Volume XI – Numéro 21A Juin 2021 ISSN : 2313-7908N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016 |
PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES
Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines
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ISSN : 2313-7908
N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016
ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES
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Prof. N’Dri Marcel KOUASSI, Professeur des Universités, Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA
Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA
COMITÉ DE LECTURE
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COMITÉ DE RÉDACTION
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Dr Alexis KOFFI KOFFI, Maître-Assistant
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Dr. Lucien BIAGNÉ, Maître de Conférences
Dr. Nicolas Kolotioloma YEO, Maître-Assistant
Secrétaire de rédaction : Dr. Blé Sylvère KOUAHO, Maître de Conférences
Trésorier : Dr. Grégoire TRAORÉ, Maître de Conférences
Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités
1. Averroès, un Aufklärer au cœur du Moyen Âge ?,
Alain Casimir ZONGO ……………………………………………….………….…….1
2. Comprendre l’éducation naturelle rousseauiste pour la rendre utile,
Nayala Lacina TUO ……………………………………………………………..…..22
3. La mobilité sociale en Afrique, une alternative à l’immigration clandestine. lecture kantienne,
Salif YÉO ……………………………………………………..…………………….….44
4. Note musicale, révélation de l’identité d’un peuple chez Arthur SCHOPENHAUER »,
Konan Lazard KOUADIO ……………………………………………….…..…..….62
5. Popper au secours de Kant,
Kpa Yao Raoul KOUASSI ……………………………………………..…….…..….79
6. Perceptions des peuples et politique antisexiste : l’ontologie à la rescousse de l’égalité des genres en Afrique,
Baba Hamed OUATTARA ………………………………..……….…..….…….…101
7. L’« ethnicisation » de l’État en Afrique : une entrave à la vie sociopolitique et à l’avènement d’une nation,
Christian LOAJEMBÉ, Dieudonné VAÏDJİKÉ ………………………….…….120
LIGNE ÉDITORIALE
L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.
Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?
Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.
Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.
Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.
Le comité de rédaction
AVERROÈS, Un aufklÄrer au cœur du Moyen Âge ?
Alain Casimir ZONGO
Université Norbert ZONGO (Burkina Faso)
Résumé :
Au Moyen-âge, période qui fut méjugé par rapport à l’antiquité et à la modernité, il y a eu de grandes figures de la pensée au point que certains critiques ou historiens de la philosophie ont inventé le concept de « Lumières médiévales ». La préoccupation essentielle dans le présent article est de savoir si Averroès, philosophe du 12ème siècle, peut être, malgré la distance historique et culturelle qui le sépare du 18ème siècle, considéré comme un Aufklärer. Dans notre réflexion nous montrons que le penseur de Cordoue symbolise une audace de la raison, un refus du dogmatisme et une volonté d’excellence humaine qui sont des traits marquants de la philosophie des Lumières. En exigeant une analyse interprétative du texte sacré et en désessentialisant l’appartenance religieuse, il est un penseur décisif dans la volonté d’ouverture et de modernisation de l’islam et il offre des perspectives pour l’époque contemporaine prise dans des convulsions religieuses tragiques.
Mots-clés : Interprétation, islam, Lumières, moyen-âge, raison, religion, tolérance.
Abstract :
In the Middle ages, a period that has been misjudged in relation with antiquity and modernity, there were great figures of thought to such an extent that some critics and historians of philosophy invented the concept of « medieval Enlightenment ». The main concern in the current document is to know if Averroes, a philosopher of the 12th century can be, despite the historical and cultural distance separating him from the 18th century, considered as an Aufklärer. In our reflection we are showing that the thinker of Cordoue symbolizes an audacity of Reason, a refusal of dogmatism and a will of human excellence which are the main characteristics of the philosophy of Enlightenment. Demanding an interpretative analysis of the sacred text and disessentializing religious belonging, he is decisive thinker in the will of opening and modernizing Islam and he offers perspectives to the contemporary era caught in tragic religious convulsions.
Keywords : Enlightenment, interpretation, islam, Middle ages, reason, religion, tolerance.
Introduction
L’intitulé du présent article est de prime abord provocateur, voire paradoxal : moyen-âge rime de manière classique non pas avec Aufklärung, à savoir Lumières ou Enluminement, mais plutôt avec Dunkelheit ou Obskurantismus, c’est-à-direténèbres ou obscurantisme.[1]. L’époque est l’objet de clichés délavés mais très accentués, véhiculés souvent par des figures de renom tel que le poète Pétrarque ou Voltaire[2]. Certains ouvrages récents se font l’écho du regard peu favorable sur cet arc de temps, pourtant de près de dix siècles. Dans A world lit only by fire, W. Manchester (1992) déplore une période marquée par un manque d’esprit et une anarchie indescriptible[3]. C. Freeman dans The closing of the European mind : the rise of faith and the fall of reason (2003)y voit un repoussoir du progrès des sciences[4]. Mais ces approches dédaigneuses qui appréhendent le Moyen-âge comme une époque sale et ténébreuse sont aussi simplistes, simplificatrices que caricaturales. Il a porté des penseurs d’une stature imposante qui ont été des événements intellectuels, des personnalités comparables, de par leur courage et fidélité à l’esprit philosophique, aux philosophes des Lumières. En vue de contribuer à rendre justice à cette époque, nous avons choisi d’articuler notre propos sur Averroès dont le nom arabe est Abu’l Walïd Muhammad ibn Ahmad ibn Rushd[5], une figure du 12ème siècle que nous considérons, au regard de ce que nous percevons dans ses intuitions et son profil intellectuel comme un homo novus et même comme déjà un Aufklärer avant la lettre. Mais une telle affirmation ne pourrait-elle pas être perçue comme un geste artificiel d’imposition de ce philosophe au mépris des catégories historiques ? Le fait qu’il ait été considéré comme commentateur d’Aristote ne peut-il pas apparaître comme contraire à l’emblème du rationalisme dont est porteur l’Aufklärer ? La crispation et la peur suscitées par le pouvoir politico-religieux almohade et certaines lectures rigoristes ou dogmatiques du Coran eurent-elles raison du philosophe qui avança alors totalement soumis et non pas seulement masqué ? Dit autrement, ces aspects du contexte socio-historique dans lequel évolua Averroès ont-ils été un corset trop pesant pour la liberté de pensée qui détermine fondamentalement l’Aufklärer ? Dans quelle mesure Averroès fit-il preuve d’une audace et d’une originalité analogues à celles des penseurs du siècle des Lumières ? Nous analyserons d’abord des aspects du contexte d’évolution de ce penseur médiéval entre dogmatisme et suspicion (1), ensuite l’hypothèse qu’Averroès fut un Aufklärer en clarifiant ce que recouvre ce concept et quelques aspects de sa pensée en interrogeant leur adéquation avec l’esprit des Lumières (2). Nous évaluerons enfin l’actualité de certaines dimensions ou inflexions de la pensée d’Averroès (3).
1. Averroès entre dogmatisme et suspicion
Averroès n’est pas une figure de l’audace de la raison qui se dresse au milieu d’une terre rase d’intellectuels écrasés par le dogmatisme religieux et qui auraient décidé de se renier dès l’origine. Le Moyen-âge n’a pas été l’époque, comme le dit J. Verger, d’un « auto-reniement quasi originel de l’intellectuel médiéval » (A. de Libera, 1991, p. 145). Cette période, grâce à des outils d’analyse, fut le terreau d’une volonté de la raison d’investiguer le monde naturel, humain et même divin dans le but de parvenir à la vérité dans le domaine de la connaissance, de rationaliser et de d’affermir la foi dans le domaine de la religion, de fonder l’action politique. R. Brague (2006, p. 77-78) affirme avec un véritable à-propos ce qui suit :
On montrera qu’on n’a, au Moyen Age, jamais cessé de penser, qu’on y a même beaucoup pensé, qu’on y a déployé des concepts d’une extrême finesse. La philosophie, entend-on dire, y était inséparable de la théologie. Mais en est-elle pour autant la servante ? Une étude plus précise montre que le rapport entre les deux disciplines est bien plus nuancé. Un seul exemple, mais il est massif : saint Thomas d’Aquin, au début de sa Somme théologique, ne se demande pas s’il est légitime de faire de la philosophie. Tout au contraire, il se pose la question de savoir s’il y a besoin d’une science qui vienne s’ajouter à la philosophie. – il s’agit en l’occurrence, bien sûr de la théologie. La philosophie est supposée indépassable. Qui plus est, c’est devant son tribunal que la théologie est convoquée et qu’elle doit se justifier.
On peut, à titre illustratif, invoquer Boèce, Albert le Grand, Roger Bacon, Siger de Brabant, Guillaume d’Occam dans le monde chrétien et dans le monde islamique, associé à tort à des tendances rétrogrades, al-Fārābī, ibn Sīnā (Avicenne), ibn Băğğa (Avempace), ibn Tufayl, ibn Maïmoun (Maïmonide)[6] et bien d’autres penseurs. Nous voulons dans le moment suivant nous intéresser à Averroès, en analysant des aspects du contexte d’évolution de sa pensée.
1.1. Al-Andalus entre enthousiasme culturel et repli antirationaliste
La pensée d’Averroès est celle d’un Andalou exposé à de fortes influences souvent très inverses. Al-Andalus, la partie de l’Espagne conquise par les Arabes et les Berbères au 8ème siècle était le lieu d’une brillante culture dont le califat de Cordoue était le symbole. Le philosophe lui-même parle de la ville de Cordoue avec un grand enthousiasme : il y voit un centre du bonheur, le lieu d’un cinquième climat que n’avait pas recensé Galien, à savoir celui de la douceur (G. Sinoué, 2017, p. 21), un haut lieu d’échanges intellectuels à cause de ses nombreux centres de savoir telles que les bibliothèques. Cette ville, « passerelle entre Orient et Occident », « terre métisse » (ibidem, p. 22) où musulmans, chrétiens et juifs cohabitent dans le respect des différences, est ainsi le lieu d’une volonté de développement de la pensée scientifique et philosophique au point que, de façon hyperbolique, un poète dira que Cordoue surpasse le monde par le savoir. Cette cité de la pensée a été le berceau de grandes figures comme ibn al-Hazm, ibn Quuzmân, Moussa ibn Maïmoun, ibn Harun, ibn Tufayl.
Mais si Cordoue a été une société ouverte pendant longtemps à la diversité religieuse, à la tolérance et à la pensée, cet élan connaîtra de grandes restrictions avec l’‘’orage’’ des Almohades. Ces derniers, au nom de l’unitarisme divin, mettront la violence au service d’un islam puritain et rigoriste. Ils dénonceront la vie licencieuse des Almoravides et surtout l’idolâtrie qui prenait chez eux le visage de l’anthropomorphisme. À la concupiscence doublée de brutalité des Almoravides fait place un rigorisme antirationaliste assorti d’intolérance. De fortes inégalités apparaîtront entre les musulmans, les chrétiens et les juifs. Les excès almohades ne laisseront de choix à ceux qui refuseront d’embrasser la religion du croissant lunaire qu’entre la mort et le chemin de l’exil. Le climat difficile, voire sombre où la calomnie suffisait à jeter le discrédit, a été renforcé par une volonté de ‘’vassalisation’’ de la raison, notamment par les doctrines élaborées par al-Ghazali, el Ashari et Malik ibn Anas. Le premier, dans Incohérence des philosophes n’a-t-il pas combattu la philosophie, considérée à tort comme un aveuglement et une ruine de la religion ? L’influence d’al-Ghazali en al -Andalus se justifie aisément par le fait qu’ibn Tumart dont le discours constitue le fondement de la légitimité de l’almohadisme, fut son disciple. Al-Ghazali, philosophe antiphilosophe, sorte de Tertullien[7] du monde arabo-islamique, affirme une impuissance de la raison et s’oppose aux arguments des philosophes aussi bien dans le domaine de la métaphysique que dans celui des sciences de la nature. Son refus de l’explication rationnelle le pousse à nier les lois de la nature en soutenant que tout arrive selon la volonté de Dieu. Ainsi, quand, par exemple, on met ensemble du coton et du feu, le coton ne brûle pas du fait du feu mais en raison de la volonté de Dieu. Averroès voit dans la posture d’al-Ghazali un défi auquel il faut répondre de manière rationnelle et ferme. Quant à l’asharisme, il est une doctrine théologique (kalam) qui se présente faussement comme une volonté de renonciation au rationalisme exacerbé des Mutazilites[8] et à l’extrémisme religieux des Djabirites[9]. Au moyen d’arguments spécieux, cette doctrine prétendument rationnelle constitue « un montage idéologique des plus intolérants » (A. Mellah (2017, p. 111). C’est un fatalisme déguisé selon lequel bien que l’homme doive assumer la responsabilité de tous ses actes, il ne peut faire que ce que Dieu lui permet de faire. Dans le fond l’asharisme est fermé à toute ouverture de l’esprit musulman à la science et au progrès. Dans le paysage idéologique et théologique de l’époque, on ne saurait oublier le malikisme, doctrine à laquelle appartenaient aussi bien le père que le grand-père du philosophe cordouan. Avec son littéralisme, ce courant est « farouchement ennemi de toutes les formes de spéculations – considérées comme hérésies ou ‘’innovations blâmables’’ au regard du savoir religieux » (M. A. Al-Jabri, 1994, p. 15). Il était opposé donc à la philosophie et à la théologie spéculative. Dans un tel contexte Averroès, qui voulait poursuivre la vérité et vivre de manière vertueuse, ne fut à l’abri ni de l’incompréhension, ni de la suspicion.
1.2. Averroès entre suspicion et désaveu
Averroès aurait, dans un premier temps, fait montre d’un certain opportunisme en baisant la main des Almohades ou comme le dit R. Brague (2006, p. 412), qui n’est pas catégorique puisqu’il avoue incertitude, il leur aurait donné « de l’eau bénite de cour ». Contre l’autocratie et le libertinage qui s’étaient incrustés dans le pouvoir des Almoravides et que le philosophe lui-même dépeint dans son Commentaire sur la République de Platon, on peut comprendre qu’il ait vu dans l’avènement des Almohades l’espoir de la fin de la laideur politico-religieuse : ce mouvement incarnait pour lui l’opportunité d’un retour aux sources de l’Islam mais aussi celle de l’affirmation du caractère rationnel du texte coranique au regard de son attachement aux sciences rationnelles. Selon D. Urvoy, Averroès a prononcé lors de la reddition de Cordoue par les Almohades le tawhid, geste de reconnaissance du pouvoir almohade. Mais avec un recul, on peut se demander s’il n’a pas voulu au moyen d’un faux conformisme éloigner le contrôle et la censure de ses activités intellectuelles. En effet, le pouvoir berbéro-andalou almohade a manifesté, en réalité, un intérêt assez controversé pour les arts, les sciences et la philosophie. On peut interroger aussi l’idée que le projet averroïste de commenter Aristote ait été l’effet d’une interpellation encourageante du Prince almohade Abu Yakub Yusuf. Il aurait demandé au philosophe d’ôter la confusion du discours du Péripatéticien et de le rendre accessible au moyen de résumés. Cette anecdote pourrait être un désir de légendarisation ou de mythification du prince ‘’éclairé’’ qui aurait voulu instruire son peuple, le doter d’une culture philosophique. Mais l’idylle entre le philosophe et le prince sera de courte durée car l’enthousiasme de ce dernier pour la science et la philosophie, quand il accèdera au trône, va vite se muer en suspicion et même en actes de persécution que prolongera Yususf Yakub al Mansur.
Dans Averroès ou le secrétaire du diable, G. Sinoué, sous une forme romancée, analyse la persécution dont le philosophe a été l’objet. Il lui est reproché arrogance à l’égard des théologiens, blasphème et impiété, notamment à travers un ouvrage dont on l’accuse d’être l’auteur et qui est intitulé Traité des trois imposteurs. L’auteur de cet ouvrage traite la religion juive de ‘’loi d’enfants’’, la religion chrétienne de ‘’loi absurde’’ et la religion musulmane de ‘’loi de pourceaux’’. Il est aussi reproché à Averroès de soutenir que « la vérité religieuse et la vérité philosophique sont unies par un lien de parité et ne diffèrent en rien », que « la méthodologie des théologiens n’est pas suffisante pour élucider la loi divine » (G. Sinoué, 2017, p. 168). Considéré à tort comme hérétique, pire, tel un ‘’secrétaire du diable’’, Averroès, qui semblait être l’objet d’une attention admirative, comme en témoigne sa proximité avec l’élite politique, est désavoué, banni, exilé à Lucena. Ses œuvres, à l’exception de celles qui étaient en rapport avec la médecine et la mathématique, sont brûlées. Son exil à Lucena est-il le fait du hasard ? N’est-il pas plutôt tout un symbole ? La ville était peuplée de juifs et on a voulu peut-être donner un écho à l’accusation selon laquelle Averroès [10] avait une origine juive. On pourrait alors, dans ce cas, y voir une sorte de raffinement qui témoigne d’un cynisme dans la volonté de vexer, d’abaisser, d’humilier. La même violence frappe ses disciples qui, selon Al-Ansari que cite D. Urvoy (1998, p. 180) sont dispersés comme des ‘’captifs de guerre’’. Mais il convient de relever qu’en ces temps sombres, la disgrâce et la persécution ont atteint d’autres philosophes tels que Al-Mahri, Al-Kafif, Al-Qarrabi. En somme, Averroès, tour à tour adulé et abhorré, a fait l’expérience du penseur de fond mis au ban par les ennemis de la raison qui voulaient régenter tous ceux qui aspiraient à une liberté de la pensée. C’est dans cette ambiance que s’est élaborée la pensée d’Averroès que R. Brague (2006, p. 326) considère comme « une étoile filante » ou un « bouquet final » en terre arabe.
2. Averroès entre rationalisme et volonté d’excellence humaine
L’idée qu’Averroès ait été un Aufklärer ne doit point apparaître d’emblée comme un anachronisme, ni comme une sorte d’imposture pour faire entrer un philosophe dans une période de l’histoire et dans des catégories qui lui sont étrangères et postérieures. Il convient de souligner d’emblée l’existence de concepts tels que ‘’Lumières médiévales’’, ‘’Lumières de Cordoue’’ ou encore ‘’Lumières arabes’’ ’ et qui ne sont ni aberrants, ni surfaits. Nous pensons, bien au contraire, à la suite de E. Marion (2016, p. 9) qu’il y a eu au Moyen-âge « un impératif de la pensée, un devoir de raisonner qui deviendra ultérieurement le principe même des Lumières modernes ». Pour mieux en rendre compte, nous analyserons le concept d’Aufklärer en partant de celui d’Aufklärung puis nous relèverons des aspects de la vie et de la doctrine d’Averroès qui pourraient être en résonance avec l’idée d’Aufklärung.
2.1. Le concept d’Aufklärer
L’Aufklärung renvoie aux Lumières, concept auquel E. Kant a proposé une définition qui a une grande fortune dans l’histoire de la philosophie et qui fait, dans une certaine mesure, l’unanimité. Il la conçoit comme « la sortie de l’homme de la minorité dont il est lui-même responsable » (E. Kant, 2006, p. 11). La paresse et la lâcheté sont de son point de vue les causes de cette sorte d’assujettissement volontaire dans laquelle un grand nombre d’hommes se trouve enchaîné. Il voit alors dans la décision et le courage de se servir de son propre entendement le moyen de s’affranchir tant de cette passivité que de la servitude qui l’accompagne. L’Aufklärung est un phénomène intellectuel, culturel et social que l’on situe au 18ème siècle mais qu’il serait plus exact et fécond de faire remonter à la révolution scientifique ou à ce que l’on a nommé âge de la raison du 17ème siècle et d’étendre à l’apogée du libéralisme classique dans la première moitié du 19ème siècle. On peut même affirmer que l’idéal des Lumières, celui d’une volonté de dissolution des édifices obscurantistes, de rationalisation de la politique, d’émancipation de l’humanité par la raison est plus difficile à circonscrire dans le temps. Le mouvement des Lumières est porté par une corne d’abondance d’idées ou d’idéaux en rapport avec la raison, la science, le progrès et l’humanisme. Des Lumières, A. Sangaré (2011, p. 104) soutient ceci :
La clarté qu’elles ont insufflée dans la réalité objective ne pouvait que conduire l’humanité à espérer harmonie, quiétude et bonheur. Avec leur avènement, plus rien d’insurmontable, parce que confus, ne pouvait se dresser devant l’esprit en quête de savoir : religion, organisation sociale, pouvoir politique, en somme, tout ce qui constituait l’armature de la société traditionnelle, et qui s’imposait a priori aux individus, sera désormais convoqué devant le tribunal de la raison.
Dans la langue française, le terme Lumières est aussi bien utilisé pour caractériser une volonté d’autonomie de la pensée que les philosophes qui ont propagé la confiance en la raison. Dans la langue allemande les derniers sont nommés Aufklärer. Nonobstant les traits particuliers qui marquent les philosophes des Lumières, malgré les nuances qui ont été souvent établies entre les Lumières françaises, allemandes ou anglaises… on peut dégager un modèle de l’Aufklärer à partir des points de vue d’E. Kant. Il voit en cette figure un homme qui a pris la décision de penser par soi-même, qui s’oppose à la passivité de sa raison, qui veut que sa pensée soit « libre de préjugés », qui refuse « l’aveuglement en lequel la superstition nous plonge » (E. Kant, 2000, p. 180) et qui utilise la raison dans divers domaines au profit du bien-être de l’homme. Aristocrate de la connaissance, il est un visionnaire qui innove, défriche de nouvelles terres dans le domaine de la connaissance, de la religion et de la politique. L’Aufklärer est l’artisan d’un nouveau monde, monde qui veut se défaire de l’ignorance, de l’obscurantisme et du despotisme. Il est un avocat de l’humanité qui ne s’en tient pas à un savoir spéculatif mais se préoccupe radicalement, dans la perspective kantienne, des fins dernières de la raison humaine. Averroès incarne-t-il avant l’époque moderne les idées et idéaux des Lumières ?
2.2. Un emblème de l’audace de la pensée
À ceux qui seraient tentés de nier chez Averroès le caractère d’audace de la pensée qui marque l’Aufklärer au regard du titre de ‘’grand commentateur’’ d’Aristote qu’il porte et du fait qu’il voit dans le Stagirite non seulement son maître mais « le sommet de l’humanité, un don de Dieu à l’humanité » (R. Brague, 2006, 403), voire la source de tous les savoirs, on pourrait répondre d’emblée ainsi : le commentaire n’est ni une simple réitération, ni une forme de servilité. Comme le dit Ali Benmakhlouf (2009, p. 34) il n’est ni « parole qui reproduit du signifié », ni « parole morte ». Cette opération suppose l’exercice de l’esprit critique car elle « interroge le discours sur ce qu’il a dit ou a voulu dire […] ; il s’agit, en énonçant ce qui a été dit, de redire ce qui n’a jamais été prononcé » (M. Foucault, 2015, p. XII). Il est donc un genre authentiquement philosophique, créateur de philosophie. Averroès, dans ses commentaires, fait preuve d’esprit critique, prend de la distance par rapport au Stagirite. Une autre affirmation, celle qu’Averroès fut un philosophe croyant, est souvent opposée à l’idée que ce penseur fut un Aufklärer. Mais l’incroyance n’est pas inhérente au courage de penser. On ne peut nier que la croyance du philosophe andalou ait été iconoclaste, proche de celle des déistes. Outre l’idée – qui ne fait pas l’unanimité entre ses critiques – que la religion serait pour lui une forme inférieure de la vérité, laquelle n’est accessible dans sa plénitude qu’aux savants, il ne croit pas au jugement dernier de chaque âme individuelle, ni aux miracles car Dieu ne peut vouloir changer ses propres lois. Cette vision sera aussi celle de Moïse Maïmonide, puis de Spinoza. En mettant l’accent sur Spinoza, il convient de souligner que dans sa vision les phénomènes surnaturels comme les miracles constituent des limites à l’intelligibilité que propose la raison. La production du miracle tient à un processus passionnel alimenté par l’ignorance, le mensonge, le délire. La prière est pour lui une occasion de méditer. Cela nous fait penser à E. Kant et à la religion morale dont il sera le défenseur. On a aussi évoqué sa théorie de l’intellect agent comme signe d’une incapacité de liberté de la pensée : dans ce contexte, comme dit E. Marion (2016, p. 157), « l’acte de philosopher consiste là plus qu’ailleurs à penser sous l’effet d’un intellect agent séparé de l’individu et de l’humanité ». Mais Averroès ne se contredirait-il pas de manière grossière en invitant les hommes à philosopher tout en les considérant comme les instruments d’une instance qui les surplombe ?
Ces préalables ayant été établis, on peut souligner que le projet d’Averroès, comme celui de l’idéalisme allemand, grand moment des Lumières inauguré par E. Kant, est de concilier la raison et la vertu. Nous adhérons à la thèse d’Al-Jabri selon laquelle s’est opérée avec Averroès une rupture avec les formes de pensée théorique dans l’Orient musulman, mais 600 ans avant le siècle des Lumières il est évident que le penseur médiéval ne pouvait pas adopter certaines postures des Aufklärer modernes. Cependant, comme les penseurs des Lumières, il a eu pour ambition une approche rationnelle et critique de tous les aspects de l’existence humaine. On peut même dire à la suite de M. A. al-Jabri (1994, p. 27) que son but était de « rénover les mentalités, les normes du raisonnement et de l’appréciation ». Nous articulerons notre propos sur sa volonté de ‘’modernisation’’ de l’islam et d’émancipation sociale et politique.
Averroès a voulu ‘’moderniser’’ l’islam, c’est-à-dire repenser le rapport à la tradition islamique. Ce geste est une volonté de conciliation de la loi divine et de la sagesse, de l’islam et de la philosophie : les hommes ont un besoin vital de philosophie, laquelle contrairement à ce que dit al-Ghazali, ne menace ni la foi, ni l’identité personnelle des croyants, en dehors, selon Averroès du point de vue absurde d’un « petit nombre de littéralistes bornés » (Averroès, 1996, p. 109): « Si la Révélation recommande bien aux hommes de réfléchir sur les étants et les y encourage, alors il est évident que l’activité désignée sous ce nom de philosophie est, en vertu de la Loi révélée, soit obligatoire, soit recommandée » (Ibidem, p. 105). La réflexion philosophique, qui n’est pas aux yeux d’Averroès « une innovation blâmable », au moyen du syllogisme rationnel, c’est-à-dire de la démonstration, est le moyen véritable d’affranchir la foi de la superstition et des attentes déraisonnables.
La philosophie, « science des sciences », ne doit pas s’effacer devant la religion, la raison ne doit pas plier l’échine devant le Coran. Averroès pousse l’audace jusqu’à soutenir qu’il faut séparer religion et philosophie, que le philosophe est le premier parmi les croyants. Mais la perspicacité du philosophe réside dans sa capacité à saisir le sens véridique, caché du texte sacré. Averroès recourt au principe de l’interprétation car le littéralisme peut conduire à des absurdités : « soit le sens obvie de l’énoncé est en accord avec le résultat de la démonstration, soit il le contredit. S’il y a accord, il n’y a rien à en dire ; s’il y a contradiction, alors il faut interpréter le sens obvie » (Ibidem, p.119). Il clarifie ce qu’il entend par interprétation : « C’est le transfert de la signification du mot de son sens propre vers son sens tropique, sans infraction à l’usage tropologique de la langue arabe d’après lequel on peut désigner une chose par son analogue, sa cause, son effet, sa conjointe, ou par d’autres choses mentionnées comme faisant partie des classes de tropes » (Ibidem, p. 120).
Mais contre ceux qui pensaient que les théologiens étaient les seuls interprètes autorisés de la parole divine, Averroès accorde l’exclusivité d’une saisie de son sens réel aux philosophes. Quelle audace au siècle qui fut le sien ! L’exigence de rationalité et d’interprétation se justifie par le caractère métaphorique ou allégorique de certains passages du Coran. En les prenant au pied de la lettre, on est au voisinage de la superfluité, de la superficialité mais aussi aux confins de l’athéisme et de l’intolérance. Le philosophe va donc en guerre contre les fausses conceptions qui alimentent de fausses croyances. On pense à E. Kant qui au 18ème siècle va s’opposer au délire irrationnel engendré et entretenu par de fausses représentations de Dieu et de la religion. La volonté de modernisation de l’islam est aussi un rejet du « fatalisme islamique », cette forme de paresse qui n’honore ni le créateur, ni la créature. Nous pouvons rapprocher l’idée d’E. Kant (2006, p. 12-13) de la peur que certains hommes ont à « faire le moindre pas hors de la voiture » de celle du philosophe médiéval qu’interdire à certains de faire usage de leur raison parce que certains se sont égarés « ne revient à rien de moins qu’à interdire à une personne assoiffée de boire de l’eau fraiche et agréable au goût, et que cette personne meure de soif, au motif que d’autres, en en buvant, ont suffoqué et en sont morts.» (1996, p. 115-117)
2.3. Humanisme et émancipation
Averroès est un penseur de l ’humanisme et de l’émancipation, concepts majeurs des Lumières européennes. Nous entendons par humanisme une posture anthropocentrique et un optimisme anthropologique marquée par l’idéal d’une vie libre et noble, pour reprendre les mots de Jean Louis Dumas (1999). L’humanisme averroïste est un humanisme historique, intégrant l’antériorité et l’altérité dans la quête de la vérité de la philosophie et de la religion. En effet, dans la recherche de la vérité, le penseur andalou demande que les hommes s’ouvrent aux penseurs qui les ont précédés, qu’ils soient musulmans ou pas : « Il nous faut puiser à pleines mains dans leurs livres, afin de voir ce qu’ils en ont dit. Si tout s’y avère juste, nous le recevons de leur part ; et s’il s’y trouve quelque chose qui ne le soit pas, nous le signalerons » (Averroès, 1996, p. 111). Dans le passé, il y a eu des sages dont l’apport ne doit pas être négligé mais auxquels il ne faut pas se soumettre aveuglement. L’humanisme averroïste s’exprime aussi dans un refus de l’essentialisation de l’appartenance religieuse. Cette dernière est pour le philosophe cordouan, ainsi que le souligne A. Benmakhlouf (2008, p. 44), « un phénomène de contexte historique, d’opportunité spatio-temporelle ». C’est ainsi dit-il que « les sages qui enseignaient à Alexandrie se sont convertis à l’Islam quand la loi de l’Islam leur parvint et les sages qui se trouvaient dans le pays des Romains se sont convertis au christianisme quand leur parvint la religion (chari’a) de Jésus » (Averroès, 1992, p. 583). A. Benmakhlouf lit dans ce passage le refus d’une apologétique de l’islam. Cette considération est un appel à la relativisation de l’appartenance religieuse et de ce fait à la tolérance religieuse.
Comme les philosophes des Lumières soucieux de l’émancipation des sociétés dans lesquelles ils vivaient, Averroès s’est préoccupé de l’excellence humaine, de la cité parfaite, de la meilleure forme de gouvernement. Dans le souci de l’excellence humaine, il a soutenu une émancipation des femmes à travers une sorte de reconnaissance des sexes. Dans Commentaire sur la République de Platon, il critique l’infériorisation de la femme et voit dans le confinement des femmes aux tâches de ménages et de procréation une source de leur avilissement. Non seulement les femmes y sont tenues dans une forme de minorité mais cette restriction est cause du retard de telles nations : « Du fait que les femmes, dans ces États, sont des êtres faits pour aucune des vertus humaines, il arrive souvent qu’elles ressemblent aux plantes. Qu’elles soient un fardeau pour les hommes, dans ces États, est une des raisons de la pauvreté de ces [mêmes] États ». Dans le monde arabo-musulman médiéval marqué par la féodalité des maris et des hommes, Averroès pourrait apparaître comme un féministe progressiste. R. Brague (2006, p. 410) a un avis plus nuancé en estimant que le philosophe se soucie moins du tort qui est fait aux femmes que « [de] leur inutilité et [de] la charge qu’elles représentent en conséquence pour leurs maris ». Quoi qu’il en soit, on ne peut lui nier le mérite d’avoir posé le problème dans des sociétés où selon Montesquieu (1995) les femmes étaient toujours considérées au 18ème siècle comme des êtres ‘’dépourvus d’âme’’, des ‘’objets sexuels’’, des prisonnières dans les maisons de leurs pères et de leurs maris. Sur cette question, il a fait plus preuve d’audace et de philogynie que des philosophes du 18ème siècle tels que Rousseau, Kant ou Hegel. Averroès, en somme, est opposée à l’exclusion des femmes de la société, à leur ‘’clôture’’ dans la particularité de l’espace familial et des tâches ménagères. Le souci de l’excellence humaine chez le philosophe andalou s’accompagne de la quête d’une cité parfaite. Dans Commentaire de la République de Platon, Averroès fait de la raison le fondement et la fin de la politique. Dans une tonalité platonicienne, il précise qu’il revient à la raison d’organiser la cité, lieu fondamental de la réalisation de la destinée de l’homme. Une vie politique épanouie implique de ce fait que les citoyens et leurs dirigeants se soumettent à la raison.
Averroès, selon J. Attali (2004, p. 7), fait partie de ceux qui « sont à l’avant-garde de notre temps ». Pour A. de Libera (1995) ce penseur « ramène à la fois l’idée d’un Moyen-âge d’or et celle d’une figure arabe de la rationalité européenne ». Ahmed Mellah (2017, p. 22) affirme qu’il a été « damné pour le simple fait d’avoir philosophé en toute liberté […] d’avoir fait prévaloir la raison démonstrative sur tout autre mode de raisonnement logique ». On peut, nous semble-t-il, sans tomber dans l’incohérence, voir en Averroès un Kant du monde arabo-musulman. Deux anecdotes, portant sur des aspects supposés ou réels de sa vie lui donnent une envergure comparable au philosophe Kant. Elles symbolisent son goût quasi-surhumain pour la pensée : « On raconte qu’il n’a pas abandonné la réflexion ni la lecture depuis qu’il a eu l’âge de raison, si ce n’est la nuit de la mort de son père et celle de son mariage » (J. Attali, 2004, p. 21). La seconde met en plus l’accent sur l’immensité de son œuvre : après avoir été enseveli à Marrakech, Averroès aurait été exhumé trois mois plus tard afin que son cercueil soit rapatrié en terre cordouane : « On chargea le cadavre sur une bête de somme, l’autre côté du bât étant équilibré par ses écrits ». Attali en conclut qu’il y a là « un magnifique symbole, pour ces voyageurs de l’esprit à la recherche d’un équilibre entre foi et raison » (Al-Arabi, cité par J. Attali, 2004, p. 22). Mais que peut accorder Averroès à nos sociétés contemporaines ?
3. Averroès, lumière pour les sociétés contemporaines
Avec Averroès, la philosophie a voulu être une conscience critique des problèmes et des souffrances de la société. Mais ce penseur fut au cœur d’incompréhension et l’objet d’une inimitié tenace. On peut dire de lui ce que J. M. Besnier (1993, p. 65) affirmait de T. Hobbes : il a eu « l’art de ne pas se faire aimer mais aussi celui de livrer ses lecteurs aux malentendus ». Pendant que certains voient en lui un intellectuel rigoureux et honnête, un progressiste et un réformateur, l’éducateur de l’Europe d’autres tentent de lui dénier ces qualités et voient en lui un trouble-fête, un hérétique. Mais il est indéniable qu’il a été une grande figure dont les intuitions peuvent interpeller les hommes d’aujourd’hui et éclairer les sociétés actuelles.
