ne vient pas du dénouement biblique, mais de l’ordre du cœur, de la Nouvelle Jérusalem et non de la Rome antique » (E. Bloch, 1977, p. 212). Il s’agit de retrouver les traces perdues d’une religiosité authentique : il s’agit de retrouver le chemin de Damas ou de Jérusalem, c’est-à-dire de re-tracer le véritable chemin de croix.

« C’est donc vers l’Orient que nous allons ; depuis longtemps déjà lui résister s’est révélé une chose vaine […]. La voie morale et spirituelle qu’emprunte la recherche d’un secours est ainsi toujours à nouveau la route de l’Orient – aussi bien aux origines de l’histoire qu’à plus forte raison à la fin, quand s’effondre la conception de la vie mauvaise, dure, étriquée, sans chaleur et sans foi caractéristique du monde européen. Voyez comme souvent déjà et avec quelle évidence, face à l’Orient, face au chaos des grandes religions, l’Europe est devenue une presqu’île minuscule, destinée à chercher des contacts sous peine de mourir de son exiguïté, de son attitude purement intellectuelle et de son anémie religieuse ». (E. Bloch, 1977, p. 207)

Contre la théorie schopenhauerienne de l’absurdité du monde, Bloch oppose une autre théorie fondée sur l’obscurité du temps et l’inachèvement du monde. S’agissant de l’obscurité du temps, Bloch soutient qu’elle n’est pas du tout une fatalité conduisant à l’affirmation de l’absurdité. Il faut considérer l’obscurité du temps comme un simple « brouillard » qu’on pourrait dissiper avec un peu de bonne volonté. Bloch croit peut être naïvement à l’éventualité qu’une aube nouvelle pourrait se lever après le crépuscule. Certes, « […] la vie est à bout de souffle et même ce qui lui restait de sève est à peu près moisi. Cependant, au plus profond de nous, quelque chose fermente différemment et nous nous mettons à chercher ce grain qui n’a pas levé ici » (E. Bloch, p. 207). Cette croyance sans doute naïve n’est-elle pas de loin préférable au sentiment d’absurde et à la prédication de l’Apocalypse ?

2. Crise de la civilisation et Principe Espérance de Bloch

Le Principe espérance de Bloch propose une autre clé de lecture et de compréhension de la crise de la civilisation occidentale. Ce qu’il faut considérer en premier c’est la nature même de cette crise que les pessimistes « incurables » ont vite fait de concevoir comme une fatalité. En réalité cette crise aussi profonde soit-elle n’est que l’expression d’une obscurité du temps. Sa critique des doctrines nihilistes se justifie, dès lors que le phénomène de crise est revêtu par le masque subjectif de la crainte sous le couvert d’une analyse (nihilisme) prétendument objective. Autrement dit, Bloch suspecte les doctrines nihilistes de faire plutôt l’apologie du néant, de promouvoir le désespoir. En Europe avant, pendant et même après les deux guerres les plus sanglantes de l’histoire, ces prophéties de malheur avaient trouvé un terrain favorable, un terreau tout à fait propice à la diffusion leur idéologie funeste. « Ce n’est que dans les sociétés vieilles et agonisantes, comme celles de l’Occident aujourd’hui, qu’une certaine intention partielle et passagère s’oriente vers le bas. C’est alors que s’installe chez ceux qui ne trouvent pas d’issue dans ce déclin, la crainte de l’espoir et opposée à l’espoir ». (E. Bloch, 1976, pp. 10-11)

La philosophie blochienne de l’espérance combat dans un même élan les doctrines de la désespérance (Schopenhauer) ainsi que celles de la pseudo-espérance (Nietzsche). Elle apparait comme une alternative au nihilisme. En effet, le nihilisme s’apparente à « une forme de pessimisme tragique ou fataliste contre lequel s’érige le principe de l’espérance » (A. Zafrani, 2014, p. 19). L’espérance s’oppose à l’esprit de résignation et de désespoir, tout comme elle s’érige contre une soi-disant espérance qui projette la volonté de puissance et de domination des forts sur les faibles. La voie que trace Nietzsche à partir de sa Volonté de puissance érigée en principe de l’espérance est une voie sans issue. Ce qu’il faut en réalité c’est de retrouver la source d’une Lumière qui pourrait éclairer l’obscurité du temps et la décadence d’une civilisation.

Si sa philosophie est dominée par un sentiment de déréliction et de dépossession de soi, si au commencement est le vide, Bloch puise dans cette vacuité la négativité productive d’une conquête par l’homme de l’histoire et de soi. Le sentiment de manque nous pousse à nier le néant. Ce néant (Nichts) est aussi potentiellement le Tout (Alles). De l’horreur du Néant naît la négation qui en fait sortir les figures du Tout et inaugure la reconquête de l’identité. (G. Raulet, 1976, p. 9).

2.1. L’Espérance selon Bloch : un défi au nihilisme

Ernst Bloch s’inscrit en faux contre tout « nihilisme creux et statique » qui fait le lit du désespoir et de l’agonie. Si elle était vraiment objective, cette doctrine (nihilisme) aurait pu éclairer le monde d’une lumière qui projette l’espoir. Malheureusement, elle travaille à déconstruire toute possibilité qui pourrait orienter le monde vers cette aube nouvelle. En faisant du néant le fondement de leur doctrine ou en se fondant sur un principe néantisant, les nihilistes sont devenus apôtres de la peur et de la crainte. Ils soutiennent que nous avons plus intérêt à apprendre la peur et à la pratiquer comme un art de la vie : ce sont les fameux « artisans de la peur » que Bloch épingle dès les premières lignes du Principe espérance.

Un jour un homme parti au loin pour apprendre la peur. Il y a peu, il ne fallait pas aller si loin, c’était aussi plus facile, car cet art était pratiqué avec une maîtrise effroyable. Mais maintenant, sans plus tenir compte des artisans de la peur, c’est un sentiment plus digne de nous qu’il est temps d’apprendre. Il s’agit d’apprendre à espérer. (E. Bloch, 1976, tome 1, p. 9.)

« Apprendre à espérer ! ». Ainsi s’énonce le leitmotiv de Bloch dans sa trilogie du Principe espérance, livre consacré en majeure partie à « la tentative de donner une dimension philosophique à l’espoir situé dans le monde » (E. Bloch, 1976, tome 1, p. 13). L’espérance est la lumière du monde, une lumière qui éclaire le chemin de l’homme vers l’accomplissement de sa destinée. La première défaite de l’homme c’est de croire que tout espoir est perdu. Le mythe de Pandore prétend que l’Espérance est le seul bien qui soit resté à l’humanité, bien auquel nous devrions nous accrocher fermement. Nous y reviendrons. Retenons déjà que « c’est l’espoir instruit et concret qui subjectivement sera le plus rude adversaire de la crainte et qui objectivement conduira avec le plus de compétence à enrayer les motifs de la crainte » (E. Bloch, 1976, tome 1, p. 12). La tâche du philosophe est d’éclairer le monde sur la possibilité de sa rédemption et d’indiquer à l’homme le chemin de l’espérance. La prédication de l’espérance semble être pour Bloch la seule tâche que la philosophie puisse encore assumer face à la désespérance. « La philosophie aura la conscience du lendemain, le parti pris du futur, le savoir de l’espérance, ou elle n’aura plus aucun savoir du tout. […] Ce qui lui importe le plus et ce qu’elle veut cultiver de toutes ses forces, c’est l’espérance véritable dans le sujet, l’espérable véritable dans l’objet. » (E. Bloch, 1976, p. 14).

Plus que la crise elle-même c’est l’apologie de la décadence et du néant qui constitue le véritable mal. On le sait, les doctrines nihilistes et les philosophies de l’angoisse existentielle prospèrent toujours dans ces localités où les conditions de la crise sont toujours réunies. Selon Ernst Bloch (1976, p. 9), « le travail dirigé contre l’angoisse vitale et les machinations de la crainte œuvre contre tous ses instigateurs, pour la plupart faciles à démasquer, et il cherche dans le monde même ce qui peut venir en aide au monde ». Faciles à démasquer, ils le sont par la structure même d’une sémantique où se lit le champ lexical du néant contre le Tout, de l’échec posé en face de la chance, du désespoir qui pourrit l’espoir. Heureusement, « l’espoir [qui est] supérieur à la crainte, n’est ni passif comme celle-ci, ni prisonnière d’un néant » (1976, p. 9).

Certes sans l’espérance la vie n’aurait pas de sens. Mais comment vivre dans une atmosphère dominée par l’angoisse et le désespoir ? Gérard Raulet lecteur attentif de Bloch croit pouvoir donner un début de réponse à cette question. En pleine « crise de la culture occidentale », Bloch s’est employé à construire le principe porteur d’une « utopie concrète » travaillant à la reconquête de l’homme par lui-même : le Principe Espérance. Contrairement aux doctrines nihilistes qui prônent un accommodement au néant, Bloch considère ce Néant (Nichts) comme une forme potentielle du Tout (Alles). Le néant est l’expression d’un manque ou d’un vide qu’il faut combler. La dialectique de l’espérance articule quatre concepts fondamentaux : le néant, le tout, la négation, le pas-encore. La négation du néant est la clé de cette dialectique : « La négation n’est autre que la faim qui nie le manque ; négation de la négation ; elle constitue la force motrice (Trieb) de la dialectique et la source de tout ce qui est. C’est la force productive qui, partant de “l’obscurité de l’instant vécu” entraîne la montée vers la lumière » (G. Raulet, p. 21).

Il ne faut donc pas considérer le Néant comme une fatalité, c’est-à-dire une réalité implacable et irréversible. Le Néant n’est qu’un moment du processus dialectique animé par le principe de négation, principe de conversion qui va le conduire vers sa réalité. « Le néant et le tout constituent la latence, le mouvement vers le quelque chose la tendance, ce « pas-encore » (noch nicht) » Une véritable philosophie de l’espérance est celle qui porte sur la forme de la question inconstructible, d’abord sur nous-mêmes, ensuite notre situation dans le monde et enfin notre destination. Question qu’on ne saurait éluder en prenant comme prétexte l’absurdité de la vie. Ce serait une fuite en avant ! Schopenhauer avait pourtant bien posé la question du sens de l’existence avant de conclure aussitôt que c’était un non-sens, que la vie est insensée, que le monde est absurde, que « tout est vanité ». Une telle réponse ne peut satisfaire Bloch, philosophe qui fait de l’espérance le fondement de l’existence.

2.2. Du Mythe de Pandore à la doctrine de l’espérance (Docta Spes)

Dans la mythologie grecque Pandore représente la figure de l’Espérance. Ernst Bloch veut comprendre le symbolisme qui entoure le coffret (boîte) de Pandore. Il existe en effet deux versions de ce mythe dont la première rapportée par Hésiode dans Les travaux et les jours fait de la boîte de Pandore un coffret de malheurs, c’est-à-dire la source de tous les maux qui accablent l’humanité : « D’après la version qu’Hésiode a donnée de la légende, ce coffret renfermait toute la légion des maux qui se sont depuis lors abattus sur les hommes : maladie, souci, faim, mauvaises récoltes s’en sont échappés » (E. Bloch, 1976, tome 1, p. 399).

Dans la remarquable légende de Pandore, c’est une femme qui fait don de l’espérance aux hommes, mais de façon démoniaque. Pandore est aussi douce que Pamina, aussi éblouissante qu’Hélène, mais elle est méchante, ou plutôt, elle est l’instrument de mauvais desseins, comparable en cela au serpent du Mal dans le mythe de la chute originelle. Elle est envoyée par Zeus qui s’en sert aux fins de venger le vol du feu commis par Prométhée, elle est l’attrait de la beauté sans plus, mais recèle dans son coffret de dangereux présents ; Prométhée la chasse, mais [son frère] Epiméthée, qui ne réfléchit qu’après coup, se laisse séduire et Pandore ouvre son coffret. (E. Bloch, 1976, tome 1, p. 399).

La version d’Hésiode soulève tout de même quelques interrogations. Faut-il classer l’espérance parmi les maux qui s’échappent du coffret ? Une telle espérance serait soit comme une illusion trompeuse et dépourvue de fondement soit comme un cadeau empoisonné et un don maléfique. Autrement dit ce ne serait plus vraiment de l’espérance. Pour que cette version soit crédible, il faudrait d’une part que l’espérance ne soit pas considérée comme un mal mais plutôt comme un bien. D’autre part, il faudrait que l’espérance ne s’échappât point du coffret.

C’est à la fin seulement que Jupiter, gagné dit-on par la pitié, referma le coffret avant que l’espérance ne s’en échappe. Mais c’est là une légende ou plutôt une version de la légende fort paradoxale ; car l’espérance par laquelle Zeus voulait également consoler les hommes, créés par Prométhée, de leur faiblesse, est comptée parmi les autres maux absolus. Dans la version d’Hésiode, elle ne se distingue des autres fléaux que parce qu’elle reste prisonnière de la boîte, c’est-à-dire ne se répand pas parmi les hommes. La version que nous a laissée Hésiode se justifie difficilement, à moins que l’espérance, eu égard à son côté illusoire et à l’impuissance qu’elle représente encore en soi, ne soit considérée elle aussi comme un mal. (E. Bloch, 1976, tome 1, pp. 399-400)

L’analyse du symbolisme montre qu’en réalité l’intention de Zeus n’était pas de punir les hommes. Ses intentions étaient dirigées contre Prométhée l’énigmatique « voleur de feu ». Mais voyant que son action avait produit un autre effet, il fut pris de pitié pour les hommes en sauvegardant l’espérance. Ce qui remet en cause l’idée que la boîte de Pandore est exclusivement un coffret de malheurs. Il faut donc se référer à une autre version du mythe, une version qui serait beaucoup plus claire et moins sujette à controverse. Cette version considère la boîte de Pandore non plus comme « le récipient du malheur » mais plutôt comme un « coffret aux mystères ».

C’est ainsi qu’une version plus tardive, une version hellénistique de la légende (dont Goethe s’est d’ailleurs inspiré pour sa Pandore) représente la dot de Pandore non comme le récipient du malheur, mais au contraire d’une foule de biens, en fin de compte comme une sorte de coffret aux mystères. Dans cette version, le coffret de Pandore, c’est Pandore elle-même, autrement dit, « celle qui est dotée de tout », regorgeant d’attraits, de présents, de bienfaits. D’après la version hellénistique du mythe, ils se seraient également échappés du coffret, mais contrairement aux maux, ils se seraient tous envolés au lieu de se répandre parmi les hommes ; et le seul bien qui soit resté dans le coffret serait l’espérance. C’est elle qui entretient le courage nécessaire pour supporter l’absence des autres biens, l’opiniâtreté et le refus de la résignation devant l’absence des biens, et sa disparition entraîne celle du processus en cours dans le monde. Tout bien considéré, c’est donc la seconde version du mythe de Pandore qui semble être la vraie ; l’espérance est le seul bien qui soit resté aux hommes et qui bien que n’ayant pas encore porté de fruits, n’est pas non plus réduite à néant. (E. Bloch, 1976, tome 1, p. 400).

Ernst Bloch accorde plus de crédit à la seconde version du mythe de Pandore qui fait de l’espérance un bien, le Bien suprême. C’est l’espérance qui donne à la vie son impulsion et son inspiration : c’est elle qui lui donne sens. C’est elle surtout qui permet aux hommes d’affronter les vicissitudes de la vie, de continuer à vivre malgré tous les impedimenta. Se fondant sur le principe du refus de la résignation et de la défaite, l’espérance est le chant de victoire de l’homme qui veut croire que l’existence n’est pas une absurdité. Un malheur peut être la préfiguration d’un bonheur à venir ; le Néant lui-même peut être l’expression du Tout. La philosophie blochienne de l’espérance se présente dès lors comme une alternative aux thèses de l’absurdité, aux doctrines du néant et de l’angoisse existentielle. On a souvent reproché à Bloch son optimisme parfois naïf, sans vraiment savoir de quoi il s’agit. Certes Bloch est un penseur optimiste mais son optimisme n’est pas du tout naïf comme on pourrait le croire. Il ne voit nullement l’espérance comme un cadeau mais plutôt comme une promesse, une promesse qu’il faudrait mériter par le courage et le combat. C’est une espérance en lutte contre un adversaire redoutable : l’angoisse. C’est de l’angoisse que l’espérance tire sa force et sa nécessité.

Il n’y a pas d’espérance sans angoisse, ni d’angoisse sans espérance, puisqu’elles se renvoient mutuellement dans l’incertitude, bien que l’espérance l’emporte chez celui qui est courageux et grâce à lui. Pourtant, il faut que l’espérance, dont l’éclat pourrait lui aussi tromper, soit une espérance initiée, s’étant soi-même pré-méditée. (E. Bloch, 1976, tome 1, p. 399)

Ernst Bloch parle d’une espérance initiée, pré-méditée, érudite, instruite sur les possibilités qui s’offrent à elle pour se réaliser : c’est une espérance éclairée, une espérance savante, une docta spes. « Ce qui reste déterminant : c’est que la lumière, dans la clarté de laquelle le Totum non clos et en formation est réfléchi et acheminé vers son avènement, s’appelle docta spes ou espérance comprise dans sa dimension dialectique-matérialiste » (E. Bloch, 1976, tome 1, p. 17). En faisant de l’espérance le principe de sa philosophie, Ernst Bloch prend toute la mesure d’une réalité déjà très controversée dans son fondement. Si l’interprétation du mythe n’est pas suffisamment claire au départ, Bloch décide alors de consolider le fondement symbolique par un fondement philosophique. Il veut construire une doctrine de l’espérance qui ne serait plus une simple promesse attendue.

Le concept blochien de « docta spes » (espérance érudite) nous enseigne explicitement qu’espérer, dans cette philosophie utopique de l’espérance, n’a précisément rien à voir avec l’attente passive, confiante dans le futur, ni avec un quelconque « pronosticisme technologique », mais signifie plutôt de vouloir changer le monde, en pleine connaissance de ses réalités, de ses contradictions, etc., en se servant des instruments théoriques d’analyse fournis par le matérialisme historique et dialectique. (A. Münster, 1990, p. 28).

Conclusion

Chez Ernst Bloch, l’espérance est le principe fondateur d’une philosophie de l’optimisme comme alternative au pessimisme incurable et au nihilisme. Selon Pierre Bouretz (2003, p. 626), le projet de Bloch se présente comme une « résistance à un nihilisme directement saisi dans la mort de Dieu… ». En faisant de l’espérance le principe de sa philosophie, Ernst Bloch veut dégager un nouvel horizon où l’utopie d’un monde meilleur aurait encore une chance de s’accomplir en dépit de la désespérance ambiante. Ainsi, « la philosophie de Bloch, si elle naît dans une atmosphère de décadence et de mort, n’en conclut pas à un “être pour la mort” de l’homme. Si elle naît au sein de l’angoisse, c’est pour lui opposer l’Espoir » (G. Raulet, 1976, p. 9). Dès lors « apprendre à espérer » doit être le leitmotiv de la philosophie. À travers le principe de l’espérance, Ernst Bloch voulait justifier le fondement d’un optimisme que rien ne pouvait contrarier.

L’espoir qu’il place dans le monde n’est pas le fait d’une imagination trop fertile ou d’un optimisme naïf ; il est fondé dans une « ontologie du non-encore-être » postulant l’inachèvement du monde et son ouverture vers le possible. C’est pourquoi même dans les moments les plus sombres de l’Histoire il faut toujours entretenir la flamme de l’espoir

Car le monde est plein de disposition à quelque chose, de tendance vers quelque chose, de latence de quelque chose, et ce quelque chose vers lequel le monde tend c’est l’aboutissement de l’intention. C’est un monde plus adéquat pour nous, délivré des souffrances indignes, de l’angoisse, de l’aliénation, du Néant. (E. Bloch, 1976, tome 1, p. 28)

La tâche de la philosophie est d’approfondir les intentions qui concourent à ce projet et qui conduisent à l’ouverture vers le possible. T. Adorno (1983, p. 230) souscrit à cette conviction et s’inscrit dans la même perspective : « La seule philosophie dont on puisse encore assumer la responsabilité face à la désespérance, serait la tentative de considérer toutes les choses telles qu’elles se présenteraient du point de vue de la rédemption. La connaissance n’a d’autre lumière que celle de la rédemption portant sur le monde ». Il reconnaît à Bloch le mérite d’avoir élevé l’espérance au rang de vocation philosophique, soulignant ainsi l’originalité de sa pensée. Toutefois Adorno refusait de considérer l’Espérance comme un principe. Dans ses Notes sur la littérature, il déclare : « L’espérance n’est pas un principe » (T. Adorno, 1984, p. 167).

Références bibliographiques

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ZAFRANI Avishag, 2014, Le défi du nihilisme. Ernst Bloch et Hans Jonas, Paris, Hermann Éditeurs.

LE SENTIMENT DE RESPONSABILITÉ ET LA PROTECTION            DE LA NATURE EN FAVEUR DES GÉNÉRATIONS FUTURES            CHEZ HANS JONAS

1. Grégoire TRAORÉ

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

traogreg@yahoo.fr

2. Kouassi Hermann SIALLOU

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

siallouhk@gmail.com

Résumé :

Les conséquences de la crise écologique sont perceptibles partout dans le monde. Paradoxalement, les actions en faveur de la protection de la nature n’ont guère évolué significativement. À travers une démarche critique et phénoménologique, cet article se propose de dégager les déterminants d’un engagement véritable pour la protection de la nature et des générations futures. Cet engagement, pour Jonas, prend forme à partir d’un sentiment de responsabilité considéré comme préalable à une action objective de sauvegarde du monde. L’hypothèse fondamentale est que tant que les hommes ne se sentent pas motivés par une cause extérieure et /ou intérieure, ils ne peuvent entreprendre d’actions pour la défendre. La pertinence de cette approche qui implique la volonté humaine nous amène à réfléchir sur les différentes perspectives du concept de sentiment de responsabilité et sa portée dans le contexte écologique. Cependant, dans la mesure où l’action individuelle et politique en faveur de la nature s’appuie sur une volonté réelle des citoyens, leur participation inclusive dans la gestion de la nature et la recherche de solution à la situation des générations futures est susceptible de consolider les efforts entrepris au plan politique.

Mots-clés : Approche participative, Crise écologique, Engagement, Générations futures, Nature, Politique, Responsabilité, Sentiment.

Abstract :

The consequences of the ecological crisis are perceptible everywhere in the world. Paradoxically, actions to protect nature have not changed significantly. Through a critical and phenomenological approach, this article aims to identify the determinants of a genuine commitment to the protection of nature and future generations. This commitment, for Jonah, takes shape from a sense of responsibility considered as a prerequisite for objective action to safeguard the world. The basic assumption is that as long as men do not feel motivated by an external and / or internal cause, they can not take action to defend it. The relevance of this approach that involves the human will leads us to reflect on the different perspectives of the concept of sense of responsibility and its scope in the ecological context. However, to the extent that individual and political action for nature is based on the real will of citizens, their inclusive participation in nature management and the search for a solution to the situation of future generations is likely to consolidate political efforts.

Keywords : Participatory approach, Ecological crisis, Commitment, Future generations, Nature, Politics, Responsibility, Feeling.

Introduction

La crise écologique mondiale suscite des réactions diverses et diversifiées si bien que la mobilisation des volontés individuelle et collective pour la protection de la nature est devenue une tâche ardue. Plusieurs stratégies de communication sont mises en place et des conférences sont organisées en vue d’aboutir à des actions volontaristes ou à des mesures contraignantes pouvant pousser les individus à une gestion parcimonieuse des ressources de la nature. Si tout indique que les hommes ont appréhendé l’enjeu de la protection de l’environnement, le problème semble se poser au niveau du degré de leur participation effective aux différents programmes de gestion de la nature. Il s’agit, avec Hans Jonas, de déterminer les dispositions subjectives et objectives qui peuvent les amener à se sentir responsables de la situation de la nature et des générations futures et surtout à mobiliser des actions concrètes pour l’avenir de l’humanité. L’hypothèse qui se dégage de cette situation est la suivante : soit les hommes manifestent une indifférence face aux questions écologiques, soit ils souhaitent se déterminer par eux-mêmes, soit encore ils attendent des mesures coercitives pour s’engager efficacement pour la cause écologique. Mais pour Jonas, la perspective envisageable est celle qui consiste à aiguiser le sens de la responsabilité individuelle et collective pour parvenir à une véritable conscience écologique, le but étant d’amener les hommes à une implication réelle dans la gestion de l’environnement.

Toute la philosophie de Jonas est donc la détermination d’un cadre qui rend possible l’action éthique et morale en faveur de la nature et des générations futures. Pour lui, le sentiment de responsabilité qui est motivé par la présence d’un objet qui repose sur une valeur immanente doit impulser les individus à l’action.  Dans son analyse portant sur la position kantienne du rapport entre les principes « matériels » et « formels », « objectifs » et « subjectifs » de l’acte moral, il souligne l’idée que chez Kant, la possibilité d’une influence de l’esprit par certains objets est une évidence. Cependant pour Kant, cette affection, considérée comme pathologique, ne constitue pas le véritable motif de l’agir moral, puisque l’autonomie objective de la raison humaine ne pourrait trouver ses repères dans un sentiment qui n’est pas déterminé par les règles mêmes de la raison.

En estimant paradoxale la position de Kant, Jonas fait remarquer que chez ce dernier, tout se passe comme s’il avait ôté à la raison sa dimension subjective dans la mesure où celle-ci devient la source d’un sentiment dans lequel la volonté converge absolument vers le principe d’universalité auquel elle doit s’adapter. C’est une forme de sentiment qui, aux yeux de Jonas, est inadmissible puisqu’il se pose lui-même comme son propre but. Elle est inopérante dans la détermination d’une action politique et individuelle efficace. C’est pourquoi, J. Habermas (1999, p. 17) qualifie l’impératif catégorique de Kant d’« éthique formaliste ». L’individu serait donc amené à une autolimitation de sa liberté en vue de faire advenir l’universalité dès lors qu’il est obligé de taire ses propres sentiments pour ne viser universellement que quelque chose de formel. H. Jonas considère que ce processus d’universalisation de la pensée humaine, du sentiment individuel, ne peut être valable que dans un système de vérité ou de construction purement théorique. S’il est vrai que la raison est subordonnée à une démarche universelle légitime, elle n’en demeure pas moins théorique.

Pour Jonas, dans la détermination du choix de l’individu, la vérité à laquelle il est appelé à adhérer en tant qu’être de raison relève d’une question de cohérence, d’harmonie, mais elle n’est pas forcement celle qui oriente et influence effectivement son choix. C’est son attachement avec l’objet qui motive sa volonté. « Ce sentiment, seule la chose elle-même, et nulle idée de l’universalité peut le susciter, à savoir par sa validité propre parfaitement unique » (H. Jonas, 1991, p. 129). Cette idée d’universalité, selon lui, pourrait trouver son fondement dans des principes ontologiques susceptibles d’influencer le sentiment à partir de leurs contenus réels.

À travers une démarche critique, ontologique et phénoménologique, cet article se propose de dégager les déterminants d’un engagement véritable pour la protection de la nature et des générations futures. L’hypothèse fondamentale, c’est que seule une source de motivation réelle peut contraindre les hommes à entreprendre des actions bienveillantes à l’égard de l’humanité. La pertinence de cette approche qui implique la volonté humaine nous amène à réfléchir sur les différentes perspectives du concept de sentiment de responsabilité et sa portée dans le contexte écologique (1). Mais, à partir du moment où l’action individuelle et politique en faveur de la nature s’appuie sur une volonté réelle des citoyens, leur participation inclusive dans la gestion de la nature et la recherche de solution à la situation des générations futures est susceptible de consolider les efforts entrepris au plan politique (2).

1. La puissance du sentiment de responsabilité dans la détermination de l’action pratique envers la nature et les générations futures

Au plan juridique, la responsabilité s’articule autour de la notion de faute. Dans cette perspective, il existe un lien de causalité entre faute et responsabilité. Cela signifie que « la condition de la responsabilité est le pouvoir causal. L’acteur doit répondre de son acte : il est tenu pour responsable de ses conséquences et le cas échéant on lui en fait porter la responsabilité » (H. Jonas, 1991, p. 130). À cet égard, un acte commis entraîne l’obligation de l’individu qui en est l’acteur ou l’auteur de réparer le dommage qu’il a provoqué. La réparation du dommage s’effectue suivant les normes définies par la loi et les dégâts matériels suscités par l’individu doivent être absolument réparés même s’ils ne sont pas prévus de manière intentionnelle.

Pour Jonas, cette responsabilité qui se fonde uniquement sur une compensation juridique, bien qu’elle prenne un sens moral, avec les notions d’imprudence ou de négligence, s’impose de l’extérieur et prend sa source dans des mesures sociales que l’individu intériorise en vue de vivre harmonieusement dans la communauté. Or, sur le plan éthique, l’individu se trouve dans une situation qui le pousse à résister aux pressions extérieures et à n’obéir qu’à ses seules convictions et valeurs personnelles. Une telle disposition d’esprit a pour but de vivre en harmonie avec ses propres décisions. Au plan de la responsabilité extérieure, l’idée de possibles sentiments tels que la culpabilité, le remord, l’orgueil, etc., susceptibles d’accompagner l’acteur, ne constitue pas une justification de l’acte, mais peut simplement servir à le qualifier ou l’apprécier. Dans une telle perspective, il apparaît évident que le fait de poser moins d’actes, peut nous éviter de porter des responsabilités. Cette forme de responsabilité, selon Jonas, exige que l’individu donne simplement des explications de l’acte qu’il a posé parce qu’il n’en détermine pas les fins, les objectifs ou les valeurs.

Chez Kant, le véritable motif de l’agir moral ne provient pas d’une conviction fondée sur l’affection d’un sentiment que l’on ressent face à quelque chose. Pour lui, l’acte moral est fondé sur la raison. Contrairement à Jonas qui pense que le sentiment personnel, suscité par un objet, peut déterminer l’agir moral de l’homme, Kant limite le rôle du sentiment à une conformation de la volonté particulière à la loi. Cela veut dire que le sentiment est seulement utile pour que la loi morale s’impose à la volonté de l’homme. En clair, le sentiment ne suscite pas en nous un objet, mais, à côté de la raison, il met en évidence l’idée d’obligation. Le sentiment inspire donc l’idée de respect.

Chez Jonas, bien que ce sentiment soit le point de départ de la morale, il n’est pas la morale elle-même. Le sentiment de responsabilité éprouvé par l’acteur, est évidemment un acte moral, mais pris dans sa pure formalité, il ne pourrait être le modèle affectif ou la réaction consciente au fondement de la théorie éthique. « L’inspiration de telles fins, l’effet du bien sur le sentiment peuvent faire naître la disposition à la responsabilité : sans elles, c’est-à-dire sans des valeurs qui obligent, la crainte de la responsabilité est peut-être regrettable (étant donné que la prudence, d’un point de vue hédoniste, peut être une mauvaise affaire, mais elle n’est pas condamnable » (H. Jonas, 1991, p.132). Seule une responsabilité source de valeurs peut influencer la vie affective de l’individu, ses appréciations subjectives et même susciter des fins en vue du bonheur de l’homme. Il s’agit d’une idée qui consiste à ne pas se sentir responsable seulement de son être, des conséquences de son attitude, mais de se départir de son égo afin de se mettre à la disposition d’une cause qui participe au bien-être de l’humanité. Par ailleurs, l’une des idées qui renforce cette responsabilité procède du fait que les actes posés à l’encontre de cette réalité ou de cet être, influencent négativement son intégrité.

Le pouvoir dont dispose l’être humain, l’engage à entreprendre des actions en faveur de cet être qui est confié à ses soins. Le sentiment d’attachement à cet être est au fondement d’un sentiment de responsabilité qui prend forme dans la reconnaissance d’une valeur qui lui est inhérente et qui influence son attitude à réagir rapidement en sa faveur. Le caractère précaire de cet être et le pouvoir de l’homme associé à son sentiment de responsabilité engage celui-ci à défendre la cause de ce qui mérite d’exister absolument pour le bien-être de l’humanité. Pour Jonas, c’est cette forme de responsabilité qui s’éloigne ou s’écarte de la responsabilité purement formelle, irréfragable, dogmatique et formaliste qui est en vue lorsqu’il s’agit de l’éthique de la responsabilité.

Notre responsabilité nous engage même face à des actions qui relèvent de notre irresponsabilité. L’homme porte sur ses épaules, l’avenir de l’humanité et par conséquent, il doit tout mettre en œuvre pour ne pas le compromettre. Le sentiment de responsabilité qui est mû par l’amour, l’heuristique de la peur (aspect subjectif) pour l’humanité et les générations futures est ce qui motive à l’action. C’est pourquoi, Jonas trouve la morale kantienne incohérente face à la dimension des problèmes actuels. Dès l’instant où nous nous sentons responsables de quelque chose, nous prenons des dispositions de manière responsable pour éviter que les erreurs qui en sont la cause, ne se reproduisent pas. Les expériences que nous avons vécues, peuvent nous plonger dans cet état de conscience afin que nous agissions autrement pour ne pas que les réalités qui les ont provoquées se répètent. Le sentiment de responsabilité exprime une certaine forme d’engagement pour les autres humains avec qui nous existons. Ce qui nous amène à développer un sentiment de solidarité vis-à-vis d’eux, c’est le fait de partager le même destin. Cette solidarité, pour Jonas, doit nécessairement s’exprimer pour les générations futures.

Le sentiment de responsabilité place l’individu dans une situation qui l’amène à une prise de conscience relativement aux conséquences des actes posés par le passé et qui le pousse à mobiliser des actions pour y remédier. Le rôle du décideur politique dans la planification des choses est important, puisque c’est lui qui préside à la destinée des peuples. Par ses actions, il doit parvenir à conditionner positivement l’avenir de l’humanité. C’est pourquoi, ce sentiment de responsabilité qu’il éprouve, doit absolument se traduire en acte. Bien que chez Jonas, la responsabilité à l’égard des générations futures et de la nature ait une portée pragmatique au plan politique et justifiée par des arguments rationnels qui lui donne tout son sens, les convictions personnelles du politique occupent une place axiale dans la détermination de l’action écologique. C’est sans doute parce que Jonas lui-même s’est senti responsable de l’avenir du monde qu’il a mobilisé toutes les ressources intellectuelles et métaphysiques pour légitimer cette disposition morale et éthique à l’égard des générations présentes et futures. Dans le cas de Jonas, on peut dire que, c’est la précarité de la nature qui soutient l’existence de la vie biologique et humaine qui influence sa sensibilité, et détermine son action morale.

Selon Jonas, le sentiment de responsabilité que le politique éprouve à l’égard de la nature et de l’humanité devrait l’amener à agir, de façon libre et désintéressée, pour le bien de la planète. Dans ce cas, cette responsabilité peut s’inscrire dans un cadre purement subjectif. Cela veut dire que la responsabilité du politique dépasse le cadre institutionnel. En dehors du cadre général de la politique, le politicien, en tant qu’individu, par ses propres convictions, peut s’emparer de la responsabilité de façon libre et singulière dans sa vie quotidienne. Selon Jonas, « il n’y a pas de loi universelle pour cela mais seulement l’acte libre » (H. Jonas, 1991, p. 139). Dans une telle perspective, la responsabilité éthique semble être ce qui aiguise le sens de l’engagement personnel du politique à l’égard de la protection de l’environnement et qui l’amène à créer une sorte de synergie d’action autour de la même cause.

Cette approche est également perceptible chez Max Weber à travers la thématique de l’éthique de la conviction et de l’éthique de la responsabilité qui met en évidence les actions à mener pour construire un monde meilleur. C’est pourquoi, « le principe d’obligation kantien face au devoir-être devrait nécessairement être revisité, voire substitué tout simplement, selon Jonas, par la force de conviction de notre sentiment et la vérité atteinte par le savoir » (A. Münster, 2011, pp. 13-14). Puisque la disparition de l’humanité est un mal moral à proscrire, l’obligation du politique, en tant qu’être autonome, est de faire en sorte qu’à partir de ses convictions personnelles, l’humanité soit. Mieux, il existe un devoir moral spécifique de l’homme politique envers les intérêts collectifs. C’est ce qui fait dire à Jonas (1991, p. 139) ceci : « La suprême et la plus démesurée liberté du soi conduit au devoir le plus exigeant et le plus implacable ».  En clair, au-delà de toute contrainte extérieure, il doit avoir une conviction morale intérieure qui doit guider les actes du politique.

La difficulté que l’on pourrait rencontrer avec l’instauration du sentiment comme norme préalable à une action responsable, c’est que cette disposition d’esprit laisse entrevoir une forme de subjectivité dans la mise en place de l’action. Si l’individu doit absolument se laisser absolument déterminer par ses propres sentiments avant de mener une action, même rationnelle, le risque est qu’il demeure dans une forme de passivité. Faire intervenir des éléments affectifs en ce qui concerne la gestion de la nature pourrait donc être problématique. D’ailleurs, les perspectives souvent sombres que laisse transparaître l’heuristique de la peur, invitent à mobiliser un sentiment adéquat afin de parer à toute éventualité. Mais, si nous définissons le sentiment comme un état affectif qui prend possession de nous, comment disposer les individus à entreprendre des actions en faveur de la perpétuation de l’humanité s’ils ne sont pas intéressés par cette question, c’est-à-dire si la perpétuation de l’humanité ne prend pas possession de leur état affectif ? Comment peut-on parvenir à les convaincre s’ils sont traversés par des prises de positions divergentes ? Les exemples des écosceptiques, des climatosceptiques et des écologistes sont très illustratifs. En se fixant dans ce cadre qui relève plus de la dimension individuelle, subjective de l’individu, ne risque-t-elle pas de s’exercer en dehors de toute action collective, démocratique ? Cela revient à savoir si le politique, par la force de ses sentiments intimes concernant l’avenir de l’humanité ou de la nature peut changer le cours de l’histoire en amenant les individus à adhérer à ses idéaux ou encore à leur inculquer des valeurs environnementales et éthiques. À partir du moment où les sentiments ou les raisons qui motivent à l’action sont diverses et même peuvent conduire à l’indifférence, comment parvenir à une approche participative et inclusive ?

2. Vers une approche de solution politique, participative et inclusive de la gestion de la nature pour les générations futures

Dans le principe responsabilité, Hans Jonas indique que la perpétuation d’une humanité future, authentiquement humaine, est une responsabilité qui est principalement dévolue au pouvoir de l’homme politique. Il est donc invité à tout mettre en œuvre pour que l’existence de l’humanité dans le futur devienne une réalité. Cette mission qui en appelle au sens de responsabilité du politique, suppose non seulement un niveau d’engagement pour la cause qui est en jeu, mais aussi une nécessité pour l’homme politique   d’en prendre la pleine mesure. Convaincu de la noblesse de la mission à exécuter et habiter par un sentiment de responsabilité qui dévoile son attachement et son intérêt pour l’avenir de l’humanité et du monde, il doit entreprendre des actions positives et constructives en vue de faire face à cette situation.

Selon F. Volpi (1993, p. 177), Jonas considère que pour rendre opératoire et plus efficace son éthique, il faut la porter au plan politique et la confier aux gouvernements en tant qu’instances qui ayant le pouvoir de décision. Il estime que la gestion de l’environnement devrait reposer sur la mise en place de mesures restrictives ou rigides pour réguler les actions humaines vis-à-vis de la nature. Cela suppose l’existence d’une puissance contraignante et des sanctions à l’endroit des individus, des entreprises qui ne respectent pas les normes environnementales en vigueur. C’est dans cette optique que dans son livre intitulé Pour une éthique du futur, il avoue qu’il préfère la tyrannie au désastre. La conviction que seule une action politique rigide peut venir à bout de la crise écologique (l’avenir de la vie étant une question sur laquelle on ne transige pas) a, sans nul doute, conduit Jonas à suggérer l’idée d’une dictature qualifiée de bienveillante. Pour que l’existence des générations futures soit possible, il faut que chaque homme, encore mieux la sphère politique, s’approprie les principes qui fondent l’éthique de la responsabilité. C’est donc à ce prix que l’avenir de l’humanité peut être garanti face aux dérives technoscientifiques et aux actions anthropiques qui le menacent. C’est une obligation pour le politique de faire en sorte que les exigences de cette éthique soient appliquées parce que son rôle au sein de la société lui en donne la capacité.

Si Jonas suggère l’idée d’une dictature bienveillante comme moyen efficace pour amener les individus à se conformer aux règles environnementales, c’est parce qu’il estime que ceux-ci sont incapables de s’engager véritablement à la cause environnementale sans une pression extérieure. Dans une telle perspective, leur attitude peut s’avérer irresponsable et compromettre, par conséquent, l’avenir de l’humanité. Si Jonas voulait aboutir à une gestion de l’environnement basée sur des mesures rigides, il semble que cette conception soit dépassée au regard des nouvelles exigences environnementales. En effet, le politique peut, par une bonne intention, vouloir agir de façon responsable, mais, ses actions peuvent aller contre la volonté générale. C’est justement, l’un des facteurs qui handicapent les politiques de protection de la nature. La prise en compte des avis des citoyens dans les politiques de gestion de l’environnement constituerait un véritable atout pour parvenir à des résultats probants.

