Volume XV – Numéro 27 Juin 2024 ISSN : 2313-7908N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016 |
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PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES
Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines
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N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016
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COMITÉ DE LECTURE
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COMITÉ DE RÉDACTION
Secrétaire de rédaction : Dr Kouassi Honoré ELLA, Maître de Conférences
Trésorier : Dr Kouadio Victorien EKPO, Maître de Conférences
Responsable de la diffusion : Dr Faloukou DOSSO, Maître de Conférences
Dr Kouassi Marcelin AGBRA, Maître de Conférences
Prof. Alexis Koffi KOFFI, Professeur des Universités,
Dr Chantal PALÉ-KOUTOUAN, Maître de Conférences
Dr Amed Karamoko SANOGO,Maître de Conférences
1. Analyse et procès de la logique des croyances sorcellaires au tribunal de la logique philosophique
Gnamien Kesse Jean-Luc KOUADIO …………………………….………………..1
2. Autofictionalité et hybridité dans Lumières de Pointe-Noire d’Alain MABANCKOU : mythe et écriture identitaire
Bi Goré KOÉ ……………….…………………………………….……………………21
3. Gilson et le tournant théologique de la métaphysique
Marlon ALOUKI-OBOUEMBE …………………………………………………….41
4. L’euthanasie dans les sociétés traditionnelles ivoiriennes : problématique des « enfants-serpents »
Kouadio Jean Richard OUSSOU ………………………………………………….55
5. L’humanisme et les conduites déviantes de l’homme chez Henri BERGSON
Moussa KONÉ ………………………………………………..……………………….75
6. La problématique de la participation de la jeunesse à la gouvernance au Burkina Faso
1. Miyemba LOMPO 2. Payaïssédé Salfo OUEDRAOGO 3. Moubassiré SIGUÉ 4. Augustin PALE 5. Alkassoum MAIGA …………..93
7. Violence révolutionnaire et humanisme chez Jean-Paul SARTRE
Kouassi Jean-Jacob KOFFI ……………………………….……………………..113
8. Hausse des prix des denrées alimentaires et insécurité alimentaire à Klokakaha en milieu péri-urbain À Korhogo (Côte d’Ivoire)
1. Agnéro Hermès GNAGNE 2. Attoumo Daniel MONEHAHUE 3. Amoin Flora YAO 4. Diéké Jean Barthélemy GRAH 5. Ode Sidoine NIMEYERE ………………………………………………..………….133
9. Le discours indirect libre, creuset de la synthèse énonciative du discours rapporté dans La peau de chagrin de Balzac
Joachim KEI ……………………………………………………………………..…..151
10. Le paradigme de la souveraineté populaire dans le philosopher lockéen : vers l’altération de l’absolutisme
Ibrahim Amara DIALLO ………………………………….………………………..173
LIGNE ÉDITORIALE
L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.
Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?
Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.
Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.
Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.
Le comité de rédaction
ANALYSE ET PROCÈS DE LA LOGIQUE DES CROYANCES SORCELLAIRES AU TRIBUNAL DE LA LOGIQUE PHILOSOPHIQUE
Gnamien Kesse Jean-Luc KOUADIO
Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Qu’elle existe effectivement ou non, qu’elle soit un mythe réel ou une pratique objective correspondant à ce qu’en dit l’imaginaire populaire, la sorcellerie se fonde sur une logique spécifique. C’est la logique mystique faisant intervenir des agents surnaturels en attribuant des pouvoirs extraordinaires à certains êtres humains. Ces pouvoirs leur permettraient de poser de singuliers actes maléfiques dans un monde imperceptible. Distincte de la logique rationnelle, cette logique, mystique, ne se soucie pas de l’existence réelle. Analysée plus rigoureusement au tribunal de la philosophie, elle se révèle comme une simple croyance, une idéologie persécutrice, une pseudo-logique, un discours creux, relatifs aux vicissitudes existentielles, aux carences épistémologiques et aux angoisses métaphysiques. Cette réflexion vise donc à relativiser son efficacité supposée à travers une approche analytique de son sens et mode de fonctionnement.
Mots-clés : Croyance, Logique mystique, Logique rationnelle, Philosophie, Procès, Sorcellerie.
Abstract:
Whether it actually exists or not, whether it is a real myth or an objective practice wich fit to what the popular imaginary says about, witchcraft is based on a particular logic. It is a mystical logic wich involves supernatural agents by attributing extraordinary powers to certain human beings allowing them to perform singular evil acts in an imperceptible world. Different from rational logic, mystical logic does not care about the real existence. Also, when we analyze it more rigorously in the field of philosophy, it appears as a mere belief, a persecuting ideology, a pseudo-logic, an empty discourse relating to people existential vicissitude, epistemological deficiencies and metaphysical anxieties. Therefore, our communication aims to relativize its supposed effectiveness through an analytical approach of its meaning and mode of operation.
Keywords : Belief, Mystical logic, Rational logic, Philosophy, trial, Witchcraft.
Introduction
En dépit des savoirs et certitudes véhiculés par ces travaux concernant le caractère illusoire de la sorcellerie, la majorité des Africains continue à croire en son existence réelle comme une pratique objective. Cette perception transparaît assez clairement dans des ouvrages tels que Le développement de l’Afrique à l’épreuve des réalités mystiques et de la sorcellerie (E. Amouzou, 2010), La sorcellerie, une réalité vivante en Afrique (G. Dakouri, 2011). En fait, aucune théorie, si bien fondée soit-elle, ne pourrait aisément et automatiquement extirper l’évidence de l’existence de la sorcellerie, à l’image de celle du Père Noël, de l’esprit de ceux qui y adhèrent. Il ne s’agira donc pas ici d’aborder frontalement cette question.
Néanmoins, tenter de savoir ce qu’est exactement la sorcellerie, sa nature et le mode de fonctionnement de son système, semble l’une des voies pour contribuer à opérer un profond changement de perspective. Aussi, une telle initiative serait-elle davantage efficace et féconde si l’analyse s’étendait à une confrontation de la logique qui la fonde avec d’autres logiques et disciplines telles que la philosophie. C’est cette démarche que nous comptons suivre à travers cet article qui vise à apporter une réponse aux interrogations suivantes : Qu’est-ce que la sorcellerie ou, plus précisément, les croyances sorcellaires ? Quelle est la logique au fondement de ces croyances ? Quelle crédibilité accorder à cette logique face à la logique philosophique ?
Notre approche est que la sorcellerie est une croyance et pratique magique et populaire fondée sur une logique mystique à la fois parallèle et opposée à la logique rationnelle propre à la philosophie qui, elle, se veut critique, discursive, rationnelle, ouverte. La justification de cette approche nous permettra de relativiser l’impression de l’existence de la sorcellerie qui continue à hanter les imaginaires, les représentations et les comportements des peuples africains. Il sera alors question de proposer une définition de la sorcellerie, ensuite, d’analyser sa logique de fonctionnement et enfin de la soumettre à l’épreuve de la logique de la philosophie. Cette réflexion vise donc à relativiser l’efficacité supposée de la logique mystique, et ce, à travers une approche analytique de son sens et mode de fonctionnement.
1. Essai de définition des croyances sorcellaires
La plupart les travaux entrepris et produits dans le domaine des sciences humaines et sociales sur la sorcellerie sont une tentative de répondre à la question de sa définition, de ce qu’elle est en soi et dans ses manifestations. Cela suppose que l’on trouverait autant de définitions de la sorcellerie qu’il en existe de travaux et de productions intellectuels et scientifiques. À cela, il faut ajouter le caractère fuyant, complexe et insaisissable propre à une chose supposée surnaturelle comme la sorcellerie. Nous essayerons de surmonter ces écueils en partant d’une approche générale plus ancrée dans la culture occidentale pour aboutir à une approche africaine puis critique de cette notion.
1.1. Approche occidentale et générale de la sorcellerie
S’il est possible d’admettre que « l’origine du mot de la sorcellerie est inconnue » (A. Rey, 2013, p. 530), le mot lui-même serait né vers la fin de l’an 500 de notre ère et renverrait à une opération de sorcier. Selon l’auteur du Dictionnaire amoureux du Diable, A. Rey (2013, p. 531), « parler de sorciers et de sorcières à propos de l’Antiquité constitue un anachronisme. Si le sors, sortis latin est ancien, sorciarius est un mot tardif du haut Moyen Âge chrétien qui n’est pas lu avant la fin du VIe siècle, époque cruciale dans la perception par la hiérarchie religieuse des méfaits supposés dus à la fréquentation du démon ». Selon cette première connotation, la sorcellerie serait une simple prestidigitation, une habileté ingénieuse que l’on pourrait aujourd’hui comparer aux magiciens des cirques et autres programmes de téléréalité. En effet, selon le Dictionnaire de l’Académie Française (1798, p. 3038),
en parlant de quelques tours d’adresse, ou de certaines choses qui paroissent au−dessus des forces de la nature, on dit par plaisanterie, qu’Il faut qu’il y ait de la sorcellerie. Cela ne se peut faire sans sorcellerie. Cela ne se peut deviner sans sorcellerie.
La sorcellerie se comprend ici, et de manière neutre, comme tout ce qui transcende les lois évidentes ou voilées de la nature, tout ce qui éveille l’étonnement, la surprise, échappe à ce qui est habituellement concevable. Partant de ce sens, le mot sorcellerie dériverait du latin sors, qui vient lui-même de sortiarius et « désigne une pratique divinatoire : le sorcier « dit le sort » » (P. Bonte et M. Izard, 1992, p. 670). Selon le Dictionnaire de l’Académie Française (1798, p. 3039) le sort désigne des
Paroles, caractères, drogues, etc. par lesquelles le peuple croit qu’on peut produire des effets extraordinaires, en vertu d’un pacte qu’il suppose fait avec le Diable. On dit qu’on a jeté un sort sur un tel vignoble, sur les troupeaux d’un tel, sur les blés d’un tel pays. On dit que ce berger a mis un sort dans l’écurie de son maître, et que cela a fait mourir tous ses chevaux. Il prétend qu’on lui a donné un sort.
La sorcellerie débouche ainsi sur des actes de divination, de tirage au sort. Son caractère surnaturel, magique et négatif fait apparaître explicitement sa nature diabolique au sens de ce qui est lié au Diable. Sa relation supposée avec le Diable en fait une pratique maléfique ayant « des effets néfastes » (P. Bonte et M. Izard, 1992, p. 670). J. Chevalier et A. Gheerbrant, dans Le Dictionnaire des symboles (1982, p. 140), la conçoivent aussi comme une « magie dédiée uniquement à la manipulation du Sort et se pratique en ensorcelant les gens, en agissant sur le cours normal des choses ». Ces différents sens vont conférer pleinement corps à leur essence au Moyen Âge où le mot va servir, selon les travaux de J. Michelet (1966) et de R. Muchembled (1991), à désigner le pouvoir de faire des choses extraordinaires en complicité avec le Diable dont les supposés adeptes, généralement des femmes, feront l’objet d’une chasse féroce de la part de l’Inquisition, la justice de l’église, qui les accusait de pratiquer la sorcellerie au sabbat.
Pour l’Inquisition, la sorcellerie était comme une pratique diabolique consistant pour les sorcières à s’adonner à des orgies, à des scènes perverses en livrant leur corps et sexe à Lucifer. Ce dernier leur livrerait en compensation des pouvoirs surnaturels selon leurs désirs. On les suspectait de détenir le pouvoir de lycanthropie qui leur permettrait de se transformer en loup-garou et autres animaux (M. Foucault, 1907). Ces croyances ont évidemment, dans une certaine mesure, perdu leur poids et leur substance dans le monde occidental contemporain, même si les croyances de sorcellerie se retrouvent encore dans des zones comme le Bocage français (J. Favret-Saada, 1977). Ce recul contraste fortement avec l’Afrique actuelle où le paradigme de la sorcellerie s’invite régulièrement dans l’interprétation des réalités existentielles.
1.2. De l’approche africaine à l’approche personnelle de la sorcellerie
Introduit en Afrique durant les différents contacts avec le monde occidental, surtout européen, ce qui en fait un terme exogène et infidèle aux réalités locales (P. Geschiere, 2000, p. 17-32), le mot sorcellerie va servir à désigner péjorativement tout ce qui relève des croyances et pratiques magiques, religieuses et thérapeutiques africaines. Toutefois, étant désormais incontournable dans ce contexte, tel un mal nécessaire, quand on parle ou entend parler de sorcellerie, l’image et le sens qui surgissent et prédominent immédiatement et généralement sont relatifs à la capacité ou au pouvoir qu’auraient certains êtres humains d’accomplir des choses surnaturelles et de nuire à autrui de manière invisible, volontaire ou involontaire, consciente ou inconsciente, à l’aide d’une substance immatérielle vampirique, innée ou acquise. C’est ce que soutient aussi B. B. Séké (2016, p. 8-9.) en ces termes : « il s’agit donc d’un pouvoir invisible, souvent inconscient, par lequel un individu ou un groupe d’individus agissent négativement ou positivement sur les personnes et les choses ». Il faut souligner la forte relation que des Africains tissent entre ce pouvoir et le cannibalisme ou l’anthropophagie mystique.
La sorcellerie serait ainsi l’acte de nuire à autrui, de le détruire, d’asphyxier son âme afin de la dévorer dans le monde invisible en compagnie de congénères, d’autres sorciers dont l’ensemble forme une confrérie de sorciers. C’est dans ce même sillage que des peuples africains conçoivent et définissent la sorcellerie, comme il ressort des œuvres d’É. de Rosny (1981), G. Dakouri (2011), E. Amouzou (2010). C’est aussi, par exemple, le cas du peuple Wan, situé au centre nord de la Côte d’Ivoire (P. Ravenhill, 1979, p. 47-73), qui conçoit la sorcellerie, qu’il désigne par le mot lalêh, comme le pouvoir de faire du mal à son prochain dans le but de dévorer mystiquement son âme dans la confrérie des sorciers.
Il faut souligner le fait que la plupart des peuples et des auteurs qui partagent ces conceptions de la sorcellerie pensent et sont effectivement convaincus qu’il s’agit d’un fait réel, d’une pratique objective, d’une réalité surnaturelle qui a lieu dans un autre monde aussi réel et concret que le monde dans lequel vit le commun des mortels. L’existence de la sorcellerie est par conséquent postulée, indubitable, et irait de soi comme toute réalité à l’image du soleil. Pourtant, les choses ne sont point si simples, évidentes, factuelles.
En fait, la sorcellerie, comme sus-indiqué, se déroulerait dans un monde invisible imperceptible aux individus, à l’exception de quelques initiés ou élus. Dès lors, il est évident que tout ce que l’on en dira ne peut demeurer qu’approximatif, relatif, abstrait. On n’en peut parler que sous le mode de la métaphore pour traduire tout ce qui échappe à notre vie concrète. C’est une métaphore qui permet de désigner autre chose que ce que l’on perçoit et fait concrètement dans le monde vivant, perceptible, manipulable en chair et en os, comme le dirait le phénoménologue Merleau-Ponty. On pourrait penser ici à une lecture psychanalytique comme le fait P. Tsala Tsala (2006, p. 179-192).
De toutes les manières, quelle que soit la méthode suivie, nul ne peut observer directement une scène de sorcellerie. La sorcellerie se manifestant, paraît-il, dans le ndimzi (E. de Rosny, 1974), le monde invisible. Seul le récit, sans sa fonction référentielle, s’offre comme le lieu de sa manifestation privilégiée accessible aux individus qui ne possèdent pas le pouvoir de faire partie de son monde. Cette lecture nous permet de nous rapprocher de ce qui nous semble la sorcellerie.
En effet, reconnaissons à la suite de J. Favret-Saada (1977) que quand on parle de sorcellerie, la première chose qui s’offre immédiatement à l’observateur ou au chercheur est la parole, c’est-à-dire un ensemble de discours, de récits et de témoignages se révélant comme autant de possibilités de saisir le sens, la matière et l’essence de la sorcellerie. Que ce soit la supposée victime, le prétendu anti-sorcier ou le préposé sorcier lui-même, chacun ne traduit son expérience qu’en termes de discours, qu’en des termes rendus possibles par le langage de sa culture. Tous les actes et pratiques dits sorciers sont des manières de se conformer à l’esprit de ces discours et mythes forgés et formatés dans le champ de la sorcellerie par les cultures et sociétés où ce champ continue à féconder et entretenir l’imaginaire de la sorcellerie et de tout ce qui en relève. Il s’agit de l’ensemble de discours qui s’offre comme une herméneutique d’un certain type de choses qui choquent généralement le sens commun et transcendent les capacités de l’entendement humain. Ce qui en fait alors une manière, parmi tant d’autres, de voir et percevoir, de lire et cerner, de comprendre et d’interpréter le monde et les expériences particulières de chaque individu et communauté.
Ensuite, ces discours et pratiques ne prospèrent que dans un certain type d’environnement qui leur est favorable. C’est dans ce contexte que le sociologue camerounais E. Kandem (2006, p. 177-207) parle « d’environnement sorciologène » au Cameroun, voire partout en Afrique, surtout dans l’Afrique noire. Le discours de la sorcellerie se développe plus facilement dans le milieu où il trouve facilement le plus d’écho, où les individus et la communauté adhèrent de manière plus spontanée à sa logique. Il devient en ce sens évident que la sorcellerie relève essentiellement de la croyance. C’est un fait de croyance qui tire tout son sens, toute sa substance et l’horizon de sa manifestation des croyances collectives séculières, des représentations sociales et de la croyance des uns et des autres.
Il faut enfin dire que le discours et les croyances sorcellaires se justifient en raison des réalités sociologiques qu’ils permettent de réguler, justifier, légitimer, juguler ou délégitimer. C’est en ce sens que nous parlons du caractère idéologique de la sorcellerie ou des discours et croyances sorcellaires. Partant de tout ce qui vient d’être dit, nous pouvons donc légitimement définir la sorcellerie comme l’ensemble des croyances et pratiques populaires formant un système herméneutique et idéologique complexe relativement cohérent qui sert à expliquer et à gérer des réalités métaphysico-existentielles de nature insolite ou malveillante en faisant allusion à l’action d’invisibles entités humaines surnaturelles.
Au fond, on ne parle de sorcellerie que lorsqu’on se trouve en face de situations singulières telles que les cas d’accidents, de malheurs inexpliqués ou inexplicables, de maladies graves paraissant incurables ou ayant résisté jusque-là aux traitements existants les plus efficaces. La sorcellerie vient non seulement pour expliquer, interpréter et faire comprendre la nature et l’origine humaine, surhumaine ou surnaturelle de ces types de cas, mais aussi pour tenter de les gérer efficacement en proposant des remèdes et des contre-indications, en recourant aux mêmes moyens ou entités supposés posséder des pouvoirs surhumains, surnaturels. La sorcellerie se révèle ainsi à la fois comme une théorie et une praxis. Comme théorie, elle permet de comprendre, d’expliquer, d’interpréter les choses et le monde, et comme praxis, elle permet d’agir sur soi, sur les autres, les choses et le monde afin de vouloir opérer un changement significatif et radical de la situation dans la perspective de ses paradigmes. D’ailleurs, nous pensons qu’il serait plus judicieux de parler de paradigmes ou de croyances sorcellaires que d’employer isolement le terme : sorcellerie.
Par paradigmes sorcellaires, nous entendons l’ensemble des postulats, dogmes, principes, théories, récits, mythes, mythologies, savoirs, attitudes, entités, figures, configurations, conceptions, perceptions, qui fondent, justifient et légitiment le système de la sorcellerie, induisent et privilégient une lecture sorcellaire du monde, et autorisent des contre-pratiques, parfois inhumaines, mais tolérées par la société et les structures traditionnelles, voire étatiques, comme des moyens de protection, de défense, de lutte, de justice et de contre-sorcellerie. Ces paradigmes ne deviennent espace de sens et de praxis qu’en raison même de la logique propre à la sorcellerie et à toute pratique magique. Quelle est donc cette logique fécondant, humectant les veines, le sens, l’essence des croyances et pratiques sorcellaires ?
2. La logique des croyances sorcellaires
Les croyances sorcellaires, à l’image de toute croyance, se fondent sur une logique ou un mode de fonctionnement propre. C’est la logique mystique. En quoi consiste-t-elle et quelle est son efficacité ?
2.1. La logique mystique : une herméneutique méta-scientifique
La sorcellerie, dans son mode de fonctionnement, tend à se dévoiler comme une science au même titre que les autres sciences telles que les mathématiques, la physique, la médecine, la sociologie… Comme ces sciences, elle se veut une explication à partir de la saisie des lois qui régissent les phénomènes. La sorcellerie établit ainsi une relation entre les différents événements de l’existence humaine. C’est dire que de la même manière que la physique a pour vocation de découvrir les lois des phénomènes en établissant entre eux des relations de causalité, c’est de cette même manière que la sorcellerie prétend relier les effets à leurs causes. C’est pourquoi, nous la considérons comme une herméneutique, mais une herméneutique qui se veut méta-scientifique puisque ses explications, interprétations, tendent parfois à disqualifier, contredire, à reléguer au second plan les tentatives d’explication scientifiques. Cela veut dire qu’elle fonctionne selon une logique propre, spécifique. C’est ce que G. le Bon (2002) nomme la logique mystique, distincte de la logique rationnelle propre à la philosophie.
La logique rationnelle ou intellectuelle « est l’art d’associer volontairement des représentations mentales et de percevoir leurs analogies et leurs différences, c’est-à-dire leurs rapports » (G. le Bon 2002, p. 62). Cette forme de logique reconnaît l’existence de relations nécessaires et naturelles entre les phénomènes. Chaque phénomène se manifeste selon une loi nécessaire indépendamment des désirs, volontés ou caprices des hommes ou des dieux. Au contraire,
Dans la logique mystique, les causes naturelles – les seules acceptées par la logique rationnelle – sont remplacées par les volontés capricieuses d’êtres ou de forces supérieures intervenant dans tous nos actes et qu’il faut redouter et se concilier (G. Le Bon, 2002, p. 75).
La logique mystique, qui est au fondement de la sorcellerie, postule ainsi la possibilité d’un univers ouvert à l’intrusion et à l’intervention arbitraire de forces surnaturelles ou surhumaines susceptibles de dévier de sa trajectoire le cours normal des phénomènes. C’est dans cette même perspective que Lévy-Bruhl parle maladroitement de mentalité prélogique (1922), qu’E. Gardair (2007) reconnaît l’existence d’une pensée magique, que M. de Diéguez parle (1980, p. 25) d’une « opération magique de notre esprit (…) fascinante à observer », qui invente des causalités imaginaires entre des phénomènes séparés en réalité. Pour ce dernier auteur, M. de Diéguez (1980, p. 73), « toutes les croyances magiques organisent la métamorphose des faits naturels et muets en preuves d’un sens ; toutes les font passer dans un monde mental où ils se mettent à discourir ». Elles ne visent qu’à produire un sens-autre, du méta-sens, à ce qui leur paraît se soustraire au domaine naturel du sens, des choses et des phénomènes. La logique mystique est donc de l’ordre du méta-scientifique ; ce qui, selon Gustave le Bon, constitue son efficacité.
2.2. De l’efficacité de la logique mystique
L’efficacité de la logique mystique est relative à sa puissance d’égarement de l’esprit humain dans des mondes extra-humains. En effet, c’est en suivant cette logique ou pensée magique, mystique, en croyant en sa force d’explication et d’interprétation des choses, que « l’intelligence s’égare parmi les fantômes que les coutumes du Cosmos lui fabriquent et finit par succomber aux sortilèges de cette Circé de l’entendement qu’est la magie» (M. de Diéguez, 1980, 75). Autrement dit, si la logique mystique, au fondement de la sorcellerie, réussit souvent, c’est parce qu’elle crée aussi une sorte de mentalité. C’est la mentalité mystique, magique ou surnaturelle. Et, selon G. le Bon (2002, p. 75), « la mentalité mystique se révèle par l’attribution à un être, à un objet déterminé ou à une puissance ignorée, d’un pouvoir magique indépendant de toute action rationnelle ». Il est facile d’imaginer les conséquences de cette mentalité qui varient suivant les esprits. En effet,
Pour les uns elle servira de soutien à des croyances religieuses définies, aux contours précisés sous forme de divinités. Pour d’autres, les forces supérieures demeureront vagues mais également puissantes. L’esprit mystique se manifestera alors par une superstition quelconque. (G. le Bon (2002, p. 75).
G. le Bon a fortement raison de surestimer la force créatrice de cette mentalité. Pour lui, elle est au fondement de toutes les grandes créations spirituelles de l’humanité aussi bien dans le domaine de l’art que dans les champs politique et scientifique. Selon ses explications,
créatrice des lois, des coutumes, des religions, elle fit surgir toutes les illusions qui guidèrent l’humanité jusqu’ici. Son pouvoir est assez grand pour transformer l’irréel en réel. Sous son action, des millions d’hommes connurent la joie, la douleur ou l’espérance. Tout idéal est sorti de son sein. ( Idem, p.75).
Il est évident que la mentalité ou logique mystique semble considérablement plus efficace que la logique rationnelle ou intellectuelle. Cela s’explique par le fait que celle-là est facile d’accès et mobilise le grand nombre tandis que celle-ci est laborieuse, exige de grands efforts de raisonnement dont seule est capable une élite. Cela s’explique encore par la rigueur propre à chaque type de logique. La logique rationnelle se fonde rigoureusement sur les principes d’identité, de non-contradiction, elle est analytique, sélective ; ce qui contraste avec la logique mystique, indifférente à ces principes, défiant les cadres du temps et de l’espace. Cette logique suit ses propres principes comme l’ont dévoilé M. Mauss et H. Hubert dans Esquisse d’une théorie générale de la magie (1993).
Pour eux, la mentalité ou logique magique se fonde sur certaines lois telles que les lois d’imitation, de sympathie, de similarité, de contiguïté… Nous nous intéresserons ici aux deux dernières lois. En effet, il est possible, à partir de la démarche d’E. Gardair (2007, p. 35-46), de les considérer comme l’essentiel des lois de la magie ; laquelle « repose sur la croyance que le semblable engendre le semblable, ou loi de la similarité et la loi de la contiguïté » (E. Gardair, 2007, 35-46). Mais comment ces deux principes fonctionnent-ils ?
De la loi de la similarité, découle le fait qu’il n’y a pas de différence entre l’image et la chose et que l’effet ressemble à la cause ; les choses qui se ressemblent étant censées partager les mêmes propriétés. L’effet désiré peut donc être produit dans la magie par imitation. (2007, p. 35-46).
C’est relativement à une telle conception que certains individus croient envoûter réellement leurs semblables en exerçant des rites occultes sur des poupées sculptées à leur image. Puisque les deux se ressemblent, croient-ils, il serait donc possible d’agir sur l’un par l’intermédiaire de l’autre. C’est aussi dans la même perspective que certains guérisseurs pensent incarner la puissance de certains êtres ou animaux à travers l’imitation de leur voix, comportement, manières d’être. On peut, par exemple, citer la société des hommes-panthères étudiée par G. Bony (2007) et B. Nébié (2015). Le principe de la similarité se trouve complété par la loi de la contiguïté.
De la loi de la contiguïté ou contagion, découle le fait que la possession d’un objet peut suffire à affecter la personne qui a été en contact avec lui. Elle suppose que des pensées, des mots ou actions peuvent avoir un effet physique indépendamment des principes de transmission ordinaire d’énergie ou d’information. (E. Gardair, 2007, p. 35-46).
Ici, l’on croit qu’il est possible d’envoûter ou d’ensorceler son semblable à partir de pratiques ensorcelantes sur certains objets lui ayant appartenu. Selon les tenants de cette logique, ces deux principes sont efficaces, voire infaillibles. Qu’on agisse par similarité ou par contiguïté, l’effet escompté ne manque pas de se produire sur l’objet visé. En d’autres termes, avec une telle mentalité ou logique, on a l’impression que le magicien n’échoue jamais. S’il venait à échouer, son échec peut être ainsi aisément expliqué et justifié. Son échec ne met pratiquement jamais en doute, en cause, son art ou ses connaissances.
En effet, ces principes, au fondement des croyances magico-sorcellaires, permettent d’expliquer aisément tout ce qui entre dans leur champ d’application : la mort, les malheurs, les maladies, les réussites… Et « quant aux échecs du magicien, ils sont bien sûr expliqués par le fait que la procédure n’a pas été bien suivie ou par le fait qu’un autre sorcier possède un charme plus fort » (E. Gardair, 2007, p. 35-46). C’est dire que la logique sorcellaire auto-justificatrice est mue par le biais d’autocomplaisance qui « est la tendance à s’attribuer le mérite de ses réussites et à attribuer ses échecs à des facteurs extérieurs défavorables » (Psychomedia, 2015). Par le recours à un tel biais, il est possible de tout expliquer et de tout justifier puisqu’il sera toujours possible de trouver des liens de similarité ou de contiguïté entre les choses, tout l’univers étant une parcelle du logos universel selon les stoïciens. En somme, disons avec E. Gardair (2007, p. 35-46) que
la pensée magique exprimerait la tendance universelle à chercher des liens symboliques et signifiants entre choses et événements. Cette pensée est orientée vers la réussite de l’action, imperméable à l’information ou à l’expérience et ne peut être invalidée par les faits. Les jugements sont élaborés à partir de principe de similarité.