3.1. La nécessité d’une foi réflexive
L’époque contemporaine est celle d’un regain des intégrismes, de la résurgence religieuse de certains obscurantismes qui essaiment les sociétés et ensanglantent le monde. Ces dérives prennent leurs sources dans le fondamentalisme, la superstition, la crédulité, les représentations religieuses irrationnelles ou encore les pratiques de la religion qui reposent sur un fond d’ignorance, de naïveté ou de préjugés. La pensée d’Averroès est, de notre point de vue, l’opportunité d’une interpellation à l’intelligence de la foi. En effet, en insistant sur le rôle cardinal de la raison dans la religion, sur la place de la philosophie au cœur de la compréhension de la loi divine, il nous invite à l’exigence d’un regard plus avisé, bref à passer de la logique d’une foi d’évidence à celle d’une foi réflexive. L’interprétation rationnelle du texte sacré qu’il préconise est non seulement sensée, mais elle est censée aussi être un repoussoir des lectures fondamentalistes et mettre ainsi les hommes à l’abri des postures dogmatiques. La nécessité d’une interprétation du texte sacré est pourtant présente de longue date dans l’histoire de la pensée théologique et philosophique. On la trouve déjà chez Clément d’Alexandrie, Origène, Saint Augustin, al Kindi, al-Farabi qui ont mis l’accent sur des niveaux de significations, sur les problèmes liés à la langue, aux genres littéraires, à l’adaptation au public. Al-Kindi, sur un ton qui préfigure la distinction hégélienne entre la représentation (la religion) et le concept (la philosophie), affirme que la philosophie explicite ce que la religion exprime de manière imagée. Pour al-Farabi, la religion vertueuse par opposition à la religion vicieuse associe image et concept sans les mettre en opposition. La préoccupation de la saisie du sens a donné naissance à l’herméneutique, au départ, interprétation des textes sacrés mais qui s’est étendue par la suite aux textes juridiques, littéraires et philosophiques.
Les défis contre lesquels Averroès a élaboré sa pensée existent toujours de nos jours et sous une forme plus radicale, donc violente. Que de croyants dans l’islam ou dans le christianisme soutiennent que le texte sacré se suffit, est parole intangible et ne saurait être interprété. Les adeptes du créationnisme proposent une lecture fondamentaliste des passages sur la création de la Bible ou du Coran et y rejettent l’hypothèse qu’il faut prendre en compte allégories ou métaphores pour donner de la lisibilité aux textes sacrés. Selon l’étude de P. Clément et M.-P. Quessada (2008) le créationnisme connait un regain auprès des chrétiens et des musulmans[11]. Un autre fait éloquent est l’attitude assez paradoxale de nombreux intellectuels, notamment certains étudiants de philosophie au Burkina Faso : ils sont prompts à interpréter les textes des grands philosophes, à relativiser le sens de leurs affirmations mais très rétifs à se servir de ces mêmes opérations quand il est question des textes religieux. L’argument évoqué est le caractère sacré des textes, qui fait que leur sens est clair et ne doit pas être interprété. Mais S. B. Diagne (2019, p. 39) précise d’ailleurs, dans le sillage du philosophe médiéval ceci : « Au fond, l’idée islamique du Coran comme parole même de Dieu n’a aucune raison d’être opposée à la notion d’un texte ouvert à l’interprétation ». Encore faut-il que l’interprète, au nom d’une illumination prétendue, ne s’enferme pas dans le dogmatisme. En appelant à une foi réflexive, Averroès ouvre la voie à la tolérance religieuse.
3.2. Un effort moral pour le vivre-ensemble
L’intolérance est l’une des grandes plaies dans certaines sociétés contemporaines. Des hommes continuent d’être privés de leur liberté de conscience, de leur droit de culte dans de nombreux pays d’Afrique, d’Asie et d’Orient. Les autorités politiques et religieuses et les citoyens dans des pays musulmans comme le Pakistan, l’Afghanistan, l’Indonésie, sont passifs face aux persécutions dont sont victimes les chrétiens ou les musulmans non orthodoxes. Ils subissent des lois anti-blasphèmes, sont très souvent privés de leurs droits élémentaires. Dans d’autres, pourtant officiellement laïcs tels que le Mali, le Burkina Faso, le Niger certains croyants extrémistes, aveuglés par un prétendu zèle divin, se pensant, dit S. B. Diagne (2019, p. 151), « être un îlot de pureté dans un univers en perdition », se battent avec des formes de violence inouïe pour imposer à tous la foi islamique. Le terrorisme islamique est un aspect de ce que B. Bourgeois (2017, p. 51) appelle ‘’infection terroriste de l’esprit du monde présent’’. Le terroriste islamique, fou de Dieu, comme tout terroriste « s’adonnant entièrement à son acte négateur, destructeur, est nécessairement persuadé […] de la valeur et légitimité absolue de cet acte alors qu’il viole toute loi et tout droit ». Il viole d’abord les principes fondamentaux de toute religion car aucune ne souscrit au culte forcé : aucune religion, en ses principes bien interprétés et compris, ne doit imposer sa propre voie dans la quête du ciel. Le Coran (42, 23) adresse les injonctions suivantes aux croyants : « Je ne vous demande pas autre chose en retour que d’aimer votre prochain » ou encore « Point de contrainte en religion ».
Mais il ne faut pas écarter les actes d’intolérance qui portent sur les minorités musulmanes Rohingya en Birmanie ou Ouïghour en Chine. Nous y voyons une interpellation à la tolérance et à l’acceptation de la différence. La question de la tolérance est, sous cette forme, l’une des préoccupations centrales de la réflexion des philosophes des Lumières. Voltaire et John Locke l’ont développée de manière brillante, en sont des maîtres à penser. Mais il nous semble, qu’à travers l’exigence d’interprétation du texte sacré, Averroès voulait combattre le fidéisme, éviter les méfaits du fanatisme religieux haineux, ouvrir le chemin à la tolérance religieuse, permettre aux philosophes et aux croyants, aux pratiquants de diverses religions de vivre dans l’harmonie. N’avait-il pas du reste affirmé que toutes les religions sont vraies ? Si elles sont toutes vraies, elles doivent pouvoir cohabiter et permettre à leurs pratiquants de vivre de manière harmonieuse. M. A. Al-Jabri (1994, p. 19) va même plus loin : « C’est l’averroïsme et sa théorie de la séparation entre religion et philosophie qui a permis, en Occident, à la pensée philosophique de conquérir son autonomie par rapport au dogme de l’Eglise ». La philosophie averroïste qui prend en charge les questions d’interprétation du texte religieux et d’essentialisation de l’appartenance religieuse peut être d’un éclairage salutaire dans nos sociétés en proie à l’obscurantisme et aux intégrismes religieux.
Conclusion
À travers la présente réflexion, notre intention a été d’analyser des aspects de la vie et de la doctrine du philosophe Averroès, philosophe médiéval en les mettant en rapport avec l’esprit des Lumières. Nous avons montré qu’au cœur du Moyen-âge musulman, dans un contexte marqué par des influences discordantes et parfois violentes, ce philosophe fut un rationaliste et humaniste animé d’une volonté d’arracher la religion et les croyants aux affres de l’ignorance et du dogmatisme. Il a voulu fournir à ses coreligionnaires et au-delà d’eux à ses contemporains des instruments efficaces pour penser le rapport entre la foi et la raison et pour s’accomplir en tant qu’hommes. Contre la persistance des préjugés sur le Moyen -âge considéré comme une longue phase de latence de la raison, des penseurs comme Averroès attachés à l’esprit philosophique, à la méthode rationnelle, ont inauguré une sorte de modernité et jeté les bases des Lumières qui s’exprimeront de manière éclatante au 18ème siècle. Averroès a lutté pour une prise en compte de la sagesse grecque et de la méthode philosophique dans la compréhension du texte sacré et dans la vie sociale en s’opposant à diverses formes de dogmatisme. Il peut donc à juste titre être vu comme précurseur de l’Aufklärung et même comme un Aufklärer. Représentant d’un Moyen-âge hautement réflexif, il a voulu donner à la pensée des orientations fermes et à la religion une pierre de touche critique. Sa lecture est assurément une opportunité singulière pour les sociétés contemporaines exposées à une offensive des fondamentalismes, des fureurs extrémistes. Les échos de cette voix médiévale résonnent comme un hommage à la rationalité, comme point d’orgue contre le dogmatisme aveugle et intolérant.
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COMPRENDRE L’ÉDUCATION NATURELLE ROUSSEAUISTE POUR LA RENDRE UTILE
Nayala Lacina TUO
Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Centrée sur l’éducation, cette contribution entend montrer que principalement, de l’éducation rousseauiste, on peut tirer des idées importantes pour améliorer l’éducation de l’enfant aujourd’hui. De ce fait, il est impérieux de comprendre les idées relevant d’hypothèses que sont celles liées à l’élève imaginaire, au gouverneur et surtout le rôle de la mère et de la nourrice. De ces hypothèses, on retient deux grandes idées nécessaires à l’éducation de l’enfant aujourd’hui. Ce sont l’apprentissage du « métier » d’homme, pour permettre à Émile d’intégrer n’importe laquelle des sociétés après sa formation, et l’éducation négative qui favorise tout apprentissage de l’homme, parce qu’assure à l’enfant les étapes naturelles et nécessaires à sa croissance. De ce fait, l’éducation naturelle peut contribuer à l’essor de la société.
Mots-clés : Éducation, Éducation naturelle, Éducation négative, Apprentissage, Formation, Utile, Morale, Politique, Religion.
Abstract :
This contribution, focused on education, intends to show that mainly, from Rousseauist education, important ideas can be drawn to improve the education of children today. Therefore, it is imperative to understand the ideas arising from hypotheses such as those linked to the imaginary pupil, the governor and especially the role of the mother and the nurse. From these assumptions, we retain two great ideas necessary for the education of the child today. These are the learning of the “profession” of man, to allow Émile to integrate any of the societies after his training, and the negative education which favors any learning of the man, as it ensures the child the natural and necessary stages for its growth. Therefore, natural education can contribute to the development of society.
Keywords : education, natural education, negative education, learning, training, useful, moral, political, religion.
Introduction
Dans l’évolution des idées, l’histoire retient que J.-J. Rousseau a marqué l’humanité par ses réflexions pertinentes qui ont influencés la société. À preuve, au plan politique, la parution de Du contrat social, l’une de ses œuvres majeures va marquer une rupture avec ses contemporains, parce qu’il montre la capacité qu’a l’homme d’être libre à partir d’une nouvelle forme d’organisation sociale fondée sur les lois que les hommes se donnent. Mais au plan éducatif, la parution d’Emile ou de l’éducation va engendrer plusieurs critiques à l’égard du philosophe qui n’est pas aux yeux de certains un model en matière d’éducation. Il n’est pas un modèle, parce qu’il a été incapable d’éduquer ses propres enfants qu’il a confié à des maisons des enfants trouvés qu’on appelle aujourd’hui orphelinat. On comprend alors que la nature de l’éducation tient l’avenir du monde. Celle-ci se heurte forcément à au moins deux écueils dont l’un prône une éducation fondée sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication et l’autre voudrait la fonder sur la nature où on pourrait retrouver le paradigme naturel perdu par l’homme. Mais en l’inscrivant dans la nature, on parlera alors d’éducation naturelle qui apparaît comme un concept ambigu à cause même du mot naturel. C’est justement cette ambigüité du thème que nous voulons soumettre à une certaine compréhension objective en nous référant à la philosophie de l’éducation de Rousseau. Une telle compréhension nous conduit à des interrogations telles que : l’éducation naturelle peut-elle être utile en ce 21e siècle ? Si on peut accepter son utilité, alors qu’est ce qui peut fonder une telle réponse positive ? Autrement dit, qu’est ce qui dans l’éducation naturelle peut la rendre véritablement utile ?
Répondre à ces questions, nous amène à analyser l’éducation naturelle pour en déceler des idées importantes capables de se fondre dans l’éducation actuelle de l’enfant. Cette réflexion consistera donc à démontrer que ce programme d’éducation n’est pas un bavardage creux, mais bien plus une réflexion dont on peut tirer des idées pour rendre l’éducation de l’enfant meilleure.
1. Compréhension philosophique de l’éducation naturelle
1.1. Elucidation de la notion d’éducation
Etymologiquement, le mot éducation vient du mot latin « educare » qui signifie nourrir, élever, amener à son plein développement un être humain. Il vient aussi de « educere » qui veut dire tirer hors, conduire vers. Cette double origine montre la diversité des sens du mot. Mais, de la condensation des termes étymologiques, on peut définir l’éducation avec A. Lalande (2006, p. 265), comme une « suite d’opérations par lesquelles les adultes exercent les petits de leur espèce et favorisent chez eux le développement de certaines tendances et de certaines habitudes ». Autrement dit, c’est une action méthodique exercée par un adulte sur un enfant ou un adolescent en vue de développer l’ensemble de ses aptitudes physiques ou intellectuelles ou ses qualités morales. Ainsi définie, l’éducation est une formation. Elle est donc l’ensemble des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain.
1.2. Compréhension philosophique de l’éducation naturelle
Lorsqu’on ajoute l’adjectif « naturelle » à l’éducation, cela devient éducation naturelle. Cette idée apparaît fortement dans la philosophie de l’éducation de Rousseau. Cependant la nature éduque-t-elle ? Cette interrogation met en exergue l’ambigüité existant dans cette notion aux yeux du lecteur de Rousseau. Cela prouve que la compréhension d’une telle idée n’est pas aisée ; Y. Vargas (1995, p. 10), semble la comprendre en la définissant de la manière suivante « ce que Rousseau appelle éducation de la nature est le développement spontané de l’enfant, l’acquisition de ses forces(…) ». Autrement dit, la nature est présente et agissante en l’enfant, en tant que c’est elle qui préside à sa croissance et qui détermine l’ordre d’apparition de ses besoins, en fonction de ses forces. C’est donc dire qu’il s’agit d’une croissance conforme à la nature même de l’homme que l’éducation devra favoriser. Une telle éducation est difficile à comprendre, en ce sens que de nos jours, la croissance d’un enfant est souvent accélérée par des produits pharmaceutiques comme des vitamines A enregistrés à l’enfant par voie orale.
Mais c’est philosophiquement qu’il faut appréhender cette idée d’éducation naturelle. Dans cette logique elle apparaît importante dans la philosophie de Rousseau, pour mieux cerner son œuvre éducationnelle. Considérée souvent comme une hypothèse de travail, en elle, se trouve tout un programme pouvant aider à améliorer l’éducation de l’enfant aujourd’hui, afin de former l’homme de demain, qui, existant déjà dans l’enfant, n’est pas encore et qui sera. Plus qu’hier, l’éducation naturelle est importante actuellement, car elle permet de penser ou de repenser la société actuelle dans laquelle une bonne éducation est indispensable. C’est pour cela que l’éducation naturelle dépasse le cadre de l’hypothèse pour devenir une idée importante selon J.-J. Rousseau (1966, p. 31), pour « une bonne mère qui sait penser ». D’ailleurs, une bonne éducation est fondamentale pour la société ; c’est pourquoi, l’éducation ne doit pas être considérée comme un luxe pour l’enfant. Elle apparaît comme un droit.
L’éducation naturelle apparaît comme un vaste programme qu’on peut constater dans la philosophie de Rousseau. Un programme si complexe que sa compréhension pose problème. Mais pour le comprendre, il faut s’inscrire dans la logique philosophique de l’auteur pour cerner la quintessence : la liberté naturelle de l’enfant. Il ne s’agit pas d’une liberté liée à la nature en tant qu’environnement, mais une liberté liée à la croissance spontanée des organes de l’enfant, que l’homme adulte ne doit pas contraindre ni modifier selon sa volonté.
2. Les personnages de l’éducation naturelle
2.1. L’élève imaginaire
Émile est le nom que Rousseau donne à l’élève dont le gouverneur ou le précepteur ou le maître est chargé d’éduquer. Émile est aussi un enfant choisi par Rousseau pour exécuter son plan d’éducation. Mais qu’est ce qui caractérise cet élève imaginaire ? Ou encore qu’est ce qui le rend différent des autres enfants ordinaires ?
L’éducation de l’élève imaginaire débute dès la naissance jusqu’à ce qu’il devienne un homme où selon J.-J. Rousseau (1966, p. 54), « il n’aura plus besoin d’autre guide que lui-même ». Il est orphelin, mais si ses parents vivaient, il devrait les honorer. Comme ce n’est pas le cas, il doit obéir à son maître. Il est vigoureux, sain car provenant d’un accouchement normal et heureux, Émile jouit d’une bonne santé physique et métaphysique, il est donc prêt à recevoir l’éducation du gouverneur. Car un élève malade serait aussi inutile à lui-même qu’aux autres, s’occupant de conserver son corps ; ce qui nuit à l’éducation de son âme. Le gouverneur ne peut apprendre à vivre à ceux qui ne font que s’empêcher de mourir. Il faut donc un corps vigoureux afin d’obéir à l’âme.
De ce fait, Émile ne connaîtra jamais la médecine puisqu’il sera toujours en bonne santé ; si bien que la médecine sera à ses yeux une lubie donc sans importance. Et pour J.J. Rousseau (1966, p. 58-59), la médecine « c’est l’amusement des gens oisifs et désœuvrés qui, ne sachant que faire de leur temps, le passent à se conserver ». Mais la seule bonne chose à retenir de cette médecine, serait l’hygiène, relevant d’ailleurs davantage de la vertu que de la science.
Le travail et la tempérance représenteront les deux véritables médecines de l’homme. Ces deux valeurs seront enseignées à Émile tout le temps pendant toute son éducation, car le travail, tout en lui permettant de cultiver l’effort et le courage le rendra fort. Quant à la tempérance, elle lui permettra de comprendre la patience dans son apprentissage à devenir homme. J.-J. Rousseau (1966, p. 61), conclut sur ce point en affirmant qu’ « un homme qui vit dix ans sans médecine vit plus pour lui-même et pour autrui que celui qui vit trente ans leur victime ». C’est pourquoi il souhaite un enfant robuste et en parfaite santé. Émile aura donc recours aux travaux manuels et aux exercices du corps pour maintenir sa bonne santé et la tempérance. Ainsi se présentent les caractéristiques de l’élève imaginaire qui sera éduqué par le gouverneur.
2.2. Le gouverneur
Le père est celui qui doit s’occuper de l’éducation de son enfant. Dans cette optique, il doit à la société un homme, il doit à l’État un citoyen. Autrement dit, dans la perspective de Rousseau, être père ce n’est pas engendrer des enfants, mais bien plus. Être père, c’est former par le truchement de l’éducation un enfant, afin que celui-ci soit capable de s’intégrer dans n’importe laquelle des sociétés des hommes ; c’est éduquer l’enfant à la citoyenneté. Être père, c’est donc avoir des aptitudes pédagogiques capables de former un enfant de sa naissance jusqu’à l’âge adulte. Être père, devient dès lors une fonction que J.J.Rousseau (1966, p.52), explicite en ces termes « un père, quand il engendre et nourrit des enfants ne fait en cela que le tiers de sa tâche. Il doit des hommes à son espèce, il doit à la société des hommes sociables ; il doit des citoyens à l’État ». Le véritable gouverneur ou le précepteur est donc le père qui se doit de remplir sa fonction de père en éduquant judicieusement son enfant.
Refuser de remplir cette fonction, c’est refuser d’entretenir l’humanité et donc être coupable devant cette humanité. C’est pourquoi J.-J. Rousseau (1966, p. 52), interpelle les hommes en ces termes « celui qui ne peut remplir les devoirs de père n’a point le droit de le devenir ».Les hommes irresponsables sont dès lors interpellés sur leurs devoirs qu’ils ont vis-à-vis de leurs enfants. La responsabilité ne dépend pas de la pauvreté, ni de l’âge ; elle est consubstantielle au respect de la dignité humaine. Celui qui n’assume pas cette responsabilité commet une faute grave passible de crime contre l’humanité.
Cependant, un homme riche qui est tant occupé par son travail, ou qui ne dispose pas de temps nécessaire à consacrer à l’éducation de son enfant, risque de le voir perverti, perdu pour la société et l’État. Alors, pour la formation de l’enfant, il paye un autre homme qui vient remplir cette fonction de père auprès de son enfant. C’est cet autre homme qu’on appellera gouverneur, maître ou précepteur qui sera chargé de l’éducation d’Émile.
En suppléant le père, le gouverneur doit être un modèle dont la qualité première est selon J.-J. Rousseau (1966, p. 52), « de n’être point un être à vendre ». Il doit comprendre et accepter que son métier de gouverneur est un sacerdoce et donc qu’il ne le fait pas pour s’enrichir, mais plutôt enrichir la société en lui fournissant un homme. Mais cela est un problème car quel homme trouvé qui a été formé juste pour cette fonction et capable de faire fi de la richesse ? Être gouverneur est une tâche bien plus difficile, si bien que tout le monde ne peut la réussir. J.J.Rousseau (1966, p. 53-54) lui-même en a fait une expérience amère qu’il résume en ces termes :
Je suis trop pénétré de la grandeur des devoirs d’un précepteur, et je sens trop mon incapacité, pour accepter jamais un pareil emploi de quelque part qu’il me soit offert (…). J’ai fait autrefois un suffisant essai de ce métier pour être assuré que je n’y suis pas propre, et mon état m’en dispenserait, quand mes talents m’en rendrait capable.
Conscient de cette difficulté, on suppose le gouverneur trouvé. Il est doué de toutes les autres qualités telles que la jeunesse, le courage, l’honnêteté et celle susmentionnée. C’est l’ensemble de ces qualités qui lui permettront d’éduquer agilement Émile. Le gouverneur apparaît comme un acteur indispensable de l’éducation naturelle. Le dernier que nous évoquerons est la nourrice qui elle aussi a son rôle à jouer dans une telle éducation.
2.3. La mère et la nourrice
Le rôle de la mère est prépondérant dans l’éducation d’un enfant. Une mère, doit avoir un nombre pléthorique de qualités positives qui concourent à assurer la bonne éducation à l’enfant. Au nombre de celles-ci, on peut retenir la tendresse, la prévoyance, l’attention et surtout les aptitudes à protéger l’enfant. En faisant référence à la dernière qualité, et en s’adressant à la mère, notre auteur soutient ceci : « Forme de bonne heure une enceinte autour de l’âme de ton enfant (…) toi seule y doit poser la barrière », (J.-J. Rousseau 1966, p. 36). Autrement dit, la mère est cette femme qui doit veiller à tout moment sur son enfant. Cette ceinture de sécurité qu’elle établit autour de cet être si fragile, l’aidera à non seulement se porter de mieux en mieux, mais à grandir dans la quiétude. C’est fort de tout cela que J.-J. Rousseau (1966, p. 35) écrit :
La première éducation est celle qui importe le plus, et cette première éducation appartient incontestablement aux femmes : si l’Auteur de la nature eût voulu qu’elle appartint aux hommes, il leur eût donné du lait pour nourrir les enfants.
Cette exigence est voulue par la nature qui montre par l’allaitement naturel que c’est impérativement à la mère et non à toute autre personne encore moins au gouverneur et à la nourrice mercenaire que revient la première éducation. La nature même exige à ce qu’une femme allaite son enfant, car ce n’est point un hasard si une mère qui accouche porte le lait dans ses seins. Cela est le signe que la nature pourvoit à l’alimentation de l’enfant dont elle a permis la formation et la naissance. C’est pourquoi notre auteur s’oppose aux nourrices mercenaires dont certaines mères s’offrent les services afin d’avoir le temps de se livrer « gaiement aux amusements de la ville », (J.-J. Rousseau 1966, p. 45). Cette opposition s’explique aussi par le fait qu’une mère se sent plus proche de son enfant à qui elle a donné la vie dans la douleur. Cela crée impérativement un amour entre la mère et l’enfant qui a toujours besoin d’elle. À cet effet, on peut lire ceci « la sollicitude maternelle ne se supplée point », (J.-J. Rousseau 1966, p. 46).
La mère veille de plus près sur son enfant que l’homme. Elle est davantage préoccupée par le succès de ce dernier, car l’expérience a toujours démontré que « la plupart des veuves se trouvent presque à la merci de leurs enfants », (J.-J. Rousseau 1966, p. 36). Nous retenons donc que le rôle de la mère est certes d’éduquer son enfant, mais son vœu le plus ardent est de le rendre heureux. Cependant, il peut arriver des moments où elle se trompe dans cette ambition noble. Si c’est le cas, il appartient à la communauté de l’éclairer, car nul n’est à l’abri de l’erreur. Cette erreur peut paraître comme source de vérité et de bien, parce qu’une mère qui se trompe dans l’éducation de son enfant, croit bien faire. Son objectif reste toujours le même : le bonheur de son enfant.
Pour aider la mère à atteindre cet objectif fondamental, Rousseau s’est donné un élève fictif appelé Émile. À partir de cet élève, il expose véritablement sa théorie de l’éducation. Seulement dans celle-ci, la mère considérée comme la vraie nourrice se doit, selon l’auteur, d’adopter certains principes qu’il expose dans son œuvre. Ainsi, le cadre de l’éducation naturelle dont il parle doit être la famille, car il faut autant que possible soustraire l’enfant de l’influence pernicieuse de la société. L’enfant sera par conséquent éduqué en campagne en principe par ses parents et non par une nourrice. Mais, on constate qu’ « avec la vie commencent les besoins. Au nouveau né, il faut une nourrice », (J.-J. Rousseau 1966, p. 62).
Ainsi avec les besoins du nouveau-né qui augmentent, il est clair que la présence d’une nourrice s’impose. Celle-ci ne vient pas se substituer à la mère, mais elle vient pour alléger la tâche de la mère. Il y aura donc une nourrice pour s’occuper d’Émile. Si la présence d’une nourrice est nécessaire, il va sans dire qu’elle s’occupera par moment du nouveau-né, lorsque la mère sera occupée. Alors, quel doit être le profil d’une telle nourrice ? Quels seront les principes sur lesquels elle devra s’appuyer pour participer véritablement à la formation du nouveau-né ?
La nourrice est choisie minutieusement en tenant compte de certaines qualités qui doivent être siennes. Ce choix pointilleux est dû au fait qu’elle devra s’occuper du nouveau-né très fragile à cause de la constitution précoce de son corps et de son esprit ; en un mot de son être. De ce fait, nombre de qualités orientent Rousseau dans ce choix. La nourrice doit d’abord être une femme attentionnée capable d’observer dans les moindres détails les gestes de l’enfant. Il s’agira pour elle de suivre les gestes du nouveau-né afin de pallier à ses besoins puisque ce dernier ne parle pas. Attentionnée, elle devra aussi être patiente, ce qui rendra objective et pertinente l’observation des gestes de l’enfant. Ensuite la nourrice ne devra pas être portée sur l’argent parce qu’une telle nourrice qui a un intérêt particulier pour la richesse est corruptible et incapable de bien veiller sur l’enfant. L’argent et tous les autres biens matériels sont à écarter dans le choix de la nourrice. Toutes ces qualités concourent à assainir l’environnement de l’enfant pour rendre possible son éducation naturelle. En outre, la douceur, une autre qualité aussi indispensable que les autres amènera la nourrice à appliquer les directives à lui donner par le gouverneur avec méthodologie sans toutefois user d’une quelconque violence.
Enfin, la nourrice doit être une femme nouvellement accouchée. Cela est très important parce que le nouveau lait que contiennent ses seins est indispensable à l’enfant pour son nettoyage interne. Rousseau le précise bien en ces termes : « Le nouveau lait est tout à fait sérieux, il doit presque être apéritif pour purger le reste de méconium épaissi dans les intestins de l’enfant qui vient de naître », (J.-J. Rousseau 1966, p. 57). Cela répond à un besoin d’équilibre naturel. La croissance de l’enfant dépend en principe et de façon naturelle de son lait ; si bien que la densité de protéines contenues dans chaque catégorie de lait varie. Lorsque toutes ces qualités ne s’accordent pas dans l’être de la nourrice, elle devient intempérante et le lait se détériore, devenant ainsi un danger pour l’enfant. Le choix de la nourrice est donc très important parce que l’enfant n’aura aucune gouvernante qu’elle, pour garantir la réussite de son éducation naturelle.
En plus de la qualité de nouveau lait, que la nourrice doit avoir, « il faudrait une nourrice aussi saine de cœur que de corps », (J.-J. Rousseau 1966, p. 63). Ici, il s’agit d’analyser la bonté du caractère et de la tempérance de la nourrice. À ce niveau, il faut choisir une nourrice dont les passions et les humeurs sont modérées ; car la grandeur exagérée de ses passions peut altérer le lait qu’elle produira. Aussi faut-il veiller à ce que la nourrice ne soit pas une femme vicieuse parce que le nourrisson peut en pâtir. La patience, la douceur et la propreté doivent être aussi des qualités et des critères déterminants dans le choix de la nourrice. Si une nourrice ne remplit pas ces conditions ou ne répond pas à ces critères elle représentera un danger pour le nourrisson. Un nourrisson incapable de se défendre ni se plaindre, sera donc à la merci de toutes les petites maladies dues au mauvais choix de la nourrice. La conséquence d’une mauvaise nourrice fait le malheur du nourrisson et peut être la cause du décès de ce dernier. Le choix de la nourrice est donc très important puisque le nourrisson ne doit point avoir d’autre gouvernante qu’elle, comme il ne doit point avoir d’autre précepteur que son gouverneur.
Une fois que la nourrice est choisie on peut maintenant énumérer les principes sur lesquels elle doit se fonder pour s’occuper du nourrisson. À ce titre, commençons par son alimentation même. Il faut que la nourrice « prenne des aliments un peu plus substantiels, mais non qu’elle change tout à fait de manière de vivre », (J.-J. Rousseau 1966, p. 63). Cela est très important parce que même si elle change en bien comme en mal, cette altération peut influencer dangereusement sa santé.
Pour Rousseau, l’enfant doit être impérativement éduqué dans la campagne, là où l’on mène une vie rustique conforme à la nature. Ainsi, il affirme : « J’aime mieux qu’il aille respirer le bon air de la campagne, que le mauvais air de la ville », (J.-J. Rousseau 1966, p. 65). On peut comprendre cette idée de l’auteur par le fait que la campagne convient à la nature même de l’enfant. Pour lui, c’est surtout pendant les premières années de la vie, que l’air agit sur la constitution de l’enfant. À cette période de la vie du nourrisson, l’air, qui pénètre par ses pores, atteint pratiquement tous ses organes naissants et permet à l’enfant de mieux vivre. Mais en respirant l’air de la ville qui est pollué, l’enfant grandit avec des séquelles et peut-être même des malformations. Par conséquent, la nourrice devra s’installer dans une maison rustique pour mieux s’occuper du nourrisson. Ainsi, cela donnera une certaine liberté naturelle à l’enfant.
La campagne, à travers laquelle nous retrouvons la nature, idée très importante dans la philosophie de l’éducation de Rousseau, est donc indispensable pour une bonne éducation. La campagne, en plus d’offrir la possibilité à l’homme de cultiver la terre, lui permet de respirer un air pur afin de rajeunir ses tissus. En outre, en campagne, les hommes étant épars sont moins corrompus car la terre pourvoit à leurs besoins essentiels. C’est pour cela qu’en critiquant la vie dans la ville où les hommes sont plus entassés, Rousseau affirme que « plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent », (J.-J. Rousseau 1966, p. 66). En effet, lorsque les hommes se rassemblent davantage sur un périmètre donné, notamment dans les villes, certaines valeurs morales disparaissent pour faire le lit à l’intérêt personnel. Or là où surgit l’intérêt personnel, les lois morales sont souvent violées par les hommes. Ainsi on peut assister à des vices tels que la corruption et donc la dénaturation de l’homme.
Le premier principe fondant donc l’éducation du nouveau-né est celui de son bain après l’accouchement. À ce niveau, Rousseau préconise un bain avec de l’eau tiède. Cela assure sans doute une continuité entre son environnement précédent, c’est-à-dire le ventre de sa mère et son environnement nouveau qui n’est autre que le monde des humains. Mais à mesure que le nouveau-né grandit, il est important de diminuer par degré la tiédeur de l’eau jusqu’à ce qu’enfin il soit lavé « été et hiver à l’eau froide et même glacée », (J.-J. Rousseau 1966, p. 67). Seulement, il faut noter que ce processus doit être lent, successif voire progressif pour ne pas bouleverser l’évolution normale de l’enfant. Le plus important à ce niveau, c’est de veiller sur la propreté du nouveau-né, de l’enfant, en l’accoutumant à prendre un bain avec de l’eau chaude et de l’eau froide.
À cette période, l’enfant a déjà besoin de liberté naturelle. C’est pourquoi pour Rousseau, il est nécessaire de lui porter des vêtements non seulement flottants mais larges qui laissent tous ses membres en liberté et surtout que ses vêtements ne soient pas lourds. En insistant toujours sur la liberté de l’enfant à cette époque de la vie, notre auteur suggère qu’il soit placé dans un grand berceau « bien rembourré, où il puisse se mouvoir à l’aise et sans danger », (J.-J. Rousseau 1966, p. 67). Et même lorsque l’enfant grandit, il faut veiller à la liberté de ses actes partout où il se trouve. Il faut donc privilégier la liberté naturelle de l’enfant, afin que celui-ci puisse assimiler facilement les principes de base de son éducation.
Les étapes de l’éducation du nourrisson et d’encadrement de l’enfant sont très importantes pour l’homme futur. Car, comme le dit Rousseau, « l’éducation de l’homme commence à sa naissance ; avant de parler, avant que d’entendre, il s’instruit déjà », (J.-J. Rousseau 1966, p. 70). Cette instruction dont parle notre auteur se fait par l’expérience sensible. À preuve, le simple fait que l’enfant connaisse sa nourrice est déjà une instruction fondamentale dont on peut tenir compte. Cette connaissance que l’enfant a du monde sensible l’amène à distinguer les objets, il importe dès lors de choisir les objets qu’on lui montre. Cet acte est important pour lui dans la mesure où cela lui ôte la crainte de voir des objets qu’il ne connaît pas. Ainsi, il s’habitue à voir des objets nouveaux qui n’affectent pas négativement sa sensibilité.
L’enfant est un être doué de mémoire qui est en état de latence puisque celle-ci ne s’exerce pas convenablement. Dans ce cas, il n’est attentif qu’à ce qui affecte ses sens qui sont les fondements de sa connaissance. Alors, pour lui garantir une bonne formation à ce niveau de son existence, il est indispensable de lui « montrer bien distinctement la liaison de ces mêmes sensations avec les objets qui les causent », (J.-J. Rousseau 1966, p. 73). À cette période de son apprentissage, l’enfant éprouve le besoin de tout toucher et de tout manier. Il est important de le laisser faire pour non seulement préserver sa liberté mais pour lui garantir un apprentissage réussi. Car c’est par le mouvement qu’il apprend qu’il y a des choses différentes de lui et qui lui sont extérieures. Ainsi il apprend
à sentir la chaleur, le froid, la dureté, la mollesse, la pesanteur, la légèreté des corps, à juger de leurs grandeurs, de leur figure, et de toutes leurs qualités sensibles, en regardant, palpant, écoutant, surtout en comparant la vue au toucher, en estimant à l’œil la sensation qu’il ferait sous ses doigts. (J.-J. Rousseau 1966, p. 73).
De cet apprentissage, l’interprétation qu’on fait, c’est que l’enfant n’a pas encore l’idée de l’étendu, c’est pour cela qu’il tend sa main pour saisir l’objet éloigné. Dans ce cas, il est important de le lui rapprocher et de le faire promener afin qu’il apprenne à juger les distances.
La mère est avec le père celle qui doit s’occuper de l’éducation de son enfant. Une mère est indispensable pour diriger les premiers pas de l’enfant vers l’humanité. Cette utilité se constate par l’allaitement, le bain, l’habillement et tout ce qui concourt au bien être de l’enfant. Si tous ces acteurs sont déterminés à partir de ces critères, alors l’éducation naturelle s’avère possible. Mais quelles en seront ses objectifs ?