Si la conscience écologique intègre désormais la nature dans les « délibérations sur la meilleure organisation possible de la cité, de la vie en société et de la vie tout court » (D. Bourg et K. Whiteside, 2010, p. 102), il apparaît évident que le rôle du pouvoir politique est important dans la préservation de la nature. En général, le politique est responsable de la totalité de la vie collective, par extension du bien public. La tâche qui lui incombe est d’œuvrer pour le maintien d’une société paisible et prospère à tous égards, et par conséquent, du bien-être des populations qu’il a en charge. Toutefois, au regard de la dynamique actuelle des problèmes environnementaux, une démocratie participative pourrait consolider les efforts consentis et conduire à une protection durable de la nature.

La participation du public dans le processus décisionnel en matière environnementale et de gestion des ressources naturelles est, depuis l’adoption de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement et l’Agenda 21 de 1992, un enjeu important aujourd’hui. En plus des dispositions légales en vigueur, la participation du public peut jouer un rôle fondamental dans la planification des stratégies de protection de la nature. Selon D. Bourg et K. Whiteside (2010, p. 57), dans la mesure où le critère de choix des participants aux mesures délibératives en matière de politique environnementale ne se fait pas par élection, ces participants « peuvent être des citoyens ordinaires ». Ainsi, au lieu de les tenir à distance des stratégies de gestion environnementale, situation qui les touche directement et dont ils sont des acteurs, il serait judicieux de les inviter à y participer. Selon ces auteurs, « même si le nombre de participants est très restreint, l’utilisation des méthodes de sélection aléatoire accrédite l’idée que tout citoyen peut être appelé à se faire une opinion sur une question environnementale, qu’il est digne de participer en personne au processus de décision collective » (D. Bourg et K. Whiteside, 2010, p. 57).

L’engagement ou l’implication active de l’individu dans le processus de prise de décision est important. L’action autonome des citoyens dans le cadre de l’élaboration des stratégies de gestion environnementale met en évidence l’idée d’une démocratie participative. En associant le citoyen à la gouvernance de l’environnement, cela peut consolider son engagement et sa détermination pour cette cause. Dans la mesure où il se sent impliqué dans une cause noble, cela peut même l’amener à un strict respect des lois dont il a lui-même pris part à l’élaboration. Par ailleurs, la hausse du niveau de formation, un accès facilité à l’information et l’exigence de modifier les comportements individuels rendent nécessaires d’encourager une participation active des populations à l’élaboration des décisions. Sans l’implication des populations, « les objectifs de réduction des impacts sur l’environnement et de consommation de ressources rares seront inatteignables » (M. Garcia et al. 2012, p. 130).

La coopération avec le public peut permettre d’éviter l’incivisme environnemental et les conflits d’intérêt dans la mesure où chacun se sentirait responsable de l’avenir. Chaque habitant pourra ainsi assurer ses besoins fondamentaux par un partage équitable et une utilisation optimale des ressources dans une perspective de coopération, de solidarité, de durabilité, plutôt que de compétitivité et d’individualisme. « Cela s’appuie sur la prise de responsabilité de chacun envers l’autre les générations futures et la planète dans le respect de la diversité culturelle et naturelle » (M. Garcia et al. 2012, pp. 126-127). De toute évidence, la transition écologique passe par un effort à la fois individuel et collectif. Il faut que chaque acteur soit capable d’agir et de changer les habitudes ancrées dans les mentalités. Les débats qui doivent aboutir à une participation des citoyens à la cause écologique, peuvent s’appuyer sur des principes éthiques tels qu’énoncés par Karl Otto Apel et Jürgen Habermas à travers l’éthique de la discussion.

Conclusion

La réflexion sur le sentiment de responsabilité chez Jonas a permis de comprendre le rapport entre les principes matériels et formels dans la détermination de l’action politique et individuelle. En insistant sur la place prépondérante du sentiment de responsabilité dans la détermination de l’action, Jonas veut sans doute montrer que ce qui influence le comportement collectif et individuel c’est l’intérêt que les hommes trouvent dans ce qu’ils entreprennent. La dimension formelle peut fournir les éléments justificatifs rationnels de l’action, mais elle ne saurait être l’aspect le plus important.

Toute la philosophie occidentale, partant de Platon jusqu’à l’idéalisme allemand et même certains courants religieux, ont pensé que c’est la dimension purement immatérielle des réalités qui devait captiver l’esprit humain dans sa quête de la vérité. Or, chez Jonas, le bien pour autant qu’il est bien, est immanent aux réalités ontologiques qui lui donne sa valeur absolue. C’est ce bien, dans sa précarité, qui détermine l’action de l’homme en sa faveur. C’est dans ce sens que M-G. Pinsart (2002, p. 149), parlant de Jonas, souligne : « Dès que les effets de l’action humaine concernent un être vulnérable, la valeur de cet être exige d’être protégée ». Par ailleurs, c’est en attirant l’attention sur l’enjeu de la protection de la nature que l’homme peut parvenir à dégager des stratégies efficientes pour sa protection. Ce qui implique également une approche participative et inclusive au plan politique. En effet, c’est au niveau de cette instance sociale et juridique que Jonas pense que les tentatives de gestion de l’environnement peuvent connaître des avancées significatives.   

La participation du public ou du citoyen au processus décisionnel en matière de gestion de l’environnement a pour but de renforcer les stratégies de protection de la nature dans une perspective de durabilité. Elle met en évidence l’idée de bonne gouvernance et de développement durable. Dans la pratique, elle s’origine dans le besoin d’exercer un contrôle plus rapproché sur les actions des acteurs impliqués dans la gestion de l’environnement. Si la participation du public, en tant qu’injonction réglementaire, est une aspiration sociale, la mise en œuvre des pratiques participatives ne s’impose pas de façon absolue. Elles font certes, partie intégrante des programmes de développement, mais cela ne veut pas dire que toutes les propositions des organisations sociales et communautaires doivent absolument être toujours acceptées.

Références bibliographiques

BOURG Dominique et WHITESIDE Kerry, 2010, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil.

CANGUSSU TOMAZ GARCIA Miriam, DIAZ Emeline, TUUHIA Vaia, VERBRUGGE Geneviève et RADANNE Pierre, 2012, Note de Décryptage des enjeux de la Conférence de Rio+20. Mettre au monde une économie verte équitable et une gouvernance démocratique de la planète dans un cadre de développement durable, Paris, IEP. 

HABERMAS Jürgen, 1999, De l’éthique à la discussion, Trad. Mark Hunyadi, Paris, Flammarion. 

JONAS Hans,1990, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Trad. Jean Greisch, Paris, Cerf.

JONAS Hans, 1998, Pour une éthique du futur, Trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot et Rivages.

KANT Emmanuel, 1973, Fondements de la métaphysique des mœurs, Trad. Victor Delbos, Delagrave.

MÜNSTER Arno, 2011, Principe Responsabilité ou Principe Espérance ? (Hans Jonas – Günther Anders – Ernst Bloch), Lormont, Le Bord de l’eau.

PINSART Marie-Geneviève, 2002, Jonas et la liberté. Dimensions théologiques, ontologiques, éthiques et politiques, Paris, Vrin. 

VOLPI Franco, 1993, « Le paradigme perdu » : L’éthique contemporaine face à la technique, in HOTTOIS Gilbert, Aux fondements d’une éthique contemporaine. H. Jonas et H. T. Engelhardt en perspective, Paris, Vrin.

DE LA COMPATIBILITÉ ENTRE LA RÉFUTABILITÉ CHEZ POPPER ET LA SCIENCE NORMALE CHEZ KUHN

Bi Ya Télesphor GOZI

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

biyatelesphorgozi@gmail.com

Résumé :

Nous voulons montrer qu’il y a compatibilité entre science normale et réfutabilité, car la science normale conduit nécessairement à la réfutabilité des théories scientifiques, non pas au sens où ces théories scientifiques seraient systématiquement abandonnées par les scientifiques, mais au sens où leurs structures sont mises en difficulté par des contre-exemples. On peut, de ce point de vue, dire que l’activité scientifique se caractérise à la fois par la science normale et par la réfutabilité. Pourtant, Karl Popper et Thomas Kuhn semblent faire de la science normale et de la réfutabilité deux caractéristiques distinctes de la science. Ainsi, si Kuhn présente la science normale comme étant ce qui fait la spécificité de la science, Karl Popper, quant à lui, estime que c’est plutôt la réfutabilité qui définit la science.

Mots clés : Réfutabilité, Résolution d’énigmes, Révolutions scientifiques, Science normale.

Abstract:

We want to show that there is compatibility between normal science and refutability, because normal science necessarily leads to the refutability of scientific theories, not in the sense that these scientific theories are systematically abandoned by scientists, but in the sense that their structures are put in difficulty by counter-examples. From this point of view, it can be said that scientific activity is characterized by both normal science and refutability. Yet, Karl Popper and Thomas Kuhn seem to make normal science and refutability two distinct characteristics of science. Thus, while Kuhn presents normal science as the specificity of science, Karl Popper believes that it is refutation that defines science.

Keywords : Normal science, puzzle solving, refutability, Scientific revolutions.

Introduction

Les philosophes des sciences disent opposer Karl Raimund Popper (1902-1994) à Thomas Samuel Kuhn (1922-1996) en ce qui concerne la caractéristique essentielle de la science[12]. Ainsi, avec la prétention de décrire l’histoire effective de la physique, Kuhn présente en 1962, contre Popper, la science normale comme la caractéristique essentielle de la science. Selon lui, la science normale consiste pour des spécialistes à conserver et à ajuster une théorie scientifique donnée, de sorte à en faire une théorie dominante durant une période relativement longue. Il estime que la théorie de la gravitation d’Isaac Newton et la théorie de la relativité d’Albert Einstein en ses deux aspects (la relativité restreinte et la relativité générale) ont été utilisées à une telle fin par les savants à leurs époques respectives. Mais, Popper dit ne pas être d’accord avec l’idée kuhnienne de science normale, à laquelle il oppose sa théorie de la réfutabilité, une théorie qui, rappelons-le, est plus ancienne que celle de Kuhn, car datant de 1934. Pour Popper, en fait, la science normale telle que présentée par Kuhn n’est pas « normale », en ce sens qu’elle vise à mettre à mal le progrès de la science, en faisant le lit de l’irrationalisme et du relativisme.  C’est pourquoi il estime que la théorie kuhnienne de la science normale n’entache en rien la légitimité de sa théorie de la réfutabilité, selon laquelle la science vise à falsifier les théories au moyen de tests expérimentaux.

Si Popper prône une science permanemment critique à travers la réfutabilité, Kuhn quant à lui revendique, contre Popper, une science permanemment dogmatique à travers la science normale. De ce point de vue, il semble avoir une opposition entre science normale et réfutabilité. Mais, cette opposition entre science normale et réfutabilité ne relève-t-elle pas de l’apparence ? Comment, et en quoi, pourrait-on établir un rapport de compatibilité entre science normale et réfutabilité ?

Cette réflexion vise à montrer que le débat entre Kuhn et Popper, à propos de la science normale et de la réfutabilité, relève en réalité d’une incompréhension et qu’il existe, malgré une certaine divergence de points de vue, une compatibilité entre science normale et réfutabilité. Car, la science normale conduit nécessairement à la réfutabilité des théories scientifiques, non pas au sens où ces théories scientifiques seraient systématiquement abandonnées par les scientifiques, mais au sens où leurs structures sont mises en difficulté par des contre-exemples. On peut, par conséquent, soutenir que l’activité scientifique se caractérise à la fois par la science normale et par la réfutabilité.

Notre analyse tiendra en quatre parties : Dans la première, nous présenterons les notions de ‶réfutabilité″ chez Popper et de ‶science normale″ chez Kuhn. Dans la deuxième partie, nous exposerons les arguments de Kuhn contre la ‶réfutabilité″ poppérienne. Dans la troisième partie, nous ferons cas des critiques de Popper contre la ‶science normale″ chez Kuhn. Dans la quatrième et dernière partie, nous exposerons les raisons qui nous conduisent à soutenir l’idée d’une compatibilité entre ‶réfutabilité″ chez Popper et ‶science normale″ chez Kuhn.

1. Des notions de « réfutabilité » chez Popper et de « science normale » chez Kuhn

Le philosophe Karl Popper s’est fait le défenseur d’une science essentiellement critique. Cette vision de la science est soutenue par son célèbre principe de ‶réfutabilité″. Ainsi que le rapporte M. Nguimbi (2016, p. 33), « (…) la réfutabilité est née en réaction contre la ‶vérifiabilité″ que les inductivistes avaient inscrit comme critère de démarcation entre la science et la métaphysique que les tenants du Cercle de Vienne cherchaient à tout prix à battre en brèches ». En fait, Popper estime que l’expérience ne permet pas de vérifier les théories, au sens où il y aurait une correspondance entre chaque théorie scientifique et le réel, de sorte à produire des vérités absolues.

Popper nous dit que si l’expérience ne permet pas de vérifier les théories, « ce que nous sommes capables de déterminer, c’est au mieux [leur] fausseté. » (K. Popper, 1991, p. 54). Dans une telle perspective, il soutient que le scientifique élabore d’abord des conjectures les plus larges et précises possibles sur le réel. Celles-ci sont ensuite falsifiées au moyen des tests d’expérience et d’observation de plus en plus rigoureux et élaborés. Tant qu’une théorie leur résiste, elle est dite corroborée ; mais elle demeure toujours faillible et donc non éternellement vraie. Le but de la science est, selon Popper, de découvrir des vérités provisoires, car « le progrès de la connaissance consiste à remplacer les vieux problèmes par de nouveaux, grâce à des conjectures et à des tentatives pour les réfuter. » (K. Popper,1991, p. 391). Pour Popper, la science progresse de conjecture en réfutation et vice-versa, jusqu’à ce qu’il s’en dégage une sorte de ‶vérisimilitude″. Chez Popper, l’idée de ‶vérisimilitude″ signifie que « (…) notre découverte de la ‶chose en soi″ n’est jamais acquise une fois pour toutes, et qu’elle est ‶une quête sans fin″ : toutes nos connaissances sont approchées ou approchantes ». (A. Boyer (2017, p. 73). Une telle vision du progrès de la science obéit au schéma suivant ; P1→TS→EE→P2.[13]

Quant à Thomas Kuhn, il fonde la science sur la notion de science normale. Il aborde cette notion dans son maitre-ouvrage La structure des révolutions scientifiques, ouvrage paru en 1962.

Dans cet essai, le terme science normale désigne la recherche solidement fondée sur un ou plusieurs accomplissements passés, accomplissements que tel groupe scientifique considère comme suffisants pour le point de départ d’autres travaux. (T. S. Kuhn, 1983, p. 29).

La science normale est, selon Kuhn, un type de recherche scientifique basé sur un paradigme, c’est-à-dire sur des applications exemplaires d’une théorie donnée qu’on retrouve généralement dans les manuels scientifiques. Ces applications de théories apparaissent comme des repères dont se servent les savants dans le cadre de leur formation et de leur carrière professionnelle. C’est ce que Kuhn entend par une « recherche solidement fondée sur un ou plusieurs accomplissements passés ».

La science normale donne lieu à des périodes relativement longues et stables dans lesquelles le travail des scientifiques consiste en une activité d’ajustement d’une théorie-paradigme donnée, à l’instar de celles susmentionnées. Il s’agit pour des spécialistes d’étendre la portée d’une théorie-paradigme. Un tel travail consiste en l’épuration d’une théorie-paradigme de ses erreurs de jeunesse, en la confirmation de ses prédictions à l’aide d’appareillages spéciaux fabriqués selon certaines exigences définies par ladite théorie. Par exemple, les spécialistes de l’optique physique et la plupart des spécialités constitutives des sciences de la nature du XVIIIème siècle ont, d’après Kuhn, travaillé à étendre la portée du paradigme newtonien.

Mais, ce travail d’ajustement d’une théorie-paradigme ne vise pas de façon formelle la recherche de nouveautés factuelles ou théoriques. C’est une activité de conservation d’une théorie-paradigme existante. Elle ne vise à rechercher que des données plus ou moins prévisibles :

La science normale n’a jamais pour but de mettre en lumière des phénomènes d’un genre nouveau ; ceux qui ne cadrent pas avec la boite passent même souvent inaperçus. Les scientifiques n’ont pas non plus pour but, normalement, d’inventer de nouvelles théories, et ils sont souvent intolérants envers celles qu’inventent les autres. Au contraire, la recherche de la science normale est dirigée vers l’articulation des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà. (T. S. Kuhn, 1983, pp. 46-47).

Ce conservatisme, qui caractérise la science normale, conduit Kuhn à comparer « la recherche normale » à une résolution d’énigmes : « Les énigmes, au sens où nous l’entendons ici, représentent ces problèmes spécifiques qui donnent à chacun l’occasion de prouver son ingéniosité ou son habileté. » (T. S. Kuhn, 1983, p. 62). En effet, les problèmes de la recherche normale supposent des solutions n’étant recevables qu’à la lumière du paradigme commun. C’est cette idée qui justifie ici leur comparaison à des énigmes.  Une énigme, au sens kuhnien du terme, constitue un problème scientifique dont la nature des solutions acceptables est déterminée par une théorie-paradigme. Les énigmes apparaissent ici comme étant les seuls problèmes légitimes dans la mesure où elles obéissent à des principes bien définis par le paradigme.

À en croire Kuhn, c’est à la résolution d’énigmes que se consacrent les scientifiques durant la plus grande partie de leurs carrières. Mais, il arrive souvent qu’une théorie-paradigme échoue face à une anomalie. Une anomalie est, au sens kuhnien du terme, un fait inattendu qui apparait durant une recherche normale. Il s’agit de la contradiction d’une théorie scientifique qui a cours. Mais cette nouveauté factuelle qui contredit la théorie est au départ perçue comme un problème non-scientifique qui gêne justement l’ajustement du paradigme en terme de portée et de précision. Ce problème nouveau peut finir par donner aux hommes de science « l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale ». (T. S. Kuhn, 1983, p. 83). L’anomalie a donc un caractère exceptionnel. Mais, c’est une grande maîtrise du paradigme en vigueur qui permet aux hommes de science d’avoir une idée claire et distincte d’une anomalie. La perception de l’anomalie est fonction d’une grande connaissance du paradigme en vigueur. C’est dans cette perspective que s’inscrit ce passage de La structure des révolutions scientifiques :

La nouveauté n’apparait ordinairement qu’à l’homme qui, sachant avec précision ce qu’il doit attendre, est capable de reconnaitre qu’il se produit quelque chose d’autre. L’anomalie n’apparait que sur la toile de fond fournie par le paradigme. Plus la précision et la portée du paradigme sont grandes, plus celui-ci se révèle un indicateur sensible pour signaler les anomalies. (T. S. Kuhn, 1983, p. 83).

Les hommes qui font une recherche normale avancent donc involontairement vers la nouveauté. Toute chose qui fait dire à Kuhn que ce n’est pas la recherche systématique de nouveautés qui conduit la science au progrès, mais la maitrise d’une théorie ayant déjà fait ses preuves.

Lorsqu’une anomalie résiste aux assauts répétés d’une communauté scientifique, l’impatience finit par gagner certains hommes de science. Ceux-ci s’orientent vers des instruments autres que ceux fournis par l’ancien paradigme dans l’espoir de venir à bout de l’anomalie. On assiste, alors, à des tiraillements entre les spécialistes, à des débats sur les fondements du paradigme en vigueur.  Kuhn décrit cela par le vocable de « crise ».

La « crise » donne lieu à une sorte de recherche inattendue et chaotique. Pour désigner cette nouvelle forme de travail scientifique, Kuhn emploie le concept de science extraordinaire. La science extraordinaire est, selon Kuhn, distincte de la science normale, tant du point de vue de son objet qu’au niveau du type de travail scientifique qu’elle consacre. La science normale se caractérise par la routine. Les savants y travaillent dans le sens de l’élaboration de sous-théories et d’expérimentations susceptibles de les corroborer en renforçant le paradigme commun en portée et en précision. Un exploit particulier est considéré comme un exemple pour les autres spécialistes. À l’opposé de cette forme de recherche, il y a la science extraordinaire qui apparait plutôt comme une « science non normale » (T. Kuhn, 1983, p. 131). En qualifiant ainsi cette recherche, l’objectif de Kuhn est avant tout de mettre l’accent sur le caractère inhabituel de son objet : l’anomalie ou, pour être plus précis, une anomalie persistante. L’anomalie est un problème extraordinaire.  Et Kuhn signale que sa persistance est facteur de crise.

L’idée de crise est la différence fondamentale entre la science normale et la science extraordinaire. Mieux, la science extraordinaire n’est rien d’autre que la science normale en crise. L’idée de crise signifie qu’un paradigme en vigueur est malade en raison d’échecs répétés. Ce qui suscite une recherche plus ou moins chaotique. En effet, pendant une crise « le paradigme existe encore, mais peu de spécialistes se révèlent entièrement d’accord sur sa nature ». (T. S. Kuhn, 1983, p. 122). Kuhn fait donc usage du concept de crise pour décrire les moments de débats philosophiques plus ou moins houleux sur les instruments méthodologiques d’un paradigme en vigueur. Pendant ces moments, certains membres du groupe réalisent la nécessité de renoncer à certains des aspects du paradigme en raison de la persistance d’une anomalie. Pour ces derniers, la résistance du phénomène inhabituel suppose non seulement l’échec des règles existantes, mais aussi la nécessité de rompre d’avec le paradigme en vigueur. Car, comme le souligne T. S. Kuhn (1983, p. 102), « l’échec des règles existantes est le prélude de la recherche de nouvelles règles. » Un tel phénomène induit un climat d’insécurité chez tous ceux qui, au départ, croyaient au caractère infaillible d’un paradigme en vigueur. Selon Kuhn, la crise est le lieu où la critique se fait véritablement présente en science.  Kuhn estime, en clair, que c’est seulement en période de science extraordinaire que certains hommes de science se préoccupent de la recherche critique de nouveaux outils de travail. 

Kuhn utilise plusieurs exemples pour illustrer son point de vue sur les crises de sciences normales. Nous mentionnerons trois dans le cadre de cette contribution. Le premier exemple touche à l’astronomie avant la révolution copernicienne. En effet, pendant environ quatre siècles, le système de Ptolémée régna en maitre sur l’astronomie. Cependant, son incapacité à expliquer des phénomènes tels que la position des planètes et la précession des équinoxes avait créé des divergences sans précédent entre les astronomes. En outre, des facteurs sociaux et extrascientifiques tels que la nécessité de reformer le calendrier, la critique d’Aristote au Moyen Age et la montée du néo-platonisme pendant la période de la Renaissance ont, selon Kuhn, contribué à aggraver cette crise. S’appuyant sur ses travaux consacrés à Copernic et rendus publics dans son ouvrage intitulé La révolution copernicienne, (T. S. Kuhn,1983, p. 104) rapporte cette crise en ces termes :

Au XVIe, le collaborateur de Copernic, Dominico da Novara, soutenait qu’aucun système aussi compliqué et inexact que l’était devenu le système de Ptolémée ne pouvait être fidèle à la nature. Et Copernic lui-même écrivait dans la préface du De Revolutionibus que la tradition astronomique dont il avait hérité avait fini par créer un monstre. Copernic et son collaborateur dénoncent donc, sans équivoque, le caractère défectueux du système de Ptolémée.

Le second exemple est celui de la chimie avant Lavoisier. Les échecs de la théorie du phlogistique face aux nouvelles expériences en laboratoire sur « l’air » entreprises peu après 1770 avaient contribué à la mettre en crise. Ainsi, « il y avait presque autant de versions de la théorie du phlogistique que de chimistes spécialisés dans l’étude des gaz ». (T. S. Kuhn, 1983, p. 106). Cette prolifération est, selon Kuhn, le signe d’un paradigme en crise.

Le troisième exemple de crise est celui de la physique avant Einstein. Selon Kuhn, la critique leibnizienne de l’espace absolu chez Newton a préparé la voie à cette crise. Celle-ci n’a véritablement été déclenchée qu’avec le problème de la résistance de l’éther. Il s’est révélé difficile pour les scientifiques travaillant sous la coupole du paradigme newtonien de la gravitation universelle et en particulier pour Maxwell, d’introduire la rigidité de l’éther dans l’explication qu’ils consacrèrent au comportement électromagnétique des corps en mouvement. Ce constat a donc contribué à la mise en doute de l’efficacité du paradigme newtonien et donna lieu à plusieurs tentatives d’explications divergentes (Celles de Lorentz et Fitzgerald par exemple). L’échec de ces théories divergentes a contribué à la naissance de la théorie de la relativité qui vint à bout de cette anomalie. Kuhn démontre l’ampleur de cette crise à travers ce témoignage d’Einstein : « c’était comme si le sol se dérobait sous les pas et qu’il était impossible d’apercevoir nulle part un fondement solide sur lequel on aurait pu construire ». (T. S. Kuhn, 1983, p. 122).

Ces trois exemples permettent non seulement de mieux appréhender la notion de science révolutionnaire ou extraordinaire, mais aussi et surtout le rôle décisif que peut avoir une crise au sein d’une communauté scientifique. Ces moments exceptionnels que constituent les crises sont, selon Kuhn, le préalable à tout changement de paradigme. Une crise témoigne du poids de la tradition et fournit des données nécessaires à un changement des règles existantes. Kuhn dit, à cet effet, que « presque toujours, les hommes qui ont réalisé les inventions fondamentales d’un nouveau paradigme étaient soit très jeunes, soit tout nouveau venus dans la spécialité dont ils ont changé le paradigme ». (T. S. Kuhn, 1983, p. 131). Cette remarque laisse entrevoir l’influence décisive du poids de la tradition. Face à un phénomène nouveau, les hommes de science les plus anciens sont déterminés par les pesanteurs de la tradition. De l’avis de Kuhn, tout changement de paradigme constitue un processus très complexe. Plus une crise dure, plus le paradigme qui peut en découler est mieux agencé et résistant à d’éventuelles critiques.

Les crises prennent généralement fin par un changement de paradigme. Mais la science normale peut quelquefois se révéler, in extremis, capable de résoudre le problème à l’origine de la crise. Il peut également arriver que l’anomalie à l’origine d’une crise soit étiquetée et mise de côté dans l’espoir qu’une nouvelle génération de savants, éventuellement mieux outillés que leurs devanciers, puissent parvenir à sa résolution. Mais, pour Kuhn, tout changement de paradigme n’est pas un progrès vers la vérité. Il s’agit tout au plus d’un changement dans notre façon de voir et de concevoir le monde. Car, selon lui, pour soutenir qu’il y a un progrès global des théories vers la vérité, il faut qu’il existe une continuité méthodologique, sémantique et ontologique entre paradigmes. Kuhn nie l’existence d’une telle continuité entre paradigmes en affirmant leur incommensurabilité, terme signifiant littéralement « absence de mesure commune ». Pour lui, le triomphe d’une nouvelle théorie-paradigme ne relève pas exclusivement de la logique et de l’expérimentation, mais d’un « consensus », c’est-à-dire de la décision d’un groupe de savants ayant réalisé la nécessité de travailler avec un nouvel outil appelé à être épuré de ses imperfections de jeunesse.

2. Critique kuhnienne de la « réfutabilité » poppérienne

Pour Popper, ce qui préoccupe les savants de manière constante est la critique des théories et non leur conservation. Or, « contre la conception poppérienne du progrès scientifique, Kuhn reprend l’idée formulée à l’origine par Michael Polanyi, que ce progrès tient au contraire à une suspension de la critique remplacée par la résolution ordinaire de puzzles, à la lumière d’un paradigme donné ». (M. Brudny, 2002, p.197). Résoudre des énigmes consiste moins en la recherche de nouveautés qu’en un travail d’ajustement d’un paradigme en vigueur. À en croire Kuhn, les hommes de science remettent rarement en cause leurs acquis, ils travaillent plutôt dans le sens de leur consolidation. Et ce travail d’ajustement suppose qu’un travail scientifique n’est jamais parfait. Car,

Le succès d’un paradigme est en grande partie au départ une promesse de succès, révélée par des exemples choisis et encore incomplets. La science normale consiste à réaliser cette promesse en étendant la connaissance des faits que le paradigme indique comme particulièrement révélateur, en augmentant la corrélation entre ces faits et les prédictions du paradigme, et en ajustant davantage le paradigme lui-même. (T. S. Kuhn,1983, p. 46).

Pour Kuhn, en fait, un paradigme n’est pas destiné à être immédiatement falsifié. Cette démarche n’est pas, selon lui, la véritable motivation des hommes de science, compte tenu de leurs liens d’affectivité avec leurs travaux. T. S. Kuhn (1983, p.203) le dit ainsi : ‶ Mais, la « falsification », bien qu’elle se produise sûrement, ne se produit pas dès l’émergence d’une anomalie ou d’une instance « falsifiante ».

À partir des épisodes historiques tels que la révolution copernicienne, la naissance de la chimie de Lavoisier et la genèse de la biologie darwinienne, Kuhn rejette le falsificationnisme de Popper comme motivation essentielle des savants, car, selon lui, une théorie n’est pas systématiquement rejetée dès qu’elle rencontre une anomalie ayant tendance à la falsifier. Les savants peuvent être amenés à utiliser des hypothèses ad hoc pouvant à la longue sauver la théorie concernée. Ce fut, par exemple, le cas de la théorie de la gravitation de Newton au XIXème siècle. Celle-ci connaissait quelques anomalies dans l’explication du mouvement orbital de Mercure et d’Uranus. Les scientifiques d’alors n’ont pas pour autant conclu qu’elle était fausse comme théorie ; mais ils ont émis l’hypothèse d’une autre planète (Neptune) déviant légèrement l’orbite d’Uranus. Cette hypothèse a été confirmée dans la nuit du 23 septembre 1846 par l’astronome allemand Johann Gottfried Galle (1812-1910) à partir des calculs de l’astronome français Urbain Le verrier (1811-1877). Kuhn en conclut alors que « ce problème du choix de paradigme ne peut jamais être réglé sans équivoque par le seul jeu de la logique et de l’expérimentation » (T. Kuhn, 1983, p. 136). Si toutes les preuves expérimentales s’inscrivent dans un paradigme, il devient alors problématique de leur accorder un rôle décisif dans les choix inter-théoriques. Dès lors, une théorie ne succède pas à une autre mais la remplace.  Un remplacement dont la complexité structurelle échappe, selon Kuhn, aux critères rigides de scientificité à l’instar de celui de la falsifiabilité de Karl Popper. C’est pourquoi dans « Logique de la découverte ou psychologie de la recherche ? », Kuhn accuse Popper d’avoir une conception naïve de la falsification qui consisterait à croire que les scientifiques rejettent automatiquement leurs instruments théoriques à chaque fois que leurs instruments sont confrontés à des difficultés : « Sir Karl n’est pas un falsificationiste naïf, disais-je, mais il me semble qu’on peut légitiment le traiter comme tel. » (T. S. Kuhn, 1990, p. 377). 

3. Critique poppérienne de la notion kuhnienne de « science normale »

Popper rejette la science normale comme un idéal de scientificité. Ainsi, dans les années 70, Popper consacre un article « Normal Science and its Dangers » à sa critique de la science normale. Cet article est publié dans Criticism and Growth of Knowledge, qui est l’acte d’un symposium ayant eu lieu le 13 juillet 1965 à Londres sur l’œuvre de Kuhn. « Logique de la découverte ou psychologie de la recherche ? » de Kuhn est l’exposé inaugural de ce symposium.  Dans la section 39 de « Replies to my critics », Popper revient sur l’essentiel des idées qu’il expose dans « Normal Science and its Dangers ». Ainsi, dans ces deux articles, Popper reconnait, d’entrée de jeu, l’existence de la science normale. Pour lui, la science normale est née vers la première guerre mondiale du besoin de disposer d’un grand nombre de technologues qualifiés et de la course aux armements modernes. Et que, Kuhn a le mérite d’avoir attiré son attention sur le phénomène de la science normale qu’il relègue au second plan dans sa vision générale de la science. Mais, poursuit Popper, la science normale n’est pas un idéal de scientificité souhaitable : « Je pense cependant que Kuhn se trompe en suggérant que ce qu’il appelle la science « normale » est normale. » (K. Popper,1970, p. 53).[14] Popper estime que la science normale est un danger pour la science elle-même et pour notre civilisation. Selon lui, le scientifique « normal »[15], tel que décrit par Kuhn, a été mal formé, dans la mesure où il a été enseigné à avoir un esprit dogmatique. Pour Popper, le scientifique « normal » est un scientifique appliqué, victime d’endoctrinement. Il distingue ce scientifique ‶appliqué″ du scientifique « pur » qui, pour lui, se caractérise par l’esprit critique. Le scientifique « pur » travaille dans la perspective d’une remise en question des théories. Popper pense que la science normale encourage à la conservation des théories et comporte, par conséquent, le risque de faire stagner la science. À ce supposé conservatisme, il oppose le criticisme, c’est-à-dire une critique permanente des théories scientifiques. Il estime que cela a l’avantage de faire progresser la science. C’est en ce sens qu’il soutient l’idée d’une « une révolution en permanence » (revolution in permanence) en science. (K. Popper, 1974, p. 1147).

Pour Popper, en faisant de la science normale un idéal de scientificité et surtout en faisant reposer le choix inter-théorique sur le critère de décision de groupe, Kuhn nie la rationalité de la science et la réduit à des facteurs sociologiques et psychologiques : « La catastrophe majeure serait le remplacement d’un critère rationnel de la science par un critère sociologique » (K. Popper, 1974, p. 1147). Toute chose qui, à en croire Popper, comporte des risques de relativisme, vu que Kuhn fait dépendre les critères de rationalité des paradigmes et qu’il affirme que le choix entre théories rivales n’est pas exclusivement dicté par des règles logiques et par l’expérimentation. Selon Popper, les notions de science normale et de paradigme rendent impossible une comparaison rationnelle de théories scientifiques rivales. Comparaison qui conduirait à voir laquelle est meilleure. De ce point de vue, Kuhn semble dire que toutes les connaissances se valent.

Popper estime que le fait pour Kuhn de faire dépendre la rationalité des paradigmes rend impossible d’en sortir. C’est ce qu’il appelle le mythe du cadre (The Myth of the Framework). Pour lui, la réfutabilité est bel et bien un critère général de rationalité qui donne lieu à la notion de vérisimilitude. La vérisimilitude consiste, pour Popper, à soutenir que s’il est impossible d’atteindre la vérité de manière définitive, il est possible de s’en approcher au fil de l’évolution des théories scientifiques. Ce qui revient à affirmer, contre Kuhn, le caractère extra-paradigmatique de la vérité et à soutenir le réalisme scientifique[16]. (K. Popper, 1970, p. 56).

4. De la compatibilité entre « science normale » et « réfutabilité »

Le point de vue de Kuhn sur la science normale peut laisser penser qu’il défend une vision relativiste, au regard des outils conceptuels qu’il utilise, notamment l’idée des révolutions scientifiques comme changements de vision du monde et l’idée de consensus comme meilleur critère de vérité. On peut, en effet, penser que Kuhn réduit le progrès scientifique aux facteurs socio-historiques en lui enlevant, de ce fait, toute sorte de rationalité. C’est, pensons-nous, ce qui détermine Popper dans sa critique de la science normale. C’est aussi ce qui détermine la critique de John Watkins contre la science normale.

Dans « Against ‶Normal Science », John Watkins soutient que Kuhn trompe la vigilance de ses lecteurs, lorsqu’il dit être rationaliste au même titre que Karl Popper. Selon John Watkins, on ne peut pas parler d’identité entre la philosophie de Kuhn et celle de Popper, car « ce qui est scientifique pour Kuhn ne l’est pas pour Popper et vice versa. » (J. Watkins, 1970, p. 29).[17] John Watkins pense que Popper conçoit la science sous un angle critique, tandis que Kuhn accorde le primat à l’idée de science normale. Le caractère dogmatique de la science normale fait dire à Watkins qu’elle est une illusion et donc un encouragement à l’irrationalisme. La science normale, ajoute Watkins, présente la pratique scientifique sous l’aspect d’une société fermée, sinon d’une communauté enfermée dans un paradigme. Cette présentation aurait pour effet d’accentuer l’incommensurabilité et de faire une lecture non rationnelle des révolutions scientifiques. La critique de Watkins touche aussi l’idée kuhnienne de révolutions comme changement dans la vision du monde. Pour lui, le choix de cette comparaison est la preuve que Kuhn se préoccupe peu de la rationalité scientifique ; mieux, il s’attaquerait à la rationalité scientifique en accordant le primat aux arguments psychologiques au détriment des critères logiques traditionnels. L’idée kuhnienne de révolution scientifique apparait, pour ainsi dire, comme une conversion religieuse. Et c’est surtout en cela que John Watkins estime qu’elle déclenche une crise de la rationalité scientifique.

Kuhn, dans la postface à La Structure des révolutions scientifiques et dans « Réflexion on my Critics », reconnait que ses idées peuvent effectivement donner lieu à des interprétations relativistes, mais qu’il s’agit en réalité de « malentendus inutiles » (T. S. Kuhn, 1983, p. 237). En effet, le débat entre Kuhn et Popper sur la science normale souffre d’un incroyable malentendu, d’une véritable incompréhension. Bien qu’à première vue Kuhn semble faire quelque chose de très différent de Popper, il existe, malgré certaines disparités de point de vue, une certaine compatibilité entre la théorie de la réfutabilité et la science normale.

Dans « Logique de la découverte ou psychologie de la recherche ? », Kuhn accuse Popper d’ignorer la science normale. (T. S. Kuhn,1990, pp. 364-367). Popper répond à cette critique en affirmant ne pas ignorer la science normale et qu’il en parle dans La Logique de la Découverte Scientifique sans lui donner la même portée que lui accorde Kuhn. (K. Popper, 1970, p. 51). Ici, la différence entre Popper et Kuhn se situe au niveau de la portée ou de la valeur que chacun accorde à la science normale. Leur opposition à ce niveau ne fait aucun doute. Hormis cela, Popper et Kuhn sont d’accord pour dire que la science normale existe bel et bien. Ils savent que, pour une question de bon sens, tout scientifique travaille nécessairement dans un cadre théorique et ne se met pas à rejeter ce cadre dès les premières heures de sa carrière. Mais, si Popper, contrairement à Kuhn, accorde peu d’intérêt à ce cadre théorique qui donne lieu à la science normale, c’est parce qu’il est davantage préoccupé par le contexte de justification des révolutions scientifiques. Pour Popper, il n’est point besoin d’insister sur la science normale, car elle va de soi. Mais la reconnaissance sans ambiguïté de la science normale par Popper, implique que toute révolution scientifique est précédée par une période de science normale. Dès lors, il est possible de soutenir que la résolution d’énigmes ayant cours dans la science normale conduit nécessairement à la réfutabilité des théories. Toute chose qui témoigne d’une compatibilité entre science normale et réfutabilité.

Le second point permettant d’établir une compatibilité entre science normale et réfutabilité est l’accord de Kuhn et Popper sur le caractère non immédiat du rejet des théories scientifiques. Popper dit avoir été mal compris par Kuhn lorsque ce dernier l’accuse de falsificationiste naïf. En effet, Kuhn pense à tort que le concept poppérien de « révolution en permanence » relève d’une conception naïve de la falsification, laquelle consiste en un rejet permanent des théories scientifiques. Dans « Reflections on my Critics », Kuhn indique que l’idée d’une révolution permanente, telle que conseillée par Popper, rend impossible la détermination de la portée et des limites des théories scientifiques. Pour lui, l’idée poppérienne d’une science permanemment critique est peu réaliste et antithétique au progrès scientifique dans la mesure où « Il faut vivre avec les cadres et les explorer avant de pouvoir les briser. » (T. S. Kuhn, 1970, p. 242).[18] Il estime que toute révolution scientifique passe d’abord par la maitrise du cadre théorique existant. Mais, Popper estime que cette remarque de Kuhn relève d’une incompréhension. Ainsi, dans « Replies to my critics », Popper dit employer le mot réfutation au sens où une théorie scientifique rencontre un problème, et non au sens où une théorie scientifique est systématiquement abandonnée dès lors qu’elle rencontre une difficulté :

Il est vrai que j’ai utilisé les termes ‶élimination″ et même ‶rejet″ en discutant de ‶réfutation″. Mais il ressort clairement de ma discussion principale que ces termes signifient, appliqués à une théorie scientifique, qu’elle est éliminée en tant que prétendant à la vérité – c’est-à-dire réfutée, mais pas nécessairement abandonnée. De plus, j’ai souvent souligné qu’une telle réfutation est faillible. (K. Popper, 1974, p. 1009). 

Si la théorie de la réfutabilité de Popper accepte le caractère non absolu de la réfutabilité, elle peut aussi accepter l’idée kuhnienne selon laquelle il existe une période de science normale, période où la motivation essentielle des scientifiques est l’élaboration, l’exploration et l’application des hypothèses scientifiques.

D’ailleurs, contrairement à certaines idées reçues, Kuhn ne procède pas à une négation systématique de la réfutabilité. Ce n’est que sa version naïve qu’il rejette. Car, selon lui, la réfutation d’une théorie scientifique n’advient que lorsqu’il y a suffisamment d’échecs donnant lieu à une crise. Si Popper, à l’instar de Kuhn, rejette le falsificationnisme naïf, on peut alors affirmer qu’il dit en réalité la même chose que Kuhn, mais en des termes différents.