C’est en cela qu’il devient possible de comparer le travail du magicien ou sorcier à celui du bricoleur tel que le décrit Lévi-Strauss dans La pensée sauvage (1962, p. 27). Sans avoir à exposer ici la pensée de Lévi-Strauss, on peut déjà dire que la logique sorcellaire et la logique rationnelle impliquent et induisent deux sortes d’approches des phénomènes : l’approche magique, surnaturelle, et l’approche rationnelle, naturelle. Mais que vaut la première face à la seconde ?
3. La logique mystique au tribunal de la logique philosophique
Après avoir défini la logique qui sous-tend la sorcellerie, il s’agit maintenant de la confronter à la logique rationnelle, philosophique, avec laquelle elle semble pourtant avoir une analogie.
3.1. De l’existence d’une analogie entre l’esprit du sorcier et l’esprit du philosophe
Il existe une analogie entre les deux esprits ou pratiques en ce sens que la sorcellerie et la philosophie semblent transcender, dans leur sens, essence et manifestation, le sens commun qui les juge et les considère comme des pratiques excentriques, iconoclastes et parfois très dangereuses pour la stabilité commune. Les deux semblent avoir ainsi en commun une logique commune qui leur permet d’aller au-delà du perceptible et du saisissable, du concret et du manipulable, du visible et du physique, afin de tenter de cerner l’invisible insaisissable par les sens et les méthodes classiques. La sorcellerie et la philosophie ne réalisent leur essence qu’en étendant alors leur monde au-delà du sens commun, des possibilités propres à l’esprit humain et aux potentialités humaines. Elles paraissent donc mues d’une logique transcendante et transcendantale, une logique abstraite difficile à confronter aux phénomènes du monde, de la nature.
Le personnage emblématique incarnant l’esprit des deux réalités semble, par analogie, Socrate, personnage bizarre, excentrique, marginal, possédé par un démon (J.-F. Lelut, 2000), pareil au sorcier qui se veut par définition démoniaque, antisocial, insaisissable, mettant en cause et en danger la quiétude des individus et de toute la communauté. Il ne s’agit pas du démon au sens religieux, moral, moderne, chrétien du terme. Ce terme renvoie ici au démon comme un être intermédiaire, une entité divine personnelle, un gardien invisible. Comme le dit Socrate lui-même : « C’est qu’il m’advient quelque chose de devin et de démonique, (…). La chose a commencé dès mon enfance : il m’advient une voix qui, chaque fois qu’elle m’advient, me détourne toujours de ce que je me propose de faire » (Platon, 1992, p. 99). C’est cette même conception que souligne Théocrite dans Le Démon de Socrate (Plutarque [vers 46-125 ap. J.C.], 2004, p. 16) : « Mais, mon ami, le démon de Socrate, qu’en dirons-nous ? le traiterons-nous de fable ? Pour moi, je pense que, comme Homère fait aider Ulysse par Minerve dans toutes les situations difficiles où il se trouve, de même, dès la naissance de Socrate, son génie lui donna une vision sûre, qui lui servait de guide, et qui, marchant toujours devant lui, l’éclairait dans les choses obscures et impénétrables à la raison humaine. Souvent aussi son génie lui parlait, et, par son inspiration divine, il dirigeait toutes ses actions ». Le commentaire que font Bernard et Renée Piettre de ces différents passages nous réconforte dans notre propre commentaire : « Il ne faut pas, nous semble-t-il, retirer à ce démon son caractère irrationnel, qui confère au personnage une dimension chamanique (…) On raconte d’ailleurs que son démon lui aurait donné aussi un certain pouvoir divinatoire » (Platon, 1992, p. 99, note 1). En guise d’analogie, cette conception nous renvoie à la figure du sorcier comme une entité possédant un génie particulier, qui fait de lui un être différent, marginal, bizarre. Il semble donc fondé de comparer Socrate à un sorcier. L’ouvrage Les Grecs et l’irrationnel (1977) de E.R. Dodds est assez suggestif en ce sens. Socrate n’a-t-il pas été jugé, condamné à mort puis tué pour, dit-on, avoir corrompu la jeunesse, à l’image de tout sorcier reconnu tel par le commun des mortels, la foule ?
En effet, Socrate a partagé, par ce fait, le même type de sort que la justice populaire réserve généralement aux supposés sorciers, depuis le soupçon, l’accusation, le procès, la sentence et l’exécution de la sentence. Mais, il ne faut non plus exagérer l’analogie ou la métaphore. Car, si Socrate est un « sorcier », il l’est au sens d’une métaphore, compte tenu du caractère subversif et singulier de son attitude envers ses concitoyens. Au fond, cette attitude de Socrate, manifestation même de l’esprit de la philosophie dans sa suprême nudité, semble plus corrosive pour la sorcellerie elle-même en tant que champ de discours, de croyances, et mode d’action.
3.2. Du primat de la logique philosophique sur la logique mystique
L’attitude subversive de Socrate, propre à la philosophie elle-même, se caractérise par l’ironie. Il s’agit de cette manie de Socrate qui, tout en jouant l’ignorant, met en déroute ses adversaires à travers des interrogations révélant les limites et les incohérences de ce qu’ils soutiennent dès le début du dialogue. C’est ce qu’on a appelé la maïeutique – l’art d’accoucher les esprits – en raison du statut de sage-femme de la mère de Socrate. Selon V. Delecroix (2014, p. 394-395),
Elle[l’ironie] est, dans la démarche socratique, un procédé dialectique qui vise, par une ignorance feinte, à contredire l’interlocuteur à avouer sa propre ignorance ou à manifester la contradiction interne de ses affirmations. D’essence négative, elle vise à déstabiliser le savoir interrogé et la certitude infondée qui font obstacle à la saisie de la vérité.
L’ironie socratique n’est donc pas le lieu de la fondation et de la propagation de certitudes fondées. Elle est, dans son essence, destructrice et dangereuse pour tout ce qui tend à se fonder comme zone de croyances sécurisées. Ainsi, la sorcellerie ne peut se définir et tenir convenablement au sein de cette démarche. Celui qui en parle a généralement horreur du doute, il désire être immédiatement cru et est hostile à toute profonde interrogation qui s’écarte du sens de son récit. Toute question pertinente suscite en lui ire et mépris envers celui qui questionne, ce dernier étant considéré comme un ignare, un mécréant, un irrévérencieux, un fou qu’il serait légitime d’interner, de bastonner, de tuer comme ce fut le cas de Socrate. D’ailleurs, la colère du contre-sorcier Din face au rire des collégiens en démontre la véracité :
Pourquoi ris-tu ? Tu n’es qu’une bête, imbécile ! J’ai un fils qui vaut mieux que toi. Ignores-tu que, si je veux, je peux te punir à l’instant même ? (Rire nerveux des jeunes.) Toi et tes copains, qui vous a dit de montrer vos dents ? Qui te permet de rire devant moi ? (É. de Rosny, 1981, p. 66-67)
Ces propos colériques de Din prouvent qu’il a été déstabilisé par le rire, l’attitude ironique des jeunes élèves dont l’esprit critique a été relativement éveillé et aiguillonné par les études. Cela signifie que le monde de la sorcellerie n’admet pas de dialogue constructif et discussif entre les protagonistes, contrairement à la philosophie. Elle est perçue comme la réalité d’un autre monde invisible, distinct du monde réel dans lequel vit chaque individu et prend corps la cité. Le dialogue semble ainsi impossible entre ces deux mondes.
En fait, la philosophie est essentiellement dialogue, échange avec l’autre qui exige d’être écouté, entendu et compris ; toute chose qui ne saurait être possible dans le cadre du monde clos, hermétique et mystérieux de la sorcellerie. Comme telle, la logique de la sorcellerie débouche sur un dialogue de sourd et d’aveugle : nul ne désire et n’est disposé à écouter, entendre et comprendre ce que dit l’autre, comme nul n’a le pouvoir ni les dispositions et facultés de voir et percevoir ce que dit voir, percevoir et montrer l’autre (J. Favret-Saada, 1977). Chacun est de son monde et dans son monde. Autrement dit, la logique de la sorcellerie prend corps et construit son corps entre deux mondes parallèles l’un à l’autre : le monde humain, social et naturel d’une part, et le monde non-humain, extra-humain, surhumain et surnaturel, de l’autre. À son propos, on parle de monde occulte invisible aux deux grands yeux du commun des mortels qui n’aurait pas les capacités ou les moyens requis pour le contempler, tel Galilée seul observant ses planètes à travers ses lunettes singulières. Un aveugle notoire même pourrait y accéder pourvu que ses yeux noirs en apparence soient capables d’illumination dans le monde obscur de la sorcellerie. Une telle possibilité requiert initiation ou prédisposition (sur)naturelle, une singularité exceptionnelle et extraordinaire.
Enfin, la philosophie admet une pluralité d’interrogations, de possibilités et de réponses. Elle détruit ainsi l’unanimisme qui prévaut autour de l’existence de la sorcellerie comme mode d’explication et de gestion des situations insolites de l’existence humaine et du monde environnant. Cette destruction se fait par la critique des fondements des croyances sorcellaires et de leur intention. Fondées sur des mythes, préjugés et stéréotypes séculaires, elles visent à imposer un ordre de discours absolu structurant l’imaginaire et le comportement des individus soumis à son régime totalitaire. Son arme la plus fatale se trouve dans la violence et les arguments d’autorité et de tradition. Effectivement, la violence lui confère davantage sens et consistance ; car ce qui prévaut et fait instance de mesure de la vérité dans les procès de sorcellerie, c’est la violence sous toutes ces formes. K. Seligmann (1978, p. 65-85) cite, en ce sens, F. Von Spee (1591-1635) :
Souvent j’ai pensé que la seule raison pour laquelle nous ne sommes pas tous sorciers est que nous n’avons pas tous été torturés. Et il y a de la vérité dans ce qu’un inquisiteur a osé récemment dire, en manière de vantardise, à savoir que s’il pouvait atteindre le pape, il lui ferait avouer qu’il est, lui aussi, sorcier.
Cette arme, que sont la violence et d’autres subterfuges, permet à ses sujets d’occulter sa nature fictionnelle, mythologique, imaginaire qui transparaît à travers le récit de ses supposées manifestations. Insaisissables et dérogeant aux règles élémentaires de la rationalité (T. R. Boa 2010, p. 131), ses manifestations sont le produit d’une construction purement mentale à partir des vicissitudes existentielles et des affres psychosociologiques de chacun. Ce qui en fait un monde caverneux irrésistible au raisonnement critique, froid et rigoureux de la philosophie. C’est le monde de la caverne que seule peut illuminer les lumières incandescentes de cette dernière. Tout cela démontre que face à la logique de la rationalité philosophique, la logique de fonctionnement de la sorcellerie perd toute essence, signification, substance et consistance. La philosophie est donc ce tribunal suprême d’où aucun discours sorcier, sorcellaire, mystificateur, magique, ne sort indemne, innocent, identique.
Conclusion
La sorcellerie fonctionne selon une logique propre mue par la mentalité mystique, fondée sur des principes irrationnels et donnant lieu à des récits d’événements inobservables et invérifiables. Une confrontation avec la logique de la philosophie a permis de la concevoir comme un produit de l’imaginaire collectif fondé sur des mythes qui permettent à ceux qui y recourent de faire face aux vicissitudes existentielles. C’est donc une simple herméneutique parmi plusieurs possibilités de lecture de l’insolite. Au fond, elle est une pseudoscience, une théorie fourre-tout et passe partout, « un vrai prêt-à-penser » (J. Benoist, 2006, p. 87) qui, voulant tout expliquer, n’explique en réalité rien, ne faisant que consoler et leurrer à l’image de toute croyance, idéologie et illusion. Elle n’a donc pas de visage, mais « le dos large » (T. Boa, 2020, p. 215) sur lequel chacun peut dire ce qu’il désire et imagine de plus fascinant et fantastique. Ses explications ne sont en fait que de simples interprétations qui n’ont de signification, de force et d’efficacité que pour celles et ceux dont l’esprit a été formaté et prédisposé à y croire depuis leur enfance. Elle n’existe donc que parce qu’on y croit, et on n’y croit qu’à cause de la foi mise dans les dires des devins, prophètes, pasteurs, ces charlatans et apôtres de l’irrationnel qui perçoivent le diable partout et les sorciers à l’origine de tous les maux.
Dans cette perspective, se libérer de la gangue violente, asphyxiante, obscurantiste et mystifiante des paradigmes sorcellaires s’impose comme le chemin de rayonnement des savoirs africains devant briser les racines du sous-développement épistémologique, culturel et socio-politique. Comme le dit, en somme, T. Boa (2010, p. 123)
la sorcellerie doit être revue en tant que besoin universel d’explication inhérente à notre humanité. Ce faisant nous retrouvons la tâche traditionnelle du philosophe ou de l’intellectuel : reformer nos intelligences, rectifier nos connaissances et nous assurer d’un chemin fiable vers la vérité.
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Bi Goré KOÉ
Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Mots-clés : Autobiographie, Croyances, Hybridité, Identitaire, Oralité.
Abstract :
Alain Mabanckou is one of those African novelists who regularly dip their pens into orality, especially myths, legends, and other ancestral beliefs, in order to best capture the spirit of African peoples in their respective works. In his autobiographical narrative, he calls to mind the beliefs of his native tribe with such force as if, in adulthood, these stories still continue to inhabit his entire being. He thus proudly embraces ancestral values that define him and through which he identifies himself. Consequently, his narrative serves as a defiance against stereotypes and other negative clichés that tend to undermine African cultural values. From then on, his story is intended as a snub to stereotypes and other negative clichés that tend to undermine African cultural values.
Keywords : Autobiography, Beliefs, Hybridity, Identity, Orality.
Introduction
S’affranchir des normes traditionnelles de l’écriture romanesque semble habiter les écrivains africains contemporains. Ainsi, selon P. N’DA (2005, p. 9),
Ils mettent un point d’honneur à rechercher de nouvelles voies, des stratégies d’une écriture nouvelle, différente, qui essaie d’affirmer sa maturité et son autonomie. Ils s’emploient à créer des œuvres originales, plus conformes à leur inspiration, à leur goût, à leur tempérament et surtout plus adaptées à la culture africaine et à la tradition orale.
Les formes narratives de ces écrivains oscillent souvent entre fiction, croyance ancestrale et réalité. L’écrivain congolais Alain Mabanckou s’inscrit dans cette logique scripturale de « tropicalisation » du texte romanesque en vue de lui imprimer une authentique saveur africaine. Le double héritage culturel est aussi un atout qui favorise la création artistique et littéraire. Sony Labou Tansi suggère un travail d’invention ou de ré-création : « […] Écrire mon livre me demandait d’inventer un lexique capable, par ses sonorités, de rendre la situation tropicale […] » (G. N’Gal, 1982, p. 135).
L’autonarratisation qui caractérise son roman autobiographique Lumières de Pointe-Noire a une teinte singulière, celle d’une autoreprésentativité trempée dans l’oralité négro-afrcaine faite de mythe, mystères, légendes et autres croyances ancestrales de son enfance. Le roman phagocyte de ce fait les autres genres littéraires suivant les propos de Bakhtine (1978, p. 21) : « Le roman permet d’introduire en son entité toutes espèces de genres, tant littéraires [nouvelles, poésies, poèmes, saynètes] qu’extralittéraires [études de mœurs, textes rhétoriques, scientifiques, religieux, etc.] ».
Le roman devient ainsi « un genre hybride, protéiformes », pour emprunter cette expression de Pierre N’da. L’hybridité latente caractéristique de cette écriture de soi, constitue la principale source de motivation de la présente étude. Cependant, l’un des critères d’appréciation du texte autobiographique est celui de l’identité du nom. Philippe Lejeune (1975, p. 24) appelle le « pacte autobiographique », le contrat de confiance existant entre l’identité des noms de l’auteur, du narrateur et du personnage principal. On se retrouve ainsi avec trois manières d’établir cette identité, soit de la manière patente, soit explicitement ou implicitement. La manière patente ou l’autobiographie à pacte patent (ou pacte strico sensu), dans laquelle l’auteur raconte sa vie de manière objective. L’autobiographie à pacte explicite dont le fond est imaginaire, mais le « je » du Narrateur est égal au « je » de l’Auteur. Ce faisant, une analyse même partielle de Lumière de Pointe-Noire d’Alain Mabanckou permet de le ranger dans la catégorie d’une autobiographie à pacte patent. Aussi, l’étude portant sur le sujet « Autofictionalité et hybridité dans Lumières de Pointe-Noire d’Alain Mabanckou : mythe et écriture identitaire » ; s’appuie-t-elle sur une méthode d’analyse plurielle englobant la sociocritique, l’analyse du contenu et la théorie de Philippe Lejeune. Celle-ci vise à montrer que l’œuvre d’Alain Mabanckou est une quête identitaire à travers le prisme d’un retour aux sources ancestrales. Elle se décline en trois points :
- De la distorsion du paratexte depuis le seuil du texte
- Du récit autofictionnel à la mythologie négro-africaine.
- De la convocation des croyances ancestrales à la prise de position idéologique.
1. De la distorsion du paratexte depuis le seuil du texte
Le traitement des éléments paratextuels dans Lumières de Pointe-Noire d’Alain Mabanckou ne déroge pas à la règle générale de distorsion scripturale et artistique que certains écrivains contemporains se sont fixée. C’est pourquoi, les titres, les préfaces, les avertissements, en un mot, tout le discours qui accompagne le texte proprement dit que Gerard Genette (1987, Quatrième de couverture) qualifie de « seuils du texte littéraire ou para texte : présentation éditoriale, nom de l’auteur, titres, dédicaces, épigraphes, préfaces, notes, interviews et entretiens, confidences plus ou moins calculés, et autres avertissements en quatrième de couverture » reste ancré dans le merveilleux.
Les éléments paratextuels accompagnent, depuis toujours, le texte principal. Ils lui assurent une certaine protection et permettent au destinataire de formuler préalablement des attentes de lecture. Cette dernière fonction n’est pas toujours évidente chez tous les romanciers africains, notamment chez Alain Mabanckou dans son œuvre autobiographique Lumières de Pointe-Noire.
1.1. La première de couverture : un titre et une image entre merveilleux et réalité
Par définition, le titre est un « énoncé servant à nommer un texte et qui, le plus souvent, évoque le contenu de celui-ci » (Dictionnaire Encyclopédie des noms propres de la langue française, 1991, p. 1272). La présente définition soulève le problème non moins important du contenu, de la thématique majeure développée par le texte ou le livre. Le titre constitue, à cet effet, un bref condensé sémantique du texte. Cette fonction n’est guère obligatoire car tous les titres ne sont pas censés révéler le contenu du livre. Il s’agit de l’une des trois fonctions essentielles du titre telles que définies par Charles Grivel, à savoir : 1. Identifier l’ouvrage, 2. Désigner son contenu, 3. Le mettre en valeur. Ainsi, fort de ces fonctions, Léo Hoek (Cité par Gérard Genette, 1987, p. 80) définit le titre comme étant un « ensemble de signes linguistiques […] qui peuvent figurer en tête d’un texte pour le désigner, pour en indiquer le contenu global et pour allécher le public visé ». Si la fonction d’identification est très souvent remplie par le titre, les deux autres fonctions le sont moins. Le contenu sémantique n’accompagne pas toujours le titre. C’est le cas avec le titre Lumières de Pointe-Noire de l’écrivain congolais Alain Mabanckou. En effet, en quatrième de couverture du roman, on peut lire : « Après vingt-trois ans d’absence, je suis retourné à Pointe-Noire, ville portuaire du Congo où j’ai grandi […]. Jour après jour, entre surnaturel et enchantement, j’ai ressuscité les lumières de mon enfance » (Quatrième de couverture). La dernière partie des propos de l’auteur est édifiante car elle constitue l’idée maîtresse, le réel projet d’écriture de cette œuvre autobiographique qui consiste à « ressusciter les lumières de l’enfance de l’auteur ». En d’autres termes, il s’agit d’un récit d’une enfance heureuse entourée de beaucoup d’affections. Le regard rétrospectif et intense sur plusieurs aspects de sa vie d’enfance justifie amplement le titre de l’œuvre. Alain Mabanckou porte un éclairage saisissant sur chaque domaine de sa vie lorsqu’il était encore très jeune à Pointe-Noire. Il rend ainsi un hommage profond et mérité aux différents membres de sa famille décédés pendant son long séjour en Europe ; notamment sa mère décédée en 1995 : « Après vingt-trois ans d’absence, je suis retourné à Pointe-Noire, ville portuaire du Congo où j’ai grandi. Entre temps, ma mère est morte et, moi, le fils unique, je ne suis pas allé aux obsèques » (LPN (Lumières de Pointe-Noire), Quatrième de couverture).
Il évoque ainsi ses profondes relations affectives avec ses défunts parents, mère Pauline Kengué, « Papa Roger » son père adoptif, sa grand-mère Henriette N’Soko, son grand-père Monkila Grégoire, ses grands-parents dont les esprits protecteurs l’ont toujours gardé. À l’âge de douze ans, il accompagne un jour son oncle Matété à la chasse et ce jour-là, au bord d’une rivière, il assiste à une scène surréaliste :
À une centaine de mètres de nous s’abreuvaient une biche et un cerf […]. La prière de tonton Matété m’apparut interminable, rythmée de noms des membres de la famille […]. Les deux cervidés écoutaient attentivement sa voix monocorde et acquiesçaient de temps à autre d’un mouvement de tête de haut en bas […]. Je les voyais, le mâle, avec une tête humaine surmontée de cornes ramifiées dont les pointes effleuraient les nuages, la femelle un peu à l’écart. Les deux parlaient notre langue et prononçaient mon nom. Le couple avait maintenant un faon qui le suivait, et la tête de ce petit animal ressemblait à la mienne comme deux gouttes d’eau (LPN, p. 151-153).
De la réalité d’une partie de chasse à la vision de l’auteur dans laquelle les bêtes avaient des têtes humaines, l’oncle Matété donne les explications suivantes à l’enfant : « C’est normal, leur petit était content de te voir car lui et toi vous ne formez qu’un seul corps. Cette biche et le cerf n’étaient pas des animaux ordinaires. Le mâle est le double de ton grand-père Moukila Grégoire, et la femelle, le double de ta grand-mère Henriette N’Soko […] » (LPN, p. 154). Le livre d’Alain Mabanckou est ainsi un voyage constant entre sa vie réelle et sa vie spirituelle. Il apporte ainsi des éclairages, des lumières sur les différents pans de sa vie d’enfance à Pointe-Noire ; ce qui justifie amplement le titre de son ouvrage Lumières de Pointe-Noire.
Hormis le titre de l’ouvrage, l’élément qui retient l’attention sur la première page de couverture en dehors du nom de l’auteur, demeure l’oiseau noir, couleur de deuil avec des petits points blancs en cercles concentriques. Le bec légèrement ouvert comme pour pleurer ses morts, il jette un regard rétrospectif en arrière à l’image de l’auteur lui-même qui opère un bref retour à Pointe-Noire pour rendre hommage et prendre sa part de deuil pour ses parents décédés en son absence : « J’appris la mort de ma mère en 1995. Étudiant, j’habitais dans un petit studio du IXe arrondissement de Paris (…). On m’attendait à Pointe-Noire pour les funérailles (…). Je ne fis pas le déplacement » (LPN, p. 27). À ce niveau, il faut comprendre que lorsqu’une page de garde est illustrée, le titre de l’œuvre fonctionne comme une légende qui donne sens à cette illustration. Ainsi, selon Roland Barthes (1962, p. 1122), « à une structure photographique est jointe une structure linguistique ».
Il est certain que la couleur dominante de la métaphore de l’oiseau illustré est la couleur noire. Toutefois, les points blancs en cercles concentriques, symbolisent les zones d’éclairage, les points lumineux symboles d’espoir qui, malgré la douleur et la profonde tristesse des moments de deuil, permettent de garder la tête hors de l’eau et d’envisager des lendemains meilleurs. Le titre de l’œuvre et l’illustration de la première page de couverture travaillent ainsi dans un esprit de complémentarité pour créer une certaine anticipation sémantique et inciter à la lecture.
1.2. Le discours d’escorte et l’autofictionnalité
Le livre en général et le roman en particulier est souvent entouré d’un certain nombre d’indicateurs qui concourent à mieux appréhender son contenu. Entre autres, on peut dénombrer les avertissements, les préfaces, les épigraphes, les dédicaces, les notes, les épitextes, etc. Ces éléments paratextuels regroupés sous la dénomination de “discours d’escorte” accomplissent, collectivement ou individuellement, des fonctions interactives avec le texte et le public.
La présente étude se focalisera exclusivement sur deux éléments significatifs du discours d’escorte du texte d’Alain Mabanckou, notamment l’avertissement et l’épigraphe.
Selon le dictionnaire Encyclopédique AUZOU (Mai 2008, p. 176), l’avertissement est défini comme « une note placée en tête d’un ouvrage, dans laquelle figurent des indications destinées au lecteur ». Dans l’œuvre autobiographique d’Alain Mabanckou, l’avertissement est présenté sous la forme d’un court poème de six vers :
maintenant les heures mûrissent
sur l’arbre du retour
pendant que l’assoupissement
convoite les paupières
accablées par la poussière des regrets
un gamin va naître jadis.
Des différentes images métaphoriques employées par le poète, nous pouvons retenir la traduction littérale suivante : « Maintenant que l’heure du retour a sonné, ravivant ainsi de réels sentiments de regrets, il est temps de revivre les souvenirs d’enfance ».
À travers ce poème, le poète romancier congolais annonce d’une part son bref retour à Pointe-Noire, sa ville natale. D’autre part, il est animé d’un sentiment de regret pour son absence prolongée du pays qui ne lui a pas permis d’assister aux funérailles de ses proches. Il envisage enfin à travers ce roman autobiographique, à titre exutoire, de réveiller ses souvenirs d’enfance avec ses défunts parents et ceux qui sont encore vivants. C’est pour lui, une façon singulière de pleurer ses morts tout en ressuscitant sa lumineuse enfance. Ainsi, comme dit le poète français Théophile Gauthier, dans son poème “Le pin des landes” extrait de son recueil de poèmes España publié en 1845, les moments de souffrances, de douleurs intenses sont pour le poète une source d’inspiration à l’écriture : « Pour épancher ses vers, divines larmes d’or ». Les quelques vers de ce court poème qui sert d’avertissement, sont de ce fait, des larmes du poète et romancier congolais.
Dans le livre d’Alain Mabanckou, l’épigraphe est anormalement placée sur la quatrième page de couverture alors que d’ordinaire c’est une indication qui précède le texte. Par définition l’épigraphe est une « citation en tête d’un ouvrage littéraire et qui en souligne le thème ou l’objet » (Dictionnaire AUZOU, p. 719). Gérard Genette apporte aussi quelques précisions visant à mieux appréhender cette composante du discours d’escorte. Il définit donc l’« épigraphe comme une citation placée en exergues, généralement en tête d’œuvre ou de partie d’œuvre. […] généralement au plus près du texte, donc après une dédicace si dédicace il y a » (1987, p. 147).
L’épigraphe de Lumières de Pointe-Noire d’Alain Mabanckou porte la signature de L’Express. Elle est ainsi formulée : « Un récit magnifique qui lutte à lui seul contre les stéréotypes et les clichés ». Cette citation de L’Express renferme en filigrane les orientations sémantiques et esthétiques de l’œuvre. Au plan esthétique, il s’agit d’« un récit magnifique » car le texte mêle le merveilleux des mythes, légendes et autres croyances ancestrales aux réalités liées à la vie d’enfance de l’auteur. Aussi, comment comprendre qu’à quarante-cinq ans, cet intellectuel de renommée mondiale puisse se soumettre à un rituel lié à certaines croyances ancestrales telles que présentées à travers ce passage :
– C’est moi (Tonton Matété) qui t’ai présenté à ton double animal, ce faon que tu avais vu dans tes rêves alors que tu avais une dizaine d’années. Le petit animal est encore en brousse et il vivra aussi longtemps que toi […]
Il fouille dans sa poche et sort une éprouvette […]
– Mets tes urines là-dedans, je les garderai dans le congélateur, puis j’irai les déverser au bord de cette rivière de Louboulou où nous étions il y a plus de trente-cinq ans […] Il faut qu’il sente ta présence, tes urines lui suffiront pour qu’il continue de te bénir […]
Je disparais dans les toilettes et reviens avec l’éprouvette remplie » (p. 155-157).
Nous remarquons ainsi que dans cette œuvre, le réel et le surnaturel cohabitent pour donner corps à cette société africaine qui a les pieds bien ancrés dans la tradition et la tête dans la modernité. C’est à n’en point douter le message que compte véhiculer l’auteur à travers ce passage. Chaque société humaine a ses réalités sociétales qui constituent les fondements de son équilibre. Il suggère ainsi cette vision d’une société africaine sans complexe et qui fait fi des stéréotypes et des clichés inventés et entretenus par l’occident à travers une vision négative des valeurs africaines.
2. Du récit autofictionnel à la mythologie négro-africaine
L’exploitation des ressources de l’oralité semble devenue pour les romanciers négro-africains une véritable « marque de fabrique », selon les termes de Roger Tro Dého (2011, p.145). Dès lors, les mythes, légendes et autres croyances animistes qui constituent un vivier important de la culture négroïde, sont au centre de cette innovation esthétique. Ainsi, selon les propos de Pierre N’da (2008, p. 10), « cet accouplement des techniques modernes et des pratiques traditionnelles ou cette fécondation de l’écriture romanesque par l’oralité a donné un style spécifique, une écriture protéiforme, un texte hybride… ». L’œuvre autobiographique Lumières de Pointe-Noire d’Alain Mabanckou renferme des légendes, mythes et des croyances négro-africaines qui méritent d’être étudiés.