3. Les objectifs de l’éducation naturelle
3.1. Apprendre à être homme
J.-J. Rousseau (1966, p. 41- p.42) affirme que « dans l’ordre naturel, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l’état d’homme ; et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui s’y rapportent ». Trois idées principales sont à retenir de ces propos du philosophe.
D’abord, dans l’ordre de la nature, tous les hommes jouissent d’une égalité et d’une liberté naturelle où il n’y a ni maître ni sujet. Cet ordre naturel est selon R. Derathé (2009, p. 128), « un état d’indépendance où nul n’est par nature soumis à l’autorité d’un autre (…) ». Les hommes sont certes égaux, mais cela ne signifie pas qu’ils naissent égaux en force et en talent. Au contraire, la force du fort ne doit pas lui permettre d’assujettir le faible. Chacun devra se conduire selon la force qu’il a reçue de la nature. Sinon en réalité, il existe des inégalités naturelles entre les hommes qui selon J.-J. Rousseau (1971, p. 167), consiste dans « la différence des âges, de la santé, des forces du corps, et des qualités de l’esprit ou de l’âme (…) ».
Ensuite, la vive inclination des hommes est l’état d’homme. Être homme est une volonté manifeste. Mais de quel type d’homme s’agit-il ? Il s’agit de l’homme décrit dans Émile, élevé à l’état d’homme et qui a l’avantage de vivre dans la société. Contrairement à l’homme naturel du second discours vivant à l’état de nature, J.-J. Rousseau (1966, p. 267) fait la précision suivante :
Il y a bien de la différence entre l’homme naturel vivant dans l’état de nature et l’homme naturel vivant dans l’état de société. Emile n’est pas un sauvage à reléguer dans le désert ; c’est un sauvage fait pour habiter les villes.
Par opposition à l’homme naturel du second discours qui est comme un animal se limitant aux pures sensations, l’homme naturel dans Émile est un homme heureux et libre tenant ces qualités simples de la nature. Ce sont d’ailleurs ces qualités que l’éducation naturelle devra conserver et cultiver davantage. Dès lors l’éducation naturelle devient importante en ce sens qu’elle favorise une existence rustique conforme à la nature première de l’homme.
L’utilité de cette éducation apparaît donc comme la dernière idée à comprendre. En cultivant les qualités susmentionnées, l’éducation naturelle recrée l’homme libre à l’image de l’homme de la nature en lui permettant de non seulement pouvoir s’adapter à toute société humaine, mais de rester à la place qui est la sienne, car dans l’ordre social il y a une place déjà aménagée pour chacun. Et la place de l’être éduqué est sa qualité d’homme que vise l’éducation naturelle. Elle est aussi utile car elle apprend la vie comme métier à l’homme. Une vie qui, sans doute est conforme à la nature parce que faite d’exercices et non de préceptes. Durant cette éducation, l’homme apprend à supporter les biens et les maux de cette vie, en ce sens que son existence est conforme à la nature. C’est pourquoi, l’homme devra accepter ce qui lui arrive de bien comme de mal, qu’il ne peut modifier selon sa volonté personnelle.
3.2. L’éducation négative pour régler l’apprentissage
L’éducation négative dans son contenu ne s’ouvre pas sur la vie sociale, parce que cette dernière est corrompue. Pour éviter qu’Émile vive comme les hommes de la société, une éducation négative est indispensable pour ériger une sorte de clôture autour de lui. C’est pourquoi éduqué à la campagne, il est mis totalement à l’écart de l’influence pernicieuse de la civilisation sociale. Dans cet espace éducatif, Émile ne retrouve que le précepteur qui marche avec lui à partir d’un contrat qui ne revendique que l’exclusivité de l’influence. Cela est le seul moyen de régler l’éducation qui vient des hommes sur la marche de la nature afin de contrôler l’éducation des choses. Toute cette éducation négative, nous dit J.-J. Rousseau (1966, p. 133), « consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur ». En d’autres termes, l’éducation négative interdit au précepteur d’enseigner la morale et la vérité à Émile. L’interdiction de l’enseignement de la morale est due au fait qu’Émile est dans la solitude et donc n’a pas besoin de jugement ou de juger ses actes. Quant à la vérité, Émile ne la connait pas parce qu’en la connaissant, il connaîtra aussi le mensonge. Or de là où il vit, l’absence de la morale est aussi absence de la vérité. Il faut aussi faire en sorte que les idées perverses ne gagnent pas le cœur d’Émile et son esprit ne connaisse pas le faux. Ainsi l’éducation négative pourra filtrer la culture pour permettre à Émile d’être plus naturelle.
L’éducation négative doit dans son principe d’application, retarder tous les apprentissages afin de favoriser le respect de leur rythme de développement naturel, en fondant l’éducation sur le ressort qui convient à chaque stade. De ce fait, pour atteindre un tel objectif, il faut interdire certaines choses. D’abord, il est important de déshabituer l’enfant des habitudes telles que les pleurs. Ils ne doivent pas être pris comme des ordres ou des prières. Ensuite, il ne faut surtout pas raisonner avec les enfants mais les conduire par les seules lois du possible ou de l’impossible. Autrement dit, il s’agit de satisfaire l’enfant dans la mesure du possible si seulement cela favorise son épanouissement. Aussi faut-il lui dire non quand cela contribue à son bien être. À cet instant de son existence, l’enfant ne doit pas avoir de volonté ou du moins sa volonté doit impérativement s’inscrire dans celle de celui qui l’éduque. Pour corroborer cette idée, nous convenons avec J.-J.Rousseau (1966, p. 109-110), pour affirmer :
Accordez avec plaisir, ne refusez qu’avec répugnance ; mais que tous vos refus soient irrévocables ; qu’aucune importunité ne vous ébranle ; que le non prononcé soit un mur d’airain, contre lequel l’enfant n’aura pas épuisé cinq ou six fois ses forces, qu’il ne tentera plus de le renverser.
À cela, il faut ajouter qu’il est préférable de restreindre les études à la seule utilité et à la curiosité naturelle ; en ce sens que l’enfant saisit juste ce qui est nécessaire à son existence et reste accroché à ce qui est naturel et convenable à son âge. Enfin, dans le retard des apprentissages, la sexualité est une idée qu’il faut se garder d’enseigner à l’enfant car l’enseignement d’une telle idée peut bouleverser son rythme d’apprentissage si bien qu’il risque d’être perturbé. Mais dans tout cet apprentissage, le langage est prépondérant parce qu’il joue un rôle immense qui est celui de communiquer. En communiquant avec l’enfant, il faut savoir choisir les mots simples qui siéent à l’idée et à la chose pour ne pas créer une confusion dans son esprit. Sinon, l’ambigüité du langage va selon M. Fabre (1999, p. 34), transformer « les besoins de l’enfant en tyrannie » ; parce que lorsqu’il parle on a l’impression qu’il pense et pourtant il ne sait pas ce qu’il dit. Il prendra les préjugés pour des vérités et accédera à l’état social avec ces erreurs.
3.3. Contribution de l’éducation naturelle à l’essor de la société
L’éducation naturelle recommande de suivre l’évolution naturelle de l’enfant. Une telle recommandation est positive pour l’amélioration de la société à plusieurs niveaux. Lorsque B. Pascal (1670, p. 112) affirme : « La vraie morale se moque de la morale ; c’est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit qui est sans règle », il nous amène à comprendre que la morale dont se moque la vraie morale, c’est l’ensemble des règles, des coutumes, des commandements qu’à chaque époque et dans chaque contrée, les hommes sont tenus de respecter.
Ainsi, la morale apparaît comme cette norme qui permet à chacun de pouvoir se conformer aux règles de toute société. De ce fait, elle est comme une voix intérieure qui dit à l’homme où sont le bien et le mal. En d’autres termes, la morale enseigne le bien et proscrit le mal, pour pacifier les relations interhumaines. Elle devient donc indispensable. L’éducation naturelle grâce au sentiment de la pitié et l’amour de soi qui sont des sentiments naturels, permet de comprendre la morale, et d’agir en fonction de ses règles. Ainsi, au plan de la morale, l’enfant dans son évolution naturelle éprouve de la pitié pour son semblable quand ce dernier souffre, et éprouve le besoin de se protéger face au danger. Une telle attitude est déjà un élan vers la morale parce que sa sensibilité commence à s’étendre hors de lui. En quittant l’immédiate présence à soi, l’enfant comprend qu’il doit collaborer avec les autres. Il lui est donc nécessaire de pacifier ses relations avec eux en ayant une bonne conduite fondée sur la morale. Le sentiment de la pitié devient donc important car il pousse les uns vers les autres, les amène à se réunir et à s’aimer davantage afin de se conserver. L’essentiel de la morale serait donc dans nos sentiments primaires, à savoir l’amour de soi et la pitié que l’on cultive de façon régulière. Dans la culture de ces sentiments, l’enfant découvre la charité qui est un acte de bonté et de générosité envers autrui
Mais, dans le domaine de l’éducation morale, l’enfant a besoin d’exemples, et surtout de bons exemples capables d’influencer positivement son attitude. C’est pourquoi, en voyant leurs parents faire l’aumône, les enfants auront cela en mémoire afin de le faire plus tard lorsqu’ils en auront compris le sens. Il faut donc faire l’aumône en présence des enfants ; cela participe à leur éducation morale. Dans cette optique, J.-J. Rousseau (1966, p. 127), soutient :
Au lieu de me hâter d’exiger du mien des actes de charité, j’aime mieux en faire en sa présence, et lui ôter même le moyen de m’imiter en cela, comme un honneur qui n’est pas de son âge ; car il importe qu’il ne s’accoutume pas à regarder les devoirs des hommes seulement comme des devoirs d’enfants.
Pour Rousseau, l’idée de ne jamais faire du mal à personne apparaît comme la principale leçon de l’éducation morale ; autour de laquelle gravitent des idées comme la connaissance de la propriété, l’affirmation de la vérité ou encore la connaissance de la charité. Il amène le lecteur a mieux comprendre cette idée en affirmant :
La seule leçon de morale qui convienne à l’enfance, et la plus importante à tout âge, est de ne jamais faire de mal à personne. Le précepte même de faire du bien, s’il n’est subordonné à celui-là, est dangereux, faux, contradictoire. (J.-J. Rousseau 1966, p. 128).
L’amour et la protection mutuelle sont des sentiments qui permettent de comprendre comment l’éducation naturelle conduit vers la morale afin de contribuer à l’amélioration de la société.
L’idée que la nature est bonne est une idée qui nous permet de comprendre le péché originel qui n’est pas un péché originaire. En d’autres termes, l’homme en tant que tel n’a pas été créé pécheur mais a péché après la création dans le jardin d’Eden. C’est au cours de sa vie ou de son existence que l’homme a péché. De ce fait, le péché n’appartient pas à son essence mais à son histoire. Dès lors, on peut soutenir sans ambages que la nature de l’homme est bonne. Cette bonté naturelle de l’homme lui vient de Dieu. Dieu est bon, et J.-J. Rousseau (1966, p. 371), même l’exprime en ces termes :
Dieu est bon ; rien n’est plus manifeste : mais la bonté dans l’homme est l’amour de ses semblables, et la bonté de Dieu est l’amour de l’ordre ; car c’est par l’ordre qu’il maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout. Dieu est juste ; j’en suis convaincu, c’est une suite de sa bonté.
L’éducation naturelle promeut la bonté naturelle de l’homme dans l’enfant en l’amenant à poser de bonnes actions. Ainsi, l’enfant, habitué à cela grandit avec une telle attitude qui vient impacter positivement les relations humaines et rendre la société plus vivable. De cette manière, l’enfant découvre Dieu, puisqu’en étant bon, il va ressembler à Dieu. Dieu est au fondement de toute religion. Mais pour Rousseau, l’éducation naturelle doit faire l’apologie de la religion naturelle nécessaire à l’enfant. Elle lui enseigne toutes les vertus selon son cœur et sa raison. De ce fait, la religion est inscrite dans la nature de l’homme et donc dans la société.
Des études anthropologiques ont révélé que le fait religieux est une composante des sociétés humaines. En effet, toutes les civilisations dont on a une documentation suffisante ont laissé une trace témoignant de leur croyance en un être divin. À ce propos, H. Bergson, (1973, p.105) affirme :
On trouve dans le passé, on trouverait même aujourd’hui des sociétés humaines qui n’ont ni science, ni art, ni philosophie. Mais il n’y a jamais eu de société sans religion.
De ce fait, la religion apparaît comme le propre de l’homme. L’homme est un être naturellement religieux, car de tous les êtres au monde seul l’homme s’adonne à la pratique de la religion. La religion devient donc un principe inné qui caractérise l’homme dans sa particularité. Dès lors, l’éducation naturelle va semer dans l’enfant une sorte d’amour entre les hommes qui vient de Dieu. Et cet amour permettra de mettre en évidence la dimension sociale de la religion. La fonction primordiale de la religion est de rallier, de rassembler des hommes autour d’un idéal de vie communautaire. Elle est génératrice d’organisation sociale, car par la foi qui neutralise l’action dissolvante de la raison critique, la religion contribue à solidifier les mœurs et les institutions. La cohésion du groupe ou le lien horizontal que la religion développe dans l’espace et dans le temps entre les hommes est un principe par lequel ces derniers se reconnaissent. En d’autres termes, au sein de la religion naît fondamentalement le sentiment d’appartenir à une même société, voire, à une même famille. C’est pourquoi les fidèles d’une religion se considèrent tous comme des frères et des sœurs issus d’un même père qui est Dieu. Par là, on comprend que la religion permet aux hommes de surmonter leurs inégalités naturelles et sociales. Toutes ces qualités que la religion confère à l’homme sont cultivées par l’éducation naturelle.
Enfin au plan politique, l’éducation naturelle fidèle à son objectif, va préparer l’enfant à devenir homme et ensuite citoyen. En devenant homme, ce dernier vit nécessairement dans une société traditionnelle où il apprend à vivre avec l’autre qu’il considère comme son frère ou sa sœur, à comprendre les lois et à les respecter. Une telle société peut être appelée nation qu’A. Lalande (2006, p. 665), définit selon les ‘‘libres entretiens de l’union pour la vérité, 10 décembre 1905’’ de Durkheim et Métin comme un « groupe social uni par une communauté de race ou du moins de civilisation, une tradition historique, des aspirations communes (alors même que ce groupe ne forme pas un Etat) ». Autrement dit, la nation est un groupe de personnes caractérisé par la conscience de son unité, fondée sur des liens historiques, linguistiques ou culturels. Ces hommes sont ainsi animés d’une volonté de vivre ensemble et de construire un avenir prospère. L’entité nationale est plus une idée, une représentation abstraite, qu’une réalité physique ou géographique. C’est pourquoi pour E. Renan (1992, p. 57-58) « une nation est une âme, un principe spirituel ».
Les lois dans la nation émanent très souvent des traditions inscrites dans la culture de l’homme. Grâce à l’éducation naturelle qui recommande de suivre l’ordre de la nature, l’enfant découvre ces lois qui lui permettent de mieux se socialiser. Il sait désormais qu’il appartient à un clan ou à une tribu où il devra vivre tout en respectant les interdits, les tabous et les totems de même que l’organisation inhérente à ladite tribu.
Le respect naturel des lois au niveau de sa tribu l’amène à respecter celles qui sont hors de sa tribu, car, l’éducation naturelle a cultivé en lui le respect de la société, de l’autre, des biens d’autrui mais surtout des lois qui fondent la société. L’enfant, devenu homme va tendre vers le citoyen grâce au respect inculqué en lui par l’éducation naturelle. Une telle éducation devient importante car elle permet de fixer les valeurs humaines en l’homme.
La citoyenneté en est une. La compréhension de ce mot nécessite que nous analysions le terme citoyen. Dans son sens général, le citoyen est celui qui jouit des droits et s’acquitte des devoirs définis par les lois et les mœurs de la cité ou de l’État. On retrouve ce sens général dans la définition juridique que nous avons consultée dans le Lexique des termes juridiques. Dans ce lexique, le citoyen se définit comme « un individu jouissant sur le territoire de l’État dont il relève des droits civils et politiques. » De cette définition, on remarque que la jouissance des droits et l’acquittement des devoirs sont des idées fortes qui caractérisent le citoyen. Si la citoyenneté peut être l’expression du contrat social, aujourd’hui, c’est d’abord par un état d’esprit, un accord implicite sur cette manière de s’engager et de vivre ensemble. Du fait d’un accord implicite mais reconnaissable par tous, dans l’expression de ce contrat social, apparaissent clairement les liens qui se créent entre les citoyens et l’État.
En édifiant une société démocratique où règne la volonté générale et où la citoyenneté politique parvient à bien s’exprimer, Rousseau montre que le souverain n’est autre que le peuple, à qui appartient absolument le pouvoir législatif. Le peuple légifère, fait la loi et en ce sens s’exprime sur le peuple dans sa totalité. C’est pour cela que pour lui, il y a loi quand « le peuple statue sur le peuple ». (J.-J. Rousseau, 1966, p. 74). Ainsi le peuple devient le faiseur de loi. Dans cette perspective, le peuple ne considère que lui-même et décide de ce qui est bon pour lui. Dans ces conditions, la loi n’est plus une pure métaphysique mais un acte que J.-J. Rousseau (1966, p. 74), explique en ces termes : « Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi ». Si pour Rousseau, l’objet de la loi est toujours général, c’est parce qu’elle considère les sujets en corps et jamais un homme comme individu, c’est-à-dire qu’il est séparé de tout le corps. La loi doit avoir pour objet de rendre les hommes non seulement heureux dans une nation en sécurité, mais meilleurs dans un État.
Conclusion
En analysant l’éducation naturelle, nous avons fini par comprendre qu’elle peut être aujourd’hui une idée importante dans l’éducation des enfants. En elle, plusieurs idées telles que certaines qualités de la nourrice, le retard de l’apprentissage, sa contribution à l’essor de la société et le filtre de la culture peuvent nous aider à améliorer l’éducation des enfants. Aussi, comme on peut le constater, l’éducation négative n’est pas négative pour être une négation de l’éducation. Bien plus elle est importante parce qu’elle nous permet de comprendre l’éducation naturelle sous un autre angle. Cet autre angle c’est par exemple les qualités de la nourrice qui doivent nous guider dans le choix des filles de maison chargées de veiller sur les enfants lorsque les parents sont occupés. Il faut donc retenir que de la compréhension de cette éducation naturelle, surgit son utilité dans notre société actuelle.
Références bibliographiques
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PERELMAN Charles, 1947, « De la méthode analytique en philosophie », Revue philosophique, p. 34-46, Paris, PUF.
RENAN Ernest, 1992, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Les classiques.
ROUSSEAU Jean-Jacques, 1966, Émile ou de l’éducation, Paris, Garnier-Flammarion.
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VARGAS Yves, 1995, Introduction à l’Émile de Rousseau, Paris, PUF.
LA MOBILITÉ SOCIALE EN AFRIQUE, UNE ALTERNATIVE À L’IMMIGRATION CLANDESTINE. LECTURE KANTIENNE
Salif YÉO
Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY (Côte d’Ivoire)
Résumé :
L’immigration clandestine constitue, aujourd’hui, une préoccupation majeure en Afrique. Nous nous proposons, à ce sujet, de réfléchir sur la question suivante : comment faire pour maîtriser l’immigration clandestine d’une multitude d’africains vers l’Occident, à la recherche de bien-être social, au péril de leur vie ? Notre objectif étant de trouver une solution à l’immigration clandestine, nous soutenons la thèse suivant laquelle l’immigration clandestine peut être freinée par une politique de mobilité sociale dont les résultats probants pourront persuader les candidats à cette aventure périlleuse de renoncer à leur projet. Nous assertons ainsi, que l’immigration clandestine des africains s’explique par un désir de mobilité sociale non satisfait dans leur pays d’origine. Nous relevons ensuite les causes de la faiblesse de la mobilité sociale dans les États africains qui sont essentiellement d’ordre économique et politique. Nous ébauchons enfin les grands traits d’une politique de mobilité sociale pouvant conduire à la maîtrise de l’immigration clandestine. Ceux-ci peuvent se ramener aux conditions normales d’organisation et de fonctionnement d’une République.
Mots-clés : Citoyenneté, Dignité humaine, Égalité des chances, États africains, Immigration clandestine, Mobilité sociale, Politique.
Abstract :
Clandestine immigration is, today a great preoccupation in Africa. On that subject, we try to reflect on this question: haw can we control clandestine immigration of many Africans unto Western countries searching wealthy and chancing their life? Our objective is to find a way to stop clandestine immigration. Therefore, we argue the position according that clandestine immigration can be brake by a politics of social mobility whose potent results can persuade that perilous adventurer candidate to renounce. So, we assert that Africans clandestine immigration ca be explain by an unsatisfied desire of social mobility in their original country. Then, we raise social mobility’s failing in African States that are essentially from economic and political level. Finally, we sketch great lines of a politics of social mobility what can be analyzed as normal conditions of a Republic organization and working.
Keywords : African States, Citizenship, Clandestine immigration, Dignity, Equal opportunities, Social mobility, Politics.
Introduction
Selon Vincent Cochetel[12], l’envoyé spécial pour la Méditerranée centrale de l’agence onusienne chargée des réfugiés (UNHCR), les départs des côtes libyennes ont augmenté de 290%, soit 6 629 tentatives entre janvier et fin avril 2020, comparé à la même période l’an dernier. Ces chiffres qui ne couvrent que les quatre premiers mois de l’année, montrent bien l’ampleur inquiétante du flux de migrants clandestins vers l’Europe. Mais ce qui est encore plus inquiétant, c’est le nombre de migrants qui perdent la vie dans cette aventure. Alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Espagne, 2 170 migrants sont morts en mer en 2020. Ce chiffre a été révélé par une étude menée par l’ONG “Caminando Fronteras”[13], qui surveille les flux migratoires. Si le phénomène migratoire est une réalité indissociable de l’histoire des hommes et des peuples, il n’est pas convenable pour autant, dans un monde organisé en États souverains, que les mouvements migratoires échappent à la loi et à l’autorité politique. C’est pourquoi, face au flux de migrants clandestins de l’Afrique vers l’Europe, il convient de s’interroger : comment faire pour maîtriser l’immigration clandestine d’une multitude d’africains à la recherche de bien-être social, au péril de leur vie ?
Notre thèse est qu’une politique de mobilité sociale réussie peut constituer pour les candidats à l’aventure, une solution alternative à l’immigration clandestine. Cette thèse procède de deux constats. D’un côté nous observons que l’immigration clandestine de la plupart des africains est liée à un désir de mobilité sociale qu’ils tentent d’assouvir, “contre vents et marrées”. De l’autre côté, nous observons que les conditions de la mobilité sociale ne sont pas assez prometteuses, dans plusieurs États africains, pour persuader les candidats à l’immigration clandestine de renoncer à ce dessein qui leur fait prendre des risques considérables. Chacun de ces constats sera explicité dans une analyse critique du contexte sociopolitique africain, qui conduira à fonder l’idée d’une politique de mobilité sociale comme alternative à l’immigration clandestine. Mais de quoi s’agit-il lorsque nous parlons de mobilité sociale ? La mobilité sociale désigne le changement de statut social des individus ou des groupes sociaux au cours du temps. Le changement de statut social au sein d’une même population au cours du temps correspond à ce qu’on appelle mobilité intragénérationnelle tandis que la différence entre le statut social des membres d’une population et celui de leurs parents est désigné par le vocable de mobilité intergénérationnelle.
En tout état de cause, le concept de mobilité sociale renvoie, dans notre entendement, à l’ascension, sur l’échelle de la hiérarchie sociale, des classes, des ménages ou des individus défavorisés. Notre concept de mobilité sociale ne prend donc pas en compte ce qu’on peut appeler une mobilité dégressive, celle qui consiste en une rétrogradation ou un déclassement. Une telle mobilité serait plutôt un facteur favorable à l’immigration clandestine. Or, il s’agit, pour nous, de la réduire à sa plus simple expression, si ce n’est de l’éradiquer. C’est donc de mobilité sociale positive que nous parlons ici. Dans cette perspective, la première partie de notre travail met en évidence le rapport entre le désir de mobilité sociale et l’immigration clandestine ; la deuxième montre les insuffisances de la mobilité sociale en Afrique, et la troisième établit le lien entre la politique de mobilité sociale et la maîtrise de l’immigration clandestine.
1. Du désir de mobilité sociale à l’immigration clandestine
Dans une Afrique contemporaine où les activités professionnelles traditionnelles se déprécient, l’ascension sociale du citoyen est synonyme de rupture avec son origine sociale. L’africain ordinaire mesure sa réussite à l’écart qui existe entre son statut socioprofessionnel d’origine ou celui de ses parents, et le nouveau statut social qu’il a pu acquérir. Dans cette logique, lorsqu’un jeune africain cherche à construire sa vie, c’est tout naturellement qu’il se bat pour se faire un nouveau statut social qui vaut d’autant mieux qu’il est éloigné de son milieu social originel. De manière générale donc, le constat qui prévaut en Afrique, aujourd’hui, est que, de plus en plus, les jeunes ont tendance à s’éloigner de leur origine sociale, peu reluisante, à la recherche de conditions de vie plus satisfaisantes. C’est ainsi que l’immigration devient, pour plusieurs jeunes africains, porteuse de promesses de mobilité sociale comme le fait remarquer E. Santelli (2001, p. 30) à propos des algériens :
En effet, il est couramment admis que, pour réussir, c’est-à-dire s’extraire du milieu ouvrier et/ou des valeurs culturelles propres à leur origine, les personnes d’origine algérienne doivent rompre avec leur famille. Au sens où leur salut, notamment socioprofessionnel, proviendrait de l’autonomie qu’elles parviendraient à acquérir vis-à-vis de leur famille.
Cette idée qui conditionne la possibilité de mobilité sociale par la rupture avec son origine familiale est assez bien partagée en Afrique. L’exode rural massif, ainsi que le flux de migrants clandestin vers d’autres continents, en sont des preuves. Le lien entre le désir de mobilité sociale et l’immigration clandestine est particulièrement évident aujourd’hui en Afrique subsaharienne où, les jeunes, incités par leurs frères et amis qui ont déjà tenté l’aventure avec “succès”, prennent, au mépris des lois en vigueur, l’initiative de quitter leurs familles et leur pays, minimisant les risques encourus. C’est le lieu de remarquer le rôle amplificateur des réseaux sociaux dans la diffusion d’images mirobolantes montrant le “bonheur” que vivent des africains émigrés en Europe.
Tout comme les africains, les caraïbéens ont nourri et mis en pratique l’idée de parvenir à la mobilité sociale par l’immigration.
Entre 1967 et 1998, l’immigration caraïbéenne dans l’ensemble de la population du Canada a considérablement évolué en volume comme en valeur relative. Les premières vagues qui sont arrivées après 1967 étaient composées d’émigrés antillais probablement âgés entre 20 et 45 ans, moyennement qualifiés et avec peu de personnes à charge et, comme la plupart des immigrés au Canada, ces antillais pensaient réaliser leur rêve d’ascension sociale. (A. Calmont, C. Audart, 2007, p. 141)
On peut remarquer ici, comme en Afrique, l’influence et l’expansion de « la mobilité sociale – mythe fondateur de la société américaine moderne ». (F. de Chantal. C. Zumello, 2018, p. 10). C’est en effet un mythe que la mobilité sociale rêvée par ceux qui espèrent parvenir à l’ascension sociale par l’immigration clandestine. Combien sont les Africains qui réussissent à s’établir durablement en Europe par le moyen de l’immigration clandestine ? Bien plus, combien sont-ils qui réalisent vraiment leur rêve de mobilité sociale par ce moyen ? Et tout d’abord, combien de migrants clandestins arrivent à destination ? Mais, peu importe le taux de survivants et de succès au bout du processus de l’immigration clandestine ; un seul cas de réussite suffit pour créer et entretenir chez le commun des citoyens, le mythe d’une mobilité sociale qui devient possible loin de son origine familiale accusée de favoriser la reproduction sociale à l’identique de statuts socioprofessionnels médiocres.
Dans le monde contemporain où les africains se sont approprié le principe de la mobilité sociale sur fond de pauvreté généralisée, mais aussi de concurrence les uns avec les autres, peut-on s’étonner que le désir d’ascension sociale autorise certains à prendre le “raccourci” de l’immigration clandestine ? Si c’est un devoir pour un citoyen de se soumettre à la législation en matière d’immigration, certaines conditions semblent offrir une dérogation à ce devoir. E. Kant (1994, p. 229) faisait observer que « l’adversité, la souffrance et la pauvreté constituent de grandes tentations de transgresser son devoir ». Il est évident qu’une telle observation est loin de légitimer le transgresseur du devoir dans sa déviance, quand on se réfère au rigorisme moral kantien. Ce que nous relevons ici, avec Kant, c’est l’état de vulnérabilité psychologique dans lequel se trouvent tous ceux qui sont confrontés aux maux que sont l’adversité, la souffrance et la pauvreté. Comment un citoyen qui doit faire face à la pauvreté – comme c’est souvent le cas pour la plupart des immigrants clandestins – peut-il ne pas être tenté de partir à la recherche du bien-être qu’il rêve de connaître sur un autre continent, loin de son pays d’origine ?
Le désir de changer de statut social est consubstantiel à la nature humaine. Interdire à une personne de rechercher un mieux-être, c’est lui enlever son humanité, c’est le réduire à la choséité. « Une chose se contente d’être ainsi sans pouvoir manifester le moindre désir d’être autrement. Ici réside la différence entre l’homme et la matière ». (A. K. Dibi, 2018, p. 28). C’est dire que l’existence humaine implique le changement. Chaque homme est porté à rechercher un avenir meilleur, et, dans ce but, à trouver les moyens pour y parvenir. La responsabilité de chaque homme est de chercher à se rendre heureux lui-même. C’est pourquoi, rien ne doit, en principe, faire obstacle au désir de mobilité sociale de l’homme. « Il faut que tout membre de la communauté puisse parvenir à une condition correspondant au niveau qu’il peut atteindre par son talent, son activité et la chance ». (E. Kant, 1994, p. 67). Si c’est par l’immigration que le sujet espère assouvir son désir de mobilité sociale, personne ne devrait l’empêcher d’emprunter cette voie. E. Kant reconnaît que la migration est un droit pour tout citoyen. Aussi, écrit-il : « le sujet (même envisagé comme citoyen) a le droit d’émigrer ; car l’État ne saurait le retenir comme s’il était sa propriété ». (E. Kant,1944, p. 161). Il s’agit, bien entendu, du droit à l’immigration légale qui n’est pas transposable dans le cadre de l’immigration clandestine dont nous parlons ici.
L’immigration clandestine pose des problèmes dont on se serait bien passé, si la démangeaison de partir à tout prix ne l’emportait pas sur la sage entreprise d’une procédure d’immigration légale. La structure et l’organisation des États n’autorisent pas un flux incontrôlé d’immigrants. C’est pourquoi on remarque que les procédures d’immigration légales sont intentionnellement sélectives et que, même dans les conditions normales de migration, « l’intégration des immigrants est problématique non seulement dans les pays riches, mais aussi dans les pays pauvres[14] ». Mais quoiqu’elle pose quelques problèmes, l’immigration vers les pays riches, est de loin, pour nombre d’africains, le chemin pour parvenir à satisfaire leur désir d’ascension sociale. C’est pourquoi, usant de tous les moyens pour arriver à leur fin, plusieurs d’entre eux se retrouvent dans la catégorie de l’immigration clandestine qui cause la perte de tant de vies humaines aujourd’hui, en Méditerranée. Mais comment résister à la tentation de l’immigration clandestine quand les conditions de réalisation de la mobilité sociale que chacun rêve de connaître dans sa vie, ne sont pas réunies dans la plupart des États, en Afrique ?
2. Mobilité sociale en Afrique : entraves et contre-mobilité
La situation politique et économique de la plupart des pays africains n’est pas propice au rêve des jeunes de voir leur condition de vie s’améliorer notablement. La pauvreté et les prévarications, aggravées par l’instabilité politique, ne laissent pas de place pour une politique cohérente et efficiente de mobilité sociale dans la plupart des États africains. Quand l’alternance politique n’est pas garantie, et avec elle, l’obligation de résultat attachée à la bonne gouvernance, les dirigeants ne se soucient que fort peu du bien-être des populations. On se préoccupe alors des moyens de s’éterniser au pouvoir de manière illégitime et frauduleuse pour continuer à satisfaire les intérêts égoïstes d’une classe dirigeante insatiable. Le souci majeur d’une telle classe politique, loin d’être celui de créer les conditions favorables à l’ascension sociale des classes défavorisées, est plutôt de trouver les voies et moyens pour assurer une mainmise sur les emplois rémunérateurs et les secteurs porteurs de l’économie du pays pour assurer leur avenir ainsi que celui de leurs proches.
Certes, on ne peut concevoir qu’un dirigeant politique néglige ses parents au nom d’une probité morale qui serait proche de l’auto-flagellation, mais on ne peut tolérer de la part d’un tel dirigeant le fait de n’avoir de politique de mobilité sociale que pour ses proches. On a l’impression que c’est trop souvent le cas dans les pays africains où la seule voie pour améliorer sa condition sociale est, pour plusieurs, la voie de la politique. On comprend pourquoi la lutte pour le pouvoir politique est si âpre et si sanglante en Afrique. C’est une question de vie ou de mort. Nous sommes au pouvoir et nous vivons bien, ou bien nous ne sommes pas au pouvoir et nous sommes pratiquement “morts” dans la société, c’est-à-dire inexistant pour les tenants du pouvoir. C’est ainsi, qu’au lieu de penser politique de développement social, les gouvernants africains pensent plus souvent, politique de détournement de biens publics à des fins personnelles, familiales ou tribales. Plusieurs gouvernants africains s’érigent alors en de véritables obstacles à l’ascension sociale de nombreux citoyens qui ne trouvent finalement leur salut que dans l’immigration clandestine qui leur promet ce qu’on leur refuse dans leur propre pays.
C’est à juste titre qu’E. Kant s’insurge contre quiconque s’avise de faire obstruction à l’ascension sociale d’un citoyen. « Nul ne peut empêcher autrui de parvenir par son propre mérite aux plus hauts niveaux de la hiérarchie ». (Kant, 1994, p. 68) Dans le système politique républicain que prône Kant, il ne doit plus y avoir de privilège de naissance, les sujets étant devenus tous égaux. Au nom donc du principe d’égalité de chaque sujet avec tout autre, dans la république kantienne, « il ne faut pas que ses co-sujets lui barrent la route à cause d’un privilège héréditaire et le maintiennent éternellement lui et ses descendants à un rang inférieur ». p. 67. Le constat à faire ici, avec Kant, est le suivant : la mobilité sociale a pour fondement l’égalité des chances qui, elle-même procède de l’égalité tout court. L’égalité des chances consistant concrètement dans le droit et surtout la possibilité réelle qu’a tout citoyen qui le mérite, de se hisser à tous les échelons de la hiérarchie sociale, ouvre largement la porte de la mobilité sociale. L’analyse que fait Kant de la structure du tissu social, débouche sur une conclusion fondamentale : lorsque l’égalité tout court est mise à mal dans une république, l’égalité des chances est mal en point, et la mobilité sociale s’en trouve contrariée.