Kuhn donne l’impression que le développement scientifique n’est mu que par des facteurs sociologiques. Mais, il ne procède pas à une négation absolue des facteurs logiques. Il estime que ces facteurs logiques, tels que la précision, la simplicité, la cohérence, fonctionnent comme des valeurs et que, par conséquent, ils n’imposent pas immédiatement une décision à tous les savants durant une crise. Kuhn met l’accent sur le fait que certains scientifiques peuvent résister aux règles logiques en raison d’un certain lien d’affection pour une ancienne théorie scientifique. Mais, cela n’est pas pour autant une prescription sociologique. Kuhn ne nie pas les règles logiques, mais il estime que ces règles peuvent varier d’un groupe de savants à un autre, d’une époque à une autre. Ce qu’il nie, c’est l’existence de règles anhistoriques de scientificité. C’est ce qui le distingue de Popper, car, Popper fait de la réfutabilité un critère anhistorique de scientificité. Même si Kuhn n’a pas cette ambition, il estime que la réfutation advient nécessairement au bout de la science normale.

Conclusion

Retenons qu’on oppose généralement science normale et réfutabilité à cause de ce que Kuhn et Popper en font deux caractéristiques distinctes de la science. Pendant que Kuhn estime que la science se caractérise essentiellement par la science normale et la résolution d’énigmes, Popper fait de la réfutabilité la caractéristique essentielle de l’activité scientifique. Mais l’opposition entre science normale et réfutabilité n’est qu’apparente, dans la mesure où la science normale conduit nécessairement à la réfutabilité ou plutôt, celle-ci présuppose celle-là. Toute chose qui met en évidence une compatibilité entre science normale et réfutabilité. Si Popper et Kuhn donnent l’impression d’en dire le contraire, c’est parce que Popper est davantage préoccupé par le contexte de justification des théories, contrairement à Kuhn, qui se préoccupe davantage du contexte de découverte des théories. De ce point de vue, l’opposition entre science normale et réfutabilité relève d’une incompréhension. Ce qui nous amène à soutenir que la science se caractérise aussi bien par la science normale que par la réfutabilité. Ainsi, un rapprochement entre Kuhn et Popper, par le biais des concepts de science normale et de réfutabilité, vise ici à montrer d’une part, la complexité de la science, et d’autre part, la nécessité d’une épistémologie complexe, c’est-à-dire une épistémologie s’inscrivant non seulement dans le contexte de justification des théories mais aussi dans le contexte découverte des théories. La science est, pour nous, une activité rationnelle qui comporte une part de dogmatisme à prendre en compte dans toute analyse épistémologique se voulant totalisante et pragmatique.

Références bibliographiques

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L’UNIVERSALITÉ CONCEPTUELLE À L’ÉPREUVE DE LA DIVERSITÉ DES CONTEXTES : PERSPECTIVES DE THÉOPHILE OBENGA          ET DE JEAN-FRANÇOIS LYOTARD

1. Garba OUMAROU

Université de Zinder (Niger)

oumarougarba17@yahoo.fr

2. Mounkaïla Abdo Laouali SERKI

Université Abdou Moumouni (Niger)

abdoserki@gmail.com

Résumé :

La pensée philosophique, contrairement aux autres domaines du savoir, est censée opérer selon la catégorie de l’universel. Comment la conceptualisation, née d’un contexte spécifique, peut-elle valoir pour d’autres champs culturels différents ? A travers cet article, nous nous servirons du corpus des œuvres de T. Obenga et de J.-F. Lyotard, afin d’engager un débat sur l’universalité et la contextualité de la réflexion philosophique. Ainsi, ce travail vise à prouver, à travers une démarche comparative, la nécessité de redéfinir l’universalité philosophique.

Le résultat de ce débat serait une contribution au débat sur l’universalité ou la contextualité de la philosophie. Il s’agit de partir de l’onto-anthropologie mettant en exergue un retour à l’authenticité culturelle et à la Lebenswelt pour engager une logique « d’ouverture » fondée sur une praxis, une unité linguistique, une dynamique d’appropriation en adéquation avec la question du temps.

Mots clés : Contextes, interculturalité, langage, rationalités, universalité.

Abstract :

In opposition to other field of knowledge, Philosophical thinking is expected to make universal analysis. How conceptualization, coming out of a precise context, can be valuable for other different cultures? Throughout this article, we will make a focus on T. Obenga and J.-F. Lyotard in order to engage a debate on universality and context in philosophical reflection. Thus, this work aims at proving, through a comparative approach, the necessity to redefine the philosophical approach.

The result of the debate would be a contribution to the debate on universality and contextualization of philosophy. The idea is to start from onto-anthropology by putting emphasis on a return to cultural authenticity, a return to Lebenswelt with the aim of engaging a way out to praxis, to a linguistic unity, to a dynamic of appropriation in accordance with the issue of time.

Keywords : Contexts, intercultural relationship, language, rationality, universality.

Introduction

L’universalité conceptuelle peut être considérée comme une problématique au regard des multiples débats contradictoires que la notion d’universalité même ne cesse de susciter. Pour l’essentiel, ce débat est caractérisé par deux types de discours entretenu, d’un côté, par des penseurs qui réclament la paternité de la philosophie et d’autre part ceux qui plaident pour une sorte d’« extension indue » du concept de la philosophie. L’idée qui se pose est relative aux conditions de validité de l’universalité d’une pensée qui, du reste, découle toujours d’un ou de sujets appartenant à des réalités sociolinguistiques bien définies. Le concept n’est-il pas, en partie, tributaire de la langue qui l’articule ?

Il s’agit de penser un modèle philosophique, détaché de l’abstraction conceptuelle, sans céder au relativisme. A cet effet, le travail va d’abord mettre en exergue la question de l’authenticité des cultures et de la pluralité de rationalités. Il sera ensuite question d’une perspective herméneutique articulée au temps, à l’imagination et à la praxis. On s’interrogera également sur l’interaction entre des langues locales et les langues à envergure internationale pour déboucher sur la question de l’interculturalité.

1.Théophile Obenga : la philosophie comme « ontologie anthropologique »

Il est loisible d’assimiler la posture philosophique de T. Obenga à une espèce d’onto-anthropologie dès lors que la quintessence de sa réflexion est orientée vers la valorisation du réel socioculturel de l’Egypte antique. Héritier de C. A. Diop, il s’est attelé à démontrer la particularité et l’authenticité de la pensée égyptienne au moyen de constructions intellectuelles et spirituelles concrètes. Il s’agit d’une pensée ontologique qui valorise l’être dans sa double dimension : en tant que produit de la nature et en tant que réel construit par l’intelligence humaine.

En effet, la réflexion de T. Obenga constitue, pour l’essentiel, une restauration de l’histoire égyptienne.Toutefois, loin de constituer une apologie gratuite, la dynamique ainsi engagée participe de la logique déjà entamée par C. A. Diop (1993, p. 9) et vise à « éclaircir un point précis de l’histoire humaine ». Il s’agit précisément de redresser l’histoire africaine victime d’une falsification de la part de l’idéologie occidentale. Ce combat théorique s’inscrit donc dans le cadre du rétablissement de la « conscience historique des peuples africains » (C. A. Diop, 1973, p. X.)

L’essentiel de la thèse d’Obenga vise, pouvons-nous dire, à démontrer que la civilisation égyptienne repose sur un principe d’unité appelé « principe vital ». Le principe vital est le fondement de l’originalité de la pensée pharaonique. Il est considéré comme source de vie et nœud gordien de la vie sociale, culturelle, spirituelle de la communauté. L’unité assurée à travers ce principe est souvent représentée à travers la notion de « mat ». Le « mat » est considéré comme source d’harmonie entre les éléments. Le « mat » symbolise également un ensemble de règles morales et de principes de vie. Les Egyptiens ont développé le pathos, l’imaginaire en tant que source d’orientation. Ils opèrent non sur le concept mais sur les registres des couleurs, armoiries, sculptures et statues. De plus, la vie socioculturelle des pharaons se caractérisait fondamentalement par une variété d’activités artistiques, de sculpture, d’artisanats. Certes, ces activités ont leur valeur économique, mais elles représentent beaucoup plus la spiritualité et le potentiel intellectuel de la société.

Les différentes créations artistiques comme les hiéroglyphes sociaux définissent le fond de l’être égyptien. Il y a chez les Egyptiens, une importante création artistique et que le discours logique n’est pas bavard. Ceci pourrait conduire à penser qu’il n’y a pas de vision digne de ce nom dans cette communauté. Et c’est de toute évidence ce qui a influencé la vision de certains penseurs grecs quand on se réfère à l’image qu’ils ont de l’Egypte pharaonique et l’Afrique de façon générale. La portée symbolique des monuments égyptiens démontre, à plus d’un titre, l’existence d’une pensée authentique. Cette posture égyptienne contredit celle des Occidentaux qui voient la validité d’une vision philosophique essentiellement à travers le logos.

La perspective philosophique égyptienne se fonde surtout sur la valorisation de l’être en tant que matière et nature au détriment de l’esprit. Aussi, le vécu social des Égyptiens est-il défini dans le quotidien des pratiques sociales ? La pratique prime sur le théorique. La conduite morale reste profondément articulée à la vie pratique de la communauté. Il s’agit d’une vie civile et laïque qui opère une rupture catégorique tant avec la transcendance qu’avec la perspective théorique. Les valeurs pratiques sont, en ce sens, bâties sur des bases pratiques. C’est « par un enseignement moins abstrait, moins théorique que la vertu s’enseigne », conclut, T. Obenga (1990, p. 360).

La conception philosophique des anciens Égyptiens a abouti à une logique philosophique qui se pose comme une « ontologie anthropologique », à travers laquelle l’« être organisé inséparable des autres êtres de la nature (telle la place de l’homme dans la nature) » (T. Obenga, 1973, p. 160).

Ainsi, l’être n’acquiert sa première définition qu’à travers le langage qui se charge de l’exprimer. La langue qui peut le mieux exprimer l’être du réel est celle que la communauté use pour traduire ses besoins, ses sentiments, sa vision. La langue égyptienne incarne, dans ce sens, une validité particulière. Par-delà les valeurs morales qu’elle charrie, cette langue est chargée de valeurs cognitivo-affectives dont l’authenticité est incontestable.

Ainsi, la texture du réel est appréhendée grâce à l’usage des nombres. C’est le lieu de rappeler que pour cette civilisation c’est le nombre qui prend la place du concept. Seul le nombre permet d’établir la liaison entre le naturel et l’esprit humain. Ainsi, pour accéder au réel naturel, on passe par le nombre. Et en conséquence, le nombre acquiert une dimension tant naturelle (de par sa relation avec la nature qu’il désigne) que constructible/artificielle lorsqu’il est intégré dans différentes combinaisons en fonction des besoins sociaux.

On peut dire, à ce titre que c’est fondamentalement grâce à l’usage des nombres que l’ontologie égyptienne se pose comme« connaissance progressive de l’essence des choses » (T. Obenga, 1973, p. 349).En tout état de cause, on peut dire que l’intelligence des pharaons tire sa source de la communication de cette communauté avec la nature et la matière et cela par le truchement des nombres. Cette valorisation de l’aspect pratique nous permet de lire, une fois de plus, le primat de la pratique sur le théorique dans la pensée égyptienne : « Les mathématiques sont liées à des besoins de la vie pratique, dès leur apparition dans les civilisations de l’antiquité » (T. Obenga, 1990, p. 360). De plus, T. Obenga tire la conclusion qu’en Egypte ancienne il y a une certaine valorisation des sens au détriment de l’esprit : « La raison, l’esprit (le cerveau humain) reçoit des informations des yeux, des oreilles, du nez, des jugements sur les informations sensorielles » (T. Obenga, 1973, p. 158).

D’ores et déjà, on peut déduire qu’il y a, dans cette logique, un rejet tacite de conceptualisation et d’universalisation. Cette dynamique n’est qu’une autre façon de penser, une autre perspective philosophique. Refuser le concept théorique, user des nombres et valoriser la création artistique ne sont pas un refus de philosopher, mais une négation de la fausse généralisation. Ainsi, admettons qu’une vision n’est pas nécessairement jaugée à l’aune de l’usage qui est fait des concepts. Une vision peut être mieux exprimée à travers une sculpture, un monument ou d’autres canevas. Tout dépend de la particularité socioculturelle de la communauté en question. Et telle semble être l’option des Egyptiens. En substance, ce que T. Obenga explique, c’est qu’on doit évaluer la pertinence d’une vision au prorata de la capacité de ses canaux à dire le réel.

Etant donné que l’Egypte antique a sa propre langue, la conscience historique de son peuple ne peut être mieux exprimée qu’à travers celle-ci. Ainsi, faut-il admettre, à l’instar de T. Obenga, qu’il n’y a pas de langue plus apte qu’une autre à exprimer la pensée. Obenga essaie de démontrer que la pensée est liée au contexte et à la langue qui l’exprime. E. Benveniste semble s’inscrire dans la même logique que T. Obenga. En effet, la réflexion philosophique est déterminée par la langue à travers laquelle elle est exprimée. Il disait en substance que les « variétés de l’expérience philosophique ou spirituelle sont sous la dépendance inconsciente d’une classification que la langue opère du seul fait qu’elle est langue et qu’elle symbolise » (E. Benveniste, 1966, p. 6). Il serait aussi judicieux de comprendre que le penser va de pair avec la langue qui l’exprime : « La forme de la pensée est configurée par la structure de la langue » (E. Benveniste, 1966, p. 25).

Ce faisant, T. Obenga trouve que la vision des Egyptiens se laisse beaucoup plus décrypter par la voix et l’écriture. Parlant de la voix, il faut entendre les différentes variantes d’intonation et expressions coutumières qui caractérisent l’oralité. La question de l’écriture englobe, quant à elle, toutes les productions artistiques issues de la période pharaonique. Toujours, selon T. Obenga, le statut de l’être se trouve mieux traduit dans l’oralité que dans le concept : « La voix fait être chaque être en énonçant son être, la voix dénonce ce sur quoi la raison a “porté” en se concentrant sur elle- même : elle révèle l’existence de chaque chose en disant son nom » (T. Obenga, 1973, p. 152-153). Mieux encore, la production artistique définit et détermine l’être social de la communauté égyptienne : « Lire un texte hiéroglyphique, c’est faire apparaître la présence de l’être », disait T. Obenga (1973, p. 153).

Rappelons en ce sens que la valorisation de l’art implique un retour au langage ordinaire, à l’imaginaire, à la Lebenswelt, pour entrer dans le registre husserlien. Cet art exprime plus adéquatement la particularité communautaire que le concept. Privilégier l’art c’est renoncer à la fausse universalisation conceptuelle et exprimer le réel tel que nous l’appréhendons. L’art, en tant qu’écriture, ne se contente pas de transcrire la langue, la voix, il constitue « la graphie d’un étant, le sens et l’être de l’étant en tant qu’étant se présentent derrière la graphie même. L’être s’ordonne derrière l’écriture » (T. Obenga, 1973, p. 153).

Sur un autre plan, l’ontologie égyptienne, telle que la présente T. Obenga, se définit par son rapport avec les catégories de l’espace-temps. Le sens de la vie communautaire est déterminé par le mouvement du temps. Ce temps se fait sentir dans la logique du changement et les références aux événements qui adviennent périodiquement. Ce qui fait que la prise de conscience du temps, chez les Egyptiens de l’époque antique, est associée à la question du nombre. Le nombre, avions-nous dit précédemment, est intégré dans le quotidien des activités de cette communauté. Dans le même sens, « le nombre fixe l’écoulement du temps » (T. Obenga, 1973, p. 345). Ainsi, l’homme établit un rapport au temps par les séquences des jours, des semaines, et des rythmes lunaires. Ces réalités naturelles permettent, par leur succession, d’évaluer le temps. Cette évaluation s’opère quantitativement grâce aux nombres (T. Obenga, 1973, p. 346) :

Nous ne connaissons que dans cet écoulement qui unit les unes aux autres nos idées sur les phénomènes de l’univers.  Nous connaissons dans et par l’écoulement temporel. (…). Nous connaissons et notre être et l’être des choses dans le temps qui s’écoule. Ecoulement perpétuel de l’existence, œuvre du nombre qui se trouve à la base de toutes choses.

Il découle de cette considération que la vie communautaire n’est pas une vie cloitrée. Il y a une espèce d’ouverture à ce qui arrive dans le temps, une sorte de conscience du futur dans le sens de ce qui peut arriver. Sauf que cette conscience du temps n’est pas de nature à permettre des prévisions. Dans ce contexte, la conscience du temps ne se pose pas comme active et dynamique. Obenga n’évoque pas explicitement un type de conscience active chez ces Égyptiens qu’on peut considérer comme une sorte de praxis face au temps.

L’étroitesse de la familiarité avec les éléments du cosmos n’est pas de nature à permettre un recul significatif. En effet, si la familiarité avec les éléments naturels est importante, une distanciation critique, vis-à-vis de ceux-ci, serait tout aussi judicieuse pour l’homme. Et cela nous permettrait de questionner davantage la pertinence de cette ontologie. En effet, pour peu que cette vision égyptienne se veuille une activité philosophique, elle doit observer un recul dans son rapport avec la réalité naturelle. Pour autant que l’authenticité culturelle mérite d’être mise en avant, elle ne doit pas impliquer une logique d’autosatisfaction qui nie le rapport d’extériorité.

Mieux, il peut sembler exagéré d’ériger toutes les mythologies, les magies et les cosmogonies en pensées philosophiques. Il y a des orientations très pertinentes qu’on retrouve dans les mythes et les cosmogonies que l’on ne retrouvera dans aucune pensée occidentalocentrée. Mais, il y a lieu d’éviter ce que J.-G. Bidima (1995, p. 14) appelle « dilatation indue du concept philosophique ». De plus, il ne serait pas non plus prudent de vouloir présenter l’Egypte ancienne sous l’angle de « l’UN ». Certes, les sources disponibles nous offrent l’idée d’une Egypte antique unie par un principe cardinal de vie et une vision unitaire. Mais, cette Egypte pourrait présenter une multiplicité et une pluralité de visions on ne peut plus différentes et divergentes à maints égards. Il pourrait y avoir ce que J.-G. Bidima (1995, p. 5) appelle « la primauté du Multiple sur l’Un ». Il convient d’interroger J.-F. Lyotard pour donner suite à cette question de l’un et du multiple.

2. La pensée ontologique chez Lyotard : le primat de la multiplicité sur l’un

L’approche ontologique chez J.-F. Lyotard s’exprime à travers la primauté que celui-ci accorde à la perspective descriptive, aux sens et à l’imaginaire sur l’argumentation logique. En effet, pour J.-F. Lyotard, l’être est a priori senti, situé par les sens avant d’être articulé par le discours. Mieux, les discours diffèrent les uns des autres dans leur capacité à exprimer la réalité de l’être. Certains types de discours valent mieux que d’autres lorsqu’il s’agit de traduire certaines dimensions de l’être.

C’est dans cette perspective que J.-F. Lyotard (2005, p. 146) met en avant l’art et l’esthétique comme canevas principaux de communication entre l’homme et la nature : « La sagesse du musée est aimable ». Il est loisible de constater que chez J.-F. Lyotard, le rapport entre l’homme et la nature est celui de « fraternité » et de collaboration, non d’exploitation et de domination. Bien sûr qu’il ne s’agit pas là d’une espèce d’anthropomorphisme. C’est reconnaitre qu’à travers le médium des sens, le rapport entre l’homme et la nature cesse d’être celui de la domination comme dans la perspective du logos. C’est ainsi que pour J.-F. Lyotard, la peinture, la musique et l’écriture par exemple rendent présent l’être plus que le discours de la raison.

Aussi, l’ontologie lyotardienne s’exprime-t-elle à travers un recours au récit narratif. Le récit narratif constitue le moyen adéquat par lequel une communauté exprime son rapport au temps. C’est un canevas qui permet à une communauté d’intégrer la logique de l’écoulement du temps, tout en réactualisant les potentialités antérieures de son ascendance. La particularité du récit narratif est qu’il permet à une communauté de rester elle-même tout en devenant autre. Par devenir autre, il faut entendre l’intégration des nouvelles situations, de l’advenir afin de pouvoir faire face aux éventualités. Aussi, le choix du récit narratif est essentiellement lié aux réalités propres de la communauté. Par conséquent, à chaque communauté son propre récit narratif.

La différenciation de types de récits implique, pour J.-F. Lyotard, la nécessité d’une multiplicité de perspectives philosophiques au prorata des réalités des communautés. Chaque récit narratif est intrinsèque aux réalités socioculturelles d’une communauté bien spécifique. Le récit d’une communauté ne conviendra pas à l’autre et vice-versa. Cela s’explique par le fait que chaque communauté dispose de ses idiomes, de ses dialectes qui ne sont pas nécessairement ceux de l’autre communauté. Le récit communautaire tient lieu d’orientation philosophique. C’est sur la base de cette considération que J.-F. Lyotard (1984, p. 224) aime à dire que « l’histoire universelle de l’humanité consisterait dans l’extension simple des récits particuliers à l’ensemble des communautés humaines. » La communauté Cashinahua, par exemple, a son récit. Ce récit assure la transmission des valeurs ancestrales et seuls les éléments de cette communauté peuvent appréhender les contenus qui sont transmis ; il est caractéristique de la propre vision du monde des Cashinahua. C’est à travers la récurrence des noms et des histoires que cette communauté assure son système de légitimation. Cela démontre que pour J.-F. Lyotard, la description est le meilleur moyen pour traduire la réalité.

Conjointement au récit narratif, J.-F. Lyotard met en relief le recours à la langue ordinaire et à l’écriture. La langue ordinaire renvoie au genre de discours en usage dans les contextes pratiques spécifiques. Etant donné qu’à travers la langue ordinaire, tournures linguistiques et vécu social sont intrinsèquement liés, toute perspective philosophique, selon J.-F. Lyotard, doit s’y référer. La langue ordinaire définit et détermine le vécu social : « Il faut agir comme le peuple, il n’y a rien de mieux à faire que ce qui se fait », disait J.-F. Lyotard (2011, p. 41). En d’autres termes, c’est le contexte d’usage qui détermine la validité d’un genre de discours. En ce sens, J.-F. Lyotard s’inscrit dans la perspective du second Wittgenstein pour postuler la nécessité pour toute philosophie de respecter « les jeux de langage » propres à chaque communauté. La philosophie est un discours sur le social et ce social n’est donné qu’à travers ces jeux de langage en tant qu’ils constituent des « formes de vie ». En conséquence, vouloir reconstruire cette langue ordinaire ou l’exprimer dans les idiomes d’une autre langue, c’est commettre du tort à la communauté originale. La reconsidération des jeux de langage dans la pratique philosophique implique ainsi, la remise en cause de la question d’universalisation conceptuelle, dans sa dimension abstraite.

Quant à l’écriture, elle ne se réduit pas à son acception restrictive. Elle renvoie, selon le registre de J.-F. Lyotard, à toute la création artistique, et de ce fait, elle incarne l’être, la vision culturelle et spirituelle de la communauté. Elle accomplit le rôle de conservation de patrimoine du fait de son caractère non volatile : « Le temps de l’écriture ne passe pas », pour reprendre une des fameuses terminologies de J.-F. Lyotard (1988, p. 64). L’écriture et l’art servent à fortifier la mémoire populaire en réactualisant des réalités on ne peut plus anciennes mais indispensables pour la construction de l’avenir : « L’écriture est ce travail de témoignage d’une présence qui n’est pas le présent “de premier plan” » (J.-F. Lyotard, (1991, p. 22). On doit s’interroger sur la raison pour laquelle J.-F. Lyotard privilégie la mémoire parmi les « eskstases » temporelles. En actualisant les tendances antérieures, la mémoire participe à la construction du présent et même de l’avenir.

Dans le même ordre d’idées, J.-F. Lyotard préconise un retour à l’être anté-prédiqué. Une saisie adéquate du réel requiert, selon J.-F. Lyotard, un renoncement à la prédication. Il faut considérer l’être de façon a priori. Qu’est-ce à dire sinon que la réalité repose sur la dimension pré-catégorielle qui précède toute lecture logique. Tout au plus, doit-on se fier à la nomination. En effet, la nomination permet au sujet pensant d’avoir une emprise sur le réel parce qu’elle le sédentarise. Cette dernière peut mieux nous orienter vers la quintessence du réel parce qu’elle vient “avant” toute prédication à son sujet » (J.-F. Lyotard, 1984, p. 63).

Il est frappant de constater que la conscience du temps est pertinemment intégrée dans la logique de J.-F. Lyotard. Ce temps est appréhendé comme réalité fuyante, faisant échec à toute saisie exhaustive de la réalité. Ce temps fait échec à la pensée et au discours logique. Les pensées sont des nuages, et « l’être reste absolument dérobé », comme aime à le dire J.-F. Lyotard (1988, p. 24). Cette perspective lyotardienne face au temps témoigne de la finitude du discours, mais aussi de la faillibilité de l’homme et de ses capacités cognitives.

Cependant, il est hors de question de lire, à travers cette attitude, une certaine passivité face au temps. Si le temps déjoue le discours dans sa tentative de saisir l’être du réel, cela n’implique pas que l’homme demeure impuissant face à cette fugacité de l’instant. L’ouverture vers son autre constitue une attitude de salut vis-à-vis de la temporalité : « Le moi se constitue en se perdant et en se relevant de ses aliénations dans le mouvement narcissique qui le pousse à être pour soi » J.-F. Lyotard (1983, p. 167). Ainsi, fait-il de l’ouverture vers l’extérieur, une espèce d’obligation à toute pratique philosophique. C’est le moins qu’on puisse dire de la perspective de Lyotard. En effet, la pensée ontologique de Lyotard se différencie de celle d’Obenga en ce qu’elle débouche sur une ouverture vers l’extériorité. Chez ce dernier, l’être de l’homme et celui de la nature sont perçus comme formant une entité. En revanche, dans la perspective de J.-F. Lyotard, l’humain est catégoriquement distingué du naturel. Le lien entre les deux s’établit à travers les sens et les productions artistiques.

Par ailleurs, philosopher, selon J.-F. Lyotard, c’est intégrer la réalité du moment. Même s’il plaide pour la philosophie « contextuelle », il ne manque pas de rappeler qu’il y a des réalités hors contexte qui méritent d’être sérieusement prises en considération dans toute vision philosophique. En effet, il y a des aspects de la vie sociale qui ne sont pas intrinsèquement liés à l’identité communautaire. Certaines réalités ont une envergure générale et il faut faire avec. Ainsi, reconnait-il l’avènement de la technoscience comme réalité mondiale et envahissante que doit intégrer toute vision philosophique. La technoscience transcende la dimension communautaire mais il faut composer avec : « On ne peut nier l’existence aujourd’hui prédominante de la technoscience », J.-F. Lyotard (1988, p. 19).

Toutefois, pour parvenir à une perspective plus dialectique que les deux perspectives ainsi exposées, il y a lieu d’opérer un déplacement d’accent. On peut, par exemple, prendre appui sur deux aspects constatables chez T. Obenga et J.-F. Lyotard. Primo, elles ont tendance à substantialiser la réalité factuelle par le fait qu’elles n’envisagent pas le caractère antagonique et dynamique du réel. Secundo, comme toute approche ontologique, elles tendent à escamoter le rôle médiateur de la réflexion en posant la réalité factuelle comme absoluité, échappant à la réflexion. En effet, T. Obenga comme J.-F. Lyotard, accorde une grande considération à la sculpture et aux institutions culturelles telles que les musées. A certains égards, des monuments sont sanctifiés dans des communautés et sont présentées comme l’incarnation de la pensée populaire.

Une telle approche fige la pensée et conduit à la valorisation de l’existant et du statu quo. J.-G. Bidima (1993, p. 244) confirme cette thèse lorsqu’il disait que les « monuments cristallisent l’histoire en rendant éternelle l’objet présenté. » Comme le réel est dynamique, la pensée doit l’être aussi. On peut ainsi dire que le rapport au réel doit être revisité afin d’asseoir une conception philosophique qui s’accorde avec le moment. C’est dans ce cadre qu’une herméneutique ouverte au temps et à la praxis serait un paradigme intermédiaire qui synthétiserait les deux approches.

3. L’herméneutique comme alternative : le contexte de temps et de la praxis

La nouvelle perspective herméneutique dont il est question, à ce niveau, pose préalablement la finitude de l’humaine, la contingence de l’agir et de la création. Il ne s’agit certes pas d’un renouveau radical en herméneutique, mais d’une « herméneutique subversive » de la tradition (J.-G. Bidima, 1993, p. 232). Comme toute autre approche herméneutique, celle-ci consiste en un travail d’interprétation contextuelle de la réalité sociale. Néanmoins, sa particularité réside ici dans le fait que le réel, en tant qu’objet d’étude, est considéré comme n’étant jamais définitivement acquis. C’est une démarche qui cherche à exprimer la réalité factuelle en tenant compte de l’idéal, c’est-à-dire le contrefactuel. Le factuel et l’idéal sont donc dialectiquement envisagés. On aura en vue la réalité en tant qu’elle existe concrètement et en tant que ce qu’elle est censée être. Cela évitera de tomber dans la magnificence du statu quo.

Dans ce cas, l’écriture et l’art, qui sont en vigueur tant chez Obenga que chez Lyotard, vont emprunter une nouvelle dimension. Ils ne seront plus considérés comme un moyen de reproduction de ce qui est, mais aussi de ce qui est censé être. Il faut rappeler qu’il y a différents types d’écriture et d’art en fonction de leur rapport au réel. Ainsi, il y a des types d’écriture et d’art qui plaident pour le maintien de l’ordre existant ; il y en a aussi qui s’ouvrent au temps, s’orientent vers la quête du possible, c’est-à-dire de l’advenir. L’aphorisme est par exemple une espèce d’écriture convenable à l’herméneutique « ouverte ». L’aphorisme, disait J.-G. Bidima (1993, p. 204), est

Un scandale stylistique et une provocation à penser. Le fragment comme élément privilégié de cette écriture indique plusieurs choses. D’abord la fêlure de l’écriture et par conséquent cette fausse totalité qui mutile la vie, ensuite le fragment libère le processus, parce qu’il est le résultat d’une fragmentation passée et la promesse d’une fragmentation future.

Dans le même ordre d’idées, en institutionnalisant une écriture, il faut en même temps envisager son contraire, car à vouloir la rendre toujours accomplie, on finira par la considérer comme étant définitive. L’écriture et l’art doivent être articulés à la logique de l’écoulement du temps. Cela est d’autant plus logique que le réel qu’ils décrivent est aussi affecté par l’instantanéité du moment. La prise en compte du mouvement permettra de répondre à une exigence fondamentale qui est celle de l’articulation de la pensée philosophique à son contexte d’émergence.

En conséquence, en lieu et place d’une ontologie qui substantialise et sanctifie le réel existant, la nouvelle perspective herméneutique s’ouvre à la processualité du réel. Elle postule une utopie ou une « anti-histoire », pour parler comme J.-G. Bidima (1993, p. 50).

L’utopie dont il est ici question ne renvoie pas à l’idée du discours logique et abstrait. C’est plutôt une posture qui, prenant en compte l’écoulement du temps, envisage la réalité dans son caractère dynamique. L’intérêt c’est qu’il y a une idée d’anticipation dans la démarche. L’utopie implique le développement de l’imaginaire. La faculté d’imagination opère l’anticipation en partant du réel concret. M. Hunyadi (2012, p. 163) restitue à l’imagination toute sa portée lorsqu’il affirme que c’est l’imagination mobilisatrice qui puise « dans ce qui est révolu pour le muer en ressource contrefactuelle ».

Ainsi, faut-il allier l’utopie à l’action. En effet, l’imagination, pour conduire à un résultat probant, a besoin du pouvoir de l’action. Cela implique qu’au-delà de l’anthropo-ontolgie que nous proposent T. Obenga et J.-F.  Lyotard, une pensée de la liberté doit être de mise dans toute vision philosophique. Après tout, l’action comme la pensée ne sont possibles que dans des conditions de liberté. Ces deux paramètres sont indispensables si l’on veut s’affirmer et se sentir responsable de sa pensée. On peut bel et bien parler d’une philosophie dans telle ou telle autre communauté, encore faudrait-il qu’un minimum puisse conditionner la qualité de cette réflexion : l’homme doit préalablement avoir un minimum de conditions de liberté pour qu’il puisse assumer un type de penser. Après tout, philosopher c’est aussi assumer la responsabilité de sa pensée.

C’est à ce titre que la nécessité se pose pour une philosophie d’être en harmonie avec le temps dans son caractère de présence et dans sa fugacité. En effet, la philosophie ne peut se résumer en une glorification du passé. On ne peut pas non plus philosopher en fermant les yeux sur ce qui advient. Une philosophie digne de ce nom doit articuler les réalités du moment. Cela est d’autant plus logique qu’il y a des dimensions qui transcendent le cadre local. Ces dimensions requièrent une vision globale du monde. Par exemple, la mondialisation, la technoscience, la communication de masse, sont des questions d’envergure mondiale qui requièrent l’attention de tous. Face à toutes ces questions, une vision philosophique doit rester ouverte.

C’est dans ce cadre qu’une perspective de « linguistification de la philosophie peut paraître une panacée. La philosophie doit s’intéresser de plus en plus à la problématique des langues afin d’établir éventuellement comme une perspective d’interaction, d’unification et d’apprentissage. Cette dynamique contribuera à rendre beaucoup moins problématique l’universalité du concept. Ce faisant, la reconsidération des langues nationales pourrait servir à valoriser les pensées communautaires. Pour ce qui est de l’Afrique, la réhabilitation des langues impliquerait aussi la nécessité d’engager une logique d’interaction langagière entre différents peuples dans l’objectif de donner à ces langues des statuts internationaux. La philosophie du langage qui est visée, à travers ce point, implique la conception d’une politique des langues à l’échelle des nations. Les langues nationales doivent s’ouvrir aux autres langues d’envergure internationale. Cela n’est pas seulement valable pour l’Egypte, ou pour les pays en développement, c’est aussi pour toutes les nations de la planète. Aucune philosophie ne doit se mirer dans une authenticité triomphaliste. L’authenticité n’exclut pas l’emprunt et l’appropriation. La logique de la mondialisation aidant, l’interaction linguistique pourrait faciliter la construction de « l’identité relationnelle ».

Conclusion

En somme, l’ontologie, en tant qu’elle demeure essentiellement orientée vers la description et l’interprétation de « ce qui est », demeure insuffisante à intégrer la dimension dialectique de la réalité sociale qu’elle explique. C’est du reste pourquoi les approches de T. Obenga et de J.-F. Lyotard, trop liées qu’elles sont au contexte, n’intègrent que faiblement la dimension d’universalité. « L’herméneutique subversive » parvient mieux à articuler le contexte à l’universalité. La pertinence de cette approche est due au fait qu’elle en associe la dynamique du temps, de l’imagination et de la praxis.

Aussi, doit-on reconnaitre que la philosophie ne se réduit pas au discours logique et qu’aucun peuple ne détient, à lui seul, le monopole de la philosophie. En ce sens, S. B. Diagne (2011, p. 612) affirme à juste titre qu’il « n’y a pas de périphérie et donc pas de centre. Il y a une activité philosophique des humains partout où ils se trouvent, qui va dans plusieurs directions, qui est herméneutique devant les œuvres d’art, distance critique devant les traditions, réflexions sur le langage, l’oralité et l’écriture ».

Références bibliographiques

BENVENISTE Emile, 1966, Problème de linguistique générale, Paris, Gallimard.

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RAISON ET PROSPECTIVE : ANALYSE CRITIQUE

Evariste Dupont BOBOTO

Université Marien Ngouabi (Congo)

evaristedupontb@gmail.com

Résumé :

Depuis l’Antiquité, la connaissance scientifique est guidée par la raison qui, grâce à toutes les découvertes multidimensionnelles, participe au développement ou au progrès de l’humanité. Mais, toutes ces avancées scientifiques et technologiques, pourtant salutaires pour l’humanité suscitent des controverses sur le plan épistémo-éthique. Le problème que nous posons ici n’est pas celui d’adopter une attitude de renoncement face à la raison, mais de continuer à y croire tout en intégrant la dimension prospectiviste, gage d’un avenir meilleur. A travers une approche critique, nous déroulons notre argumentation autour de deux points. Le premier point est consacré aux privilèges de la raison et dans le deuxième point nous mettons en parallèle la raison et la prospective.

Mots clés : anticipation, éthique, progrès, raison, science.

Abstract:

Since ancient times, scientific knowledge has been ruled by reason which, thanks to all multidimensional discoveries, contributes to the development or progress of mankind. But all these scientific and technological advances, which are nevertheless beneficial to humanity, raise controversy on the epistemo-ethical level. The problem raised here is not about adopting renunciation in relation to reason, but keeping to believe it while integrating a futurist dimension, a guarantee of a better future. Based on a critical approach, we build our argumentation around two points. The first point is devoted to the privileges of reason, and in the second point we compare reason and prospective.

Keywords : anticipation, ethics, progress, reason, science.

Introduction

Le travail est la suite d’une réflexion antérieure que nous avons menée au cours du Colloque international de philosophie sur le thème « Vie et éthique, de Bergson à nous »[19]. Notre communication portait sur « éthique universelle et prospective ». Avec le recul, nous avons retravaillé ce texte mais en nous appuyant sur la raison. Il est question de faire une analyse épistémologique du pouvoir de la raison, afin d’y dégager les avantages et surtout les inconvénients pour l’humanité tout en accordant la priorité à une vision prospectiviste.

Le problème que nous posons dans cette recherche est double. D’une part, il est question d’élucider les acquis de la raison par l’intermédiaire du progrès scientifico-technique et d’autre part, nous évaluons la portée épistémo-éthique de ces acquis sur cette même humanité. A partir de ce problème, nous dégageons deux pistes de solutions. La première piste nous installe dans une sorte de pessimisme vis-à-vis de la raison. Face à ce pessimisme, faudrait-il pour autant renoncer à la raison en ce début du troisième millénaire ? Telle est la deuxième piste. Renoncer à la raison serait opter pour une attitude défaitiste, car la raison est incontournable pour le développement de l’humanité, tel que s’exclamait Renan que cite G-G. Granger (1995, p. 6) : « ce sont des fantaisies de barbares, qui s’imaginent qu’on peut faire quelque chose de bien en dehors des règles que tu as tracées à tes inspirés, ô Raison… ». Voilà pourquoi, nous faisons appel à la prospective pour tant soit peu éclairer notre raison.

En nous inspirant de Gilles-Gaston Granger, nous analysons de manière critique ces deux concepts à travers deux axes. Dans le premier axe nous présentons les privilèges de la raison. Dans le deuxième axe nous mettons en parallèle la raison et la prospective.

1. La raison et le progrès scientifique

Depuis le siècle des Lumières, la raison a plongé l’humanité dans une sorte de conception dynamique et optimiste du progrès scientifique. L’une des raisons fondamentales de cet optimisme n’est autre que l’amélioration des conditions de vie de l’homme ou encore le bien-être de l’humanité. Granger définit la raison comme « la lumière de l’intelligence découvrant les principes naturels de la connaissance certaine et de l’action juste. C’est l’idéal vers lequel se tournent les hommes du XVIIIè siècle, pour l’opposer aux perversions qu’ils dénoncent dans la société de leur temps ». (G-G. Granger, 1995, p. 6). Cette définition ne circonscrit pas pour autant la profondeur du contenu sémantique de la raison. Voilà pourquoi Granger évite de fixer une définition stricte à cette notion qui s’appréhenderait (si l’on emprunte le langage de la chimie) à une formule brute de la raison, et se propose de développer une pluralité de voies d’approches. Ainsi, chez les Anciens (Grecs et Latins) la raison se décline selon la typologie suivante :

– elle est une fonction de la pensée correcte qui s’oppose à la connaissance imparfaite et illusoire c’est-à-dire à l’opinion et aux sens ;

– elle comporte des degrés de différenciation car on parle de raison intuitive qui saisit directement les essences sans démonstration et de raison discursive qui articule la pensée en jugements cohérents ;

– elle est assimilée à la sagesse et à la prudence.

Cependant, l’approche qui éclaire notre sujet c’est l’approche cartésienne qui se débarrasse de la dimension théorique pour aller à la conquête du monde afin de devenir « maître et possesseur de la nature ». G-G. Granger (1995, p. 15) écrit :

Contrairement à la raison traditionnelle, embarrassée d’un appareil logique trop verbal, la raison cartésienne partira à la conquête du monde. Elle instituera une science efficace, susceptible d’applications ; la connaissance théorique des corps et des fonctions de l’âme se prolongera en une science de l’ingénieur, en un art moral de gouverner ses passions.