2.1. Mythes et autobiographie
Enfant, Alain Mabanckou a été élevé dans la pure tradition congolaise. À cet effet, il a été abondamment nourri à la source des mythes de son terroir dont quelques-uns sont savamment exploités dans son récit autobiographique. Avant d’en arriver à ces textes, voyons quelques aperçus définitionnels du mythe. À l’instar de la légende et du conte, le mythe est un récit.
Mircéa Eliade (1963, p. 15) donne les différentes caractéristiques et les contours suivants :
le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements. Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des êtres surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que ce soit la réalité totale, le cosmos ou seulement un fragment : une île, un espace végétal, un comportement humain, une institution.
Le mythe est donc un récit fondé sur la croyance religieuse et dont le but est d’expliquer l’origine ou l’état des choses, des êtres ou du monde.
Dans Lumières de Pointe-Noire, on dénombre environ treize mythes (p. 17, 20, 36, 39 41, 116, 117, 151, 226, 227, 231, 232, 242). Nous tenterons d’en décrypter quelques-uns parmi les plus significatifs.
En effet, le mythe des fétiches protecteurs et pourvoyeurs de bonheurs est couramment partagé par les tribus négro-africaines. La forme du fétiche varie en fonction des communautés. À l’ouest de la Côte d’Ivoire par exemple, ce sont les masques qui assurent cette fonction essentielle de protection tout en garantissant la cohésion et l’équilibre de la communauté. Dans Lumières de Pointe-Noire, Alain Mabanckou et sa famille vouent un culte sans faille à un épouvantail que leur a légué sa grand-mère Henriette N’Soko. Appelé Massengo, ce fétiche protecteur et porte-bonheur partageait leur vie quotidienne :
Je tremblais lorsque, à la veille d’un devoir de contrôle ou d’un examen de fin d’année, ma mère m’obligeait à le saluer avant d’aller à l’école. Comme j’hésitais à avancer vers le croque-mitaine, elle me rassurait :
– Il te portera chance, et c’est lui qui te dira ce que tu devras écrire pour avoir une bonne note…
L’épouvantail que nous appelions Massengo avait connu, lui aussi, tous nos déménagements dans la ville (LPN, p. 20-21).
L’épouvantail était un véritable objet de culte auquel la mère de l’écrivain apportait beaucoup de soins conformément aux croyances de la tribu des Bembés :
Chaque fête de nouvel an, ma mère lui déposait une assiette de porc aux bananes plantains, le plat typique de la tribu des Bembés. Elle lui parlait pendant au moins une heure pour le tenir au courant de ce que nous avions réalisé au cours de l’année (…). J’y croyais, d’autant que ma mère n’était jamais à sec (LPN, p. 21).
La foi dans les fétiches est une pratique courante en Afrique noire. Selon Jean-Pierre Makouta Mboukou, « les hommes se plient à la volonté des divinités, et leur offrent des prières et des sacrifices, leur vouent des cultes réguliers » (1980, p. 145).
Le mythe du double et des avatars fait aussi partie des récits mythiques exploités par l’auteur. Alain Mabanckou avait dix ans lorsqu’une autre pratique ancestrale s’est offerte à lui, à l’issue d’une partie de chasse avec son oncle Matété. Il découvre ainsi que les humains vivants peuvent avoir leurs doubles vivants parmi les animaux en brousse. L’oncle Matété lui explique le fonctionnement de cette croyance ancestrale : « – c’est normal, leur petit était content de te voir car lui et toi vous ne formez qu’un seul corps. Cette biche et ce cerf n’étaient pas des animaux ordinaires. Le mâle est le double de ton grand-père Moukila Grégoire et la femelle, le double de ta grand-mère, Henriette N’Soko » (LPN, p. 154). Devenu adulte, Alain Mabanckou doit maintenir le lien spirituel avec son double animal. C’est le but de la démarche suivante de tonton Matété auprès de l’écrivain :
– Mets tes urines là-dedans, je les garderai dans le congélateur, puis j’irai les déverser au bord de cette rivière de Louboulou où nous étions il y a plus de trente-cinq ans. La biche et le cerf ne sont plus là puisque tes grands-parents sont morts, mais leur petit qui a maintenant ton âge sera au même endroit. Il faut qu’il sente ta présence, tes urines lui suffiront pour qu’il continue à te bénir (LPN, p. 156).
Le neveu en tant que croyant fervent en cette pratique, s’est exécuté en offrant à son oncle son fluide corporel qui servira à raviver le lien entre lui et son double animal. Le mythe des jumeaux s’inscrit aussi dans la logique du mythe du double. Selon Roger Tro Dého, « ce mythe, très ancien, est présent dans de nombreuses civilisations et a toujours fasciné les écrivains » (2005, p. 63).
Dans Lumière de Pointe-Noire, le pouvoir malfaisant des jumelles est mis en exergue à travers le personnage de Bienvenue. Selon ces mêmes croyances, en cas de faux jumeaux, la jumelle serait plus puissante que son frère jumeau. C’est pourquoi le romancier et ses camarades d’enfance se méfiaient terriblement de Bienvenue :
En vérité, nous craignions Bienvenue non pas pour son caractère orageux et imprévisible, mais à cause des croyances de notre tribu selon lesquelles une jumelle était plus puissante qu’un jumeau (…). Il y a avait une croyance selon laquelle une jumelle en colère était capable de boucher vos oreilles pendant plus d’une heure. (LPN, p. 116).
Le mythe de l’éternel retour de la cité des morts est aussi évoqué dans le récit à travers la convocation des esprits des défunts parents à divers niveaux. Pour Roger Tro Dého, « les faits rattachés à ces mythes relèvent du fantastique, de l’irréel et de l’irrationnel. Le lecteur est invité à les accepter sans chercher à se les expliquer ni prendre la rationalité pour repère » (2005, p. 67).
Dans Lumière de Pointe-Noire, Alain Mabanckou, enfant unique, aimait établir des contacts de jeux d’enfants à travers des monologues avec ces deux défuntes sœurs. De ce jeu d’enfant, une réelle vision va naître : « À force de passer des heures avec ses sœurs dans mes pensées, je les voyais à présent la nuit ouvrir la porte de notre maison, entrer et s’orienter vers la cuisine où elles fouillaient dans les marmites les restes de nourritures que ma mère avait préparé » (LPN, p. 38). De temps à autre sa mère concoctait des plats spéciaux pour ses défuntes filles : « Le lendemain de cet échange, ma mère laissa deux plats de viande de bœuf et de haricots avec deux verres de jus d’orange à côté » (LPN, p. 38). Les cultes aux morts répondent à la croyance ou philosophie africaine selon laquelle « les morts ne sont pas morts ».
On peut ajouter certains mythes tels que le mythe africain de l’enfant unique « maudit qui “ferme à clé” le ventre de sa mère pour être seul et jouir de ce privilège » (LPN, p. 36). Le mythe du pouvoir surnaturel des albinos (pp. 131-132), le mythe de Mami-Watta (p. 225-226), le mythe biblique de la création qui est à l’origine des inégalités sociales (p. 233), etc.
À l’instar de ces mythes, des légendes, en nombre plus réduits essaiment le texte d’Alain Mabanckou.
2.2. Légendes et autobiographie
Très peu de légendes se trouvent dans le texte d’Alain Mabanckou. Avant d’en arriver au décryptage de celle qui est la mieux exploitée, il convient de définir la légende afin de mieux apprécier ses contours. La légende et le mythe possèdent des traits communs. Toutefois, la légende a des spécificités que révèle Roger Tro Dého en ces termes : « La légende, elle, nous relate des faits historiques grossis, transformés par l’imagination populaire et la création poétique. Elle exploite généralement les exploits de personnages réels (ancêtres ou héros dans une communauté » (2005, p. 69).
Selon cet autre constat de Pierre N’da, la légende « évoque également les luttes tribales, les mouvements de migration, la fondation d’un village ou la constitution d’un groupe ethnique, etc. » (1984, p. 20).
Fort de ces définitions, nous remarquons que dans le but de rendre hommage à sa mère décédée en 1995, Alain Mabanckou a savamment exploité la légende congolaise de « la femme aux miracles ». En effet, face aux ravages d’une terrible sècheresse dans la région de Mayombé au sud du Congo, les vieux devins sorciers du village Louboulou décident que soit sacrifiée une vieille femme afin de calmer la colère des dieux. Après plusieurs périples de négociations et de nuits blanches, « la femme aux miracles » accepte de s’offrir en sacrifice pour sauver les siens : « La femme aux miracles s’était alors sacrifiée, prenant sur elle les péchés nés de l’inconscience humaine. Elle empêcha du coup une catastrophe qui aurait entrainé l’extermination de l’espèce humaine » (LPN, p. 13).
À l’issue de ce sacrifice, la vie a repris son cours normal avec des pluies abondantes. Ainsi, une journée de fête du sacrifice a été instituée en mémoire de cette vieille femme : « On décida que le premier vendredi de chaque nouvelle année serait la fête du sacrifice pendant laquelle on rendrait hommage à la vieille » (LPN, p. 16). Selon les croyances populaires, cette vieille femme s’est repliée sur la surface de la lune après avoir sauvé l’humanité. C’est elle qu’on aperçoit, portant une hotte sur la tête, cette image éternellement gravée sur la surface de la lune. Selon la légende, après le sacrifice de la vieille femme, « la lune se replia aussitôt pour ne réapparaître que le mois suivant, cette fois-ci avec, à l’intérieur d’elle, une vieille femme portant une hotte sur la tête. Les habitants du sud du pays la découvrirent avec stupéfaction » (LPN, p. 16).
Du sacrifice de cette femme gravée à jamais dans l’astre lunaire, le romancier établit une occurrence avec sa défunte mère, une femme de don de soi et de sacrifice : « Celle que je connais le plus et qui aurait, elle aussi, accepté un tel sacrifice, cette femme qui m’a mis au monde, Pauline Kengué, et qui, je le dis et l’écris maintenant pour que se dissipe toute ambiguïté, est morte en 1995 » (LPN, p. 17). Le romancier rend ainsi hommage à travers cette légende à sa mère qui lui a tout donné et qui malheureusement est décédée à son absence pendant qu’il poursuivait ses études en France.
Alain Mabanckou convoque aussi la légende intitulée « Les dents de la mer ». Elle présente les différentes croyances liées aux dangers que représente la mer. Lors d’une randonnée au bord de l’océan en compagnie de son ami Placide, l’écrivain qui s’est introduit dans une zone dangereuse, interdite de la plage, a dû battre en retraite en courant pour éviter de se faire happer par une vague gigantesque. La zone interdite est considérée par les habitants de Pointe-Noire comme un territoire de chasse des génies de la mer. Quiconque ose s’y aventurer s’expose à une noyade certaine : « De ce côté-ci de la mer, c’est le royaume des ténèbres, elle a des dents et broie tous ceux qui perturbent sa (la mer) quiétude. C’est aussi à cet endroit que les corps des noyés sont retrouvés (…). L’eau à l’air paisible, mais dès qu’il y a quelqu’un sur ces rochers, elle s’agite et le dévore… » (LPN, p. 227). Usant de ruses pour piéger leurs victimes, les monstres marins envoient le plus souvent le cormoran, un oiseau de mer vers l’indélicat baigneur pour le distraire et le piéger. Le récit est édifiant : « – Ces oiseaux travaillent de concert avec les génies de la mer. C’est des complices, c’est eux qui signalent la présence des gens aux monstres marins ! ils sont là pour distraire, et quand tu les regardes trop, tu es pris de vertiges et tu finis dans le ventre de la mer » (LPN, p. 228).
Dans la même foulée, l’auteur convoque la légende des habitants de Pointe-Noire selon laquelle le goût salé de la mer est lié aux larmes des esclaves de la période de la traite des Noirs. Selon cette légende, « le goût salé de la mer, c’est à cause des larmes de nos ancêtres qui pleuraient pendant le voyage funeste de la traite négrière » (LPN, p. 226).
À l’instar des mythes et légendes, l’écrivain congolais évoque d’autres croyances ancestrales, renforçant de fait ses convictions et l’orientation idéologique qui sous-tendent l’écriture de cette œuvre.
3. De la convocation des croyances ancestrales à la prise de position idéologique
Le roman africain contemporain est un voyage incessant entre le monde visible et le surnaturel des divinités et autres croyances animistes. Dès lors, il apparaît avec Jean-Pierre Makouta Mboukou (1983, p. 235) que :
le roman négro-africain est un voyage, non seulement parmi les peuples physiques et les pays, mais aussi les spiritualités et les religions négro-africaines. Les peuples négro-africains sont croyants (…). Les romanciers eux, fidèles à la foi ancestrale, même s’ils sont devenus chrétiens et marxistes, nous font voyager à travers les spiritualités et les religions nègres.
Certains romanciers négro-africains utilisent donc leurs cultures ancestrales pour bâtir leurs œuvres.
3.1. Cultures ancestrales et autobiographie
Malgré son long séjour en Europe et aux États-Unis, Alain Mabanckou reste profondément enraciné dans les croyances ancestrales de sa tribu d’origine. Le récit est édifiant : « J’ai certes grandi, mais la croyance demeure intacte, protégée par une révérence réfractaire à la tentation de la raison » (LPN, p. 17). L’affirmation de l’écrivain se justifie à travers certains actes et certaines croyances auxquelles il se soumet avec désinvolture. On peut citer notamment ses urines qu’il a accepté volontiers de remettre à tonton Matété afin que ce dernier aille les déverser au bord de la rivière de Louboulou :
– Mets tes urines là-dedans, je les garderai dans le congélateur, puis j’irai les déverser au bord de cette rivière de Louboulou où nous étions il y a plus de trente-cinq ans. La biche et le cerf ne sont plus là puisque tes grands-parents sont morts, mais leur petit qui a maintenant ton âge sera au même endroit. Il faut qu’il sente ta présence, tes urines lui suffiront pour qu’il continue de te bénir… Je disparais dans les toilettes et reviens avec l’éprouvette remplie (LPN, p. 156-157).
En se conformant à un tel rituel, l’écrivain montre toute sa foi en cette croyance à son double animal capable de lui procurer des bénédictions. Dans la même logique de croyances culturelles ancestrales, le récit en soulève une autre qui est le système totémique. Les gros gibiers ne doivent pas être chassés et consommés au sein de la communauté. Ils honorent des doubles animaliers qui veillent sur les humains : « Chez nous, on ne chasse que les écureuils et les pangolins, c’est ce que nos ancêtres nous donnent comme gibier parce que les autres animaux (…) sont les membres de la famille qui sont partis de ce monde mais qui vivent dans l’autre. Mangerais-tu ton père, ta mère ou ton frère ? (LPN, p. 154). Les animaux capables d’abriter les esprits des humains sont donc proscrits à la consommation au sein de cette tribu congolaise. Selon ces précisions de Jean Pierre Makouta Mboukou (1980, p. 149), « Les religions animistes sont essentiellement totémiques, c’est-à dire, fondées sur la croyance que dans la plupart des familles, des classes ont des affinités avec certains animaux dont ils descendent ou qui en sont les protecteurs »). Dès lors, s’établit une union sacrée entre l’homme et la bête. Les deux se portent assistance mutuellement : « Ce qui est extraordinaire, c’est la parfaite union qui s’établit entre l’être et son totem. Les deux ont des devoirs l’un envers l’autre : le totem protège l’homme, et l’homme le respecte, le vénère » (1980, p. 149).
L’autre croyance ancestrale assez répandue en Afrique noire et évoquée dans Lumières de Pointe-Noire est la croyance aux pouvoirs des fétiches. La foi dans les fétiches est une réalité quotidienne chez les Négro-Africains. On a foi en Dieu tout comme dans les fétiches qui sont sensés accomplir les tâches subalternes, immédiates sous le contrôle de certaines divinités et autres esprits. Jean Pierre Makouta Mboukou (1980, p. 146) définit clairement leur rôle :
Il faut renforcer la protection des mânes, des esprits, des divinités. L’homme fait alors appel aux fétiches et aux gris-gris. Ceux-ci ont largement influencé les écrivains. Le fétiche se porte sur le corps, où est suspendu dans la case ou à l’entrée de celle-ci.
Dans son livre, Alain Mabanckou à l’instar des gamins de son âge croyait aux pouvoirs des fétiches. Il en donne quelques raisons :
Si beaucoup comme moi ne s’étaient jamais baignés dans la mer, c’était parce que nous suivions à la lettre les recommandations des féticheurs du quartier contre les risques de la perte de notre force physique. En effet nous allions souvent les consulter, et ils nous fabriquaient des gris-gris destinés à nous rendre invisibles lors des bagarres. Avec ces protections, lorsque vous asseniez un coup de tête à votre adversaire, il tombait dans les pommes… (LPN, p. 229).
À l’instar de la plupart des romanciers négro-africain, le livre d’Alain Mabanckou est un voyage incessant entre le réel et le surnaturel des croyances animistes. On note ainsi, selon Jacques Dubois, « un glissement du naturel au surnaturel » (2000, p. 32).
L’oralité constitue ce vivier culturel ancien qui alimente de sa richesse, de son originalité les œuvres des romanciers africains. Toute chose qui, en fonction de l’orientation scripturale de chaque écrivain, correspond à une idéologie sous-jacente.
3.2. Idéologie et quête identitaire
L’autobiographie est toujours une tentative de saisir l’individu dans sa totalité. Dans cette quête visant à répondre à la question « qui suis-je ? », il y a toujours deux éléments fondamentaux à prendre en compte : l’orientation scripturale et la raison de cette forme d’écriture.
Après avoir passé vingt-trois ans en Europe, en décidant de vivre les croyances ancestrales de sa tribu de naissance, Alain Mabanckou véhicule un message clair : comme dit l’adage, « un tronc d’arbre qui a longtemps séjourné dans l’eau ne devient jamais un caïman ». L’écrivain congolais est un érudit négro-africain dont les pieds sont bien ancrés dans sa culture d’origine et la tête dans la modernité. Il assume avec fierté ses croyances aux mythes, légendes et autres pratiques ancestrales de son peuple : « J’ai certes grandi, mais la croyance demeure intacte, protégée par une révérence réfractaire à la tentation de la Raison » (LPN, p. 17).
Subséquemment, le fait d’organiser sa quête identitaire autour d’une forte représentation des croyances ancestrales, n’est pas fortuit. L’écrivain congolais rejoint son homologue ivoirien Jean-Marie Adiaffi (1980, p. 39) qui est lui aussi un farouche défenseur de la culture négro-africaine. Les mises en garde de ce dernier sont sans équivoques :
Si tu veux atteindre un peuple dans son intimité la plus profonde, si tu veux déraciner un peuple, si tu veux désespérer, déséquilibrer un peuple, si tu veux rendre un peuple vulnérable pour l’abattre avec une facilité puérile, en un mot si tu veux assassiner infailliblement un peuple, si tu veux le tuer de science certaine : détruis son âme, profane sa croyance, ses religions.
Les croyances, les religions sont les éléments fondamentaux de l’identité d’un peuple. Ainsi, lorsqu’il se détourne de ses réalités sociales ancestrales, il n’a plus de repères réels et devient la proie facile aux autres cultures.
Alain Mabanckou préconise aussi, qu’il faut lutter contre toutes les formes de clichés et de stéréotypes négativistes et humiliants pour les peuples africains. C’est par exemple lorsqu’il se dresse contre les propos de son ami qui estime que les enfants de Pointe-Noire vivent dans « un paradis de misère » (LPN, p. 124). À cet ami congolais d’origine qui vit en France depuis quelques années et qui estime que le salut de tout congolais se trouve en Europe, l’écrivain adresse simplement une invitation à respecter les valeurs incarnées par l’éducation traditionnelle que reçoivent ces enfants. Les propos sont éloquents :
Ces enfants, eux, savent, à travers la rudesse de l’existence, trouver les points de lumière. J’ai mis du temps avant de comprendre qu’ils étaient tout aussi heureux que je l’étais lorsque j’avais leur âge et que le bonheur était dans le plat qui fumait dans la cuisine (…).
– Mes petits ne sont pas dans un paradis de misère, regarde bien la photo : leur bonheur se trouvent dans ce pneu et ces tongs… (LPN, pp. 125-126).
La notion de bonheur est relative. Les enfants de Pointe-Noire n’ont rien à envier aux autres enfants des autres contrées du monde. Dans leurs activités quotidiennes, ils trouvent “des lumières” qui éclairent leurs esprits et égayent leurs différentes journées. Telle est la source d’inspiration du titre du roman d’Alain Mabanckou : Lumières de Pointe-Noire.
Conclusion
Depuis plusieurs décennies, la littérature négro-africaine opère sa mue par une convocation accrue des ressources de l’oralité. Dans Lumières de Pointe-Noire, la distorsion commence depuis le seuil du texte pour s’amplifier à l’intérieur du récit autobiographique avec des récits oraux, notamment des mythes, légendes et autres croyances animistes. Dès lors, le lecteur s’aperçoit de la naissance d’une quête identitaire bâtie autour des croyances ancestrales qui ont émaillé l’éducation du romancier dans son enfance. Cette affirmation de soi à partir de sa culture souche fait réagir Jean-Pierre Makouta Mboukou (1983, p. 155) :
Le négro-africain est foncièrement croyant. Tout, jusqu’aux molécules de son sang et de ses cheveux, est animiste […]. L’animisme n’est pas une religion mais un état, une nature, celle de tous les nègres. Peut-on définitivement se défaire de sa nature ? On peut la tromper, lui jouer des tours, lui mentir, mais non s’en débarrasser. Il faudrait pour cela changer de conscience. Ce qui est impossible.
Faire revivre ses croyances ancestrales dans son roman est un acte de foi pour tout écrivain négro-africain. Alain Mabanckou, à travers sa quête, invite les Africains à demeurer les pieds joints dans la culture négro-africaine, seul gage de l’équilibre des sociétés africaines.
Références bibliographiques
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GILSON ET LE TOURNANT THÉOLOGIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE
Marlon ALOUKI-OBOUEMBE
Université Marien NGOUABI de Brazzaville (Congo Brazzaville)
Résumé :
Cet article met en lumière la question du tournant théologique de la métaphysique telle qu’elle se donne à voir dans le corpus philosophique gilsonien. En effet, la métaphysique se fait théologie parce qu’elle s’oriente totalement à la connaissance de Dieu. C’est sur ce point que tout repose, et il importe d’en préciser la portée. Si connaître est connaître par la cause, la science par excellence doit nécessairement viser la cause par excellence qui est Dieu. C’est pourquoi, la métaphysique porte sur le premier objet du savoir, sous lequel, en raison de sa primauté même se trouvent inclus tous les autres. Cet objet est précisément Dieu. Ce Dieu ne peut nous devenir accessible que par voie de révélation. Or, pareille orientation de la question nous exige un saut vers le champ théologique puisque la théologie est l’une des voies nouvelles, qui crée les voies d’accès à ce qui est donné dans la donation originaire. En ce sens, le tournant est non seulement implicite, mais il devient de plus en plus probable, visible et reste, comme nous le montre Gilson, implacable. Par conséquent, nous pouvons non seulement saisir le fameux tournant comme porteur d’une destinée, mais aussi et surtout le concevoir comme responsable de son caractère destinal, c’est-à-dire de son être à venir.
Mots-clés : Acte d’être, Connaissance, Dieu, Être, Métaphysique, Tournant théologique.
Abstract :
This article highlights the question of the theological turn in metaphysics as it is seen in the Gilsonian philosophical corpus. Indeed, metaphysics becomes theology because it is totally oriented to the knowledge of God. It is on this point that everything rests, and it is important to clarify its scope. If knowing is knowing through the cause, science par excellence must necessarily aim at the cause par excellence which is God. This is why metaphysics concerns the first object of knowledge, under which, by reason of its very primacy, all others are included. This object is precisely God. This God can only become accessible to us through revelation. However, such an orientation of the question requires us to make a leap towards the theological field since theology is one of the new paths, which creates the paths of access to what is given in the original givenness. In this sense, the turning point is not only implicit, but it becomes more and more probable, visible and remains, as Gilson shows us, implacable. Consequently, we can not only grasp the famous turning point as the bearer of a destiny, but also and above all conceive of it as responsible for its destiny character, that is to say for its future being.
Keywords : Act of being, Knowledge, God, Being, Metaphysics, Theological turn.
Introduction
L’objectif essentiel de cet article est d’offrir aux lecteurs une des voies d’accès au corpus métaphysique gilsonien tout en indiquant quelques-unes des principales articulations sur lesquelles Gilson met en évidence les raisons qui légitiment les points de vue qu’il adopte. Saisir, le plus précisément possible, la question du tournant théologique de la métaphysique chez Étienne Gilson, implique généralement de partir des problèmes qu’il soulève tout en tâchant, comme le notait si bien P. Aubenque (2009, p. 5) « de prolonger son œuvre sur la voie qu’il a lui-même tracée ». Et, c’est bien grâce à Gilson, que se voit revitaliser la pensée métaphysique de Saint Thomas d’Aquin et la manière dont il réinterroge celui-ci. É. Gilson, (2020, p. 13) qui n’hésite plus à se dire thomiste, expose d’ailleurs les raisons philosophiques l’ayant amené à trouver en Saint Thomas d’Aquin une réelle source d’inspiration.
Sur la source d’inspiration, les propos d’É. Gilson (2000, p. 326) restent très fascinants : « Que ce soit pour ses raisons ou pour d’autres encore, c’est un fait que l’exemple donné par Saint Thomas d’Aquin n’a trouvé que peu d’imitateurs. On l’a beaucoup commenté, mais fort peu suivi. La seule manière de le suivre vraiment serait de refaire son œuvre telle que lui-même la ferait aujourd’hui à partir des mêmes principes et d’aller plus loin que lui dans le sens et sur la voie même qu’il a jadis ouverte. Si ces principes sont vrais, leur fécondité n’est pas certainement épuisée. Il n’y a donc rien d’absurde à les remettre en œuvre, dans l’espoir qu’ils jetteront quelques lumières sur les aspects du réel qu’ils furent, dès leur formulation première, destinés à les éclairer ». Dans le même registre d’idées, relions le plaidoyer consacré en faveur de l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin qui, comme le disait É. Gilson (1967, p.52), reste un « penseur perpétuellement actuel ». Voir aussi les propos de Gilson cité par J. G. Bougerol (1980, p. 35) lorsqu’il dit : « En saint Thomas, je me sens chez moi ».
Ce qui signifie que, par-dessus tout, Saint Thomas d’Aquin, comme le disait de manière si lucide, A. Speer (2015, p. 46), reste « la figure de référence avouée dans la pensée et l’œuvre de Gilson ». Ce faisant, la lecture des occurrences gilsoniennes nous donnera, sans nul doute, les moyens d’accès à sa pensée métaphysique. De manière plus décisive encore, le dialogue avec Gilson devient essentiel, parce qu’il apparaitra forcément comme le fil conducteur à partir duquel se donne à voir le tournant théologique de la métaphysique. Dans un tel contexte, quel est, dans une approche gilsonienne, le tournant théologique à la métaphysique ? Cette interrogation s’ouvre sur trois autres qui dominent l’ossature du développement qui va suivre. D’abord, qu’est-ce la métaphysique ? Ensuite, comment se déploie-t-elle dans le corpus philosophique gilsonien ? Enfin, comment la métaphysique devient-elle théologique ? Pareilles interrogations, nous donnerons probablement, à partir d’une approche herméneutique, les moyens de saisir comment se déploie le tournant théologique de la métaphysique. Tout en se basant sur ces occurrences gilsoniennes, il s’agira de saisir comment la pensée de ce pionnier des études de philosophie médiévale se positionne-t-elle dans la tradition métaphysique contemporaine.
1. Le concept de métaphysique et ses interprétations
P. Capelle-Dumont (2015, p. 18) le démontre avec force, la « métaphysique est un vocable qui ne souffre guère en effet l’univocité ni sur le plan historique ni sur le plan de son intention fondatrice ». En relisant ce propos, ce qu’il faudra se dire, c’est que, dès qu’un concept entre en circulation dans le corpus philosophique, celui-ci connaît plusieurs interprétations, à tel point qu’il est parfois difficile de pouvoir le circonscrire très exactement à cause de sa dimension polysémique. Nous le verrons d’ailleurs, comment se donne à voir le concept dans son rapport avec la tradition philosophique.
Disons-le, d’entrée de jeu, la métaphysique est un terme d’origine grec qui, étymologiquement, vient de deux mots à savoir méta ou encore trans traduit par l’expression allemande « uber », qui renvoie en français à l’adverbe « au-delà », et physica, qui renvoie à ce qui est physique. Selon Marie-Dominique Philippe,
tout d’abord (…) à l’origine, au sens étymologique, « métaphysique » semble avoir signifié simplement « après la physique » : ta meta ta jusika, tel est le nom donné par un commentateur d’Aristote à celui de ses ouvrages qui fait suite aux traités de Physique, et qu’Aristote lui-même appelle « philosophie première » (1972, p. 11).