On ne se trompe guère en affirmant que les conditions de la mobilité sociale sont loin d’être réunies dans la plupart des États africains où le niveau de vie est plutôt médiocre dans l’ensemble. La faiblesse de l’économie limite les possibilités d’investissement et de création d’emplois auxquelles se trouvent liées les opportunités d’ascension sociale. Quand on ne dispose pas de structure de formation qualifiantes, en nombre suffisant, ni d’une offre d’emploi à la hauteur des attentes des citoyens, on ne peut créer les conditions favorables à la mobilité sociale. La faiblesse de l’économie des États africains en fait des fabriques de citoyens mécontents et portés à scruter de nouveaux horizons, à la recherche de possibilités d’ascension sociale. Outre la faiblesse de l’économie qui limite le citoyen dans ses possibilités de réaliser ses rêves, il faut relever la pratique de la concurrence malsaine qu’est la corruption. Quand on prétend offrir à tous la possibilité de faire acte de candidature à des postes de la fonction publique ou à des marchés publics, c’est souvent pour donner une forme politiquement correcte à des manipulations et transactions souterraines qui contrarient la saine et loyale concurrence. En réalité, c’est contre de fortes rançons qu’on accède, bien souvent, à des emplois de la fonction publique, et c’est presque toujours aux plus offrants que l’on octroie des marchés publics, si ce n’est à ses proches.
La mobilité sociale est ainsi paralysée dans nombre d’États africains par des pratiques peu recommandables. Parfois des efforts de diversification des activités professionnelles sont faits dans certains États pour offrir des alternatives aux activités agricoles ou pastorales qui constituent bien souvent les activités professionnelles originelles des africains. Mais, compte tenu du caractère sommaire de la formation qui donne accès à ces activités alternatives, les efforts de diversification des activités professionnelles ne donnent lieu qu’à des changements de profession qui ne sont pas forcément synonymes d’ascension sociale. En effet, « certains changements d’activité, loin d’éloigner les individus de leur point d’origine, les en rapprochent. En pareil cas, il y a bien mobilité sous l’angle professionnel, mais du point de vue social, c’est plutôt de contre-mobilité qu’il s’agit ». (R. Girod, 1971, p. 44)
Quand on change de profession alors que ce changement ne correspond pas vraiment à une amélioration de statut social, on n’est point dans un processus de mobilité sociale synonyme d’ascension sociale, mais plutôt dans l’illusion d’une mobilité professionnelle qui, en réalité, maintient le citoyen dans le même statut social, si elle ne le déclasse pas. Il ne faut donc pas confondre mobilité professionnelle et mobilité sociale car la première peut parfois constituer un obstacle à la seconde en se substituant incommodément à elle. C’est parfois une parodie de mobilité sociale qui est brandie dans certains États africains où l’on donne la possibilité aux citoyens de changer de secteur d’activité professionnelle sans que ce changement ne les éloigne vraiment du statut social précaire de leurs parents. Or, du point de vue intergénérationnel, « pour parler de mobilité, il faut qu’il y ait forcément une ou plusieurs positions supérieures à celle du père, atteintes par un ou plusieurs enfants de la même famille » (A. Kerroumi, 2006, p. 11).
Des indices concrets d’une amélioration sensible du statut social du citoyen doivent accompagner la mobilité professionnelle pour qu’elle soit considérée comme une mobilité sociale. Ce n’est pas souvent le cas en Afrique où la formation aux métiers classiques de subsistance comme la couture ou la coiffure, la menuiserie ou la mécanique, constituent des alternatives aux métiers agro-pastoraux. Or quand on embrasse un métier dont on espérait une ascension sociale qui n’est pas au rendez-vous, la déception est si grande qu’on est tenté de quitter son village, sa ville ou son pays d’origine pour aller chercher fortune ailleurs. Ce qu’on appelle mobilité sociale, en Afrique, est souvent si peu éloigné de la situation initiale des citoyens que les espoirs d’ascension sociale se transforment presque toujours en désillusions et plongent ainsi le sujet dans un état de désarroi qui le prédispose à l’immigration clandestine, quel qu’en soi le prix.
En tout état de cause, les conditions de la mobilité sociale ne sont pas réunies dans plusieurs États africains où les obstacles que constituent l’insuffisance de l’investissement, la faiblesse de la volonté politique et les prévarications de tout genre, sont encore bien présents. Et c’est précisément ces obstacles, auxquels s’ajoutent les sempiternels conflits sociaux, qui rendent difficiles les actions politiques visant à préserver ou à délivrer les citoyens de la tentation de l’immigration clandestine. Comment peut-on persuader un citoyen insatisfait de sa condition sociale de renoncer au désir d’aller chercher fortune sous d’autres cieux ? Pour maitriser le flux de l’immigration clandestine en Afrique, il faut combattre efficacement, dans chaque État, les obstacles qui se dressent devant le désir légitime de mobilité sociale du citoyen.
Il se trouve que, ce qu’ont fait les colons, c’est, à peu près, ce que reproduisent les politiques africains.
Dans un premier temps, des possibilités nouvelles de mobilité sociale (ascendante) ont été ouvertes à des « indigènes » notamment durant la phase où la colonisation directe s’est achevée ; puis dans un second temps, on a assisté à une fermeture de ces possibilités d’ascension vers des positions déjà occupées, avec pour corollaire la mise en place de logiques de reproduction à partir de ces positions acquises. (P. Bianchini, 2018, p. 30).
Le schéma est à peu près le même dans la plupart des pays africains. Dès les indépendances, les États africains ont fait l’effort de permettre à plusieurs citoyens de connaître une certaine ascension sociale, mais de plus en plus, nous assistons à une reproduction à l’identique des classes sociales déjà constituées. Celles-ci ont tendance, en effet, à se perpétuer de génération en génération, de sorte que c’est de père en fils, qu’on se succède aux postes de responsabilité politique, administrative et du monde des affaires. Dans ces conditions, ce sont les familles dont des membres occupent déjà certains postes qui sont privilégiées dans l’accès à ces postes qui présentent ainsi l’aspect de chasses gardées. Il faut sortir de cette logique de ségrégation dans laquelle l’immigration clandestine a encore de beaux jours devant elle, pour envisager une politique attractive de mobilité sociale capable d’atténuer la démangeaison d’aller chercher fortune sous d’autres cieux.
3. Politique de mobilité sociale et maîtrise de l’immigration
Nous considérons que la politique de mobilité sociale est fondamentalement liée à la question de l’éducation et de la formation certificative et qualificative. La mobilité sociale n’est pas un processus aveugle ; elle répond à des conditions bien déterminées. Ne peut prétendre à une mobilité sociale satisfaisante que le citoyen qui est instruit et bien formé, hormis quelques exceptions qui ne sauraient remettre en cause la règle. Or l’instruction et la formation de qualité passent aujourd’hui par l’école. P. Bianchini, (2018, p. 28) fait remarquer que « l’institution scolaire en Afrique a été présentée aux indigènes comme une voie de promotion vers une autre condition sociale que celle de leur milieu d’origine ». Certes Bianchini ne tient pas ces propos dans un contexte qui honore l’école et le colonisateur, mais nous estimons qu’il ne croyait pas si bien dire. L’école est, en effet, loin de tout propos racistes et stéréotypés, en tant que structure d’instruction et de formation, le moyen le plus approprié aujourd’hui pour donner au citoyen aspirant à la mobilité sociale, la qualification qui l’y conduit. Si elle ne fait pas tout, l’école a le mérite de frayer le chemin vers la mobilité sociale qui requiert de la connaissance et des compétences.
E. Santelli (2001, p. 30) rapportant le point de vue de la plupart des algériens qui considèrent que la mobilité sociale est conditionnée par une prise de distance par rapport à leur origine sociale, écrit : « la conformité avec les principes républicains, reconnus pour leur fonction intégratrice, serait propice à favoriser cette distanciation vis-à-vis de leur origine (familiale, culturelle, cultuelle, etc.), ce qui faciliterait à terme leur mobilité sociale ». Ces propos expriment une vérité essentielle que nous partageons. : les principes républicains favorisent l’intégration et la mobilité sociales. En effet, le républicanisme s’exprime, comme le postule Kant, par les principes de liberté, d’égalité et de soumission de tous à la loi, qui fondent à la fois la démocratie et l’État de droit. Là où règnent ces principes républicains, s’établit concomitamment, un contrat de vivre ensemble qui ne peut prospérer sans une politique de mobilité sociale donnant au citoyen la possibilité de rêver et de réaliser un avenir meilleur. Sur les principes républicains se fonde donc « un pacte de coexistence (…) légitimé essentiellement par l’espérance d’une mobilité sociale ascendante » (G. Bajoit, 2008, p. 219).
Lorsque la République est en état de déliquescence, suite à un conflit social, par exemple, la mobilité sociale accuse le coup. Si elle subsiste malgré tout, la mobilité sociale prend alors une forme déviante comme le rapporte L. Jordan (2004, p. 151) : « Au Kivu, la violence a pris une valeur politique et sa pratique, opportunité de mobilité sociale, constitue aujourd’hui l’une des rares alternatives à la marginalisation sociale ». Ce n’est évidemment pas sous cette forme que la mobilité sociale est attendue et préconisée comme alternative à l’immigration clandestine. La mobilité sociale qui peut dissuader l’immigrant clandestin est celle qui repose sur une politique cohérente de création d’emplois et de conditions favorables à l’entrepreneuriat, ayant des retombées positives sur la stabilité politique, la cohésion sociale et le bien-être des populations. La mobilité sociale ne peut se réaliser que là où la République se porte bien. C’est lorsque les institutions de la république fonctionnent correctement et que les droits de la personne humaine sont respectés, qu’on peut entreprendre « des politiques qui visent à permettre à plus de ménages d’accéder à la classe moyenne en éliminant les barrières à l’ascension sociale ». (F. de Chantal, 2018, p. 20).
C’est le lieu de faire remarquer qu’une politique de mobilité sociale n’est pas synonyme de politique d’aide ou de dons aux démunis. Une politique de mobilité sociale ne peut consister à accorder quelques faveurs aux nécessiteux, mais à créer les conditions qui permettent à chacun de changer son statut social par ses propres efforts. « Le plus grand bonheur que puisse connaître un homme est de sentir qu’il est lui-même l’auteur de son bonheur et qu’il a lui-même acquis ce dont il jouit ». (E. Kant, 1997, p. 305). L’ascension sociale qui honore la personne humaine n’est pas octroyée, elle s’acquiert par le mérite. Il appartient cependant à l’État de créer les conditions qui permettront à chacun d’opérer lui-même son ascension sociale. La réalisation de ces conditions liées aux structures d’éducation et de formation, ainsi qu’à l’environnement économique et juridique des affaires, est, dans l’esprit du républicanisme kantien, conforme « au dessein de l’État, lequel requiert que chacun doive pouvoir s’élever de l’emploi inférieur aux emplois supérieurs ». (E. Kant, 1994, p.148).
Certains citoyens, que Kant qualifie d’actifs, vivent dans une relative aisance tandis que d’autres sont condamnés, par leur état de pauvreté, à survivre comme des citoyens passifs, des citoyens de seconde zone. Une telle situation d’injustice qui favorise la frustration d’une catégorie de citoyens et conduit à la fracture sociale, ne peut prospérer au détriment de la dignité humaine et de la cohésion sociale. C’est pourquoi E. Kant (1994, p. 130) considère que dans une République,
De quelque sorte que puissent être les lois positives votées par les citoyens actifs, elles doivent en tout cas ne pas entrer en contradiction avec les lois naturelles de la liberté et de l’égalité correspondante de tous au sein du peuple – liberté et égalité qui consistent à pouvoir travailler à s’élever de cet état passif à l’état actif.
Le principe, chez Kant, est que le droit positif prend appui sur le droit naturel qui n’est rien d’autre, qu’un droit rationnel. Si donc les lois naturelles et les lois civiles s’accordent pour reconnaître à tout sujet le droit de changer de statut social, il est inconcevable que dans une République, des citoyens soient limités dans leur possibilité d’ascension sociale par l’insuffisance des conditions favorables à la mobilité, l’absence de volonté politique et même l’opposition de certaines classes ou groupes sociaux.
La tentation de l’immigration clandestine ne peut perdre son influence sur le citoyen que s’il s’offre à lui de réelles possibilités de réaliser ses rêves, là où il se trouve, sans obstacle de la part de qui que ce soit. Quand cette condition est remplie, le sujet peut considérer d’emblée que son bonheur est à portée de main. E. Kant (1994, p. 69) écrit à ce sujet :
On peut considérer qu’un homme est heureux dans un état quelconque s’il est conscient qu’il ne tient qu’à lui seul ou bien aux circonstances dont il ne peut faire porter la responsabilité à nul autre, et non à la volonté irrésistible d’autrui, de ne pas s’élever au même niveau que les autres qui, en tant que ses co-sujets, n’ont, en ce qui concerne le droit, aucun avantage sur lui.
Avoir son destin en main, c’est précisément ce que demande tout citoyen pour se sentir libre d’entreprendre, dans son pays d’origine, son propre processus d’ascension sociale.
Le républicanisme kantien compte, au nombre de ses priorités, la mobilité sociale des citoyens. En effet, le citoyen kantien l’est, au sens plein du terme, s’il est en mesure de jouir de l’autonomie vis-à-vis de ses congénères sociaux quant à la satisfaction de ses besoins fondamentaux. Or, comment le citoyen peut-il affirmer une telle autonomie s’il ne possède pas suffisamment de moyens matériels et financiers ? C’est pourquoi, Kant fait obligation à l’État de permettre au citoyen de travailler, sans obstacle, à l’amélioration de sa condition sociale. La question de la mobilité sociale est solidaire, dans l’esprit de Kant, de celle de la dignité humaine. Quand une personne qui ne peut subvenir à ses besoins fondamentaux se trouve réduite à dépendre d’une autre, sa dignité est entamée et sa personnalité s’en trouve diminuée. Dans la société des hommes, tels qu’ils sont, et non tels qu’ils devraient être, on est porté à honorer spontanément une personne capable de subvenir à ses propres besoins, tandis qu’on a tendance à minimiser celle qui vit aux dépens des autres. Malgré sa rigueur morale, Kant ne peut s’empêcher de faire le constat que le riche et le pauvre ne sont pas traités de la même façon. Aussi écrit-il : « Un homme fortuné est hautement estimé par ses semblables à cause de sa fortune, tandis que l’indigent est moins estimé à cause de sa pauvreté ». (E. Kant,1997, p. 308).
Il en résulte que, si la dignité humaine est attachée à ce qu’on est, en tant qu’être raisonnable, elle est aussi liée à ce qu’on a, comme moyens de subsistance, d’où l’importance de la mobilité sociale qui permet au citoyen de connaître des conditions de vie plus honorables. À mesure que, dans un État, la politique de mobilité sociale fait ses preuves, la tentation de l’immigration clandestine perd des forces. L’horizon de l’ascension sociale étant ainsi dégagé, la démangeaison d’aller faire fortune sous d’autres cieux baisse nécessairement en intensité et se trouve alors, plus facilement maîtrisable. Un État qui se propose de réduire l’immigration clandestine devrait donc travailler à mettre sur pied une politique de mobilité sociale qui donne des résultats probants. Ils ne sont pas légion, les citoyens qui, se rendant compte qu’ils peuvent réaliser dans leur pays d’origine, ce qu’ils rêvaient d’aller chercher ailleurs, vont s’obstiner à entreprendre un processus d’immigration clandestine au péril de leur vie. N’est-ce pas vrai qu’on est mieux chez soi ? Réponse affirmative, avec la précision suivante : si les conditions de vie y sont satisfaisantes.
Conclusion
Que l’immigration clandestine soit liée à un désir de mobilité sociale non satisfait, c’est ce que nous avons asserter ici. Un citoyen n’éprouve le besoin d’aller chercher fortune dans un autre pays, au mépris des lois qui régissent les mouvements migratoires internationaux, que parce que la condition sociale qui est la sienne dans son pays d’origine est insoutenable. Et comme nous considérons, avec Kant, que tout citoyen a le droit de rêver d’avoir une condition sociale plus reluisante que celle dans laquelle il se trouve, et de travailler personnellement à la réalisation de ce rêve, nous admettons que personne ne peut, raisonnablement, empêcher son congénère social d’entreprendre d’aller tenter sa chance ailleurs.
Quand les conditions de la mobilité sociale telle que rêvée par les citoyens d’un pays ne sont pas remplies, c’est tout naturellement qu’ils sont tentés par l’immigration clandestine, dans la mesure où les voies légales sont souvent jonchées de barrières sélectives infranchissables pour plusieurs d’entre eux. Il se trouve qu’en Afrique, la mobilité sociale peine à devenir une réalité concrète, compte tenu de facteurs comme la pauvreté et l’instabilité politique des États, l’insuffisance de démocratie et d’État de droit, et la mauvaise gouvernance. C’est ainsi que plusieurs citoyens d’États africains se ruent, clandestinement, vers d’autres continents, à la recherche d’une ascension sociale qu’ils ne trouvent pas dans leur pays d’origine.
Il revient aux États africains, pour réduire de manière significative le phénomène de l’immigration clandestine, d’élaborer des politiques de mobilité sociale attractives, c’est-à-dire des politiques qui permettent aux jeunes, en quête de situations sociales honorables, de réaliser leur rêve dans leur propre pays. Dans cette perspective, un environnement économique, juridique et infrastructurel favorable à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances constitue un élément déclencheur puisque la mobilité sociale n’est réalisable qu’à partir de ce principe fondamental. C’est un mérite fort appréciable, pour un État, de travailler à créer les conditions favorables à la mobilité sociale qui est un indicateur de performance économique, de justice sociale et de bonne gouvernance, mais aussi un facteur de stabilité politique et de cohésion sociale.
Références bibliographiques
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NOTE MUSICALE, RÉVÉLATION DE L’IDENTITÉ D’UN PEUPLE CHEZ ARTHUR SCHOPENHAUER
Konan Lazard KOUADIO
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
La musique, dans l’acception de Schopenhauer, est d’abord un art primordial, car elle questionne l’existence de chaque peuple, communauté et nation pour nous révéler son essence liminale. L’œuvre tonale devient donc, chez Schopenhauer, un vecteur consistant à lever le voile qui s’interpose entre chaque société et nous, pour que nous accédions à son identité primale. Elle nous dévoile, par conséquent, l’en-soi constitutif du peuple qui la pratique. La tonalité est, ensuite, une grammaire réglée universellement pour se faire comprendre et entendre partout dans le monde. Elle va au-delà de la géographie linguistique, c’est-à-dire qu’elle est une grammaire normative qui transcende toutes les frontières linguistiques. L’œuvre musicale est ainsi une mélodie réglée ou cadencée pour exprimer les exigences ou chaque mouvement, action et élan de la volonté, et surtout le langage du peuple pour se faire entendre hors des frontières géographiques.
Mots-clés : Art primordial, En-soi constitutif, Grammaire, Musique, Peuple, Tonalité.
Abstract :
Music, in Schopenhauer’s acceptance, is unanimously a primordial art, for it questions the existence of people, community and nation in order to show it’s liminal core. The tonal work therefore becomes, with Schopenhauer, a means consisting in getting rid of the veil which stands between each society and us so that we can understand it’s primal identity. Then it reveals to us the essential core of the people who practise it. Besides, tonality is a grammar set is universally to be undertood and heard everywhere in the world. It goes beyond geographical linguistics, it means that it is a normative grammar which crosses all linguistics borders. Musical work is thus a regulated or rhythmic melody to express the demands or each movement, action and surge of the will, and especially the langage of the people in order to be heard beyond geographical boundaries.
Keywords : Primordial art, essential core, Grammar, Music, People, Tonality.
Introduction
La musique, chez Schopenhauer, ne saurait être un simple art, comme les autres types des beaux-arts exprimant les Idées. Elle occupe, dans son déploiement, une place primordiale, se présentant comme un art qui exprime l’en soi de la vie. Cela porte à croire que, selon Schopenhauer, l’art musical, en l’occurrence le contenu d’une mélodie musicale ne se réduit pas à une simple expression des phénomènes, mais « des seules réalités pour la volonté » (2008, p. 183). La volonté pourrait être le primat de la connaissance de la réalité tangible.
Or, chez Schopenhauer, la musique s’identifie à la volonté elle-même, à cette réalité tangible. Schopenhauer établit l’identité entre l’art musical et la réalité elle-même, c’est-à-dire le caractère réel de la réalité (de la volonté). Chez lui également, la mélodie musicale pourrait être une linguistique universelle exprimant l’essence liminale du monde, de l’humanité. Elle traduit, avec précision, et, par le biais des phénomènes acoustiques la condition de vie masquée de l’humanité. Il précise que « la musique, […] dans une langue éminemment universelle, exprime d’une seule manière, par les sons, avec précision, l’être, l’essence du monde » (2014, p. 337). Ce qu’expriment les phénomènes acoustiques sont, en réalité, l’essence identitaire de l’humanité ou de la société. Les phénomènes acoustiques schopenhaueriens pourraient ainsi traduire la nature liminale des sociétés dans lesquelles ils sont pratiqués.
Les signes d’altérations sont relatifs à l’essence identitaire des sociétés qui les pratiquent. Ils pourraient devenir la représentativité de l’être identitaire de la société. Selon l’approche schopenhauerienne, la tonalité serait relative à la condition de vie des peuples. C’est dire que les tonalités pourraient non seulement révéler la nature des peuples, leur identité mais aussi et surtout les définir. Dès lors, force est de retenir que, dans l’acception de Schopenhauer, la tonalité démasque l’en-soi du peuple. Elle est un canal qui permet de découvrir l’essence primale du peuple qui l’exécute ou la joue. Celle-ci s’érige comme un outil de découverte de l’être destinal des sociétés. Mais, cette lecture schopenhauerienne de la tonalité comme révélation de l’essence liminale d’un peuple est-elle justifiée ?
Schopenhauer précise bien que l’œuvre tonale révèle les conditions de vie du peuple qui l’exerce. Répondre à cette interrogation essentielle revient à analyser les questions suivantes : Quel est l’être et le rôle du mode dans la musique schopenhauerienne ? La tonalité n’est-elle pas l’expression de l’en-soi d’un peuple ? Et surtout, la musique n’est-elle pas, en plus d’être une grammaire plurative, celle de l’universalité ?
Dans notre analyse, par le moyen d’une méthode exégétique et démonstrative, il s’agira d’abord, de préciser la nature et le mode de l’art musical schopenhauerien. Ensuite, nous allons prouver que la tonalité est l’expression de l’en-soi d’un peuple. Enfin, il sera question de préciser que l’œuvre tonale est également une grammaire universelle.
1. Être et rôle du mode dans la théorie musicale de Schopenhauer
À l’instar de la convention musicale classique, chez Schopenhauer, le mode, la gamme et la tonalité sont indissociables, c’est-à-dire qu’on ne peut parler de l’un sans les autres. Il convient donc d’amorcer notre analyse par une approche définitionnelle de la gamme. La gamme est un mot d’origine grecque. En grec, il vient du terme gamma, qui désigne sol. Mais, selon le lexique musical contemporain, la gamme est une suite de notes conjointes dont la dernière reprend la première à l’octave (Do-ré-mi-fa-sol-la-si-do). Quant au mode, il est, selon le dictionnaire Larousse, la répartition des intervalles dans l’octave type, prise de tonique à tonique. Pour être plus précis, il est l’enchaînement des tons et des demi-tons. Le mode est ainsi caractérisé par la succession de tons et de demi-tons. La gamme peut être soit majeure, soit mineure selon le mode choisi, mais nous devons retenir que dans la musique classique l’ordre de la gamme importe peu. Il peut être majeur ou mineur, selon l’enchaînement des tons et des demi-tons.
Ainsi, Éric Prust explique que la gamme majeure n’est autre que le mode de Do. Mais pourquoi dit-on que la gamme de Do est en mode majeur ? Selon son analyse, l’on parle de mode majeur parce qu’entre le premier et le troisième degré, l’intervalle de ‘’Do-mi’’ est un intervalle de tierce majeure, ‘’Do-mi =2 tons’’. Éric Prust justifie sa thèse par l’exemple suivant : ‘’1-1-½-1-1-1-½’’. Ce mode est celui de Do majeur, c’est-à-dire que la gamme de ‘’Do’’ génère le mode majeur. Quant à la gamme de ‘’La’’ (La-si-do-re-mi-fa-sol-la), elle génère le mode mineur. Mais pour y parvenir, ce n’est si simple comme on pourrait le croire, parce que si entre le premier et le troisième degré se trouve un intervalle de tierce mineure, entre le septième et le huitième degré se trouve 1 ton et non ½ ton comme en majeur. Pour retrouver ce même type de son comme intervalle, il convient d’élever la gamme d’un ½ ton grâce à un sol-dièse, afin d’en fabriquer le mode de La mineur. Ce mode de La mineur se présente ainsi : ‘’1-½-2-½-1½-½’’. Éric Prust (https://twitter.com/mathsplusun)précise, en résumé, qu’« il y a deux mode : le mode majeur généré par l’enchaînement des tons et des demi-tons issu de la gamme de Do sans aucune note altérée, et le mode mineur généré par la gamme de La dans laquelle se trouve le sol », c’est-à-dire le septième degré a été élevé d’un ½ ton.
A. Schopenhauer (2014, p. 1199), son précurseur, disait également qu’il y avait deux modes fondamentaux dans l’univers musical. Voici, l’idée qu’il transpose : « […] De même la musique ne connaît que deux modes généraux, répondant à ces deux états, le majeur et le mineur […] ». Ici, il met à nu la double nature du mode, c’est-à-dire majeur ou mineur, mais il ne peut pas être les deux à la fois. Cela signifie que l’acoustique est une composante de modes majeur et mineur selon le degré de la gamme. C’est pourquoi, l’étude des degrés de la gamme, dans la convention musicale classique, est ainsi exclusivement primordiale, car elle lève le voile de la tonalité. Elle démasque la tonalité. Retenons, pour l’instant, que le degré est la note principale de la gamme parce qu’il donne son nom à la gamme. La diatonique de do majeur commence avec la note de do. Son nom est la tonique. Cette analyse pourrait nous conduire à comprendre que la tonalité est la combinaison de la gamme au mode. La musique occidentale, depuis le XVIe siècle, s’articule de manière tonale, c’est-à-dire qu’elle se construit autour d’une tonalité majeure ou mineure.
La tonalité est la gamme référentielle avec laquelle l’on construit une œuvre musicale, le centre de gravité de la mélodie et de l’harmonie. L’œuvre tonale est l’essence primordiale de l’art musical. Ainsi, elle porte le nom de la gamme qui sert de base à la construction d’un morceau. L’on comprend donc que, dans une musique, tout se construit autour de la tonalité. L’œuvre tonale est la résolution parfaite de notre équation auditive, c’est-à-dire que c’est à partir d’elle que tout se réalise et s’achève. Elle est le commencement et la fin de toute œuvre musicale. Étienne Souriau (2018, p.1428) souligne que la tonalité est « la gamme choisie pour écrire un morceau majeur ou mineur ». La nature du mode, chez Schopenhauer, va au-delà de la dimension physique ou des dispositions physiques. La tonalité, dans l’univers métaphysique, ne signifie plus simplement la beauté des sons, mais selon François Félix (2012, p. 334) reçoit « une ratification supplémentaire de sa prééminence », mais dans un horizon objectif.
Nous avons susmentionné que la musique connaît deux « modes généraux » chez Schopenhauer, comme dans la convention musicale. Le mode majeur est de nature gai. Quant au mode mineur, il est de nature angoissant. Mais au plan métaphysique, l’être du mode révèle le désir de l’homme, précisant les exigences et les actes de la volonté. Le mode traduit les états d’âme de l’homme, le désir humain sous plusieurs formes. A. Schopenhauer (2014, p. 332) déclare alors que le mode est l’expression idéale des « formes diverses du désir humains ; son retour à un son harmonique, ou mieux encore au ton fondamental, en symbolise sa réalisation ». C’est le mode majeur qui, cependant, symbolise la réalisation des projets de l’homme, c’est-à-dire dans ce mode nous découvrons l’homme conscient qui se projette dans l’avenir, afin d’envisager toutes les possibilités lui permettant de réaliser ses projets, dans la vie qu’il mène d’ici-bas. Et surtout, c’est le rôle que joue l’altération des notes, mais seulement lorsqu’elles sont augmentées. A. Schopenhauer (2014, p. 332) écrit : « Comme la septième dissonante et les intervalles augmentées […] Tous les écarts de la mélodie représentent les formes diverses du désir humain ; et son retour à un son harmonique, ou mieux encore au ton fondamental, en symbolise sa réalisation ».
Cette pensée schopenhauerienne nous contraint à analyser ces deux altérations, à savoir le dièse et le bémol. Le dièse est en effet, un signe d’altération qui sert à augmenter les intervalles ou la note dans l’univers tonal, tandis que le bémol est un signe d’altération consistant à diminuer les intervalles ou la note. Ainsi, le mode mineur, selon Schopenhauer, symbolise la non-réalisation des projets de l’homme. Ce mode peut se comprendre, dans sa métaphysique musicale comme les désirs humains irréalisables ou difficiles à réaliser. Il pourrait signifier l’échec ou les conditions pénibles de la vie. Dans une analyse conclusive, nous pouvons dire que les deux modes représentent les dispositions communes du cœur humain, c’est-à-dire deux dispositions incontournables, que sont les affects, les émotions de l’homme. Et Schopenhauer (2014, p. 1199) explique qu’« il n’y a que deux dispositions générales de notre cœur, la sérénité ou du moins la vigueur et l’affliction ou du moins l’angoisse, de même la musique ne connaît que deux modes généraux, répondant à ces deux états, le majeur et le mineur » . L’acoustique musicale suit nécessairement le mode majeur ou le mode mineur. Selon Schopenhauer, elle doit absolument suivre l’un ou l’autre.
La nature des deux dispositions collectives du cœur ou des deux états de la conscience humaine sont symbolisées, pour le mode majeur par la jubilation ou la satisfaction, et, pour le mode mineur par la douleur ou la peine. Les modes démasquent la nature du cœur. Ils la représentent dans le cosmos métaphysique comme physique. Nous découvrons cette vérité par l’expression des traits caractérologiques de la face pendant l’écoute de la mélodie. Ainsi, nous devons retenir, comme nous l’avons susmentionné, qu’il ne s’agit pas simplement du mode, mais de la combinaison du mode à la gamme, c’est-à-dire de la tonalité.
R. Bodossian ( http://bit.ly/1VIKLa0) précise que « la tonalité peut avoir deux natures : elle peut être, soit majeure (On a tendance à dire pour simplifier que majeur sonne joyeux), soit mineure (On a tendance à dire pour simplifier que mineur sonne triste ». Il vient confirmer la théorie musicale de Schopenhauer selon laquelle la tonalité majeure exprime la joie etla mineure la tristesse. De même, ces modes exercent des effets physiologiques sur le cerveau humain. A. Schopenhauer (2014, p. 333) résume cette fonction psychologique en ces termes : « Mais ce qui tient vraiment de la magie, c’est l’effet des modes majeur ou mineur ». Ici, les effets des modes sont bien précises, majeur remplit notre conscience de joie et mineur de tourment.
Schopenhauer va au-delà du rôle limitatif de la tonalité. Il explique que la tonalité est un marqueur d’identité ou une révélation. Prenant l’exemple des peuples du Nord tels que la Russie et la France, dans Le monde comme volonté et comme représentation ainsi que Douleurs du monde, il explique que la musique démasque l’identité liminale d’un peuple. C’est pourquoi, J. F. Mattéi (2013, p. 42) déclare que, selon Platon, « ‘’Nulle part on ne change les modes musicaux sans que changent aussi les lois les plus importantes qui régissent la cité’’, Rép., IV, 424 c ». Selon Mattéi, Platon établit une correspondance entre les modes musicaux et la législation, car les ils dévoilent l’identité du peuple. C’est ce que nous envisageront examiner dans le point ci-après.
2. Tonalité musicale, révélation de l’essence primale de l’identité d’un peuple
La tonalité est une vie tout entière, dans l’acception de Schopenhauer, c’est-à-dire que le changement d’une tonalité à une autre représente une vie. Ce passage pourrait ressembler à « la mort » détruisant l’individu. C’est pourquoi, nous éprouvons la douleur lorsque nous passons d’une tonalité à une nouvelle, parce qu’un changement d’atmosphère s’opère dans notre conscience. C’est une nouvelle vie qui naît en elle. Et la note, selon Elena Mannes, est aussi une vie. Ce que nous venons de jouer ou d’entendre il y a quelques secondes n’existe plus. Avant d’approfondir notre analyse, il importe d’examiner l’identité.
L’identité est non seulement ce qui fait notre particularité, c’est-à-dire le facteur qui nous diffère des autres, voire l’être en soi de l’individu, mais aussi son origine sociale ou communautaire. L’identité, selon A. Maalouf (2000, p. 18), est d’abord, « ce qui fait que je suis identique à aucune personne ». Cette définition d’Amin Maalouf porte à croire que l’identité musicale est ce qui fait la particularité d’un peuple. C’est pourquoi, l’idée de redéfinir la question de l’identité, dans la musique schopenhauerienne, devient primordiale, car elle renferme l’appartenance à une tradition religieuse, à une nationalité, à un groupe linguistique, à une profession, à une institution, à un milieu social, à la coutume, à une certaine condition de vie et à une culture. Nous devons par ailleurs comprendre, selon le documentaire d’Elena Mannes, dans L’instinct de la musique, que l’identité se construit. Elle n’est pas figée. C’est dans cette optique qu’A. Maalouf (2000, p. 33) précisait, avant elle, que « l’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence ».
Si on s’en tient à ces définitions d’Elena Mannes et Amin Maalouf, on peut conclure que l’identité est, de prime abord, une sorte de quête de soi, en vue d’une recherche de l’authenticité. C’est la raison pour laquelle, la saisie de son identité suppose la saisie de son être en-soi. Cela dit, l’identité devient une caractéristique individuelle. Mais si elle est d’abord une affaire de construction permanente sur « fond d’histoire » comme ils le prétendent, elle devient ensuite une caractéristique collective. L’analyse identitaire est à la fois statique et mouvante, c’est-à-dire la culture en-soi est une essence qui colle aux peuples et s’étend à d’autres, mais cette essence est exprimée sous une tonalité musicale.
Chaque peuple pourrait ainsi se caractériser par son génie musical. Le peuple se laisse découvrir par sa mélodie. Ce génie musical, selon Schopenhauer, n’exprime pas les phénomènes du peuple, mais la substance du peuple lui-même, c’est-à-dire les exigences de la volonté, dont les lois, les institutions, les coutumes et les traditions, dans leur essence primatiale. C’est pourquoi, A. Schopenhauer (1990, p. 152) précise que l’invention de la mélodie est « la découverte de tous les secrets les plus profonds de la volonté et de la sensibilité humaines, c’est là l’œuvre du génie ». Ici, il ne faut pas seulement comprendre par « sensibilités humaines » l’expression des affects ou des émotions du peuple, mais plutôt ses caractéristiques identitaires. Tout ce qui est relatif à ses pratiques à tous égards, et surtout à l’ordre constitutionnel.
Platon a été un véritable prophète, en établissant une analogie entre la législation et la musique. Selon lui, les modes musicaux sont consubstantielles aux lois de la cité. Leur changement implique celui de la constitution. C’est ce qu’exprime J. F. Mattéi (2013, p. 42) : « Nulle part on ne change les modes musicaux sans que changent aussi les lois les plus importantes qui régissent la cité ».