C’est à partir de cette variante de la raison que l’humanité s’est installée dans cette dynamique du progrès. Le progrès désigne de manière générale, le développement graduel d’une théorie, d’une activité, c’est-à-dire le passage d’un « moins-être » vers un « mieux-être » social. Ce qui veut dire qu’il y a un point de départ et un hypothétique point d’arrivée comme l’estime K. R. Popper (1998, p. 86) :

Au commencement, nous avons donc un vague point de départ sur lequel nous construisons des fondements mal assurés. Mais nous sommes capables de faire des progrès : nous sommes parfois capables, suite à certaines critiques, de nous apercevoir que nous nous sommes trompés ; nous sommes capables d’apprendre à partir de nos erreurs, en prenant conscience que nous avons commis une erreur.

Dans le domaine de la science, parler du progrès serait synonyme de penser à l’acquisition de nouvelles connaissances qui différeraient des anciennes non seulement de par leur nouveauté, mais aussi de par leur degré. Le progrès serait donc l’opposé de la stagnation, du conformisme au réel. C’est pourquoi, K.R. Popper (1998, p. 87) souligne que « le problème fondamental de la théorie de la connaissance, c’est la clarification et l’étude de ce processus grâce auquel, (…) nos théories peuvent se développer ou progresser ». Cependant, la nouveauté qu’apporte le progrès dans la connaissance scientifique peut ou ne pas s’inscrire dans la continuité. Raison pour laquelle Granger circonscrit le contenu définitionnel du progrès autour de trois critères fondamentaux que sont : l’extension, la précision et la compréhension. (G-G. Granger, 1995, p. 110).

Toutefois, tous ces critères sus-évoqués par Granger n’ont pas la même portée épistémologique. Parmi tous ces trois critères, Granger jette son dévolu sur le troisième, qui paraît fondamental dans la mesure où il est question de l’amélioration de notre compréhension des phénomènes. Il s’inspire d’ailleurs de la physique et notamment de la théorie de la Relativité générale qui ne doit son efficacité qu’à partir d’un nouvel outillage conceptuel. Autrement dit, l’auteur de La raison accorde à la compréhension un contenu ou un statut particulier. Car, il ne s’agit pas pour lui d’une vaine compréhension ou encore de la compréhension de nouveaux objets de connaissance ou nouveaux concepts. Le problème de Granger consiste à restreindre le champ de la compréhension au concept, tel qu’il le souligne : « Comprendre signifie, au sens où nous l’entendons ici, intégrer un fait ou une loi dans un système de concepts où ils apparaissent comme résultant de ce système » (G-G. Granger, 1995, p. 111).

Mais, au-delà des trois critères grangériens du progrès qui n’épuisent pas pour autant l’explicitation de ce concept, Granger pointe aussi trois modalités du progrès[20] qui traduisent la « discontinuité interne du devenir scientifique ». Il s’agit de la découverte des faits, de l’invention d’un outil nouveau et de la découverte des catégories. Si la découverte des faits peut paraître à première vue comme le fruit du hasard, l’on ne saurait la réduire à cette vision triviale dans la mesure où elle est plutôt le résultat de l’usage d’un instrument nouveau. Ce résultat obtenu ne s’impose pas, mais il est posé comme hypothèse, qui ne sera considérée comme indice de perfectionnement que lorsqu’elle confirmera la théorie antérieure ou lorsqu’elle ouvrira la voie à d’autres pistes de recherche. Dans cette première modalité nous sommes en présence d’au moins deux théories (l’ancienne et la nouvelle), ce qui ouvre par ailleurs des pistes de recherche qui pourraient intéresser d’autres chercheurs. G-G. Granger (1995, p. 112) souligne :

(…) une telle découverte peut dépendre, au moins en partie, du hasard ; mais elle est le plus souvent la conséquence de l’usage d’un instrument nouveau. Galilée braquant sa lunette vers la Lune en découvre la surface tourmentée, et les astres prendront désormais place dans l’univers de la matérialité et du changement ; la braquant vers Jupiter, il voit les quatre satellites qu’il baptise médicéens. On observera, d’une part, que de telles découvertes, même qualifiées de fortuites, s’effectuent toujours dans un contexte de recherche, qui suppose des orientations plus ou moins précisées, des conjectures, des interrogations de la part du découvreur.

L’invention d’un nouvel outil de recherche relève selon Gilles-Gaston Granger des « errements divers » des chercheurs. Face à ces multiples errements, ils se trouvent obligés de créer un nouvel outil qui améliore la science aussi bien sur la voie extensionnelle que sur celle compréhensionnelle.

Un exemple classique en serait donné par l’invention du calcul infinitésimal, préparé déjà antérieurement, mais qui se concrétise à la fin du XVIIe siècle (…).  Instrument mathématiquement nouveau, dont les applications par Leibniz et Newton, puis par leurs émules en Angleterre, en Allemagne, en France, ouvrent un champ immense non seulement aux mathématiques, mais aussi à la mécanique et plus généralement à la physique. Progrès à la fois d’extension et de compréhension, aux conséquences extraordinaires (G-G. Granger, 1995, p. 113).

Dans la dernière modalité qu’est la découverte des catégories, il s’agit du passage des savoirs proto-scientifiques aux sciences. Ces concepts fondamentaux créent à l’intérieur même d’une science « des départements nouveaux » qui ne sont pas des concepts « auxiliaires » mais des concepts significatifs pour le développement de la science. C’est ce que souligne G-G. Granger (1995, pp. 113-114) en ces termes :

La dernière modalité du progrès à laquelle je voudrais me référer est la découverte de ce que j’ai nommé des « catégories », au sens des concepts fondamentaux déterminant un type même d’objet scientifique. (…) Mais une fois même constitué le paradigme proprement scientifique d’une connaissance, l’histoire montre qu’apparaissent de temps à autre des concepts constitutifs qui, définissant un champ nouveau au sein d’une science dont la visée est déjà établie, ouvrent la voie à son développement, en y créant même éventuellement des départements nouveaux. Il ne s’agit pas, bien entendu, des concepts auxiliaires et de moindre portée dont l’invention jalonne quotidiennement le cours ordinaire de l’histoire d’une science.

On ne peut parler de progrès que lorsqu’il y a invention de nouvelles connaissances sur fond de renouvellement des anciennes. Cependant, ces inventions ne sont pas à chercher sur la linéarité de la science, elles ne sont repérables qu’au niveau des « catégories » qui constituent l’histoire des sciences dans ses multiples révolutions. On ne peut donc pas penser le progrès en dehors de l’histoire des sciences. Il convient par ailleurs de souligner le rapport de dis-continuité qui intervient dans ce processus. Car, la découverte des différentes catégories ne survient pas de manière linéaire. Au sein d’une même science, il peut y avoir un changement volontaire ou involontaire de paradigme[21] pour la recherche de la vérité, changement qui peut s’opérer en marquant une rupture radicale avec les pré-requis, mais pour le bonheur de la science.

2. Raison et prospective

Nous abordons dans cette seconde partie deux sous points. En première instance, il est question d’une brève évocation des limites de la raison, et fort de ces limites, nous faisons recours, en seconde instance à la prospective pour éclairer cette raison.

2.1. Limites de la raison

Si la raison a installé l’humanité dans une sorte d’optimisme à travers les progrès observés, cet optimisme peut dans certaines conditions être nuancé d’autant plus qu’il a été exacerbé aux XVIIIème et XIXème siècles avec la Révolution industrielle. L’une des preuves de ces glissements rationnels s’est matérialisée dès la moitié du XXème siècle avec les deux guerres mondiales aux conséquences désastreuses qui ont déçu les attentes de l’humanité tout entière et remis en cause l’idée du progrès des sciences. Le développement explosif de la science avec ses réalisations scientifico-techniques pour des besoins militaires ou stratégiques ont été mobilisées pour la destruction de l’humanité. D’où le pessimisme exprimé par F. Fukuyama (1992, p. 29) :

La première guerre mondiale a remis en cause de manière fondamentale la confiance en soi de la vieille Europe (…) Quatre années de boucherie atroce dans la guerre des tranchées, au cours de laquelle des dizaines de milliers d’hommes mourraient en un seul jour pour quelques mètres carrés de terrain dévasté, (…) Les vertus de loyauté, de travail acharné, de persévérance et de patriotisme furent mobilisées au service du massacre systématique et inutile d’autres hommes.

Après la première guerre mondiale, l’intellect humain s’est de nouveau mobilisé pour la fabrication d’armes de plus en plus perfectionnées pour des raisons de sécurité et/ou de défense. Deux dizaines d’années plus tard, éclate un nouveau conflit mondial aux conséquences incalculables et humiliantes pour l’humanité en pleine modernité. Des régimes totalitaires s’installent au pouvoir et perpétuent des génocides. La science et la technique, pourtant fruits de la raison, sont assujetties à la politique. Le principal idéal du progrès (le bien) s’est sublimé en mal. La conséquence logique de cette sublimation s’est manifestée par la récurrence des luttes armées entre divers Etats, créant ainsi le désir de reconnaissance et donc de grandeur, désir qui, au fil des temps, se substitue en un désir d’être reconnu ou désir de suprématie. C’est donc à partir du désir de reconnaissance que l’humanité a progressivement plongé dans des conflits. Voici comment F. Fukuyama (1992, p. 177) décrit cette barbarie humaine :

L’homme est fondamentalement un animal social et « tourné vers autrui » ; pourtant, sa sociabilité le conduit non pas vers une société civile paisible, mais vers une lutte à mort de pur prestige. Ce « combat sanglant » peut avoir trois issues possibles. Il peut entraîner la mort des deux combattants, auquel cas la vie elle-même, humaine et naturelle, se termine. Il peut provoquer la mort des deux rivaux, auquel cas le survivant reste insatisfait, parce qu’il n’existe plus d’autre conscience humaine pour le « reconnaitre ». Enfin, la bataille peut se terminer par une relation de maître et d’esclave, par laquelle l’un des combattants décide de se soumettre à une vie de servitude plutôt que d’affronter le risque d’une mort violente. Le maître reçoit ainsi satisfaction, parce qu’il a risqué sa vie et obtenu la reconnaissance d’un autre être humain pour avoir agi de cette façon.

Sous le même angle, Gilles-Gaston Granger décrit cette déchéance humaine mais en s’appuyant quant à lui sur les conséquences désastreuses de la seconde guerre mondiale. Granger peint surtout l’influence du politique dans le financement de la recherche scientifique, tel qu’il l’affirme :

la seconde guerre mondiale, en mettant au premier plan les besoins techniques des belligérants pour obtenir la suprématie, d’une part a fortement orienté dans certaines directions la recherche scientifique appliquée (physique atomique, radar, fusées), d’autre part a contribué à consolider et développer l’habitude de faire jouer au financement d’Etat un rôle important dans la recherche scientifique (G-G. Granger, 1995, p. 13).

Curieusement, c’est pendant cette période trouble que la science connaît son essor. Granger et Vuillemin qualifient cette période d’« Age de la science »[22], période « qui offre le spectacle de renouvellements et de développements sans précédent dans l’histoire de la science, par leur nombre et leur diversité » (G-G. Granger, 1995, p. 9). Mais, ces différents développements ne sortent pas du néant, car ils sont tributaires des travaux antérieurs. Or, la lutte pour la reconnaissance est consciemment menée par l’homme, donc par la raison humaine au moyen de la science et de son corollaire la technique. Nous venons de souligner les conséquences désastreuses de celle-ci. La pire de ces conséquences s’est révélée être l’anéantissement total de l’humanité, la moindre étant la servitude. Et pourtant, pendant que l’intellect humain se déployait dans ces dérives, J-J. Rousseau condamnait vigoureusement les effets néfastes de l’usage de la science et de ses applications sur les arts en ces termes :

Avant que l’Art eut façonné nos manières et appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étoient rustiques, mais naturelles ; et la différence des procédés annonçoit au premier coup d’œil celle des caractères. La nature humaine, au fond, n’étoit pas meilleure ; mais les hommes trouvoient leur sécurité dans la facilité de se présenter réciproquement, et cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnoit bien des vices (J-J. Rousseau, 1964, p. 8).

Même si Rousseau ne vante pas en soi les bonnes dispositions qu’offre la nature humaine pour en faire une panacée, il critique sévèrement l’application ou la mauvaise application des avancées de la science sur l’humanité.

La dépravation réelle, et nos ames se sont corrompues à mesure que nos Sciences et nos Arts se sont avancés à la perfection. (…) les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L’élévation et l’abaissement journalier des eaux de l’Ocean n’ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l’Astre qui nous éclaire durant la nuit, que le sort des mœurs et de la probité au progrès des Sciences et des Arts. On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière s’élevoit sur notre horizon, et le même phénomène s’est observé dans tous les tems et dans tous les lieux (J-J. Rousseau, 1964, pp. 9-10).

Le salut passe pour Rousseau à la conservation des anciennes mœurs au détriment de la science et des techniques. Il prend à titre illustratif l’exemple de certains peuples tels que les Perses, les Germains, qui ont préservé leurs mœurs de la contagion des nouvelles connaissances et qui faisaient de l’apprentissage de la vertu une exigence fondamentale au détriment de l’apprentissage de la science. Curieusement, c’est de cette sorte que fonctionne l’humanité en ce début du XXIème siècle, même si ces intentions sont quelque peu voilées. Ceci nous amène à penser que la raison humaine avec son projet de progrès scientifico-technique au service du politique est en pleine crise. Cette dépendance s’explique par le fait que la science ne peut se développer sans un financement substantiel, financement qui vient souvent du politique qui doit récupérer son investissement et oriente d’une manière ou d’une autre la recherche scientifique, tel que le précise G-G. Granger (1995, p. 13):

la seconde guerre mondiale, en mettant au premier plan les besoins techniques des belligérants pour la suprématie, d’une part a fortement orienté dans certaines directions la recherche scientifique appliquée (physique atomique, radar, fusées), d’autre part a contribué à consolider et développer l’habitude de faire jouer au financement d’Etat un rôle important dans la recherche scientifique.

2.2. La prospective

Nous circonscrivons l’idée de prospective à partir de la notion de liberté. Par liberté humaine, G-G. Granger (1995, p. 96) entend « un intervalle impossible à combler entre les prévisions établies sur le modèle des sciences physiques, et le détail des actes humains ». La liberté devrait donc accompagner la raison dans ses actes dans la mesure où elle permet de faire un choix entre plusieurs champs possibles. Elle conduit l’homme vers une vision beaucoup plus prospectiviste de la science. G-G. Granger (1955, p. 97) souligne :

Il nous semble qu’il faut comprendre que l’homme est libre en avant, que la liberté de ses actes est prospective. C’est-à-dire que le caractère ne peut être attaché à une décision qu’ayant porté ses fruits, elle manifeste dans ses conséquences, la réalisation d’un dessein cohérent, et laisse dans le cours des événements une empreinte, une forme, une trace humaine.

A travers cette notion de liberté, se pose le problème du destin de la science. C’est pourquoi nous re-posons le problème de l’orientation ou non de la science par la politique, problème qui a été abordé par G-G. Granger (1995, p. 18) en ces termes :

Faut-il laisser à la science en marche la liberté totale d’explorer toutes ses voies de recherche, sachant que ses résultats pourront éventuellement être utilisés contre ce que l’on reconnaît être le bien collectif ? Ou encore : les savants sont-ils responsables des conséquences néfastes du savoir qu’ils ont mis à jour ? La première circonstance à l’occasion de laquelle la question, surtout formulée sous son second aspect, se soit posée semble être l’utilisation de la bombe atomique en 1945.

La réponse à cette double interrogation semble aporétique. Au lieu de suspendre le mouvement de la pensée par des décrets, il convient de laisser à la science le champ d’explorer l’inconnu mais, en même temps, pour chaque chercheur de se donner une sorte d’ « impératif catégorique » consistant à soumette ses actes à un jugement moral. Ce qui, épistémologiquement, pose des problèmes éthiques au cœur de la pratique scientifique. Face à ces problèmes éthiques, Granger émet quelques réserves puisque, ce n’est pas la science en soi qui est à l’origine de ces travers, mais plutôt certaines de ses applications. En s’inspirant des exemples tels que la prolifération des déchets atomiques, l’existence du trou d’ozone, le transfert d’organes ou encore l’acharnement thérapeutique, G-G. Granger (1995, p. 19) pense que

dans chacun de ces cas, le phénomène en cause concerne directement certaines applications de la connaissance plutôt que la connaissance elle-même. (…) On conçoit que l’idée d’une restriction, ou tout au moins d’une réglementation de la recherche elle-même, puisse alors naître au sein de la société. La question est en pareil cas, me semble-t-il, de décider si cette réglementation peut et doit être conçue par un pouvoir politique, ou si elle peut et doit émaner d’un consensus de la communauté des savants mêmes.

Ces effets néfastes de l’application de la mauvaise application de la science donnent matière à réflexion à la communauté scientifique. Il s’avère impérieux de dédouaner la raison scientifico-technique de certaines prétentions suicidaires en lui proposant de nouvelles orientations, ou en lui substituant la raison pratique qui est plus appropriée pour la survie de l’humanité. Ainsi, au lieu de se projeter dans le futur des « diableries nouvelles et inimaginables » comme le dit Fukuyama, il faut y projeter des valeurs d’excellence, de perfection, valeurs qui ne sont possibles que grâce à l’invention de la nouvelle raison qui devrait mettre en exergue la culture de l’universel.

Pour réussir ce pari, une ascèse de la raison s’avère déterminante. Le nouveau rationalisme qui résulterait de cette ascèse ne devrait pas s’imposer de manière totalitaire. C’est un rationalisme beaucoup plus souple et moins déterminant. Ce rationalisme devrait s’appliquer aussi bien dans les sciences de la nature que dans les sciences de l’homme. G-G. Granger (1955, p. 87) le peint en ces termes : « Le rationalisme qui convient aux sciences de l’homme exige un élargissement du champ de la pensée rigoureuse, l’invention d’un nouvel arsenal des formes ». Ce rationalisme ouvert devrait avoir comme ambition fondamentale la révision des anciens schèmes de la raison afin d’aboutir à une raison beaucoup plus opératoire qui tienne compte des dérapages du progrès scientifico-technique. Voilà pourquoi G-G. Granger (1955, p. 88) pense que « l’homme contemporain doit se faire une raison, au sens populaire et au sens littéral du terme, de cette condition de la pensée parvenue au stade actuel ».

La raison dont parle Granger n’est pas celle qui est sous-tendue par les principes formels, mais celle dont le principe fondamental est la « perfection », à l’image de la raison pratique de Kant, qui serait gage du progrès moral. Dans le même ordre d’idées, Gaston Bachelard préconisait l’association de la théorie et de la pratique pour bien penser scientifiquement. Voilà pourquoi il privilégiait le rationalisme appliqué qui

reprend les enseignements fournis par la réalité pour les traduire en programme de réalisation … Pour ce rationalisme prospecteur, très différent en cela du rationalisme traditionnel, l’application n’est pas une mutilation ; l’action scientifique guidée par le rationalisme mathématique n’est pas une transaction sur les principes. La réalisation d’un programme rationnel d’expériences détermine une réalité expérimentale sans irrationalité (G. Bachelard, 2005, p. 6).

Le rationalisme appliqué de Gaston Bachelard nous conduit au cœur de la prospective d’autant plus qu’il a la particularité d’être construit et adapté aux besoins de la société.

Le rationalisme que nous défendons fera face à la polémique qui s’appuie sur l’irrationalisme insondable du phénomène pour affirmer une réalité. Pour le rationalisme scientifique, l’application n’est pas une défaite, un compromis. Il veut s’appliquer. S’il s’applique mal, il se modifie. Il ne renie pas pour cela ses principes. Il les dialectise (G. Bachelard, 2005, p. 7). 

Qu’il s’agisse du rationalisme ouvert de Granger ou du rationalisme appliqué de Bachelard, ces deux modalités de rationalisme posent bien les problèmes de prospective parce qu’ils apportent plus de lumière à la rationalité afin de minimiser les risques d’erreurs. Dans tous les cas, il y a invention de théories nouvelles, invention qui peut conduire à des révolutions, tel que le souligne Thomas Samuel Kuhn :

C’est pourquoi une nouvelle théorie, quelque particulier soit son champ d’application, est rarement ou n’est jamais un simple accroissement de ce que l’on connaissait déjà. Son assimilation exige la reconstruction de la théorie antérieure et la réévaluation de faits antérieurs, processus intrinsèquement révolutionnaire qui est rarement réalisé par un seul homme et jamais du jour au lendemain. (…) C’est pourquoi la découverte inattendue revêt une importance qui dépasse les faits, (…) le monde du savant est qualitativement transformé en même temps qu’il est quantitativement enrichi par les nouveautés fondamentales des faits tout autant que des théories (Th. S. Kuhn, 2008, pp. 24-25).

Ces révolutions qui impulsent le progrès se traduisent souvent sous le prisme d’un changement de paradigme devraient s’opérer sous le signe de la prospective pour deux raisons.

1. La prospective permet non pas seulement de voir clairement et distinctement ce qui est caché dans l’avenir, mais aussi, de le voir le plus tôt possible. Cette qualité d’anticipation sur l’avenir nous paraît fondamentale parce qu’on ne peut pas anticiper l’avenir sans analyser le présent. La prospective est à la fois une méthode et une attitude. Elle est également une manière d’infléchir l’avenir. L’un des principes cardinaux de la prospective dispose que « l’avenir n’est pas écrit, il est à construire, à bâtir ». Voilà pourquoi elle est une œuvre collective, donc participative. Cette démarche consiste à gérer le long terme ou l’horizon en prenant des décisions efficaces et salvatrices dans le court ou moyen terme. Avec la prospective, il est donc question de construire ou de bâtir un mieux-être conformément à ses propres attentes.

2. La prospective place l’homme au centre de ses préoccupations. Elle est de ce fait, une philosophie de l’avenir parce qu’elle s’inspire des indices du présent pour construire un avenir prospère. Or, l’avenir est un vaste champ non exploré ou en attente d’explorateurs, donc un espace à la fois simple et complexe. Simple par sa virginité et complexe par son caractère quasi mystérieux. La prospective agit de manière concomitante avec la notion d’évaluation dans la mesure où elle nous évite d’être en marge des mutations qui s’opèrent dans le monde actuel. Il convient donc d’inventorier toutes ces mutations et tenter de faire des projections visant la transformation efficiente de la société. Le monde ne devrait plus évoluer en suivant des trajectoires bien définies, mais plutôt selon des itinéraires ou des choix appropriés. Ce qui nous fait penser à la théorie poppérienne du progrès de la connaissance scientifique selon laquelle la connaissance part toujours d’un problème, ensuite il y a des tentatives de solutions qui conduisent à l’élimination de l’erreur pour aboutir à un deuxième problème, et ainsi de suite. La méthode poppérienne est une méthode hypothétique dont le modèle existant est celui de Darwin. Elle procède par la sélection naturelle des espèces animales. Les espèces les plus faibles sont vouées à la disparition alors que les plus fortes survivent. C’est donc une sélection par élimination.

Popper s’inspire du paradigme darwinien de la sélection naturelle des espèces pour soumettre à rude épreuve de la critique les différentes théories. Il ne retient comme efficientes non pas seulement celles qui auront résisté à l’épreuve des tests, mais aussi celles qui après plusieurs analyses peuvent éviter à l’humanité quelques dérives. C’est ce qu’il traduit dans le schéma suivant :

P®TS®EE®P[23].

P1 = problème 1

TS = tentative de solution

EE = élimination de l’erreur

P2 = problème 2

Dans la mesure où le second problème résultant des tentatives de solutions et de l’élimination de l’erreur est un nouveau problème, il donne à son schéma une allure cyclique et aboutit à la formule:

P1®TS®EE®P2.

Compte tenu de la multiplicité des solutions, cette formule peut se décliner de la manière suivante:

Dans une première situation problématique (P1), il faut dégager plusieurs hypothèses ou tentatives de solutions (TS) et les soumettre rigoureusement à l’épreuve de la critique. Seules les tentatives les plus audacieuses pourront être retenues et donc l’erreur éliminée (EE) pour parvenir enfin provisoirement à une deuxième situation problématique (P2).

Ce que nous pouvons retenir de cette approche c’est qu’elle est beaucoup ouverte, participative et laisse à la communauté scientifique le libre loisir de choisir entre plusieurs possibilités. Les hypothèses ou tentatives de solutions constituent des projections ou des opportunités dont il faut évaluer les multiples risques aussi bien sur les plans scientifique, environnemental, humain, éthique, avant de faire le choix. Popper ne vise que des décisions rationnelles pour éviter des sauts quantiques[24]

Je reconnais que le modèle du saut quantique peut être un modèle pour des décisions brusques de ce genre ; et je reconnais même qu’il est concevable que quelque chose comme l’amplification d’un saut quantique puisse effectivement se produire dans notre cerveau quand nous prenons une décision brusque. Mais les décisions brusques sont-elles vraiment si intéressantes ? Sont-elles caractéristiques du comportement humain-du comportement rationnel ? Je ne le pense pas ; et je ne pense pas non plus que nous puissions aller plus loin avec des sauts quantiques (K. R. Popper, 1998, p. 347).

Avec la prospective, la conception déterministe du progrès perd sa crédibilité au profit de la conception indéterministe. Une autre notion vient se joindre à la prospective, à savoir la notion d’évaluation dans la mesure où le contenu sémantique de l’évaluation renvoie selon Philippe Gouet à la capitalisation ou la prise au sérieux de l’appel des valeurs. Evaluer c’est « discerner les éléments constitutifs de nos dispositions. Mais c’est aussi et plus fondamentalement encore, apprécier les risques, les enjeux auxquels nous nous exposons lorsque nous tendons d’y répondre » (P. Gouet, 1997, p. 57). La prospective redonne donc de l’optimisme puisqu’elle exige un changement d’attitude. Elle construit l’avenir sur fond d’une image créatrice et rajeunissement du monde. Léopold Sédar Senghor voyait en la prospective non pas seulement une portée scientifique, mais aussi une portée méthodologique[25]. La prospective a donc une vertu libératrice de l’homme dans l’horizon de l’éternité. C’est à travers elle que transparaissent les notions de paix durable, de dialogue, de développement durable, d’intersubjectivité. Si l’on cherche à créer un climat d’amour, c’est aux fins de la consolidation de la paix. L’amour suppose l’existence d’au moins deux sujets. En langage des prédicats nous dirions que l’amour est un prédicat à plus d’une place dans la mesure où à partir de ce prédicat on peut dégager au moins deux individus.

A titre illustratif, prenons la proposition : « Tout homme aime quelqu’un ».

La traduction de cette proposition donnera le lexique suivant :

Quantificateurs : “, $

Prédicat :

H : « être un homme »

H(x) : x est un homme

A : « Aimer »

A(x,y) : x aime y

Connecteur logique : Ù,®

Traduction :

“x$y, {[H(x)ÙH(y)]®A(x,y)}

Même lorsqu’il est question d’exprimer l’amour de soi, il y a dédoublement du sujet, alors que dans le reste des cas, on s’exprime devant (ou avec) autrui. C.Z. Bowao dit : « C’est parce que l’homme est amoureusement libre en l’éternité qu’il peut manifester dans le temps son imagination créatrice. Aussi est-il dans l’éternité mais pour le temps. Du moins devrait-il en être ainsi » (C. Z. Bowao, 1997, p. 110). La prospective se propose de transformer de manière efficace la condition humaine afin d’éviter de tomber dans des travers de la science qui se cachent dans le futur. Nous ne faisons pas le procès de la raison au profit d’une tendance irrationnelle ou subjective. Mais, nous cherchons le juste milieu entre les tendances objectiviste et subjectiviste. Autrement dit, nous recherchons une approche participative dans la pratique de la science, même si le consensus est difficile à atteindre. Si nous savons que quelques applications de la science sont à l’origine de certaines dérives, n’est-il pas possible de s’attaquer à ces causes pour en tirer les conséquences ? Durkheim ne faisait-il pas remarquer :

Nous croyons obéir […] à la raison, alors que nous sommes des esclaves de préjugés irraisonnés, etc. Comment aurions-nous la faculté de discerner avec plus de clarté les causes, autrement complexes, dont procèdent les démarches de la collectivité ? (E. Durkheim, 1901, p. XIV).

Dans un commentaire à Jacques Monod, Feyerabend souligne le caractère incontournable sinon exclusif de la science d’autant plus qu’elle se préoccupe de tout ce qui est. La prospective est donc indissociable de la raison.

La science est information et performance, (…). Non seulement elle n’a pas affaire au sens, mais elle enlève intentionnellement tout ce qui, même vaguement, pourrait y faire référence. Le résultat est que « plus nous en savons sur l’univers, plus absurde il nous paraît », comme Steven Weinberg l’a écrit (P. Feyerabend, 2014, p. 23).

Ce qu’il convient de retenir à ce stade c’est la primauté accordée à la tendance objectiviste. Malgré cette primauté, il y a lieu pour les scientifiques de faire si possible des concessions face à la tendance subjectiviste pour le bonheur de l’humanité. D’où l’urgence de l’appel de Feyerabend :

Les scientifiques vivent dans ce monde ; tout autant que les seigneurs de guerre et leurs victimes. (…) Si nous voulons comprendre ce qui se passe et si nous voulons changer ce qui nous déplaît, alors nous devons apprendre la nature du monde tout autant que celle des êtres humains et nous devons apprendre également comment ils s’ajustent ensemble. Il n’y a qu’une théorie compréhensive, qu’une vision du monde qui peut nous donner cette information. C’est ainsi que certains écrivains, le divin Platon entre autres, ont justifié le besoin d’un compte-rendu cohérent de tout ce qui existe. (…) Il n’y a qu’un seul monde dans lequel nous vivons tous, si bien que nous ferions mieux d’apprendre comment tout tient ensemble (P. Feyerabend, 2014, p. 27).

Autrement dit, il est question d’abandonner toute sorte de positivisme plat pour s’installer dans la culture de l’incertain. La vieille conception du temps (passé-présent-futur) doit être surclassée au profit d’une sorte d’anticipation sur le temps. Nous ne savons pas où nous allons, mais nous savons pertinemment d’où nous venons. La prospective invite à marcher avec précautions. Mais ces précautions ne devraient pas donner un sentiment de peur vis-à-vis de l’avenir et de tout son univers mystérieux. Avec la prospective il est question de prendre le courage d’affronter toutes les difficultés de l’avenir. Elle est une attitude prévisionnelle puisque ses décisions sont probablement concrètes.

Conclusion

Nous soulignons en dernière analyse que la rationalité avec sa conception dynamique et optimiste du progrès scientifico-technique a suscité en ses débuts une vision optimiste du monde sur l’avenir. Mais cet optimisme a vécu car il a entrainé des conséquences désastreuses parmi lesquelles les deux guerres mondiales qui ont installé l’humanité dans une sorte de pessimisme. Mais, étant entendu que c’est l’homme qui est le principal acteur du développement, une réflexion s’avère nécessaire pour tenter de défataliser l’avenir. Voilà pourquoi nous avons orienté notre réflexion vers cette philosophie de l’avenir qu’est la prospective. 

Notre problème n’a pas consisté à mettre en crise la raison humaine et ses inventions, puisque l’avenir en dépend, mais il a été pour nous question d’optimiser les avancées de la science et de la technologie ou de conjecturer un progrès à visage humain. Puisque, au fur et à mesure que la science évolue, il y a beaucoup de problèmes éthiques qui l’interpellent. La prospective nous semble être la solution la mieux appropriée pour aider la science à se développer sans porter atteinte à la survie de l’humanité tout entière. Il est donc question pour le scientifique de bien évaluer la portée et les limites de toute découverte.

Comme le dit René Thom, pendant que la science évolue à une vitesse exponentielle, il convient pour l’humanité d’avoir des scientifiques cultivés pas au sens d’avoir une vision encyclopédique comme dans l’Antiquité, mais être capable de discerner parmi les découvertes, lesquelles sont porteuses d’espoir pour l’humanité et lesquelles sont porteuses des germes de destruction.

Est scientifiquement cultivé celui qui, en face de l’annonce d’un succès scientifique récent, est capable d’en évaluer l’ampleur réelle, et de faire la part de l’exagération trop fréquente avec laquelle les périodiques de vulgarisation (et parfois même les publications scientifiques) font état de l’importance d’une découverte (R. Thom, 1991, p. 147). 

De même qu’il est important d’avoir des Etats technologiquement plus forts que les autres, de même il est aussi important d’avoir des Etats moralement plus élevés que les autres.

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LES POLITIQUES MIGRATOIRES : DE LA SOUVERAINETÉ                      À LA SOLIDARITÉ

1. Essonam BINI

Université de Kara (Togo)

e_binii@yahoo.fr

2. Dotsè Charles-Grégoire ALOSSE

Université de Kara (Togo)

charles.alosse@gmail.com

Résumé :

La gestion humanitaire des migrations est un des défis majeurs du XXIe siècle. Les flux migratoires internationaux continuent d’être perçus comme un problème plutôt qu’une solution qui découle des possibilités de mobilité qu’offre la mondialisation. Les politiques migratoires actuelles, essentiellement souverainistes et sécuritaires visent surtout à dissuader les migrants par la méthode forte. En évitant la solidarité transnationale, ces politiques s’enferment dans des logiques inefficaces et dommageables pour la survie de l’humanité. L’Union européenne manifeste une politique d’immigration focalisée sur l’aspect sécuritaire qui constitue une réelle dérive humanitaire à travers l’assimilation des migrations à des délits. Notre hypothèse est que le devoir de solidarité passe par une concertation en matière de gouvernance des migrations. Il convient d’inscrire les politiques migratoires dans une approche inclusive et solidaire qui engage toute l’humanité. Les résultats montrent que la migration constitue une dynamique caractéristique de la mondialisation et du devenir de l’humanité et mérite une solidarité internationale.

Mots clés : Humanité, immigration, politiques, solidarité, souveraineté.

Abstract :

Humanitarian management of migration is one of the major challenges of the 21st century. International migration flows continue to be seen as a problem rather than a solution arising from the mobility possibilities offered by globalization. The current immigration policies, which are essentially sovereigns and secure, inspired by this prejudice, are mainly aimed at deterring migrants, including by the strong method. By carefully avoiding transnational solidarity, these policies are locked into short-term logics that are ineffective and harmful to the survival of humanity. European Union manifests an immigration policy focus on the security aspect which constitutes a real humanitarian drift through the assimilation of migration to crimes. Our hypothesis is that the duty of solidarity requires concerted action on migration governance. Migration policies should be integrated into an inclusive and inclusive approach that engages all humanity. The results show that migration is a characteristic dynamic of globalization and the future of humanity and deserves international solidarity.

Keywords : Humanity, immigration, policies, solidarity, sovereignty.

Introduction

Le panorama des migrations internationales contemporaines est en constante évolution. Toutes les régions du monde sont désormais concernées, brouillant ainsi la traditionnelle distinction entre pays d’accueil, pays de départ et pays de transit. Dans ce contexte contrasté, complexe et désarticulé, les défis présents et à venir sont multiformes et la crise humanitaire immédiate à laquelle les États font face résume à elle seule tous ces défis. Les crises politiques, les conflits armés, la déliquescence de certains États, la misère, les tensions démographiques, les inégalités sociales, les calamités naturelles, la raréfaction des ressources naturelles entre autres, laissent augurer une poursuite à grande échelle des mouvements de population et une multiplication des demandes d’asile. Ces facteurs, de plus en plus alarmants, accentuent, dans certaines parties du monde, les pressions migratoires. Dans un contexte marqué par une montée des tensions en divers points du globe, une fragilisation accrue de différentes régions, l’impuissance des pouvoirs publics à faire face au départ ou à l’arrivée de nombreux migrants et des opinions publiques inquiètes, les questions migratoires ne peuvent plus être envisagées au seul échelon national dans le cadre de la souveraineté. Ces questions exigent d’être traitées à l’échelle extraterritoriale, dans une solidarité internationale. Les migrations imposent une mobilisation globale et une coordination entre tous les acteurs impliqués, instances multilatérales, États, sociétés civiles afin de répondre à l’urgence humanitaire générée par la crise migratoire. Il convient de questionner l’idée, omniprésente dans les sphères médiatique et politique, d’une crise migratoire. La prise en compte du phénomène migratoire dans sa globalité amène à poser les jalons d’une véritable politique migratoire basée sur la solidarité internationale. La situation actuelle des migrants en Europe, particulièrement difficile apparaît, non plus comme la cause, mais comme le symptôme d’un malaise plus profond qui tourmente les institutions internationales. Le problème qui se pose est le suivant : quelle gouvernance internationale des mouvements migratoires ? Notre hypothèse est que la question migratoire doit être soutenue par une stratégie à long terme fondée sur les valeurs de solidarité et un partage des responsabilités entre organisations, acteurs sociaux et États. Pour ce faire, la démarche consiste d’abord à présenter le contexte et la dynamique des flux migratoires, ensuite à montrer l’inefficacité des politiques migratoires essentiellement souverainistes, enfin à conforter un Grenelle des acteurs des flux migratoires dans le sens de la solidarité internationale.

1. Contexte et dynamique des flux migratoires

Les migrations internationales connaissent depuis quelques années de fortes mutations. Le phénomène de la mondialisation, propre aux sociétés contemporaines, n’est pas seulement un processus socio-économique, mais il reflète également une humanité de plus en plus interconnectée, dépassant les frontières géographiques et culturelles spécifiques. Conséquences souvent des forts déséquilibres du fonctionnement économique mondial, les migrations s’en trouvent ainsi accélérées. Pour J. F. Hollifield (1997, p. 7), « La migration internationale s’inscrit bien dans une logique de globalisation ».  Le monde est devenu en peu de temps un espace interdépendant de mobilité mondiale. Plus aucun pays du monde n’échappe au phénomène. Le PNUD (2009, p. 23) a recensé officiellement 214 millions de migrants, dont une bonne part est en situation régulière. Cela représente un doublement du nombre de migrants internationaux en 40 ans, mais, la population mondiale ayant également doublée dans le même temps, le taux reste stable : 3,1% des habitants de la planète ne résident pas dans leur pays de naissance. Selon C. Wihtol de Wenden (2001, p. 6),

La mondialisation a ainsi ouvert de nouvelles voies aux migrations traditionnelles qui sont aujourd’hui moins dépendantes des passés coloniaux. Si tous les continents sont concernés, l’Asie centrale et orientale, l’Europe de l’Est et l’Afrique centrale sont devenues depuis vingt ans de nouvelles zones de mobilité majeures.

À ce jour, il existe plusieurs types de parcours et de profils migratoires. Dans la majorité des espaces régionaux, la circulation des personnes et le droit à la mobilité sont devenues des réalités de fait. Certains pays développés ou émergents deviennent de véritables pôles d’attraction des migrants. Pourtant, encore 18% des États du monde, notamment les pays européens, l’Australie, le Canada et les États-Unis d’Amérique, continuent d’entraver la libre-circulation des personnes. Des zones de fracture Nord-Sud se construisent et se consolident, favorisant un no man’s land, un espace de non-droit pour les migrants.

Un flux migratoire comprend l’ensemble de personnes migrantes d’une région à une autre. Les États cherchent à les orienter et à les maîtriser par des politiques d’immigration et des politiques à destination des émigrés. On assiste, depuis les Trente-Glorieuses[26], à une extraordinaire croissance des échanges commerciaux internationaux, des flux migratoires, des flux financiers et de tous les flux invisibles, licites ou illicites. La proximité géographique est rendue plus aisée par la baisse généralisée du coût des transports (maritimes et aériens notamment) et par l’Internet. On distingue plusieurs grands types de flux : les flux de personnes concernent les migrants ou les passagers des compagnies aériennes ou ferroviaires ; les flux matériels concernent les marchandises et de matières premières ; les flux immatériels concernent les communications ou les finances qui, bien que non visibles, peuvent être cartographiés.

Si l’Afrique du Nord est une région traditionnelle de départs vers l’Europe et, à un moindre degré vers les pays du Golfe, les États-Unis et le Canada sont aussi des zones d’accueil et de transit pour les migrants sub-sahariens. Les frontières sont des lieux de passages et d’échanges traditionnels et sont difficiles à contrôler, que ce soit pour les entrants ou les partants. L’Afrique sub-saharienne comporte une très grande diversité de situations migratoires. La plupart de ces migrations se font de façon irrégulière et hors du contrôle des États. La sécheresse, la pauvreté, les guerres civiles ont mis sur la route des milliers de migrants. Il est parfois difficile de faire la part entre la migration forcée et la migration volontaire. Outre les crises politiques et économiques, le moteur de la mobilité, d’origine familiale, est structuré en réseaux qui tissent des liens permanents entre le migrant et son milieu de départ à travers des transferts de fonds et des installations d’équipements collectifs. Une migration féminine ainsi qu’une migration de cadres et d’intellectuels, de jeunes clandestins, de commerçants essaiment tout le continent mais aussi l’Europe, les États-Unis et les pays du Golfe persique. Tout porte à penser que la vague migratoire va se poursuivre, compte tenu de l’absence de perspectives à court terme pour le plus grand nombre. J.-P. Garson, A. Loizillon (2003) montrent dans un rapport de l’OCDE que les pays d’Europe ont connu quatre grandes phases migratoires :

– La première phase est celle des migrations pour l’emploi et la reconstruction de l’Europe. En effet, les lendemains de la deuxième guerre mondiale ont été caractérisés par le retour dans leurs pays d’origine de certaines minorités ethniques et d’autres personnes déplacées. En dépit de ces grands mouvements migratoires à travers toute l’Europe, la période de reconstruction a révélé d’importantes pénuries de main-d’œuvre. Pour y faire face, les autorités des différents pays concernés et les entreprises ou agences privées ont recruté des travailleurs immigrés qui ont contribué au développement et à la croissance économique de l’Europe entre 1945 et 1975, période connue sous le nom des Trente Glorieuses. La période des Trente Glorieuses s’est accompagnée d’un développement important des industries lourdes et manufacturières, ainsi que du BTP. Les techniques de production ont été modernisées et les échanges commerciaux se sont accrus. Les migrants originaires d’Europe du Sud (Grèce, Espagne et Portugal, et dans une moindre mesure l’Italie), ainsi que d’Irlande, dont les pays connaissaient une période de stagnation économique et de taux de chômage élevé, ont d’abord répondu aux besoins du marché du travail de l’Europe occidentale, de même que les ressortissants d’Afrique du Nord, de Turquie, de l’ex-Yougoslavie et de l’Ancien Commonwealth, particulièrement dans le cas du Royaume-Uni. Le Traité de Rome, qui a conduit à la création de la Communauté économique européenne en 1957, repose entre autres sur le principe de la libre circulation des personnes dans l’espace formé par les six pays fondateurs (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas).