La métaphysique ainsi envisagée, on s’efforcera de mettre en lumière pourquoi les écrits qui traitaient des questions transcendantales avaient pour titre métaphysique. Sur l’histoire complexe de ce concept, le mot « métaphysique » apparaît comme né chez Andronicos de Rhodes. Pour J. Greisch (2015, p. 133), « ici n’est pas le lieu de tracer la genèse complexe du terme meta ta physica lequel, au cours d’une longue histoire qui, contrairement aux apparences, ne touche pas encore à sa fin… ». De son côté, J.-F. Courtine (2005, p. 123) avance ceci :
Les premiers éditeurs et les premiers commentateurs d’Aristote se trouvent devant cette situation paradoxale qu’ils doivent inventer et proposer un titre suffisamment compréhensible pour rassembler dans son unité les divers textes ou protocoles d’enseignement transmis, et cela non pas parce que la démarche suivie par Aristote resterait innommée, mais au contraire, parce que foisonnent les dénominations disparates et incompréhensible.
Le travail d’Andronicos de Rhodes selon A. M. Akanokabia, (2016, p. 69) a consisté « à cataloguer les écrits d’Aristote qui faisaient suites aux écrits traitant des questions liées à la physique ». C’est pourquoi, nous admettrons volontiers, en nous adossant sur l’interprétation de J. L. Aka-Evy (2011, p. 40) lorsqu’il estime que « la métaphysique est un concept éditorial ». C’est un concept éditorial, parce qu’il dérive d’un souci de rangement et de classement pour reprendre la terminologie de (J. Greisch, 1988, p. 7) :
Au contraire du terme physis, le terme métaphysique ne nous apprend rien sur l’objet dont il traite. Au commencement, il s’agit d’un terme de classement. Il a été mis en circulation peu après la mort d’Aristote, c’est-à-dire à une époque où la philosophie commençait à institutionnaliser son enseignement sous la forme de différentes académies.
La position qui renvoie l’origine à Andronicos de Rhodes a été largement diffusée, mais elle ne renferme pas toute l’authenticité de l’origine de ce mot. Pour Marie-Dominique Philippe (1972, p. 11-12),
On a longtemps pensé que ce titre avait été donné par Andronicos de Rhodes (1er siècle avant J.-C.). Selon P. Moraux, il est antérieur à l’édition andronicienne, car il aurait figuré, dès la fin du IIIe siècle avant J.-C., dans la liste établie par Ariston de Céos. Ce titre, inspiré par Aristote lui-même, aurait été employé dès la première génération du Lycée ; il pourrait être dû à Eudème, qui se serait occupé de la mise au point des écrits « métaphysiques » d’Aristote.
C’est dire qu’il faut envisager un dépassement des postions sur l’origine de la métaphysique et postuler aussi une autre interprétation de la métaphysique qui est devenue au fil des temps, un concept digne d’interrogation philosophique, comme nous pouvons le lire dans Kant et le problème de la métaphysique :
On sait que l’expression méta ta phusika, qui désignait l’ensemble des traités d’Aristote faisant matériellement suite à ceux du groupe de la physique, n’avait primitivement qu’une simple valeur de classification, mais se transforma plus tard en une dénomination expliquant le caractère philosophique du contenu de ces traités. Cette altération de sens n’est cependant pas aussi insignifiante qu’on le dit habituellement. Elle a, au contraire, orienté l’interprétation de ces traités dans une direction bien déterminée, et fait qu’il faut comprendre comme « métaphysique » ce dont traite Aristote (M. Heidegger, 1953, p. 66).
La pertinence de ces propos nous montre clairement que loin de se limiter au simple concept classificatoire, la métaphysique peut s’entendre désormais comme un questionnement sur le suprêmement désiré. Dans ce sens, on ne saurait s’étonner d’entendre, notamment avec E. Kant (1968, p. 80), lorsqu’il souligne : « La définition de la métaphysique selon l’intention qui implique la raison à laquelle on s’est mis en quête d’une science de ce genre serait donc une science qui permet d’aller au-delà de la connaissance du sensible jusqu’à celle du suprasensible ».En se définissant comme transphysique, l’objet de la métaphysique devient l’étant suprasensible, celui qui précisément, comme le dit J.-F. Courtine (2005, p. 86) « n’est jamais donné dans l’expérience ». En scrutant ce propos, on pourrait être tenté d’en conclure que cette orientation conceptuelle n’a de quoi surprendre, car la métaphysique, D. Tracy, (2015, p. 92) « est le mode de pensée propre à une compréhension de l’infini, l’idée innée qui nous est donnée par l’infini ».
On ne le dit pas toujours, la métaphysique, au sens où nous l’entendons est l’expression d’un signalement vers ce qui advient. Ce n’est pas tout, au métaphysicien d’entrer en lice pour une remise en mouvement de la pensée qui doit à nouveau se rendre attentive au recouvrement entre l’être interrogeant dans la pluralité de ses « modalités compétentielles » et l’être interrogeable dans la pluralité de ses possibles. Par-là, on se rend compte qu’il se dessine implicitement une pensée qui s’ouvre à la manifestation de l’acte d’être par lui-même, tel qu’il se dévoile comme fin dernière de l’homme.
2. De l’acte d’être comme objet de la métaphysique
Comme nous le rappelle P. Hadot, (1980, p.118), « l’idée d’acte d’être n’est pas du tout étrangère à la pensée grecque ». Par ailleurs, cette notion de pure actualité de l’être traverse l’univers philosophique thomiste. Elle serait, à notre avis, la résultante d’un travail d’interprétation de la définition aristotélicienne de la métaphysique comme science qui étudie l’Être en tant qu’Être et les propriétés qui lui appartiennent essentiellement. Cette science de l’Être en tant qu’Être dont parle Aristote ne se borne pas uniquement à l’étude de l’être commun, mais renvoie aussi à la notion du Premier Moteur qui est un genre singulier comme Aristote (1974, p. 270) le souligne d’ailleurs :« si la métaphysique est la science de l’Être, la science de l’Être n’est complète qu’autant qu’elle a épuisé la totalité des aspects sous lesquels l’Être peut être considéré. Il est donc important de connaître le nombre exact des catégories ou genre de l’Être ». Pour Aristote, la définition de la métaphysique ne se limite pas seulement à l’être commun, il nous invite à l’élargissement de celle-ci jusqu’au genre particulier d’êtres. Cette dernière classe d’êtres est par essence étrangère au changement incessant. Or, ce qui échappe à toute altération relèverait de l’ordre de la science théorétique qui est celle des formes non-sensibles et fixes. Ces formes non-sensibles constituent la véritable demeure du divin, parce que l’être divin ne réside que dans ce qui est immatériel. Autrement dit, l’immobile est la patrie du divin dans le sens où, il est incompatible au devenir. Ce qui signifie que si le divin existe quelque part dans l’univers, il ne peut se trouver que dans ces formes non-sensibles comme le dit Aristote (1972, p. 18) : « Si le divin est présent quelque part, il est présent dans cette nature immobile et séparée, et que la science la plus haute doit avoir pour objet le genre le plus élevé ». On comprend pourquoi la métaphysique dans son élaboration aristotélicienne est dite science première.
Il convient de préciser que la notion de science première, même chez Aristote lui-même, peut prêter à confusion puisque la théologie se réclame elle aussi le statut de science première parce qu’elle porte sur la classe des êtres premiers capables d’engendrer tout le reste. Première, parce qu’elle traite d’un objet plus universel que ceux des autres savoirs. Dans ce sens, elle se donne pour mission essentielle d’étudier des premières causes et des premiers principes. C’est donc en s’engageant dans cette entreprise d’explicitation des différentes significations de l’objet de la métaphysique, tel que perçu par Aristote, que Saint Thomas d’Aquin s’approprie la notion d’acte d’être. Une notion qui peut s’entendre comme l’acte à partir duquel tout étant est ce qu’il est, c’est-à-dire ce à partir de quoi, tout étant est réellement étant. Autrement dit, l’étant à partir duquel les autres formes d’étants trouvent leur raison d’être.
Cette notion d’acte d’être a été reprise à l’époque contemporaine par plusieurs représentants du renouveau thomiste à l’instar d’Étienne Gilson qui en a fait recours afin de répondre à l’appel de la raison pour penser « le lointain dans son intimité ». Disons d’abord, pour éviter toute équivoque, que la métaphysique devient un savoir qui nous permet de questionner l’inquestionnable, de penser l’impensable et de nommer l’innommable. Autrement dit, la métaphysique est devenue l’interrogation sur l’étantité de l’étant. Et, en sa fonction d’interrogation sur ce qui fait de l’être ce qu’il est réellement, la métaphysique devient, par conséquent, un mode de pensée qui articule les structures relationnelles les plus fondamentales de toutes réalités, tout en se donnant la peine de questionner ce qui relève de l’immatériel :
La métaphysique telle qu’elle se donne à voir comme la science d’un au-delà, d’un arrière monde, assigne à la philosophie un autre statut, consistant à se mettre au service de la théologie chrétienne où la préoccupation n’est plus celle de la recherche de la vérité à méditer, à questionner et à dévoiler, mais celle d’une vérité venant d’en haut, c’est-à-dire d’un monde supposé supra sensible (A. M. Akanokabia, 2016, p. 69).
On peut aussi dire avec F. Jacques (2004, p. 71) que la métaphysique « s’interroge simultanément sur ce qui fait que le sens est le sens et que le réel est réel. Elle distingue mais vise à conjoindre la question du sens à la question de l’être ». Ce mode propre de pensée se révèle irréversiblement comme automanifestation des idéalités pures, le savoir qui se donne pour mission de comprendre l’invisibilité du visible, c’est-à-dire comme méditations sur des questions liées à l’au-delà. Or, si la métaphysique donne à penser les réalités suprasensibles, il n’y a cependant que D. Tracy (2015, p. 93) « la manifestation de Dieu lui-même dans la révélation qui peut déplacer notre réflexion de la philosophie à la théologie ». Cette occurrence est révélatrice d’autant plus qu’elle anticipe, de toute évidence, la piste devinée à moitié, celle de la métaphysique qui se fait théologie en s’ordonnant à la connaissance de Dieu (É. Gilson, 2000, p. 89). Il faut le dire, Dieu est pour É Gilson (2020, p. 26) « la fin dernière de l’homme. Or, cette fin dernière excède manifestement les limites de la raison ». Par ailleurs, ce Dieu ne peut nous devenir accessible que par voie de révélation. Ceci nous conduit à revisiter à nouveaux frais la question du tournant théologique de la métaphysique dans son orientation gilsonienne.
3. Du tournant théologique de la métaphysique en question
La question du tournant théologique de la métaphysique est complexe, non seulement parce qu’elle est difficile à saisir, mais aussi parce que l’attirance qu’elle exerce repose précisément sur la difficulté d’appréhender la présence agissante de ce qui est donné à l’investigation rationnelle. Essayons cependant de repenser, en se référant aux travaux d’Étienne Gilson, l’écho de ce qui n’est ni prévu, ni vu, mais qui se laisse seulement coïncider avec ses structures constitutives et son caractère destinal, c’est-à-dire de son être à venir. En abordant la question du tournant théologique de la métaphysique dans le corpus gilsonien, le moins qu’on puisse dire, c’est que chaque interprétation du corpus se base sur une partie de la vérité, entrevue par l’interprète.
Quoi qu’il en soit, s’engager dans cette entreprise complexe, où les risques de désaccords sont nombreux, il faut préalablement apporter de sérieuses restrictions, parce qu’en tant qu’être de finitude par le temps, l’homme ne peut pas entrer dans la véritable demeure de l’acte d’être. Ce qui signifie que ce qui constitue l’être dans son intelligibilité intrinsèque, ce qui fait qu’un être est ce qu’il est, l’êtreté même de l’être reste insondable. Or, « l’êtreté » même de l’être, au sens où nous l’entendons, ne renvoie ni à la notion platonicienne de l’essence, ni à la notion aristotélicienne de substance. Il ne s’agit non plus de la quiddité au sens husserlien, ou encore moins de l’étantité de l’étant heideggérien, mais plutôt de l’être dans sa nudité, c’est-à-dire de ce que Étienne Gilson (2000, p. 140) appelle « l’acte pur d’Exister ». Cet « acte pur d’Exister » ne renvoie pas à n’importe quel principe, il ne renvoie pas non plus à n’importe quelle substance, mais il renvoie essentiellement à Dieu qui est « l’Esse pur », en tant qu’absolu. Dans ce sens, il est unique et transfini. Il s’agit ici comme le dit, J. Grondin, (2020, p.60) de « Dieu pensé comme raison suprême ». Et nous ne pouvons pas le saisir réellement, mais nous ne pouvons que nous le représenter, parce que Dieu est de l’ordre du cœur. B. Pascal (1976, p. 129) nous le dit si bien : « le cœur a son ordre ; l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration ». Pour cet auteur, Dieu relève du cœur, c’est-à-dire de l’ordre de la foi. On ne s’étonnera donc pas, lorsque l’on affirme que c’est le cœur qui sent Dieu. D’ailleurs, (B. Pascal, pensée 277-423, p. 127) rappelle que « le cœur a ses raisons, que la raison ne connait point ». Cette occurrence pascalienne laisse entrevoir la distinction entre le Dieu de la philosophie qui est celui de la science, et le Dieu de la foi qui est celui du salut (É. Gilson,2011, p. 40). Une fois de plus, c’est à H. Clerc, 2018, p. 263) que nous sommes redevables d’avoir retrouvé la fameuse distinction entre le Dieu des philosophes métaphysiciens et le Dieu des théologiens ou des croyants. « Du Dieu anthropomorphe, les croyants s’approchent par la prière ; du Dieu nu, sans forme ni figure, on s’approche par la méditation ». Ici, l’auteur parle de la face nord et de la face sud de Dieu. La face nord est abrupte, lisse, vertigineuse, sans filet, sans contour, nocturne. La face sud renvoie au Dieu personnel, bon, jaloux, miséricordieux, et qui relève surtout du mystère. Par le mystère, le Dieu de la théologie s’inscrit hors du raisonnement ; il se fait révélation. C’est d’ailleurs, par le mystère que la Vierge enfante, que le Messie meurt et ressuscite par exemple.
Si l’aspect singulier de l’être reste un idéal définitivement inaccessible par la science, au motif qu’il n’y a de science que de l’universel, c’est admettre que, même la plus éloignée des sciences, c’est-à-dire la métaphysique ne constitue pas en réalité la plus belle fenêtre pour saisir le tréfonds de cet être qui se veut transfini. Pour cette raison, la métaphysique, entendue comme savoir humain, ne peut qu’appréhender ce qui est général, mais le tréfonds de telle ou telle réalité, la métaphysique ne peut le saisir qu’indirectement. C’est dans cet esprit que ce mot d’ordre gilsonien, en dépit de sa longueur, mérite ici d’être cité, parce qu’il constitue fondamentalement le moment essentiel à partir duquel la profondeur du propos d’Étienne Gilson se donne à voir :
Or la science n’atteint directement que l’universel. Il est donc inévitable que même la plus haute des sciences, la métaphysique, n’atteint qu’indirectement ces actes particuliers d’exister dont nous disons qu’ils sont ce qu’il y a de plus réel dans la réalité même. C’est d’ailleurs pourquoi nous l’avons vue s’orienter tout entière, en définissant son objet, vers la connaissance d’un être qui serait vraiment, par l’unicité même d’une essence indiscernable de son acte d’exister, l’Être en tant qu’Être. Cet Être suprême, la métaphysique peut et doit le poser. Elle peut même, l’ayant posé, définir par une série de jugements ce qu’il n’est pas et quels rapports ont avec lui les autres êtres, mais là s’arrête son effort. Pour aller plus loin, il faut que Dieu soit vu. Or l’objet de la métaphysique n’est pas de nous le faire voir. Il n’est même pas de nous mettre en relation personnelle avec l’Exister suprême, saisi dès à présent par un acte d’amour qui l’étreindrait en quelque sorte dans les ténèbres, car c’est là l’office propre de la religion. La théologie naturelle doit donc se contenter, afin de parler, de saisir l’esse divin dans le concept essentiel d’être (É. Gilson, 2000, p. 120).
Comme on le voit, ce texte d’une richesse incontestable, nous permet de mieux saisir la profondeur d’une pensée qui se veut métaphysique, dans la mesure où il détermine l’étendue et les possibilités de la connaissance métaphysique au sens strict du terme. C’est ainsi que se dessine le sens réel du tournant théologique de la métaphysique au sens gilsonien du terme. Le tournant est non seulement implicite, mais il devient de plus en plus probable et visible, car le basculement métaphysique de la théologie, comme nous le montre Gilson, reste implacable. Par conséquent, à comparer à l’être humain, Dieu devient un idéal inaccessible, puisqu’en tant qu’Être pur, on ne le voit pas, on ne peut que se le représenter ou se l’imaginer. C’est, ici, que se donne à appréhender toute l’importance de la théologie, entendue comme science de la foi, à en croire ces propos d’É. Gilson (2000, p. 90) :
Sans doute, même alors, on doit encore parler de la théologie comme de ‘’ce peu que nous savons de Dieu’’, mais, d’abord, parce qu’elle se fonde désormais sur la foi, sa certitude est devenue inébranlable, ce qui constitue une première différence d’importance capitale ; et, en outre, parce qu’elle est désormais la science du salut, elle est devenue la fin vitalement urgente de toute la spéculation humaine.(…) En exploitant à fond cette prérogative de ‘’fin dernière’’ à laquelle, comme connaissance naturelle de Dieu, elle se trouvait désormais avoir le droit, la théologie surnaturelle élevait la théologie naturelle à la dignité de la fin de la spéculation philosophique tout entière.
La pertinence du texte gilsonien se justifie par le fait qu’à chaque fois que nous sommes incapables d’expliquer les réalités qui nous dépassent, à chaque fois que le discours métaphysique se trouve dans l’incapacité à saisir ce qui est inaccessible par la raison, nous faisons recours au discours théologique :
Quand une métaphysique de l’infini, se transforme au-delà des limites de la raison, au travers des nouvelles compréhensions de Dieu dans son automanifestation, dans la révélation qui nous est disponible à travers la fois, une métaphysique du Dieu infini qui peut se transformer sans perte en la nouvelle connaissance d’une métaphysique strictement théologique du Dieu d’amour trinitaire et infini que nous affirmons par la foi (D. Tracy, 2015, p. 93).
La théologie apparaît incontestablement, comme l’une des voies nouvelles qui crée les voies d’accès à la réalité des êtres qui nous dépassent, c’est-à-dire Dieu. C’est dans ces conditions que la métaphysique est devenue théologie, et que le tournant théologique de la métaphysique devient non seulement le fil d’Ariane qui nous conduit aux réalités qui nous dépassent, mais il constitue, avec Étienne Gilson, sans nul doute, l’horizon destinal de la pensée. Ce tournant qui apparaît comme moment essentiel dans la marche de la pensée de l’histoire de l’Occident, apparaît aussi comme le moment secret et vivant pour tout habiter authentique qui se propose de saisir la présenteté du présent, la choséité de la chose.
Conclusion
Il convient de rappeler, au terme de cette réflexion, que parler de tournant dans la pensée d’Etienne Gilson demeure assez complexe. Cette complexité trouve sa justification dans la métaphysique même, à tel point qu’il est complètement impossible d’épuiser le sens même de la question. Mais, ce que nous avons voulu comprendre tout au long de ce travail, c’est de chercher à saisir le sens du questionné gilsonien, autrement dit, comment se donne à voir le tournant théologique de la métaphysique chez Gilson. Par-là, il s’agit pour nous, de pouvoir rendre compte, tout d’abord des moyens d’accès à la pensée de Gilson, ensuite, de repenser à nouveaux frais, la manière dont se donne à voir le fameux tournant. Un tournant qui, pour le comprendre, a besoin d’abord et avant tout d’une circonscription du concept de métaphysique. Mais comprendre la métaphysique en tant que concept, requiert que l’on renouvelle le dialogue avec les philosophes matinaux de la Grèce antique. Un renouvellement qui exige à ce que l’on rentre en discussion avec Aristote. Après cela, nous avons pu noter que, l’acte d’être en tant qu’il dépasse infiniment l’entendement humain se veut infini et ne peut pas servir de principe de base qui fonderait le savoir humain, parce que l’acte d’être en tant qu’il est indiscernable reste pour les êtres de finitudes que nous sommes un idéal définitivement inaccessible. Et si l’acte d’être nous est insondable, on peut toutefois le saisir par l’acte d’amour.
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L’EUTHANASIE DANS LES SOCIÉTÉS TRADITIONNELLES IVOIRIENNES : PROBLÉMATIQUE DES « ENFANTS-SERPENTS »
Kouadio Jean Richard OUSSOU
Université Alassane OUATTARA (Bouaké-Côte d’Ivoire)
Résumé :
L’existence de l’euthanasie dans les sociétés africaines soulève des préoccupations relatives à la légitimation de cette pratique. Dans les sociétés traditionnelles ivoiriennes, cette question ne se pose pas publiquement, car les coutumes ne permettent pas son expression. Et pourtant, dans lesdites sociétés, l’euthanasie est pratiquée dans des cas particuliers, par exemple chez les enfants dits « serpents ». Celle-ci soulève des questions éthiques complexes dans les sociétés traditionnelles ivoiriennes, en l’occurrence le traitement des enfants atteints de maladies graves ou handicapés. Il est possible que l’euthanasie soit influencée par des croyances culturelles et des normes spécifiques à ces communautés. Cette réflexion a donc pour objectif de remettre en cause les stéréotypes associés aux « enfants-serpents » dans les sociétés traditionnelles ivoiriennes.
Mots-clés : Coutume, Enfants-serpents, Euthanasie, Initié, Société ivoirienne.
Abstract :
The existence of euthanasia in African societies raises concerns regarding the legitimization of this practice. In traditional Ivorian societies, this question is not asked publicly, because customs do not allow its expression. And yet, in these societies, euthanasia is practiced in special cases, for example among so-called “snake” children. This raises complex ethical questions in traditional Ivorian societies, in this case the treatment of children suffering from serious illnesses or disabilities. It is possible that euthanasia is influenced by cultural beliefs and norms specific to these communities. This reflection therefore aims to challenge the stereotypes associated with “snake children” in traditional Ivorian societies.
Keywords : Custom, Snake children, Euthanasia, Initiated, Ivorian society.
Introduction
L’euthanasie bien que discutée rarement dans les sociétés traditionnelles ivoiriennes, suscite des débats et des interrogations. En effet, en Côte d’Ivoire, la situation des « enfants-serpents » ou « wo ba » en langue baoulé, entouré de préjugés est une préoccupation qui pose le problème de l’acceptation sociale des malades psycho-moteurs chez certains peuples. Il s’agit d’enfants nés avec des malformations congénitales sévères ou ayant des troubles moteur, psychique… Le terme d’« enfants serpents » est donc une analogie puisque ces enfants à l’image du serpent n’arrivent généralement pas à se tenir debout. Les Baoulé sont l’un des principaux groupes ethniques en Côte d’Ivoire. On les retrouve principalement au centre du pays, dans les régions de Bouaké, Yamoussoukro et la région de la Vallée du Bandama. En effet, sur un continent où la primauté du respect de la vie procède de la vitalité de celle-ci, le terme « enfants-serpents » vient du fait que l’enfant ne remplit pas les critères du normal et du tolérable dans sa constitution biologique. Il s’agit d’un enfant qui ne réagit pas bien aux stimulis, « assièoussou ba » que les Baoulé qualifient par analogie d’« enfant serpent ».
Dans les coutumes Baoulé, la tradition prend des dispositions pour les « accompagner ». Ici l’accompagnement ne relève pas des soins, il est un euphémisme pour désigner l’euthanasie de l’enfant anormal. Victimes de stigmatisation et considérés comme une menace ou une source de malédiction pour la famille ou le clan, « les enfants-serpents » subissent la loi de l’euthanasie, parce qu’ils ne sont pas conformes à la conception de la normalité et de l’humain. Le vocabulaire utilisé pour les qualifier renseigne déjà sur leur animalité. En effet, dans les sociétés ivoiriennes, ces enfants déjà rendus vulnérables par la nature, continuent d’être perçus à travers des clichés déshumanisants. Tantôt traités de « sorciers », ou de « maudits », la coutume en leur attribuant la désignation générique d’« enfants-serpents », nie du coup leur humanité.
De ce point de vue, notre objectif vise à déconstruire les idées préconçues sur des « enfants-serpents ». En interrogeant en direction de la croyance en l’existence des « enfants-serpents » dans certains milieux ivoiriens, le problème suivant sera analysé : Comment les croyances et pratiques traditionnelles liés aux « enfants-serpents » conduisent-elles à l’euthanasie de ces enfants ? L’intellection de cette question centrale se fait à partir des approches analytique, critique et prospective. La réponse à cette préoccupation se décline en ces points suivants : d’abord, il convient de faire une approche de l’euthanasie sous ses formes traditionnelles dans la culture ivoirienne (1). Ensuite, cet examen favorisera l’intellection des écueils en lien avec la perception des « enfants-serpents » en Côte d’Ivoire (2). Enfin, pour surmonter les écueils en lien avec les « enfants-serpents » dans la société ivoirienne, des perspectives éthiques seront proposées pour l’amélioration de la condition sociale de ces enfants (3).
1. L’euthanasie sous ses formes traditionnelles dans la culture ivoirienne
L’euthanasie est un mot dérivé du grec, il est composé du préfixe « eu » (bonne) et du terme « thanatos » (mort) confère (2001, p. 427) et fait référence à la : « bonne mort, mort douce et sans souffrance » (Y. Kénis 2001, p. 427-428) dans le but de soulager une personne de ses souffrances. L’euthanasie plaide donc pour une belle mort. En Côte d’Ivoire, en observant attentivement le milieu socio-culturel, l’on se rend compte de l’existence de deux grands types de pratiques euthanasiques : l’une passive et l’autre active.
1.1. L’euthanasie passive
L’euthanasie passive consiste en l’arrêt d’un traitement nécessaire au maintien de la vie. De ce point de vue, la mort survient par l’arrêt du traitement. Voici pourquoi M. Kouassi (2010, p. 49-50) « considère qu’une pratique euthanasique est passive, lorsqu’on arrête tous les traitements qu’on administrait au patient en vue de le maintenir en vie ». En effet, au village comme en ville, certains parents dépensent énormément d’énergie et d’argent pour sauver leur frère ou sœur malade. Cela dit, après des mois ou des années de traitement, alors que le malade est au stade terminal, épuisés financièrement ou énergiquement, des parents abandonnent les malades. Ainsi, plutôt que d’agir directement pour donner la mort, ils suspendent les soins. Cela est une euthanasie passive assure M. Kouassi (2010, p. 49-50), puisque, dit-il, « on n’applique pas au patient une technique qui pourrait précipiter sa mort, mais en arrêtant les soins dont il avait besoin, l’on s’engage dans une logique, quoique passive qui conduit inévitablement à la mort ».
L’euthanasie passive signifie donc laisser mourir et en Côte d’Ivoire, des sociétés considèrent qu’elle est réalisable pour certaines personnes spécifiques et/ou odieuses dont les « enfants-serpents ». Il en va ainsi, chez les Attié, les Abouré etc., : « les enfants difformes ou présentant certaines anomalies » étaient automatiquement éliminé parce qu’ils portaient malheur dit Y. Brillon, (1980, p. 93). Les Attié sont un peuple organisé autour de valeur communautaires fortes et de rites traditionnels. En Côte d’Ivoire, on les rencontre principalement dans la région de l’Est du pays. En particulier dans les environs d’Abengourou. Groupe ethnique de Côte d’Ivoire, les Abouré sont établis dans la région du Sud-Comoé, à l’est du pays. Ils font partie du grand groupe Akan qui comprend également d’autres peuples tels les Baoulés et les Agni. Cette forme passive de l’euthanasie, si on s’en tient aux propos de M. Kouassi (2010, p. 50) peut « s’étendre aussi à l’arrêt de l’alimentation du patient, si celui-ci avait encore la capacité d’ingurgiter quelques aliments adaptés à sa situation douloureuse ». En fait, si l’on cesse d’alimenter quelqu’un et qu’il décède, alors qu’il aurait pu vivre encore quelques mois, voire de nombreuses années, il ne fait nul doute que l’intention était d’envisager la mort de celui-ci. L’un des modes opératoires consiste tout simplement à laisser le patient mourir de faim. Autrement dit, ce type d’enfant devrait être affamé pour que mort s’en suive compte tenu de leur singularité.
Pourtant, la culture ivoirienne confesse que l’Homme est valeur, c’est-à-dire que sa vie a un caractère sacré, car considérée comme un don de Dieu et des Ancêtres. Pour un Ivoirien donc, aidé une personne à mourir s’apparente à un crime et le meurtrier ne peut être reçue auprès des Ancêtres après un tel forfait.
Les citoyens ordinaires prétendent même qu’aucune génération, qu’aucun guérisseur ou tradi-praticien, qu’aucune autorité familiale ou politico-juridique de l’Afrique traditionnelle n’a jamais encouragé les pratiques euthanasiques (M. Kouassi, 2010, p. 13-14).