La musique est un outil identitaire relatif à la constitution d’un peuple. C’est pourquoi, la constitution d’une nation est indissociable de sa musique, car la tonalité est constitutive de l’identité. Connaître la loi fondamentale d’une nation ou d’un peuple suppose la connaissance préalable de sa musique, le mouvement de sa tonalité. Selon C. Debrenne (2013, p. 65), Platon expliquait que ‹‹ si tu veux contrôler le peuple, commence par contrôler sa musique ». L’œuvre musicale définit la constitution de la société selon cette assertion platonicienne. Schopenhauer reprend cette pensée de Platon, en disant que la musique a une appartenance identitaire. Cela nous oblige à redéfinir la notion d’altération chez Schopenhauer. Chez lui, l’altération est l’expression substantialiste du peuple. Le mouvement traduit par l’altération révèle la volonté du peuple. Il symbolise la volonté du peuple. L’altération n’est en effet que l’expression de l’identité démasquée d’une société donnée ou la reproduction générale de l’ensemble de ses idées, mieux la reproduction de ses formes originaires.
Chez A. Schopenhauer (1990, p. 153), la musique « a deux tonalités générales correspondantes, le dièse et le bémol, elle tient presque l’une dans l’autre ». Ces altérations consistent à élever ou abaisser le son des notes auxquelles elles sont affectées. Le double dièse, selon la convention musicale, élève une note d’un demi-ton de plus qu’un dièse. Quant au double bémol, il abaisse une note d’un demi-ton de plus qu’un bémol. Le dièse a pour rôle d’élever ou d’augmenter le son de la note au sein de la tonalité alors que le bémol abaisse ou diminue le son de la note. L’usage de ces signes d’altération traduit l’essence primale du peuple.
Les signes d’altération sont les constituants de l’essence identitaire des communautés, peuples ou nations. Le dièse, selon A. Schopenhauer, exprime la joie alors que le bémol traduit la souffrance. Il précise (1990, p. 153) qu’en « vérité n’est-il pas extraordinaire qu’il y ait un signe exprimant la douleur, qui ne soit douloureux ni physiquement ni même par convention, et pourtant si expressif que personne ne peut s’y méprendre, à savoir le bémol ? » . L’analyse de Schopenhauer indique que, par essence, le bémol symbolise la souffrance. Il est un signe altératif s’identifiant à la douleur, comme constitutif de son en soi. Cette douleur que le bémol exprime est l’en soi du peuple qui compose, joue cette musique bémolisée, en tant que sa substance au quotidien. C’est pourquoi, contrairement à ce que pense le sens commun, Schopenhauer identifie l’essence de l’œuvre tonale à la volonté d’une communauté. Il, souligne, à cet effet, que si la nation russe utilise fréquemment le bémol, dans sa musique, ce n’est pas anodin, cet usage récurrent du bémol est bien significatif. Il est dû aux conditions pénibles de vie des russes.
Cette utilisation fréquente du bémol, en tant qu’altération prédominante, n’est que le reflet des conditions de vie des russes. En réalité, le bémol vient lever le voile qui couvre la nation russe pour que, sans ce voile, l’on découvre l’essence liminale de leur vie. A. Schopenhauer précise cette idée, en soulignant que la tonalité nous plonge dans « l’essence intime » de la vie des peuples, afin que nous accédions à leur en soi. Il explique, en substance, qu’« on peut mesurer à quelle profondeur la musique nous plonge dans la nature intime de l’homme […] – Chez les peuples du Nord, dont la vie est soumise à de dures conditions de vie, surtout chez les Russes, c’est le bémol qui domine » (1990, p. 153). Il ajoute que même dans la musique sacrée russe, c’est-à-dire dans la musique chrétienne, le bémol est une altération très récurrente. Sa présence dans cette musique n’est pas anodine, mais très énonciative, il dévoile la condition gravative de leur existence.
Schopenhauer déclare aussi que les français n’échappent pas à cette révélation de l’identité primatiale exprimée par la tonalité. Ils sont caractérisés par l’allegro en bémol. Or, nous savons que l’allegro est un mouvement symbolisant la souffrance, mais comme la culture linguistique française est par nature lente, ils ont préféré adjoindre une altération pour dévoiler leur essence identitaire, et surtout leur identité linguistique. Cette altération leur permet d’être en adéquation avec leur identité culturelle, dont les institutions, les lois, les coutumes etc. A Schopenhauer (1990, p. 153) explique que « l’allegro en bémol est très fréquent dans la musique française, et très caractéristique ; c’est comme si quelqu’un se mettait à danser avec des souliers qui le gênent ».
La culture française s’ouvre, dans son caractère identitaire, par l’usage de l’allegro en bémol, comme caractéristique dominante de son être. Nous ouvrons cette lucarne pour signifier que, si le peuple français utilisait comme le peuple russe le bémol, c’est parce qu’il voulait nous livrer la substance de son existence. L’usage de cette tonalité symbolise une situation gravative, selon le lexique schopenhauerien. Tout comme la tierce mineure au lieu de majeure énonce la sensation d’anxiété.
Selon A. Schopenhauer, l’usage de chaque tonalité est bien significatif. Il exprime l’en soi de la nation, du peuple, de la communauté. Il explique que « l’adagio en bémol s’élève jusqu’à l’expression de la plus haute douleur, il devient une plainte déchirante, la musique danse en bémol exprime la déception d’un bonheur médiocre » (1990, p. 154). À en croire Schopenhauer, le changement d’un demi-ton, c’est-à-dire l’introduction d’une tonalité mineure au lieu de majeure donne l’impression d’affliction et de tourment que le compositeur tente d’exprimer. L’on est tenu de comprendre que, dans la musique, l’attitude la plus significative n’est que l’extériorisation de soi, de la volonté de sa communauté ou de son peuple au monde extérieur. Elle devient donc l’expression de la nature la plus substantialiste durable du peuple ou la nation, c’est-à-dire qu’elle lève le voile qui s’interpose entre la communauté, le peuple ou la nation et nous, pour que nous découvrions la réalité intemporelle de ce peuple.
La beauté de la tonalité n’est qu’un masque couvrant l’identité culturelle, linguistique, institutionnelle et juridique d’un peuple. À dire vrai, ce qui s’ouvre dans cette belle tonalité n’est que l’essence identitaire substantialiste du peuple ; mais en plus d’être un marqueur d’identité, particulariste, la tonalité est l’harmonie ou l’âme universelle du monde. C’est pourquoi, la musique est, selon Schopenhauer, une linguistique que l’on comprend partout. Il précise que « le compositeur a su rendre dans la langue universelle de la musique les mouvements de la volonté qui constituent la substance d’un événement (aussi universel) » (2014, p. 337). Elle est une grammaire collectivement réglée pour se laisser appréhender partout dans le monde.
3. La nature universelle de la musique et sa saisie commune
V. Pape (2011, p. 20) qualifiait la musique « d’un vecteur de communication, d’un langage avec les codes et sa syntaxe ». Avant elle, Schopenhauer disait que si nous voulons saisir la valeur substantielle et significative de la musique, nous devons songer aux signes de reprises et aux da capo. Il précise qu’elle est « une grammaire réglée ». Cela dit, l’acoustique est la description complète de la langue universelle. Nous entendons par langue universelle des principes d’organisation d’une langue commune à tous les hommes. Et cette grammaire, dont parle Schopenhauer, serait constituée d’une phonologie, d’une syntaxe, d’une lexicologie et d’une sémantique. Ces constituants ne sont que la série d’éléments de la volonté rationnelle. Ici, cette grammaire de l’œuvre tonale n’est ni générative ni plurative, mais plutôt normative, c’est-à-dire qu’elle fournit une théorie phonétique universelle. Elle pourrait reposer sur une matrice universelle de caractéristiques phonétiques. La mélodie, chez Schopenhauer, réalise des tâches de grammaire impliquant l’existence des universaux linguistiques.
Selon l’analyse d’Elena Mannes, les compositeurs de tous les pays ou les continents utilisent de façon très diverse ces éléments : le ton, le tempo, le rythme, la mélodie et parfois l’harmonie et le rythme pour déclencher certaines réactions dans le cerveau, pour nous faire saisir la musique universellement, en dépit de cette différenciation. Ces universaux[15] comme l’octave constitue la note, c’est-à-dire qu’il y a une raison acoustique physique à cela. Notre cerveau, dans son évolution, règne dans un monde où il y a une certaine régularité physique et il a bien intégré ses principes au cours de son développement.
Les neurones, à leur tour, envoient des impulsions synchronisées avec la fréquence fondamentale des sons que nous entendons. Il existe deux autres intervalles généralisés en musique, à savoir la quinte parfaite et la quarte parfaite. On ne les trouve pas dans toutes les cultures, mais après l’octave ce sont les éléments les plus répandus des gammes musicales. C’est probablement la façon dont ils touchent physiologiquement la cochlée qui justifie qu’ils se soient propagés à travers les cultures et le temps. Ce sont les intervalles, les écarts entre les deux sons mesurés par le rapport de leur fréquence qui nous font réagir à une musique donnée de manière universelle. C’est cette régularité physique qui fait que nous entendons la musique de manière universelle sans tenir compte de la différenciation des écarts entre deux sons.
La théorie musicale schopenhauerienne est un véritable moyen de communication universelle, car nous comprenons tous son langage. Si nous comprenons universellement le langage de la musique, c’est parce qu’il exprime quelque chose de si général. Ce quelque chose relève tout entier d’une saisie de la volonté selon la métaphysique substantialiste, qui exprime l’en-soi des pulsions, des désirs, des émotions, et des affects humains. La sémantique musicale n’est que l’expression de la volonté. C’est pourquoi, elle touche la faculté auditive aussi bien que la conscience dans tous les pays. C’est ce qu’exprime A. Schopenhauer (2008, p. 183) : « La musique est un véritable langage universel que l’on comprend partout […], avec beaucoup de sérieux et de zèle, dans tous les pays et à tous les siècles, et une mélodie significative suggestive fait-elle bien vite chemin autour du globe terrestre ».
La science des sons se comprend partout dans le monde, toute nation, tout peuple et toute tribu l’appréhende profondément et de manière immédiate, mais bien perceptible. L’œuvre musicale, chez Schopenhauer, pourrait être la somme d’empreintes déposées dans le cerveau de tous les individus, c’est-à-dire le langage qui existe dans la conscience collective. Elle est donc une linguistique universelle, ne tenant pas compte de la géographie linguistique, de l’environnement linguistique. Mais sa communication se fait avec plus de facilité et excède toutes les exactitudes sémantiques normatives, parce qu’elle est le langage du vouloir.
Schopenhauer explique qu’une mélodie significative a un profond sens social agissant sur le corps et l’esprit humain. La mélodie ne fait acception de personne, d’aucun groupe, d’aucune communauté et d’aucune tribu, mais se fait entendre et comprendre dans tous les continents. C’est ainsi que C. L-Strauss (1993, p. 105) précise qu’« on ne comprend pas toutes les langues, mais tout le monde est accessible à n’importe quelle musique : un Européen à celles d’Asie, et même d’Afrique et d’Amérique » . Claude Lévi-Strauss, à la suite de Schopenhauer, reconnaît que la musique est une grammaire généralisante, normative.
La musique schopenhauerienne est un moyen de communication, mais une communication non-verbale. L’acoustique musicale nous rassemble, nous parle, crée également des moments d’échanges et de partage sans verbaliser. Elle nous parle dans une langue intelligible. Cette langue est, cependant, intraduisible dans le langage rationnel, mais elle est extra-lucide, nous réunissant autour de la table ronde pour aborder le problème de l’existence avec les sons. Elle est en effet, selon A. Schopenhauer (2014, p. 337), « une langue éminemment universelle, elle exprime d’une seule manière, par les sons, avec vérité et précision ce que nous concevons sous », le terme de rassemblement, d’expression, d’échanges et de partage. Pour cette raison, nous convenons avec Charlotte Debrenne, quand elle prétend que la musique possède bien une fonction sociale, parce que, par son langage non-verbal, elle crée un lien foncièrement social visant à rassembler les hommes.
La musique vise, par le moyen des sons, à socialiser notre monde. Elle prépare chaque individu à cela lors de son écoute ou de sa composition. La création du lien social devient l’un des principes majeurs de l’art musical. L’art musical, aux dires d’A. Schopenhauer (2008, p. 198), « consiste à mettre dans le plus fort relief la vie intérieure au moyen du plus petit déploiement possible de la vie extérieure : car la vie intérieure est proprement l’objet de notre propre intérêt ». Il vise à éradiquer le caractère égoïste pour asseoir celui de la sociabilité. Cela fait de lui un produit social. Parler de la musique revient à aborder la problématique du tissu social.
La musique, selon Charlotte, favorise le rassemblement et la solidarité. Daniel Levitin disait que jouer ensemble rassemble indubitablement les individus, ou encore pour Schopenhauer composer une mélodie musicale consiste à rassembler ceux-ci. D. Levitin ((2010, p. 314) souligne bien que si « l’homme est un animal social, (alors) la musique peut avoir eu pour fonction d’encourager le rassemblement et la synchronisation. Les humains ont besoin de liens sociaux pour faire évoluer la société : la musique en fait partie ». La musique favorise non seulement la solidarité au sein de la cité, mais encore va au-delà de cette vision, car elle n’est pas une science spatiale.
La musique transcende l’espace dans lequel elle a été créée. Car elle est ancrée dans notre cerveau ou le pénètre sans être convoquée. C’est ce qui justifie sa dimension sociale de façon neurologique pourquoi certains de ses éléments fondamentaux sont universels, au point où elle devient un outil éminemment universel. Elle a pour siège le cerveau et parle le langage liminaire des émotions sans la raison. C’est ce qui fait que de façon neurologique celle-ci parvient à rassembler tous les hommes sans distinction de races ni de continents.
En outre, V. Pape considère la musique comme un véritable matériau de construction de création et de récréation, et non simplement comme un langage vulgaire à part entière. Avant elle, Rousseau la définissait d’une part comme une suite de sons agréables à l’oreille, et d’autre part comme étant une sorte de langue qui sert de sons comme signes, et surtout comme un matériau qui est capable de rassembler autour de lui des constructions communes. C’est pourquoi, A. Schopenhauer (2008, p. 183) prouve que ‹‹ la grammaire de ce langage universel a été réglée de la façon la plus précise ››, c’est-à-dire lorsque ce matériau est utilisé par plusieurs individus, il les rassemble autour de lui, en favorisant le climat social. La grammaire musicale de Schopenhauer, étant un langage universel, se considère elle-même comme un facteur du tissu social, de rassemblement et de réconciliation.
Le constat que nous faisons, c’est qu’aujourd’hui, ce climat social a beaucoup évolué dans l’atmosphère musicale, à travers des plates-formes d’échanges d’Internet. La musique se fait avec beaucoup de sérieux et de zèle, dans notre société actuelle, en réunissant des nations, des pays et des peuples lors des événements comme des festivals. Le Festival International de Musique de Dinard, en France, et le Festival des Musiques Urbaines d’Anoumabo (FEMUA), à Abidjan illustrent bien l’idée. Le Festival International de Musique de Dinard est une série de concerts de musique classique, se déroulant en été, sous la direction de Marie-Claire Guay, avec une ouverture à d’autres univers musicaux, dans un cadre exceptionnel accueillant de prestigieux musiciens venus du monde entier. La 32è édition se tiendra du 12 au 18 juillet 2021, à Dinard (www.festival-music-dinard.com). Il en va de même pour le FEMUA, qui réunit de fascinants musiciens africains, est une série de musiques urbaines afro-populaires, sous la direction du groupe Magic System. L’édition antérieure s’est tenue du 23 au 28 avril 2019 à Abidjan.
Conclusion
L’œuvre tonale est un fait éminemment identitaire, c’est-à-dire qu’elle va au-delà du primat de l’expression de la beauté. La tonalité musicale, en plus d’être normative, est une grammaire générative, c’est-à-dire qu’elle est l’expression de l’identité d’un peuple bien défini. À dire vrai, elle s’ouvre à nous pour révéler l’identité primale d’un peuple. Celle-ci, dans son ouverture au monde, vient par conséquent dévoiler l’essence primale du peuple ou la nation de son compositeur. L’acoustique, par nature, devient un facteur de révélation de l’essence identitaire de la tribu, de la communauté, du peuple et de la nation de son compositeur. Ce que l’œuvre tonale met à nu ce sont les institutions, la constitution, les us, les habitudes, les coutumes du compositeur et les conditions de vie des sociétés. C’est pourquoi, J. Blacking (1980, p. 101) explique qu’‹‹ étant un son organisé, (la musique) exprime l’expérience des individus en société ›› .
Mais nous devons retenir qu’elle est, aussi, l’expression d’une grammaire réglée universellement, afin qu’elle soit comprise en dehors de son espace de création. Ainsi, la musique, chez Schopenhauer et en général, se comprend partout. Cela dit, elle s’inscrit dans un registre social, en s’ouvrant au monde extérieur pour se faire comprendre et entendre par tous les peuples, toutes les communautés et toutes les nations : de l’Afrique en Europe, de l’Asie en Amérique. Elle n’a pas de frontière, c’est-à-dire qu’elle se fait comprendre jusqu’à l’extrémité du monde. L’acoustique est, ainsi, non seulement une grammaire plurative, mais elle est aussi plurative.
Références bibliographiques
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SCHOPENHAUER Arthur, 2009, Esthétique et métaphysique, trad. Auguste Dietrich, revue et corrigée par Angèle Kremer-Marietti, Paris, L. G. F.
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SOURIAU Étienne, 2018, Vocabulaire d’esthétique, Paris, Quadrige/P. U. F.
POPPER AU SECOURS DE KANT
Kpa Yao Raoul KOUASSI
Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY, Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Karl Popper nous a permis de comprendre autrement Kant. Grâce à ses travaux épistémologiques, nous avons lu Kant comme celui qui a pris par la méthode de la critique l’initiative de dépasser les échecs de la métaphysique au moyen de la mathématique. Le champ de la métaphysique qui était jusque-là déterminé par des concepts obscurs est désormais rempli de concepts plus simples grâce aux apports de la mathématique. Il fallait d’abord adhérer au projet de Kant et montrer par la suite qu’il faut l’étendre à tout son système métaphysique. Et comme la mathématique évolue, il faut en tenir compte pour penser aussi l’évolution de la métaphysique.
Mots clés : Analyse, Frontière, Métaphysique, Mathématique, Synthèse.
Abstract :
Karl Popper allowed us to understand Kant in a different way. Thanks to his epistemological works, we have read Kant as the one who, by the method of criticism, took the initiative to overcome the failures of metaphysics by means of mathematics. The field of metaphysics which was until then determined by obscure concepts is now filled with simpler concepts thanks to the contributions of mathematics. It was first necessary to adhere to Kant’s project and subsequently to show that it must be extended to his entire metaphysical system. And as mathematics evolves, it must be taken into account when considering the evolution of metaphysics as well.
Keywords : Analysis, Frontier, Metaphysics, Mathematics, Synthesis.
Introduction
La métaphysique kantienne est basée sur les frontières : l’espace est séparé du temps, la sensibilité est séparée de l’entendement et celui-ci est à son tour séparé de la raison et ainsi de suite. La métaphysique kantienne s’appuie sur la mathématique, attaque la logique et la métaphysique elle-même et installe les frontières comme une nécessité pour faire de la métaphysique une science. Avec l’évolution de la mathématique, la métaphysique comme science chez Kant est à repenser. Les frontières installées au cœur des jugements suscitent des contradictions. Si pour K. Popper, lecteur de Kant, la science avance avec des contradictions épistémologiques, le retour à Kant pourrait être l’apport de Popper par « la capitalisation de [la][16] richesse intellectuelle » (M. Nguimbi 2016, p. 18-19) de sa démarche dans le traitement de la connaissance objective. Mais que vaut l’apport de Popper si selon J. G. Ruelland (2016, p. 257), « toute la philosophie de Popper ne tourne autour que d’une seule idée : la liberté. » ? La liberté constitue aussi le socle de la philosophie kantienne. La hantise de la mathématique comme science rend parfois problématique la démarche kantienne. Mais, au lieu de rejeter la métaphysique kantienne c’est bien cela qui fascine Popper pour qui les problèmes kantiens se simplifient par les contradictions qu’ils soulèvent. Comment secourir Kant par une approche de Popper qui tend aussi à maintenir les problèmes de Kant ? Si le secours de Popper est souhaitable, comment dire avec Kant que sa démarche à surmonter les échecs de la métaphysique pour en faire une science est révolutionnaire ? La démarche kantienne est bâtie sur les frontières. Si Popper fasciné par les contradictions kantiennes espère encore en Kant, comment revenir à la métaphysique des frontières et l’intégrer dans la dynamique actuelle des sciences ? Les arguments de Kant pour fonder la métaphysique sur les frontières se légitiment comme l’enrichissement des réseaux conceptuels qui ne se retrouvent pas explicitement chez Popper. Etendre l’apport de Popper à Kant par l’approche des réseaux d’extension, est-ce le capitaliser ?
Nous montrerons d’abord comment Kant a révolutionné la métaphysique en surmontant les échecs qui la détournaient de la science. Et comme la force de la démarche kantienne réside dans les frontières, l’analyse du statut des frontières est ici déterminante pour faire avancer le projet de la métaphysique comme science chez Kant. Les frontières prenant aussi appui chez Kant sur la mathématique, l’analytique de l’objectivité de la démarche kantienne trouvera sa portée avec l’apport de Popper que nous confronterons aussi aux extensions mathématiques des réseaux. Nous appliquerons ici la méthode synthétique à la manière de Kant qui permettra d’abord d’asseoir le projet kantien en deux moments et de le dépasser en vue de montrer avec une nouvelle approche de la mathématique qui oriente le support scientifique de la métaphysique vers un nouveau support.
1. De l’échec de la métaphysique comme science à la révolution
Kant hérite d’une métaphysique qui a échoué dans sa prétention à être science. L’échec est au cœur de la métaphysique depuis ses origines et il a été ignoré cela parce que le moment n’était pas encore venu pour penser autrement. En publiant en 1781 la Critique de la raison pure, Kant semblait annoncer au lecteur la fin de l’échec de la métaphysique et pourtant il affirme que la première réponse à l’échec de la métaphysique se trouve dans le sort de la raison humaine. Et comme ce sort dépasse tout le pouvoir de la raison humaine, on peut dire qu’en s’appuyant sur ce sort Kant annonçait qu’en ce qui concerne la métaphysique l’échec est permanent dans sa marche. En effet,
la raison humaine à cette destinée singulière, dans un genre de ses connaissances d’être accablée de questions qu’elles ne sauraient éviter car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu’elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine. (2015, p. 5)
Le deuxième argument est qu’il faut aussi tenir la métaphysique pour responsable de son échec parce qu’elle prend appui sur la raison qu’elle connaît mal surtout que la raison dans sa manière de procéder « part de principes dont l’usage est inévitable dans le cours de l’expérience et en même temps suffisamment garanti par cette expérience » (Ibidem). Faut-il alors convoquer la raison à un tribunal pour résoudre la question de l’échec de la métaphysique comme science ? Kant accuse la métaphysique dans sa fausse prétention à être science en l’absence de la critique. Kant multiplie ses recherches et ses écrits et ne parvient pas à surmonter l’échec en dehors de la démarche critique.
Dans la Préface de l’édition de 1787 de la Critique de la raison pure, Kant (2015, p. 18) reprend l’hypothèse de l’échec de la métaphysique comme l’« embarras de la raison ». Toutefois ce qu’il trouve à nouveau s’appuie sur la thèse de l’édition de 1781 de la Critique de la raison pure qu’on peut résumer ainsi : l’échec de la métaphysique comme science n’est pas absolument négatif. L’échec de la métaphysique comme science est une exigence même de la raison qui nous fait passer des questions à la découverte de l’« un de ses intérêts les plus considérables » (Ibidem) et ces intérêts ne sont pas de l’ordre de la mathématique.
Nous comprenons alors le questionnement de Kant : « quels indices pouvons-nous utiliser pour espérer qu’en renouvelant nos recherches nous serons plus heureux qu’on ne l’a été avant nous ? » (Ibidem) Cette question est en fait la réponse implicite de Kant à la deuxième question qu’il avait posée : « Pourquoi donc la nature a-t-elle mis dans notre raison cette tendance infatigable qui lui fait en rechercher la trace, comme si c’était l’un de ses intérêts les plus considérables ? » (Ibidem) Au fond, l’itinéraire de l’intérêt considérable de la raison est le chemin que la nature a voulu imposer à la raison humaine à travers la métaphysique, mais la forme d’approche de cet intérêt passe une méthode qui est analogue à celle de la mathématique. C’est dire que l’échec de la métaphysique comme science s’annonce aussi comme la prise en compte d’une méthode qui permettra d’opérer en la métaphysique « une révolution totale suivant l’exemple des géomètres et des physiciens » (Idem, p. 21).
Kant trouve dans la critique une méthode pour la métaphysique. Sans cette découverte, il lui aurait été difficile de parvenir à la Critique de la raison pure. Mais la critique est restrictive pour éviter un nouvel échec pire que le premier. « La Critique n’est pas opposée à un procédé dogmatique de la raison dans sa connaissance pure en tant que science (…), mais elle est opposée au dogmatisme, c’est-à-dire à la prétention d’aller de l’avant avec une connaissance pure tirés des concepts » (Idem, p. 26.). Grâce à elle, Kant entreprend alors de résoudre trois problèmes principaux dans la Critique de la raison pure. Le premier problème que résout la critique est la délimitation du champ de la métaphysique comme le champ de trois pouvoirs de la connaissance intimement liés parce limités tous les trois dans leurs usages respectifs. La sensibilité est le lieu de la nature, l’entendement le lieu de l’expérience et la raison le lieu des idées. Le second problème à résoudre est de montrer que la métaphysique ne s’étend pas scientifiquement par l’analyse, mais uniquement par la synthèse. Le troisième problème concerne la réduction du champ de la connaissance métaphysique au monde phénoménal, mais que nous étendrons ici par l’approche des réseaux.
Kant est fier de sa démarche qui lui permet d’« abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance » (Idem, p. 24.) et « de laisser à la postérité une Métaphysique systématique construite sur le plan de la Critique de la raison pure » (Ibidem). La Critique de la raison pure a été d’abord publiée en 1781. Prenant en compte les remarques de ses lecteurs, le texte sera remanié et publié en 1787. Dans l’ensemble ce texte si riche s’occupe de trois pouvoirs de la connaissance : la sensibilité, l’entendement et la raison. Ces pouvoirs sont soumis successivement à la critique. L’ouvrage comprend deux parties : la Théorie transcendantale des éléments et la Théorie transcendantale de la méthode. Dans la Théorie transcendantale des éléments, après l’Esthétique transcendantale (étudiant le champ de la sensibilité), il y a la Logique transcendantale qui comprend l’Analytique transcendantale (étudiant le champ de l’entendement) et la Dialectique transcendantale (étudiant le champ de la raison). L’Analytique transcendantale comprend deux livres consacrés à l’entendement : l’Analytique des concepts et l’Analytique des principes. En voulant enrichir la métaphysique par ces champs séparés, Kant met en place une métaphysique des frontières. La Critique de la raison pure devient le champ de la métaphysique kantienne des frontières entre les différents pouvoirs de la connaissance.
Kant visait la critique uniquement des pouvoirs de la connaissance, mais il se verra contraint de soumettre toute la métaphysique à la rigueur de la démarche scientifique. Au nom de la rigueur scientifique, il installe la frontière au cœur de la métaphysique. L’espace et le temps présents dans la métaphysique depuis Aristote deviennent des intuitions, et par extension, la nature kantienne. Depuis cette période, la nature kantienne est l’ensemble des phénomènes ou l’ensemble des lois, mais elle n’échappe pas aux frontières. Kant séparera la nature matérielle de la nature formelle et fondera la connaissance scientifique sur la nature formelle tandis que la première nature gardera le caractère de ce qui est empirique, subjectif et a posteriori. La nature formelle est pure, objective et a priori. L’échec est bien là : la nature est désormais l’intuition pour la métaphysique et s’entend comme l’espace et le temps comme si on est en science de la nature. En faisant de l’espace et du temps des intuitions et aussi les conditions subjectives de la connaissance, la nature kantienne dépendra radicalement de l’espace et le temps que Kant veut à la fois privilégier en métaphysique et en science.
Le rapport direct établi entre l’objet et la nature justifie aussi la séparation de l’Esthétique transcendantale de la Logique transcendantale. L’Esthétique transcendantale est le champ de la nature au sens matériel et la Logique transcendantale celui de la nature dite formelle. La démarche de Kant dans l’institution d’une nouvelle nature en métaphysique est aussi le point de départ de l’institution de la métaphysique en tant que science. Ce point de départ est aussi fixe et rigide au point où la séparation entre l’Esthétique transcendantale et la Logique transcendantale va de soi pour Kant. Il en est tellement satisfait qu’il compare sa démarche à la Révolution copernicienne et conclut qu’il a réalisé une « révolution totale » (2015, p. 21).
La nature devient la réponse première de Kant face aux échecs répétés de la métaphysique. Kant n’est pas assez précis dans la frontière entre deux natures : il y a un mélange dans les apports de la métaphysique et de la mathématique. Ainsi dans l’Esthétique transcendantale consacrée à la critique de la sensibilité, Kant appellera l’intuition la nature et comme ce qui le préoccupe est la connaissance, l’intuition empirique sera entendue comme nature matérielle et l’intuition quant à la forme ou intuition a priori sera appelée nature formelle. Ce sera finalement ce qu’il faut entendre par nature ou intuition dans ce travail. Kant ne nie pas l’espace et le temps empiriques, mais pour surmonter l’échec de la métaphysique comme science, il doit réussir à montrer comment instituer la métaphysique à partir de la nature privilégiée dans les sciences. L’originalité de Kant est d’avoir montré que la nature est propre aux sciences en tant qu’espace et temps et est aussi propre à la métaphysique en tant que mode subjectif de représentation d’un objet à connaître. D’un côté la science fonde la nature qui sert de modèle en science et de l’autre, la métaphysique a affaire à une nature qui ne se base plus sur le modèle scientifique, mais sur les exigences dont la clé se trouve en l’homme. La nature en métaphysique ouvre le sujet à lui-même et étend les champs de l’intuition et de l’expérience au sujet comme celui à partir duquel s’élaborent des intuitions et des expériences dans le champ de la connaissance.
Nous avons deux sens (externe et interne) qui nous servent à connaître. Ces deux sens sont pour le sujet connaissant l’espace (où sont placés des objets comme hors de lui) et le temps (l’intuition interne du sujet lui-même ou intuition de son état intérieur). Pour J. Moreau (1984, p. 59), « le temps n’est pas donné comme l’espace dans une intuition immédiate. Il est exclu formellement du temps que ses parties soient données toutes ensemble, que la diversité des instants soit perçue ». La distinction entre le temps et l’espace s’impose comme une nécessité kantienne. En effet, si l’espace et le temps permettent à la science de représenter un objet et de le construire par la suite comme en géométrie, cette possibilité ne s’offre pas en métaphysique où la construction est impossible. Et même si en métaphysique l’objet se rapporte directement à l’intuition, la représentation de l’objet est subjective. La représentation subjective de l’objet en métaphysique est aussi une difficulté pour la science puisque selon M. Friedman (2008, p. 313) il faut dire « à la fois contre Kant et contre Helmholtz que la géométrie particulière de l’espace n’était dictée ni par la raison par l’expérience ». Il faut comprendre ainsi que tout ne peut pas se ramener au sujet.
L’Esthétique transcendantale s’ouvre par la présentation de l’objet métaphysique avec trois états : l’objet donné, l’objet affectant et l’objet représenté. Cette dynamique de l’objet montre que l’objet en tant que nature ne peut pas être réduit à son rapport à la sensibilité. Le passage à l’entendement, le pouvoir des règles de l’unité synthétique du divers de l’intuition se présentera alors comme le passage de l’Esthétique transcendantale à la Logique transcendantale dont la porte d’entrée est l’Analytique transcendantale. Kant créera un fossé entre la sensibilité et l’entendement qui sera comblé par l’imagination grâce aux schèmes, mais il trouvera nécessaire de commencer par la déduction transcendantale.
La métaphysique kantienne est dominée par les frontières. Elle est séparée en Théorie transcendantale des éléments et en Théorie transcendantale de la méthode. La Théorie transcendantale des éléments est séparée en Esthétique transcendantale et Logique transcendantale. La logique transcendantale est séparée en Analytique transcendantale et Dialectique transcendantale. L’intuition est séparée en espace et temps, il y a une nature empirique et une nature formelle. La sensibilité est séparée de l’entendement et ainsi de suite. La démarche de Kant est basée sur la méthode a priori, or la « méthode a priori est essentiellement dogmatique » (E. Vofl, M. Henry, 2018, p. 31). Au lieu de voir cela comme un frein parce que dominé par les frontières, il aurait fallu déjà reconsidérer ces frontières comme rendant manifestes chez Kant des « réseaux conceptuels » (Y. Bouchard, 2004, p. 29). Les frontières se maintiennent dans la métaphysique comme science de Kant, tissent des réseaux qui enrichissent et peuplent la métaphysique jusqu’au cœur des jugements.
2. La frontière entre les jugements analytiques et jugements synthétiques
Selon Kant l’analyse est explicative et la synthèse est extensive. Kant crée une frontière entre l’analyse et la synthèse et soutient que la causalité n’est pas une loi analytique, mais une loi synthétique. Ainsi si l’empirisme est basé sur la causalité, c’est qu’il est basé sur des règles synthétiques. Kant s’appuie sur l’arithmétique pour démontrer la supériorité de la synthèse sur l’analyse. Il affirme que la forme « 7 + 5 = 12 » est une synthèse. Chacun des moments donnés 7 ou 5 passe tour à tour en d’autres moments où ne se pense plus ni 7 ni 5. Comment fonder l’unité de la métaphysique à partir des frontières incessantes ? Y a-t-il chez Kant les arguments en faveur de la frontière ou faut-il faire appel à d’autres sources pour secourir le système kantien ? La démarche kantienne est motivée par le statut accordé à la mathématique. De cette façon, aller contre Kant ou lui apporter une aide, revient à reconsidérer l’approche mathématique de Kant dans la résolution des problèmes métaphysiques. Et comme le champ de la métaphysique souhaité ici est celui de la science, revenir à la métaphysique kantienne, c’est montrer comment résoudre les questions épistémologiques qu’elle soulève et les intégrer dans le processus kantien.
Pour fonder la frontière entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques, Kant (2015, p. 40) s’appuie d’abord sur la mathématique et soutient que « tous les jugements mathématiques sont tous synthétiques ». Cette prédisposition de la mathématique à la synthèse n’existe pas pour la science de la nature et la métaphysique. De plus, ce sont les jugements synthétiques qui serviront de principes a priori à « toutes les sciences théoriques de la raison » (Ibidem). En s’opposant aux tenants de la thèse sur l’analycité, Kant soutient que les jugements analytiques reposent sur le « principe de contradiction » (Ibidem) et ne peuvent pas atteindre la puissance des jugements synthétiques qui, tout en étant analytiques, sont aussi déduits à partir d’autres propositions synthétiques. La proposition analytique peut se refermer sur elle-même, alors que la proposition synthétique est une proposition déduite d’une autre proposition synthétique. Suivant ce schéma kantien, si A est une proposition analytique, A ne peut pas servir à déduire d’elle une proposition B qui soit synthétique. De même, si D est une proposition synthétique elle a été déduite d’une autre proposition C qui est nécessairement synthétique. La proposition analytique renvoie à la réflexivité et se réduit à elle alors que la proposition synthétique va au-delà. De cette façon, Kant montre que la mathématique est le fondement des jugements synthétiques et non pas la logique qui tire sa légitimité du principe de contradiction. Il serait alors suicidaire pour la métaphysique de vouloir s’étendre comme science en prenant appui sur la logique qui est d’abord analytique, au lieu de s’appuyer sur la mathématique qui est synthétique a priori.