– La deuxième phase migratoire est celle des crises économiques qui ont suscité l’importance des migrations familiales et l’installation durable des migrants. Cette deuxième phase débute avec la crise économique du milieu des années 1970, consécutive à la hausse des prix des hydrocarbures appelée le choc pétrolier en 1973. Plusieurs pays européens ont alors réduit ou tenté de réduire l’immigration. Si les migrations à des fins d’emploi ont fortement diminué jusqu’à la fin des années 1980, les autres catégories d’entrées de migrants ont augmenté significativement et plus particulièrement les flux de regroupement familial. Le choc pétrolier de 1973 a mis un frein aux migrations pour l’emploi. Les tensions sociales qu’il a entraînées ainsi que la hausse du taux de chômage ont conduit à limiter sévèrement le recrutement de nouveaux travailleurs immigrés. Par ailleurs, des politiques encourageant les travailleurs immigrés à retourner dans leur pays d’origine ont été mises en œuvre. Le retournement de la conjoncture économique ne s’est pas traduit dans les faits par un retour massif des immigrés dans leurs pays d’origine. La plupart des immigrés ont décidé de rester dans les pays d’accueil afin de bénéficier de leurs droits sociaux au même titre que les travailleurs autochtones, mais aussi parce que la situation prévalant dans leur pays d’origine était encore plus défavorable. Enfin, ils redoutaient en cas de retour au pays de ne plus pouvoir revenir dans le pays d’accueil. Les pays de la Communauté européenne ont alors constaté que les migrations relevaient d’un processus pas seulement lié aux besoins du marché du travail mais qu’elles comprenaient une forte composante familiale et un coût social lié à la présence des secondes générations.

– La troisième phase migratoire est celle de la diversification des pays de provenance et d’accueil et l’accroissement des flux de demandeurs d’asile, de réfugiés et de minorités ethniques. Cettetroisième phase migratoire, amorcée dès la fin des années 1980, est caractérisée par une diversification des pays d’accueil et de départ. Par exemple, les pays traditionnels d’émigration en Europe comme l’Espagne, l’Italie, l’Irlande, la Grèce et le Portugal, sont devenus progressivement des pays d’immigration. Par ailleurs, les immigrés ne proviennent plus seulement des anciennes colonies, comme ce fut le cas notamment au Royaume-Uni et en France, mais de pays de plus en plus diversifiés, notamment d’Asie et d’Afrique. Les motivations des migrants ont changé, de même que les canaux migratoires empruntés. Onnote aussi un accroissement très net du nombre des demandeurs d’asile et de réfugiés, dont les flux ont été en partie amplifiés par les conséquences des changements politiques intervenus en Europe centrale et orientale et dans l’ex-URSS. En plus des conflits régionaux, l’accroissement des demandes d’asile résulte du fait que de nombreux migrants ont eu recours à ce canal d’entrée, seule possibilité efficace en raison de la restriction des politiques d’immigration. Le retard pris dans le traitement des demandes a conduit à ce que certains d’entre les requérants s’établissent définitivement dans les pays d’accueil en dépit du faible taux d’acceptation des demandes déposées et d’octroi du statut de réfugié. Cette phase est aussi caractérisée par la prédominance des flux de regroupement familial dans plusieurs pays européens de l’OCDE, de même que vers la fin des années 1990, par un regain d’intérêt pour les migrations à des fins d’emploi, notamment en ce qui concerne la main-d’œuvre qualifiée et hautement qualifiée. Suite à l’éclatement du Bloc soviétique et à l’ouverture des frontières, les migrations Est-Ouest se sont intensifiées, notamment en ce qui concerne les flux de minorités ethniques. Ces flux ont été très importants à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

– La quatrième phase migratoire est celle du retour des migrants pour l’emploi avec une préférence pour les travailleurs qualifiés et les migrations temporaires. Une des évolutions marquantes de ces dernières années concerne l’accroissement des migrations permanentes, mais surtout temporaires à des fins d’emploi. Dans cette quatrième phase, l’accroissement observé des migrations de travailleurs résulte de la conjonction de plusieurs phénomènes qui ont trait, d’une part, à l’intensité de la phase d’expansion qui a marqué la fin des années 1990, et, d’autre part, au développement des secteurs des technologies de l’information et de la communication, de la santé et de l’éducation pour lesquels une main-d’œuvre qualifiée et hautement qualifiée a pu faire défaut dans certains pays. Cet accroissement des migrations de travail concerne aussi la main-d’œuvre étrangère non qualifiée, principalement dans les secteurs de l’agriculture, du BTP et des services domestiques, comme c’est le cas notamment en Italie, en Espagne, en Grèce et au Portugal. Toutes les catégories de migrations de travail temporaire sont en hausse depuis 1998, notamment en Allemagne, en Australie, au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Les politiques adoptées récemment pour faciliter le recrutement de main-d’œuvre étrangère ont tendance à privilégier le recours croissant à des travailleurs temporaires étrangers. Les étudiants étrangers peuvent aussi contribuer plus largement à atténuer les pénuries de main d’œuvre dans les pays d’accueil. Le nombre d’étudiants étrangers est très important aux États-Unis, mais également dans les pays de l’Union européenne (Royaume-Uni, Allemagne, France et Espagne), ainsi qu’en Suisse.

Il importe cependant de souligner, en sus de ce panorama des grandes phases marquantes des migrations en Europe depuis la seconde moitié des années 1950, deux phénomènes qui s’inscrivent dans le cadre général des aspects économiques et sociaux des migrations. Le premier a trait, selon le HCR (2000), à la persistance sur toute la période considérée de l’immigration irrégulière et de l’emploi illégal d’étrangers. Le second concerne les naturalisations et les mariages mixtes qui, dans plusieurs pays de l’Union européenne, ont conduit à ce qu’un nombre de plus en plus grand d’étrangers et d’immigrés rejoignent les rangs de la population autochtone. Cela renforce le caractère permanent et de peuplement de l’immigration comme c’est le cas en Australie, au Canada, aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande, et accorde aux migrants la possibilité d’accéder à la pleine citoyenneté. Mais la crainte de l’envahissement à travers l’immigration a conduit à des politiques essentiellement sécuritaires, aux contrôles militarisés des frontières par des États occidentaux.

2. Politiques migratoires souverainistes

La politique migratoire de l’Union Africaine, en dépit des demandes convergentes sur la nécessité de contribuer au développement des pays africains pour freiner l’immigration et notamment la fuite des cerveaux, reste peu lisible. Selon R. Likibi (2010, p. 30), « l’Union Africaine apparaît paralysée par ses divisions ». Elle est incapable de résoudre les conflits nés sur son continent, de combattre les trafics de femmes et d’enfants.  Elle a élaboré des chartes de protection des migrants et des réfugiés qu’elle n’applique pas. Pourtant, partout dans le monde, la mondialisation des migrations n’est que superficiellement affectée par les politiques de maîtrise des flux et d’intégrations engagées par les pays d’accueil. À en croire J. F. Hollifield (1997, p. 7) « La montée des flux migratoires amène les gouvernements démocratiques à revoir leurs politiques de contrôle et l’accroissement des politiques étrangères déclenche des crises d’intégration, de pluralité des cultures et d’identité nationale ». Durant ces dernières années, face à une déferlante vague migratoire redoutée qui ne s’est pas produite, on a tendu à considérer que la fermeture des frontières était un cadre général et permanent alors que les principes des droits de l’homme rappellent le droit de quitter tout pays y compris le sien.

Toutefois, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, mentionne le droit d’émigrer mais pas celui d’immigrer, sauf pour les demandeurs d’asile qui ne peuvent être refoulés. Si la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés les protège, elle ne s’applique pas à ceux dont la vie est menacée du fait de la dégradation de leur environnement ou de la perte de leurs moyens de subsistance. Comme le fait remarquer J. F. Hollifield (1997, p. 105-106),

Il nous semble invraisemblable que les Droits de l’Homme ainsi que les droits civiques les plus fondamentaux (par exemple l’égalité de tous devant la loi) soient simplement suspendus pour les non-citoyens. Les conditions suffisantes (politiques) pour que l’immigration continue, qui sont étroitement liées aux institutions et aux lois de l’État libéral et républicain, vont donc persister, selon toute vraisemblance, même si ces institutions et ces lois sont affaiblies par les attaques venant de l’extrême droite et le manque de soutien populaire.

La plupart des pays européens sont parvenus à esquiver leurs obligations internationales en les sabotant à coups de murs érigés et de frontières fermées, ou encore de réglementations exceptionnelles et d’amendements législatifs mus essentiellement par l’absence de mobilisation d’un minimum de moyens permettant d’accueillir dignement les demandeurs d’asile.  Selon G. Noiriel (1991, p. 311), « La force politique d’une démocratie se manifeste à sa capacité d’écarter ou de tenir éloigné l’étranger et le non-semblable, celui qui menace son homogénéité ». D. Bigo (1992) voit, dans le même sens, une Europe des polices et de la sécurité intérieure.

Ainsi, peu coordonnées mais solidaires lorsqu’il s’agit de gérer les flux humains, les puissances européennes coopèrent néanmoins avec efficacité sur le volet sécuritaire des politiques migratoires avec l’alibi de la souveraineté. Et comme le dit C. Schmitt (1988, p. 6) : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Ainsi, pour montrer que le principe de souveraineté est indivisible, C. Schmitt (1993, p. 84) écrit :

Il est dans la nature de l’unité politique qu’elle soit l’unité déterminante, maîtresse de ses décisions, quelles que soient les forces qui lui fournissent ses motivations psychologiques ultimes. Elle existe ou elle n’existe pas. Tant qu’elle existe, elle est l’unité suprême c’est-à-dire celle qui impose sa volonté dans les cas décisifs. C’est le caractère politique de l’État qui fonde son unité, qui en fait l’unité déterminante, le centre de décision.

Alors qu’il existait jusqu’en 2004 un axe de transit important reliant l’Europe au Maroc via le sud de l’Espagne, des partenariats liant l’Union et le royaume ont conduit à sanctuariser deux enclaves européennes sur cette rive de la Méditerrané : Ceuta et Melilla. Ainsi, depuis le milieu des années 1990, l’UE fournit d’importants moyens financiers, notamment via le programme MEDA I (1996-2001) et MEDA II (2001-2006), ainsi que l’Instrument européen de voisinage et de partenariat qui est venu remplacer les précédents programmes. Ce dernier Instrument, toujours en vigueur aujourd’hui, est la traduction financière de la politique de voisinage de l’UE qui s’est fixée des missions dans trois secteurs prioritaires, à savoir la mobilité sûre et légale, la lutte contre les migrations clandestines, le trafic et la traite d’êtres humains. Sur le moyen et long termes, ces investissements ont rapidement transformé les deux enclaves en véritables forteresses, protégées, entre autres, par des barrières successives, des barbelés, des caméras infrarouges et thermiques, ainsi que des câbles de détection le long desquels patrouillent des détachements de la Guarda Civil et des forces de sécurité marocaines.

La coopération mise en place entre l’Espagne, avec le soutien financier et politique de l’UE, et le Maroc entraine de graves violations des droits de l’homme. Ainsi, les pratiques d’arrestations arbitraires, de refoulement et de violences sont fréquemment dénoncées par le HCR et les associations marocaines venant en aide aux migrants aux abords des deux enclaves. Aujourd’hui, malgré des dispositifs sécuritaires de grande ampleur et de haute technologie déployés pour sécuriser le passage, les frontières des enclaves espagnoles sont définies comme fragiles ; notamment après le passage de plus de 800 migrants entre les 17 et 20 février 2017. C’est cette fragilité, selon l’Espagne et l’UE, qui justifie la coopération avec le Maroc en tant que pays de transit des migrants.

Cette volonté d’impliquer des pays tiers dans la gestion des flux migratoires, et pour ainsi dire d’externaliser ses problèmes, afin de sanctuariser plus l’Union européenne a été amplement confirmée par le sommet de la Valette des 11 et 12 novembre 2015. Ces sommets ont encouragé deux types de coopérations : la coopération avec les pays d’origine visant à empêcher le départ et favoriser le retour et celle avec les pays de transit dans le but de fermer les routes migratoires.

Cette tendance à la délocalisation de la gestion des frontières est aussi illustrée par la situation frontalière entre la France et le Royaume-Uni, où les migrants souhaitant rejoindre l’Angleterre se heurtent à nouveau à un mur. Depuis le protocole de Sangatte en 1991, puis quelques semaines après la fermeture de camp de Sangatte, le traité du Touquet en 2003, des contrôles communs franco-britanniques sont prévus des deux côtés de la Manche. Cependant, la gestion de la frontière se fait sur le sol français et repose principalement sur les forces de polices françaises. La coopération prend alors une forme similaire au partenariat Espagne-Maroc. Les contrôles mis en place à Calais sont conditionnés à des subventions du Royaume-Uni et les accords de 2014 et de 2015 viennent officialiser cette pratique. Les deux zones sensibles, le port de Calais, ainsi que la zone Eurotunnel, sont placés sous très haute surveillance : surveillance passive avec clôtures, barbelés, vidéosurveillance et technologie dernier cri ; mais également surveillance active avec plus de 1.300 policiers et gendarmes en poste à Calais, s’ajoutant aux 400 agents de sécurités privés qui surveillent les zones à accès restreint.

En 2015, près de 3800 personnes avaient perdu la vie en tentant de traverser la Méditerranée ; en 2016, le nombre de victimes enregistrées s’élevait à 5000 selon le HCR (2016). La mer Méditerranée est aujourd’hui la route migratoire la plus mortifère du monde et les politiques européennes successives n’ont fait qu’empirer la situation. La Mare Nostrum, lieu d’échanges culturels et de voyages, est devenue une opération militaro-humanitaire dans le but de contrôler et de venir en aide aux embarcations en détresse. Cette opération italienne, lancée après la mort de plus de 300 personnes dans un naufrage au large de Lampedusa, a été remplacée par l’opération Triton, cette fois sous mandat de Frontex (Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne).

Cette agence sécuritaire dite Frontex, est créée en 2005 dans le but de mettre en œuvre les politiques communautaires union-européennes en matière de frontières extérieures et de coordonner les opérations de gestions de ses frontières entre les différentes entités nationales. Les États demeurent cependant responsables de leurs frontières. Frontex coordonne plusieurs opérations en Méditerranée, Triton au large de l’Italie mais également Poséidon au large de la Grèce, de la Turquie et de la Bulgarie, ainsi que l’opération Sophia qui vise à lutter contre le trafic d’êtres humains.

Cependant, le mandat donné à l’Agence n’est pas principalement le sauvetage des personnes en détresse mais le contrôle des frontières, en illustre la création le 6 octobre 2016, par Frontex, de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. La nouvelle agence a pour rôle accru de soutenir, superviser et, si nécessaire, renforcer les garde-frontières nationales, en mettant principalement l’accent sur la détection précoce et la prévention des lacunes dans la gestion des frontières extérieures de l’UE. La Méditerranée apparaît donc aujourd’hui davantage comme un mur qu’un lieu de passage et d’échange. D. Lochak (2007) se demande face aux migrants faut-il un État de droit ou un état de siège ?

L’UE et ses États membres, dans leur souhait de lutter contre l’immigration irrégulière, se sont tournés vers les pays voisins afin de délocaliser la gestion des frontières. Cependant, l’UE est allée plus loin avec l’accord de partenariat signé avec la Turquie. Désormais avec cet accord, il ne s’agit plus de délocaliser la gestion des frontières mais d’externaliser les procédures d’asile. L’accord conclu le 18 mars 2016 prévoit que chaque migrant traversant de la Turquie vers le rivage grec serait renvoyé. En échange de cela, l’UE s’était engagée à relocaliser sur son sol des réfugiés syriens présents dans les camps turcs. Cet accord avait choqué l’opinion publique internationale lors de sa signature : car, d’une part, il était passé avec un gouvernement coupable de nombreuses violations des droits de l’homme et, d’autre part, des êtres humains devenaient monnaie d’échange. Le bilan de cet accord est dramatique. Plus de 20.000 personnes survivantes sont bloquées, un an après, sur les îles grecques faute d’accord de réadmission vers la Turquie, en attendant que leurs situations soient étudiées dans des conditions inhumaines. Le droit d’asile est régulièrement bafoué faute de moyens. Nombreux sont ceux qui sont refoulés à la frontière turque sans avoir pu déposer leur demande de protection.

L’accord UE-Turquie est certainement le plus connu, mais il est loin d’être le seul existant. L’UE a signé en décembre 2016 un accord de réadmission avec le Mali allant même jusqu’à prévoir que des officiers maliens se rendront dans les États membres afin d’aider et d’accélérer l’identification, et donc la réadmission. Un centre polyvalent pilote a été créé au Niger afin de dissuader, trier et enfermer les migrants. Un accord bilatéral Espagne-Maroc, signé en 1992, mais entré en vigueur seulement en 2012, prévoit la réadmission des ressortissants de pays tiers ayant transités par le Maroc. L’UE souhaite aujourd’hui multiplier ce genre de possibilités en les intégrants comme un outil prioritaire de la politique migratoire européenne.

La politique de l’Union Européenneen matière d’européanisation des politiques migratoires s’est illustrée à travers les accords de Schengen, le SIS (le système d’information Schengen), le VIS (le système d’information sur le visa), la convention de Dublin, les traités de Maastricht et d’Amsterdam, les sommets de Tampere, de Thessalonique et de Rabat. Mais elle se heurte aux particularismes des législations, aux mesures de protection de ces pays vis-à-vis de leur marché du travail, à la frilosité des ouvertures vers les pays extra communautaires et plus généralement à une défiance vers l’immigration d’Afrique subsaharienne, perçue comme une immigration de peuplement beaucoup plus que comme une immigration de travail. Pour J. F. Hollifield (1997, p. 9),

Les États libéraux (de l’OCDE) n’ont jamais accepté le droit d’entrée comme contre-partie logique du droit de retour. Pour ces États, il n’a jamais été question d’éliminer ou même d’affaiblir le principe de souveraineté de l’État-Nation, c’est-à-dire le contrôle de ses frontières et de sa population sur un territoire bien défini. La souveraineté restait comme la clef de voûte du système international, ainsi que le principe de base de l’État-Nation libéral lui-même. Le contrat social, ce lien entre l’individu, l’État et la Nation dépend en grande partie de la capacité de l’État à contrôler ses frontières et à définir ses citoyens.

Ces plans de sécurisation des frontières européennes ne sont malheureusement que des réponses sur le court-terme ; ils provoquent tout au plus une réévaluation des routes empruntées par les migrants et les réfugiés. Le tournant policier et répressif que connaissent les politiques migratoires de l’Europe contemporaine corrobore une bureaucratisation croissante des flux de mobilité internationale. B. Badie, C. Wihtol de Wenden (1994) estiment que la question migratoire est une question de relations internationales. D’où l’idée d’une solidarité internationale dans la gestion des flux migratoires.

3. Migrations et solidarité internationale

Les questions migratoires, longtemps confinées dans le cadre stato-national caractérisé par la protection des frontières, sont entrées, de plain-pied, dans les relations internationales. Ces questions sont abordées de deux manières différentes du point de vue éthique. L’on peut les analyser en faisant appel aux théories de la justice, dont les énonciations divergent selon les auteurs et les courants. Les différentes théories de justice, qui se fondent sur les droits de l’homme ou sur la commune nature humaine, quand elles s’appliquent aux questions migratoires, se logent dans le cadre de la “justice globale” parce que le problème de migrants déborde les frontières étatiques. Dans ce sens, certains penseurs comme T. Pogge (2004) et I. M. Young (1990) ont proposé une forme d’obligation pour les États d’agir au-delà de leurs frontières pour résorber de graves problèmes à l’instar de la migration internationale. Toutefois, les difficultés liées aux droits et à la spécificité des États rend cette approche complexe car, les États possèdent des structures dont l’imputation morale, en termes de responsabilité, demeure strictement nationale. C’est pour cela que certains penseurs optent pour la solidarité qui est la seconde manière de traiter les questions migratoires internationales. Dans ce sens, G. Nootens (2010, p. 187) estime que « L’un des grands défis propres aux vingt et unième siècle concerne l’articulation de la pluralité et de la solidarité, de la souveraineté nationale et de la justice, tant dans les sociétés plurinationales qu’à l’échelle globale ».

La solidarité se comprend comme une obligation réciproque d’assistance entre des personnes. Traditionnellement, cette assistance reposait sur des liens communautaires et la division du travail, selon E. Durkheim (2007). Toutefois, la solidarité a été réexaminée par des penseurs qui proposent de la fonder non plus sur un lien communautaire mais sur la sensibilité morale de l’être humain. Partant de ce présupposé, P. Singer (1972) estime que chaque être humain a un devoir de solidarité, au nom de l’empathie qui est une valeur universellement partagée, d’assister son prochain quand ce dernier se retrouve dans une situation incommodante comme celle des migrants. Car, « du point de vue moral, la transformation du monde en un “village global” a provoqué un changement important de notre situation morale, même si on ne le reconnaît pas encore » (P. Singer, 1972, p. 232).

Ainsi, de la souveraineté étatique (exclusivité nationale), on passe à la solidarité internationale (interaction entre États). Comme le dit V. Châtel (2004, p. 160), « L’appartenance à l’humanité contraint à la solidarité, solidarité qui est coresponsabilité face à toute injustice, face à tout acte commis et notamment quand ces actes sont connus ». Pour R. Chappuis (1999, p. 6), le concept de solidarité renvoie à la notion de solidité, « car rien n’est plus solide que le lien interhumain qui fait partie de l’équipement génétique de l’être de l’homme (…) et à la notion d’éthique qui incite chacun à être responsable de lui-même et des autres ».

Le fondement de solidarité transnationale se découvre dans la déontologie kantienne, à travers la nature de la Raison. Celle-ci se manifeste dans une communauté des humains se constituant à partir de ce que E. Kant (1995, p. 21) entend par « la commune possession de la surface de la terre, dont la forme sphérique oblige (les hommes) à se supporter les uns à côté des autres parce qu‘ils ne sauraient s‘y dissiper à l‘infini et qu‘originairement l‘un n‘a pas plus de droit que l‘autre à une contrée ». Dans cette perspective kantienne, il s‘agit de bâtir une communauté de tous les hommes et peuples qui s‘ajouteau foedus pacificum interétatique. Chez Kant, le sentiment de solidarité se transforme aussitôt en devoir moral, tout comme les autres aspects de sa triple Doctrine du droit (droit public interne, droit des gens et droit cosmopolitique). Il s’agit selon E. Kant (1995, p. 55) d‘un « devoir inconditionnel », d‘un « devoir impératif » du « droit cosmopolitique » qui relève donc de la justice. Dans cette perspective, la fibre communautaire nationale n’est pas la seule source génératrice de solidarité ; l’appartenance à l’humaine nature est le nouveau fondement de l’action solidaire.

La question migratoire ne peut se traiter de manière isolée car les migrations concernent en premier lieu des êtres humains ; alors de nombreux acteurs devraient logiquement être impliqués. Leur regard et la pratique de terrain aideraient donc à mieux cerner les enjeux afin de développer des politiques migratoires qui bénéficient à tous, à savoir aux pays d’accueil, aux pays de transit, aux pays d’origine et surtout aux migrants eux-mêmes.Il s’agit bien sûr d’impliquer les migrants et leurs associations, les Organisations non gouvernementales de développement ou de défense des droits de l’hommes qui travaillent sur cette thématique, mais aussi les employeurs, les syndicats, les collectivités locales qui travaillent à l’échelle des territoires, ou les organisations religieuses qui sont souvent au côté des migrants tout au long de leur parcours. L’on peut donc dire que le principe de solidarité prendrait forme dans la mesure où, un Grenelle des migrations à l’échelle mondiale, serait organisé. L’objectif serait de matérialiser la liberté (d’aller et de venir) que les textes internationaux proclament et que G. Agamen (1995, p. 51), appelle de ses vœux lorsqu’il écrit :

Le vœu du cosmopolitisme est que nous devenions tous des « refugiés » volontaires, multiculturels et transnationaux, non comme un destin imposé et douloureux – ce qui fut le cas de tous ceux qui se sont trouvés dans cette situation -, mais comme un avenir choisi, option réservée aux seuls individus qui disposent d’une maîtrise totale de la vie.

Le défi posé par les migrations peut trouver une issue favorable dans la charité traduite comme un engagement mutuel de tous, ce qui implique une coresponsabilité et permet de remédier à la logique souverainiste des questions migratoires, logique qui, malheureusement, oriente les politiques actuelles. La communauté internationale a un rôle fondamental à jouer afin de mettre en perspective l’urgence humanitaire consécutive à la crise migratoire, en amenant la société mondiale à agir efficacement et surtout à peser sur les institutions dans le changement de paradigme. Cela revient à adopter un nouvel impératif éthique mobilisateur pour l’action (individuelle et collective) dans l’optique de faire tout le possible pour combattre et stopper le drame des migrants dans le monde. Ainsi mettra-t-on en pratique l’appel de P. Singer (1972) à une solidarité active.

En effet, celui-ci soutient que ne pas travailler à éviter (ou du moins réduire) les souffrances des personnes affectées par un malheur équivaut moralement à en être responsable comme les auteurs de ces supplices. En conséquence, Par ce qu’elle sous-tend en termes de diversité culturelle et de cohésion sociale, la question des migrations doit être mise en débat à plusieurs niveaux du moment où elle fait partie intégrante des enjeux du développement durable. Ce débat à l’échelle locale comme dans les territoires d’origine que d’accueil pour créer davantage de liens, peut contribuer à changer de regard sur les migrations et tuer dans l’œuf l’émergence de sentiments racistes et xénophobes. À l’échelle de chaque État, il aboutira à des politiques nationales respectueuses des intérêts de chacun et permettra que la société civile puisse faire entendre les considérations liées au respect des droits et à la justice. Enfin, pour promouvoir un dialogue équitable entre pays d’origine, de transit et d’accueil, le même débat devra se tenir à l’échelle internationale. C’est dans cette logique que M. Canto-Sperber (2010, p. 236) soutient ce qui suit :

La ligne d’action qui s’impose à toute personne qui se soucie du monde qui vient est donc de faire pression, au sein de son État, pour que celui-ci s’engage davantage dans des programmes de sauvegarde et de solidarité, car la légitimité des États et des accords internationaux qu’ils concluent constituent aujourd’hui les meilleurs moyens d’action. En récusant cette possibilité, le cosmopolitisme nous prive d’une ressource morale assurée, qui a trait aux États et aux liens consentis entres États, sans véritablement permettre d’en constituer une nouvelle.

Face au phénomène de migrations qui se trouve aujourd’hui être global, complexe, changeant et par définition transnational, il devient urgent d’entamer un processus inclusif par l’entremise de la solidarité.  La mise en place d’un tel processus permettra de construire des alliances larges au sein de la société globale. La dynamique des migrations, en ce XXIe siècle où globalisation, internationalisation et mondialisation réguleraient les transferts des personnes, des flux financiers, des messages et des biens, peut s’ouvrir sur plusieurs scénarii : ceux d’un Occident forteresse qui résiste à la poussée migratoire subsaharienne, mais aussi des scénarii multiculturels où la mixité sociale et la diversité des cultures cohabiteraient paisiblement dans toutes les nations.

Pour renoncer aux schématisations et remplacer le réflexe par la réflexion, le devoir d’informer devient un impératif catégorique. Aussi conviendrait-il de faire prendre conscience à l’opinion publique internationale de l’importance, de la complexité et de l’impact des migrations (subsahariennes) permettant d’avancer vers la définition d’une politique migratoire qui soit à la fois dynamique, accueillante, utile et efficace. Les migrations étant un phénomène humain constitutif des sociétés contemporaines, elles impliquent une pluralité d’acteurs portant des objectifs variés et intervenant à différents niveaux. C’est la raison pour laquelle la solidarité, qui participe d’une transformation morale, devient sinon capitale, du moins importante. Elle fait prendre conscience que l’humanité forme un tout et c’est ensemble que l’on peut œuvrer pour un monde plus juste, donc meilleur ; car les migrations concernent en réalité tous les acteurs.

Les premiers acteurs sont bien évidemment les migrants eux-mêmes. Les diasporas de migrants sont en général les premiers soutiens et accueils, garants pour les migrants nouvellement arrivés, d’une intégration sociale et économique plus facile dans les sociétés d’accueil. Elles peuvent ainsi disposer de ressources sociales et économiques internes leur permettant de constituer des forces de pression capables, par l’action publique locale ou nationale, d’améliorer l’image et la condition sociale des migrants. Beaucoup restent en lien avec leurs pays d’origine où ils développent des initiatives pour améliorer les conditions de vie des personnes restées sur place. En plus d’être acteurs de la migration, ils deviennent alors acteurs de développement.

En sus des migrants, les pouvoirs publics demeurent des acteurs majeurs puisque ce sont eux qui définissent et appliquent les politiques publiques et les règles de circulation et d’établissement des migrants sur un territoire. Ils gardent encore aujourd’hui des prérogatives sur l’élaboration et la mise en œuvre des politiques migratoires nationale et communautaire. Ils constituent en cela des interlocuteurs incontournables avec lesquels il faut chercher à agir et parfois se confronter quand on sait que l’essentiel des politiques migratoires, notamment d’intégration, sont encore définies aujourd’hui dans le cadre national.

Cependant, malgré les réticences de beaucoup d’États du Nord, des acteurs à dimension multilatérale commencent à se prononcer sur la problématique des migrations. L’Organisation Internationale des Migrations (OIM), agence intergouvernementale, met en place certains programmes à dimension nationale ou régionale. Le Comité des Nations Unies pour la protection des travailleurs migrants a mandat d’analyser l’application de la Convention du même nom par les États signataires, dans les pays qui l’ont ratifié et pour le compte de leurs ressortissants établis dans des pays tiers.

Ainsi, les règlementations migratoires commencent, peu à peu, à dépasser le cadre national pour s’inscrire dans des politiques internationales. De nombreux acteurs de la société civile mondiale (associations multiformes, ONGs, syndicats professionnels, réseaux confessionnels, etc.)[27] se mobilisent dans de nombreuses zones du monde pour défendre les droits des migrants, aider au vivre-ensemble entre migrants et population locale et plaider pour l’amélioration des politiques migratoires. C’est le signe que la solidarité existe déjà de façon embryonnaire dans les politiques migratoires et que l’on va sans doute vers une mobilité de plus en plus étendue des personnes. S. Cohen (2003, p. 117) définit, dans ce sens, le « sans-frontiérisme » comme le « rêve des humanitaires », même s’il trouve que ce rêve est brisé :

Le sans-frontiérisme », pied de nez au principe de souveraineté étatique, ambitionnait de se forger un monde à part, affranchi des limites qu’imposent les frontières territoriales. Les humanitaires « sans-frontières » allaient pouvoir porter assistance à toute population victime des conflits, quelles que soient sa nationalité, ses croyances religieuses et la couleur de sa peau. Que reste-t-il de ce projet si ce n’est le souvenir de quelques réussites et au total un fort sentiment d’impuissance ? (S. Cohen, 2003, p. 117).

Pierre philosophale de l’édifice démocratique, le lien social démocratique se fissure à cause des ripostes exagérées contre l’immigration, et singulièrement en matière de droits de l’homme qui, pourtant applicables en tout temps et en tous lieux, sont en train de faire l’objet d’un révisionnisme unilatéral, utilitariste et opportuniste dans le cadre des politiques migratoires. Il en est ainsi du droit d’asile et de la protection internationale due à toute personne persécutée pour divers motifs, y compris politiques, qui donnent droit au statut de réfugié selon les conventions internationales. Il en va aussi de même des principes fondamentaux du non-refoulement, du droit de demander l’asile, du droit à la réunification familiale et de la protection spécifique due à tout mineur. C’est par là que pourra se réaliser « l’exigence éthique de non discrimination, de solidarité mondiale apparue dans les cultures occidentales » selon P. Van Parijs (1996, p. 85). Cette solidarité prend appui principalement sur l’égale sollicitude due à tous les êtres humains, particulièrement dans les moments où ils sont vulnérables.

Conclusion

La crise migratoire contemporaine dénote de l’inadaptation d’une politique migratoire commandée par la traditionnelle division souverainiste des frontières. La réalité est qu’avec les flux migratoires, les frontières s’effacent, les populations se mélangent, les pouvoirs étatiques s’effritent. Face à ces enjeux, une nouvelle approche des flux migratoires doit être envisagée à l’échelle mondiale. Dans un monde où la pluralité des références est valorisée, les migrations sont au cœur des relations internationales et ne doivent plus être appréhendées du seul point de vue politique. Elles impliquent un regard sur la condition humaine dans toutes ses dimensions. Cela requiert une refonte du paradigme dans lequel on conçoit les politiques migratoires. Alors que les politiques nationales en matière de migration sont en priorité formulées sur la base d’intérêts économiques nationaux, leurs impacts vont au-delà des pays concernés et ont des répercussions plus larges sur les États, les régions, voire les continents. Les gouvernements ne peuvent plus ignorer le caractère global d’un phénomène qui, longtemps, pouvait être abordé par le biais d’une pure logique nationale. La migration internationale doit être une priorité globale afin de promouvoir une coopération interétatique plus poussée et institutionnalisée qui a pour base la solidarité. C’est par l’entremise de celle-ci que la question migratoire pourra trouver une solution durable et viable.

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L’AXIOMATIQUE FORMALISÉE : IDÉAL DÉDUCTIF OU ILLUSION D’UN IDÉAL DÉDUCTIF ?

Pancrace AKA

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

pancraceaka@yahoo.fr

Résumé :

Au XIXe siècle, une nouvelle méthode fit son apparition dans le domaine des sciences déductives : il s’agit de l’axiomatique formalisée. Par cette méthode, mathématiciens, logiciens et épistémologues, notamment ceux d’obédience formaliste eurent l’intention d’immuniser la logique et la géométrie de toute contamination intuitive afin de parvenir à un idéal déductif. Mais, à peine on a cru expulser l’intuition du champ de ces sciences, celle-ci resurgit au sein des axiomatiques formalisées. Illusion d’un idéal déductif !

Mots clés : Axiomatique formalisée, Géométrie, Idéal déductif, Logique, Métalogique, Métamathématique, Vérité.

Abstract :

In the nineteenth century, a new method appeared in the field of deductive sciences: the formalized axiomatic. During that period, mathematicians, logicians and epistemologists, namely those of formalistic allegiance intended to immunize logic and geometry from any intuitive contamination in order to come to a deductive ideal. But, as soon as they thought expel the intuition of the field of those sciences it suddenly re-emerged among the formalized axiomatics. Hence the illusion of a deductive ideal!

Keywords : Formalized axiomatic, Geometry, Deductive ideal, Logic, Metalogic, Metamathematic, Verity.

Introduction

La quête d’un idéal déductif est l’une des préoccupations épistémologiques majeures de nombreux mathématiciens, logiciens et épistémologues au XIXe siècle. Elle est consubstantielle aux différents problèmes suscités par les sciences déductives classiques, notamment la logique d’Aristote et la géométrie d’Euclide. La méthode déductive qui sous-tend ces sciences est largement critiquée à cette époque. À mesure qu’elle satisfait l’exactitude empirique en même temps que la rigueur logique, la méthode déductive incommode de plus en plus l’entendement des modernes en général. Elle est devenue intolérable et même absurde, à leurs yeux, pour une méthode qui se voulait rigoureuse voire idéale. Cette absurdité de la méthode déductive dans la science classique inclina les modernes, plus précisément les formalistes comme N. Bourbaki et D. Hilbert à la rectifier et/ou à lui substituer une autre méthode qui lui serait non seulement hautement supérieure, mais aussi susceptible de leur faire parvenir à une théorie déductive idéale : l’axiomatique.

L’axiomatique doit être entendue comme un pur formalisme, c’est-à-dire un système purement formel où il n’existe que de purs symboles abstraits, indépendamment de tout contenu intuitif. Il est donc question de l’axiomatique formalisée. L’axiomatique formalisée, en tant que système abstrait, devient la seule présentation valable par laquelle l’on peut savoir si l’on est, ou non, en présence d’une science déductive idéale. Plus clairement, une science déductive quelle qu’elle soit- la logique et la géométrie – pour être véritablement ‘’déductive’’, c’est-à-dire rigoureuse ou idéale, doit faire l’objet d’une présentation axiomatique. Mais, est-il légitime de considérer l’axiomatique formalisée comme un idéal déductif ?

Notre étude appartient au domaine de l’épistémologie des sciences formelles. Elle vise à montrer, par une méthode historico-critique, qu’il est illusoire de croire que l’on parvienne à un idéal déductif ou une théorie déductive idéale en immunisant, grâce à la méthode axiomatique, les sciences déductives de toute contamination intuitive, contrairement à ce que pensent N. Bourbaki et D. Hilbert. Par « idéal déductif », il faut comprendre tout système déductif où l’on perçoit aisément la forme abstraite (la forme axiomatique), plus que la forme concrète ou intuitive sans toutefois résorber cette dernière. Les sciences déductives s’instruisent et se construisent toujours par leur contact avec l’intuition.

Afin de mieux saisir notre position, voici résumée autant que possible en trois parties essentielles, la marche générale de notre travail. La première exposera les raisons de l’émergence de l’axiomatique formalisée. La seconde partie s’attèlera à montrer comment cette méthode et ses réquisits donnèrent aux formalistes la certitude de parvenir à un idéal déductif ou une théorie déductive idéale. La troisième mettra en lumière l’illusion ou l’échec d’un idéal déductif au XIXe siècle, en raison de la résurgence de l’intuition dans les axiomatiques formalisées.

1. Les raisons de l’émergence de l’axiomatique formalisée : les failles de la déduction classique

Des siècles durant, la logique aristotélicienne et la géométrie euclidienne ont été prises pour des paradigmes de théorie déductive, au point de juger stérile et superfétatoire leur révision critique jusqu’au XVIIIe siècle. Mais, il n’en va plus de même au XIXe siècle, où l’on assiste à une remise en cause de leur statut logique. Les modernes décèlent, depuis cette époque, les failles de la déduction classique. La rigueur logique exacerbée par ces derniers a permis de mettre en évidence les ambiguïtés de la démonstration classique.

La démonstration classique est la démonstration ou déduction en vigueur dans les sciences déductives classiques précitées. Les modernes ont remarqué la forte présence de l’intuition dans la déduction classique. Sa présence rendait cette dernière catégorique, de sorte que la vérité qui en découlait fut à l’abri des critiques. C’est l’intuition qui nous a fait prendre les sciences déductives classiques pour des théories déductives idéales, alors qu’elles ne l’étaient qu’en apparence. Comme l’écrit I. Lakatos (1984, p. 183), parlant du style euclidien :

Dans le style déductiviste toute proposition est vraie, toute inférence valide, les mathématiques sont présentées comme un ensemble toujours plus vaste de vérités éternelles et immuables. Contre-exemples, réfutations, critiques ne peuvent y pénétrer. L’exposé se donne des airs de certitude en commençant par des définitions déguisées issues des preuves et à l’épreuve des monstres, et par le théorème dans sa forme définitive, faisant disparaître la conjecture primitive, les réfutations et la critique de la preuve.

Il ressort de cette pensée de l’auteur trois idées-forces : la première est que la mathématique d’Euclide, ou du moins sa géométrie, est présentée comme une théorie déductive idéale, puisque toute proposition est considérée comme vraie et toute déduction est nécessairement valide. La seconde est que le style euclidien considère les mathématiques comme un tout, un système à l’intérieur duquel la vérité est éternelle et immuable ; c’est-à-dire qu’elle revêt un caractère catégorique. Plus précisément, la géométrie d’Euclide est un système catégorico-déductif. La vérité qui en découle est de nature catégorique. La troisième expose clairement les défauts de l’édifice euclidien. Selon I. Lakatos, l’exposé déductif d’Euclide n’est rigoureux qu’en apparence, étant donné qu’il commence par des définitions factices. La déduction euclidienne est donc une déduction factice.