En effet, des Ivoiriens estiment que la vie de l’Homme fait partie intégrante de sa culture. C’est pourquoi, elle est dite sacrée et que l’on ne peut ou ne doit y porter atteinte. Sur ce, pour que nul n’entrave cette croyance : « les pratiques euthanasiques étaient bien dissimulées, entourées de mystères et de discrétions » rassure M. Kouassi (2010, p. 13-14). Il ajoute que seuls les initiés peuvent y prendre part. D’ailleurs, ces derniers conscients de ce que les sociétés traditionnelles sont fortement attachées à la préservation de la vie, de l’humain et de la dignité humaine, pratiquaient l’euthanasie : « à l’abri de tout regard indiscret des profanes » (2010, p. 14).
En clair, des pratiques euthanasiques allant jusqu’à l’affamement d’une certaine catégorie d’enfants sont courantes dans des traditions ivoiriennes, car « la mise à mort de l’enfant difforme n’est pas considérée comme un crime dans la mentalité collective des individus issus des communautés qui épousent cette pratique » affirme V. K. Ekpo (2019, p. 59). Si ce principe est admis par ces communautés, c’est bien parce qu’elles estiment toutes que
Le fait d’éliminer l’enfant, considéré comme un sous homme, aiderait à purifier la communauté. Une telle personne, disaient-ils, viendraient forcément des démons et en le sacrifiant, ils apaisaient les divinités et évitaient pour l’avenir, au moins proche, l’avènement de ce genre de malheur (I. Gueye, 2012, p. 216).
Ce qui laisse croire que cette pratique dans les cultures traditionnelles ivoiriennes n’était pas considérée comme un meurtre puisque la victime est un sous homme.
1.2. L’euthanasie active
La pratique active de l’euthanasie survient quand on administre délibérément une substance mortelle au malade. Abordant dans le même sens, M. Kouassi (2010, p. 50), souligne qu’elle : « consiste non seulement à arrêter tout traitement, mais aussi à appliquer des méthodes, des techniques susceptibles d’accélérer la mort du patient ». Ainsi, contrairement à l’euthanasie passive qui consiste à ne pas entreprendre ou arrêter les traitements qui prolongent la vie d’une personne, l’euthanasie active est une mesure plus directe, car l’on s’active à donner la mort intentionnellement.
À cet égard, M. Kouassi (2010, p. 50) écrit : « les substances de certaines plantes connues pour leur effet toxique sont utilisées pour aider le malade (les enfants-serpents) à mourir sans douleur, ni souffrance ». En effet, l’une des théories communément répandues chez les Agni dans la partie Est de la Côte d’Ivoire est que « le recours au poison reste légitime pour un parent ou une famille qui veut échapper à une honte publique, aux affres et dégradation d’une maladie incurable ou à des difficultés insurmontables » écrit J. P. Eschhlimann (1985, p. 50). Les Agni vivent dans plusieurs départements, notamment à Abengourou, Agnibilékrou, Koun Fao, Arrah, Bongouanou, Andé, M’batto, Tiassalé, Maféré, Aboisso, Adiaké et Assinie. Elle est proche du baoulé et du N’zima. Cette attitude démontre qu’avoir la malchance de naître « enfant-serpent » ou de le devenir au cours de sa vie a un prix qui se paie. Car, chez les Agni, affirment D. Alndingar et D. Vaïdjike (2016, p. 463), les « gens qui sont cloués sur la natte à cause d’une infirmité » ou d’un handicap, sur lesquels se portent les regards désobligeants et dégradants des autres sont considérés comme une honte pour la famille.
De façon générale, la pratique consiste, selon M. Kouassi (2010, p. 50) à « imbiber des morceaux de tissu de poisons et les insérer dans la bouche du malade ». Le poison dans cette perspective devient pour la famille et/ou les proches, « le seul moyen qui permet un suicide actif tout en respectant les apparences d’une mort naturelle » ajoutent D. Alndingar et D. Vaïdjike, (2016, p. 463). Dans cette logique, les nourrissons « anormaux » sont mis à mort dès leur naissance, noyés dans l’eau de bain ou étouffés dans la literie. D’autres exemples aussi infâmes consistent à déplacer ces enfants dans la forêt sacrée, pour dit-on les désenvoûter. Une fois dans ce lieu, les initiés accélèrent le processus de la mort souvent par strangulation.
Il convient de retenir que le sort réservé aux « enfants-serpents » dans les sociétés traditionnelles ivoiriennes depuis des lustres est avilissant. Lequel sort démontre clairement que naître « enfant-serpent » dans un tel environnement est une malédiction source de condamnation sociale. Ceci étant pourquoi, il est important de considérer les facteurs liés à la persistance de cette pratique.
2. Les préoccupations éthico-culturelles liées à l’euthanasie des « enfants-serpents »
Les questions éthico-culturelles liées à l’euthanasie des « enfants-serpents », touchent en fait à des croyances profondément ancrées dans des cultures ivoiriennes ainsi qu’à des situations économiques précaires qui sont des facteurs déterminants pour des décisions aussi grave que l’euthanasie.
2.1. Des croyances culturelles sélectives
En Côte d’Ivoire, le terme d’« enfants-serpents » fait référence à des croyances entourant des enfants et varie d’une communauté à une autre. Sur la base de ces croyances, les enfants dont la mère est décédée pendant l’accouchement ont la réputation de porter malheur, ce qui rend leur socialisation difficile. Leur naissance est associée à la superstition et à la malchance. Chez les Baoulé, par exemple, K. F. Patrice et al. informent que(2016, p. 150), « les enfants atypiques (…) nés avec des difformités (…) sont la preuve du malheur (…), l’enfant atypique est appelé : « wo ba » », ce qui signifie « enfant-serpent ». En fait, les Baoulé croient que ces enfants portent un fardeau et qu’ils apportent des ennuis à leur famille et à leur communauté. Cette conviction qui fait de ce phénomène un événement extraordinaire l’associe à une mystique. Par conséquent, les populations de cette contrée de la Côte d’Ivoire estiment que,
l’enfant naît difforme parce que ses parents sont en rupture avec l’entité protectrice. Soit ils ont enfreint aux tabous, soit ils n’ont pas satisfait aux exigences des génies en termes de rituel d’adoration. Une fois l’enfant est conçu, il n’existe pas de remèdes pour réparer sa difformité. (K. F. Patrice et al., 2016,p. 150).
Les interdits à ne pas enfreindre chez la Baoulé quand la femme est enceinte sont : ne pas prendre son bain la nuit ; ne pas manger le matin avant de prendre son bain ; ne pas voir les cadavres d’animaux ; ne pas voir le caméléon vivant ou mort, etc. Cette croyance est un exemple typique de la façon dont les normes traditionnelles peuvent influencer la perception et le traitement des « enfants-serpents » dans la société. Pour les Baoulé, la naissance d’un tel enfant est en phase avec une offense aux dieux. Comme le souligne V. K. Ekpo (2019, p. 60), ils pensent que « la naissance de l’enfant « imparfait » serait la réponse des dieux à l’effraction de leurs exigences ». Par exemple, chez les Baoulé, la naissance d’un enfant considérée comme un don des dieux en faveur de l’espèce humaine. De ce fait, la femme enceinte : « est astreinte à un certain nombre d’interdits à observer sous peine de compromettre le développement normal de la grossesse ou de mettre au monde une bébé atypique « tété-ba » » racontent K. F. Patrice et al. (2016, p. 140). Face à la crainte de la reproduction des enfants malsains dans la communauté, on soumet les femmes enceintes à des restrictions. L’on note, à cet effet, qu’il est défendu à une femme enceinte
De prendre son bain nuitamment, de manger avant de prendre son bain le matin, de voir un animal mort, de voir un caméléon vivant ou mort, de pleurer jusqu’à laisser tomber ses larmes sur le ventre, et d’entendre parler de morts ou de choses néfastes (K. F. Patrice et al. 2016, p. 140).
Le non respect des restrictions susmentionnées entraînent des conséquences significatives dont la naissance d’« enfants-serpents ». Voici pourquoi,
Les mères ayant mis au monde de tels enfants étaient mal vues et allaient même jusqu’à se confesser de ce mal car dans leur entendement, donner naissance à des bébés de cette nature relevait nécessairement d’une offense faite aux dieux (I. Guèye, 2012, p. 216).
La conscience de la vulnérabilité humaine face à l’adversité des superstitions est bien présente chez les Baoulé. Comme tel : « l’une des solutions qui s’offrent aux parents et familles est la mise à mort de l’enfant (…) pour que cessent le malheur ‘’tété’’ et les sanctions » écrivent K. F. Patrice et al. (2016, p. 150).
D’autres systèmes culturels, à l’instar des Baoulé, assimilent ces enfants à des individus pouvant adopter des comportements et des mouvements qui imitent ou rappellent ceux d’un serpent. En Côte d’Ivoire, on rencontre les Bété dans le centre ouest, notamment dans les régions de Gagnoa, Ouragahio, Soubré, Buyo, Issia, Saïoua, Daloa et de Guiberoua. C’est chez les Bété où « l’enfant porteur d’une différence ou marqué d’une malformation est (…) perçu comme la réincarnation de mauvais esprits ou est lié à d’autres causes supranaturelles » rapporte B. M. Oloukoï (2022, p. 3). Ces aspects conduisent inévitablement à leur rejet, une maltraitance ou à des actes plus graves avec l’euthanasie. Il ajoute c’est pour cela que ledit enfant : « est voué au mieux à l’abandon ou est un candidat potentiel à l’infanticide » (2022, p. 3). Fondamentalement, quand bien même la pratique de l’euthanasie ne soit pas si choquante dans le cercle des initiés, aujourd’hui avec l’évolution des mentalités et la promotion des droits de l’homme, il pose clairement le problème du caractère sélectif de la vie.
Dans le contexte des sociétés traditionnelles ivoiriennes, cette situation soulève des inquiétudes en rapport avec la possibilité que des décisions concernant la vie d’un individu soient prises sur des critères tels que l’âge, le handicap ou la condition sociale etc. Certains s’inquiètent de ce que cela peut conduire à des abus, en permettant par exemple de mettre fin à la vie des personnes handicapées ou âgées sans leur consentement. Le risque que des personnes handicapées ou en situation de vulnérabilité soient traitées de manière injuste ou discriminatoire est donc criard.
En effet, l’euthanasie suppose que les « enfants-serpents » ne devraient pas naître, non pas pour leur propre bien, mais pour celui de leurs parents et pour la société toute entière. À en croire K. J. R. Oussou (2023, p. 148), cette pratique : « comporte un mépris fondamental de ce qui n’est pas conforme aux règles qui définissent l’enfant parfait (ou naturel) ». D’autant plus que selon lui, l’euthanasie,
Présente des implications éthiques non négligeables, car du moment où on sélectionne la valeur de la vie humaine via des critères de normalité, de bien-être physique, on invoque des principes matérialiste et utilitariste de « qualité de vie » et de « bien-être » social » K. J. R. Oussou (2023, p. 148).
Alors que les populations rurales soutiennent-elles faire foi à la tradition, il s’agit en réalité d’un outrage à notre humanité, en ce sens que par cette pratique, l’on élimine volontairement, et de façon planifiée, nos semblables, des « enfants-serpents ».
Il est important de retenir que les sociétés traditionnelles ivoiriennes portent dans leurs germes des pratiques d’abandon et d’euthanasie des « enfants serpents » basées sur des mythes et des stéréotypes, et non sur des faits scientifiques. Cette perception est souvent due à des traits physiques ou comportementaux inhabituels chez l’enfant, des circonstances de naissances particulières. Par ailleurs, l’autre motif d’euthanasie en lien avec les « enfants-serpents » est la précarité sociale des parents.
2.2. La pauvreté des parents géniteurs d’« enfants serpents » : une entorse au respect du principe de sacralité de la vie
À ce jour, il est important de signifier que la situation socio-économique peu envieuse des parents géniteurs d’ « enfants serpents » demeure un terreau favorable à la soumission à des pratiques euthanasiques. En Côte d’ivoire, la vie économique des populations rurales se résume surtout aux activités agricoles d’où elles tirent leurs sources de revenus. Évoquant à cet effet la situation des Sénoufo dans le Nord du pays ivoirien, V. Yéo, (2017, p. 115) montre que ceux-ci n’échappent pas à cette règle où les peuples se consacrent entièrement à l’agriculture.
Toutes les civilisations agraires ont attribué une valeur éminente à la terre, qu’elles n’ont jamais considérée comme un bien comparable aux autres. Ainsi, l’économie traditionnelle faisait de la terre le capital essentiel et la seule richesse sûre.
La capacité de travail dans les sociétés traditionnelles ivoiriennes, transmises de génération en génération facilite l’amélioration de la subsistance et la survie des populations locales. Il est à remarquer surtout que les travaux champêtres aident également les paysans à se soustraire ou à réduire la dépendance économique. Dans ce contexte, la prise en charge d’un « enfant-serpent » pose un problème de main d’œuvre voire de survie de la famille, car elle immobilise un acteur, en l’occurrence le paysan.
Cette préoccupation relève de ce que la charge d’un tel enfant dépourvu de toutes facultés demande de l’énergie, de la patience, de l’attention et de la disponibilité. Alors que dans les sociétés où la survie quotidienne est une lutte, les priorités peuvent drastiquement différer. Ainsi cela, constituent une perte de temps aux yeux des parents qui, préfèrent s’atteler pour sauver la saison plus tôt que de s’occuper d’un enfant qui ne servira à rien.
Aussi, les sociétés traditionnelles souffrent de l’inexistence de structures spécialisées et de l’absence de personnels qualifiés dédiés à la prise en charge des enfants-serpents, alors il qu’il faut impérativement s’occuper d’eux avant de vaquer à d’autres occupations. La plupart des structures spécialisées sont des établissements privés à des coûts exorbitants. Quand on sait que la population rurale est à majorité pauvre, il est difficile d’envisager l’inscription d’un enfant handicapé dans une telle structure. En fait, faute de moyens de prise charge et pour éviter également qu’ils deviennent un poids pour sa famille et pour son village, l’on préfère les accompagner c’est-à-dire les euthanasier. À défaut, les paysans préfèrent s’en remettre aux services d’une matrone pour éventuellement détecter le mal dès la naissance du bébé. Celle-ci, sous la douche ou dans la chambre, soumet l’enfant à divers exercices dans le but de déceler une malformation physique ou psychique potentielle. La résistance de ce dernier à ces exercices est signe de sa bonne santé, donc de normalité.
Il en découle que l’euthanasie pratiquée dans les sociétés traditionnelles répond souvent à une préoccupation : celle de ne concevoir que des hommes valides, utiles, qui peuvent contribuer au développement de la société. Dans les sociétés à castes, par exemple, selon M. Koné et N. Kouamé « très tôt les enfants prennent part aux travaux domestiques et champêtres qui se déroulent dans leur unité familiale » (2005, p. 17). En effet, les travaux champêtres dans la société rurale sont, à certains égards, l’initiation aux vertus de l’effort, la solidarité et du travail. Ils contribuent à développer des aptitudes particulières chez les sujets. Il est évident que l’enfant normal, contrairement à l’enfant anormal ou malformé occupe une place focale dans les cultures africaines, parce qu‘il est socialement valorisant. Les paysans n’acceptent pas, alors, n’importe quel type d’enfant. Par conséquent, il est de plus en plus commun d’observer dans les sociétés rurales une volonté à accompagner (l’individu) pour qu’il retourne d’où il vient.
« C’est un étranger encombrant à qui (les populations rurales) refusent l’hospitalité » affirment K. F. Patrice et al., (2016, p. 150) . En effet, le problème ne pouvant trouver solution dans la conception des populations rurales, elles accompagnent l’enfant difforme au moyen de l’euthanasie. Ces faits démontrent que la construction des sociétés rurales se fait, dans une large mesure, sur des indicateurs culturels de viabilité qui ont pour ambition de favoriser la reconnaissance de l’individu en vue de garantir son inclusion au sein du groupe familial ou de faciliter son intégration de façon harmonieuse à la société.
Malheureusement, ces sociétés se construisent sur la base de pratiques à but euthanasiques allant jusqu’au meurtre d’une certaine catégorie d’individus au mépris du principe qui : « fonde l’égal valeur de la vie de tout être humain et de son inviolabilité » (M. Moulin, 2001, p. 717). Cette situation prouve que le respect irréductible du caractère sacré de toute vie et de la dignité humaine n’est pas accepté par toutes les consciences comme valeur. Si pour M. Kouassi (2010, p. 90) : « la primauté d’un respect irréductible de la vie l’emporte sur toute explication vitaliste », en Afrique en général, et en Côte d’Ivoire en particulier, un constat général s’impose : « ce sont les parents-payeurs (…) qui décident en lieu et place des patients » (M. Kouassi, 2010, p. 92).
Le parent-payeur est celui qui supporte les coûts des frais hospitaliers en lien avec la prise en charge du malade. À cet égard, c’est lui qui, très souvent, décide unilatéralement de la poursuite ou non des soins. Ceci est la preuve que parfois le respect du caractère absolu ou sacré de la vie peut entrer en conflit avec les intérêts humains comme dans le cas des parents-payeurs. L’euthanasie renforce l’idée selon laquelle les « enfants-serpents » n’ont pas la même dignité que les autres enfants. D’ailleurs en Côte d’Ivoire, M. Kouassi (2010, p. 92) rappelle que : « lorsqu’on évoque l’idée de la dignité humaine, il ne s’agit pas de celle du patient, mais plutôt de celle de la grande famille ».
L’état de l’« enfant-serpent » considéré comme un opprobre « ne doit pas salir l’image de la famille. C’est pourquoi celle-ci décide que l’euthanasie soit pratiquée » ajoute M. Kouassi (2010, p. 92). Comme constaté, l’euthanasie questionne en direction de la coexistence entre l’intérêt de l’individu et celui de la collectivité. À ce propos semble-t-il que :
L’intérêt de la collectivité aurait une priorité sur celui de l’individu : il serait contre-productif de privilégier l’individu par rapport à la communauté puisque la survie de la communauté exige que celle-ci l’emporte sur l’individu. (V. K. Ekpo, 2019, p. 58)
Le constat est donc que dans des traditions ivoiriennes, l’égale valeur de toute vie que défend le principe de sacralité de la vie ne concerne pas toutes les catégories d’humains. Des Ivoiriens ne voient pas toujours dans l’autre leur semblable une valeur. Et cette perception ou représentation on le voit peut entraîner des répercussions graves sur la vie des individus concernés puisqu’en cas de défaillances congénitales, l’enfant malformé, souffrant de maladies invalidantes ou qui présente un handicap encourt le risque de se retrouver en situation d’euthanasie. Il est impérieux de faire preuve de réalisme et d’envisager la construction de solution adaptées à la prévention ou à la prise en charge de ces types d’enfants.
3. Perspectives pour l’amélioration de la condition sociale des enfants-serpents
Les « enfants-serpents », tout comme les autres enfants, méritent des conditions sociales appropriées pour leur épanouissement. En effet, il est important de créer un environnement inclusif où ils peuvent être acceptés, soutenus et encouragés à atteindre leur plein potentiel. Pour cette raison, des mesures doivent être mises en œuvre de manière à contribuer à changer les perceptions et assurer leur bien-être et celui de leur famille dans les communautés ivoiriennes. Ces solutions sont au moins de deux ordres.
3.1. Incitation à la fréquentation des centres de santé
Se prononçant sur le cas spécifique des « enfants-serpents », la médecine définit ce handicap comme relevant de plusieurs maux. L’autisme est également reconnu comme une cause de cette maladie. À ce jour la prévalence de l’autisme diagnostiquée en Côte d’Ivoire est estimée à environ 1 % de la population jeune, soit près de 225 000 enfants de 0 à 17 ans, selon le Ministère de la santé. Ici, on « parle plutôt d’agénésie, de malformation fœtale, de souffrance fœtale ou déficit psychomoteur » confient K. F. Patrice et al. Dans d’autres cas par contre, elle l’attribue à la trisomie 21 et présente le sujet atteint d’une malformation des chromosomes. La trisomie est une anomalie chromosomique avec présence d’un chromosome en trois exemplaires au lieu de deux dans toutes les cellules (trisomie totale) ou dans une partie d’entre elles (trisomie mosaïque ou partielle). En général, il y a 23 paires de chromosomes en chaque être humain, mais chez les trisomiques on dénombre 21, une situation qui entraîne une déformation au niveau du visage, du physique, avec un retard mental assez prononcé et un trouble de langage très important. Ses signes se traduisent chez les enfants atteints de cette malformation par des difficultés à se prendre en charge dans les faits et gestes de la vie quotidienne.
À titre indicatif, K. F. Patrice et al., présentent les sujets comme, « des enfants qui ont un comportement qui n’est pas normal ou qui sont nés avec une malformation. Ils n’ont la plupart du temps pas accès au langage ». Mais, un tel handicap trouve solution aujourd’hui et peut même être surmonté au travers d’une fréquentation assidue des centres de santé notamment par les femmes enceintes, à travers des examens tels que le diagnostic prénatal (DPN) et le diagnostic préimplantatoire (DPI). Le premier, réalisé sur une grossesse implantée, en évolution dans l’utérus : « permet d’établir un diagnostic précis d’une maladie génétique grave ou fatale chez un fœtus » (H. Doucet, 2001, p. 277). Le diagnostic prénatal renvoie donc à un examen pratiqué en cours de grossesse sur un fœtus déjà investi.
Le second quant à lui se rapporte à un examen pratiqué après la fécondation in vitro, c’est-à-dire l’union extra corporelle d’un ovule et d’un spermatozoïdeet avant la grossesse. Il s’agit alors « du diagnostic réalisé sur l’embryon avant son éventuelle implantation dans l’utérus de la femme » (P. Labrune, 1999, p. 90-91). D’autres techniques comme l’amniocentèse s’inscrivent aussi dans ce registre comme l’indique A. C. Dumaert et D. Rosset. Selon ces auteurs, elle
consiste à prélever du liquide amniotique à la seizième semaine de grossesse, à isoler les cellules fœtales pour les mettre en culture et procéder à leur analyse chromosomique, permet de vérifier que dans 99 % des cas l’enfant à naître est indemne de toute anomalie chromosomique. (A. C. Dumaert, D. Rosset, 1997, p. 752).
Grâce à ces techniques, souligne K. J. R. Oussou (2023, p. 148) « ne sont alors transférés dans l’utérus que les spermatozoïdes qui ne sont pas atteints de défauts ». Dans ce contexte, quand le fœtus est porteur d’une trisomie 21, les parents peuvent demander une IMG (Interruption Médicale de la Grossesse). Ces techniques favorisent donc la naissance de bébés normaux qui, sans elles, n’auraient jamais été décelés et éviter. C’est en cela que V. K. Ekpo (2019, p. 65) écrit : « les diagnostics prénataux et préimplantatoires rassurent les parents. Ils favorisent leur sérénité dans l’attente de l’enfant ».
C’est le lieu de souligner que les causes de ces malformations sont en partie liées à des facteurs maternels d’origines prénatales, natales et postnatales. Les causes prénatales, par exemple peuvent provenir de la mère, via une intoxication maternelle liée au tabagisme, la consommation de drogue ou la prise de certains médicaments. Il peut également s’agir d’une affection non diagnostiquée plutôt soit chez la mère ou au niveau même du fœtus, d’où l’intérêt du bilan prénatal et des consultations prénatales lors de la grossesse. Ces éléments doivent être surveillés, voire dépister.
Pour ce qui est des facteurs d’origines natales il est important d’insister sur un fait : l’accouchement doit avoir lieu à l’hôpital et non à la maison. En effet, K. Louay explique que le processus de l’accouchement est un événement complexe ou interagissent :
Un ensemble des forces de compressions, de contractions, et de tractions. Lorsque la taille du fœtus, la présentation ou l’immaturité neurologique compliquent cet événement, ces forces au cours de l’accouchement peuvent conduire à des lésions tissulaires, œdèmes, hémorragie ou fracture chez le nouveau-né. (K. Louay, 1986, p. 4).
Ici, il est question d’informer les femmes enceintes que les accidents qui surviennent au niveau du cerveau de l’enfant lors de l’accouchement peuvent être responsables plus tard de paralysie cérébrale. Telle est la perspective dans laquelle s’inscrit K. Louay (1986, p. 4) lorsqu’il écrit que « le traumatisme obstétrical doit être suspecté chez tout nouveau-né ayant eu un accouchement difficile ou dans tous les cas où il y a une histoire de facteur du risque prédisposant que ça soit maternel ou fœtal ». Cet aspect traduit l’importance du cri immédiat à la naissance. À défaut, les médecins procèdent à une réanimation.
Les causes postnatales interviennent après l’accouchement jusque dans les deux premières années de vies de l’enfant et font référence à toutes les infections pouvant subvenir au niveau de l’enfance. Cela explique pourquoi, il est nécessaire de faire vacciner les enfants dans le respect du calendrier vaccinal de suivi de celui-ci lors de ses premières années de vies. Cet exercice est important, car il permet au pédiatre, à partir des dates indiquées dans le carnet, de pouvoir prévenir ces infections (rougeole, varicelle, les maladies diarrhéiques etc.) et si elles surviennent de les dépister tôt et donc d’assurer une prise en charge précoce. Ce dernier en amont alerte les parents sur d’éventuels troubles psychomoteurs, et en aval les oriente vers un spécialiste. Pour la survie, cela peut aider à dissiper les perceptions erronées et éviter des situations tragiques comme l’euthanasie.
3.2. Le salut par la sensibilisation et l’éducation
Pour sortir de ce drame et voir les « enfants-serpents » acceptés par tous dans le respect de leur dignité, il est nécessaire de mettre un accent particulier sur la sensibilisation et l’éducation des peuples. Pour rappel, l’Afrique traditionnelle a toujours accordée une certaine place aux enfants souffrant de handicap. Comme preuve : « Soundjata, vaillant chef guerrier, héros de l’Épopée mandingue (XVIIIe siècle) était handicapé) » déclare P. M. I. Mirin (2015, p. 45). En fait, autrefois les enfants difformes ou souffrant de certaines maladies invalidantes naissaient, parce qu’on ne pouvait pas anticiper leur état d’anormalité. Mais, cela est un lointain souvenir aujourd’hui, puisque les diagnostics prénataux et préimplantatoires permettent de surmonter cet écueil.
Il est donc possible d’aller convaincre les parents que ces enfants ne sont pas possédés par des esprits de serpents. En effet, les populations locales ne connaissent pas forcément les maladies susmentionnées. Il faut impérativement changer leur perception des choses en menant des campagnes de sensibilisation pour les informer sur les réalités médicales des enfants dits serpents et, surtout, lutter contre les fausses croyances qui y sont associées.
En fait, il s’agit de faire comprendre à la population rurale que ce sont des enfants comme les autres, victimes seulement de malformations qui ne sont aucunement liées à la violation des valeurs culturelles. Il est important d’expliquer les maladies sous-jacentes qui, une fois mal interprétées, peuvent conduire à des actions chaotiques comme l’euthanasie. Par exemple au nom de l’éducation et de la sensibilisation, des maladies comme l’épilepsie ont reçu un écho favorable auprès des peuples. En effet,
Le cas de l’épilepsie en est un bon exemple, car l’on peut désormais vivre quasi normalement étant épileptique. L’on ne voit plus les crises avec catalepsie et écume aux lèvres terrorisant les enfants et les enseignants et entraînant l’exclusion des épileptiques. Maintenant, les médicaments régularisent les crises chez les enfants et normalisent leur rythme scolaire contribuant à leur acceptation familiale et à leur intégration. (P. M. I. Mirin, p. 45).
La sensibilisation et l’éducation implique également d’initier une culture d’acceptation des maladies socialement dévalorisantes ou humiliantes pour le bébé et ses parents. Il arrive souvent que les parents s’accusent et s’auto-culpabilisent. Une situation qui peut les amener à nier le handicap de leur enfant et à ne pas l’accepter. Quand le parent n’accepte pas le handicap, cela est très grave et conduit à des actes d’évitement puisque l’enfant reste cacher et enfermer à la maison, ce qui ne favorise pas la prise en charge. En clair,
Il ne s’agit pas d’éviter à tout prix ces maladies mais de réduire leur occurrence. Déjà, les individus souffrants de certaines maladies congénitales ont du mal à s’intégrer dans la vie socioprofessionnelle et ils demeurent une charge pour leurs parents durant toute leur vie. Dans ces conditions, (l’euthanasie) serait un moyen pour prévenir ces discriminations en amont (V. K. Ekpo, 2019, p. 67).
Il est évident qu’il faut une solution globale et intégrée mettant un point d’honneur sur les progrès biomédicaux tout en veillant à l’amélioration des infrastructures sanitaires locales existantes, à la construction des centres de santé spécialisées et la formation de professionnels de santé qualifiés. En effet, le salut viendra aussi par des programmes de soutiens financiers, car ce genre de malades coûtent chers. Il faut doubler cela par des programmes de soutien psychologique. Mais, il est vital de promouvoir l’éducation et la sensibilisation, des facteurs primordiaux à l’évolution des mentalités pour démanteler les préjugés et protéger les plus vulnérables.
Conclusion
Le phénomène des « enfants-serpents » est une croyance culturelle qu’ont en commun plusieurs régions d’Afrique dont la Côte d’Ivoire. Ainsi, l’euthanasie en lien avec les « enfants-serpents » illustrent la complexité des questions liées à la vie, à la mort et à la signification de l’existence dans les sociétés traditionnelles africaines. En Côte d’Ivoire, en particulier, les textes de loi ne prévoient rien spécifiquement concernant l’euthanasie et la protection des enfants dits serpents. Certes, celui qui provoque délibérément la mort de quelqu’un peut être poursuivi pour homicide, mais il serait beaucoup plus intéressant de parvenir à un programme juridique de protection de ceux-ci dans les textes de loi. Car, des stéréotypes pèsent toujours sur les enfants souffrant de handicap sévère et des pratiques traditionnelles néfastes perdurent à leur encontre dans les villages ou les régions rurales.