La deuxième puissance que Kant trouve dans les propositions mathématiques c’est qu’elles sont « toujours des jugements a priori et jamais empiriques » (Ibidem). L’expérience ne sert pas de fondement aux jugements synthétiques et les jugements synthétiques sont liés entre eux. La liaison des jugements synthétiques mathématiques est spéciale : les termes sont irréductibles comme dans le cas des nombres 7 et 5 qui se réunissent « en un seul » (Idem, p. 41) qui ne peut pas tirer sa légitimité d’une analyse d’un des nombres de départ ou d’arrivée. Et même si la pensée est spontanée dans l’entendement, elle n’a pas le pouvoir de rattacher un nombre à un autre. Mais d’où vient alors le pouvoir synthétique de la mathématique puisqu’il dépasse de loin le pouvoir analytique de la pensée ? Kant trouve la réponse dans la simplicité du jugement. En effet, le pouvoir analytique de la pensée qui se fait passer pour une proposition synthétique tire sa force de « l’ambigüité de l’expression » (Ibidem). Est-ce à dire que des propositions analytiques simples et sans ambigüité peuvent prétendre fonder des jugements synthétiques ?
Selon Kant, « la question n’est pas de savoir ce que nous devons ajouter au concept donné, mais ce que nous pensons réellement en lui » (Idem, p. 42). Est-ce à dire que si nous pensons bien alors la synthèse peut reposer sur l’analyse ? Kant ne répond pas à cette question et préfère se contenter de montrer que ce qui pose finalement problème dans le choix de la simplicité c’est l’intuition qui sert de médiation, mais l’ajout d’une intuition à une proposition analytique est dans la forme synthétique. L’ajout d’une intuition à une proposition analytique n’exclut pas la naissance d’une proposition synthétique en mathématique. D’où vient alors que Kant soutient que la mathématique pure repose toujours sur des jugements synthétiques purs a priori ? De plus, on voit que par la logique de la frontière, Kant en séparant l’arithmétique de la géométrie, va abandonner la méthode mathématique au profit des principes mathématiques. Kant salue la force synthétique de l’arithmétique et abdique quand il s’agit de la géométrie où « un petit nombre de principes que les géomètres supposent sont à la vérité réellement analytiques et reposent sur le principe de contradiction » (Ibidem). Quel est ce petit nombre et pourquoi les axiomes en géométrie sont réduits « à l’enchaînement de la méthode et nullement comme principes » (Ibidem) ? Sur ce point, Kant a pour seul recours la représentation dans l’intuition.
Kant ne choisit pas l’intuition elle-même mais plutôt la représentation dans l’intuition comme ce qui explique la présence de l’analycité au cœur de la géométrie. Il est donc difficile de réduire la thèse de Kant à l’intuition elle-même puisqu’elle ne mentionne pas explicitement que c’est l’intuition, mais plutôt la représentation dans l’intuition. Au fond, le problème de la synthèse est aussi lié à la représentation dans l’intuition et non l’intuition elle-même. Ainsi, dans la mesure où la représentation dans l’intuition montre que le tout est plus grand que la partie ou que l’inverse aussi est possible, cela n’exclut pas la synthèse kantienne réduite à tort à l’intuition elle-même. En effet, sur ce point Kant (Ibidem) avançait ceci : « ces axiomes mêmes quoique valables par simples concepts, ne sont admis dans la Mathématique que parce qu’ils peuvent être représentés dans l’intuition ». Ainsi si l’intuition permet de représenter que la partie est plus grande que le tout, ce principe peut être aussi admis en mathématique.
Kant en introduisant les frontières a ouvert un réseaux conceptuel dont la portée ne se réduit pas à la métaphysique, mais touche aussi la mathématique. Il est donc difficile de rejeter la démarche de la frontière dans l’extension de la métaphysique comme science puisque la frontière ici a permis d’une part de montrer que l’aveu de Kant est un pas en avant, et d’autre part de ne pas confondre les différents usages remplissant encore une fois le réseau kantien. Mais dans la mesure où les réseaux entrent dans un champ nouveau avec des approches nouvelles, comment traiter les frontières kantiennes à partir de la supposition de l’existence d’un réseau conceptuel kantien ? K. Popper s’est intéressé aux frontières kantiennes. Il faut nécessairement clarifier le problème des frontières en rapport avec le réseau conceptuel pour justifier l’hypothèse kantienne de la métaphysique comme science. Comprendre les frontières kantiennes en prenant en compte les réseaux conceptuels, ne revient-il à tendre la main à d’autres travaux ? Le chemin vers ces travaux s’ouvre ici avec K. Popper.
3. Le secours de Popper face aux frontières kantiennes
Pour résoudre le problème des frontières kantiennes qui engendre aussi le problème épistémologique de la métaphysique comme science, nous avons fait appel à K. Popper qui avait déjà entrepris de le résoudre. Les frontières kantiennes peuvent être simplifiées avec une nouvelle approche qui y associera aussi les réseaux. Il est reproché à Kant d’avoir fondé la métaphysique comme science sur la frontière entre l’Esthétique transcendantale et la Logique transcendantale et d’avoir fait de cette frontière la base de la frontière entre les propositions analytiques et les propositions synthétiques. L’apport de la mathématique à sa démarche apparaît confus, voire non fondé. Appeler Popper au secours revient à montrer que l’extension de la métaphysique comme science par les frontières rend aussi possible l’approche épistémologique de la métaphysique. Et comme Kant lui-même maintiendra que le troisième problème (la limitation de la connaissance au phénomène) trouve sa réponse dans l’extension de l’entendement par la raison et que cette extension est peut être expliquée par la résolution des frontières, c’est cette démarche qui sera utilisée ici.
Le « statut ontologique » (T. Castelão, 2010, p. 23) des frontières est rendu possible quand Kant étend l’entendement par la raison. Bouchard (2004, p. 96) soutient à la suite de que « chaque conditionné (ou phénomène) est envisagé dans son lien logique à des conditions ». Il faut entendre ici que « pour tout conditionné αn, il y a une régression indéfinie donnant la série des conditions αm +… αn et une progression infinie donnant les séries des conséquences αn +… » (Idem, p. 97). L’analycité s’impose ici, « c’est-à-dire les rapports entre les représentations de type α sont tous analytiques » (Ibidem). L’ontologie n’aurait pas été possible si Kant s’était limité au champ de l’entendement. Les rapports régressifs et progressifs trouvent aussi leur ontologie si nous pouvons passer de là pour les intégrer dans des réseaux plus grands comme les réseaux de neurones. Dans ces réseaux il est aussi question de régression et progression, mais avec des contenus différents. Mais la synthèse peut alors reprendre sa place ici en passant des rapports au niveau de l’entendement aux rapports de type α et de ceux-ci aux rapports des réseaux de neurones. La force de cette synthèse repose encore sur la mathématique. C’est dire que la limitation des problèmes de Kant aux premiers problèmes réduit l’ontologie à l’intuition alors que le passage au troisième problème limite tout aux phénomènes, mais donne un nouveau statut ontologique aux phénomènes dans d’autres applications comme le champ des algorithmes.
Avant l’application des réseaux de neurones, il était difficile de trouver un statut ontologique aux séries kantiennes et c’est pourquoi Popper ne pouvait pas faire autrement que de réduire l’ontologie kantienne à l’intuition et finalement aux deux premiers problèmes qui lui semblaient non totalement résolus par Kant à cause des frontières. Selon Popper (1991, p. 217), c’est Brouwer qui a résolu la « difficulté de la philosophie des mathématiques de Kant » et cela « en faisant une distinction tranchée entre les mathématiques en tant que telles et leur expression et leur communication dans le langage » (Idem, p. 214). Cette démarche ne supprime pas les frontières kantiennes : elles sont déplacées sur un autre terrain. Il convient donc de dire que la résolution épistémologique du problème de Kant par Popper n’est pas totalement complète. La démarche de critiquer Brouwer grâce aux travaux de Heyting (Ibidem, p. 223) pour mieux comprendre Kant conduit Popper à reprendre le problème à partir de « l’intuition » (Idem, p. 224). Or Carnap (1973, p. 126) avait déjà suspecté l’intuition chez Kant avant Popper. Dans la construction mathématique des figures, « Kant considérait ces figures comme des adjuvants psychologiques d’importance très secondaire. (…) Pour lui, lorsque nous envisageons clairement une vérité géométrique, avec notre esprit et non pas seulement avec nos yeux, nous la saisissons avec une certitude absolue. »
Le moment des réseaux de neurones n’était pas encore venu, mais suspectant l’autonomie de l’intuition, Carnap réduisit la démarche kantienne à l’impossibilité de sortir de la métaphysique pour saisir la puissance de la mathématique. Il proposa de sortir de l’intuition kantienne en laissant en l’état les frontières kantiennes. Or sur ce point, il aurait fallu comprendre que la réponse mathématique pour sortir des frontières kantiennes reste inféconde tant que la mathématique se présente comme réduite à des faits isolés. Pour sortir des faits isolés, nous proposons alors l’approche mathématique des prédictions qui fonde les réseaux de neurones et qui sera aussi à la base du « deep learning » (C. Benavent, 2016, p. 131) par exemple. Le deep learning est l’apprentissage en profondeur par les algorithmes suivant le modèle du réseau de neurone naturel. Grâce à la mathématique de la prédiction et aux techniques utilisées, ce type d’apprentissage va un peu plus loin que le Machine learning. La mathématique de la prédiction permet de construire des réseaux de neurones artificiels grâce à des algorithmes d’apprentissage capables de fournir des résultats plus plausibles que ceux faits par l’homme. De plus, selon Y. Bouchard (2004, p. 29) il existe des « réseaux de concepts » chez Kant. Nous partirons du tableau ci-dessous pour sortir du modèle unique kantien.
Diamètre (cm) | Hauteur (m) |
10 | 2.6 |
17 | 4.6 |
14 | 4.0 |
20 | 5.8 |
25 | 6.9 |
19 | ? |
Nous avons ici des données présentant différentes hauteurs d’arbres en fonction de leurs diamètres. On veut déterminer la hauteur d’un arbre quelconque à partir de son diamètre. D’après le schéma du modèle unique de l’intuition kantienne (le modèle des faits isolés), il est difficile de déterminer la hauteur d’un arbre pour un diamètre de 19 cm puisque cette réponse n’est pas a priori. Or en suivant la démarche des réseaux de neurones, des modèles d’approfondissement de la découverte de la réponse sont possibles. Ainsi une fois la fonction du modèle mathématique trouvée, nous pouvons alors déduire un algorithme pouvant être entraîné pour la prédiction d’un résultat probable. Si la démarche du réseau de neurones appuyé par la mathématique est synthétique, le modèle lui-même entraîné procédera de manière analytique (2004, p. 97) selon Bouchard pour prédire la bonne réponse. L’intuition kantienne basée sur la mathématique est extensible et la frontière entre l’analyse et la synthèse s’interprète comme l’absence d’algorithme entraîné ou l’algorithme peut être « extrêmement imprécis » (C. Benavent, 2016, p. 131).
La mathématique réalisant ces algorithmes permettra de passer à un modèle d’une intuition isolée à de grandes quantités de données intuitives dont l’interprétation transforme la frontière entre l’analyse et la synthèse en une zone de clarté comme si elle a disparu. La synthèse et l’analyse se rejoignent comme si c’était le modèle recherché timidement depuis Kant. Le mérite de Kant est de n’avoir pas voulu fermer la possibilité subjective de la connaissance. Et même si sa conception de l’intuition est faible, il convient de reconnaître que dans l’approche du neurone formel il fallait partir du neurone naturel qui renvoyait au sujet kantien. En proposant Brouwer comme solution au problème de Kant, Popper (1991, p. 218) avait ouvert la voie pour penser aussi en direction d’une autre piste qui étend le « modèle unique d’intuition pure » kantienne à d’autres modèles. Ici nous proposons d’étendre l’intuition mathématique d’un objet à l’intuition mathématique de plusieurs objets en même temps en vue comprendre et prédire la portée pour un cas d’une intuition donnée.
Selon Popper (Idem, p. 214), la frontière kantienne entre l’Esthétique transcendantale et la Logique transcendantale qui est aussi liée au premier problème, contient « une lacune, mais aussi une contradiction. ». Or ce problème était déjà pour Kant (1980, p. 895) un problème de logique et se résolvait par sa réduction à un « principe purement logique ». En effet, Kant a transformé les catégories d’Aristote, l’espace et le temps en de simples intuitions. De plus, la qualité, la quantité, la relation et la modalité deviennent de simples classes du jugement. Et ce qui le préoccupe dans le choix de la mathématique, c’est la place essentielle du temps. Mais Popper (1991, p. 219) avancera contre Kant que « notre intuition du temps, elle aussi, n’est pas moins sujette à critique et à la correction, que ne l’est (…) notre intuition de l’espace ». Est-ce à dire que Kant n’a pas toujours compris la portée de sa propre découverte ? Le secours de Popper est donc capital pour étendre l’intuition kantienne en montrant qu’« il est difficile d’accepter l’idée kantienne d’un modèle unique d’intuition pure qui nous serait commun à tous » (Idem, p. 218). Le vœu de Popper se réalise aujourd’hui avec les mathématiques de la prédiction qui ont permis de construire des algorithmes qui enrichissent le modèle et approfondissent notre approche de l’objet.
Le temps joue à la fois le rôle d’intuition dans la résolution du premier problème et le rôle d’un concept et même d’un schème dans la résolution du deuxième problème chez Kant. Au niveau du deuxième problème, Kant justifie la réduction des jugements analytiques par leur fondement qui est le principe de contradiction. Selon J. Łukasiewicz (2000, p. 47.), « Aristote formule le principe de contradiction tour à tour dans un sens ontologique, logique et psychologique, sans toutefois établir de démarcation explicite entre ces trois sens. » Ces trois formulations ne sont pas distinctement prises en compte chez Kant qui les confond alors qu’il avait pris l’habitude de créer des frontières. La pensée développée dans la Métaphysique d’Aristote est diversement traduite dans sa formulation logique. Selon J. Tricot (1966, p. 13-14), « des jugements contradictoires ne sont pas vrais à la fois » et selon M.-P. Duminil et A. Jaulin (2008, p. 137), « il est impossible que les contradictoires soient vraies en même temps sur la même chose ». La formulation logique de Tricot insiste seulement sur « à la fois » alors que celle de Duminil et Jaulin insiste « en même temps » et sur l’espace. L’espace ici est la proposition elle-même. C’est comme si la synthèse recherchée par Kant après Aristote est relative et pourrait être aussi analytique.
Il n’y a pas une innovation chez Kant quand il fait du principe de contradiction le principe des jugements analytiques. Cette manière de voir est traduite par Duminil et Jaulin en ces termes : « le premier axiome est le principe de non-contradiction » (Idem, p. 153). Łukasiewicz voit chez Tricot (1966, p. 23-24) une formulation psychologique qui se déduit alors comme une conclusion : « personne ne peut croire qu’une même chose est et n’est pas ». La thèse de Kant qui soutient qu’il faut tout réduire au temps est moins partagée par Tricot, mais elle est plus manifeste chez Duminil et Jaulin. Ainsi dire qu’« il est en effet impossible à quiconque de concevoir que la même chose est et n’est pas » (2008, p. 153), c’est aller dans le sens de Kant et militer en faveur de la frontière entre l’analyse et la synthèse. Dans ce cas, l’apport de Popper pour résoudre le problème des frontières kantiennes ne peut pas suffire puisque le problème ne se réduit pas à sa dimension épistémologique. Et même si Popper propose à la suite de Brouwer une approche ontologique et une approche méthodologique, il convient de reconnaître que la frontière reste maintenue pour sauver à la fois la régression et la progression des séries des représentations de type α.
Le principe de contradiction en tant que principe de base du jugement analytique chez Kant n’a pas été pris chez lui dans un sens large. Kant était intéressé par la synthèse qui s’opérait par le moyen de l’intuition. Comme il a intégré l’espace dans le temps, il déduira que c’est le temps seul qui est important ici. Nous pensons qu’à ce niveau Kant a été aussi trompé par la traduction qu’il accordait à la formulation du principe de contradiction chez Aristote. Kant s’est appuyé sur un concept ambigu alors qu’il voulait que la mathématique prenne appui sur des concepts simples. S’il avait perçu l’ambiguïté, il aurait ajouté au problème logique un problème ontologique par exemple. En effet, Aristote disait ceci : « la proposition simple est une émission de voix possédant une signification concernant la présence ou l’absence d’un attribut dans un sujet, suivant les divisions du temps » (1977, p. 86. ). La formulation ontologique du principe de contradiction est aussi perçue par Popper. Elle existe aussi chez Aristote si on tient compte des deux versions dans la traduction du texte de la Métaphysique d’Aristote.
Selon J. Tricot, « une même chose ne peut pas être attribuée, à la fois, du même point de vue, à quelque chose » (1966, p. 19-20.) et selon M.-P. Duminil et A. Jaulin, « il est impossible que le même appartienne et n’appartienne pas en même temps à la même chose et du même point de vue » (2008, p. 153.). Tricot parle d’« attribution » et d’« à la fois » alors que Duminil et Jaulin parlent d’appartenance et d’« en même temps ». « En même temps » fonde la thèse de Kant, mais Tricot n’en fait pas cas. Selon Łukasiewicz (2000, p. 184), la preuve de la formulation ontologique ramène finalement à la formulation logique du principe de contradiction qui n’a pas de preuve « car, exigeant une preuve, il ne se laisse pas prouver matériellement. En contrepartie, il possède une valeur pratique et éthique considérable, dans la mesure où il constitue l’unique arme contre l’erreur et le mensonge. Aussi, nous sommes obligés de l’admettre. » Popper a ignoré cet aspect et a tout ramené à la mathématique comme Kant. La frontière entre la synthèse et l’analyse se pose alors comme un problème à étudier. Il convient alors de reprendre la marche en voyant si la formulation kantienne du temps qui a oublié l’espace et s’appuie sur la mathématique là où Aristote avait insisté sur le temps et l’espace, est la clé du problème kantien.
L’entendement est le tronc de la métaphysique kantienne. Comment repenser la légitimation kantienne de la séparation de la synthèse et de l’analyse pour sauver la métaphysique comme science ? Avant Popper, le positivisme logique soutenait ceci : « un énoncé exprime une assertion ayant une signification cognitive, ou encore qu’il peut être dit vrai ou faux, si et seulement si, il est analytique ». (P. Jacob, 1980, p. 62.) La réduction de la logique à sa forme analytique, rompt avec le projet kantien et rend problématique le secours sollicité auprès de Popper. De plus Kant avait préconisé une forme synthétique tirant toute sa puissance de la mathématique pure et se présentant aussi comme antérieure à l’expérience. Selon R. Bouveresse (1973, p. 55), « pour être scientifique, un énoncé doit pouvoir être vérifié empiriquement. C’est-à-dire qu’on doit pouvoir dire quelles observations le confirmeraient. » Comment prendre appui sur Popper qui suit en partie le chemin de la mathématique proposé par Kant et veut se détacher du positivisme logique ?
En 2016, M. Nguimbi (2016, p. 19) proposera une approche critique de Popper pour capitaliser sa pensée. Envisager ici « l’exigence d’élargissement » (Ibidem) du projet poppérien par les réseaux, tire son appui de cette manière de voir. Ainsi la solution à la frontière kantienne entre les propositions analytiques et les propositions synthétiques qui résout le deuxième problème kantien et conduit aussi à passer au troisième problème semble problématique si nous ne pouvons pas trouver une voie dans la mathématique qui résisterait à la réduction du positivisme logique contre Kant. C’est chez Quine que se trouve une solution courageuse de dépasser la position du positivisme logique tout en restant dans le champ de la logique. Selon lui, Carnap (2003, p. 70) par exemple n’a « pas réussi à tracer une frontière entre les énoncés analytiques et les énoncés synthétiques », car l’analycité tout comme l’empiricité renvoient à des faits et à l’expérience. À l’opposé du positivisme logique, la position de Quine remplace l’absolu des propositions analytiques par l’absolu des propositions synthétiques. Et comme tout doit être fondé par l’expérience, Quine a trouvé dogmatique la démarche kantienne de la frontière entre l’analyse et la synthèse. Comment sortir du dogme (Ibidem) pour sauver la métaphysique kantienne comme science ?
Les deux notions « analytique » et « synthétique » se rejoignent pour saisir les faits sociaux et permettre de les connaître. Chez Kant les faits sociaux ne sont pas premiers ; c’est la mathématique qui est d’abord synthétique. À y voir de près, Quine a abandonné les jugements mathématiques pour s’intéresser aux jugements d’expérience. Les exemples choisis pour se démarquer de Kant le confirment. Si la proposition kantienne « un corps est étendu » est une proposition analytique alors qu’« étendu » provient non pas de l’entendement kantien, mais d’un fait empirique, la frontière créée par Kant est inutile. Ainsi un énoncé analytique est en lui-même un énoncé synthétique puisqu’il fait appel aux faits. On peut alors déduire que pour ce qui est de la frontière entre l’analyse et la synthèse, Kant s’est appuyé sur la mathématique et c’est Popper qui a jugé cette démarche acceptable, mais il fallait l’améliorer avec les travaux de Brouwer. Le refus de la frontière s’appuie sur les jugements d’expérience à qui Kant n’avait pas donné la même portée que les jugements mathématiques. C’est la démarche des positivistes logiques qui voulait réduire la force de la mathématique à séparer les jugements en jugements synthétiques et analytiques.
En redonnant aux mathématiques une place de choix grâce aux apports de Popper nous avons vu que la résolution épistémologique du problème kantien invitait à l’extension de la mathématique de Brouwer par la mathématique des prédictions. La résolution du deuxième problème se faisant aussi sur la base de la mathématique, nous autorise à soutenir que les frontières kantiennes sont heuristiques puisqu’elles ont permis d’étendre l’usage des mathématiques et de montrer en même temps que l’intuition est aussi extensible comme un ensemble d’intuitions. Mais l’ouverture à l’ensemble des intuitions ne vise pas à fuir le programme général de Kant qui débouche sur le troisième problème. Kant ne voulait ni s’arrêter aux intuitions ni à « la négation objective des choses » (A. Verdan, 1991, p. 64). La métaphysique kantienne comme science a réduit le pouvoir de l’intuition pour penser en direction du sujet grâce aux représentations de type α.
Kant avait réduit l’intuition à un divers que ne pouvait pas unifier la sensibilité sans laisser ce privilège d’unification à l’entendement. Or dans sa démarche, il a laissé surgir des problèmes qui ont milité en faveur d’un abandon de son projet. Au fond, chaque démarche après Kant, pour ou contre lui, voulait simplifier le problème kantien sans y parvenir véritablement parce qu’il aurait fallu oser attaquer le contenu même de l’intuition. Kant n’a pas eu le courage de reconnaître que le divers de l’intuition appelait une simplification mathématique qui ne nécessitait pas le passage de la sensibilité à l’entendement et de celui-ci à la raison. En faisant appel à la mathématique des prédictions qui associe plusieurs faits intuitifs ensemble, c’est l’intuition qui s’enrichit. L’enrichissement de l’intuition préoccupait déjà Popper (1991, p. 222-223) sous la forme d’« un nouveau genre d’intuition » et voilà pourquoi le choix de ce dernier pour venir au secours de Kant s’est présenté comme un bon choix. L’unité de la synthèse et de l’analyse se présente comme un modèle algorithmique qui transforme la frontière en une zone d’apprentissage en profondeur. Si le rapprochement entre l’intuition kantienne et le modèle algorithmique est possible, celui-ci vient donner « un statut ontologique » (T. Castelão, 2010, p. 23) à l’intuition kantienne.
Le statut ontologique dépasse l’intuition sans nous renvoyer systématiquement à la métaphysique. Ainsi Popper est réconcilié avec Kant. La démarche qui a consisté à prendre en compte le deuxième problème de Kant pour comprendre le troisième problème de Kant, trouve une véritable ouverture. Nous ne rejetons pas la métaphysique kantienne comme science, mais nous voulons montrer à la suite des appuis de Popper que le statut ontologique de la démarche kantienne doit être admis comme remplissant aussi sa mission d’être valable pour l’application de la science. L’intuition chez Kant n’est plus vague ou remplissant seulement sa mission de se rapporter à des objets à connaître, mais elle est étendue par le modèle algorithmique comme prenant corps dans une nouvelle dynamique de la science. Toutefois si pour Kant l’intuition avait un statut ontologique le rendant actif dans la synthèse, le modèle algorithmique dépasse ce statut et l’enrichit en le rendant actif à travers les objets qu’il nous permet de connaître en profondeur.
Conclusion
Nous avons montré dans cette étude que l’apport de Popper à la compréhension des frontières installées par Kant dans l’élaboration de la métaphysique comme science est indéniable. Les deux premières parties ont permis de montrer que l’échec de la métaphysique comme science est résolu par Kant de manière révolutionnaire par les extensions des intuitions et de la connaissance. Grâce à la mathématique, Kant a pu montrer que la métaphysique est aussi une science. Le choix de la mathématique l’oblige alors à réduire certains champs ; ce qui a suscité de nouveaux problèmes au cœur même de la démarche kantienne. Pour résoudre ces contradictions, nous avons encore fait appel à Popper dont le génie a permis d’anticiper l’extension du modèle d’intuition comme cela se fait aujourd’hui avec la puissance des algorithmes. On peut en déduire que la séparation entre la mathématique et la métaphysique chez Kant n’est pas envisageable, mais il faut aller plus loin en montrant que la philosophie peut aussi jouer un rôle essentiel dans l’approche mathématique des problèmes actuels de la science.
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PERCEPTIONS DES PEUPLES ET POLITIQUE ANTISEXISTE : L’ONTOLOGIE À LA RESCOUSSE DE L’ÉGALITÉ DES GENRES EN AFRIQUE
Baba Hamed OUATTARA
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Le genre, en raison de la cristallisation contemporaine des attentions et des débats politiques liés aux questions de différence sexuelle qu’il mobilise, fait aujourd’hui partie des problèmes humains fondamentaux que connait notre monde. Faisant partie de cette catégorie de problèmes, le genre mérite encore des approches philosophiques, car la philosophie, ainsi que le dit Émile Chrétien, se veut une réflexion sur l’ensemble des problèmes humains fondamentaux. C’est pour nous inscrire dans cette dynamique que nous écrivons ce texte pour, à partir des catégories de l’ontologie, inviter les Africains à une approche plus fondamentale du défi de l’égalité homme-femme en vue d’un traitement égalitaire entre les deux sexes.
Mots-clés : anti-sexisme, effectivité, genre, perceptions, unité ontologique.
Abstract :
Gender, because of the contemporary crystallization of attention and political debates related to questions of sexual difference that it mobilizes, is today one of the fundamental human problems facing our world. Being part of this category of problems, the genre still deserves philosophical approaches, because philosophy, as Emile Chrétien says, is a reflection on all fundamental human problems. . It is to fit into this dynamic that we are writing this text to, from the categories of ontology, invite Africans to a more fundamental approach to the challenge of gender equality for equal treatment between the two sexes.
Keywords : anti-sexism, effectiveness, gender, perceptions, ontological unit.
Introduction
Tenter une réflexion proprement philosophique sur le concept de genre, devenu pour le monde d’aujourd’hui un sujet cristallisant les attentions, c’est avant tout, consentir à l’aborder sur le terrain fondateur même de la philosophie : l’ontologie. Aborder le genre sous l’angle de l’ontologie, ce n’est pas conduire une réflexion systématique sur ce phénomène, mais de brandir cette branche fondatrice de la philosophie comme moyen de sursomption des malentendus liés à ce concept qui, en son acception contemporaine appelle à minorer les questions de différences sexuelles, d’inégalité, pour privilégier celles d’égalité des chances entre homme et femme. En effet, c’est un fait quasi indiscutable que l’égalité homme-femme fait l’objet de critiques acerbes dans les sociétés africaines attachées aux différences sexuelles. La primauté ou la supériorité accordée à l’homme sur la femme rend les débats beaucoup plus contradictoires selon qu’on soit en milieu urbain ou rural. Parler du genre dans un tel contexte, c’est, incontestablement, porter le regard sur les questions d’égalité et d’inégalité entre l’homme et la femme, qui persistent et préoccupent les peuples en Afrique. Sans conteste, le concept de genre est, aujourd’hui, en vogue, tant différentes théories et idéologies affluent de partout pour l’approcher intellectuellement. Cette plurivocité reconnue au concept de genre exige, de notre part, une contextualisation de notre approche dans le présent travail. Ainsi, nous abordons ici le genre sous l’angle de l’égalité entre l’homme et la femme en Afrique, dans leur habitation humaine de la terre. Précisément, quand on sait la vivacité avec laquelle l’égalité des genres est en promotion en Afrique, et que l’effectivité d’une telle demande reste des plus problématiques, il s’agit pour nous d’interroger la réceptivité de la question. La nécessité d’une approche phénoménologique de la question se laisse voir d’elle-même : dans leurs rapports socio culturel et politique, il est évident que les hommes comme les femmes, partout, mais surtout en Afrique, ont, traditionnellement, une perception différente, chacun de lui-même et de l’autre. Dès lors, quelles perceptions les peuples africains ont-ils du genre comme approche égalitaire entre homme et femme ? La différence sexuelle est-elle un argument philosophiquement sérieux pour disqualifier le sexe féminin, différence faible de l’eucharistie humaine ? L’ontologie qui parle de l’homme comme du Dasein, c’est-à-dire une réalité simplement humaine qui n’a que faire du sexe mais de la pensée, ne mérite-t-elle pas d’être invitée à la rescousse de cette différenciation sexuelle pour mettre fin à ce sexisme que l’Afrique, de par la plupart de ses cultures, vit de plein fouet ?
Ces questions, aux contours aussi complexes que réels, nous guideront principalement dans l’élaboration de cette contribution à partir des méthodes phénoménologique et analytique. En effet, convaincus que, malgré la forte mobilisation des dirigeants du monde et l’engagement relatif des dirigeants nationaux africains en faveur de l’égalité des genres et l’autonomisation de la femme, la femme en Afrique souffre d’un problème de perception, notre contribution tentera de répondre aux questions susmentionnées à partir d’une démarche ternaire avec les méthodes philosophiques s’y rapportant. Elle s’attardera à montrer qu’il faut que la manière de percevoir la femme soit à la mesure de sa valeur humaine, après avoir montré que si les stéréotypes persistent quant à l’égalité entre l’homme et la femme, c’est en raison d’un problème de perception traditionnelle. Elle montrera enfin que pour en finir, il faudra les saisir ontologiquement comme les mêmes, l’homme et la femme, et les considérer comme tels.
1. De la perception de la femme dans l’espace socio-culturel africain
De l’avis de J. F. Dortier (2013, p. 5),
en moins de deux générations, les femmes ont conquis leur autonomie et bousculé le pouvoir masculin au foyer, dans l’éducation et au travail, même s’il reste encore du chemin à faire dans un domaine stratégique : celui de la politique. Mais admettons que ce verrou saute et que les femmes s’emparent du pouvoir politique : qu’est-ce que cela va changer ?
Cette dernière question, selon notre façon de voir, ne mérite pas d’être posée quand on se trouve sur la plupart des terres africaines. Il est, pour l’instant, plus urgent de la remplacer par celle-ci : comment changer la perception générale de la femme dans l’espace socio-culturel africain ?
Cette question est plus méritante parce qu’encore, dans la quotidienneté, la femme est toujours perçue avec un œil traditionnel réducteur comme chez Rousseau qui en a fait une “exception“ en raison de sa nature mineur et incapable. En effet, la représentation générale faite de la femme en Afrique l’empêche d’avoir la même force d’action que l’homme, celui-là même avec qui elle partage l’existence humaine. C’est à cause de cette mise en minorité et de la faiblesse assignée traditionnellement à la femme que la question de l’égalité masculin-féminin est encore, en grande partie, sous le seuil du rêve en Afrique.
Il apparaît, de la sorte, important de saisir, dans la réalité sociale où se déroule la réalité de l’historicité de l’homme, ce que nous offre la quotidienneté africaine à propos de la femme. Le dire ainsi, ce n’est nullement prétendre parler des femmes africaines comme un tout comportemental homogène, mais il s’agit de lever le voile sur certaines manières de percevoir la femme africaine, qui mettent la reconnaissance de son droit d’humain, au même titre que l’homme, à mal. Nous explorerons la perception masculine de la femme avant de nous pencher sur l’auto-représentation des femmes africaines elles-mêmes.
Dans la plupart des sociétés africaines, l’homme perçoit la femme, avant toute autre considération, comme une mère. Il s’agit de la femme dans la vie familiale. Quelle vérité recouvre cette image de mère qui, immédiatement saisie, relève d’une si grande dignité ? Parce que l’homme est toujours hors du foyer, la mère, c’est la femme qui, en plus de donner naturellement vie aux enfants, est aussi astreinte à rester au foyer pour s’occuper de leur socialisation. Ainsi, telle une mère-poule, son rôle se limite à la protection de ses poussins et à la sauvegarde du domicile qui est tout aussi à sa charge en tant que ménagère. Assigner de cette manière la femme dans la demeure du foyer, c’est, malgré les mutations sociales contemporaines qui voient les femmes grandir en droit, la distinguer du père qui, préoccupé par les vicissitudes, est le plus souvent hors du domicile pour vaquer aux occupations traditionnellement classées non féminines, notamment en matière de représentation politique et de poste d’accès aux décisions.
De la sorte, il nous est donné de croire que pour l’homme (pas tous les hommes africains puisqu’ils y en a de féministes et d’antisexistes, mais la majorité), le foyer est le lieu d’élection de la femme-mère. Être élue au foyer, dans l’entente des hommes en Afrique qui, pour la plupart sont coutumiers de la phallocratie, implique que la femme, en tant que mère, n’a pas le droit à la parole en présence de l’homme et, même quand elle l’a, elle ne doit pas hausser le ton. Autrement dit, ce qui revient de droit à la femme selon l’entendement de l’homme, c’est l’enfantement, le ménage et l’éducation des enfants. C’est à croire qu’en Afrique, la masculinisation de la société bat encore son plein, entendu que certaines affaires sont toujours classées hors de portée de la femme de même qu’ailleurs dans le monde. En effet, malgré les efforts internationaux et locaux en faveur de la promotion de la femme en Afrique, il est tristement constatable qu’elles n’ont pas encore de place réelle dans certains domaines d’activités. Cette situation fait penser à E. PISSIER (2007, p. 6), pour qui, « les femmes ont beau prendre part aux mouvements insurrectionnels, elles seront toujours renvoyées au foyer ». Tout fonctionne comme si le foyer était la destination naturelle et nécessaire de la femme.
Au demeurant, tout porte à croire que l’homme, par sa perception de la femme, impose des barrières sociales à celle-ci. N’est-ce pas cet enfermement social que relevait Simone de Beauvoire (1976, p. 108) dans Le deuxième sexe ? En effet, elle écrit : « on a vu que biologiquement, les deux traits essentiels qui caractérisent la femme sont les suivants : sa prise sur le monde est moins étendue que celle de l’homme, elle est plus étroitement asservie à l’espèce ». Ainsi, sous les traits spécifiques de la femme, c’est implicitement l’image de l’homme qui est brandie comme dominateur avec une prise très étendue sur le monde.