Par ailleurs, R. Descartes, malgré son rationalisme affiché n’a pas manqué d’introduire subrepticement l’intuition – la notion d’évidence – dans la démonstration mathématique. Pour lui, « il n’y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c’est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes ». (R. Descartes, 1966, p. 40). Et cela, après avoir bâti une métaphysique dans laquelle il a admis que les choses que nous concevons clairement et distinctement ne sont toutes vraies que, parce qu’elles sont assurées par un Dieu parfait qui existe.

Si Leibniz objecte à Descartes qu’on ne voit pas à quoi on reconnaît qu’une idée est claire et distincte, il considère lui, aussi, les axiomes comme des conséquences évidentes et inéluctables des définitions, dès que l’on en comprend les termes. (N. Bourbaki, 1969, p. 22).

À la suite de R. Descartes, un auteur comme E. Kant (1944, p. 15) faisait remarquer à propos de la logique qu’elle était, depuis Aristote, restée close et achevée. En effet, E. Kant pensait que la logique aristotélicienne était irréprochable. L’on ne devait ni rien ajouter, ni rien retrancher à cette logique qui lui paraissait idéale. Aux yeux d’E. Kant, la logique d’Aristote était un prototype de théorie déductive. En réalité, Aristote introduisit furtivement l’intuition dans sa logique, car il voulait assurer une certaine solidité à l’ensemble de son système déductif. Incorporée à la logique aristotélicienne, l’intuition donnait des airs de certitude à cette dernière comme ce fut le cas de la géométrie euclidienne. C’est donc l’intuition qui a fait qu’E. Kant a pris la logique aristotélicienne pour une théorie déductive idéale, alors qu’elle ne l’était qu’en apparence. L’intuition rendait catégorique le système déductif aristotélicien et donnait lieu à une vérité mixte ou hétérogène : vérité logique et vérité matérielle des propositions. C’est pourquoi malgré son criticisme, E. Kant ne s’était pas du tout rendu compte des lacunes de la logique aristotélicienne.

Les systèmes déductifs classiques sont des systèmes catégorico-déductifs. R. Blanché (1959, p. 6) est d’un avis analogue : « Dans l’interprétation traditionnelle, la démonstration mathématique était catégorique et apodictique ». Dans un autre de ses ouvrages, il fait le même constat à propos de la logique d’Aristote, en notant ceci : « La syllogistique d’Aristote doit […] être entendue comme un système catégorico-déductif ». (R. Blanché, 1970, p. 60). Que devons-nous entendre par système catégorico-déductif ? Une chose est dite catégorique, lorsqu’elle est claire et nette, c’est-à-dire sans équivoque, voire indubitable. Par conséquent, elle s’impose d’elle-même de façon nécessaire. Les systèmes déductifs aristotélicien et euclidien sont dits catégoriques, puisqu’ils reposent sur des axiomes qui étaient posés d’emblée comme vrais et nécessaires.  S’imposant pour ainsi dire nécessairement, ceux-ci affirmaient ipso facto leur puissance sur toute la démarche démonstrative. De cette façon, ils avaient une posture autoritaire. Qu’est-ce à dire ?

Il y a, en effet, avant tout, une nécessité inhérente aux propositions initiales, appelées axiomes ou principes. Cette nécessité se transmet par la suite aux autres propositions qui en sont déduites, à savoir : les théorèmes. En réalité, la démonstration n’a pour office que de transférer l’absolue vérité des premières (propositions initiales) aux secondes (propositions que nous déduisons). En ce sens, R. Blanché (1959, p. 6), parlant de la démonstration euclidienne, écrit : « ces principes étant vrais absolument, telle proposition, que j’en déduis, est donc vraie aussi. Un tel procédé, Aristote l’appelait : le syllogisme du nécessaire ». Il s’agit bien entendu du syllogisme parfait : le syllogisme, en tant qu’il n’a besoin de rien d’autre que ce qui est donné dans les prémisses, pour que la nécessité de la conclusion soit évidente. Chez Aristote, seule, l’induction- en tant qu’acte de la sensation produisant en nous l’universel- nous fait connaître les prémisses nécessaires. À mesure que l’intuition nous assurait et même nous rassurait de la nécessité des prémisses, de leur absolue vérité, le Stagirite faisait de façon consciente ou non l’amalgame entre deux types de vérité totalement différentes : vérité logique et vérité matérielle des propositions.

Dans le système euclidien, cette présence de l’intuition se traduit par l’usage excessif que le géomètre fait de la rhétorique tout au long de son exposé déductif. L’usage permanent de l’intuition au sein des systèmes déductifs classiques donnant naissance à une vérité catégorique, une vérité mixte – l’intuition unit à la fois la vérité matérielle des propositions et la vérité logique de celle-ci – révélait les ambiguïtés des méthodes classiques de démonstration. R. Blanché donne un certain nombre de preuves. L’examen de la première proposition d’Euclide constitue pour lui un véritable problème :

Construire un triangle équilatéral sur un segment de droite donnée AB. On décrit deux cercles de rayons AB, l’un de A comme centre, l’autre de B : le point d’intersession M, dont la distance à A ou à B est celle du rayon AB, sera le troisième sommet cherché. Mais pour qui ne voit pas ou ne se représente pas mentalement la figure, la démonstration est déficiente : comment sait-on que les deux cercles se coupent ? L’existence du point M a été montrée, non démontrée. (R. Blanché, 1959, p. 13).

On voit avec beaucoup plus de netteté en quel sens la présence de l’intuition rend la démonstration confuse. De la même façon, l’examen de la 15e définition du géomètre montre que ses définitions ne sont des définitions qu’en apparence. Elles désignent et elles décrivent plus qu’elles ne définissent. Ce sont de simples descriptions empiriques, semblables à celles que donnerait un dictionnaire dans le but de diriger l’esprit vers la notion qu’il s’agit d’analyser. En réalité, ces descriptions (définitions) réunissent deux entités de nature hétérogène. Si l’une est de nature formelle (proposition), l’autre en revanche est de nature empirique (dénomination). La 15e définition s’énonce comme suit : « Le cercle est la figure plane terminée par une ligne telle que toutes les droites qui la joignent à un certain point intérieur à la figure soient égales entre elles ». (R. Blanché, 1959, p. 14). Pour R. Blanché, une telle définition signifie deux choses tout à fait différentes : d’une part, « il est possible de terminer une figure plane par une ligne telle que…, etc. ». Ce premier énoncé est une assertion tandis que le second énoncé, et d’autre part, « on appellera ‘’cercle’’ une telle figure », ne concerne que le langage. Il n’apporte rigoureusement rien à la science géométrique. Partant, il ne concerne en aucun cas la vérité géométrique.

Ces brèves considérations soulignent plus que jamais, l’impérieuse nécessité pour les modernes de mettre au point, une nouvelle méthode qui puisse être à même de supplanter l’intuition par la logique dans les sciences déductives : il s’agit de l’axiomatique formalisée.

2. Les principaux réquisits de l’axiomatique formalisée

L’axiomatique formalisée doit être cernée comme un « ensemble formalisé, vidé de tout contenu empirique, fondé sur un groupe de propositions et de termes premiers (les axiomes), à partir desquels on peut définir et démontrer les autres termes ». (J. Russ et C. Badal-Leguil, 2004, p. 37). L’axiomaticien procède par axiomes, et déduit à partir de ces derniers. Sa tâche consiste à révéler les liens purement logiques entre les termes et les propositions du système. Leur sens intuitif, voire leurs applications concrètes ne relèvent pas de sa compétence. Il y a un revirement du centre d’intérêt des sciences déductives – la logique et la géométrie – au XIXe siècle. On délaisse la vérité matérielle des propositions pour n’accorder du crédit qu’à leur armature logique. Seules les relations purement formelles interviennent dans les différentes démonstrations faites à l’intérieur de toute théorie axiomatique.

Le caractère formalisé de l’axiomatique suppose avant tout une symbolisation. L’axiomatique apparaît, en ce sens, comme une langue artificielle au-dessus de la langue ordinaire. En tant que métalangue, elle est considérée comme un ensemble de signes abstraits (symboles) bien réglé formant un système que l’on peut manipuler, tout en respectant les règles dudit système. Sur cette base, chacun est libre de créer son axiomatique, qui n’est rien d’autre qu’un système abstrait qui n’entretient aucun commerce avec l’intuition ou la réalité empirique. Comme l’écrit N. Bourbaki (1962, p. 35-47) à propos des mathématiques : « Dans la conception axiomatique, la mathématique apparaît en somme comme un réservoir de formes abstraites ». Nous sommes manifestement en présence du constat suivant : l’axiomatique s’occupe des opérations qui portent sur des symboles et non sur les idées. C’est un tel constat que fait R. Blanché (1996, p. 14) à propos de la logique contemporaine, lorsqu’il écrit ceci :

Dans la logique contemporaine, toutes les locutions, que nous avons écrites ci-dessus dans le langage ordinaire [si…alors, tout, et] sont remplacées par des symboles ad hoc […]. Il ne faut pas ici s’arrêter à des apparences superficielles. L’essence du symbolisme ne réside nullement dans l’usage de signes bizarres et inaccoutumés.

Pour lui, la logique contemporaine, qui est une logique axiomatisée ou symbolique, répond au souci d’éviter les irrégularités et amphibologies du langage ordinaire. Partant, le symbolisme n’a d’intérêt logique que dans la mesure où il est lié à la création d’une langue artificielle, ayant les propriétés suivantes :

1. Cette langue, système de signes écrits, de caractères, n’a aucun rapport avec la langue, organe de phonation. […]. 2. L’écriture d’une langue muette ne saurait être phonétique : c’est nécessairement une idéographie […]. 3. Nous sommes ainsi conduits au caractère essentiel : la substitution de la forme logique aux formes grammaticales plus exactement : la substitution, aux grammaires de nos langues naturelles, d’une grammaire où les formes du discours soient exactement calquées sur les formes logiques. (R. Blanché, 1996, p. 14-15).

Il y a une redéfinition de l’axiomatique, et même une réorientation de celle-ci à l’époque moderne. S’il est indéniable que l’esprit de l’axiomatique était déjà perceptible dans les exposés déductifs traditionnels – la logique aristotélicienne et la géométrie euclidienne -, il n’en demeure pas moins qu’ils fussent attachés à l’intuition. C’est pourquoi on les qualifie d’axiomatiques concrètes, matérielles ou théories déductives intuitives.

On peut appeler, concrète, matérielle ou intuitive une théorie demeurée au stade préaxiomatique, c’est-à-dire qui maintient encore le contact avec les connaissances qu’elle organise, et qui présente un contenu conservant son sens et sa vérité empiriques. C’est le cas de la géométrie ordinaire [géométrie euclidienne], telle qu’on l’enseigne traditionnellement dans les écoles. (R. Blanché, 1959, p. 37).

Aux axiomatiques concrètes se sont substituées les axiomatiques formalisées au XIXe siècle. Ces dernières ont, nous semble-t-il, quatre principaux réquisits.

1. En premier lieu, il y a les indéfinissables. Ce sont des termes considérés comme premiers qui sont admis au début de l’élaboration de toute axiomatique, et qui ne font l’objet d’aucune définition. Ceux-ci doivent être clairement énoncés.

2. En second lieu, on peut mentionner les indémontrables. Ce sont des propositions premières, qui ne faisant l’objet d’aucune démonstration, doivent être admises et mentionnées de façon explicite au début de la théorie. Toutefois, au lieu d’être catégoriques comme les postulats et les axiomes traditionnels, les propositions premières sont plutôt relatives ; parce que posées hypothétiquement. Et c’est en ce sens relatif que nous devons entendre les notions suivantes : « premier » », « indéfinissable », « indémontrable ». L’usage de ceux-ci n’étant valable qu’à l’intérieur du système axiomatique lui-même.

3. En troisième lieu, seuls sont à considérer les rapports logiques entre les termes et propositions du système, indépendamment de leur contenu intuitif.

4. Enfin, les règles, grâce auxquelles ces rapports logiques sont possibles, c’est-à-dire les règles logiques, doivent à leur tour, être spécifiées d’avance.

En réalité, les deux derniers réquisits nous donnent la pleine mesure de ce que nous voulions atteindre lorsque nous décidons de mettre sous forme axiomatique toute théorie déductive. Mieux, ils expriment clairement le but assigné à l’axiomatique.

Le but qu’on se propose quand on met sous forme axiomatique une théorie déductive, c’est de la dégager des significations concrètes et intuitives sur lesquelles elle a d’abord été construite, afin d’en faire clairement apparaître le schéma logique abstrait. (R. Blanché, 1959, p. 47).

P. Thiry (2004, p. 54) est d’un avis analogue : « Le but de la méthode axiomatique est de retrouver toutes les expressions valides d’un système à partir de quelques axiomes posés au départ. Un système axiomatique est donc un système hypothético-déductif ».

La vérité revêt un caractère relatif à l’intérieur des axiomatiques formalisées. A n’en pas douter, il y a un certain arbitraire, une certaine liberté qui règne dans le choix des postulats que nous mettons à la base de toute axiomatique formalisée. Contrairement aux postulats traditionnels qui revêtaient un caractère absolu, ils sont plutôt posés à titre d’hypothèses. Ce qui justifie leur caractère relatif. Encore faut-il préciser que le relativisme qui règne dans le choix des postulats d’une axiomatique formalisée ne nous donne en aucun cas le droit de les choisir n’importe comment. Dans une axiomatique formalisée, nous sommes libres de choisir les postulats constitutifs de la base du système considéré. Mais, cette liberté obéit à des conditions. On doit les choisir de telle sorte qu’il y ait une cohérence entre eux. L’axiomatisation des sciences déductives au XIXe siècle est beaucoup plus axée sur l’idée de cohérence logique que sur celle de vérité absolue. Ainsi, l’axiomatique formalisée apparaît comme un mode d’exposition rigoureux des sciences déductives.

Les démonstrations faites à l’intérieur des axiomatiques formalisées génèrent, en ce sens, des vérités relatives. Démonstration et vérité n’ont de sens qu’à l’intérieur du système axiomatique considéré. En dehors de ce système, elles ne signifient plus rien. Il y a alors un échec des idéaux déductifs aristotélicien et euclidien. Il n’y a ni démonstration, ni vérité évoluant en un sens unique ; c’est-à-dire de façon absolue. Mais, il y a des vérités et des démonstrations à l’intérieur de divers systèmes. La logique et la géométrie ne correspondent plus à notre expérience sensible, celles-ci ne disent pratiquement rien sur le monde concret, mais donnent des indications sur toutes les virtualités (tous les mondes possibles). L’esprit de l’axiomatique rime avec une certaine « plasticité de la raison » ou, ce qui revient au même, avec une « raison plastique ». (R. Blanché, 1973, p. 107). Plastique, en ce sens que l’axiomatique n’a plus rien à voir avec notre intuition sensible. Elle a des principes purement abstraits qui, désormais, dépassent les cadres traditionnels de notre raison. Il devient alors tentant de dire que la raison humaine connaît une véritable mutation, voire une profonde révolution à l’époque moderne.

Le caractère abstrait des principes rationnels occasionne l’éclosion d’une pluralité de systèmes déductifs abstraits. On assiste, de ce fait, à la naissance de systèmes non classiques – les logiques non aristotéliciennes et les géométries non euclidiennes – qui viennent ainsi ruiner l’absolutisme des systèmes classiques. La naissance de tels systèmes indique qu’il y a une liberté de création du mathématicien et du logicien modernes, laquelle les amène à faire fi de l’expérience concrète, pour élaborer leurs différentes théories. Le cas de la logique trivalente (logique non classique) du polonais J. Lukasiewick est tout à fait révélateur. J. Lukasiewick observe trois valeurs de vérité. Aux valeurs traditionnelles de vérité que sont le vrai (1) et le faux (0), celui-ci ajoute une troisième qu’il appelle le possible (1/2). Chez J. Lukasiewick, la négation de la valeur tierce, c’est-à-dire du possible ne modifie rien du tout. Elle reste toujours identique à elle-même. Ici apparaît alors l’originalité de ce logicien. Elle tient au fait que la valeur tierce qu’il a mise en place lui permet de progresser dans l’abstraction. Car, elle jette bas les lois du tiers exclu (une proposition est vraie ou fausse) et de contradiction (il est faux d’avoir une proposition qui soit à la fois vraie et fausse), qui jusque-là étaient considérées comme des lois immuables de la raison. Comme le note R. Blanché (1996, p. 103-104) :

Certaines propositions essentielles de la logique bivalente tombent. Il est clair, d’abord, que ne subsistent ni le principe du tiers exclu, puisque précisément le nouveau calcul admet une valeur tierce, ni celui de contradiction, puisque dans le cas de la valeur tierce la négation est équivalente à l’affirmation, en vertu de la matrice même de la négation, et peut par conséquent lui être conjointe.

Les modernes, par la méthode axiomatique, ont introduit la relativité dans la présentation des théories déductives. Dès lors, le caractère tautologique ou contradictoire d’une loi n’est pas ontologique. Cela dépend du système d’axiomes auxquels on la rapporte. On retrouve l’écho d’une telle idée chez R. Carnap, lorsqu’il parle du « principe de tolérance de la syntaxe ». Selon lui, il est patent que chacun pose librement les règles de la logique qu’il entend suivre, pourvu qu’il les déclare expressément et que ces règles forment un système cohérent.

Au niveau de la géométrie, nous observons aussi des géométries plus abstraites que celle d’Euclide telles que la géométrie de G. F. B. Riemann et celle de N. I. Lobatchevski. En effet, là où Euclide pouvait mener une seule parallèle par un point pris en dehors d’une droite, N. I. Lobatchevski pouvait en mener une pluralité, quand G. F. B. Riemann n’en voyait aucune, à l’intérieur de sa géométrie. Pour H. Poincaré, la question de savoir si telle ou telle géométrie est vraie ou fausse, ou plus vraie ou plus fausse qu’une autre, n’est plus à l’ordre du jour. Elle n’a aucun sens. H. Poincaré parle de commodité. Car, comme il le dit si bien, « une géométrie ne peut pas être plus vraie qu’une autre ; elle peut seulement être plus commode ». (H. Poincaré, 1943, p. 67). Par cette pensée de H. Poincaré, est ainsi nettement exprimé le caractère tout à fait relatif de la vérité en géométrie.

Les exigences de rigueur logique ont amené les modernes à se fier aux axiomatiques formalisées pourvoyeuses, selon eux, de théories déductives idéales. Mais, là encore, ceux-ci ont répudié l’intuition intellectuelle, ils ont substitué le raisonnement pensé ou même parlé, par un calcul opéré par le truchement des signes ou symboles. On peut, certes, avancer l’idée que les calculs sous lesquels se présentent désormais les sciences déductives que nous venons de passer en revue leur permettent de progresser dans le sens de l’abstraction, de la sécurité et de l’objectivité. Néanmoins, un problème subsiste : celui de la non-contradiction des axiomes sur lesquels reposent ces calculs. À quelles conditions une axiomatique formalisée peut-elle être non contradictoire ? Peut-on extirper l’intuition des axiomatiques formalisées ?

3. La résurgence de l’intuition dans les axiomatiques formalisées ou l’échec d’un idéal déductif

Il y a un échec de l’idéal déductif, en raison de la résurgence de l’intuition dans les axiomatiques formalisées. Sa résurgence pose le problème crucial de la consistance des sciences déductives. Ce problème est solidaire de celui du fondement des mathématiques (ou la crise des fondements des mathématiques). Ce dernier constitue, à son tour, une véritable pomme de discordes entre les mathématiciens eux-mêmes, les logiciens ainsi que les épistémologues, notamment entre les formalistes, les intuitionnistes et K. Gödel.

Nous savons depuis la fin du XIXe siècle avec le mathématicien allemand G. Cantor que toute la mathématique se fonde sur l’arithmétique. La théorie cantorienne des ensembles prétend être aux fondements de tout l’édifice mathématique. Le principe de G. Cantor est le suivant :

Deux ensembles ont la même taille si chaque élément de l’un peut être mis en relation exclusive avec chaque élément de l’autre. Ne pouvant mettre en relation chaque nombre réel, il en déduisit qu’il y a infiniment plus de réels que d’entiers : l’ensemble des nombres réels n’est pas dénombrable. (P. Pajot, 2013, p. 111-120).

Dès lors que les nombres entiers n’étaient qu’une petite classe dans l’ensemble des nombres cardinaux transfinis, rien n’interdisait de construire une notion comme celle de l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes comme éléments. Cependant, B. Russell avait montré dès 1903 que la théorie cantorienne des ensembles conduisait à une antinomie, dès qu’on se pose la question parfaitement licite de savoir si un tel ensemble à son tour se contient lui-même comme élément. B. Russell en vient à considérer que l’existence de l’ensemble de tous les ensembles est contradictoire. Se trouve alors à l’origine de la « crise des fondements » l’épineuse question suivante : « l’ensemble de tous les éléments-qui-ne-se contiennent pas eux-mêmes comme éléments se contient-il lui-même comme élément ? » (R. Blanché, 1959, p. 85).

Face à cette question, on assiste à une floraison de positions susceptibles de se compléter mais aussi de se contredire, notamment entre les formalistes, les intuitionnistes et Kurt Gödel. Par formaliste, il faut entendre cette catégorie de penseurs qui soutient la thèse selon laquelle l’approche scientifique et, en particulier, mathématique doit exclure tout recours à l’intuition sensible, et s’attacher à de purs symboles abstraits. Cette thèse connue sous le vocable de formalisme, a pour figure de proue D. Hilbert. Pour lui, il est impérieux de faire reposer la mathématique sur une base solide. La seule façon de préserver la mathématique de toute éventuelle contradiction, et par là même de la rendre consistante, est d’astreindre son fondement – l’arithmétique, sinon la théorie des ensembles – à une présentation axiomatique. Il est donc loisible de reconstruire la théorie des ensembles. Que faut-il faire de façon précise ? Il faut l’exposer « sous la forme axiomatique, les axiomes étant choisis de manière telle qu’ils ne permettent plus la déduction des antinomies ». (R. Blanché, 1972, p. 102).

Or, chez D. Hilbert, dire qu’une notion mathématique a la propriété d’exister, dénote exactement que celle-ci est non-contradictoire. Ce qui veut dire que l’existence mathématique et la non-contradiction vont de pair. Ce sont deux formules interchangeables. Par conséquent, les axiomes que nous mettons à la base de l’édifice mathématique tout entier ne peuvent être vrais qu’à la seule condition où ceux-ci ne se contredisent pas eux-mêmes. Chez D. Hilbert, la non-contradiction est le seul critère de la vérité et de l’existence mathématique. Mais, comment les formalistes comptent-ils arriver à la non-contradiction des axiomes initiaux, pouvant établir ainsi la consistance du système déductif ?

Pour D. Hilbert et son école, il faut établir la consistance du système en démontrant qu’il a été construit de manière à ce qu’il soit exempt de toute contradiction. D’où la nécessité d’une théorie de la démonstration. Toutefois, la démonstration à laquelle Hilbert fait allusion ici revêt un sens très particulier. Elle requiert la constitution d’une nouvelle science dénommée la métamathématique. La métamathématique est la science du discours mathématique, discours entièrement symbolisé. Elle s’intéresse, non pas aux objets mathématiques habituels, mais plutôt aux propositions mathématiques elles-mêmes. La mathématique hilbertienne, en tant que formalisation de l’axiomatique, vise un degré plus élevé d’abstraction. Elle se veut plus simple et plus explicative par rapport à l’axiomatique. Par conséquent, elle

doit permettre d’établir par voie démonstrative, sans avoir besoin d’en appeler au sentiment subjectif de l’évidence, si un système d’axiome est ou non consistant. Si une telle démonstration peut être donnée favorablement pour une axiomatique de la théorie des ensembles, le problème du fondement est résolu. (R. Blanché, 1959, p. 87-88).

Ce principe de pureté des méthodes prend aussi bien de l’ampleur au niveau de la logique, où l’on assiste à la naissance d’une nouvelle science : la métalogique. Ce vocable est employé en 1930 dans un mémoire par J. Lukasiewicz et A. Tarski. La métalogique a les mêmes effets que la métamathématique. Dans ce sens, elle a pour objectif d’étudier, non pas les objets logiques ordinaires, mais les propositions logiques elles-mêmes.

À la position des formalistes, s’oppose celle des intuitionnistes. Les intuitionnistes appartiennent à cette catégorie de penseurs qui prônent la thèse de l’intuitionnisme. C’est une philosophie mathématique mise en place par des mathématiciens de l’école hollandaise avec L. E. J. Brouwer et d’A. Heyting. Selon cette philosophie, les mathématiques sont, en majeure partie, intuitives et donc, elles n’ont pas seulement une signification formelle. Pour les tenants de cette thèse, le contenu intuitif est d’une grande importance en mathématique. Par conséquent, ceux-ci accordent à l’intuition un rôle fondamental dans la recherche du vrai.

Les antinomies [dans l’esprit des intuitionnistes] viennent de ce que nous continuons à appliquer aveuglément aux ensembles infinis les règles de notre logique notamment celles du tiers exclu et de la double négation, règles qui ont été dégagées à partir de raisonnements portant sur des collections finies, mais dont nous ne pouvons être sûrs d’avance qu’elles s’appliqueront encore quand nous aborderons un domaine nouveau. (R. Blanché, 1972, p. 105).

Avec eux, c’est l’intuition qui prime sur les règles logiques.  C’est elle « qui juge, en dernier ressort, de la validité même des règles logiques ; de sorte que si on lui donne toujours le pas sur le discours, on ne s’exposera plus à des antinomies ». (R. Blanché, 1959, p. 85). Dans cette perspective, L. E. J. Brouwer et d’A. Heyting ne font pas de la non-contradiction la condition de l’existence des mathématiques, et, par extension, de la consistance des sciences déductives.  La consistance des sciences déductives requiert leur construction effective dans l’intuition. Pour s’assurer donc de l’existence d’une notion, qu’elle soit logique ou qu’elle soit mathématique, « il faut pouvoir la construire dans l’intuition, ou du moins indiquer la règle qui permettrait de la construire effectivement en un nombre fini d’étapes ». (R. Blanché, 1972, p. 95).

Face à l’âpreté du conflit entre formalistes et intuitionnistes – eu égard à la question de la consistance des mathématiques en particulier, et des sciences déductives en général – le logicien américain d’origine autrichienne K. Gödel pose certaines interdictions ou limites. Ces interdictions concernent les démonstrations de non-contradiction de l’arithmétique. En effet, K. Gödel se dresse contre le formalisme hilbertien qui fait de la démonstration de la non-contradiction de l’arithmétique un rempart contre les antinomies cantoriennes. Et, partant, la seule manière de fonder les mathématiques, sinon l’ensemble des sciences déductives sur une base solide. Cette théorie de la démonstration dénommée la métamathématique présente bien des limites aux yeux de K. Gödel. Pour lui, la non-contradiction de l’arithmétique ne peut être démontrée. Et c’est même une illusion que de croire à la possibilité d’une telle démonstration. C’est en 1931 que K. Gödel fit cette découverte qui est d’une importance capitale. Comme nous l’apprend R. Blanché (1972, p. 104) :

Celui-ci en appliquant précisément les méthodes formelles de la métamathématique, prouve que pour démontrer qu’un système formel n’est pas contradictoire, il faut faire appel à des moyens de démonstration plus forts que ceux du système, et sur lesquels par conséquent, la question de non-contradiction se trouve reportée, et ainsi de suite indéfiniment. Ainsi, le formalisme ne peut se fermer sur lui-même.

Cette remarque de R. Blanché met en pleine lumière les deux théorèmes fondamentaux de la métamathématique auxquels est parvenu Gödel au terme de son investigation : « premièrement qu’une arithmétique non-contradictoire ne pouvait constituer un système complet, et comporte nécessairement des énoncés indécidables ». (R. Blanché, 1959, p. 60). Ce qui veut dire que pour démontrer la non-contradiction de l’arithmétique, (ou de n’importe quelle science), il est capital que l’on fasse appel à des notions qui lui sont étrangères. Il faut faire appel à des notions qu’on considère déjà comme vraies, par exemple les propositions indécidables, qui sont des propositions pour lesquelles on peut établir que sont également indémontrables l’énoncé Q et l’énoncé non Q. Par ce premier théorème, K. Gödel nous interdit de croire à l’existence d’un système complet.

Par conséquent, tout système quelle que soit sa nature comporte toujours du « vrai non prouvable ». (R. Blanché, 1959, p. 61). À l’analyse, la notion de vérité déborde toujours celle de la démonstrabilité. C’est dans ce sens qu’on peut qualifier ce premier théorème d’incomplétude.  En second lieu, l’affirmation de la non-contradiction d’un système figure précisément parmi ces propositions indécidables. Par ce deuxième théorème, K. Gödel révèle une autre limite de la démonstration de la non-contradiction de D. Hilbert. Car, la non-contradiction est pour lui ce qui doit être posé comme postulat. Comme telle, elle ne peut et ne doit faire l’objet d’aucune démonstration. K. Gödel rejette ainsi cette tendance des formalistes à vouloir tout démontrer. En un mot, l’on ne peut tout démontrer à l’intérieur d’un système. Cela y va de sa propre vitalité.

En mettant en lumière les limites de la thèse formaliste, Gödel a introduit ipso facto une certaine relativité dans l’appréciation du problème de la consistance des mathématiques, et par extension des sciences déductives en général. Ni les formalistes n’ont eu raison sur les intuitionnistes, ni l’inverse. De cette manière, leurs différents systèmes, leurs différentes positions – quoique contradictoires – se valent, du moment que chacun demeure cohérent, en se conformant, bien entendu, aux règles logiques qu’il s’est lui-même assigné.

Conclusion

De l’avis de P. Pajot (2013, p. 22-23), « le raisonnement humain est faillible, et comporte une part d’intuition. Mais aussi d’implicite […] ». L’axiomatique formalisée ne saurait dans ce cas s’opposer de façon radicale à l’intuition. L’objectivité des sciences déductives, la logique et la géométrie, reste tributaire de la relation qu’il y a entre les deux notions. Partant, l’axiomatique formalisée nous permet d’atteindre un idéal déductif, non pas, en tant qu’elle résorbe définitivement l’intuition ou l’expérience à l’intérieur des sciences déductives, mais plutôt, parce qu’elle fait plus apparaître leur forme abstraite que leur forme concrète.

Elle nous fait progresser dans le sens de l’abstraction, de la rigueur, de la précision et de la cohérence logique dans les sciences précitées, sans pour autant ruiner toute matière intuitive au sein de ces dernières. P. Oléron (1989, p. 74) s’exprime d’une manière identique :

Les élaborations de la logistique et de l’axiomatique aboutissent à des systématisations qui ne font apparaître que des caractéristiques formelles, exprimées par des symbolismes qui n’impliquent pas de référence à des contenus. Ces systématisations ne correspondent cependant pas à un univers logique qui existerait en totale indépendance de la réalité concrète. Elles sont le fruit d’un effort, toujours inachevé, s’exerçant à partir de cette réalité et des premières élaborations qu’elles cherchent à pousser davantage, mais non sans devoir y revenir pour conserver un sens de cet effort.

L’axiomatique n’a de sens et de réalité à l’intérieur des sciences déductives que par rapport à l’intuition, à l’interprétation concrète qu’on lui donne. L’axiomatique n’est pas fondamentalement aux antipodes de l’intuition, puisque ce que nous tenons, aujourd’hui, pour une axiomatique, en tant que pur système abstrait, peut demain passer du côté de l’intuition, et cela indéfiniment. On parvient donc à l’idée que les sciences déductives ne sont pas des systèmes clos et totalement abstraits, mais des systèmes dynamiques et ouverts.

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CONTEXTE DE PRISE EN CHARGE ET STRATÉGIES                          DE RÉSILIENCE POST CHIRURGICALE DES PORTEUSES                   DE FISTULES CHRONIQUES À KORHOGO

1. Gnazégbo Hilaire MAZOU

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

hilairemazou@yahoo.fr

2. Zagocky Euloge GUEHI

Université Peleforo Gon Coulibaly de Korhogo (Côte d’Ivoire)

eulogemomo@yahoo.fr

3. Bi Koloko Wilfried OUIZAN

Université Peleforo Gon Coulibaly de Korhogo (Côte d’Ivoire)

biemmanuel2812@gmail.com

Résumé :

L’intervention chirurgicale constitue le seul moyen de traitement de la fistule obstétricale. Ce travail porte sur les patientes dont l’intervention chirurgicale s’est soldée par un échec. Son propos s’intéresse à la complexité d’adaptations et de construction sociale de ces femmes tant au plan individuel que socio-économique. Il vise plus précisément à comprendre les stratégies de résilience observées chez les porteuses de fistules chroniques à Korhogo. De nature mixte, cette étude a mobilisé 56 personnes constituées, de patientes de fistule chronique, des agents de santé et des acteurs de la société civile impliqués dans la réinsertion socioéconomique des femmes. Il ressort de ce travail une présence continue des fistuleuses au centre d’accueil de fistule de Korhogo malgré l’échec de l’intervention chirurgicale. Cela témoigne d’une confiance au traitement chirurgicale et de la force des liens établis avec la communauté locale. Aussi, la construction sociale de ces femmes repose sur la mobilisation des ressources sociales et économiques.

Mots clés : Fistule chronique, Prise en charge, Korhogo, Stratégies de résilience.

Abstract :

Surgery is currently the only way to treat obstetric fistula. This work focuses on patients whose surgery has failed. Her focus is on the complexity of the adaptations and social construction of these women, both individually and socio-economically. More specifically, it aims to understand the resilience strategies observed in chronic fistula carriers in Korhogo.It is a mixed study based on 56 interviews with chronic fistula patients, health workers at the Korhogo and civil society actors involved in the socio-economic reintegration of women. The result of this work is a continuous presence of fistulas at the Korhogo Fistula Center despite the failure of the surgical procedure. This reflects confidence in surgical treatment and the strength of the links established with the local community. Thus, the social construction of these women relies on the mobilization of social and economic resources.  

Keywords : Chronic fistula, Management, Korhogo, Resiliency strategies.

Introduction

La femme occupe une place de choix parce qu’elle donne la vie, ce qui lui confère un statut social particulier dans la société. Mais l’enfantement n’est pas toujours sans risque, il est même porteur de risques énormes chez les femmes en Afrique. On estime à environ 2 à 3,5 millions le nombre de femmes souffrant de manière permanente des problèmes liés à la fistule obstétricale dans les pays en développement. Pratiquement éradiquée dans les pays développés, la fistule obstétricale continue de faire de nombreuses victimes dans les pays pauvres notamment en Asie et en Afrique subsaharienne (OMS, 2014). En Côte d’Ivoire, ce sont 16 femmes qui décèdent par jour des suites de complications lors de l’accouchement. Certaines sont victimes de fistules obstétricales appelées de façon triviale « maladie de pipi, de honte, senti pipi ou femme pipi.» (Djadda, 2016). La fistule obstétricale est une communication anormale entre la vessie et le vagin ou entre le rectum et le vagin ; elle apparaît dans la première semaine après un accouchement prolongé sans assistance médicale et se manifeste par un écoulement permanent des urines et/ou des selles (UNFPA, 2014). Depuis 2012, on constate la présence permanente des fistuleuses[28]qui refusent de quitter le centre de prise en charge de Korhogo après l’intervention chirurgicale. Pourquoi ces porteuses de fistule chronique refusent-elles de quitter le centre fistule ? Quelles sont les stratégies de résilience post-chirurgicale que ces porteuses de fistule chronique développent, pour non seulement se prendre en charge mais aussi et surtout, pour continuer de résider dans le centre de prise en charge fistule de Korhogo malgré les intrigues ? Telles sont les préoccupations, que cette étude vise à comprendre dans une approche holistique en lien avec la santé de la reproduction, les morbidités maternelles et la résilience des personnes vulnérables.

1. Méthodologie

1.1. Nature de l’étude

Cette étude portant sur la fistule obstétricale de type chronique est une opportunité pour comprendre les stratégies de résilience des fistuleuses à Korhogo. Elle vise à donner une approche holistique au domaine de la santé, en particulier à celui de la santé sexuelle et reproductive. Elle se situe dans une perspective mixte, c’est-à-dire interactive, alliant à la fois approche qualitative et quantitative, mobilisée parce qu’elle a le mérite de comprendre les stratégies de résiliences observées chez les porteuses de fistules chroniques à Korhogo. Nous avons privilégié la recherche documentaire, les entretiens individuels (semi-structurés et approfondis), l’observation directe et le focus group pour la collecte des données. Les personnes ressources concernées par la réalité sociale étudiée ainsi que les critères de choix, se précisent davantage avec la sélection des enquêtés.

1.2. Site et sélection des enquêtés

Cette étude s’est effectivement déroulée entre Juin et Septembre 2017, au centre fistule KOICA de Korhogo, située à environ 635 km d’Abidjan[29]. Le choix de cette structure, se justifie par le fait qu’elle est la référence en matière de fistules obstétricales dans la région du Poro. En effet, le centre fistule KOICA de Korhogo, abrite des porteuses de fistules qui ont été opérées au moins une fois mais aussi, celles qui sont en attente, en vue de leur réinsertion socio-économique. Par ailleurs, le centre KOICA de Korhogo accueille les patientes des pays voisins comme le Mali et le Burkina Faso. La collecte des données s’est déroulée auprès des porteuses de fistules et du personnel de santé. La disponibilité de ces patientes de fistule à répondre à nos questions, a été déterminante comme critère de choix. Ces femmes ont été choisies sur la base de leur volonté, pour des raisons culturelles, vu que la fistule est considérée comme un cas trop intime ou tabou, à la limite honteux parce que lié à leur intimité (organe génitale). Partant de ces critères de sélection, cette étude a mobilisé au total 56 personnes dont, 46 porteuses de fistule et 10 acteurs institutionnels du domaine de la santé enrôlés à partir des techniques de choix raisonnées et de boule de neige. Ces informateurs clés étaient composés de : chirurgiens (02), infirmiers (03), personnel administratif (01), présidents et membres d’OSC (03) s’intéressant à la question de la fistule et (1) acteur local du secteur informel exerçant en interaction avec les patientes.

1.3. Techniques et outils de collecte de données

Pour la collecte des informations, nous nous sommes appuyés sur deux types de données. Les données secondaires, essentiellement bibliographiques, ont permis d’avoir une vue panoramique en matière de fistules obstétricales et chroniques, en lien avec la santé sexuelle et reproductive. Les données primaires quant à elles, ont été collectées auprès des porteuses de fistules sélectionnées à partir des fiches de suivi tenues par le chirurgien du CHR de Korhogo pour l’approche quantitative d’une part, et les agents de santé, les OSC et quelques acteurs impliqués dans le projet fistule pour le mode d’observation qualitatif, d’autre part. Toutes les informations collectées auprès des porteuses de fistules chroniques et du personnel de santé ont par la suite, été analysées selon la théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique. Selon Raymond Boudon, cette théorie désigne un paradigme, c’est-à-dire une conception d’ensemble, qui se définit par trois postulats. Le premier pose que tout phénomène social résulte de la combinaison d’actions, de croyances ou d’attitudes individuelles. Selon le deuxième postulat, « comprendre » les actions, croyances et attitudes de l’acteur individuel, c’est en reconstruire le sens qu’elles ont pour lui, ce qui est toujours possible. Quant au troisième postulat, il pose que l’acteur adhère à une croyance ou entreprend une action parce quelle fait sens pour lui, en d’autres termes, que la cause principale des actions, croyances, du sujet réside dans le sens qu’il leur donne, plus précisément dans les raisons qu’il a de les adopter (Boudon R., 2007 ; Loubet B., 2000). Dans le cadre de ce travail, les porteuses de fistules développent chacune de son côté une sorte de résilience individuelle après plusieurs années de vie avec cette maladie honteuse soignée non guérie. D’où l’intérêt de privilégier, l’individualisme méthodologique comme support théorique, pour l’analyser les stratégies de résilience chez ces porteuses de fistule chronique.

1.4. Méthode d’analyse des données

Le traitement des informations s’est fait sur la base, de l’analyse de contenu thématique des témoignages recueillis, qui permet d’établir des catégories significatives à partir des témoignages en procédant à une codification des extraits d’entrevus préalablement retranscrits Cette opération de codage consistait à explorer chaque entretien pour y repérer des nœuds de sens ou segments de propos des enquêtées. Les résultats du codage de chaque entretien pris individuellement ont été mis en commun, à partir d’une analyse transversale que permet la base de données Excel. C’est donc sous ces différentes formes d’unité d’information correspondant à des propos, expressions ou opinions issues des discours transcrits qui sont présentés comme résultats.

2. Résultats

Au sortir de nos enquêtes, il s’avère que les porteuses de fistule inspirent la méfiance. Cette méfiance et le rejet que subissent les victimes de la fistule obstétricale a pour point d’encrage l’ignorance, le manque d’explications ou le mystère entretenu autour de la situation que traversent ces dernières. Alors plusieurs personnes se méfient d’elles. Dans l’imaginaire populaire, on n’ose pas les approcher au risque de se retrouver dans leur situation. Pourtant, de façon générale, la femme occupe une place de choix parce qu’elle donne la vie, ce qui lui confère un statut social particulier dans la société. En lien avec le pays sénoufo, on pourrait comparer la fistuleuse à ‘’un jeune sénoufo qui a perdu son statut de Poro’’. C’est donc l’une des raisons pour lesquelles, les patientes choisissent de résider contre vent et marrée au centre fistule dans l’espoir que l’opération réussisse un jour pour échapper à l’exclusion et aux intrigues de leurs familles respectives. Mais quelles sont donc les caractéristiques sociodémographiques de ces porteuses de fistules chronique ?