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L’HUMANISME ET LES CONDUITES DÉVIANTES DE L’HOMME CHEZ HENRI BERGSON
Moussa KONÉ
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé:
Quelles sont les causes de l’inconduite des hommes ? À cette préoccupation, nous répondons d’une part que les manifestations de la violence révèlent que l’homme n’a aucune maîtrise de soi. Et d’autre part que la recherche de la perfection a conduit l’homme à la perdition du sens de la mesure. C’est en vue de revalorisation la dignité de l’homme que nous évoquons l’humanisme qui consacre le bien-être de l’humain. Ainsi, Bergson exhorte l’individu à privilégier l’intérêt de l’humanité. Cette nouvelle orientation des actions humaines, revient à repenser l’humanisme à travers la mystique.
Mots-clés : Dignité, Humanisme, Mystique, Perfection, Violence.
Abstract :
What’re the raison of mem imperfection ? To this question we say firslythat violence activity indicate that no mam can’t control himself. Secondly, the perfection research leaded us in perversion distress. In view of revalue human dignity, humanism, that we extol human happiness. So Bergson encourage person to favor human point. This new orientation of human action mean think about humanism through the mystic.
Keywords : Dignity, Humanism, Mystic, Perfection, Violence.
Introduction
L’être humain est perçu comme une dualité puisqu’il est fait de corps et d’esprit. Toutefois on identifie fondamentalement l’homme à la pensée et on méprise sa dimension corporelle. Mais, certains agissements laissent entrevoir que l’homme foule aux pieds les règles admises.
Cette approche de l’homme sous-tend qu’il est naturellement agressif. Il faut alors comprendre par l’agressivité naturelle comme des tendances par lesquelles un être tend à nuire à autrui, à porter atteinte à l’intégrité physique et morale de son prochain, à le détruire. Les guerres, les viols, l’immoralisme, les meurtres, l’inconduite et toutes sortes de perversion sont de parfaites illustrations de cette déviation de l’homme.
En dehors de cette nature violente, les hommes, inlassablement, sont en quête d’un état pouvant combler toutes leurs attentes, entre autres, la paix sociale. Dans cette aventure, les hommes mènent des activités susceptibles de combler lesdites attentes. C’est dans cette perspective qu’on assiste à l’émergence d’une humanité active dans le domaine des sciences et techniques. Les exploits de la techno-science ont suscité une forte espérance existentielle. Malheureusement, l’espoir fondé par l’homme est dissipé en raison des retombées néfastes sur la nature et l’existant qu’est l’homme
De cette approche, l’homme est perçu d’une part comme un être animé par la violence, et d’autre part, avec l’introduction des produits de la science et de la technique dans notre vie, créant des valeurs nouvelles, il est un être dépravé. À bien des égards, si le progrès matériel, tributaire de la science et de la technique, répond aux exigences du corps, ce n’est pas le cas de l’âme. C’est pour cette raison qu’il est impérieux d’œuvrer à la promotion des valeurs qui concourent aussi au développement de l’âme. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos d’Henri Bergson (1932, p. 332) lorsqu’il suggère qu’il faut « un supplément d’âme » au développement de la technique. Autrement dit, une réflexion éthique sur les procédés scientifiques s’avère nécessaire puisque pour lui, « l’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a fait » (H. Bergson, 1932, p. 332).
Notre recherche évalue le problème suivant : quelles sont les impacts des conduites déviantes de l’homme sur la société ? Cette question principale fait naître les interrogations suivantes ; d’où provient le comportement ignoble de l’homme ? Quelles sont les conceptions de l’humanisme ? N’est-il pas nécessaire de nous ouvrir à la mystique afin de corriger notre attitude inhumaine ? L’hypothèse principale de notre étude révèle que l’humanisme est un moyen d’amélioration du comportement déviant de l’homme. Quant aux hypothèses subsidiaires, la première montre l’origine de l’attitude inhumaine de l’homme. La deuxième hypothèse décrit quelques conceptions de l’humanisme. La troisième hypothèse quant à elle indique la nécessité de l’humanisme des mystiques bergsoniens.
1. Les sources de la conduite déviante de l’homme
La conduite d’un homme est jugée déviante lorsqu’il se met à l’écart des règles et des normes en vigueur dans un système social donné. Dans un autre sens, c’est quand un individu adopte un comportement contraire à la norme qu’on parle de conduites déviantes. Selon Le Larousse du collège, (1993, p. 456), « une conduite déviante est un défaut de conduite morale. » Et généralement la morale est l’ensemble de règles de conduites tenues comme universellement et inconditionnellement valable. La sociologie la définit également comme l’ensemble des règles ou normes de conduites propres à une société donnée. Dans ce contexte, l’individu qui agit contrairement aux règles établies, a une conduite déviante.
Dans un autre sens, il s’agit d’évoquer ce qui pousse l’homme à fouler aux pieds les normes sociétales. Nous ne pouvons ignorer que les perturbations psychologiques montrent que l’homme est victime des forces psychiques inconscientes dont il n’a guère le contrôle. Il s’avère même qu’il soit par nature pervers, immoral et violent. De même, la recherche de la perfection a conduit l’homme à la perdition du sens de la mesure dans sa vie individuelle et sociale. Malgré son bon sens et malgré l’évolution de la pensée libérale prônant les idéaux de droit de l’homme, nous assistons aux déviations morales et spirituelles des êtres humains, faisant du coup le lit des agressions sous plusieurs formes dont la désobéissance aux lois. À ce propos, qu’elle est la cause principale de l’inconduite des hommes ? Pour quelle raison les hommes, à un moment donné, agissent-ils par la violence au mépris des normes établies ?
1.1. La question de la violence naturelle chez l’homme
La violence est l’usage de la force brutale, l’action physique ou psychologique accomplie pour obliger ou contraindre autrui à faire ou à ne pas faire quelque chose, ou uniquement pour faire du mal. Selon André Lalande, (2010, p. 1231), « La violence dérive du latin violens qui veut dire « violent », et de vis qui signifie « vigueur », « force », « fureur » ou « ardeur », la violence renvoie à la force non maîtrisée. »
Dans le droit contemporain, la violence est l’équivalent de la force utilisée à l’encontre du droit commun, de la loi et de la liberté publique. En particulier, elle est la force utilisée pour endiguer les contestations sociales. En un mot, on retient que la violence est l’utilisation de la force ou du pouvoir pour contraindre et dominer.
Chez Héraclite, hybris, en tant que sentiment violent inspiré par la passion, l’orgueil et l’excès, désigne la démesure au plan social et politique qui rappelle l’excès, l’outrance et la violence. Ainsi, (1986, p. 190), il écrit que « ceux qui parlent avec intelligence tirent leur force, nécessairement de ce qui est commun à tous : la violence ; comme la cité et la loi, et beaucoup plus fortement ». Cela suppose qu’il est préférable d’étouffer le principe de la violence qui alimente et répand la destruction.
Aux yeux de Thomas Hobbes, la violence est naturelle puisqu’elle est perceptible à travers les éléments de la nature telles que les inondations, les incendies, les tremblements de terre, la chaleur et autres catastrophes naturelles. Elle est encore perceptible chez l’homme à travers les tortures, les homicides, les abus domestiques, les guerres entre États, les conflits intercommunautaires et familiaux, etc. Selon Thomas Hobbes (2010, p. 12), « la nature de l’homme est la somme de ses facultés naturelles, telles que la nutrition, le mouvement, la peur, la sensibilité, la crainte, etc. ». Cette idée de Thomas Hobbes montre que tous les hommes sont caractérisés par la passion et l’insatisfaction qui les poussent toujours à désirer plus par crainte de perdre ce qu’ils possèdent déjà. Ainsi, certaines passions naturelles pousseraient l’homme à violenter et à porter atteinte à ses semblables. C’est pour cette raison qu’il écrit que « l’homme est un loup pour l’homme par nature », que « l’homme n’est pas né avec une disposition naturelle à la société » (2000, p. 73).
Il revient que l’homme, à l’état de nature, est un animal solitaire conduit par ses désirs et passions du corps. Dans cet état, il n’est soumis à aucune loi, il n’existe aucun droit sinon celui de la force. Il est à remarquer que la notion de droit naturel et de moralité est de nature subjective dès lors que chacun se réfère à ses valeurs, à ses sentiments et intérêts propres. De cette conception de Hobbes d’une violence innée, il ressort que l’état de nature est un état d’insécurité et d’injustice où chaque homme est menacé en permanence par l’autre et réciproquement. À partir de cet état de nature hobbienne, nous disons qu’autrui est un ennemi, un danger qui est en conflit perpétuel. C’est pourquoi il écrit ceci :
La volonté de nuire en l’état de nature est aussi en tous les hommes (…). En ceux-ci la volonté de nuire naît d’une vaine gloire, et d’une fausse estimation de ses forces. En ceux-là elle procède d’une nécessité inévitable de défendre son bien et sa liberté contre l’insolence de ces derniers (T. Hobbes, 1934, p. 50).
De ce fait, chacun, dans le but de se conserver, a le droit d’user de tous les moyens nécessaires puisque naturellement chaque individu est mû par le désir de nuire à son semblable. Cela suppose également que chacun a droit de faire tout ce qu’il jugera nécessaire à sa conservation.
Aussi, en écrivant que « l’homme n’est point cet être débonnaire au cœur assoiffé d’amour dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais au contraire, un être qui doit porter aux comptes de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité », Sigmund Freud, (1934, p. 50) montre que la violence est liée à la nature de l’homme. Dans la conception freudienne, la violence est liée à l’instinct de l’homme parce que dans sa théorie des instincts, cette prédisposition conditionne le comportement de l’homme.
De cette analyse on peut déduire que la violence n’est pas extérieure à l’homme, mieux, elle n’est pas d’origine sociale, mais plutôt liée à sa nature. En faisant reposer la nature de l’homme sur la violence, il ressort que l’homme ne peut se défaire de la violence. Ainsi, sur la question de la violence, on retient que l’homme a des inconduites parce qu’il est déterminé par la violence et qu’il agit même sans le vouloir. Sous l’emprise de la violence, l’homme ignore totalement ce qu’est la vertu. Toutefois, il convient de relever que la conduite inhumaine de l’homme provient du fait que le progrès favorise le déséquilibre social, gage du déclin moral.
1.2. Le progrès, source de déclin moral de l’homme
L’homme moderne a vu dans le progrès technoscientifique le moyen d’accroitre son bonheur. Il a cependant oublié que ce progrès pourrait entraîner sa déchéance morale. C’est dire qu’à la recherche du progrès, l’homme a perdu le sens de la mesure. Ainsi, « sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne ; sans cesse on suit les usages, jamais son propre géni. On n’ose plus paraître ce qu’on est » (J-J Rousseau, 1992, 32). Dans un autre sens, pour être apprécié et honoré, il faut renoncer aux valeurs propres à soi-même. Aujourd’hui, l’humanité est sans doute en train de payer les conséquences de ce progrès mal maitrisé.
C’est pour cette raison que l’homme entre en conflit avec ses semblables, faisant naître l’inégalité et les inconduites de toutes sortes. À cet effet, Jean-Jacques Rousseau (1992, p. 183) voit dans « la faculté de se perfectionner » l’origine de la démesure des hommes. Autrement dit, le progrès est « la source de tous les malheurs de l’humanité » (J.-J. Rousseau, p. 184). Ainsi, il pense que le progrès est la source de la décadence morale de l’humanité et il fait entorse à la dignité humaine.
Aujourd’hui encore, de nouvelles inventions et pratiques scientifiques et biomédicales, dont les armes de destructions massives, les industries à grande pollution, le phénomène du clonage, les bébés éprouvettes, les mères porteuses, la location d’embryon, l’existence des banques de sperme et de la poupée sexuelle, la chirurgie esthétique, l’insémination artificielle, etc., portent atteintes à la dignité humaine et poussent celui-ci à la démesure.
De même, c’est l’inégalité stimulée par le caractère perfectible des hommes qui pousse ceux-ci à s’associer pour faire face aux calamités et d’assouvir leurs besoins. Or, il résulte de cela que c’est en s’associant que nous voyons naître les premières inégalités puisque pour Jean-Jacques Rousseau (1992, p. 228), « Celui qui chantait ou dansait le mieux ; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devient le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps : de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie ». Autrement dit, l’association des hommes engendre la perte des valeurs morales. En d’autres termes, dans la vision rousseauiste, le progrès est synonyme de déclin moral. Nous connaissons bien à ce sujet la sentence de Jean-Jacques Rousseau (1992, p. 34) : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». En effet, la dépravation dont il parle, renvoie au délaissement des vertus, de la probité, des actions utiles, de l’humanisme.
De nos jours, on ne demande plus à un homme s’il a de la probité ou s’il est vertueux, mais s’il possède les biens financiers et matériels, s’il a des talents. Mieux, pour réussir aujourd’hui, il faut fouler aux pieds les valeurs sociétales. Ainsi, « on a fini par délaisser la vertu au détriment du luxe ; on a fini par perdre son être, son humanité et sa dignité au profit des biens matériels. Pis, l’humanité est parvenue à un stade où le vice a pris l’apparence de la vertu et où l’homme sans vertu est honoré au détriment du vertueux » (J.-J. Rousseau, 1992, p. 55). Outre cette thèse rousseauiste, Henri Bergson explique l’attitude inhumaine sous l’angle du procès qu’il fait au machinisme. Dès lors, Henri Bergson pense la place grandissante que le progrès prend dans nos vies.
L’analyse qui va suivre montre que le progrès massif de l’humanité n’est qu’un progrès portant sur les moyens. La preuve, les moyens de l’homme ont grandi, les misères individuelles et collectives que l’homme fait subir à son prochain se sont aussi variées. Les moyens accrus sont devenus comme un poids plus lourd. Ce phénomène a conduit Henri Bergson (1932, p. 332)à faire le constat suivant :
L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids de progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. À elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. À elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux.
Ce constat est d’autant plus vrai que chaque jour la quantité de mal s’accentue encore plus. Il y a un grand écart entre l’avoir et l’être vue que nous sommes dans une société où la recherche du bien matériel est le seul vocabulaire que l’humanité puisse comprendre. Par conséquent, Henri Bergson craint que si l’homme ne cesse pas de se transposer en plus qu’humain, l’humanité risque de périr. Ce cri d’alarme d’Henri Bergson fut précédé par celui de Saint Simon à l’aube de la révolution industrielle du XIXe siècle. La société qui s’annonce, pronostiquait Saint Simon (2013 p. 87), « sera la société industrielle, celle des moyens accrus ». Par conséquent, l’humanité doit fournir des efforts pour combler le progrès matériel.
Elle a besoin des personnalités créatrices de nouvelles valeurs. C’est pourquoi nous évoquons l’humanisme, en tant que doctrine qui pense l’homme et le replace au centre de toutes les préoccupations en référence au respect de sa dignité
2. Des conceptions de l’humanisme
Pris en son sens courant, l’humanisme, depuis sa genèse (du Latin humanitas « humanité » dérivé de homo « homme »), affirme la valeur de l’homme en tant qu’homme, Cela suppose que l’humanisme, nous oriente dans notre volonté de comprendre l’humain. C’est dans cette logique que Cyrille G. B. Koné (1993, p. 69) montre le rôle de Protagoras quant à l’origine de l’humanisme quand il affirme :
Avec Protagoras, l’être humain est préféré à la nature, aux dieux et à l’éternel. Son humanisme commence lorsqu’il professe l’idée d’élévation, de formation de l’esprit humain, de l’amour de l’Homme, de respect d’autrui et de modération inspirant la bonne conscience à l’individu dans ses rapports avec les autres.
Dans l’ensemble, Protagoras apparaît comme un philanthrope puisqu’il prône l’Amour des êtres humains et professe au sein de l’humanité. En ce sens, par son humanisme Protagoras veut faire de l’homme « la mesure de toute chose » en tant qu’animal doté de raison. Posant l’homme comme valeur suprême, l’humanisme ainsi entendu considère l’homme comme le centre de l’univers. Comme on le voit, cet humanisme présuppose une sorte d’anthropocentrisme, dans la mesure où il semble construire l’univers autour et en fonction de l’homme. Ainsi, c’est dans le souci de percevoir au mieux l’humanisme que nous envisageons de voir dans ce chapitre ci-dessous quelques conceptions de l’humanisme, entre autres l’humanisme marcellien et l’humanisme sartrien.
2.1. L’humanisme dans le personnalisme de Gabriel Marcel
Abondant pratiquement dans le même sens que l’humanisme chrétien, le personnalisme de Gabriel Marcel s’inscrivit très tôt, et de façon originale dans le mouvement qui s’opposait aux idéalismes et rationalismes, qui régnaient au début du XVIIème siècle. Comme on peut le constater l’humanisme marcellien prend principalement en compte la personne humaine en sa singularité et en son rapport au transcendant, c’est-à-dire à Dieu. Selon Gabriel Marcel, le cogito de René Descartes étant incapable de fournir le sens véritable de l’existence humaine, c’est dans le dialogue intersubjectif, c’est-à-dire entre deux personnes que l’homme se découvre et s’affirme comme personne, mieux comme personne existant au sein du monde.
Par-là, nous comprenons que pour Gabriel Marcel, l’homme ne s’humanise véritablement que s’il se lie au prochain et à tous les hommes de la terre. De ce fait, la rencontre nous crée : nous n’étions rien que des choses avant d’être réunis, avant de rencontrer autrui. La rencontre fait de nous ce que nous sommes, c’est- à-dire des êtres existants réellement dans le monde. Ainsi, la rencontre qui implique la présence d’autrui est déterminante, voire capitale dans la conception marcellienne de l’existence humaine. Ainsi, chez Gabriel Marcel la destinée humaine est vécue en communauté puisqu’il affirme à cet effet que
L’homme a conscience de participer ensemble à une aventure unique, à un certain mystère central et indivisible de la destinée humaine. Ensemble nous sommes appelés à vivre, à aimer, et être aimé, à souffrir, à décliner, à mourir. Et s’il en va ainsi, c’est justement parce que de la présence d’autrui dépend la compréhension que j’ai de moi-même (G. Marcel, 1968, p. 28).
C’est en réalité à partir de l’autre ou des autres que nous pouvons nous comprendre et seulement à partir d’eux. Dans ce rapport mutuel l’homme ne doit pas vivre dans l’insouciance quotidienne de sa destinée. Bien au contraire, celui-ci doit accéder à une existence vraiment personnelle et consciente, dans la foi et l’éclairage de la lumière divine. De la sorte, l’humanisme de Gabriel Marcel, vise avant tout un « au-delà » de l’homme considéré comme fondement indispensable de toute existence humaine.
Nous comprenons donc que l’existence humaine, à en croire Gabriel Marcel, ne peut être véritablement cernée qu’en étant enracinée dans une transcendance divine. En clair, comprendre et parvenir à appréhender son existence, consiste à être illuminer par cette lumière intérieure, qui est présence du divin en soi. L’existence n’atteint son plein épanouissement qu’à partir du moment où elle se tient dans l’éclairage de la lumière divine.
En fait, le développement de nos puissances et l’ouverture à autrui seraient les traits essentiels de la philosophie existentielle à laquelle Gabriel Marcel presse l’homme à revenir. Ainsi, si l’existence dans le personnalisme marcellien exige de l’homme une relation au divin en tant que condition de sa compréhension et de sa réalisation. Dans l’existentialisme sartrien, a contrario, le concept de l’existence humaine se conçoit en dehors de toute idée de Dieu et pose, dès lors, le problème de la liberté ainsi que celui de la responsabilité de l’individu qui décide du sens de son existence.
2.2. L’humanisme dans l’existentialisme sartrien
L’existentialisme recherche le sens de l’existence humaine dans le monde. La pensée sartrienne démontre que Dieu n’existe pas et que l’homme existe comme projet fait d’horizons de possibilités. En conséquence, notre existence ne saurait être le produit d’un être supérieur, que l’on nommerait Dieu. En un mot, il n’y a pas de Dieu dont on puisse déduire l’existence. Jean-Paul Sartre (1938, p. 185) définit l’existence en écrivant ceci :
Par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement, ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence.
Comme on peut le constater l’existentialisme sartrien n’a pas de sens a priori : c’est l’homme qui donne un sens à son existence. Si dans la conception sartrienne, il n’y a pas de Dieu, et que notre existence est une éventualité, il s’ensuit que nous sommes ainsi livrés à nous-mêmes. Autrement dit, chez Jean-Paul Sartre, la nature humaine n’existe pas à proprement parler, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. C’est en ce sens qu’il mentionne que « l’homme est ce qu’il se fait, il se définit uniquement par son projet » (1996, p. 72). Il estime que l’homme est un projet qui se vit subjectivement, au contraire d’une mousse, d’une pourriture ou d’un chou-fleur. Rien n’existe préalablement à ce projet.
De cette idée, il ressort que l’existentialisme sartrien est fondé sur une distinction entre essence et existence, tel que conçu depuis l’Antiquité grecque. En un mot, l’existentialisme sartrien est le projet de l’homme qui définit lui-même son essence et est absolument libre. Une telle liberté se présente d’abord comme ce qui crée, introduit le non-être dans l’être. Ainsi, il écrit que « Le seul être qui peut être libre, c’est l’être qui néantit son être » (J.-P. Sartre, 1996, p. 186). C’est à l’homme seul qu’il appartient de donner un sens à chacune des situations qu’il traverse. En clair, l’existence humaine, dans la conception de Jean-Paul Sartre, se présente comme une feuille de papier vierge, et c’est à l’individu en tant qu’être libre, que revient la lourde responsabilité d’inscrire sur cette feuille de papier le sens de son existence. Vu que tout est focalisé sur l’être humain, l’existence sartrienne trouve sa fin en l’homme. En conséquence, la visée essentielle de l’existence chez Jean-Paul Sartre, n’a d’autre but que d’amener l’homme à se connaître et à assumer, en toute responsabilité, son existence. C’est pourquoi, il écrit : « Nous entendons par existentialisme une doctrine qui rend la vie humaine possible et qui par ailleurs déclare que toute vérité et toute action impliquent un milieu et une subjectivité humaine. » (1996, p. 72).
De cette affirmation, on peut dire que l’homme est capable d’attribuer un sens à son existence par son engagement dans la vie. Nous constatons une sorte d’anthropocentrisme qui laisse croire que l’homme est le centre de l’univers.
Somme toute, nous retiendrons à ce niveau de notre analyse que l’humanisme au sens habituel a toujours tendance à tout focaliser sur l’homme et à faire de lui une valeur suprême. C’est d’ailleurs ce qui transparaît aussi bien dans l’humanisme de Gabriel Marcel que dans celui de Jean-Paul Sartre. L’humanisme, en effet, vise avant tout une certaine revalorisation de la dignité humaine. Mais, c’est à l’homme qu’il revient d’orienter ses actions pour préserver cette dignité. C’est pourquoi une nouvelle orientation des actions humaines apparait nécessaire afin de préserver l’humanité.
3. L’humanisme et la mystique de Bergson
Une nouvelle orientation des actions humaines, reviendrait à penser l’avenir de l’humanité. Cette réorientation se réalise dans la philosophie morale d’Henri Bergson, avec l’union d’un moi individuel avec la mystique. Dans un autre sens, il pense que la personne humaine est capable de s’élever, de se dépasser, de se reconstruire et de se recréer en pensant l’avenir. Un tel mouvement est similaire à la première démarche de l’esprit à laquelle Henri Bergson nous convie. Cette démarche consiste en un dépouillement qui doit mettre à nu ce que nous sommes. Elle nous invite à regarder en nous et à y découvrir, « les données immédiates de la conscience » (H. Bergson,1991, p. 66). Mais, cette immédiateté s’acquiert par l’effort et non la paresse et la facilité. À ce sujet, Henri Bergson (1991, p. 67), affirme que « nous allons demander à la conscience de s’isoler du monde extérieur et, par un vigoureux effort d’abstraction, de redevenir elle-même ». En clair, nous pouvons réorienter les actions humaines si nous faisons un effort de nous détourner de nos habitudes.
3.1. La nécessité de briser les habitudes
L’habitude, dans le sens le plus étendu, est la manière d’être générale et permanente, l’état d’une existence considérée, soit dans l’ensemble de ses éléments, soit dans la succession de ses époques. L’habitude acquise est celle qui est la conséquence d’un changement. Elle est ce qui est contracté par la suite d’un changement. Mais elle peut subsister au-delà du changement qu’elle subit. Elle devient alors une disposition, une vertu qui s’accomplit dans le temps. Dans la visée de Félix Ravaisson (1838, p.3), « l’habitude a de la force parce que la modification qui l’a produite se répète davantage ». Ainsi, elle peut déboucher sur l’automatisme des us et coutumes. Elle peut développer aussi une relation de dépendance due à l’apprentissage ou à l’éducation. En décrivant l’habitude, Karl Sarafidis (2013, p. 3) écrit ceci :
Les habitudes que nous contractons forment avec le temps une des prisons les plus sournoises dans laquelle nous nous enfermons nous-mêmes. Dès qu’elles s’établissent dans nos vies, nous nous y abandonnons et il est très difficile de briser leur carcan. Elles sont à la vie ce que la généralité est à la pensée : une répétition aveugle, et à l’identique. Nous nous arrangeons de leur régularité pour gagner une certaine stabilité.
De cette description de l’habitude, il résulte que l’habitude a des conséquences sur l’homme vue que notre conscience, incapable de réagir, reste endormie. Par la force de l’habitude, l’homme devient un automate conscient. Et quand la conscience s’endort, elle n’a plus besoin d’anticiper, elle adhère au seul présent et l’action devient plus facile. Les habitudes sont donc très pratiques et on ne saurait s’en passer. Nous comprenons pourquoi nous nous plions sans peine à leur refrain. Les habitudes ont des conséquences très lourdes puisque chacun doit se sacrifier pour s’adapter au changement.
Les autres influencent notre personnalité puisque tout le temps, notre élan a été inhibé ou infléchi par leur décision. L’influence des habitudes se manifeste également dans les idées que nous nous forgeons qui ne reflètent pas notre personnalité. Pour justifier cet emprisonnement de notre conscience, Henri Bergson (972, p. 366) affirme que « nous sommes condamnés à traîner avec nous le poids mort des vices et des préjugés ». Ce poids de l’habitude justifie le découragement de tout effort intellectuel, de toute tentative de concentration de l’esprit. Par conséquent avec l’habitude, il nous arrive rarement d’avoir une pensée éveillée, d’être ouvert à nous-mêmes et au monde. Ainsi, nous finissons par renoncer à nous-mêmes, trahissant nos propres aspirations. En outre, si nous voulons nous ouvrir à l’humanité et éviter les effets nuisibles de l’habitude, il est indispensable de briser les habitudes.
Les effets nuisibles de l’habitude découlent directement des exigences de la vie en société, des conditions matérielles de notre vie pratique, mais aussi de notre façon de parler, d’agir et de penser. Pour détourner les effets nuisibles de l’habitude, il suffit de briser les habitudes. Pour Karl Sarafidis (2013, p. 6), il faut « une poussée de la volonté pour aller à contre-courant de nos façons habituelles de penser et pour rendre l’intelligence active et créatrice ». Autrement dit, nous devons agir, nous devons vivre avec une conscience en éveil, nous devons emprunter la voie de la création et de l’activité. Nous devons donc nous projeter dans l’avenir et prendre le temps d’imprimer notre marque sur le monde. D’ailleurs pour Henri Bergson (1990, p.823), « la vie peut s’orienter dans le sens du mouvement et de l’action ». En brisant les chaine de l’habitude, Henri Bergson développe une doctrine où l’homme peut se recréer penser son avenir et celui de l’humanité. Cette approche concrète de l’homme est bien humaniste. Il s’agit simplement pour lui de motiver l’homme à corriger son comportement afin de garder en éveille son intelligence.
3.2. L’humanisme des mystiques bergsoniens
Le désir de nous corriger mutuellement les uns les autres doit dominer les rapports sociaux. Nous avons eu, nous avons encore aujourd’hui et nous auront sans doute des personnalités qui, par leur conduite exceptionnelle, se donnent comme des exemples. Elles instituent de nouvelles habitudes contre l’ordre établi. Leur activité consiste à intensifier l’action de leur semblable en leur donnant de la force pour agir. Le souci qui anime Bergson est de libérer l’humanité de la pesanteur de la matérialité, car une fois fatigué de la chanson de maîtrise de la nature, il faudrait pour l’homme un redémarrage de l’humanité grâce à un grand mystique. À ce sujet, il écrit qu’il faut « une reformation interne de l’intelligence qui, devenue géniale parce que plus spirituelle, libérera l’humanité » (H. Bergson, 1932, 329). Cela veut dire que si nous voulons le bien de l’humanité, si nous voulons que les hommes deviennent meilleurs, nous devons nous munir de courage et d’effort pour lutter contre les pensées matérialistes.