Très clairement, il existe encore des mythes dans la tête de l’homme des sociétés africaines dans son rapport à la femme ; c’est ce qui l’empêche naturellement de la saisir comme son égal, humainement. De fait, il est toujours constatable que les stéréotypes en rapport avec la dichotomie masculin-féminin sont logés dans l’esprit des hommes : le travail des femmes est généralement sous-coté, sous prétexte que les femmes africaines ne travaillent pas, elles ne peuvent pas faire des métiers d’homme ; en un mot, elles sont faites pour la maison. Avec de tels préjugés, on se croirait encore dans les années cinquante et soixante où la vie de la femme se réduisait au mariage et à l’éducation des enfants. Pourtant, nous sommes bel et bien au vingt et unième siècle et la femme n’a toujours pas son mot à dire dans la plupart des hautes instances décisions qui nous engagent tous, par-delà les quelques exceptions connues. De cette manière, comment pourrait-on ne pas penser qu’il s’agit d’une « politique du mâle » au sens où l’entend Kate MILET. Mieux, le système phallocratique prévalant en Afrique, comme ailleurs dans le monde, influence la perception de l’homme vis-à-vis de la femme considérée à tort comme le sexe secondaire, domestique.
Sur la base d’une telle considération, la conception masculine de la femme en Afrique peut être dite sexiste. À ce sujet, plusieurs tableaux ont été déjà dressés quant à l’aperçu du phénomène. L’homme a brandi l’inégalité fondamentale des deux sexes face à la reproduction biologique en une norme sociale. C’est ce que S. Firestone, dans la Dialectique du sexe, a vivement critiqué. Pour elle, en effet, c’est en raison de la différenciation sexuelle biologique, plus précisément l’inégalité du sexe féminin et masculin dans leur rôle naturel premier, c’est-à-dire la reproduction, que s’observe cette hiérarchisation des sexes aboutissant à la domination du sexe mâle. Cependant, si les relations entre les deux sexes, masculin et féminin sont organisées toujours par l’homme en vue de perpétuer sa domination sur la femme en Afrique, n’est-ce pas aussi parce que la femme africaine, elle-même, s’auto-représente comme telle ? Sinon, si l’homme les perçoit comme sexe faible, comment se perçoivent-elles, elles-mêmes ?
Il faut dire que si l’égalité des genres en Afrique reste mal-menée, c’est aussi et surtout parce que le genre féminin ne s’assume pas pleinement dans cette tâche. De fait, la femme africaine se représente généralement, avant tout, comme la compagne de l’homme ; ce qui laisserait entendre qu’elle est destinée à être aux côtés de celui-ci dans une sorte de dépendance. C’est un emprisonnement mental dans lequel la femme est, à elle-même, son propre bourreau. Comme en témoignent les préjugés qui minent son esprit, il s’agit de l’intériorisation des stéréotypes du genre. Ce phénomène d’intériorisation les pousse elles-mêmes à se mettre hors course. Les femmes se conforment plus aux attentes traditionnelles de la société au lieu d’oser agir librement pour s’affirmer pleinement. Ce n’est pas la faute de l’homme !
Les préjugés intériorisés par la femme en général et africaine en particulier, la font se concevoir toujours par rapport à l’homme. C’est toujours par rapport à l’homme qu’elle se définit et se juge. Par conséquent, elle est toujours mise à l’écart dans les instances de prise de décisions importantes qui la concernent tout autant que l’homme. Le nombre de femmes députés en Côte d’Ivoire corrobore largement cette observation : trente-deux sur deux-cent cinquante-quatre, soit 12%. Ces chiffres, pour n’être qu’un exemple, montrent combien la femme est si minoritaire dans les instances de prise de décision en Afrique. Pourtant, les législations en Afrique n’interdisent pas aux femmes de se présenter aux hautes fonctions de prise de décision. Cet état de fait montre qu’elles ont, elles-mêmes, une grande part de responsabilité dans leur propre marginalisation par l’homme, tant la femme africaine se définit elle-même par son anatomie qui la donne comme sexe faible. Comment ne pas ici convoquer A. Lauzon (1958, p. 43) qui disait : « Je pense surtout que la plupart du temps, les femmes se placent elles-mêmes dans une situation d’inégalité, que ce soit dans le mariage, dans les relations amoureuses, dans leurs contacts sociaux avec les hommes ou sur le plan du travail ».
Au demeurant, les stéréotypes existent toujours dans l’esprit de la femme africaine ; ce qui justifie son manque d’engagement total pour l’égalité des genres. Cette perception, bien qu’héritée du patriarcat, ne doit pas s’imposer en norme morale dans l’esprit de la femme. A. Lauzon (op.cit., p. 46) peut encore dire : « Les femmes seront les égales des hommes quand elles cesseront de se faire les complices d’une discrimination qui disparaîtrait beaucoup plus vite si elles ne l’entretenaient si soigneusement ». Cela est d’autant plus vrai que la femme africaine, quoiqu’elle ait aujourd’hui une personnalité juridique équivalant à celle de l’homme, reste, en grande partie, persuadée elle-même qu’elle n’est pas l’égal de l’homme. Il en est ainsi parce que la femme africaine n’a pas encore véritablement compris qu’ « être femme, ce n’est pas une profession, ni un statut social » (Idem, p. 46). Le taux de scolarisation féminine si déplorable en Afrique peut bien expliquer cet état de fait. Les femmes sont, pour la grande partie, ignorantes de leurs droits et continuent de vivre selon la tradition en acceptant d’être des soumises, des conditionnées. N’est-ce pas aussi le lieu de convoquer les préjugés religieux en faveur de la discrimination du genre ?
Aux perceptions masculines et féminines de la femme africaine dans l’espace social, il faut ajouter l’impact des religions dans cette représentation rélégante de la femme dans l’espace socio-culturel africain. En effet, quand on sait le rôle des religions dans la vie communautaire en Afrique, il semble difficile de parler d’égalité des genres sans aller à l’écoute des religions sur la question, surtout des religions révélées telles que le Christianisme et l’Islam qui sont les plus en vogue en Afrique.
Sans conteste, l’égalité entre l’homme et la femme, plus précisément la considération de leurs droits et devoirs respectifs, rencontre d’importantes divergences dans la plupart des religions, notamment le Christianisme et l’Islam. C’est, en effet, une évidence que certaines valeurs morales dans ces religions sont principiellement fondées sur l’inégalité des genres. En disant cela, nous ne disons pas que les religions encouragent absolument de traiter inhumainement les femmes, car dans le Saint Coran (Sourate 4, Ayat 19) par exemple, on peut lire ceci : « Si vous avez de l’aversion envers elles durant la vie commune, il se peut que vous ayez de l’aversion pour une chose où Allah a déposé un grand bien ». Que la femme soit un grand bien de la part de Dieu, n’annule pas la vérité que le même Saint-Coran traduit les caractéristiques d’une femme vertueuse dans un ton si infériorisant que les hommes ne peuvent s’empêcher d’en faire vicieusement usage. De même, les femmes religieusement assidues ne peuvent que s’y accommoder, car il est écrit que leur bien être dans l’au-delà dépend du degré de soumission qu’elles témoigneront à leur homme. « Les hommes ont autorité sur les femmes en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci », et quelques lignes après on peut lire « les femmes vertueuses sont obéissantes à leurs maris ». (Saint Coran, Sourate 4, Ayat 34) Face à ces discours divins qui, en raison de leur caractère dogmatique ne pourraient nullement être tenus pour faux ou annulés, les religions continueront de jouer leur part dans l’idéologie sexiste contre les tendances actuelles qui n’admettent aucun argument de supériorité ou de domination de l’homme sur la femme. Comment, dans un tel contexte, trouver une légitimité entre deux référentiels (l’un universel, c’est-à-dire la modernité et l’autre religieux) qui semblent systématiquement contradictoires ? E. Badinter (1986, pp. 79-80) disait ceci :
L’analyse des croyances religieuses, sur plusieurs millénaires, est un précieux indicateur du prestige qui s’attache à chacun des deux sexes. Lorsqu’une société devient laïque, le pouvoir d’un sexe sur l’autre perd sa plus précieuse légitimité. En supprimant le fondement divin de la puissance, on sape toute idée de supériorité « naturelle » de l’Un sur l’Autre.
À la lire, la question semble avoir déjà trouvé une réponse qui règle le problème entre religion et égalité homme-femme. Mais qu’à cela ne tienne, le code positif reste grandement abstrait face aux principes religieux en Afrique. Autrement dit, le droit positif en Afrique atteste de l’égalité des genres dans la majorité des pays, mais l’applicabilité de ces règles reste un challenge. Tout fonctionne comme si la laïcité ne concernait pas la question du genre. En d’autres termes, « pour que la question d’un rapport entre religion et égalité prenne sens, disait R. Campiche (1996, p. 5), il faut s’inspirer d’une autre interprétation des effets du changement social sur le champ religieux ».
Qui plus est, les principes religieux se confondent aujourd’hui aux cultures locales en Afrique, de sorte que la question de l’égalité des genres est laissée aux politiques qui, formellement, semblent progresser contrairement à la réalité profonde. La Sainte Bible, écrite, par les hommes sous mission divine, trace les lignes d’une société patriarcale. Dans celle-ci, la place de la femme est loin d’être enviable. Au-delà de sa fonction biologique de donneuse de vie, tout ce qui la concerne, dans la sphère sociale, peut être réduit à une sorte d’esclavage. Même si aujourd’hui les interprétations semblent évoluer et laisser une place de choix à la femme dans l’Église, c’est loin d’être effectif en Afrique ou le sexisme se vit comme un défi du fondamentalisme; ce qui favorise le renforcement du rôle traditionnel de la femme. Pour A. T. Ngoy (2014, p. 300),
les fondamentalismes, comme quêtes de fondements, sont aussi bien religieux, politiques que socioculturels. Face aux dérives mondialistes, aujourd’hui la tentation est grande de survaloriser la culture africaine traditionnelle, comme bouclier contre l’impérialisme culturel d’un univers mondialisé. Divers fondamentalismes politiques, économiques et religieux se greffent sur cette revalorisation identitaire. Et ce sont souvent les femmes qui en font les frais.
En clair, la question de l’égalité homme-femme n’a pas encore véritablement pris son plein sens en Afrique. N’est-ce pas par un changement des perceptions que l’Afrique peut nourrir une telle ambition, celle de voir l’homme et la femme se concevoir comme humainement égales ?
2. De la nécessité d’un changement de perception de la femme en Afrique
Comme nous l’avons montré plus haut, l’égalité entre l’homme et la femme n’est pas encore en bon train en Afrique parce que la manière de percevoir la femme dans l’espace social africain reste sous l’emprise des stéréotypes de types sexistes. Changer cette perception traditionnelle par une autre plus actualisant et reconnaissante des valeurs sociales de la femme, tel est le défi à relever pour une effectivité de l’égalité des genres en Afrique. Mais comment mettre en phase la perception faite de la femme avec sa valeur humaine ?
Même si « l’amélioration du statut des femmes, l’égalité à promouvoir entre homme et femme sont devenues des passages obligés de tous les discours, programmes et déclarations sur la question du développement » (G. Hesseling et T. Locoh,1997, p. 5), il reste tout de même vrai, qu’on veuille le dire ou non, que l’ombre du modèle traditionnel des rôles de sexes continue à voiler le soleil de l’égalité homme-femme en Afrique. « Et en Afrique plus que partout ailleurs, peuvent ajouter G. Hesseling et T. Locoh (Idem, p. 5), il est d’évidence que les progrès à faire en ce domaine constituent un enjeu majeur ». Relever les défis en cette matière, nécessite un changement de perception ou la construction d’une nouvelle image de la femme par la société en général, par l’homme, mais aussi et surtout par la femme elle-même. L’image à construire doit être celle d’une reconnaissance de la valeur des femmes dans le tissu social, économique et même politique de nos sociétés.
Tout bien considéré, il convient de détourner le rôle domestique et reproductif de la femme, pour laisser place à une image plus valorisante. Ainsi, l’image à construire de la femme africaine doit être celle d’une actrice avérée du développement des sociétés nouvelles. Mieux, il faut voir au-delà de son rôle naturel de reproduction pour saisir celui productif pour la société. C’est à partir d’une telle image qu’elle peut véritablement prendre place dans la participation aux activités concourant au progrès modernisant de la société. Pour se faire admettre dans les instances de hautes décisions, il est nécessaire que la femme ne soit plus victime de perceptions réductrices. Elle mérite en effet d’être regardée de plus en plus qualitativement.
Qualitativement, parce que même dans son rôle traditionnel, la valeur humaine et sociale de la femme doit valoir. Mais son apport est, en raison des préjugés traditionnels stéréotypés, sous-estimé. C’est pourquoi la construction d’une nouvelle perception doit être imminente pour reconnaitre à la femme la qualité du travail qu’elle donne pour le développement et la survie des sociétés. Pour le dire autrement, même l’énergie que déploie si généreusement la femme pour maintenir l’équilibre familial et, par ricochet, l’équilibre de la société, l’abandon et l’oubli de soi dont elle fait preuve pour faire vivre et tenir son foyer, méritent que la femme reçoive de l’homme une perception plus valeureuse, à la hauteur de la qualité du travail qu’elle fait. En ce sens, la gente masculine doit libérer de son esprit les préjugés infériorisant la femme. De ce fait, l’homme concédera à la femme sa liberté, pas au sens de laisser libre un esclave ou un prisonnier, mais plutôt admettre dans sa représentation de la femme la valeur et la considération humaine qu’elle mérite.
Insistons sur la question du rendement parce qu’elle est très importante vis-à-vis de l’histoire. En effet, le principe de rendement qui prévaut dans nos sociétés fortement capitalistes a contribué à reléguer la femme socialement et économiquement sous l’argument qu’elle n’est pas productive ; or, ce qui compte pour la modernité, c’est la productivité. Elle a été aussi infériorisée pour son incapacité, disait-on, à œuvrer dans tous les domaines d’activité au même titre que l’homme. Rappelons-le, le principe de rendement « repose sur l’efficacité et le productivisme à tout prix dans l’accomplissement des fonctions de compétition économique et d’appropriation » (H. Marcuse, 2018, p. 329). Pourtant, à y voir de près, certaines statistiques montrent l’apport conséquent de la femme dans le développement économique des pays africains, surtout des pays en développement. Des chiffres montrent, par exemple, que 65% des biens économiques du continent sont produits par des femmes. Elles sont pourvoyeuses de 70% des cultures vivrières en Afrique. Pour ne citer que ces exemples-là, on comprend que la femme n’est pas à restreindre à la cupidité et à la facilité comme le pense la majorité des hommes des milieux urbains en Afrique.
Parler ainsi témoigne de l’importance et de la valeur de la femme africaine si sous-cotée. À croire Saraceno (2016, p. 59), «la participation des femmes à la vie active, et en particulier des mères, non seulement étoffe le gisement de capital humain disponible dans une société vieillissante », mais contribue à l’amélioration du bien-être social de tous, tant la femme se sentira libérée de l’emprise des stéréotypes qui la rangeaient dans une infériorité conditionnée. Comme l’exprime si bien H. Marcuse (Op. cit., p. 330), « au-dessus et au-delà des différences physiologiques évidentes entre le mâle et la femelle, les caractéristiques féminines sont le résultat d’un conditionnement social ». Ce conditionnement s’étend sur une longue période de l’histoire de l’humanité et de l’Afrique en particulier, à tel point qu’il est aujourd’hui difficile de se défaire de l’image réductrice des valeurs de la femme. D’où la nécessité d’un changement de perception, et cela ne se fera pas automatiquement par l’établissement de droit donnant à la femme les mêmes privilèges que l’homme. L’applicabilité des droits des femmes pour l’égalité des genres rencontre encore de grandes difficultés. C’est pourquoi il faut absolument penser à une éducation à l’égalité du genre en Afrique.
Pour Aristote, la réalisation de la finalité d’une société dépend du niveau d’éducation de ses citoyens. Autrement dit, pour que les sociétés réalisent leur finalité, il faut que les citoyens soient éduqués. Dire cela, c’est témoigner de la nécessité de l’éducation si l’Afrique veut associer son nom aux peuples qui défendent l’égalité entre l’homme et la femme. De la sorte, le renouvellement des conceptions ou perceptions doit passer par une éducation à l’égalité des sexes à l’école. Certes, nous assistons aujourd’hui, de plus en plus, à la mixité des établissements d’enseignement, mais cela ne suffit pas pour asseoir une culture de l’égalité. Pour mieux faire, les programmes scolaires doivent contribuer, plus amplement, à changer les mentalités et briser les stéréotypes dès les bas-âges. Éduquer à l’égalité des sexes à l’école ne signifie pas seulement qu’il faut former des spécialistes des questions du genre, mais plutôt changer les perceptions traditionalistes qui infériorisent la femme comme un humain de seconde valeur. N’est-ce pas qu’éduquer, au sens aristotélicien du terme, répond à une nécessité d’actualisation complète de l’homme ? C’est pourquoi des efforts doivent être faits à tous les niveaux pour actualiser l’esprit des Africains en vue de mettre leurs perceptions de la gente féminine en phase avec ce que mérite la femme, saisie dignement comme une humaine en dehors de toutes considérations sexiste. Pour une société où les droits de la femme sont effectifs sans aucun conteste, il faut nécessairement inculquer une culture de l’égalité, car, comme l’a si bien pensé M. MARUANI (2013, p. 26), « il n’y a pas de pente naturelle à l’égalité des sexes. L’égalité des sexes, ça se pense, ça se travaille, ça se construit et ce, dès le plus jeune âge ». Ainsi, l’objectif de l’éducation à l’égalité des genres, c’est donner à chacun la même chance de trouver soi-même sa voie sans considération de sexe.
En somme, éduquer à l’égalité, c’est construire un anti-sexisme libérateur de la femme dans les sociétés africaines. À propos de cette libération, qui sera le fruit d’une éducation réussie, H. Marcuse (2018, p. 332) apporte une précision. Il écrit :
Au-delà de l’égalité, la libération implique la construction d’une société régie par un principe de réalité différent, une société dans laquelle la dichotomie actuelle masculin-féminin serait dépassée dans les relations sociales et individuelles et les êtres humains.
Ainsi, le mouvement de l’éducation produira une nouvelle image de la femme, une nouvelle conscience, mais aussi et surtout « une transformation des besoins instinctuels des hommes et des femmes libérées des contraintes de la domination et de l’exploitation » (H. Marcuse, 2018, p. 332). Une telle compréhension du rapport homme-femme et de leurs valeurs va-t-elle de soi ? N’est-ce-pas par une mise en lumière de l’unité ontologique de l’homme et de la femme que les consciences africaines seront plus aptes à se saisir comme appartenant à la même substance et donc les mêmes, pour une néantisation du sexisme en Afrique ?
3. La promotion de l’unité ontologique du genre ou la néantisation du sexisme
« Sous la dichotomie homme-femme et la dépassant, il y a l’être humain, commun aux individus mâles et femelles : l’être humain dont la libération, l’épanouissement sont toujours en jeu ». L’être humain dont parle H. Marcuse (2018, p. 331) n’a d’autre sens que l’homme et la femme réunis en leur être. Qu’est-ce que cela laisse entendre concrètement, sinon que l’homme ne se limite pas à ses déterminations sexuelles biologiques apparentes.
Assurément, il s’agit de faire revenir à la surface, dans nos esprits, dans les esprits africains, l’inapparent qui semble pourtant être l’essentiel. Cet inapparent de l’homme et de la femme, c’est ce qui n’est pas sexe biologique, c’est ce qui n’est pas que corporel, mais plutôt ce qui les identifie au-delà de leurs différences physiologiques, physiques et mêmes parfois, psychologiques. Autrement dit, il s’agit de leur être ; et en leur être, l’homme et la femme forment une unité, l’unité ontologique. En effet, même si la question du genre, relevant des comportements humains masculin-féminin, semble inséparable d’une distinction de sexe naturel, il est significatif que dans leur mode d’être, en tant qu’humains, l’homme et la femme, sans ambigüité, se traduisent par les mêmes caractéristiques de toute réalité humaine. Mais en quoi une telle affirmation est-elle sensée ? Convoquons Heidegger, qui, naturellement, s’invite à tous les débats de nature ontologique.
Heidegger, avec sa conception du « Dasein », nous donne la pleine mesure de l’existence humaine dans sa neutralité sexuelle. « Dasein », ici assimilé à l’être-là, l’être au monde, dans le mode d’être de l’humain, se différencie certainement des autres êtres de la nature, des autres vivants, sans jamais établir une différence ontologique dans l’espèce humaine, du point de vue sexuel. La légitimité d’une telle pensée se révèle par ce que Heidegger lui-même appelle les existentiaux du « Dasein ». En effet, dans leur être-là, en tant qu’être au et être avec, l’homme et la femme répondent des mêmes catégories existentielles en dehors de toutes caractérisations corporelle. De fait, le souci l’angoisse, la mort, sont, sans conteste, les traits caractéristiques de toute réalité humaine, humanité commune à la femme et à l’homme.
Cette identité commune que partagent l’homme et la femme, dans leur neutralité sexuelle, témoigne de leur unité ontologique. Mais le silence apparent de Heidegger sur la question du sexe semble faire croire, selon Derrida, que Heidegger a délibérément fait taire le sexe. Ce non-dit, non insensé, fera dire à Derrida (1983, p. 3) lui-même, ce qui suit : « la différence sexuelle n’est pas un trait essentiel. Elle n’appartient pas à la structure existentiale du « Dasein » ». De la sorte, on ne saurait poser une différence ontologique réelle entre l’homme et la femme. Il en est ainsi parce que l’homme et la femme, en tant qu’« être-là », « le là de l’être, nous témoigne Derrida, en tant que tel ne porte aucune marque sexuelle ». (J. DERRIDA, Idem, p. 3). C’est d’ailleurs pourquoi Heidegger, pour parler de l’homme en général, n’a pas usé de la terminologie « homme », en lui préférant une neutralité traduite par « Das dasein ». Tout porte à croire que, du point de vue de leur être fondamental, l’homme et la femme sont le Dasein sexifère. Cette unité ontologique, promouvant l’équité des valeurs de l’homme et de la femme, doit valoir en Afrique, surtout dans l’esprit des hommes tout autant que dans celui des femmes elles-mêmes. Tout bien considéré, en acceptant la neutralité du « Dasein », il y a là, un sens éthique implicite. Il s’agit d’élever à la même dignité, au même mérite, l’homme et la femme dans leur commun séjournement.
À partir de ce qui précède, nous nous rendons compte, par une certaine analogie, qu’il est difficile d’établir une différence ontologique du genre ; et si différence il devait y avoir, ce serait sans doute dans l’entre deux de l’homme et de la femme, dans le cadre de l’amour. Mais, même là encore, l’ontologie nous les ramène à une unité en ce sens qu’il est inscrit dans leur être-là caractéristique du « mitsein » au sens heideggérien du terme traduisant la rencontre. En effet, « cet entre-deux comme rapport, pense J. Derrida (1983, p. 5), appartient à l’être même du « Dasein » ». C’est à croire que rien de tout ce qu’on pourrait évoquer ne peut supplanter l’unité ontologique du genre, de l’homme et de la femme, parce qu’appelés nécessairement à se réunir en leur être malgré les différences biologiques constatables. En ce sens, DUBOIS (2009, p. 272) peut dire : « le Dasein est avec autrui. (…) être avec est une caractéristique ontologique du Dasein ». Autrement dit, il est nécessaire que l’homme et la femme aillent à la rencontre l’un de l’autre et l’autre de l’un comme pour réclamer leur identité ou unité originaire. Dans cette perspective, comment ne pas penser au mythe d’androgyne ? Ce mythe révèle la sécrète nostalgie d’une bisexualité originaire traduisant le regret de la différence sexuelle présente. Ce regret se manifeste par le désir toujours constant de fusionner avec l’autre moitié de nous-même. J. F. Rey (2010, p. 15) est forcé de dire que « la nostalgie d’une bisexualité originaire est une tendance à la recherche de l’homogène et de la fusion, quel que soit le parti pris sexué de la personne ». Dans la perspective de ce récit, l’homme et la femme formaient une unité originaire, et cette unité, c’est elle que l’homme et la femme doivent reconnaitre chacun vis-à-vis de l’autre. Autrement dit, l’homme doit reconnaitre la femme comme son autre même et vice versa, car « la nostalgie de l’autre moitié, comme tout voyage de retour, est un retour à soi » (J. F. REY, Idem, p. 20). N’est-ce pas qu’aujourd’hui, la lutte pour l’égalité des genres est un chemin tout trouvé et honorable pour renouer avec l’unité originaire perdue ?
De surcroit, le fond ontologique qui caractérise ou détermine l’homme et la femme demeure incorruptible pour qui veut promouvoir l’unité du masculin et du féminin qui, ontologiquement et spirituellement, sont condamnés à être communs. A. Kouakou (2009, pp. 51-59) corrobore cette pensée par ce qui suit :
En dehors de l’essence spirituelle ou intellectuelle qui enracine l’homme et la femme dans la même assise ontologique – car hommes et femmes, nous sommes déterminés par l’esprit ou l’âme – le « mitsein » est fondamentalement ce par quoi ces deux êtres (différents) sont convoqués à leur être propre.
C’est ainsi que l’ontologie se pointe comme ce qui, par son élévation du sens de l’humain et de la valeur intrinsèque à son mode d’être, vient briser ou anéantir les préjugés phallocentriques ou sexistes qui ont longtemps dominé et persistent encore dans le monde de l’homme.
En vérité, pour une éthique existentielle du genre, l’Afrique doit rompre avec les stéréotypes qui tendent à emprisonner ou embrigader le sexe féminin comme s’il était un objet, une matière. Il faut, au contraire, s’établir « dans le foyer ontologique qui consiste à donner vie à l’existence de l’autre, à l’entretenir et ainsi à la faire fleurir ou germer dans l’élan mystique de l’amour » (A. Kouakou, 2009, pp. 51-59). C’est là tout le sens de l’apport de l’ontologie au défi de l’égalité des genres en Afrique. Il s’agit de ramener le genre à l’unité qui se donne logiquement comme sa source. S. AGACINSKI (2005, p. 9) est alors convaincue que méditer ontologiquement sur le genre,
c’est une façon de penser le multiple à partir de l’un, l’autre à partir du même, la différence à partir de l’identique. De ce point de vue, l’altérité apparait comme une altération du même et le différent comme une dégradation de l’identité. L’altérité sexuelle pose alors à ce régime de pensée, le problème de l’identité et de l’unité du genre humain.
Ainsi, l’humanité toute entière, et particulièrement l’Afrique, (qui sommeille encore sur la question) gagnerait à éviter les perversions de tous genres auxquelles nous assistons actuellement. Car la différence sexuelle est loin d’exprimer une différence ontologique. C’est à raison que se pose alors la question de J. Butler (2005, p. 233), celle de savoir si la différenciation « genrée » ou sexuelle dépend du sujet ou de l’être, puisqu’il « tente d’établir une division dans l’être même mais que l’être en tant qu’être n’est pas divisé » ? Mieux, ce que nous désignons aujourd’hui comme genre masculin ou féminin ne doit pas être absolutisé, il ne prend sens qu’en rapport avec le cadre spatio-temporel, qu’avec ce que la culture ou l’éducation lui ont assigné.
Conclusion
Notre parcours réflexif nous aura enseigné que si la question de l’égalité des genres en Afrique reste encore un grand chantier, c’est justement parce que la femme est perçue sur la base de stéréotypes infériorisants. Aussi les réalités culturelles et religieuses favorisent-elles cette tendance phallocentriste et déshumanisante à la limite. Ces réalités traduisent la vérité du défi que représente la question de l’égalité homme-femme en Afrique. Relever un tel défi dans un tel contexte recommande un processus de changement des perceptions par le biais d’une éducation antisexiste. Ce changement, selon notre analyse, ne sera conforté que par une intrusion dans l’essentiel de l’homme, c’est-à-dire dans l’ontologie. Clairement, le foyer ontologique est à promouvoir pour en finir avec les préjugés sexistes, car il nous instruit sur l’unité ou l’identité de l’homme et de la femme au-delà des différences sexuelles biologiques constatables. En dernière instance donc, avec toutes les implications que connait la différenciation sexuelle, ne serait-il pas préférable de s’ouvrir à la pensée d’une différence sexuelle en dehors d’une dualité sexuelle qui pourrait laisser entendre la différence comme duel ? Il est nécessaire, pour le bien-être de l’humanité et particulièrement de l’Afrique, de bonifier la différence sexuelle sur la base de l’unité ontologique, car c’est seulement des différents qui donnent sens à l’unité, en ce sens qu’on ne saurait unir le même non différencié. Il faut penser la réconciliation des sexes pour conduire l’humanité à sa valeur originelle. Porter l’humanité à sa bonté, à cette valeur suprême qu’est l’humain, c’est refuser le règne de la sentimentalité qui entraine le vouloir dominer de l’un sur l’autre. Hegel nous en avait déjà averti : « ce qui est antihumain, ce qui est animal, consiste à rester au sentiment et à ne pouvoir se communiquer que par celui-ci » (Hegel, 1993, p. 83). Que l’Afrique tache d’être humaine sur la question de l’égalité des genres.
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Université de N’Djamena (Tchad)
2. Dieudonné VAÏDJİKÉ
Université de N’Djamena (Tchad)
Résumé :
Il s’avère qu’en Afrique, l’une des causes fondamentales de la mauvaise gouvernance et de l’instabilité sociopolitique est l’ « ethnicisation » du pouvoir d’État. Celle-ci s’explique non seulement par la domination d’une ethnie sur les autres ethnies, mais encore par « la capture des institutions de l’État ». Il s’ensuit l’autocentralisation des pouvoirs d’État, la patrimonialisation de l’État, le règne de l’impunité, l’injustice, etc. Du coup, l’État devient une machine destinée à protéger les intérêts de l’ethnie privilégiée, dont les membres se comportent en maîtres absolus et s’arrogent tous les privilèges : accaparement des postes administratifs et politiques, contrôle de l’armée, monopole de moyen de production… Notre objectif est d’analyser ces pratiques qui constituent une entrave à l’avènement de l’État de droit, lequel garantit à chacun sa dignité d’homme ou sa dignité d’être humain. Cela permettra de fonder la nécessité de « reconstruire » l’État sur la base de l’unité nationale, condition de la bonne cohabitation et de la solidarité entre les membres de la société.
Mots clés : Afrique, ethnicisation des États, nation, unité nationale.
Abstract:
It turns out that in Africa bad governance and socio-political instability have as a fundamental cause the ethnicization of state power. This is explained not only by the domination of one ethnic group over other ethnicities, but also by “the capture of state institutions”. It follows the self-centralization of state powers, the patrimonialization of the state, the reign of impunity, injustice… So the state becomes a machine intended to protect the interests of the privileged ethnic group, whose members behave as absolute masters andarrogate to themselves all the privileges: grabbing administrative and political positions, control of the army, monopoly of the means of production… Our objective is to analyze these practices which constitute an obstacle to the advent of the rule of law, which guarantees everyone their human dignity or their dignity as human beings. This will make it possible to found the need to “rebuild” the State on the basis of national unity, a condition for good cohabitation and solidarity between members of society.
Keywords : Africa, ethnicization of states, nation, national unity.
Introduction
La catégorisation des communautés à l’ère coloniale et postcoloniale a émaillé la vie sociopolitique africaine. Cette catégorisation a été instrumentalisée aussi bien par les colonisateurs que les leaders politiques locaux ou élites néocoloniales pour assouvir leur ambition politique, de conquête (de pouvoir) ou d’affirmation de soi identitaire (D. Vaïdjiké et al., 2017). Cela a fortement contribué au développement des systèmes ethniques ou claniques dans plusieurs États africains (Gabon, Cameroun, République centrafricaine, Tchad, Togo…). Il s’en est suivi un apparat démocratique qui ne tempère guère l’irrésistible attirance de quelques présidents africains et de leurs ethnies vers le pillage de l’État[17], la mise à sac des populations « adverses » et leur « terrorisation » (F. X. Verschave, 2000, p. 154). Cet état de fait ne reporte-t-il pas aux calendes grecques la construction d’un État de droit dans les pays pris en otage par une ethnie ? L’absence de l’État de droit ne consolide-t-elle pas l’État-ethnie ? En quoi ce type d’État peut être un obstacle à la bonne gouvernance (politique) ?
En effet, dans l’État-ethnie le souverain centralise le pouvoir et ne semble l’exercer qu’avec les membres de son groupe ethnique et tous ceux qui lui font allégeance. Dès lors, la vie n’est pas déterminée avec rigueur et elle ne se soumet pas à un traitement neutre comme dans un État de droit où les gouvernants s’efforcent de vouloir le bien du genre humain, de respecter et de garantir sa liberté et de faire que les gens soit gouvernés en vue d’eux-mêmes, au lieu d’être utilisés en vue des fins particulières qui ne sont pas les leurs (P.-P. Okah-Atenga, 2014)[18]. Contrairement à un État de droit qui condamne les systèmes antihumanistes, l’État-ethnie viole le respect de la vie et celui de la dignité humaine qui ne peuvent être sauvegardés que si les besoins existentiels fondamentaux (besoins de nourriture correcte, besoins d’habitation décente, besoins de culture, etc.) sont comblés (E. Njoh-Mouelle, 2000). Certains droits, tels que la liberté réelle et l’épanouissement des uns et des autres, sont déterminés par les humeurs changeantes du souverain et de son clan[19] ; puisque le corps qui gouverne n’est pas la grande masse populaire, mais un corps privilégié ou, mieux, une ethnie qui considère l’État comme un appareil de coercition. Le présent texte vise à explorer ce fondement de l’État-ethnie en vue d’une Cité où l’art de gouverner dans la justice[20] « qui vaut pour tous » (A. Bamba, 2017, p. 25), est au cœur de la gouvernance, car celle-cirecherche le bien-être, le bonheur qui est la finalité suprême de la vie humaine (L. Yousfi, 2012)[21] ainsi que l’épanouissement des citoyens dans leur ensemble, inconsidérés dans l’État-ethnie qui conduit (1) à l’ancrage de l’ethnicité dans le phénomène étatique, (2) à des pratiques immorales entravant la bonne gouvernance, (3) et à la logique ethniciste qui est le fondement de l’autoritarisme méprisant l’éthique politique qui se fonde sur des valeurs progressistes et humanistes telles que le patriotisme, le sens de l’intérêt général, du sacrifice, de l’abnégation, du socialisme et de la démocratie..
1. L’ancrage de l’ethnicité dans le phénomène étatique
De la période coloniale à celle postcoloniale, on a valorisé une culture au détriment d’une autre, ou privilégié une ethnie en stigmatisant les autres. Cela, à des fins sociopolitiques. Les puissances coloniales ont voulu, par exemple, favoriser le maintien d’un rapport d’assujettissements et de domination avec les États africains.
1.1. L’ethnicité dans les États africains, une continuité de l’idéologie coloniale
Dès la première décennie des indépendances, le transfert du pouvoir a obéi au principe impérialiste et impopulaire qui a ébranlé l’unité au sein des Étatsafricains. Les stratégies de division de l’administration coloniale se prolongent dans les manipulations et les discriminations des États postcoloniaux. Et les identités ethniques se redéfinissent en fonction des compétitions politiques. C’est dire que la référence ethnique[22] (ou communautaire) devient une culture politique, une vision du monde et de son histoire, un certain ethnicisme scientifique (comme on a parlé de socialisme scientifique) » (J.-P. Chrétien, 2015). L’exemple du Tchad en illustre clairement, lorsqu’on s’intéresse à la référence communautaire. En 1979, Hissein Habré (l’œil du Nord) a provoqué la division du pays en deux parties. Il a soulevé les musulmans, qui appartiennent à différentes ethnies, contre les chrétiens ou animistes du Sud. Pour L. L. Feckoua (1996), Hissein Habré a mis en avant une idéologie haineuse et dangereuse pour parvenir à ses fins : la conquête du pouvoir et, plus tard, sa conservation. En d’autres termes, celui-ci, à l’instar de certains chefs d’État africains, est responsable de l’institution d’un État ethnicisé en opposant les uns contre les autres. Il en résulte une combinaison évidente des intérêts du particularisme ethnique et de ceux de l’impérialisme.