2.1. Caractéristiques sociodémographiques des porteuses de fistule chronique

À travers les caractéristiques sociodémographiques, il s’agira de faire la répartition des porteuses de fistule chronique selon l’origine géographique, le niveau d’instruction et la religion.

2.1.1. Répartition des porteuses de fistule chronique selon la localité d’origine

Lors de l’enquête, l’on a eu à interroger des porteuses de fistule chronique venant localités diverses comme indiqué par le graphique ci-dessous.

Source : (Nos enquêtes, 2018)

De ce graphique, l’on remarque que le taux de fistuleuses provenant des localités éloignées de Korhogo, c’est-à-dire Boundiali (Gbon, Madinani), est élevé par rapport aux localités proches de Korhogo. Avec une fréquence de 20% à Napiéledougou et Warraniéné, Pendant que l’on a le double dans la seule localité de Boundiali avec 40%. Cette situation s’explique, selon la fondatrice de l’ONG Yeti par le fait que,

Les porteuses originaires de Boundiali ont eu à faire leurs premières interventions au Mali. C’est seulement à partir des caravanes et l’orientation du projet sur cette maladie en 2011, que les porteuses originaires de Boundiali, victimes d’échecs chirurgicaux ont commencé à migrer vers le centre fistule de Korhogo.

L’éloignement géographique est considéré comme un facteur déterminant dans l’apparition et la chronicité de la fistule obstétricale. Mais qu’en est-il du niveau d’étude ?

2.1.2. Répartition des porteuses de fistule chronique selon le niveau d’étude

Tout comme l’éloignement géographique, le niveau d’étude est aussi considéré comme une des causes de la survenue de la fistule obstétricale en milieu rural. Les victimes, sont pratiquent ignorantes des causes de la fistule obstétricale. Pour elles, c’est l’acte chirurgical qui a été la cause de leur mal et non l’accouchement prolongé sans assistance médicale.

Source : (Nos enquêtes, 2018)

De ce graphique, il ressort que les porteuses de fistule qui font l’objet de cette enquête, sont pour la plupart analphabètes, soit 80% contre seulement 20% pour le niveau primaire. Cela dit, qu’en est-il de l’implication de la variable religion sur la résilience des patientes ?

2.1.3. Répartition des porteuses de fistule chronique selon la religion

Presque toutes les religions présentes dans la localité de Korhogo sont représentées au sein de notre échantillon. Il s’agit entre autres, des musulmans (50%), des chrétiens (30%) et des animistes (9%).

Source : (Nos enquêtes, 2018)

L’enquête de terrain aussi que, les fistuleuses musulmanes pratiquent de moins en moins leur religion parce qu’elles estiment que ce mal les empêche d’exercer les rituels de l’Islam. Dans la mesure où l’urine est considérée comme un symbole d’impureté ou de souillure chez les musulmans. Par conséquent, elles préfèrent ne plus observer ces pratiques. Comme en témoigne une enquêtée par ces termes : « Avec ça là (fistule non guérie), comment tu peux aller prier ? Depuis que j’ai ça je ne vais plus à la mosquée, je préfère rester au centre ici. Puisque j’ai toujours odeur d’urine sur moi ». Contrairement aux musulmanes, les chrétiennes (30%) préfèrent fréquenter les lieux de culte parce qu’elles sont selon elles, « acceptées et soutenues par les pasteurs et les autres fidèles, qui mobilisent des dons tels que des pagnes, savons, riz et bien d’autres produits de consommation à leur endroit ». Ce qui encourage et renforce davantage leur capacité ou processus de résilience. Ainsi, la religion se présente dans ce cas, comme un facteur d’intégration des porteuses de fistules chroniques. Qu’en est-il alors de la situation matrimoniale des porteuses de fistule chronique ?

2.1.4. Répartition des porteuses de fistule selon le statut matrimonial

L’étude a aussi montré que l’une des implications sociales de la fistule obstétricale sur les porteuses chroniques est le divorce et séparation entre conjoints.

Source : (Nos enquêtes, 2018)

Ainsi, 70% des enquêtées sont divorcées contre 20% qui sont mariées. Selon l’enquête de terrain les 20%, le sont encore parce qu’elles sont à leur première intervention chirurgicale. En effet, il ressort de l’enquête que les séparations d’avec les conjoints ou divorces, surviennent très souvent, entre deux et trois échecs de l’intervention chirurgicale et ainsi de suite. Cela est dû au fait que les conjoints perdent souvent espoir et préfèrent se remarier plutôt que de se nourrir toujours d’espoir, comme l’atteste Mme YA porteuse de fistule chronique à travers son propos, « Quand la maladie a commencé, mon mari ne me voyait plus mais quand ça commencer à aller, il venait me voir. Après quand c’est redevenu même chose il est parti et depuis il n’est plus revenu jusqu’ aujourd’hui. »

À la suite des caractéristiques sociodémographiques, analysons le contexte de la prise en charge et les stratégies de résilience post-chirurgicales des porteuses de fistule chronique.

2.2. Contexte de prise en charge et stratégies de résilience post-chirurgicales des porteuses de fistule chronique à Korhogo

2.2.1. Contexte de prise en charge des porteuses de fistule chronique

Les porteuses de fistule chronique rencontrées au centre fistule de Korhogo, ont déjà été opérées au moins une fois. Ces échecs chirurgicaux pourraient s’expliquer selon le chirurgien,

Par l’utilisation de certains objets utilisés par ces porteuses de fistule, surtout avant les premières interventions chirurgicales. Ce qui élargie d’avantage leur fistule. C’est ainsi que la chirurgie se trouve limitée face à ce type de fistule et c’est à juste titre que ce type de fistule est appelée fistule chronique ou fistule de Type Grave (FTG).

D’où la mobilisation collective, à travers l’intervention de plusieurs acteurs sociaux dans le processus de prise en charge de cette pathologie. D’abord l’ONG yeti, à travers, la promotion des droits humains et la santé sexuelle, procède à l’identification des patientes concernées par le projet, à leur formation aux petits métiers et la sensibilisation de masse. Mais chose qu’elle n’arrive toujours pas à assurer convenablement, faute de moyens financiers selon la présidente fondatrice. Ensuite le traitement chirurgical gratuit et la réinsertion sociale des ex-porteuses, interviennent avec l’appui technique de l’Agence Internationale de Coopération Coréenne (KOICA) et le soutien financier du Fond des Nations Unies pour la Population (UNFPA). Sans oublier enfin la clinique juridique et l’Agence Nationale de Développement Rural (ANADER), pour l’identification et l’intégration socio-économiques des patientes opérées guéries, à travers les activités génératrices de revenus. Le repositionnement social et le processus de développement personnel de la porteuse de fistule chronique, objet de rejet et d’exclusion de tout genre, mérite une attention particulière de la part de tous. D’abord au niveau de la patiente, une motivation et un encouragement de soi-même (la patience). Ensuite, les encouragements des agents de santé, les exhortations des guides religieux et leaders communautaires, sans oublier la famille biologique à travers les visites et les appels. L’implication de tous ces acteurs sociaux sur le vécu de la patiente contribuera sans nul doute à sa prise en charge holistique et inclusive.

2.2.2. Stratégies de résilience des porteuses de fistule chronique au centre fistule de Korhogo

Selon le chirurgien chargé du suivi des fistuleuses opérées, les patientes devraient en principe regagner leurs domiciles respectifs après trois semaines d’observation permettant, au chirurgien d’apprécier l’intervention à sa juste valeur, c’est-à-dire constater la réussite ou l’échec de l’acte chirurgical. Malheureusement, après cette période, les patientes refusent de retourner en famille comme le témoigne le chirurgien à travers, « Elles ont fait du centre de prise en charge un village. On leur demande de partir, mais elles refusent. Elles pensent qu’ici, c’est leur maison où bien ?, on est fatigué de ces femmes-là maintenant ». En réplique à ce qui précède, une patiente réagit à son tour, « Mais on va partir où ? On va faire comment ? On s’en fou, si on quitte ici avec çà là, où va aller ? On ne peut pas quitter ». Dans le même ordre d’idées, une autre patiente affirme ceci, « Une fois, ils sont venus nous dire de quitter le centre en mettant tous nos bagages dehors. Certaines ont commencé à pleurer. Mais ne sachant pas où partir, on n’avait pas le choix. Donc on était obligées de rester malgré ces propos frustrants ». Au regard de ce qui précède, il ressort donc que les rapports entre patientes au centre fistule de Korhogo et le personnel de santé ne sont plus au beau fixe. Ce qui entraine bien entendu, des violences verbales et un climat de tension, voire de méfiance entre eux, mettant à mal le processus de prise en charge dans lequel ils sont pourtant tous engagés. Face à cette situation, ces porteuses développent des stratégies comme par exemple, « se protéger avec des morceaux de pagnes », pour exercer plusieurs activités informelles telles que la lessive, la vaisselle dans les ménages, le nettoyage des bureaux et salles hospitalières au CHR de Korhogo, malgré l’incontinence urinaire en vue de se prendre en charge. Ainsi malgré la mauvaise qualité du rapport entre ces femmes porteuses de fistule et le personnel médical, elles arrivent pour la plupart, à subvenir à leurs besoins primaires à travers ces activités qui participent à la prise en charge des besoins primaires. Mais qu’en est-il alors de la perception sociale de l’intervention chirurgicale chez les patientes du centre ?

2.2.3. Vécu et implications sociales de la fistule chez les patientes du centre fistule de Korhogo

Les patientes du centre, dans leur grande majorité affirme que, la fistule obstétricale ou maladie de « pipi », selon le sens nosologique sénoufo, « Survient lors des césariennes, les opérations des chirurgiens serait la cause cette maladie. C’est donc pendant l’opération où à l’accouchement que ce mal est contracté ».

Dans le même ordre d’idées, une patiente du centre s’exprime à travers ce propos, « J’ai déjà subi 5 interventions chirurgicales dont 2 au Mali et 3 à Korhogo …je prends courage, Jusque-là rien, j’attends toujours la guérison. Je partirai d’ici que lorsque je serai guérie définitivement, sinon c’est la honte.»

Pour répondre à cette préoccupation, le personnel de santé pense que, cette situation pourrait s’expliquer par le fait que

Ces porteuses de fistule utilisent certains objets comme moyen thérapeutique qui, sans s’en rendent compte, agrandissent d’avantage leur fistule par leur propre implication. Or la fermeture complète de ce type de fistule nécessite beaucoup d’expertise de la part du chirurgien. C’est alors qu’il se trouve le plus souvent limité face à la chirurgie de ce type de fistule. Il faudra donc renforcer l’éducation pour la santé maternelle avant leur première grossesse. Ce qui pourrait éviter ces types de fistules chroniques. Même une fois contracté après les accouchements prolongés, ces femmes pourront se rendre immédiatement dans les centres de santé.

Dans le même ordre d’idées, un autre chirurgien ajoute ce qui suit :

La complexité des lésions explique le taux élevé d’échecs surtout entre des mains inexpérimentées. Ce qui fait que leur traitement demande énormément l’implication de la patiente elle-même. Il revient ainsi à la patiente de fistule chronique, de s’appuyer sur sa connaissance culturelle et médicale acquise durant sa socialisation jusqu’à l’entame de cette maladie. En témoigne une grande utilisation des morceaux de pagnes, appelé Kodjo et l’implication des produits cosmétique comme le parfum.

Ainsi avec les conseils et assurances des chirurgiens et de certaines ONG, l’intervention chirurgicale même si elle présente encore quelques risques, demeure jusque-là le seul moyen pour guérir de la fistule. En effet, selon ces patientes, il n’y a plus d’autres moyens de guérison de la fistule en dehors de l’acte chirurgical. Dans l’ensemble, les stratégies de résiliences développées par ces patientes permettent de vivre avec la fistule. Ce qui nourrit davantage leur espoir en la guérison à travers l’acte chirurgicale. C’est ainsi que ces porteuses de fistule arrivent à rompre avec le discours de la vulnérabilité et présentent désormais comme des patientes capables de rebondir dans le processus normal d’intégration sociale malgré leur état de morbidité chronique. C’est justement le cas de cette porteuse qui a pu surmonter le choc relatif à l’échec de son opération chirurgicale à travers, « Moi j’ai le courage ou l’espoir en moi, j’espère en la réussite de mon opération un jour. » à une autre patiente d’ajouter : « On est habituées maintenant, on n’a plus peur, on reste toujours dans l’espoir qu’on sera guéries un jour ». En revanche, toutes les potentialités psychologiques développées par les porteuses de fistules chronique les rendent certes invulnérables, voir résilientes à la fistule, mais ne sont pas sans implications sociales. En effet, lorsque l’intervention chirurgicale qui constitue pour elles et pour leur entourage, une opportunité pour retrouver la dignité autrefois bafouée, n’a pas les résultats escomptés, c’est la désillusion totale et la déception surtout chez les malades, entrainant très souvent les divorces et les séparations comme l’atteste Mme MK, porteuse de fistule chronique.

Depuis que j’ai contracté ça et que j’ai opérée sans succès, mon marie m’a abandonnée. On me traite de sorcière dans tout le village. Je ne peux plus y retourner tant que je ne suis pas guérie, c’est pourquoi je suis ici jusqu’à retrouver ma guérison définitive.

Malheureusement, l’odeur des urines qui se dégage des fistuleuses, l’incapacité des conjoints à vivre une vie sexuelle épanouie et les préjugés à leur endroit sont de véritables sources de fragilisation des liens sociaux. Au regard des résultats de cette étude, deux éléments essentiels de discussion semblent importants à interroger d’avantage sous l’éclairage de certains travaux.

3. Discussion

Contrairement aux populations qui ignoraient une possible prise en charge médicale des fistuleuses, le groupe de patientes identifié dans le cadre cette étude, sont désormais convaincues et rassurées que la fistule obstétricale n’est pas un sort, une malédiction, mais plutôt une maladie qui survient lors des césariennes, à l’accouchement. Cette connaissance positionne ces patientes dans une attitude de confiance. L’espoir qui découle de l’efficacité de l’intervention chirurgicale engage ces patientes dans une sorte de résilience afin de vivre avec l’incontinence urinaire. Les porteuses de fistule obstétricale accordent une confiance à l’intervention chirurgicale. En effet, les caravanes d’opération de la fistule sont précédées de sensibilisations le plus souvent, animées par les ex-porteuses de fistules qui ont recouvrée la guérison suite aux interventions chirurgicales (UNFPA, 2014). Ces dernières servent donc de patientes témoins pour attester de l’efficacité du traitement chirurgicale. Ce qui participe à la mobilisation sociale des porteuses qui n’ont pas encore vécues cette expérience autour de cette activité. Ainsi, dans le cas de la fistule à Korhogo, l’intervention chirurgicale demeure pour l’instant le seul recours thérapeutique capable de soulager les patientes, faute de reconversion thérapeutique à ce niveau. En effet, le cas de la fistule chronique n’évoque en aucun cas un autre recours thérapeutique autre que la médecine conventionnelle matérialisée par les chirurgiens. Même si les chirurgiens reconnaissent eux-mêmes que ces types de fistule nécessitent plusieurs interventions chirurgicales. La survenue, la persistance ou l’aggravation d’une fuite des urines après cure de fistules uro-génitales est vécue comme un échec par la patiente et est souvent cause de handicap au même titre que la fistule qui peut imposer le choix d’un traitement chirurgical particulier. Ainsi, les fistules uro-génitales ne représentent pas une maladie mortelle mais constituent un véritable handicap pour les femmes qui en souffrent pour mener une vie socioculturelle et économique normale, généralement exclues des activités courantes de la société (Ballo, 2005). En lien avec les représentations de la maladie et de la santé, (Lagou et al. 2016), proposent en revanche, une approche holistique, c’est-à-dire une diversité d’itinéraire thérapeutique face aux différentes morbidités des ivoiriens. C’est justement dans cette perspective que les plantes médicinales telles que, le Lamiacée a été énuméré par les patientes pour le traitement de la fistule dans la commune d’Abidjan. Ce qui n’est malheureusement pas le cas dans la localité de Korhogo où les feux de brousses et le changement climatique sont, à la base de la disparition de certaines espèces végétales autrefois utilisées, pour faciliter l’accouchement chez les jeunes filles ayant les bassins rétrécis souvent considérés comme facteurs de risque de fistule obstétricale. La présence des patientes au centre fistule se justifie non seulement par la fragilisation des liens sociaux surtout conjugaux, suite à l’échec de l’intervention chirurgicale, mais aussi et surtout par la force des liens qu’elles entretiennent désormais dans le centre entre malades. Ces différentes réalités sociales donnent de nouveau, du courage et la force à ces malades de fistule chroniques et les obligent désormais à vivre de nouveau ensemble. Ainsi, le fait que ces femmes se retrouvent dans un même espace, le centre fistule d’accueil, participe énormément à la construction des liens affectifs et sociaux dont elles ne bénéficiaient pas au paravent (Kouakou, 2013). Mais cette apparente cohésion sociale et quiétude n’est malheureusement pas sans implications sociales pour les patientes. En effet, celles-ci sont très souvent la cible du personnel de santé notamment les chirurgiens à travers des propos désobligeants et frustrants. Dès lors, ces porteuses de fistule sont désormais obligées de développer des stratégies de résilience, malgré l’incontinence urinaire. Cette façon de continuer de résider dans le centre malgré toutes les intrigues, devient alors une opportunité pour ces patientes non seulement, pour se prendre en charge mais aussi et surtout une occasion de réadaptation sociale en vue d’une éventuelle réinsertion socio-économique. L’insertion économique des patientes guéries et pas encore guéries, s’est faite avec les ressources mobilisées à partir des liens sociaux établies avec la population locale. La prise en charge sociale est donc assurée par ces patientes et les dons de la communauté locale. Il existe donc une construction sociale des patientes de fistule chronique à partir de la mobilisation des liens sociaux (Abouo et al. 2017).

Conclusion

Ce travail permet de conclure que La résilience sociale se présente comme une alliée précieuse dans le processus de réinsertion socio-économique des patientes de fistule, dans la prise en charge globale. La somme du soutien psychosocial et socio-économique favorise donc la résilience du malade. La résilience semble alors s’imposer comme la mise en évidence de facteurs de protection psychologiques et/ou environnementaux, permettant de s’adapter positivement, en dépit d’un contexte de vie particulièrement difficile. L’intervention chirurgicale gratuite constitue à présent le seul moyen efficace du traitement de la fistule obstétricale. Malgré cette efficacité, certaines patientes sont condamnées à vivre avec ce handicap tout le reste de leur vie en développe des stratégies de résilience post chirurgicale. Les efforts des décideurs et partenaires au développement doivent donc être renforcés par la mise en place, en plus des caravanes d’interventions chirurgicales gratuites, de programmes d’insertion cohérents et générateurs de revenus pour aider ces femmes.

Références bibliographiques

ABOU M. et al, 2017, Réinsertion socio-économique des ex-porteuses de fistules obstétricales de Korhogo. Mémoire de fin de cycle INFAS Korhogo.

BALLO N, 2005, Incontinence urinaire post cure de fistule vésico-vaginale : à propos de 38 cas. Université de Bamako.

BOUDON R, 2007, Essais sur la théorie générale de la rationalité, Paris.

DJADDA A, 2016, Les pesanteurs socioculturelles et comportementales des fistules obstétricales. Mémoire de maitrise, Dakar.

LAGOU M. et al, 2016, « Fistules obstétricales dans le district d’Abidjan, Côte d’Ivoire : niveau de connaissance et plantes utilisées traditionnellement dans le traitement. » International Journal of Biological and Chemical Sciences, 10 (3).

LOUBET B., 2000, Introduction aux méthodes des sciences sociales, Toulouse, PRIVAT.

KOUAKOU J. N., 2013, Représentation sociale de la ménopause et construction identitaire chez les femmes en milieu urbain. Mémoire de Master 1, Abidjan-Cocody.

OMS, 2014, Mortalité maternelle. Aide-mémoire N°348.

UNFPA, 2014, Étude socio-anthropologique sur les fistules obstétricales en Côte d’Ivoire.

LA POLITIQUE DE COMMUNICATION DE LA CAISSE NATIONALE  DE PRÉVOYANCE SOCIALE SUR LE PAYEMENT DES COTISATIONS SOCIALES DES TRAVAILLEURS DU SECTEUR PRIVÉ                       DE CÔTE D’IVOIRE

Claude Koré BALLY

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

ballyclaudekore@gmail.com

Résumé :

Notreétude en relevant le rôle que la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale joue dans la prise en compte des besoins sociaux des travailleurs dans le privé ivoirien, s’est intéressé à évaluer la politique du système de recouvrement des cotisations. La méthode utilisée pour cet article est le choix raisonné. Le choix des communes et entreprises s’est fait à partir des statistiques que nous avons reçues de la CNPS au cours de l’étude documentaire. A l’issu de nos entretiens il ressort que le marché de l’emploi devient rare, c’est pourquoi, la CNPS œuvre pour une prise en charge des réalités de ses travailleurs à travers une politique managériale orientée vers ses employés.

Mots clés : Communication, Cotisations sociales, Politique, Politique de communication, Prévoyance sociale.

Abstract :

Our study, noting the role that the National Social Welfare Fund plays in taking into account the social needs of workers in the Ivorian private sector, looked at evaluating the policy of the system of collecting contributions. The method used for this article is reasoned choice. The choice of municipalities and businesses was based on the statistics we received from the CNPS (National Social Welfare Fund during the literature study). From the end of our interviews it appears that the job market is becoming scarce, which is why the CNPS works to take charge of the realities of its workers through a managerial policy geared towards its employees.

Keywords : Communication, Communication Policy, Politics, Social contributions, Social Security.

Introduction

En Côte d’Ivoire, tout employeur est tenu de s’affilier à la Caisse nationale de prévoyance sociale et d’y faire procéder à l’immatriculation de ses salariés (BIT, 1983). Le travailleur indépendant pour sa part ou toute personne exerçant une activité professionnelle qui n’est pas soumise à l’obligation d’être assuré au titre de l’assurance accidents du travail-maladie professionnelle, peut néanmoins s’assurer volontairement contre ce risque. L’assuré pourra alors bénéficier de la plupart des prestations d’accidents du travail offertes par la CNPS (Loi n°99-476 du 02 août 1999). Les prestations servies par la CNPS sont financées par les cotisations des employeurs et des salariés. Le calcul de ces cotisations tient compte de l’assiette des cotisations, des taux de cotisations applicables et des salaires planchers et plafond. En Côte d’Ivoire, le régime de sécurité sociale se veut un régime de solidarité selon lequel les paiements effectués aux bénéficiaires s’appuient essentiellement sur les cotisations sociales prélevées sur les salaires des travailleurs en activité (Loi n°99-477 du 02 août 1999). Malheureusement, force est de constater que les cotisations ne couvrent pas les paiements à effectuer. Situation due en partie à la précarité de l’économie du fait de la fermeture des entreprises liée à la crise sociopolitique que traverse le pays. Par ailleurs, il existe des employeurs véreux qui s’acquittent difficilement de leurs cotisations ou qui ne versent pas à la CNPS les prélevées sur les salaires des employés (Traore A. M., 2010). Ces quelques facteurs contribuent à entraîner un déficit des branches. Face à ce déficit, des études actuarielles démontrent la nécessité de la mise en place d’une réforme pour un équilibre de toutes les branches, particulièrement celle de l’assurance vieillesse dont les paiements au titre de l’année 2010, se sont élevés à 81383589767 de francs CFA contre 65414458621 de francs CFA de cotisations encaissées (Doc. Bureau DRH. CNPS. Plateau). Pour redonner du souffle à la branche retraite, une réforme est en vigueur depuis le 11 janvier 2012, date de sa signature par le Président de la République de Côte d’Ivoire. Par la réforme, le taux de cotisation de la retraite est passé de 8% à 12% puis en janvier 2013, à 14% dont 55% sont à la charge de l’employeur et 45% à la charge du travailleur (Site officiel de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale, 2012). Outre cette réforme, ne faut-il pas repenser le système de recouvrement des cotisations, puisque ce sont celles-ci qui garantissent la pérennité de la sécurité sociale. D’où l’intérêt de notre thème : La politique de communication de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale sur le payement des cotisations sociales des travailleurs du secteur privé de Côte d’Ivoire. Ce sujet qui a un intérêt tant économique, que social nous conduira à l’analyse du système de recouvrement, et de celle de la politique de communication qui l’accompagne.

1. Méthodologie

Deux méthodes, l’analyse stratégique et la théorie des besoins ont été appliquées à ce travail.En ce qui concerne le lieu de notre recherche, nous avons axé notre étude sur la ville d’Abidjan, en raison de la concentration des entreprises dans cette zone du pays.  Il nous a été physiquement impossible d’étendre notre enquête à toute la ville d’Abidjan, c’est pourquoi nous avons limité notre étude aux Communes de Cocody, Treichville, Koumassi, Plateau. Le choix de l’espace de notre enquête dans ces communes est motivé par la forte présence des entreprises légalement constituées et déclarées à la CNPS, dans cette zone d’Abidjan. L’état que nous avons reçu des services de la CNPS nous a révélé qu’au titre des entreprises déclarées en 2010 à la CNPS, la commune de Cocody en compte 6.512; Treichville 3.010, Koumassi 4.386 et le Plateau 2.190.La population enquêtée se compose exclusivement de personnes morales déclarées à la CNPS en raison du sujet qui traite du recouvrement des cotisations sociales. Cette population se subdivise en deux catégories. La première catégorie se compose des entreprises de moins de vingt (20) salariés et la deuxième catégorie, des entreprises de plus de vingt (20) salariés. Nous faisons cette subdivision en raison du délai de paiement qui diffère selon le nombre de salariés conformément aux dispositions du code de prévoyance sociale. En effet, les entreprises de moins de vingt salariés paient les cotisations dues mensuellement chaque trimestre alors que les entreprises de plus de vingt salariés les paient mensuellement.L’étude qualitative nous permettra de comprendre les raisons qui freinent les employeurs à payer leurs cotisations. Pour mener notre étude, nous avons administré un guide d’entretien aux chefs du personnel et aux personnes ressources désignées par les sociétés visitées.Dans le cadre de l’étude, nous avons défini l’échantillon à 100 entreprises en raison de notre impossibilité à parcourir toutes les entreprises de la ville d’Abidjan.La technique utilisée pour l’étude est le choix raisonné (N’da P., 2002). Le choix des communes et entreprises s’est fait à partir des statistiques que nous avons reçues de la CNPS au cours de l’étude documentaire. Le sujet de l’étude étant des personnes morales, et ayant circonscrit l’étude à la zone d’Abidjan, nous avons retenu les communes qui ont le plus grand nombre d’entreprises déclarées en 2010. Il s’agit des communes de Cocody avec 6.512, Treichville : 3.010, Koumassi : 4,386 et le plateau : 2.190. Ayant défini la taille de l’échantillon à 100, ce qui revient à 100 questionnaires, l’administration desdits questionnaires a été faite proportionnellement à raison d’un quart par commune, soit 25 questionnaires par commune.

2. Présentation et interprétation des résultats

2.1. Résultat de l’étude documentaire

L’étude documentaire nous a révélé l’importance du problème du financement de la sécurité sociale à travers les rapports produits par l’AISS à la suite des travaux des caisses de sécurité sociale d’Afrique francophone sur la question recouvrement des cotisations sociales. Les rapports de la DEX de la CNPS nous ont présenté l’insuffisance des ressources devant assurer la pérennité du système de sécurité sociale en Côte d’Ivoire, notamment la branche retraite qui présente un déficit au titre de l’année 2010. Car les cotisations encaissées au titre de la branche retraite ne couvrent pas le montant des pensions à payer. En ce qui concerne la communication sur le recouvrement, les rapports d’activités de la cellule communication et les différents plans de communication analysés nous ont présenté peu d’actions consacrées à la sensibilisation sur les cotisations sociales au regard des objectifs à atteindre ; à l’analyse des documents auxquels nous avons eu accès, nous avons constaté l’inexistence d’étude qualitative menée pour comprendre les motivations et les freins des employeurs relativement au paiement des cotisations. En ce qui concerne l’organisation du personnel en interne pour le recouvrement, l’étude documentaire nous a révélé que chaque agence dispose d’un contrôleur d’exploitation et d’un service recouvrement. Selon la procédure légale, c’est le contrôleur qui est habilité à se rendre en entreprise pour procéder à un contrôle en matière de recouvrement. Ce seul contrôleur se retrouvant dans l’impossibilité physique de parcourir toutes les entreprises de la zone de compétence de l’agence, est souvent aidé dans le recouvrement par des gestionnaires d’exploitation du service recouvrement. Cette situation indique une insuffisance de moyens humains. 

2.2. Résultat thématique de l’étude qualitative

Les présents résultats sont ceux des guides d’entretien administrés dans le cadre de la réalisation de notre étude. L’objectif étant de mesurer les motivations profondes liées aux freins observés pour le paiement des cotisations, le guide d’entretien s’est adressé aux responsables d’entreprises. Sur le terrain, les entretiens n’ont malheureusement pas été tous administrés aux premiers responsables des entreprises, nous avons été reçus selon les entreprises par des responsables en charge de la gestion du personnel (Olivier de Sardan J.O., 368 p.).

Thème 1 : la sécurité sociale

Du rôle de la sécurité sociale dans la société ivoirienne, la majorité des enquêtés l’a circonscrit aux actions sociales du gouvernement ou des organisations non gouvernementales. La question de la sécurité sociale est donc méconnue et doit pour ce faire bénéficier d’actions de promotions.

Thème 2 : la déclaration de travailleurs à la CNPS

De la question de la déclaration des travailleurs, la majorité des enquêtés a reconnu l’importance de la déclaration des travailleurs à la CNPS, quand bien même, certains aient reconnu ne pas déclarer la totalité des travailleurs au motif que cela augmenterait les cotisations à payer.

Thème 3 : le financement des prestations

Les cotisations sociales ont été citées comme le moyen de financement des prestations. Ce qui nous permet d’affirmer que les enquêtés sont conscients dans une certaine mesure de la place importante qu’occupent les cotisations pour la pérennité de la sécurité sociale.

Thème 4 : la promotion de la réglementation relative aux cotisations sociales

La faiblesse de la promotion de la règlementation relative aux cotisations sociales a été soulignée par la majorité des enquêtés.

Thème 5 : la sensibilisation au paiement des cotisations

Selon les enquêtés, le manque de rappel des cotisations influence leur promptitude à s’acquitter de leurs cotisations sociales contrairement aux cotisations fiscales.

3. Proposition de politique de communication

3.1. Diagnostique

Pour poser diagnostic, nous allons procéder à l’analyse du micro environ et du macro environnement de la CNPS.

3.1.2. Le microenvironnement de la CNPS

Le microenvironnement est constitué de tous les éléments internes à l’entreprise susceptibles d’influencer le rendement de celle-ci. L’institution a la possibilité d’exerce un contrôle sur ces éléments. Le micro environnement est composé des acteurs intervenant dans l’entourage immédiat de l’entreprise : concurrents : fournisseurs, intermédiaire, clientèle ; état et divers types de publies. Dans le cas de la CNPS, son microenvironnement est composé de ses clients. Ses fournisseurs et ses concurrents. Nous allons procéder par analyse dans un tableau en termes de forces et de faiblesses.

3.1. 3. Le macro environnement de la CNPS

Le macro-environnement est l’étude de tous les éléments qui entourent l’entreprise.il est composé de six dimensions : la démographie, l’économie, les ressources naturelles, la technologie, le dispositif  politico-légal et le contexte culturel. Ainsi, il peut être analyse selon l’environnement politique, économique technologique, légal et social culturel. Nous allons procéder par analyse dans un tableau en termes d’opportunités et menaces. Ces dernières tiennent compte de l’environnement, politique, économique, technologique, légal et socioculturel.

3.2. Problème à résoudre

Les études révèlent un déficit de communication sur le recouvrement. De ce fait, il s’impose une sensibilisation des employeurs sur la question du paiement des cotisations sociales.

3.2.1. Politique de communication sur le paiement des cotisations sociales

Avant de proposer notre politique de communication liée au paiement des cotisations sociales, nous tenons à préciser que la CNPS mène des actions pour booster le recouvrement, même si cette sensibilisation est jugée insuffisante par les enquêtés (Marie-H.W., 2009). Par ailleurs, l’élaboration d’une politique peut aboutir à l’élaboration d’une stratégie de communication. La stratégie de communication ne faisant pas l’objet de notre étude au regard de la spécificité de notre thème. Nous nous sommes limités à la proposition d’une politique de communication sur le paiement des cotisations sociales.

3.2.2. Politique de communication menée par la CNPS

Nos études documentaires nous ont permis de ressortir un plan de communication sur l’appui au recouvrement menée par la cellule communication de la CNPS. Le plan présente trois périodes ponctuelles pendant lesquelles les employeurs sont sensibilisés avec de l’acuité, ce qui voudrait dire qu’au long de l’année, il y a des actions menées à certains niveaux par les agences, bien entendu ces actions sont des actions hors-média. Il s’agit essentiellement de rencontres périodiques avec les employeurs et de l’organisation de journées portes ouvertes périodiques dénommées « journée de l’employeur ». Cette journée qui a lieu une fois l’an par agence est généralement initiée par le Directeur de l’agence. Ce sont les agences déconcentrées, à l’intérieur du pays qui l’organisent en général. En ce qui concerne les médias, la communication de la CNPS se fait chaque trimestre. Ainsi, un support de la télévision et un support de la presse écrite sont utilisés. Un communiqué est donc diffusé sur les antennes de la première chaîne de la télévision nationale pendant cinq jours au maximum, et deux parutions d’un communiqué sont faites dans le quotidien « Fraternité-Matin ». En ce qui concerne l’autre volet des actions hors-média, des courriers de relance sont envoyés aux groupements socio-professionnels et il est procédé à l’affichage du communiqué dans toutes les agences CNPS. Ce sont les actions qui marquent la communication autour du paiement des cotisations sociales. Pour en venir à notre proposition, nous disons que suite à l’étude que nous avons menée, il ressort que la définition d’une politique claire de communication sur le recouvrement s’impose à la CNPS. D’une manière globale, la politique proposée vise au premier volet, une implication en interne, ce qui induit des actions initiées par la Direction Générale de la CNPS à l’endroit de son personnel. En second volet, il est question de présenter la politique à mener à l’extérieur, particulièrement auprès des employeurs.

3.2.3. Politique de communication à mener par la Direction Générale en faveur de son personnel

Pour réussir la communication à l’externe, nous pensons qu’il nous est impossible d’exclure le personnel, qui prend une part active dans la mise en œuvre de la politique de communication externe. En effet, c’est le personnel qui est en contact direct avec les employeurs, il participe à véhiculer l’image de l’institution. Pour que ce personnel participe pleinement à cette politique de recouvrement, il lui faut détenir plusieurs éléments à savoir la motivation, les moyens matériels, les moyens humains, la formation, éléments qui doivent être initiés par la Direction Générale (Kotler et D., 1997).

3.2.4. Politique de communication à l’endroit des employeurs

En ce qui concerne la politique à l’endroit employeurs, nous avons défini notre politique autour de trois principaux objectifs de communication, que sont : faire connaitre, faire aimer acheter. Ces objectifs concerneront la politique à mener à l’externe. Les moyens à utiliser pour mener cette politique seront brassage des actions médias et des actions hors-média.

Conclusion

Pour pallier aux insuffisances de la CNPS, nous avons élaboré une politique de communication basée d’une part, sur l’information des employeurs sur leurs droits et devoirs, sur la création d’une culture civique et, d’autre part une politique de communication en interne en direction du personnel chargé du recouvrement pour l’amélioration de l’accueil. La politique en interne s’adresse également à la direction générale de la CNPS, qui est habilitée à motiver le personnel, et à renforcer les moyens humains et matériels et à améliorer l’organisation du service recouvrement dans les agences.La politique externe à l’endroit des employeurs que nous proposons s’appuie sur trois objectifs de communication à savoir le « faire connaître », le « faire aimer » et le « faire acheter ». Pour atteindre ces objectifs, notre politique repose sur des actions medias et hors medias. Soulignons que nos propositions viennent en appui de la politique déjà menée par la CNPS. Pour atteindre l’objectif « faire connaître », il s’agira de mener des actions de sensibilisation pour faire connaître la sécurité sociale, mettre à la disposition des employeurs les informations relatives aux prestations et au recouvrement. Il s’agira également d’expliquer le bien fondé du payement des cotisations et associer cette sensibilisation à un concept que nous avons dénommé « Entreprise citoyenne ». Les medias choisis sont la télévision, la presse écrite et l’internet et en hors media, il s’agit essentiellement d’actions terrains événementielles. L’objectif « faire aimer » s’appuie essentiellement sur la communication sur l’image. Nous avons basé notre politique sur l’accueil physique réservé à l’employeur à l’agence CNPS, la mise à disposition « zzd’informations fiables dans des délais raisonnables. Pour le volet de la mise à disposition d’informations, le site internet est le média leader que nous avons proposé compte tenu de la cible de communication principale composée d’employeurs. Pour répondre à l’objectif « faire acheter », nous avons opté pour une campagne de sensibilisation pour un changement de comportement. L’objectif sera de convaincre l’employeur du bien-fondé des cotisations et montrer le bénéfice rattaché au paiement des cotisations à travers un média leader, la télévision. Nous pensons que la politique proposée en ajout ou à la réorientation des actions déjà menées par la CNPS, permettront d’apporter un appui considérable au recouvrement dont de meilleurs résultats contribueront à garantir le bon fonctionnement de la sécurité sociale en Côte d’Ivoire.

Références bibliographiques

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CROZIER Michel et FRIEDBERG Erhard, 1977, L’acteur et le système, Paris, Seuil.

KOTLER & Dubois, 1997, Marketing management, Paris, Publi-Union Editions, 9ème Edition.

N’CHO Francis Innocent, Mémoire DESCOM, 2005, Contribution des relations publiques à l’amélioration de l’image de marque d’une entreprise : cas de la Poste de Côte d’Ivoire, ISTC.

N’DA Paul, 2002, Méthodologie de la recherche, EDUCI.

Le Nouveau Petit Robert, 2010.

Loi n°99-476 du 02 août 1999 portant définition et organisation des Institutions de Prévoyance Sociale.

Loi n°99-477 du 02 août 1999 portant modification du code de Prévoyance Sociale.

OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, 2008, Louvain-La-Neuve, Academia-Bruylant, 368 p.

WESTPHALEN Marie-Hélène, 2009, Communicator, 5ème Edition, Paris, Dunod.

Site officiel de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale, Janvier 2012.

TALLA Mafeussom, Mémoire DESCOM, 2005, Impact de la Campagne institutionnelle de Côte d’Ivoire Télécom sur la cible grand public, ISTC.

TRAORE Adama Moussa, 2010, Sur la route de la sécurité sociale, Rabat-Maroc, Afrique Challenge Editions.

ROMAN AFRICAIN CONTEMPORAIN FRANCOPHONE ET NOUVEAU ROMAN : DE LA SIMILARITÉ POÉTIQUE Ā L’IMPOSTURE CRITIQUE

Taïgba Guillaume ROUDÉ

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

roudeguill@gmail.com

Résumé :

La prose africaine francophone est fille du roman français. Si, en revanche, ses premières moutures sont foncièrement archétypiques du romanesque balzacien, à partir des années soixante éclore un roman africain nouveau à la faveur de la dynamique de renouvellement thématique et esthétique qui s’est emparée des champs littéraires africains. Depuis, les observateurs des littératures africaines ne cessent de relever de nouvelles poétiques dans les créations romanesques africaines contemporaines. Ces nombreuses innovations esthétiques, qui s’inspirent, soit des offrandes du langage et des mœurs populaires, soit des ressources littéraires orales, ou, qui sont simplement œuvres de l’imagination créatrice des écrivains eux-mêmes, ne peuvent pourtant qu’autoriser des assimilations, somme toute abusives, du roman africain nouveau au Nouveau Roman français. Ces occurrences ne sauraient, par ailleurs, corrompre ni la nature, ni la fonction réalistes du roman africain.

Mots clés : Nouveau Roman, premières moutures, prose africaine, renouvellement thématique et esthétique, roman africain nouveau, romanesque balzacien.

Abstract :

African prose is the daughter of the frenche novel. If on the other hand its first drafts are fundamentally archetypal of balzaciaan fiction, from thesixties will hatch a newAfrican novel in favor of the dynamics of thematic and aesthetic renewal that seized the Africn literary fields. Since then, observers of African literatures have been releasing new poetics in contemporary African fiction. These many aesthetics innovations, which are inspired by offerings of language and populalar masses, oral literary resources, or which are simply works of the creative imagination of the writers themselves, can only allow the assiulation of the African novel of the new form to new French novel. These Occurences, on the other hand, can not corrupt either the nature or the realistic function of the African novel.

Keywords : New Novel. first drafts, African prose, thematic and aesthetic renewal, African novel of the new form, balzacian fiction.