Le sens du mystique que Bergson appelle de tous ses vœux est celui qui défend son idéal avec exaltation. Il fait preuve de sagesse afin de juguler le progrès technique. Son expérience a permis de tracer le dessin d’une société ouverte qu’Henri Bergson qualifie de société de créateurs. Ces grandes âmes ont accédé de s’engager pour le bien de l’humanité. Ils ont aussi accédé à une morale ouverte qui demande à l’homme d’aimer tous les hommes. Cette conception de la morale bergsonienne est universelle par ce qu’elle recommande d’aimer l’humanité. C’est l’exemple de la morale de l’évangile qui recommande d’aimer les autres comme soi-même. Félicien Challaye (1928, p. 274), parlant de cette morale ouverte, affirme : « La morale ouverte proclame les devoirs de l’homme envers l’humanité toute entière ». Cette idée indique que c’est à l’humanité toute entière que cette morale recommande de nous attacher. Il s’agit selon Karl Sarafidis (2013, p. 87), de « création et d’émotions, d’émotions attirantes et libératrices, de morale dynamique et supra-intellectuelle ».
Il ressort de cette démarche que l’homme de bien qui était enfermé par l’habitude, éprouve un sentiment de libération. Pour Henri Bergson (1990, p. 49), « l’homme de bien éprouve le plaisir à créer de nouvelles valeurs pour l’humanité. » Son effort nécessite une dose de courage à l’image de Socrate qui s’est affranchi des opinions courantes de son temps.
Les grandes personnalités morales de l’histoire ont capté les énergies créatrices qui tendaient à se disperser pour entraîner l’humanité bien au-delà de sa condition d’espèce. La personne humaine se dépasse dans la mesure où elle est capable de dépasser est capable de dépasser les limitations matérielles de l’intelligence spatialisante et socialisante pour ainsi dire, les réalités sociales contingentes. Ainsi, l’homme, chez Henri Bergson serait capable de prendre une part active dans la construction de la société ; c’est-à-dire de créer l’avenir. C’est cette négation de la nature humaine, c’est ce dépassement qui marque l’avènement d’une sorte d’humanisme chez Bergson.
Conclusion
De toute évidence, nous avons réduit l’homme uniquement à la conscience. L’effet induit de cette approche est la responsabilité de l’homme dans son agir, même si nous avons découvert plusieurs instances qui poussent celui-ci à porter atteinte à l’intégrité physique et morale de son prochain. Une telle détermination naturelle serait à l’origine de la démesure des êtres humains.
Aussi, les hommes, sans relâche, sont en quête d’un mieux-être susceptible de combler toutes leurs attentes. Dans cette aventure, l’on a assisté à l’évolution d’une humanité génératrice de plusieurs productions dont la science et la technique. Malheureusement, l’espoir fondé sur le couple techno-science est assombri par ses effets néfastes. De nos jours, les pratiques scientifiques continuent de nous inquiéter. De ce fait, l’évolution de la science et de la technique est la source de tous les malheurs de l’humanité.
Dans la visée bergsonienne, le progrès massif de l’humanité n’est qu’un progrès portant sur les moyens matériels de l’homme. Ils sont devenus comme un poids plus lourd sous lequel l’humanité gémit puisque sa réussite matérielle a entrainé son échec moral et spirituel. Comment l’humanité pourrait-elle se construire dans un monde où l’on foule aux pieds les valeurs morales ?
Dans la conception d’Henri Bergson, nous devons réorienter les actions humaines. Nous devons faire un effort de nous détourner de nos habitudes inhumaines. Nous devons nous corriger afin de nous ouvrir à l’humanité. Il est donc impérieux de préserver l’humanité au risque de faire face à une réelle décadence de l’être humain.
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LA PROBLÉMATIQUE DE LA PARTICIPATION DE LA JEUNESSE À LA GOUVERNANCE AU BURKINA FASO
1. Miyemba LOMPO
Université Joseph KI-ZERBO (Burkina Faso)
2. Payaïssédé Salfo OUEDRAOGO
Université Joseph KI-ZERBO (Burkina Faso)
3. Moubassiré SIGUÉ
Université Joseph KI-ZERBO (Burkina Faso)
4. Augustin PALE
Centre universitaire de Manga (Burkina Faso)
5. Alkassoum MAIGA
Université Joseph KI-ZERBO (Burkina Faso)
Résumé :
Les jeunes dans le monde contemporain semblent être piégés et exclus par les principaux cadres institutionnels de la société qui sont censés les soutenir. Pour examiner cette dynamique d’exclusion, une démarche qualitative mobilisant à la fois des données théoriques et empiriques à travers des entretiens individuels et des recherches documentaires a été entreprise. L’objectif de cet article est d’analyser des dynamiques qui structurent et organisent l’exclusion des jeunes dans les systèmes de gouvernance au Burkina Faso. Les résultats de l’étude révèlent qu’au Burkina Faso, la conversion du poids démographique de la jeunesse en poids politique peine à s’opérer. Les jeunes sont quasi absents dans les sphères de la gouvernance et n’occupent que très rarement des postes de responsabilité en raison des facteurs entrelacés.
Mots-clés : Burkina Faso, Développement, Exclusion, Gouvernance, Jeunesse.
Abstract:
Young people in the contemporary world seem to be trapped and excluded by the main institutional frameworks of society that are supposed to support them. To examine this dynamic of exclusion, a qualitative approach mobilising both theoretical and empirical data through individual interviews and documentary research was undertaken. The aim of this article is to analyse the dynamics that structure and organise the exclusion of young people from systems of governance in Burkina Faso. The results of the study reveal that in Burkina Faso, the conversion of the demographic weight of young people into political weight is struggling to take place. Young people are virtually absent from the spheres of governance and very rarely occupy positions of responsibility, due to a number of intertwined factors.
Keywords : Burkina Faso, Development, Exclusion, Governance, Youth.
Introduction
La crise de la démocratie représentative est l’un des aspects fondamentaux de la crise de gouvernance des sociétés modernes. Sous le couvert de démocratie représentative, les modes actuels de gouvernance relèvent en réalité de l’accaparement des institutions par une minorité (Mappa, 1998). La démocratie représentative a montré des limites évidentes à travers son incapacité à briser le cycle infernal de production de l’exclusion politique, sociale et économique (Cissé, 2007). En effet, une certaine classe d’individus qui s’est inscrite dans une corruption systémique, une culture de l’impunité et un clientélisme, dirige certains états africains et hypothèque l’avenir des jeunes (Olivier de Sardan, 2004, Banseka, 2006).
L’écart générationnel entre les dirigeants et les gouvernés et le sentiment d’exclusion de la gouvernance sont largement ressentis par les jeunes dans de nombreux Etats africains et plus particulièrement au Burkina Faso (Jacquemot, 2020). Plusieurs auteurs parmi lesquels Gorovei (2016), Konadje (2015) et Arnaud (2016) soutiennent que la jeunesse africaine représente plus de 60% de la population globale du continent se sent gouvernée par une élite âgée, qui laisse peu de place à la reconnaissance de leurs besoins et de leurs aspirations.
Le Burkina Faso n’est pas en reste de ce phénomène d’exclusion des jeunes dans la gouvernance du pays et ce, malgré leur contribution active à la chute du régime Compaoré à travers l’insurrection populaire de 2014 et l’échec du coup du Général Diendiéré sous la transition politique. Des événements au cours desquels ils ont exprimé leurs aspirations et attentes en matière de gouvernance du pays.
Au Burkina Faso, les jeunes constituent près d’un tiers de la population totale selon les statistiques du Ministère de la Jeunesse, de la Formation et de l’Insertion Professionnelle. En dépit de leur importance numérique, les jeunes ne participent pourtant que faiblement à la gouvernance du pays. Ils sont quasi absents dans les instances de gouvernance et n’occupent que très rarement des postes de responsabilité dans lesdites instances. C’est pourquoi, la préoccupation est formulée autour des questions suivantes : Comment se manifeste ce phénomène d’exclusion des jeunes dans les systèmes de gouvernance au Burkina Faso ? En quoi explique de ce phénome d’exclusion des jeunes dans la gouvernance au Burkina Faso ?
L’objectif de cet article est de rendre compte des dynamiques qui structurent et organisent l’exclusion des jeunes dans les systèmes de gouvernance au Burkina Faso. Le présent article s’inscrit dans une approche centrée sur la théorie des champs de P. Bourdieu, où le champ politique caractérisé par une pluralité de capitaux est marqué par une distribution inégale des ressources et de rapport de forces.
1.Méthodologie de recherche
1.1. Présentation de la zone d’étude
Le Burkina Faso est un Pays enclavé, situé au cœur de l’Afrique de l’ouest avec une superficie de 274.000km2. Sur le plan démographique, l’Institut National de la Statistique et de la Démographie, de 2006 à 2019, la population burkinabè est passée de 14 017 262 habitants à 20 487 979 habitants. La population du pays a quasiment doublé entre 1996 et 2019 en passant de 10 312 609 habitants à 20 505 155 habitants. Au niveau politique, le Burkina Faso, à l’instar de nombreux autres États africains, a connu une période d’instabilité politique caractérisée par la succession de régimes constitutionnels et de régimes d’exception issus de coups d’États militaires.
À l’ouverture démocratique à la suite du ‘’vent de l’Est’’ (1991), le régime du président Compaoré a progressivement mis en place un système de domination verrouillé où les possibilités de changements démocratiques s’amenuisaient pour ses adversaires politiques (Natielse, 2013). La volonté manifeste de confisquer le pouvoir politique a engendré des crimes de sang et économique et des sentiments d’injustice sous le régime de Blaise Compaoré. Ce ressentiment des citoyens sur ce régime semi-autoritaire caractérisé par des crimes divers et de mal gouvernance s’est traduit par l’accroissement des tensions et protestations.
Cette période a consacré l’émergence d’une société civile, moins formelle, plus jeune et principalement active dans les domaines de défense ou de promotion des droits de l’homme, de la démocratie et de la citoyenneté (Hagberg et al, 2017). En effet, au côté de ces acteurs traditionnels de luttes, il a émergé de nouveaux acteurs, des mouvements citoyens jeunes, des nouveaux amis de la démocratie et de la bonne gouvernance qui se sont dressé contre la modification de la constitution devant permettre l’ex-régime du CDP de s’éterniser dans la gestion du pouvoir d’État.
Ces nouveaux acteurs jeunes (OSC) ont démontré une réelle capacité à influencer les questions institutionnelles, constitutionnelles et politiques (Gorovei, 2016 ; Bonnecase, 2015). Ce renouveau d’OSC créées dans le sillage des tentatives de modification de la constitution, a contribué activement à la chute du régime Compoaré à travers l’insurrection populaire de 2014 et à l’échec du coup du Général Diendiéré sous la transition politique (Sy, 2015, Hagberg et al, 2017).
Aujourd’hui l’alternance politique au Burkina Faso est une réalité mais elle reste une alternance intragénérationnelle en ce que c’est la même génération qui est arrivée au pouvoir avec le père de la révolution burkinabè en 1983 (Thomas Sankara). La rupture espérée en matière de gouvernance avec l’ancien régime du CDP est en deçà des attentes du peuple et de la jeunesse en particulier. Pire, le pays est en proie à l’insécurité lié au terrorisme ayant occasionné des nombreuses pertes en vie humaine, d’important déplacements interne des populations et de besoins.
1.2. Méthode et technique d’échantillonnage
Notre étude s’inscrit dans une démarche qualitative. En conséquence, la technique d’échantillonnage qui nous parait appropriée est celle du choix raisonné. Cette dernière a permis de choisir les enquêtés qui sont à même de nous fournir les informations recherchées. Pour ce faire, le choix des enquêtés au cours de cette investigation s’est basé sur le principe de l’hétérogénéité et de la diversité du statut des informateurs. Au regard de la complexité de la gouvernance en lien avec les jeunes, les interviewés sont choisis d’une part en fonction de leur origine sociale et politique et d’autre part en fonction des rôles et fonctions dont ils sont investis. La technique convient en ce sens qu’elle a pour objectif, entre autres, l’analyse du sens que les acteurs donnent à leurs pratiques et aux événements auxquels ils sont confrontés. Le nombre d’enquêtés a été déterminé par le principe de la saturation.
Nous avons achevé notre enquête de terrain quand nous avons constaté que les entretiens ne produisaient plus de nouvelles données mais plutôt des répétitions des anciennes informations déjà recueillies. Cet effet de saturation s’est observé lorsque nous avons enregistré vingt-sept (27) entretiens avec les profils des acteurs répartis comme suit : présidents des mouvements citoyens jeunes (12), présidents d’institution de jeunesse (05), représentant de l’opposition politique (04), partis de la mouvance présidentielle (03), Responsables de la jeunesse du parti au pouvoir (02) et Secrétaire général des Syndicats du Burkina Faso (01).
1.3. Techniques, outils de collecte et analyse des données
Comme techniques de collecte des données, nous avons eu recours à la revue documentaire, à l’entretien semi-directif et l’observation de la vie politique nationale. À partir d’une approche centrée sur la théorie des champs de P. Bourdieu, d’entretiens et d’observations, nous avons analysé les raisons à l’origine de l’exclusion des jeunes dans la gouvernance du pays. En effet, elle s’est fondée en grande partie sur l’entretien avec des principaux acteurs nationaux de la classe politique, des organisations de la société civile et des institutions de jeunesse (parlements des jeunes et conseil national de la jeunesse). Elle est passée aussi par une documentation et l’exploitation de données de seconde main sur la gouvernance politique disponibles afin de cerner le sens et la portée des réflexions antérieures sur la problématique de la gouvernance.
Pour la collecte des données, nous nous sommes servis des guides d’entretien et des grilles de lecture élaborés à cet effet, ainsi qu’un journal de bord. Les entretiens ont porté sur les réalités révélatrices de l’exclusion des jeunes dans la gouvernance du pays et les facteurs à l’origine de la faible représentativité des jeunes dans le pouvoir d’État et autres institutions et dans les sphères décentralisées. Le principe de triangulation a été mis à contribution. Celui-ci a permis de croiser de façon raisonnée les points de vue des enquêtés ; il s’est agi de procéder au choix d’interlocuteurs variés qui sont issus des OSC, du parti au pouvoir, de l’opposition et des réseaux partisans, afin de confronter les points de vue de ces derniers. Comme l’a souligné J. P. De Olivier de Sardan (2003, p. 45) : « la triangulation permet de faire varier les informateurs en fonction de leur rapport aux questions traitées afin d’obtenir de discours contrastés et hétérogènes ».
Au terme du terrain, nous avons également procédé à la retranscription des entretiens enregistrés à l’aide d’un dictaphone et à leur dépouillement en les regroupant sous différents thèmes et sous-thèmes selon les objectifs visés en tenant compte des convergences et des divergences.
2. Résultats
2.1. L’exclusion des jeunes dans la gouvernance
L’exclusion des jeunes dans la gouvernance se manifeste sous plusieurs formes. Les tentatives d’instaurer de pouvoir à vie et l’alternance politique intragénérationnelle témoignent de la volonté des gouvernants à maintenir la jeunesse hors des sphères décisionnelles. Une jeunesse qui aurait pu être une force de propositions et d’innovations est tenue en marge du système de gouvernance. Cette volonté de prise d’otage de l’avenir de la jeunesse s’est traduite aussi par l’accaparement des biens publics par une minorité qui s’est hissée au sommet de l’État. Le constat est qu’il existe une fracture générationnelle entre les gouvernants et les populations qui se caractérisent par sa jeunesse. Les propos de l’ancien président du parlement des jeunes et membre du comité société civile de la Banque Africaine de Développement (BAD) témoignent bien de cette absence des jeunes auprès des ainés et de la crise intergénérationnelle qui pourrait en résulter :
Nous sommes dans une situation où les jeunes sont véritablement la majorité de la population. Il y a 5 ou 6ans et l’étude sur la question disait qu’il y a un gap de 40 ans entre la population africaine et leurs dirigeants parce que l’âge moyen des gouvernants est de 60 ans et celui des populations est de 20-22ans. Cela va naturellement entraîner des déficits, on ne parle pas le même langage puisque pour les historiens, on dit une génération, c’est 20 ans, donc il y a deux générations entre les deux catégories.
Au Burkina Faso, l’alternance intragénérationnelle en ce que c’est la même génération qui est arrivée au pouvoir avec le père de la révolution burkinabè en 1983. Ce constat s’explique par plusieurs facteurs imbriqués.
2.2. Les facteurs socio-culturels
Les dirigeants bien que parlant de l’intérêt général, ont instauré un système de gouvernance inspiré des modes de gestion des pouvoirs des sociétés traditionnelles. Ces derniers ont pour valeur l’exclusion des autres groupes sociaux (allochtones et roturiers) et la gérontocratie comme mode d’accès au pouvoir et de gestion des responsabilités sociétales.
La justification d’une telle mentalité de l’élite dirigeante s’explique par la transposition des pouvoirs traditionnels dans le système moderne de gestion du pouvoir d’État et l’absence du sens de l’intérêt général. Les tentatives d’instaurer des pouvoirs à vie et de succession de père en fils au profit de leur clan d’origine et entourage, témoignent de l’incorporation des modes de gestion des pouvoirs locaux dans la gouvernance de l’État.
Dans les sociétés traditionnelles, les tenants des pouvoirs locaux qui étaient d’un certain âge (les chefs, rois et autres autorités coutumières) jouissaient d’un pouvoir à vie. Ce facteur socioculturel qui s’est greffé aux intérêts égoïstes des valets locaux et de leurs entourages semble justifier l’état actuel de la gouvernance au sein du pays. Au Burkina Faso, l’accès à ces pouvoirs locaux était conditionné entre autres par la gérontocratie, l’occultisme et le statut social notamment l’appartenance au clan dominant d’un groupe social/ethnique regroupant une mosaïque des clans ne jouissant pas tous des mêmes privilèges. L’intériorisation de ces systèmes de valeurs justifie en partie le fait que les jeunes ont rarement droit au chapitre de la gouvernance. En rapport à la transposition de ces valeurs traditionnelles dans la gestion du pouvoir moderne greffée aux intérêts égoïstes, le président du conseil national de la jeunesse l’évoque en ces termes:
Il y a deux éléments, le premier élément, c’est le facteur traditionnel et culturel, vous voyez avant quand on dit un chef détenait un pouvoir, il n’y avait pas un chef qui sort du pouvoir et il part s’assoir pour qu’une autre personne vienne gouverner ; donc la perception de nos populations, c’est cela. L’autre aspect est que certains arrivent au pouvoir et dès leur arrivée, ils savent qu’ils vont partir ; mais des gens vont même souffler la puce à l’oreille ; oui bon, il faut que tu restes, avec des flatteries, ils se croient tout permis, des Dieux puissants sur la terre ; donc, il faut gouverner à vie. Au Burkina comme ailleurs en Afrique, ça, vous l’aurez constaté qu’il y a une génération qui a pris en otage plusieurs générations notamment la génération de 1983, ceux qui sont venus fraîchement au pouvoir avec Thomas Sankara et après la disparition de Thomas Sankara, c’est cette même génération qui a continué et qui continue de gérer les affaires du pays et qui ne connaît rien d’autre que la gestion des affaires publiques à leurs profits.
En outre, l’inaction des jeunes, militants des partis politiques, s’explique également par l’intériorisation de certaines normes socioculturelles qui sont toujours de mise dans la société burkinabè. L’intériorisation de certaines considérations socioculturelles explique en partie la réserve des jeunes à bousculer les ainés et l’emprise des ainés sur la gestion des affaires publiques au détriment de ces derniers. Dans les sociétés traditionnelles, la déférence des ainés à travers l’obéissance aux ordres, la soumission aux ainés et le droit d’ainesse sont des normes intériorisées grâce à la socialisation et qui font que les jeunes s’inscrivent peu dans une logique de revendication ou de sédition au sein des partis politiques.
2.3. L’exclusion des jeunes dans la gouvernance politique
La gouvernance politique au Burkina Faso est caractérisée par la faible représentativité ou la quasi-absence des jeunes au sein des trois pouvoirs d’État (législatif, exécutif et judiciaire) qui constituent des maillons essentiels dans la prise des décisions, l’exécution et le contrôle de la gestion des affaires publiques. Ces instances sont des cadres au sein desquels les jeunes devraient à la fois exprimer leurs aspirations et s’initier à la gestion des affaires publiques auprès des ainés afin d’assurer la relève. L’origine de cette faible représentativité est la conséquence des pratiques de gouvernance au sein des formations ou partis politiques. La faible présence des jeunes à l’Assemblée Nationale est le reflet de la gouvernance au sein des partis politiques. En effet, au sein de la classe politique constituée des partis au pouvoir et de l’opposition, les jeunes sont peu représentés dans des bureaux exécutifs et politiques qui décident des candidatures et de leurs positionnements sur les listes électorales. Les propos du Président du conseil national de la jeunesse illustrent bien cette configuration de la classe politique burkinabè :
Dans les instances de prise de décisions, quand vous regardez le quota des jeunes n’est pas assez représentatif ; prenez l’hémicycle par exemple, le nombre de jeunes peut se compter du bout du doigt alors que c’est un cadre assez propice à même de permettre à la jeunesse de s’exprimer. Vous savez pour être député, il faut être dans un parti politique et être choisi. Vous comprenez aujourd’hui que ceux qui sont les présidents des partis politiques, c’est bien donc cette même ancienne génération qui se retrouve partout, ce sont eux qui sont à la majorité, c’est eux qui sont à la minorité ; c’est eux qui sont à l’opposition, c’est eux qui sont au parti au pouvoir ; donc ils ont tout le temps de discuter, d’arrêter une stratégie et d’éviter l’infiltration de la jeunesse.
Cette réalité est perceptible sur le quota des jeunes au sein des principaux partis politiques lors des élections législatives de 2020 en dépit des aspirations et attentes exprimées lors de l’insurrection populaire et de la transition politique de 2014. Ce constat est relevé par l’ancien président du parlement des jeunes qui souligne que le trio de la queue, selon le classement des partis politiques en fonction des candidatures des jeunes lors des législatives passées, était composé des trois principaux partis du pays, le MPP, le CDP et l’UPC. Le faible taux de candidatures des jeunes et leur positionnement inapproprié sur les listes électorales lors des élections nationales et décentralisées sont à l’origine de leur présence peu marquée au sein du parlement et de leur faible représentativité dans les instances décisionnelles locales. La jeunesse au sein des partis politiques fait de la figuration en jouant des seconds rôles au profit des aînés sociaux qui occupent les postes de décision. Lors des échéances électorales, des jeunes s’occupent de la mobilisation de l’électorat et du ratissage des réseaux clientélistes.
2.4. Le financement politique et le problème de leadership
L’autre facteur à l’origine de l’exclusion des jeunes est la nécessité de disposer des moyens financiers pour soutenir le parti et entretenir les réseaux de clients lors des élections. Dans une société gangrénée par la corruption et les promesses politiques non tenues, la politique nécessite de l’investissement en ce que l’électorat est devenu exigeant à l’endroit des hommes politiques qui ne sont accessibles et généreux que lors les échéances électorales.
Le financement du parti est l’une des clés de répartition des rôles et responsabilités au sein des partis politiques. Il commande et guide le choix des candidats et leur positionnement sur les listes électorales. Dans un contexte où les jeunes souffrent de chômage chronique et dans lequel les élites dirigeantes sont à la fois des hommes d’affaires qui se distribuent les marchés de l’État, les jeunes se trouvent en mauvaise posture pour accéder à des positions d’influence. Il est difficile pour un jeune d’atteindre un niveau d’enrichissement confortable et avoir la capacité de contribuer au financement des élections du parti et assurer entièrement les dépenses de sa base électorale. Dans un tel système de financement où chaque bailleur/investisseur espère un retour sur investissement, il est difficilement concevable que les jeunes soient à des niveaux de responsabilités élevées au sein des institutions ou être désignés candidat pour représenter un parti lors des élections législatives et locales.
Les propos d’un commissaire à la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI), représentant le chef de l’opposition politique, sont assez instructifs au sujet du processus qui a conduit à la faible représentativité de la jeunesse dans le système de gouvernance de l’État africains :
Quel parti va confier son sort à un jeune ou un intellectuel qui ne peut pas financer la tenue d’une Assemblée Générale ? Le peuple a compris que la politique, c’est le monde de la circulation de l’argent. Et quand, c’est comme ça, si vous n’avez pas les moyens qui sont usité dans le milieu, vous n’avez pas votre place dans le milieu. Or aujourd’hui quand vous êtes jeune, c’est par concours de circonstances et par accident de l’histoire, si vous arrivez à accéder à des postes. Et dans la société de l’avoir, les jeunes ne sont pas à un stade où ils peuvent s’imposer parce que pour avoir l’avoir, c’est tout un processus et en général avec nos difficultés économiques sur le plan macro, un jeune, tu ne peux pas arriver à un stade d’enrichissement pour commencer à chercher la reconnaissance sociale. Si ce n’est pas au bout de quarante ans. Ainsi, au niveau de l’organisation des partis politique, si vous êtes jeune, vous avez beau avoir des valeurs, tout au plus, vous ne pouvez servir qu’au niveau exploitation de vos compétences.
La primauté du capital économique en politique justifie en partie la faible représentativité des jeunes au sein des pouvoirs exécutif et législatif. Et cela d’autant plus que les nominations au sein de l’exécutif et dans les institutions représentent des récompenses politiques en vue d’un retour sur l’investissement. Cet état de fait prédispose aux détournements des fonds publics par les promus qui se voient en droit de recouvrer les fonds dépensés dans les achats de conscience durant les élections dans les réseaux clientélistes. Par ailleurs, il est à retenir que dans le contexte burkinabè, bien que la primauté soit accordée au pouvoir économique en matière politique, les piliers de la politique se résument en quelques facteurs liés que sont le capital social et capital symbolique. En général, les candidats ne sont pas élus sur la base de programme politique du parti : c’est l’individu, un fils, qui est voté et non le parti. À cet effet, les conditions essentielles pour des jeunes au sein d’un parti politique ou des leaders des nouveaux partis pour s’imposer aux élections reposent sur la cote de popularité et la capacité à mobiliser l’électorat. Cette mobilisation qui implique de disposer des ressources financières qui sont rarement à la portée des jeunes.
Au Burkina Faso, en prélude aux deuxièmes élections post-insurrectionnelles de 2014, certains partis politiques auraient conditionné les candidatures des militants et leur positionnement sur les listes électorales par la mobilisation conséquente de fonds devant servir aux financements des meetings et à la campagne de proximité qualifiée de corruption à domicile. Il en résulte que les attitudes et pratiques politiques au sein des partis sont moins favorables à l’initiation des jeunes à la gouvernance politique et à la gestion publique auprès des ainés (apprentissage intergénérationnel) censés passer le flambeau à la nouvelle génération.
À cela s’ajoute la nécessité d’être perçu au sein de l’électorat comme un homme politique nanti et généreux qui a la capacité de corrompre les électeurs et éventuellement venir en aide ou entretenir la clientèle. Cette exigence se pose en obstacle à la candidature des jeunes lors des élections nationales et locales. Dans ces conditions, la promotion des candidatures jeunes signifie courir le risque de perdre les élections au profit des partis adverses qui auraient eu le discernement de positionner des ainés sociaux nantis. En effet, les candidatures jeunes sont à l’image des candidatures féminines aux élections locales (en milieu rural) qui, du fait des facteurs socioculturels, constituent des risques de perte des élections.
Aussi l’une des raisons de l’exclusion des jeunes dans la gouvernance est le problème de leadership au sein de la jeunesse qui constitue un obstacle à la conversion de son poids démographique en poids politique. La guerre de leadership, le manque d’humilité des jeunes et l’absence de prise de conscience individuelle et collective de la nécessité d’une synergie, sont des facteurs qui desservent la jeunesse. Et ce, d’autant plus que d’autres acteurs militent pour sa division afin de l’empêcher de se constituer une force politique et d’innovations pour l’instauration d’une gouvernance vertueuse.
2.5. L’exclusion des jeunes dans la gouvernance administrative
L’on note une faible représentativité des jeunes dans le pouvoir exécutif, les institutions et leur quasi-absence dans les conseils d’administrations des institutions étatiques. La volonté des gouvernants à s’éterniser au pouvoir s’est matérialisée par l’absence de mécanismes d’implication effective de la jeunesse dans la gouvernance. Les jeunes sont en général maintenus dans les institutions de jeunesse dont la création a été suscitée par les organisations communautaires (Francophonie et autres). Les institutions telles que les parlements des jeunes et les conseils nationaux de jeunesse n’ont qu’un droit consultatif ou un rôle de simulation en matière de gouvernance/démocratie. Au Burkina Faso, le nouveau régime intervenu à la suite d’une insurrection populaire ne semble pas percevoir la nécessité d’améliorer considérablement, la responsabilisation des jeunes au sein du pouvoir exécutif et dans les institutions. Le constat est que les choses n’ont pas véritablement changé. C’est l’opinion du président du conseil national de la jeunesse :
Le deuxième problème vous l’aurez constaté que dans le pouvoir exécutif, aujourd’hui, vous avez peu de jeunes ; pourtant, c’est là-bas aussi que tout ce qui est décrets et règlements alors se prennent ainsi que la mise en œuvre des lois ; donc s’il n’y a pas les jeunes, ça cause problème ; de même que pour le pouvoir judiciaire. Il y a aussi plusieurs conseils d’administrations et plusieurs instances où certaines décisions ou projets de décisions sont produits ou bien certaines décisions liées donc à des domaines spécifiques sont prises et quand vous fouillez vous ne verrez pas de jeunes.