Dans l’Afrique contemporaine, les pratiques ethnicistes sont devenues un moyen pour mener une politique, mais d’apparat démocratique. Une ethnie est choisie au détriment d’une autre ou des autres ethnies pour gouverner. Ce mode de gouvernance a mis à mal l’unité nationale, la cohabitation pacifique et, surtout, la justice sociale. Du coup, la rivalité politique prend la forme d’une confrontation ethnique, clanique ou régionale, « sans autre projet avec le seul projet que de se sentir mieux à même que les autres de gérer le gâteau national, c’est-à-dire le complexe bureautique hérité de la colonisation » (J.-P. Chrétien, 2015). De ce point de vue, les cadres politiques et leurs hommes de main articulent leur action en impliquant des clientèles populaires ralliés sur la base des sentiments ethniques, voire religieux ou régionaux.
1.2. L’indissolubilité de l’identité ethnique dans l’identité nationale
Il est à constater que la référence ethnique ou communautaire ne renvoie pas ici aux solidarités culturelles et historiques. Si l’on en croit J.-P. Chrétien (2015), il ne s’agit pas aussi de la volonté des peuples et des régions « encastrés dans les structures étatiques contemporaines de se conférer une autonomie réelle, mais des options fondées sur la manipulation du Nous et les Autres »
Si l’ethnicité a été « une des prémisses idéologiques de la mise en forme coloniale des réalités sociales à administrer », de nos jours, « elle se fond largement dans le phénomène étatique dont elle est censée donner la clef explicative » (J.-F. Bayart, 1989, pp. 75-78). Cependant, l’identité ethnique, comme l’identité culturelle et/ou religieuse, est difficilement soluble dans une identité nationale, support d’un État et d’une citoyenneté, reconnaît L.-P. N’Goulakia (2015). C’est ainsi qu’en Afrique, l’État-nation est concurrencé par l’ethnie, qui continue encore à organiser de façon déterminante les relations politiques, sociales et culturelles.
2. De l’ « ethnicisation » de l’État aux errements étatiques
Il faut le rappeler, le maintien des structures unitaires et centralisées implantées par le colonisateur répondait à un double objectif. Le premier est de fusionner en une seule nation[23] l’ensemble des ethnies vivant sur chaque territoire, en les entraînant à abandonner leurs particularismes et à accepter de se fondre dans un même moule. Ainsi, l’obligation de vie en commun est imposée à des ethnies antagonistes au sein d’un État artificiellement créé. Le second objectif est de rassembler tous les leviers de commande dans les mêmes mains pour mener une politique de développement homogène et uniforme sur toutes les parties du territoire. C’est ce second point qui a favorisé l’autocentralisation des pouvoirs entre les mains du chef de l’État. Les conséquences de ce type de gestion sont celles déjà évoquées : le terrorisme d’État, la patrimonialisation des biens publics et le règne de l’impunité, bref la capture continuelle de la souveraineté du peuple ; des pratiques déniant la morale politique qui obstruent le développement de la société.
2.1. L’autocentralisation des pouvoirs et les pratiques népotistes
La militarisation de l’administration publique, répandue en Afrique, entraîne, la politisation progressive de l’institution militaire qui s’analyse par l’exercice des responsabilités confiées à des officiers au sein des instances politiques de l’État.Cette forme de gouvernance favorise la concentration des pouvoirs entre les mains du chef de l’État, souvent nommé abusivement « l’homme fort ». Celui-ci centralise, non seulement le pouvoir politique, économique, militaire et missionnaire, mais encore concentre sur sa tête l’exercice des fonctions dévolues aux instances nationales, provinciales, départementales et locales.
Dans ces conditions, le chef confie les tâches les plus importantes dans la gestion des affaires publiques, les principaux postes dans le Gouvernement, dans l’Administration aux membres de son clan : recrutement dans la police et l’armée pour être à sa solde, placement des siens à tous les postes financiers pour s’enrichir, intégration à la fonction publique des non qualifiés et incompétents… Un détour par le Tchad donne quelque consistance à cette hypothèse. Depuis l’indépendance, les membres de la famille du chef de l’État monopolisent tout ce qui est du domaine de l’État : ils sont les plus représentés dans le gouvernement. Placés dans des postes stratégiques et juteux de l’appareil d’État, ils contrôlent tous les flux économiques et financiers. Il importe également de rappeler que ce sont eux qui voyagent pour représenter le pays à l’étranger. Mais en réalité, ce sont leurs intérêts et leur régime qu’ils défendent.
Ces faits antimoraux, exagérément manifestes dans nombre de pays africains, écartent de la gestion des affaires publiques les membres d’autres ethnies (même qualifiés et compétents). Du fait de leur origine ethnique ou régionale, ils sont exclus des avantages offerts par la société au mépris total du droit au travail, à l’égalité des chances et de traitement.
Notons que l’autocentralisation, dont le corollaire majeur est la confiscation du pouvoir conduisant à l’institutionnalisation des présidences à vie, a atteint son paroxysme avec la triade père-fils-pouvoir (D. Vaïdjiké et al., 2017), c’est-à-dire le pouvoir qui se transmet de père en fils. C’est ce qui s’est passé par exemple en République Démocratique du Congo avec Kabila-père et Kabila-fils, au Togo avec Ngnassingbé Éyadema-père et Ngnassingbé Éyadema-fils, au Gabon avec Bongo-père et Bongo-fils. N’ayant parfois de compte à rendre à personne sinon qu’à leur clan, certains de ces prédateurs investis au sommet de l’État abusent de leur pouvoir et semble terroriser le peuple.
Au mépris de toute éthique politique, sur la base de laquelle l’homme politique est choisi et mandaté pour s’occuper de l’intérêt général d’une commune, d’une région, d’une province ou d’un pays, ces héritiers du « pouvoir identitaire » usent d’artifices pour influencer les résultats des urnes en leur faveur lors d’élections qu’ils organisent et réprimer les membres des communautés discriminées et marginalisées dans le sang, croyant avoir sur elles le droit à la vie et à la mort[24]. Une telle attitude constitue une entrave gravicime à la construction et la consolidation de l’État de droit en Afrique (S. Mappa, 1998, p. 176), qui implique, entre autres, des mesures propres à assurer le respect des principes de la primauté du droit, de l’égalité devant la loi (N. Alilou, 2017), induisant des gouvernances saines (A. E. Kane, 2014).
2.2. L’ « ethnicisation » de l’État, un soubassement du « profit clanique » et de l’instabilité
Rappelons que l’État-ethnie[25] de l’Afrique postcoloniale contribue à la création d’une société partielle dans l’État pluriethnique. Comme nous l’avons déjà dit, elle débouche particulièrement sur la patrimonialisation de l’État, à l’impunité et, par voie de conséquences, aux conflits interethniques et/ou guerres civiles.
1°) La vie de l’État n’est possible que dans l’union de ses membres et le plus important de ses soins est celui de sa propre conservation. Ainsi, c’est l’intérêt commun qui est facteur des liens sociaux et de l’unité sociale, « c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée », écrit J.-J. Rousseau (1978, p. 195). Or l’État en Afrique ne semble pas incarner ce principe politique, car il n’est pas considéré comme appartenant au peuple, mais plutôt à un groupe ethnique et, particulièrement, au clan détenant le pouvoir. De fait, nous insistons, les biens publics deviennent leurs biens et ils occupent les postes de responsabilité clés. On assiste ainsi à la privatisation de la chose publique qui fait parfois partie intégrante du patrimoine personnel d’un clan.
2°) L’impunité en Afrique, signe de l’arbitraire et de l’anarchie, s’est développée au point qu’il est permis de se demander si les lois et règlements servent encore à quelque chose sur ce continent. La réalité est que la plupart des textes n’existent que pour la forme et ne s’appliquent qu’à des « sans voix ». Contre vents et marées, des personnalités corrompues et trempées dans de vastes escroqueries et des scandales aussi déplorables que retentissants sont maintenues à leurs postes ou appelées à de plus hautes fonctions sans être inquiétées. En effet, l’État « se donne de bons textes et s’accorde, par le même geste, le privilège maudit de ne pas les respecter » (A. Bamba, 2017, 21).
3°) Le tribalisme comme le clanisme sont une arme au service des leaders politiques africains, capables de sacrifier leur peuple pour leurs propres intérêts. Pour ceux-ci, tous les moyens sont bons pour arriver au pouvoir ou pour s’y maintenir, et l’ethnie est un moyen de plus pour renforcer leur position. Il en découle que « le clivage traditionnel du pouvoir ethnique entre l’idéal du consensus et l’unité d’une part et d’autre part les pratiques guerrières, à l’intérieur du groupe et entre celui-ci et les autres » se transfère à l’intérieur de l’État (S. Mappa, 1998, p. 175-184). Les conflits interethniques s’expliquent donc par la rivalité des hommes politiques pour la conquête du pouvoir que chacun considère comme source de la vache à traire. Ils se justifient aussi par l’influence des intellectuels et des hommes politiques sur les autres couches sociales dont ils exploitent l’ignorance pour pouvoir atteindre leurs objectifs.
Nous remarquons que l’ethnicisation des États suscite des sources sans précédent de privatisation de la chose publique et du favoritisme. Ces abus incessants dans le système étatique sont, très souvent, la source de rivalités entre communautés (privilégiées et discriminées). Ce qui constitue une entrave à l’unité nationale.
3. De la logique ethniciste à l’autoritarisme et aux compromissions de l’intérêt général
Dès le départ, les dirigeants africains, soucieux de consolider leur pouvoir au lendemain des indépendances, ont fait de l’unité leur préoccupation publique majeure, et de lutte contre les appartenances ethniques. Comme l’évoque R. Otayek (2001, p. 138), l’heure était « à la stigmatisation de l’ethnie, associée sans autre forme de procès aux forces rétrogrades qui s’étaient laissées instrumentaliser par l’administration coloniale ». Cependant, ils ont imposé le régime de parti unique, seul susceptible de contenir les pressions centrifuges, et érigé l’autoritarisme politique en mode « ordinaire » de gouvernabilité. Selon R. Otayek (2001, p. 139),
c’est là que réside l’une des raisons déterminantes de l’instabilité politique des États postcoloniaux, déchirés entre un centre qui s’identifie à la nation et au progrès, et des périphéries qui ne s’y reconnaissent pas, au risque d’être taxées de tribaliste ou de régionaliste
Dans ce contexte, nous inscrivons quelques figures emblématiques de l’Afrique indépendante, telles que Mobutu Sese Seko promoteur de la zaïrinisation et Ngarta Tombalbaye chantre de la tchaditude. Paradoxalement ces révolutions culturelles, ayant en arrière-plan l’appel au nationalisme et le retour aux sources, ont conduit à un autoritarisme sans précédent (D. Vaïdjiké et E. Yambaye, 2018). Entourés majoritairement des membres de leur clan ou de leur ethnie, les pères des indépendances se sont imposés comme entrepreneurs identitaires autorisés parce qu’ils ont prétendu maîtriser la grammaire du récit ethnique qui façonne la mémoire, l’entretient et confère à l’identité ethnique la légitimité de la profondeur historique.
Certes, pour consolider leur pourvoir, les premiers présidents et, plus tard, leurs successeurs ont délégitimé, nié l’ethnicisme comme fondement de l’État. Mais ils n’ont pas pu s’en défaire, car ils en ont eux-mêmes vécu d’autant plus que l’ethnicité est utilisée pour accéder au pouvoir et/ou le conserver. Ceux-ci font des loyautés ethniques « le pivot d’accès au pouvoir par la fermeture des canaux institutionnels de participation à celui-ci et sa monopolisation par un ou plusieurs groupes selon une implacable logique ethniciste » (R. Otayek, 2001, p. 139). Les dirigeants ne sont plus que l’incarnation de l’hégémonie d’un groupe, d’une ethnie, d’une région, etc. On reproduit le schéma colonial d’accès au pouvoir, mais dans un contexte d’ethnicisation extrême.
Tout semble être fait pour la liquidation du peuple. A. Bamba (2017, p. 22) écrit :
C’est pourquoi il y est de moins en moins question des droits de l’homme et de liberté, et de plus en plus question de violence policière et de brutalité militaire. Les États africains, que le quotidien des hommes accuse de violence, illustrent bien, dans leurs variances idéologiques, cet état de fait.
De ce point de vue, l’État impose la mort partout où la vie veut se célébrer, conclut-il ; les chefs ne se maintiennent au pouvoir que grâce à la terreur inspirée par une police tortionnaire et une garde républicaine tribale. À ce fléau, poursuit l’auteur, s’ajoute l’égoïsme des dirigeants pour conduire les Africains à perdre foi dans leurs États au profit de leurs terroirs devenus leurs vraies nations. Autrement dit, ces dirigeants tendent et tiennent à tout ramener non seulement à leur existence, mais encore à celle de leur tribu ou région. Cette perception égocentrique de l’existence humaine est au principe de l’individualisme, avec des hommes tournés vers eux-mêmes dans une absence de repères moraux, dont la logique est de persuader que tout ce qui se produit est fait pour soi.
Force est de constater que dans un État autoritaire, l’homme n’est pas l’utile de l’homme. Il ne vise que ses intérêts. Et à ce prix il peut attenter à la vie des autres hommes. Or la raison pratique prescrit à l’homme non seulement de s’aimer lui-même et de rechercher l’utile qui lui est sien pour conserver son être, mais encore rechercher avec son semblable ce qui est utile à tous pour conserver leur être.
Pour ainsi dire, les hommes qui cherchent sous la conduite de la raison ce qui leur est utile « ne désirent […] rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent […] pour les autres hommes, et par conséquent sont justes, de bonne foi (fidos) et honnêtes » (B. de Spinoza, 1954, p. 261). Il convient de dire que sous la conduite de la raison, les hommes justes récusent les compromissions de l’intérêt général. Ils évitent donc de mettre en péril l’être de l’homme ; puisque le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être. Tel devrait être l’agir politique de l’élite gouvernante pour favoriser le bon vivre.
4. Repenser le contrat social en Afrique pour l’intérêt de la nation
Partout en Afrique, c’est le règne des despotes qui se donnent le titre commode de Président de la République, comme l’affirme A. Bamba (2017), ou de Président irremplaçable. C’est cette attitude frustrante qui a souvent donné naissance à des coups d’État militaires, des guerres tribales, ethniques (F. M. Gnagné Akpa Akpro, 2017), pour ne citer que ceux-là. Le continent se trouve alors au cœur des crises résultant du rapport conflictuel qui existe entre les communautés ou les idéologies se disputant l’espace sociopolitique, voire économique obstruant sérieusement l’unité nationale, et conséquemment la construction d’une nation. La thèse de H. Mono Ndjana (1992, p. 60) clarifie parfaitement cette situation :
La persistance d’une multitude de tribus au sein d’un même État constitue précisément l’obstacle qui retarde l’avènement de véritables nations[26]. La persistance de ces tribus fait ressembler l’Afrique d’aujourd’hui, mutatis mutandis, à l’Occident pré-médiévale où l’idée nationale n’était qu’une utopie.
Création coloniale, les États africains « indépendants » sont minés par les oppositions ethniques et on y constate l’étonnant repli identitaire et ethnique, en même temps que la prolifération des sectes religieuses et des réseaux qui sont autant de sources supplémentaires de fragmentations (B. Sine, 1983 ; C. A. Diop, 1979). Ceci laisse comprendre que les solidarités partielles, régionales et ethniques prévalent encore sur la « solidarité nationale ». Il faut dire qu’il y a un resurgissement de la conscience ethnique en Afrique. Dans ce cas, quel type de structure politique faudrait-il mettre en place pour la construction d’un État de droit susceptible de favoriser l’unité nationale ? Pour éviter de retomber dans les États ethnicisés, n’est-il pas mieux que l’Afrique se tourne vers le mode de construction de l’État adapté à ses propres réalités sociopolitiques ?
Le point de vue de K. Nkrumah apporte plus ou moins une réponse précise à nos questions. Selon lui, « la société africaine, doit être considérée comme jouissant de sa propre intégrité ; son histoire doit être le reflet d’elle-même […]. Alors, l’histoire de l’Afrique pourra guider et inspirer l’action des Africains » (K. Nkrumah 1976, pp. 80-81). Cette révolution étatique intégrant des bases socioculturelles africaines serait salutaire pour les populations et pourrait garantir leur bonheur, considéré comme le résultat de « l’activité conforme à la vertu[27] » (E. R. Goffi, 2014, p. 22). Du coup, on peut relever le défi d’une existence libre et épanouie, c’est-à-dire le défi d’une existence harmonieuse[28] comme dans les monarchies constitutionnellement établies « avec un grand Conseil du peuple où les différentes couches sociales étaient représentées » (Ch. A. Diop, 1979, p. 52). Par exemple, le roi n’était pas ontologiquement supérieur au reste des individus qui composent la société. Si le roi méconnaissait d’une manière flagrante les règles de gouvernement, ou encourait de quelque autre manière l’hostilité de la population, les sujets pouvaient lui retirer leur appui et l’attaquer publiquement lors des assemblées palabriques. Toute tentative d’agir en dehors d’eux pouvait conduire à l’obstruction, si ce n’est à la révolte.
En effet, à l’origine, la société africaine, compte tenu de son unité territoriale, historique, culturelle, politique et économique, ne connaissait pas la discrimination entre ses membres. Le but suprême était le bien du peuple tout entier. La vie intérieure de tous les groupes d’appartenance, est régie, selon les termes de P. Erny (1972), par une loi d’interdépendance et de solidarité qui place le bien commun au-dessus de toute autre considération et demande à tous de supporter les conséquences du comportement fâcheux éventuel d’un de ses membres.
De ce constat, ce qui reste à faire, pour sortir aujourd’hui du malaise politique en Afrique, c’est de reconsidérer les nationalités ou les ethnies en leur laissant la liberté de s’organiser naturellement selon leurs propres particularités ; puisque les problèmes actuels de l’Afrique sont avant tout d’ordre culturel (B. Sine, 1983).
C’est dans le même esprit d’organisation sociétale que Ch. A. Diop (1979), comme tous ceux qui dénoncent l’État-ethnie, propose d’amener l’Afrique à la construction des nations fédérées, fondées sur des solidarités culturelles profondes et homogènes qui ne sont rien d’autre que les communautés ethniques. Pour cela, il envisage la formation de grands regroupements des nations par un dépassement réel du cadre de la communauté ethnique. Ce regroupement communautaire doit prendre en compte les communautés ethniques tout en s’ouvrant à d’autres communautés culturelles semblables. C’est ainsi que l’auteur insiste sur la création des communautés historiques et géographiques africaines sous le critère des champs soudano-sahélien, bantou, etc., une sorte des États-Unis d’Afrique : « État africain puissant qui s’étendrait sur la quasi-totalité du continent, dont les frontières iraient de la Méditerranée libyenne au Cap et de l’Océan Atlantique à l’Océan Indien » (Ch. A. Diop, 1979, p. 21). C’est d’ailleurs ce qui rend impérieuse l’idée de Fédération de tous les États noirs du continent, ou de la restauration d’ « une démocratie des nationalités » comme aux États-Unis qui symbolisent une identité à trait-d’union multipliant les appartenances sans que s’instaure entre elles une contradiction (P. Birnbaum et M. Walzer, 2002, p. 94) ou encore, selon F. Éboussi Boulaga (1999, p. 243), celle de la création d’une « grande République » fondée sur le principe fédératif et sur le respect de la liberté des différentes communautés. Dans cette République, dit-il, les masses africaines doivent vivre le fait national comme une vocation nouvelle qui devra surgir et s’accomplir dans le cours de leur histoire en train de se faire.
Il importe de retenir que ces vues contribuent à la construction progressive d’une meilleure société où les dirigeants se préoccupent du salut de l’Homme, de sa renaissance et de son mieux-être en repensant le contrat social et en établissant les principes régissant les institutions justes, fondées sur les discours éthiques (R. Aernoudt 2008 ; B. Reber, 2011).
Conclusion
Rappelons-le, dans les années 1990, le relativisme culturel a largement menacé l’universalité des droits humains. Beaucoup de regroupements régionaux d’États ont appelé à une réinterprétation des droits au travers de prismes culturels. « En proclamant célébrer et défendre des identités régionales culturelles contre une prédominance occidentale, certains États visaient en réalité à limiter les droits individuels et à étendre leur propre marge de manœuvre » (B. Girardin, 2014, p. 119). Cette vision politique a malheureusement conduit à l’ethnicisation des États en Afrique. Ce qui a engendré la domination d’une ethnie sur les autres, l’autocentralisation des pouvoirs dans les mains d’un maître, la discrimination, l’impunité, les conflits interethniques… Or, toutes ces pratiques, qui constituent une entrave à la bonne gouvernance, étaient presqu’inexistantes dans les sociétés africaines précoloniales. Pour la simple raison que ces sociétés ne connaissaient pas de fusion de peuples dans un ensemble territorial et qu’elles sont essentiellement caractérisées par leurs unités territoriale, historique, culturelle, politique et économique ; les rois, par exemple, avaient un sens de respect pour les valeurs morales et humaines. De plus, dans ces sociétés, la solidarité intertribale garantissait l’unité du peuple pour ne pas dire ethnique. C’est pourquoi plusieurs auteurs en appellent à la reconstruction des États africains sur le modèle ancien ou américain, fondé sur l’éthique (professionnelle et humaine) perçue comme une valeur intrinsèque du changement politique, économique, social et culturel, dans le code des valeurs républicaines, telles que la fraternité, la solidarité, l’intégrité, le patriotisme, l’unité, l’éducation et la formation. Cette reconstruction doit respecter l’organisation naturelle de chaque peuple selon ses modes de vie, car il faut laisser parler la voix de la nature chez chaque peuple et chez chaque homme. Ce qui exige la libération des différentes ethnies de la domination de la bourgeoisie locale et de celle d’une ethnie sur les autres, véritables obstructions à la bonne gouvernance et au vivre ensemble.
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[1] Le terme ‘’Moyen Âge’’ apparaît pour la première fois selon Laure Verdon (2019) en 1469 chez l’humaniste italien Giovanni Andrea dei Bussi, communément appelé Jean d’Aleria ou encore Jean Andreas, est un écrivain, bibliothécaire et évêque qui a utilisé l’expression Media tempestas qui deviendra par la suite aussi medium aevum pour désigner la période moyenne, période venant après les temps antiques. Rémi Brague dans Au moyen du Moyen-âge évoque la date probable de 1464.
[2] Voltaire à l’époque moderne qualifie cette époque de ‘’temps grossiers’’ dont le préjudice à la raison est extrême par rapport à la furie meurtrière des Huns et des Vandales.
[3] Il en fait le portrait suivant : « a mélange of incessant warfare, corruption, lawlessness, obsession with strange myths and an almost impenetrable mindlessness ».
[4] Ces propos négatifs sur le Moyen-âge tiennent en réalité à des postures idéologiques ou à des ‘’récits’’ non questionnés, ou pire à la fidélité à des ritournelles ingurgitées.
[5] Nommé aussi ibn Rochd, son nom a été latinisé en Averroès.
[6] Bien que Moussa ibn Maïmoun ou Moshe ben Maïmoun (Moïse Maïmonide) ait été un philosophe juif, il a vécu à Cordoue dans un contexte islamique et a écrit en arabe. Certains historiens de la philosophie le classent parmi les philosophes islamiques. Le terme philosophie islamique n’exprime plus alors simplement une connotation religieuse mais aussi une appartenance culturelle. C’est ainsi qu’on compte très souvent en plus de penseurs arabes des philosophes juifs (Saadia Gaon, Maïmonide) ou chrétiens (Matta ibn Yunus, Yahya ibn Adi) parmi les philosophes islamiques.
[7] Philosophe et théologien, Tertullien (150-220) condamne la philosophie et le philosophe. Il affirme dans Traité de la prescription contre les hérésies qu’il n’y a rien de commun entre Athènes et Jérusalem, entre l’Académie et l’Eglise, entre les hérétiques et les chrétiens, entre le philosophe et le chrétien. Il appelle à préférer la sagesse de l’école du ciel à la sagesse païenne.
[8] Selon A. Mellah (2017, p. 113-114) le mutazilisme est une « doctrine islamique qui affirme la liberté de l’homme, le pouvoir de la raison de connaitre et distinguer le bien du mal. Elle défend la justice et l’unicité en ce sens qu’elle prône l’équité et la droiture dans la perception des choses telles que Dieu dans son éternelle unicité en a décidé dans sa création ».
[9] Selon A. Mellah (2017, p. 112) le djabirisme est une doctrine de la soumission totale à la volonté divine : « L’homme n’est pas libre et ne dispose pas du pouvoir d’agir, toutes ses actions sont imputées à un Dieu tout-puissant qui règne sur le monde »
[10] Selon D. Urvoy (1998, p. 17-18) ibn Rushd, appelé par les juifs Ben Rochd, signifie « fils de la rectitude ». Le mot aurait donné par évolution ou déformation Aben Roshd, Aberrosh puis Averroès. S’il est très souvent dit que sa famille se réclame de l’une des tribus arabes qui ont occupé l’Espagne au début du 8ème siècle, il est aussi souligné que quand il connut des difficultés, ses ennemis l’accusèrent d’avoir une origine juive liant son nom à Bennarosh qui signifie « fils de paysan », nom très commun chez les juifs du Maroc.
[11] L’étude qui a concerné 7044 enseignants biologistes et non dans 19 pays africains et européens a montré que le nombre de créationnistes radicaux est très élevé (70 à 90 % parmi les enquêtés) en Tunisie, Algérie, Maroc, Sénégal, Liban, qu’il est moyen (50%) au Burkina Faso et en Roumanie, qu’il est inférieur à la moitié à Chypre, Malte, Pologne. Les pays qui enregistrent le plus faible pourcentage de créationnistes radicaux sont la France, l’Estonie, l’Allemagne, …
[12] INFOMIGRANTS du 7/12/2020
[13] INFOMIGRANTS du 30/12/2020
[14] Perspectives du développement mondial 2012 : La cohésion sociale dans un monde en mutation. OCDE publishing, 14 septembre 2012, p. 25, 291 pages.
[15] Universaux est employé ici en termes de propre, ce qui est commun à tous les hommes ou à toutes les sociétés.
[16] Modification personnelle. Dans le texte initial, il est écrit « cette ».
[17] Selon A. Bamba (2017, p. 16), « l’État est l’un des concepts qui ont su voyager à travers l’histoire sous des identités multiples ». Dans l’antiquité grecque, il désignait une Cité ayant une organisation spécifique qui le distinguait d’autres types d’organisations. Aujourd’hui, poursuit-il, « on parle d’État, sous-entendu un État de droit en tant que celui dans lequel le droit a un droit de Cité. Il s’agit d’un État qui fait droit au droit, c’est-à-dire qui fonctionne conformément au droit à l’égard de quoi tous les citoyens sont à équidistance. Le droit est droit pour tous ; il est le même pour tout le monde » (A. Bamba, 2017, p. 17).
[18] Autrement, l’État de droit est « un État qui pose les conditions réelles et les garanties de l’égalité de tous devant la loi (P. Ricœur, 1985, p. 64).
[19] Le terme clan « apparait lorsqu’une tribu, considérée comme un groupement familial étendu, animé de l’esprit de corps, et marqué par le lien de solidarité, qui accède au pouvoir a besoin de le maintenir avec un nouvel esprit de corps (H. Aguessy, 1983, p. 39).
[20] Rappelons que la justice signifie le respect du droit, la conformité du droit. « Elle vaut par son refus a priori des compromissions de l’intérêt général ou individuel bien compris. La justice est juste de la même façon pour tout le monde : pas de plus, pas de moins » (A. Bamba, 2017, p. 25). Selon J. Rwals (1987, p. 29), elle est « une première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée ».
[21] Selon l’auteur, la vie d’un homme ne consiste pas simplement à vivre, mais à vivre en vue d’une fin. Cette fin, nommée par les philosophes le souverain bien, est ce qu’on désigne communément par bonheur, dont visent les vertus.
[22] Pour les gens, aller vers l’ethnie, c’est aller vers ce qui fait d’eux ce qu’ils sont ; c’est aller au fondement de leur présent et de leur avenir comme devenir-espéré ; puisqu’elle est source de légitimation de soi (A. Bamba, 2017).
[23] À comprendre P. Maugue (1979, p. 42), le mot nation, qui possède à l’origine des liens avec celui de langue, « est une collection de familles et de peuples parlant la même langue », contrairement à l’État qui est « un peuple renfermé dans un territoire et réuni sous un seul gouvernement ». La définition de N. Alilou (2017) s’identifie à celle de P. Maugue lorsqu’il souligne que l’État est un territoire sur lequel vit une population donnée dirigée par une puissance publique ou un pouvoir politique. Il ressort de ces définitions que le terme nation et celui d’État ne sont pas analogues ; et pourtant on utilise très souvent le premier à la place du second.
[24] Il importe de noter que dans certains pays africains, les libertés fondamentales telles que le droit à la vie, le droit à l’intégrité physique et morale ainsi que les droits des minorités sont systématiquement violés. En outre, les droits politiques sont déniés à certains citoyens et les libertés individuelles méconnues, etc.
[25] L’État-ethnie est le fait qu’une ethnie au pouvoir se prenne pour l’État et exerce sa domination sur les autres ethnies.
[26] Selon F. Callegaro (2014, p. 342), une véritable nation, « bien loin de porter en elle-même le principe de la domination, ouvre au contraire l’horizon de la paix et de la justice ».
[27]La vertu est essentiellement un caractère de l’âme qui se divise en vertu intellectuelle (qu’on acquiert par l’apprentissage) et vertu morale (produit de l’habitude). La première comprend la sagesse, l’intelligence, la prudence, tandis que la seconde inclut la libéralité et la modération. En d’autres termes, chaque être humain a la capacité d’apprendre les vertus qu’il renforce par la pratique en vue du bonheur ( Aristote, 2004 ; E. R. Goffi, 2014, p. 22).
[28] K. Nkrumah (1976, p. 98) propose « le consciencisme » qui, partant des réalités des Africains, sera capable de relever ce défi ; le consciencisme qu’il définit comme « l’ensemble, en termes intellectuels, de l’organisation des forces qui permettront à la société africaine d’assimiler les éléments occidentaux, musulmans et euro-chrétiens présents en Afrique et de les transformer de façon qu’ils s’insèrent dans la personnalité africaine. Celle-ci se définit elle-même par l’ensemble des principes humanistes sur quoi repose la société africaine ». De cette définition du consciencisme, F. M. Gnagné Akpa Akpro (2017, p. 67) constate qu’il est « une doctrine philosophique pour répondre aux besoins de l’Afrique ; autrement dit, le consciencisme se pose comme une synthèse identitaire qui consiste à mettre fin aux crises identitaires ébranlant les organisations sociopolitiques africaines, puis à rechercher la stabilité sans laquelle aucun développement n’est envisageable ».
selon les termes de P. Erny (1972), par une loi d’interdépendance et de solidarité qui place le bien commun au-dessus de toute autre considération et demande à tous de supporter les conséquences du comportement fâcheux éventuel d’un de ses membres.
De ce constat, ce qui reste à faire, pour sortir aujourd’hui du malaise politique en Afrique, c’est de reconsidérer les nationalités ou les ethnies en leur laissant la liberté de s’organiser naturellement selon leurs propres particularités ; puisque les problèmes actuels de l’Afrique sont avant tout d’ordre culturel (B. Sine, 1983).
C’est dans le même esprit d’organisation sociétale que Ch. A. Diop (1979), comme tous ceux qui dénoncent l’État-ethnie, propose d’amener l’Afrique à la construction des nations fédérées, fondées sur des solidarités culturelles profondes et homogènes qui ne sont rien d’autre que les communautés ethniques. Pour cela, il envisage la formation de grands regroupements des nations par un dépassement réel du cadre de la communauté ethnique. Ce regroupement communautaire doit prendre en compte les communautés ethniques tout en s’ouvrant à d’autres communautés culturelles semblables. C’est ainsi que l’auteur insiste sur la création des communautés historiques et géographiques africaines sous le critère des champs soudano-sahélien, bantou, etc., une sorte des États-Unis d’Afrique : « État africain puissant qui s’étendrait sur la quasi-totalité du continent, dont les frontières iraient de la Méditerranée libyenne au Cap et de l’Océan Atlantique à l’Océan Indien » (Ch. A. Diop, 1979, p. 21). C’est d’ailleurs ce qui rend impérieuse l’idée de Fédération de tous les États noirs du continent, ou de la restauration d’ « une démocratie des nationalités » comme aux États-Unis qui symbolisent une identité à trait-d’union multipliant les appartenances sans que s’instaure entre elles une contradiction (P. Birnbaum et M. Walzer, 2002, p. 94) ou encore, selon F. Éboussi Boulaga (1999, p. 243), celle de la création d’une « grande République » fondée sur le principe fédératif et sur le respect de la liberté des différentes communautés. Dans cette République, dit-il, les masses africaines doivent vivre le fait national comme une vocation nouvelle qui devra surgir et s’accomplir dans le cours de leur histoire en train de se faire.
Il importe de retenir que ces vues contribuent à la construction progressive d’une meilleure société où les dirigeants se préoccupent du salut de l’Homme, de sa renaissance et de son mieux-être en repensant le contrat social et en établissant les principes régissant les institutions justes, fondées sur les discours éthiques (R. Aernoudt 2008 ; B. Reber, 2011).
Conclusion
Rappelons-le, dans les années 1990, le relativisme culturel a largement menacé l’universalité des droits humains. Beaucoup de regroupements régionaux d’États ont appelé à une réinterprétation des droits au travers de prismes culturels. « En proclamant célébrer et défendre des identités régionales culturelles contre une prédominance occidentale, certains États visaient en réalité à limiter les droits individuels et à étendre leur propre marge de manœuvre » (B. Girardin, 2014, p. 119). Cette vision politique a malheureusement conduit à l’ethnicisation des États en Afrique. Ce qui a engendré la domination d’une ethnie sur les autres, l’autocentralisation des pouvoirs dans les mains d’un maître, la discrimination, l’impunité, les conflits interethniques… Or, toutes ces pratiques, qui constituent une entrave à la bonne gouvernance, étaient presqu’inexistantes dans les sociétés africaines précoloniales. Pour la simple raison que ces sociétés ne connaissaient pas de fusion de peuples dans un ensemble territorial et qu’elles sont essentiellement caractérisées par leurs unités territoriale, historique, culturelle, politique et économique ; les rois, par exemple, avaient un sens de respect pour les valeurs morales et humaines. De plus, dans ces sociétés, la solidarité intertribale garantissait l’unité du peuple pour ne pas dire ethnique. C’est pourquoi plusieurs auteurs en appellent à la reconstruction des États africains sur le modèle ancien ou américain, fondé sur l’éthique (professionnelle et humaine) perçue comme une valeur intrinsèque du changement politique, économique, social et culturel, dans le code des valeurs républicaines, telles que la fraternité, la solidarité, l’intégrité, le patriotisme, l’unité, l’éducation et la formation. Cette reconstruction doit respecter l’organisation naturelle de chaque peuple selon ses modes de vie, car il faut laisser parler la voix de la nature chez chaque peuple et chez chaque homme. Ce qui exige la libération des différentes ethnies de la domination de la bourgeoisie locale et de celle d’une ethnie sur les autres, véritables obstructions à la bonne gouvernance et au vivre ensemble.
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