Introduction

Le Nouveau Roman renvoie au mouvement littéraire qui s’attacha entre 1950 et 1975 à remettre en question les canons esthétiques qui définissaient et régissaient la pratique du genre romanesque. Entre autres innovations, les initiateurs du mouvement refusaient un certain réalisme de convention hérité de Balzac et de ses épigones. Le Nouveau Roman qu’ils promouvaient se définissait, en apparence, comme une œuvre sans contenu : ni intrigue, ni personnage, ni espace, cætera, cætera ; une sorte d’anti-roman qui entendait se donner pour objectif que lui-même, qui n’avait de préoccupation que la mise à nu des mécanismes par lesquels il s’engendre et se raconter ; de fonction que la relation du récit de sa propre création.

Depuis sa naissance, le roman africain est incontestablement lié à la prose française, l’imitant de manière impressionnante en certains de ses aspects canoniques. Inscrite dans un processus de renouvellement et de recréation esthétique, la mouture postcoloniale de l’œuvre africaine est ainsi identifiée sans réserve au Nouveau Roman français par certains critiques. Selon Gérard da Sylva[30], Philip Amangoua Atcha (2011, p. 11), par exemple, le roman africain contemporain serait, plus encore, l’illustration parfaite du Nouveau Roman en ce qu’il rompt à la fois avec le modèle réaliste balzacien, le style naturaliste zolien, ainsi qu’avec la manière des premiers auteurs noirs qui cultivaient « la biographie romancée, la stylisation des contes et le roman engagé dans la lutte anti-colonialiste ».

Peut-on, cependant, parler vraiment de Nouveau Roman s’agissant du roman africain contemporain, alors que des critiques littéraires, non des moindre d’ailleurs, persistent encore aujourd’hui à ne tenir le Nouveau Roman que pour un néfaste et éphémère phénomène de littérature, que comme une de ces vaines expériences d’avant-garde littéraires vides de toute créativité authentique et sans réel intérêt au final ? Le roman africain francophone contemporain est peut-être en quête d’une sorte de renouvellement esthétique dans l’élan du Nouveau Roman. La présente contribution, pour sa part, entend somme toute distinguer l’œuvre africaine du roman rebelle qu’à l’occasion d’un colloque en 1971 actaient Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, Claude Ollier, Robert Pinget, Jean Ricardou, Nathalie Sarraute et Claude Simon.

1. Ā la source du nouveau roman

Le Nouveau Roman peut se définir avec Philippe Forest (1991, p. 209) comme le fait littéraire de l’aventure à la fois collective et individuelle de quelques théoriciens et/ou écrivains français qui, par la mise en œuvre d’un certain nombre de techniques, et en s’appuyant sur bien d’aspects scripturaux et l’expérience similaire de certains textes, par exemple de Pierre Faye, Philippe Sollers, Samuel Beckett et de Marguerite Duras, ont entrepris une remise en cause profonde et une transformation totale du genre romanesque.

La première caractéristique du Nouveau Roman consistait à désavouer la poétique romanesque d’inspiration réaliste ou naturaliste qui dominait la tradition littéraire française. Il n’était plus question de faire du Balzac ou du Zola ; c’est-à-dire de raconter une histoire, de faire vivre des personnages, de décrire leurs milieux aux déterminismes multiples, etc. ; ce qui semblait être l’unique tâche du romancier à l’époque. Les théoriciens et écrivains du Nouveau Roman fondèrent ainsi leurs œuvres sur le refus des formes passées.

S’il peut paraître absurde de regrouper tant d’artistes, aussi différents les uns des autres par leurs théories individuelles que du point de vue de leurs œuvres somme toute personnalisées, la démarche votive commune des laudateurs du Nouveau Roman est orientée vers l’expérimentation de nouvelles esthétiques romanesques dont les œuvres de Balzac, de Zola et autres, ne sont plus les modèles. Leur passion créatrice s’inspire davantage d’écrivains et de littératures autres que français ; James Joyce inspire Michel Butor, William Faulkner influence les œuvres de Claude Simon, quand le style romanesque de Franz Kafka est le modèle d’Alain Robbe-Grillet, de même que celui de Virginia Woolf l’est pour Nathalie Sarraute. Il s’en faut de beaucoup pour rendre ces exemples exhaustifs, l’étude cite juste quelques-uns des cas les plus pertinents de cette littérature qui entendait s’affirmer et s’élaborer en opposition à la conception traditionnelle du roman français.

De cette opposition aux formes et aux fonctions romanesques traditionnelles, la critique retiendra essentiellement l’image d’« une école du refus »[31] ; refus de l’histoire et de l’intrigue, du personnage et de l’espace, du temps et autres figurations analogiques du réel. Bref, refus de tout ce qui constituait les prodromes des formes anciennes du roman, surtout du « vieux réalisme balzacien », suivant l’expression de Michel Raymond (1981, p. 241). L’auteur du Roman depuis la révolution parle ainsi du Nouveau Roman comme d’une « volonté de découvrir des formes neuves mieux adaptées à la sensibilité de notre temps ». Selon le critique, « il y a au fond de la plupart des proclamations du Nouveau Roman, l’idée que la littérature vit de renouvellement, de remise en question ; qu’il faut explorer des voies nouvelles, qu’il faut, à tout le moins, aller plus loin dans des voies déjà ouvertes par Joyce, Dostoïevsky ou Kafka », (Ibidem). Michel Raymond conclut que le Nouveau Roman se définit par l’école du refus, mais aussi et surtout comme une entreprise de recherche, une sorte de laboratoire du roman à venir.

Né également de la contestation des formes traditionnelles du genre, de l’expression d’une crise créationniste après les indépendances, le roman africain contemporain est aussi une sorte de littérature de laboratoire qui exprime de nouvelles écritures. Ces créations nouvelles, même au nom de quelques éléments archétypiques, s’inscrivent-elles, en revanche, dans la démarche épistémique et dans la configuration fonctionnelle du Nouveau Roman ? Les nouvelles écritures romanesques africaines d’expression française se démarquent-elles véritablement aujourd’hui de la voie réaliste ? Diffèrent-elles fondamentalement des modèles inspirés de Balzac, Zola, Maupassant…qui donnèrent au roman africain ses premières œuvres majeurs avec Mongo Béti, Sembene Ousmane, Ferdinand Oyono, Cheikh Hamidou Kane, Camara Laye et autres ? Les nouvelles moutures du roman africain francophone s’inspirent-elles, à l’instar du Nouveau Roman, de modèles extérieurs ? Le roman africain francophone contemporain ne serait-il pas, a contrario, une expérience à part entière qui, elle, tente le pari de nouvelles scriptions par le biais des ressources littéraires traditionnelles locales foisonnant, par exemple, dans les créations de Maurice Bandaman, de Werewere Liking, Jean-Marie Adiaffi, Sony Labou Tansi et autres ? Peut-on, en définitive, raisonnablement parler de « Nouveau Roman » africain ou doit-on préférer à ce terme aux traits marqués, l’expression, sans doute plus juste, de roman africain nouveau, dans la mesure où les caractères singuliers des œuvres ou d’un genre donné fonctionnent toujours à titre de censures à des assimilations parfois trop faciles ?

2. Le roman africain contemporain d’expression française : une utopie poétique du nouveau roman

Avec Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la seconde génération, le béninois Séwanou Dabla constate « l’avènement d’un nouveau roman africain (…) qui rompt à la fois avec la manière des premiers auteurs noirs et avec le modèle balzacien (…), tenant en même temps du Nouveau Roman occidental »[32].

Les lecteurs du roman africain francophone peuvent effectivement observer, dans les récentes moutures de l’œuvre, des mutations rhématiques et thématiques notables qui témoignent éloquemment d’une réelle quête d’esthétiques nouvelles de la part des romanciers contemporains. Pour eux, le roman africain traditionnel, par excellence lieux d’habitudes fictionnelles et stylistiques, est « désormais trop étroit pour accueillir l’ampleur de leurs nouveaux discours », ainsi que les nouvelles pratiques scripturales qu’ils entendent expérimenter. Il ne s’agit plus de cultiver, comme dans l’ancienne version, des faits-divers ou populaires, des récits inspirés de l’autobiographie, la linéarité discursive de témoignages rapportés, des tableaux manichéens opposant constamment l’enfer de la vie moderne citadine à l’éden de la mythique ou légendaire existence villageoise, l’indexation des langues occidentales inadéquates à exprimer des réalités qui leur sont étrangères. Il ne s’agit absolument plus de mettre en récit des personnages focalisateurs construits sur le modèle des héros autour desquels sont bâtis les récits épiques ou autre contes traditionnels, ni de peindre uniquement des espaces socio-référentiels, ancrages des faits fictionnalisés, etc. L’esthétique de la prose africaine nouvelle se veut, dorénavant, une poétique dont l’essence s’enracine exclusivement dans la tradition orale, se détermine par « l’oralité-existence », des points de vue géographique et culturel. Selon Mohammadou Kane (1977, p. 270), chez ces néo-romanciers africains qui entendent se situer bien au-delà du mouvement de la Négritude, la conscience aiguë de l’originalité culturelle précède ainsi celle des droits politiques. Nora-Alexandra Kazi-Tani renchérit cette observation qui affirme, elle aussi, que les éléments déterminatifs, affectifs, psychologiques, tonals, rythmiques, voire ritualistes, de la culture orale sont, certes, sous-jacents à de nombreux textes littéraires d’origine africaine, mais dans le roman africain contemporain particulièrement, la présence effective de l’oralité est si féconde qu’elle augure d’une écriture originale, d’une sorte d’oraliture inédite, fondée sur la transgression volontaire de la frontière entre l’oral et l’écrit par les romanciers africains depuis véritablement Violent était le vent de Charles Nokan et Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma.

L’oraliture qui, au début de l’aventure romanesque africaine, ne participait, parfois que d’un « effet exotique », d’autres fois d’une « revendication politique », ou d’une expression « de la différence culturelle », est à présent source d’une véritable littérarité, de bouleversements et de remises en cause des catégories esthétiques autrefois dominantes ; elle est devenue source d’inspiration d’un passionnant travail sur de nouveaux signifiants, motivation d’une recherche de valeurs littéraires nouvelles.

Devenue sa caractéristique majeure, l’oralité du roman africain de ces derniers temps aiguise ainsi l’intérêt de nombreuses études critiques. C’est, par exemple, le cas de Roman africain et esthétique du conte, dans lequel l’auteur, Ehora Effo Clément montre, à l’analyse d’un large éventail de romans africains produits de 1950 à 2000, comment dans une sorte d’hybridité, certains procédés de  l’écriture du roman et de l’esthétique du conte se rencontrent, se côtoient, s’affrontent ou s’emboîtent, et, au final, produisent dans l’œuvre romanesque africaine contemporain, une nouvelle et riche écriture prise dans « le jeu intertextuel de l’oral et de l’écrit », pour employer l’expression  de Nora-Alexandra Kazi-Tani.

Roman africain de langue française au carrefour de l’écrit et de l’oral est entre autre l’étude critique de cette autre auteure qui, elle aussi, rend compte de ce qu’elle appelle également, à la suite d’Alioun Tine, « l’oralité feinte » ; à savoir, l’ensemble des emprunts du genre romanesque africain au champ de l’oralité et la manière dont, absorbée et transformée par l’écriture, cette « oralité feinte » lui confère « un son nouveau », (1995, p. 21).

Le travail de Nora-Alexandra Kazi-Tani, qui porte sur un corpus de vingt-neuf romans africains se déployant sur une période de trente ans depuis les indépendances, évoque ainsi les emprunts du roman africain postcolonial et contemporain aux codes narratifs, rhétoriques, symboliques, etc., des littératures orales. Des emprunts qui produisent dans l’œuvre une sorte de « métissage de codes habituellement incompatibles », y transposent « la vision du monde spécifiquement africain » et l’enrichissent en participant, au final, de la fameuse « métamorphose des contenus », devenue la caractéristique remarquable du roman africain nouveau. L’étude souligne, en d’autres termes, « les topoï du roman africain (…) qui, (désormais), apparaissent comme des écarts par rapport aux formes canoniques du roman classique », selon les dires de l’auteure.

C’est aussi, sans doute, ces nouvelles données littéraires qui de plus en plus sonnent l’épiphanie du roman africain dans ses moutures actuelles que valorise l’œuvre critique de Séwanou Dabla, Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la seconde génération. Dans son étude (1986, p. 13), le critique rappelle d’abord qu’avant l’accession de la majorité des états africain à la souveraineté nationale, le roman africain était un lieu d’habitudes ; habitudes thématiques, habitudes stylistiques. Du point de vue thématique, les romans africains avaient surtout pour sujets,

a) La reconstitution, volontiers nostalgique, de cette Afrique-là, ce monde qui s’effondre… b)La contestation des thèses colonialistes affirmant que les Noirs jamais n’avaient rien inventé, rien créé, rien écrit, rien sculpté, ni peint, ni chanté… c) La révolte contre le fait colonial, présentée à travers le conflit de cultures ou de génération ou encore sous forme de condamnation explicite comme celles à laquelle nous ont habitués les romans de Mongo Béti ou de Sembène ousmane.

Il ajoute, s’agissant de leur aspect formel ou architectonique, que le style de ces ces œuvres faisait, pour l’essentiel, écho à une unicité rhématique au point même qu’elles donnaient l’impression de n’avoir guère su se différentier les unes des autres, bien malgré l’originalité affichée par chacun des romanciers africains de cette époque dans leur quête d’objectivation du réel. Selon Sewanou Dabla (Idem, p. 14), en d’autres termes,

hors mis les ouvres de quelques auteurs, le roman africain (…) fut, dans son ensemble, le lieu du règne de l’habitude. Habitudes thématiques, mais stylistiques aussi. (…) Même les écrivains que nous désignons comme originaux, dans un champ littéraire trop vite marqué du sceau de la permanence, n’ont pas toujours su créer un style dont la fraîcheur s’allierait à la recherche dans la composition narrative.

Le critique conclut qu’il en résulta un dépérissement, puis une crise de création que, fort heureusement, suppléèrent de nouvelles vocations romanesques après 1960. « Au lendemain des indépendances africaines, en effet, aucune crise ne semblait (ainsi) entamer le dynamisme d’une prose qui élargissait à la fois son public et l’éventail de ses productions », affirme à propos Séwanou Dabla. Montrer les nouvelles tendances littéraires dans le roman africain, évaluer dans l’œuvre (un corpus de plus d’une dizaine de romans notamment) l’ampleur de la nouveauté esthétique a constitué ainsi l’hypothèse de l’étude critique du béninois, autour de la métamorphose du genre. Et le critique de faire le constat de ce que « la vérité du changement qui semble avoir débuté timidement, vers les années 1960 s’est affirmée de plus en plus pour finalement s’installer dans cette manière de stabilité », (Idem, p. 243). Les principes essentiels, les modalités caractéristiques de la novation retenus par l’étude portent sur le renouvèlement thématique autour de la notion d’éclectisme culturel, sur l’authenticité de la description et la redéfinition de ses fonctions. Ils portent également sur l’usage volontaire de l’oralité comme essence de création ; sur la « violence du message » illustrant un monde devenu lui-même violent. La nouveauté littéraire est aussi relative à la mise en texte d’« histoire romanesques démultipliées et plus denses, moins anecdotiques », à la « composition d’œuvres moins figées, plus complexes », à la culture de « narrations habilement adaptées au sujets romanesques », d’«un temps romanesque désormais en rupture avec la chronologie » ; à l’avènement de « personnages avec une plus grande profondeur psychologique et une liberté parfois scandaleuse », enfin, à la romanisation de la forme, du souffle et de l’image du verset biblique.

Bien que d’admirables études, à l’instar de celles évoquées ici, aient ainsi montré le caractère dorénavant novateur et original de la prose africaine contemporaine, bien qu’elles affirment de plus en plus et de manière convaincante qu’aujourd’hui dans cette œuvre, l’écriture se fait « signe et symbole, univers de correspondances », il n’en demeure pas moins abusif, peut-être-même inconvenant de confondre le roman africain contemporain, à la recherche d’esthétiques nouvelles, avec le Nouveau Roman français.

Le Nouveau Roman français, pour insister sur ce fait, a été un ensemble de théories éphémères sur le genre romanesque, qui font allusion « à la promotion du visuel, à l’assassinat de l’objet classique, à la qualification spatiale et non analogique » ; d’initiatives théoricistes qui ventaient les vertus d’un néo-réalisme réduisant « le monde à sa pure apparence », débarrassant « les choses de leur cœur romantique »[33].

Chez Alain Robbe-Grillet[34], en réalité, l’objet, si important dans le romanesque réaliste, est « donné comme l’élément brute d’un contenu mental », pour reprendre une expression de Michel Raimond (Op. cit., p. 242) ; c’est-à-dire que le romancier, en un certain sens, écrit plutôt le roman de ce qui se passe dans l’esprit et non celui des contextes qui environnent et influencent l’esprit. Son nouveau roman brise également les cadres traditionnelles de l’espace et du temps qui soumettaient l’œuvre à l’écoulement progressif à l’image de la vie humaine. Chez lui se note la reproduction sans cesse d’images obsédantes avec les déformations qu’elles peuvent subir dans l’espace intérieur de l’esprit où elles se déploient. Le roman de Robbe-Grillet, à l’exemple totalement illustratif de La jalouse, est en quelque sorte l’œuvre de l’analyse des contenus mentaux, de la subjectivité d’une conscience percevante, et en définitive, d’un art de la fascination. Dans la perspective robbe-grilletienne, le Nouveau Roman ne se situe plus, comme le soutient justement Michel Raimond (Idem, 243), « sur le chemin qui va de la réalité à son reflet, mais sur celui qui va d’une création à une lecture. Il n’y a plus, pour le lecteur, un destin à assumer dans l’imaginaire (comme d’ordinaire dans le romanesque dix-neuviémiste), mais un envoûtement à subir ».

Par le biais de la fascination, en d’autres termes, le Nouveau Roman n’est pas fondé sur la vraisemblance classique du réalisme, sur la fameuse conformité au réel, mais sur des procédés de suggestion, sur une certaine autoréférentialité. Le roman, affirmait Robbe-Grillet, ne devait plus être comme pouvait le prétendre Stendhal en sa célèbre formule, « un miroir que l’on promène le long d’un chemin ». Selon le critique, dorénavant, raconter est devenu proprement impossible, de même que mettre en scène des personnages ou des lieux, serait une activité dérisoire. Le roman n’aura plus pour fonction de proposer aux lecteurs une image du monde extérieur en adéquation avec des notions telles la vérité, la beauté, l’amour, la fidélité, la jalousie, la gredinerie, l’adultère, etc., des notions inspirées aux romanciers par des faits-divers de la société réelle, à partir desquelles il fallait absolument juger de l’importance de l’écrivain et de la qualité de son œuvre. Ā cette époque, en effet, la littérature et l’art ne devenaient processus historiques que monnayant l’expérience de ceux qui accueillent les œuvres littéraires et en jouissent, qui de la sorte les reconnaissent ou les rejettent, les choisissent ou les oublient » pouvait dire Jean Starobinski, préfaçant Pour une esthétique de la réception de Hans Robert Jauss (1978, p. 11).

Le Nouveau Roman se veut une pure création imaginaire de l’écriture, une construction formelle qui dénie intrigue, personnage, espace, temps, voire « la figure du destinataire et celle de la réception de l’œuvre elle-même », pour reprendre les termes de Hans Robert Jauss (Idem, p. 13). Il est une construction surtout par laquelle l’écriture cesse d’être un instrument pour devenir une fin en soi dans laquelle, du reste, l’imaginaire, essentiellement, affirme ses droits sur la relation d’une histoire qui copierait avec plus ou moins d’adresse et de réussite, la vie réelle telle qu’elle. Dans ce contexte, ce que les critiques littéraires, à la suite de l’école formaliste de Constance et des études de Hans Robert Jauss notamment (Op. cit.), peuvent aussi appeler l’horizon d’attente du Nouveau Roman, doit être envisagé autrement.

Depuis l’époque de Balzac déjà, argumente le groupe des esthètes du Nouveaux Roman, le monde, avec le développement de l’industrie et l’avènement de la classe bourgeoise, a perdu sa totale stabilité et l’ordre qui le définissait. Le monde contemporain est maintenant celui du vacillement des vérités, de l’éclatement des sens, de l’érosion des individus, etc. Impossible d’écrire des œuvres romanesques témoignant d’un monde en mutation perpétuelle, dont le sens social échappe à l’art. C’est sans doute dans ce conteste qu’il faudrait peut-être comprendre les propos suivants d’Alain Robbe-Grillet (1963, p. 78), le « Breton » du Nouveau Roman : « Les significations du monde (…) ne sont plus que partielles, provisoires, contradictoires même, et toujours contestées. Comment l’œuvre d’art pourrait-elle prétendre illustrer une signification connue d’avance, quelle qu’elle soit ? ».

Les valeurs auxquelles devra donc prétendre le Nouveau Roman ne doivent plus être produites par des descriptions psychologiques ; elles doivent référer à une entreprise d’envoûtement par laquelle le romancier impose à ses lecteurs un contenu mental sans nécessité de le faire par des personnages intermédiaires ou interposés. Le genre romanesque, en général, « doit se faire fragmentaire, s’éclater en morceaux que l’écriture juxtapose en puzzle », une sorte de réponse au désordre frappant du réel.

Les néo-romanciers doivent plus que jamais se laisser puissamment influencer par l’esthétique romantique des débuts du genre, l’époque où le roman était considéré comme œuvre d’art originale, où il portait le sceau authentique d’une création du « moi profond », selon Proust. Leurs écritures doivent se rappeler l’époque où les notion cardinales d’« imaginaire » et de « conscience » fondaient ensemble une conception idéaliste des sujets romanesques, en ce que l’œuvre, comme l’écrit Georges Poulet (1971, p. 307), donnait accès « aux structures inaltérables du cogito original » de l’écrivain, à « l’univers singulier de l’auteur ».

C’est bien dans ce type d’effervescence esthétique et littéraire que se sont, de manière générale, inscrites presque toutes les œuvres de Michel Butor, de Claude Simon, de Nathalie Sarraute[35] et des autres laudateurs du Nouveau Roman ; des textes soutenus, en plus, par des ouvrages critiques ou théoriques célèbres. IL n’en est rien véritablement du roman africain au point de substituer l’une des œuvres à l’autre. 

Il est vrai que les tenants du Nouveau Roman exposaient leurs différentes théories littéraires qui condamnaient les formes et fonctions anciennes du « vieux réalisme balzacien », tel que semble se déterminer les nouveaux romanciers africains, de l’avis de certains observateurs de leurs œuvres. Le roman africain, malgré sa quête de renouveau esthétique, n’a jamais renoncé à être le miroir de la société, à instruire le peuple sur les réalités de son temps, à lui proposer des vues rationnelles et des projets de développement social de mondes cohérents, harmonieux et paisibles. S’il demeure indéniable que le roman africain contemporain est avant tout une œuvre de fiction, il faut aussi admettre qu’il s’agit d’un séraphique roman réaliste dix-neuviémiste ; c’est-à-dire, une œuvre romanesque qui « propose à son lecteur, d’un même mouvement, le plaisir du récit de fiction, et, tantôt de manière explicite, tantôt de manière implicite, un discours sur le monde. », pour reprendre les termes d’une définition du roman réaliste par Henri Mitterand, (1980, p. 5).

La naissance du roman africain contemporain de langue française répond aussi de l’expression consciente d’une crise du genre qui couvait déjà à partir des années soixante. Le roman africain contemporain n’est pas pour autant uniquement qu’un exercice littéraire avec pour ambition d’expérimenter l’absence de tout sujet dans le récit, de refuser la notion du personnage au détriment du concept de l’objet, occurrence centrale qui a fait du Nouveau Roman un problème d’ordre purement et essentiellement esthétique, alors que la prose africaine contemporaine continue, nolan volent, de tenir d’une problématique psychologique et sociale a l’instar du roman réaliste dix-neuviémiste.

L’œuvre africaine se veut et encore pour longtemps, une docufiction qui s’inspire toujours des réalités sociales. Parfois même, elle se proclame un récit entièrement vrai, vécu par des personnes réelles. Le roman africain est une œuvre d’art à appréhender comme une production déterminée pour une cause. Il ne souscrit pas au mythe esthético-romantique de la subjectivité profondément singulière de l’écrivain créateur, tel que développé par les producteurs du Nouveau Roman. Le roman africain est, de tous les temps, une œuvre de fiction qui constate et explique des faits et des vies réels. Contrairement aux ambitions du Nouveau Roman, la prose africaine est une œuvre qui expérimente la vision du monde des Africains en tant que réalité absolument vécue, même si c’est au gré de moyens proprement littéraires utilisés par l’écrivain pour s’exprimer.

Cette œuvre écrite pour faire agir les Africains, qui met en avant des stratégies de provocation des lecteurs appelés à réagir contre ou pour les réalités mises en fiction, ne peut aucunement se faire « refus » de personnage, de l’espace ni du temps, catégories romanesques essentielles pour une œuvre réaliste, tel le roman africain. Selon Henri Mitterand (Idem, p. 194) en d’autres circonstances, l’évocation d’un nom réel de personne, d’une époque vécue, d’un lieu avéré dans un récit, voire la simple évocation d’un fait-divers historiquement vrai « proclame l’authenticité de l’aventure par une sorte de reflet métonymique qui court-circuite la suspicion du lecteur : puisque le lieu, (les personnages, l’époque, etc., sont) vrais, tout ce qui lui est contigu, associé, est vrai ». Cela quand bien même une catégorie textuelle tel l’espace serait par son caractère dramatique une matrice de l’extraordinaire dans le domaine exceptionnel de fiction littéraire.

Ā quelques exceptions près donc, tous les signes verbaux du roman africain situent l’énoncé de l’œuvre dans un espace et un temps réels avec des faits et personnages référentiels, très souvent communs au romancier et à son lecteur, l’un et l’autre partageant le même univers de références. Ici, a contrario de ce qui a court dans le Nouveau Roman, le romancier africain ne soumet pas ses lecteurs à une subjectivité quelconque, bien que l’acte d’écriture et/ou le choix d’une forme d’écriture relève souvent de la stricte liberté de l’écrivain. Le romancier africain ne peut se contenter d’un pseudo-réalisme, crédo du Nouveau Roman qui n’a fait que mettre en scène des personnages, des individus anonymes, psychologiquement déchirés, qui aux prises avec la mort ou l’obsession tentent de recoller les morceaux épars de leur conscience éclatée.

Malgré toute cette différence manifeste, certains critiques littéraires ne s’embarrassent toujours pas d’assimiler le roman africain contemporain au Nouveau Roman en se satisfaisant de commentaires approximatifs[36] ou, au motif que « toute œuvre artistique est traversée et déterminée par ses relations avec d’autres œuvres, tant sur le plan formel que sur le plan thématique », tel que le prétend Josias Semujanga, (1999, p. 7). Il est possible de repérer et de considérer de nombreuses séries textuelles des romans africains contemporains que des aspects esthétiques semblent inscrire dans la perspective poétique innovante du Nouveau Roman. Assimiler les deux œuvres à une poétique identique ne relève-t-il pas simplement d’une illusion littéraire ? Pourquoi, d’ailleurs certains critiques africains s’obstinent-ils à identifier le roman africain contemporain, une œuvre débordante de vie, au Nouveau Roman, rideau de fumée disparu depuis des décennies déjà, remplacé entre temps par le Nouveau Nouveau Roman[37]? Serait-ce une façon de programmer aussi la mort prochaine du roman africain comme Brunetière et ses acolytes proclamèrent sana raison la mort et célébrèrent les funérailles du roman réaliste vers la fin du dix-neuvième siècle ?

Même la notion de recherche qui, par exemple, caractérise le Nouveau Roman et le roman africain contemporain ne se perçoit pas du tout d’un même point de vue esthétique. Si dans les deux cas, la recherche consiste pour le romancier à entreprendre le renouvèlement des formes du récit, le Nouveau Roman est, avant tout, une série d’aventures esthétiques à la recherche de l’œuvre, elle-même, en tant qu’objet esthétique qui s’accomplit au fur et à mesure qu’« il se cherche », qu’il se construit. Michel Butor parlait ainsi du Nouveau Roman comme d’une activité permanente de recherche engagée à explorer différentes directions esthétiques. Dans le roman africain, au contraire, la notion de recherche esthétique ne consiste pas à s’attaquer aux fondamentaux du roman, genre littéraire. Elle porte, surtout, sur l’enrichissement polymorphique de l’œuvre qui puise aux ressources des récits oraux, qui exploite des situations référentielles de la vie socio-culturelle africaine moderne ou traditionnelle.

Jean-Pierre Makouta Mboukou, (1980, p. 7), affirmait qu’il ne connait pas « d’oppression plus placide, ni plus insidieuse que l’oppression de l’esprit par l’esprit » ; qu’il n’en connait pas « qui soit plus aliénante, ni plus déshumanisante. Elle a pour cible la culture, elle opère par la culture. Et lorsqu’on la démasque, il est presque toujours trop tard ». Pour cette raison essentiellement, selon le critique, « les cultures des minorités (celles des peuples africains, notamment) doivent veiller, toute la vie durant, pour éviter d’être phagocytées par les cultures majoritaires, et d’être prises sous le drapeau de la prétendue culture universelle » qui, pour, n’est, en réalité, que «la forme d’assimilation la plus captieuse de toutes ». C’est surtout dans cette optique qu’il faut voir et comprendre la démarche votive des romanciers africains qui de plus en plus, créent des œuvres à partir de la spécificité des littératures et des traditions orales africaines, siège de leurs cultures à préserver. Il est peut-être bon pour la critique littéraire africaine particulièrement, de méditer la pensée suivante de Makouta Mboukou (Idem, p. 7) à propos d’études identifiant sans intérêt les littératures africaines, en général, et noires d’expression française, en particulier, aux textes occidentaux :

La littérature négro-africaine d’expression française a toujours été l’une des voies les plus appropriées et les plus disponibles pour permettre l’accession aux diverses cultures de l’Afrique Noire. Si les écrivains négro-africains ont, au cours des décennies, tout mis en œuvre pour que celle-ci ne s’assimile à l’Occident, et demeure elle-même, tout en cherchant, en même temps, le vrai dialogue avec les autres sociétés humaines, il est aujourd’hui impérieux que la critique consacrée à nos textes ne s’assimile pas à la critique occidentale, afin que soit mise en lumière et sauvegardée la profonde originalité qui les distinguent réellement.

Conclusion

Le siècle d’Or du roman français semble bien être le XIXe, au cours duquel Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, notamment, donnèrent au genre ses lettres de noblesse. Au début du XXe siècle, cependant, un désir de changement des mentalités, une certaine crise du roman réaliste/naturaliste, l’influence de “grands étrangers”, suscitent en France la naissance d’un nouveau public, de nouvelles attentes littéraires, et donc aussi de nouvelles conceptions de l’art romanesque. Les règles de la narration et les notions classiques de structures formelles vont ainsi connaitre des bouleversements bruyants : la critique littéraire enregistre la naissance du Nouveau Roman. Toutes les initiatives ou tentatives de renouvellement du genre romanesque, en revanche, relèvent-elles systématiquement du Nouveau Roman ? Dans le cadre spécifique du roman africain contemporains, la présente étude a bien voulu faire observer l’emploi abusif du concept de Nouveau Roman par certains critiques à l’instar de Gérard da Sylva et de Philip Amangoua Atcha, plus haut cités. Elle montre, pour l’essentiel, que le roman africain a enregistré une certaine évolution genrologique, des transformations structurelles et thématiques notables. L’étude souligne, cependant, que les nouvelles moutures du genre, qui s’inspirent à foison de la littérature orale, ne sauraient en nul cas participer de l’effervescence esthétique du Nouveau Roman français des années soixante. Exprimé, en effet, à travers des manifestes, des interviews, des comptes rendus, des commentaires ou des séries de théories, l’objectif majeur de l’œuvre française était surtout d’être un roman autre que les vieux balzaciens, zoliens, etc., modèles honorés, et sans doute pour longtemps encore, par le roman africain.

Références bibliographiques

AMANGOUA Atcha Philip, 2011, La création romanesque chez Williams Sassine, Paris, Éditions L’Harmattan.

BARTHES Roland, 1966, Critique et vérité, Paris, Éditions du Seuil.

BORGOMANO Madeleine et RAVOU Rallo Elisabeth, 1995, La littérature française du XXe siècle, Paris, Armand Colin.

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[1] Les Pharisiens étaient des adversaires intransigeants des Sadducéens. Leur secte exigeait la stricte observance des rites, stigmatisait tout compromis, tout relâchement sur ce plan. Ils se montraient si fanatiquement attachés à la lettre du judaïsme que la moindre tentative de reformer la loi ne pouvait que susciter, chez eux, une énergique opposition. Les Sadducéens s’élevaient contre l’observation trop pointilleuse des prescriptions du rituel, penchaient vers les contacts avec la culture hellénique et se mirent à prêcher, par la suite, l’établissement de rapports avec les autorités romaines.

[2] Néologisme fait à partir du nom Montaigne.

[3] Montaigne (2002, p. 112) affirme : « Nature peut tout et fait tout. Les boiteux sont malpropres aux exercices du corps ; et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses ; les bâtardes et vulgaires sont indignes de la philosophie ». Du reste, les enfants de guerriers d’esclaves, supposés aptes aux exercices du corps et aux travaux manuels dans la République de Platon et dans la Politique d’Aristote sont présentés dans l’essai De l’incommodité de la grandeur, comme des esprits ineptes et mal nés.

[4] À treize ans, Montaigne estime son éducation scolaire achevée ; il quitte le collège pour devenir désormais son propre maître et son propre élève. Il estime n’y avoir cueilli aucun fruit à mettre à son compte. Sur ce point, Zweig écrit (1982, p. 50) : « Les bons maîtres furent incapables de donner au garçon obstiné cette éducation libérale, bien que parmi eux on trouvait des humanistes distingués et mêmes renommés. Ainsi, il prendra congé de son école sans gratitude ».

[5] Dans Du pédantisme, Montaigne note à ce propos (2002, p. 108) : « Comme les plantes s’étouffent de trop d’humidité, et les lampes de trop d’huile, aussi l’action de l’esprit par trop d’études et de matière ».

[6] Dans l’essai De l’Institution des enfants (2002, p. 116), il note : « Je n’ai dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Sénèque, où je puise comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse ».

[7] L’apologie de l’ignorance en philosophie est l’objet de l’essai De la présomption. Montaigne y note : « La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat notre présomption et vanité, quand elle reconnait de bonne foi son irrésolution, sa faiblesse et son ignorance. Il me semble que la mère nourrice des plus fausses opinions, et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soi » (2002, p. 464).

[8] Ce terme semble être au cœur de la pensée benjaminienne, surtout, pour insister sur son le caractère ambivalent dans son rapport avec les œuvres d’art. 

[9] Le fait de présenter l’aura sous cette forme revient à dire que cette valeur, bien au-delà des productions artistique, enveloppe aussi les autres espèces de la nature puisque chaque élément dégage à bien des égards un halo de sacralité.

[10] Ce qualificatif extrait de La querelle de l’art contemporain de JIMENEZ, Marc exprime le fort taux de marchandisation constaté dans presque tous les domaines de l’activité humaine depuis la forte industrialisation du monde, 2005, p. 115.

[11] On appelle élite dans le cadre de cette étude, toutes les personnes initiées (privilégiées) pour consulter les œuvres d’art avant leur phase de multiplication à grande échelle.

[12] Par caractéristique essentielle de la science, nous entendons ce qui fait la particularité de la science ; autrement dit, ce qui la définit et qui est, par conséquent, à l’origine de son progrès.

[13] Pour plus de détails, voir M. Nguimbi, 2016, pp. 25-29.

[14]« I believe, however, that Kuhn is mistaken when he suggests that what he calls ‘normal’ science is normal. » (K. Popper,1970, p. 53).

[15] Les guillemets traduisent ici le refus de Popper de souscrire à la normalité de la science normale.

[16] Le réalisme scientifique chez Popper est la conviction selon laquelle il existe une réalité en soi de laquelle la science se rapproche à travers différentes théories.

[17] « What is genuily scientific for Kuhn is hardly science for Popper, and what is genuily scientific for Popper is hardly science for Kuhn. » (J. Watkins ,1970, p. 29).

[18] « Frameworks must be lived with and explored before they can be broken. » (T. S. Kuhn, 1970, p. 242).

[19] Colloque organisé par le Cercle Camerounais de Philosophie (CERCAPHI) à l’Université Yaoundé 1 du 21 au 22 novembre 2013.

[20] Ces trois modalités du progrès sont à retrouver dans La science et les sciences, Paris, PUF, 2è édition, 1995, p. 111

[21] Le paradigme peut désigner une théorie ou un ensemble de théories, de règles ou de principes formant une discipline ou une matrice disciplinaire dans laquelle s’inscrivent les chercheurs dans la recherche de la vérité.

[22] L’Age de la science a d’abord désigné le titre d’une revue philosophique co-fondée par Granger et Vuillemin en 1968 et repris par Granger en 1988 pour désigner les faits majeurs de l’histoire récente de la science. Parmi ces découvertes, Granger souligne entre autres : en 1928 la découverte de la pénicilline par Fleming, confirmée et développée en 1947 par celle de la chloromycétine. En 1969, l’alunissage des Américains et en 1970 l’envoi de la sonde soviétique Luna sur la Lune ont été les temps forts de l’exploration spatiale qui a apporté de nombreuses découvertes sur la structure de l’univers avec beaucoup de retombées techniques sur la science.

[23] Ces différents schémas traduisant l’évolution de la connaissance scientifique sont à retrouver dans La Connaissance Objective, p. 367.

[24] Un saut quantique est une expression que nous empruntons de la physique et qui désigne un changement brusque et instantané de l’état d’un système quantique. Nous assimilons cette expression à des décisions précipitées et sans un temps maximum de délibération.

[25]« … la prospective n’est pas une science toute faite pour prévoir exactement l’avenir, mais (…) une méthode de pensée et d’action pour cet avenir avec une finalité humaine. Bref, la prospective est un humanisme du XXIè siècle. » Léopold Sédar Senghor, « Chacun de nous est métis à sa façon ou l’université Gaston Berger » (1975) in Liberté 5. Le dialogue des cultures, Paris, Seuil, 1993, p. 49

[26] L’expression « Trente Glorieuses » désigne la période de forte croissance économique qu’ont connu entre 1945 et 1973 (plutôt 28 ans) une grande majorité des pays développés, principalement les pays membres de l’OCDE.

[27] Des réseaux régionaux d’acteurs de la société civile apparaissent progressivement pour favoriser des approches régionales de la migration (Mercosur, Mékong, Sahel) et des espaces comme les Forums Sociaux constituent des rendez-vous forts pour faire progresser des dynamiques de réseaux autour de la promotion d’une citoyenneté universelle et des formes alternatives de gouvernance des migrations.

[28] Femmes atteintes de fistule

[29] Capitale économique de la Cote d’Ivoire

[30] Préfacier de Les nouvelle écritures africaines de Swanou Dabla (1986, p. 7 à 10).

[31] Employée par Michel Raimond, l’expression fait partie des termes clés au cœur du dénat polémique autour de la spécificité du Nouveau Roman. Pour certains critiques, il s’agit d’une école du refus de tout, pour d’autres, le nouveau roman est un laboratoire de renouveau esthétique.

[32] Le constat est fait en filigrane dans les lignes de la quatrième de couverture de l’ouvrage. L’étude résume ici la quintessence du constat.

[33] Les termes entre guillemets sont empruntés à Roland Barthes, commentant en 1954 dans son article « La littérature objective » les Gommes d’Alain Robbe-Grillet.

[34] Véritable vulgarisateur du mouvement avant-gardiste que surtout l’article, « Une voie pour le roman futur », paru en 1956 dans Nouvelle Revue Française, devrait consacrer comme un des meilleurs théoriciens du Nouveau Roman. Pour le reste, les points de vue du critique sur le phénomène du Nouveau Roman sont réunis dans son essai intitulé Pour un Nouveau Roman, dans lequel l’auteur explique que le roman balzacien, Balzac est le repoussoir qu’il s’est notamment choisi, repose sur toute une série de notion surannées que le Nouveau Roman propose de remettre en question.

[35] Nathalie Sarraute chez qui, plus encore, « le personnage de roman (devait désormais) être privé du double soutien, à la fois en lui du romancier et du lecteur, qui (dans le vieux roman) le faisait tenir débout, solidement d’aplomb, portant sur ses larges épaules tout le poids de l’histoire », (1956, p. 71).

[36] Ā l’exemple de Philip Amangoua Atcha (2011, p. 11), qui croit juste de compare le roman africain contemporain au Nouveau Roman en reprenant les termes de Jean Ricardou, le critique qualifiant le Nouveau Roman non comme « l’écriture d’une aventure, mais comme l’aventure d’une écriture » (1971, p. 3).

[37] Au début des années soixante, en effet, le Nouveau Roman connait une transformation radicale sous l’influence d’écrivains plus jeunes, tel Jean Ricardou. Le Nouveau Roman donna ainsi naissance au Nouveau Nouveau Roman, ainsi que les critiques de l’époque nommèrent cette autre œuvre.

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