Cette représentativité relative au sein des pouvoirs exécutifs et dans les institutions traduit le manque de confiance en la jeunesse et de volonté politique.
2.6. La crainte des conséquences de la perte du pouvoir
La faible présence des jeunes dans la gouvernance politique s’explique aussi par la crainte de la perte des privilèges et du contrôle du fait de la participation effective de ces derniers dans les instances de prises de décisions. En réalité, de nos jours, les aînés voient en ces jeunes des porteurs d’espoirs et d’un courant nouveau qui ne s’aligne pas forcément sur leurs intérêts d’où la crainte de s’aventurer en favorisant leur pleine participation. Toute chose qui justifie les stratagèmes à avoir le monopole de la prise de décisions au sein des institutions au regard d’un certain nombre de dynamiques qui les amèneraient à être coincés par la jeunesse qui voudrait opérer des changements auxquels ils ne veulent ou ne peuvent pas faire.
Dans ces conditions, l’impératif est le développement de stratégies pour la confiscation du pouvoir d’État par un cercle restreint afin d’éviter la pénétration des jeunes dans les pouvoirs législatif et exécutif qui leur permettrait de comprendre certaines choses au risque de les importuner avec un rythme incontrôlé. Il s’agit des facteurs qui font que les jeunes aujourd’hui sont restés à la marge de la dynamique de gouvernance.
2.7. Les malversations au sein de la jeunesse responsabilisée
La responsabilité de la jeunesse est aussi engagée en ce qu’elle n’est pas exempte de reproches. Les jeunes sont à la fois victimes des ainés qui les utilisent à des fins clientélistes mais aussi responsables de leur propre exclusion dans le système de gouvernance en raison des problèmes de probité. En effet, des prétextes ou des raisons fondées ne manquent pas pour incriminer la jeunesse. De nos jours, la faible représentativité des jeunes dans les sphères importantes de prise de décisions et leur présence moins marquée dans les institutions sont aussi imputables à la jeunesse qui a manquéd’exemplarité à travers certains jeunes nommés à des postes de responsabilité. Ils se sont livrés à l’enrichissement illicite en ternissant l’image de la jeunesse.
Dans une société gangrénée par le phénomène de la corruption et dans laquelle la primauté est accordée au matérialisme au détriment des valeurs d’intégrité et du sens de l’intérêt général, il n’est pas surprenant que les jeunes responsabilisés résistent peu à la tentation en procédant à une mutation qui consiste à rejoindre le clan des nantis. Au Burkina Faso, les cas supposés ou réels de détournement des deniers publics par des jeunes responsabilisés sont légion. La récurrence des rumeurs sur ces jeunes qui se sont livrés à la corruption ne cesse de faire des échos au sein de l’électorat et dans la société. Il existe des cas concrets détournement des deniers publics par des jeunes qui se sont montrés plus cupides et ont perdu la confiance des ainés et du peuple.
Au sujet de ces présumés malversations qui ont effrité l’image de la jeunesse, l’ex-vice-président du mouvement jeunes CAR ayant quitté ledit mouvement sous la transition politique de 2014 afin d’y dénoncer les dérives décrit bien ce manque d’exemplarité de certains jeunes :
Il découle des propos des enquêtés que les actes des jeunes responsabilisés traduisent l’absence de valeurs d’intégrité, de probité et de patriotisme sur lesquelles ils devaient se bâtir de la réputation et de la popularité au sein de la société en vue d’accéder aux pouvoirs d’État (Exécutif, législatif). Le manque d’amour pour la patrie et d’idéal, s’est révélé à travers les actes posés qui créent de la méfiance et la réserve des aînés en matière de responsabilisation de la jeunesse. Ces derniers estiment que les jeunes ne cherchent pas à construire sur le long terme et veulent aller très vite. De ce fait, ils se réservent ou hésitent à leur confier des rôles des premiers plans. En effet, si l’esprit est souvent disposé, il est à reconnaitre que les tentations restent également fortes pour des jeunes qui ont été longtemps exposés à certaines précarités et convoitises et d’absence d’exemplarité des ainés. L’une des alternatives pour y résister est de se fixer un idéal pour sa Nation et être déterminé à apporter sa pierre à la construction de l’édifice.
Discussion
Plusieurs facteurs entrelacés sont à l’origine de cet état de fait. Il s’agit notamment de l’incorporation des modes traditionnels de gestion des pouvoirs dans la gouvernance de l’État burkinabè. Ce facteur socioculturel qui s’est greffé aux intérêts égoïstes des dirigeants justifie en partie l’état actuel de la gouvernance. Brune et Kabamaba (2001, p. 20) partage cette perception de l’incorporation de certaines valeurs traditionnelles lorsqu’il affirme que :
Il y a de la transposition des modes ancestraux d’autorité et d’acquisition de la richesse à la politique de l’époque post-coloniale ; La primauté du lignage rende compte des fonctions remplies par les ainés qui sont au centre des relations de pouvoir politique et d’activité économique.
Le constat est qu’il existe une fracture générationnelle entre les gouvernants et les populations caractérisées par sa jeunesse. Cet écart générationnel et les pratiques de gouvernance inappropriées génèrent des sentiments d’exclusion et la défiance des jeunes vis-à-vis de l’État. Les jeunes se montrent de plus en plus sceptiques face au modèle conventionnel de la démocratie. Jacquemot (2020, p. 58), souligne que ce constat est plus alarmant sur le continent africain en ce que :
Nulle part dans le monde, l’écart entre l’âge médian des administrés et celui de leurs gouvernants n’est aussi élevé qu’au Burkina Faso : 43 ans, contre 32 en Amérique latine, 30 en Asie et 16 en Europe et en Amérique du Nord. L’inégalité catégorique introduite par le principe de la séniorité mâle dans le jeu politique est une entrave majeure à la participation des jeunes, dont pourtant le poids démographique relatif ne cesse d’augmenter.
L’intériorisation de ces systèmes de valeurs justifie en partie le fait que les jeunes ont rarement participé à la prise de décisions au sein des sphères nationales et décentralisées. C’est en cela que la théorie de l’habitus de P. Bourdieu indique que de tels comportements témoignent que les ainés politiques sont dans la logique de réaction de leur passé.
La gouvernance politique au Burkina Faso est caractérisée par la faible représentativité des jeunes au sein des trois pouvoirs d’État qui constituent des maillons essentiels dans la prise des décisions, l’exécution et le contrôle de la gestion des affaires publiques. La faible présence des jeunes au sein institutions est le reflet de la gouvernance au sein des partis politiques. Au sein de la classe politique, les jeunes sont peu représentés dans des bureaux politiques qui décident des candidatures et de leurs positionnements. Dans cette option, certains auteurs soutiennent que la démocratie représentative a montré des limites évidentes à travers son incapacité à briser le cycle infernal de production de l’exclusion politique, sociale et économique (Cissé, 2007).
La prégnance du capital économique en politique justifie aussi la faible représentativité des jeunes au sein des pouvoirs exécutif et législatif dans la mesure où les nominations au sein de l’exécutif et dans les institutions constituent des récompenses politiques. Le financement du parti est l’une des clés de répartition des rôles et responsabilités au sein des partis politiques. Au sujet du financement et la participation politique des jeunes, IEDA (2018, p. 18) soutient :
Le défi considérable pour les jeunes réside dans le fait qu’ils n’ont pas, généralement, de base financière suffisante pour s’engager en politique et occuper des postes d’élus. Ceux qui occupent de tels postes utilisent les financements pour appâter les jeunes et se servent des richesses pour diviser et mieux régner au sein de leur organisation politique.
Dans cette dynamique d’exclusion des jeunes, la responsabilité de la jeunesse est aussi engagée en ce qu’elle n’est pas exempte de reproches. Les jeunes sont à la fois victimes et responsables de leur exclusion dans le système de gouvernance : les jeunes sont très souvent utilisés par des ainés à des clientélistes ; on note également un problème de leadership et de manque d’idéal et de valeurs de probité et d’intégrité qui desservent la jeunesse burkinabè. Le problème de leadership au sein de la jeunesse qui se pose en obstacle à la conversion de son poids démographique en poids politique. La jeunesse responsabiliséea manquéd’exemplarité en ternissant son image.
Conclusion
À travers cette étude sur jeunes et gouvernance au Burkina Faso, nous avons cherché à interroger les logiques à l’origine de la présence peu marquée des jeunes au sein des pouvoirs d’État et autres institutions. Dans l’optique de répondre à ce questionnement, des techniques et outils de production de données socio-anthropologiques ont été mobilisées. L’objectif étant d’analyser les dynamiques qui sous-tendent l’exclusion de la jeunesse dans le système de gouvernance, le travail de recherche s’est inscrit dans la méthode qualitative qui a consisté à recueillir par voie d’entretiens, d’observation de la vie politique et de revue documentaire sur les problématiques liées à l’exclusion des jeunes dans la gouvernance.
Il ressort de l’analyse que la jeunesse burkinabè peine à convertir son poids démographique en poids politique. Ce second résultat fait l’état des facteurs à l’origine de l’exclusion des jeunes dans la gouvernance qui se caractérise par la faible représentativité de ces derniers au sein des trois pouvoirs d’État et autres institutions qui sont, par ailleurs, les maillons essentiels dans la gestion des affaires d’État. On note, en conséquence, l’existence d’une fracture générationnelle entre les gouvernants et les populations due à l’intériorisation de certaines normes socioculturelles dans lesquelles se sont incorporés les intérêts égoïstes des élites dirigeantes. Il est établi que le financement du parti politique est l’une des clés de répartition des rôles et responsabilités au sein des partis politiques. Il commande et guide le choix des candidats et leur positionnement sur les listes électorales.
Il est aussi mis en évidence la responsabilité de la jeunesse. Les jeunes sont à la fois victimes et responsables de leur exclusion dans le système de gouvernance en ce qu’ils ne sont pas irréprochables en la matière. La présence moins marquée des jeunes dans les institutions sont imputables à la jeunesse responsabilisée qui a manquéd’exemplarité et se livrent à la corruption en ternissant l’image des jeunes. La présente recherche pourrait s’ouvrir sur d’autres perspectives de recherches relatives aux voies de sortie de la trajectoire d’exclusion des jeunes dont les résultats constitueront un apport certain en termes de complémentarité.
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VIOLENCE RÉVOLUTIONNAIRE ET HUMANISME CHEZ JEAN-PAUL SARTRE
Kouassi Jean-Jacob KOFFI
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Pour Sartre, l’oppresseur doit abandonner tout projet d’oppression dans la mesure où celui-ci provoque chez l’opprimé un sentiment de révolte. Laquelle révolte a pour but de fonder un monde dans lequel règnerait la paix et la liberté individuelle. Pour le philosophe humaniste, même si les conflits ont des assises naturelles, nous pouvons les surmonter au profit de relations pacifiques. Ainsi, notre réflexion a pour principal objectif de retenir la violence révolutionnaire comme moyen de pacification sociale. Deux objectifs secondaires sont par ailleurs à noter : montrer comment la violence a suscité chez Sartre un bilan négatif des relations interhumaines, en premier lieu, et de son projet de paix, en second. À travers la démarche sociocritique nous ambitionnons montrer que l’existentialiste est en quête de paix perpétuelle parmi les hommes.
Mots-clés : Coexistence, Humanisme, Liberté, Non-violence, Violence-révolutionnaire.
Abstract :
For Sartre, the oppressor must abandon any project of oppression to the extent that it provokes a feeling of revolt in the oppressed. Which revoltaims to found a world in which peace and individual freedom wouldreign. For the humanist philosopher, even if conflict has natural foundations, we can overcome them for the benefit of peaceful relations. Thus, our main objective is to retain revolutionary violence as self-defense. Two secondary objectives should also be noted: showing how violence gave rise to Sartre’s unfortunate assessment of interhuman relations, firstly, and of his peace project, secondly. Throug the sociocritical approach we aim to show that the existentialistis in search of perpetual peace among men.
Keywords : Coexistence; Freedom; Humanism; Nonviolence; Revolutionary-violence.
Introduction
Il y a près d’un siècle, après avoir rédigé On a raison de se révolter (1974) et la préface de Les damnés de la terre (1961) de F. Fanon, Sartre fut considéré comme un théoricien de la violence. En effet, Commentant les propos d’un détracteur de Sartre, J. P. Barou (2006, p. 38) affirme :
Dans Le Nouvel observateur, un Trissotin de gauche lance l’appellation « dernier Sartre » : « Le dernier Sartre était devenu sacrément raisonnable, presque camusien, reniant sa préface aux Damnés de la terre, et plus enclin à la fraternité qu’à la violence ». Donc, l’autre, le « bon Sartre », était en réalité un violent, pas un camarade, un damné comme si le seul repère de sa vie était cette préface.
Pour cause, dans ses œuvres majeures, il consigne une morale permettant à l’opprimé de se révolter contre toute domination patronale. Dans un parcours de la vie de Sartre, nous découvrons que cet esprit révolutionnaire survient après la deuxième guerre mondiale : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande » (J.-P. Sartre, 1944, n°20). L’invasion étrangère dépersonnalise les conquis. L’existentialiste incite les prolétaires et les travailleurs à la révolte. J.P. Barou (2006, p. 22) relate ceci :
Désormais le nom de Sartre couvre les appels tels que « s’il faut prendre le fusil, nous ne serons pas les derniers », « Brise les cadences », « Mate les petits chefs », « Bats-toi pour le salaire contre la hiérarchie », « Impose ta loi », « Chasse la police syndicale de l’usine »
Dans la pensée de Sartre, face à l’impérialisme actuel, à la dictature des hommes politiques sous nos tropiques, il convient de faire usage de la force. C’est ainsi que la violence a été vue comme l’idée maîtresse de la pensée de Sartre, nonobstant l’humanisme existentialiste dont le philosophe se réclame. Si tel est le cas, il convient de dégager le problème suivant : l’idée de violence révolutionnaire chez Sartre entre-t-elle en contradiction avec son humanisme ? Comment appréhende-t-il les origines des conflits sociaux ? Pourquoi légitime- t- il la violence révolutionnaire ? La liberté individuelle et la coexistence pacifique ne seraient-elles pas les enjeux éthiques dans la légitimation de la violence révolutionnaire dans une visée humaniste ?
La violence révolutionnaire, proposée par Sartre, semble trouver sa légitimation dans une visée humaniste. En formulant ainsi cette hypothèse, nous avons pour objectif de montrer que la violence révolutionnaire telle que décrite par Sartre s’inscrit dans le cadre d’une légitime défense. Notre démarche se voulant sociocritique nous permettra de partir du contexte socio-culturel de la vie de Sartre pour en déduire sa conception de la contre-terreur. Notre développement s’articulera autour de trois axes : d’abord, Sartre et les causes des révoltes populaires ; ensuite, De la légitimation sartrienne de la violence révolutionnaire ; enfin, Liberté humaine et coexistence pacifique : des enjeux éthiques dans la légitimation de la violence révolutionnaire dans une visée humaniste.
1. Sartre et les causes des révoltes populaires
L’anthropologie Sartrienne s’inscrit dans la logique marxiste de la lutte des classes. En fait selon K. Marx (1895, p.5), « l’histoire de toutes sociétés jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes ». Autrement dit, l’histoire des hommes est celle des affrontements entre bourgeois et prolétaires, entre les plus forts et les plus faibles. Nous montrerons donc, en premier lieu, comment l’oppression des ouvriers conduit à la formation syndicale et en second, comment l’oppression coloniale a engendré des révoltes chez les indigènes.
1.1. De l’oppression des ouvriers à la formation syndicale
Selon Sartre, les rapports entre les employeurs et les employés sont des rapports de force, d’exploitation et de réification. Ils sont marqués par l’exploitation de l’homme par l’homme. En effet, pour survenir à ses besoins, l’ouvrier est dans l’obligation de travailler. Cependant, son salaire est incapable de couvrir ses besoins. Il vit dans une dépendance vis-à-vis de son patron. Pire, il devient son esclave. Dans un tel cas, l’ouvrier est chosifié car il agit malgré lui-même. J.-P. Sartre (1960, p. 350) a donc raison de se poser cette question :
La réification, comment ne pas voir qu’elle vient à l’homme par la récurrence, c’est-à-dire précisément comme ce qui le fait agir comme Autre que lui-même et qui détermine ses relations réelles à partir des relations des autres entre eux ?
Pour le philosophe humaniste, la réification est le fait de transformer l’homme en un autre que lui-même. Or dans ses relations avec l’employeur, l’ouvrier n’est pas libre de ses actes et de ses pensées.
La domination la plus barbare réside dans le fait de faire avorter la travailleuse au risque de perdre son emploi. Les raisons en sont qu’elle ne peut être opérationnelle. Les employeurs ôtent parfois toute possibilité d’être heureux aux travailleuses. Cette condition avilissante donnera naissance à la lutte syndicale. Et ces propos de (J.P. Sartre, 1960, p. 278) en disent long : « des ouvriers groupés en syndicats et agissant conformément aux intérêts de leur classe contre des patrons-vampires cédant aux impulsions de rapacité ». L’objectif de la lutte syndicale c’est celui d’améliorer les conditions de vie des travailleurs. La lutte syndicale vise à limiter l’oppression du patron. L’existentialiste écrit ceci :
Nous avons vu comment la pratique individuelle, quoi qu’on fasse, réalises-en chacun l’être de classe ; comment l’ouvrière qui se fait avorter réalise la sentence que les classes d’exploitation portent sur elle. Mais dans une action commune (revendicative ou révolutionnaire), il y a à la fois réalisation de l’être de classe et de la liberté : l’ouvrière, cette fois, reconnait son être de travailleuse définie par son salaire et son travail, elle le reconnaît dans la revendication même (…) (J.-P. Sartre,1960, p. 650).
Pour lui, la lutte syndicale affranchit les travailleurs de l’oppression. En somme, il convient de retenir que la violence qu’exerce le patron sur la masse ouvrière suscite l’union des ouvriers en corporation syndicale qui a pour but d’assurer la liberté et le bonheur des ouvriers. Mais que pouvons-nous dire de l’oppression coloniale ?
1.2. Violence coloniale et révolte des peuples africains
La pacification des rapports entre communautés ethno-tribales en Afrique a été remise en cause par l’implication brutale des Occidentaux dans la gestion du pouvoir par les Africains. En effet, le mal de l’Afrique, semble être sa rencontre avec l’Occident. Longtemps marginalisées, parce que considérées comme barbares, aux yeux des occidentaux, les valeurs africaines restent encore à la lisière de la civilisation objective ; d’où l’idée de civiliser le Noir dont la mentalité serait prélogique.
Perçu comme un continent au stade de l’enfance, puisqu’incapable de s’assumer selon le colonisateur, les Africains ont besoin d’une main adulte pour assurer leur premier pas vers la prodigieuse ascension de la civilisation. F. Falon (1952, p. 127) avait bien raison de dire que « le Blanc se comporte vis-à-vis du Noir comme un ainé réagit à la naissance d’un frère ». Pour rendre, en effet, leur volonté effective, qui est celle de suggérer au Noir qu’il ne se suffit pas, et qu’il a besoin d’assistance, tant d’astuces sont mises en jeu par les Blancs. Et ce sont de telles idées qui ont occasionné la Traite des noirs et la colonisation avec comme conséquence le grand retard accusé par les Africains dans la marche des peuples vers le progrès. La haine du Noir est la tâche assignée aux Blancs dans la marche vers la prodigieuse civilisation. J-P. Sartre (2005, p.229) met à nu ce racisme à travers les propos de Lizzie (personnage principal dans sa pièce théâtrale La Putain respectueuse), en ces termes : « Je n’aime pas les Nègres ». La haine des Noirs est incontestablement inscrite au cœur des Blancs. Toutefois, comment le colon a-t-il procédé pour avoir la mainmise sur la totalité de ses colonies ?
C’est à cette question, qui nous replonge dans le passé colonial de l’Afrique, que nous entendons maintenant répondre. D’abord, le colonisateur s’est assigné pour tâche de porter indubitablement atteinte au vécu quotidien des populations indigènes en transformant leur vécu primitif en réalité nouvelle. Il impose de nouvelles règles et de nouveaux devoirs aux colonisés qui se doivent de les respecter et les observer. Il procède ensuite à des arrestations arbitraires, s’approprie les terres des indigènes et vide le continent africain de ses bras valides. « La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser » (J.-P. Sartre, 2002, p. 23). De tels actes ne resteront pas impunis. En effet, ils auront les soulèvements populaires et les mouvements de contestation pour conséquences. La voie est ainsi ouverte aux pires atrocités anticoloniales :
Quand les paysans touchent des fusils, les vieux mythes pâlissent, les interdits sont un à un renversés : l’arme d’un combattant, c’est son humanité. Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds (J.-P. Sartre, 1961, p. 29).
En somme, notre philosophe pense que la violence qui réprime la violence humanise l’opprimé, il importe de lui donner une valeur éthique et une fonction libératrice. Dès lors, comment parvient-t-il à légitimer la violence révolutionnaire ?
2. De la légitimation sartrienne de la violence révolutionnaire
Pour l’existentialiste athée, l’homme dispose d’une liberté infinie. Dans ces conditions, elle reste une réalité indéniable à tout être humain. La revendication de cette liberté passe, chez lui, par la légitimation de la violence révolutionnaire comme l’unique moyen de parvenir à une coexistence pacifique lorsque la violence devient insupportable. Avant tout propos, il convient d’élucider chez Sartre le sens que renferme le concept de violence révolutionnaire, et comment parvient-il à la légitimer.
2.1. Une approche philosophique de la violence révolutionnaire
La « violence révolutionnaire » (J.-P. Sartre, 1976, p. 38) est l’acte par lequel l’opprimé tente d’« opposer la violence à la violence » (J.-P. Sartre, 1976, p. 29). En un mot, la violence révolutionnaire est une action en situation. Elle est l’arme des opprimés. Définissant la violence révolutionnaire, Sartre (1976, p. 182) écrit :
Elle est la pensée des opprimés en tant qu’ils se révoltent en commun contre l’oppression ; elle ne peut pas se reconstituer du dehors, on peut seulement l’apprendre, une fois qu’elle est faite, en reproduisant en soi le mouvement révolutionnaire et en la considérant à partir de la situation d’où elle émane.
Puisqu’elle naît de l’action, la violence révolutionnaire revient sur la pensée qui exige de l’opprimé une prise de conscience de sa situation. Elle rend l’opprimé plus conscient de son destin, de sa place dans le monde et de ses objectifs. « Il (l’opprimé) sait à présent que l’indépendance ne s’obtiendra que par la lutte armée » (J.-P. Sartre, 1976, p. 30). L’opprimé est désormais conscient de la lourde responsabilité de son existence qui pèse sur ses épaules. Il est angoissé face à son infinie responsabilité. « L’indépendance ou la mort » (J.-P. Sartre, 1976, p. 30), tel est son maître mot.
Une pensée révolutionnaire n’est jamais vouée à actions illégitimes. Mais elle est par essence la source même du principe de développement des sociétés humaines. Car par elle, l’opprimé n’est plus vu comme objet de son histoire mais comme sujet. Il n’est plus un simple exécutant des ordres du patronat mais un sujet qui participe de façon active aux prises de décisions au sujet d’un monde dans lequel il vit. La violence révolutionnaire a donc une assise morale. À ce sujet, Sartre (1976, p. 45) fait cette déclaration :
Partout où la violence révolutionnaire prend naissance dans les masses, elle est immédiatement et profondément morale car les travailleurs jusque-là objets de l’autoritarisme capitaliste, deviennent, fût-ce pour un moment, les sujets de leur histoire.
Autrement dit, la violence des opprimés est une riposte à la violence de l’oppresseur. Elle détruit l’exploitation de l’homme par l’homme à travers la suppression des classes. Se révolter contre les exploiteurs et les tyrans et défendre la liberté et l’égalité des individus, telle est le principe de la violence révolutionnaire. Il convient donc de lui donner une portée éthique. Cependant, serions-nous à mesure de nous prononcer sur la nature de la violence révolutionnaire sans toutefois dire ce qu’est le révolutionnaire dans la pensée de Sartre ?
Selon l’humaniste, « le révolutionnaire est nécessairement un opprimé et un travailleur et c’est en tant que travailleur qu’il est opprimé » (J.-P. Sartre, 1976, p. 178). Le révolutionnaire est donc un opprimé qui prend conscience de soi en tant qu’être dont les possibilités sont limitées par une autre conscience. Pour faire prévaloir sa dignité d’homme libre, il se dresse contre tout ordre préétabli et contre toute autorité patronale. Il poursuit la satisfaction de ses besoins les plus élémentaires par « la destruction de la classe qui l’opprime » (J.-P. Sartre, 1976, p. 178). La liquidation des inégalités sociales est au cœur de l’acte révolutionnaire. Le révolutionnaire recherche l’intégration sociale la plus complète des libertés opprimées. Pense-t-il, les structures sociales ne sont aucunement a priori et définitives, elles ne sont qu’un moment de l’histoire qui se déroule. Elles sont dépassables. C’est d’ailleurs cette définition que Sartre donne « du révolutionnaire », lorsqu’il fait cette déclaration :
Le révolutionnaire se définit au contraire par le dépassement de la situation où il vit (…) Au lieu de lui apparaître, comme à l’opprimé qui se résigne, comme une structure a priori et définitive, elle n’est pour lui qu’un moment de l’univers » (J.-P. Sartre, 1976, p. 179).
Le révolutionnaire conçoit l’histoire comme une perpétuelle mutation.
Ce qu’il souhaite, bien au contraire, c’est que les rapports de solidarités qu’il entretient avec les autres travailleurs deviennent le type même des rapports humains. Il souhaite donc la libération de la classe opprimée toute entière : au contraire du révolté qui est seul, le révolutionnaire ne se comprend que dans ses rapports de solidarité avec sa classe (J-P. Sartre, 1976, p. 180).
En somme, il convient de retenir que la violence révolutionnaire est l’acte par lequel l’opprimé tente de reconquérir sa liberté. Elle naît du désir d’indépendance des individualités tenues en captivité. Quant au révolutionnaire, il est celui qui lutte pour une société sans classe. La solidarité et la liberté des masses sont les principes de son engagement. N’est-ce pas pour ces raisons que Sartre fait de la violence révolutionnaire une légitime défense ?
2.2. La violence révolutionnaire, une légitime défense
Chaque homme dispose d’une liberté inaliénable comme l’indique Sartre. Il s’ensuit qu’il a le droit de la préserver, c’est-à-dire d’employer la force pour la défendre contre l’intrusion violente. En effet, personne n’a le droit d’assujettir les autres. Toute violence illégitime doit être légitimement réprimée. C’est dans ce sens que « la guerre engendre la guerre et la vengeance entraîne la vengeance » (Érasme, 2002, p. 89). Dans le même sillage qu’Érasme, S. de Beauvoir (2017, p. 18) pense que « la source même de la haine impose la vengeance comme la réponse possible, qui s’efforce à son tour d’atteindre la liberté du coupable ».
La violence révolutionnaire est loin d’être un appel au « terrorisme » (M. Walzer, 2004, p. 51), car, « le terrorisme, c’est fini » (J.-P. Sartre, 1948, p. 47). Elle n’est point non plus un appel à la violence injuste, puisque Sartre veut que l’homme soit juste. La violence libératrice fonde la justice et la liberté de l’opprimé. Et, tout comme Sartre, S. Diakité (p. 2018, p. 83) pense que « la révolte n’est pas de l’insoumission mais de la reconsidération de sa soumission à un idéal de justice, de liberté et de développement ». Cet appel est plutôt un appel à la guerre juste ; la guerre qui vise à arracher à l’opprimé les chaînes qu’il porte au cou et aux bras. M. Walzer (2004, p. 21) définit la guerre juste comme « une guerre justifiable, défendable, parfois même moralement nécessaire (…), mais rien de plus ».
La violence juste est menée pour affranchir l’opprimé du désespoir que cause l’oppression de l’oppresseur. Une vie opprimée doit coûte que coûte s’arracher à l’oppression. La violence suscite la révolte. C’est pourquoi l’opprimé a toujours eu raison de se révolter. Sartre a toujours soutenu la contre-terreur contre la terreur institutionnelle dans la mesure où cette dernière a trait à la saisie et à l’occupation des terres, aux arrestations arbitraires, etc. La contre terreur n’est qu’une forme de légitime défense que soutient M. Walzer (2006, p. 376), lorsqu’il affirme qu’« il est indéniablement des moments historiques où la lutte armée est nécessaire au nom de la liberté des hommes ».
La lutte contre l’oppression étant le projet initial de Sartre, celui-ci s’est battu contre les oppressions structurelles dues au capitalisme, et approuva la violence communiste comme la réaction qui soit la plus efficace contre la violence bourgeoise. Puis, il s’est engagé contre les oppressions du colonialisme. F. Fanon (1961, p. 90) s’inscrivant dans la posture de Sartre affirme :
La violence du colonisé, avons-nous dit, unifie le peuple. De par sa structure en effet, le colonialisme est séparatiste et régionaliste (…) La violence dans sa pratique est totalisante, nation ale. De ce fait, elle comporte dans son intimité la liquidation du régionalisme et du tribalisme.
L’Afrique a été immensément flagellée par des actes déshumanisants du colonisateur. Ses terres lui sont arrachées. Dans ce contexte, le colonisé sera condamné à faire usage de la violence défensive : « La violence défensive n’est permise que pour résister à des actes d’agressions contre la personne ou la propriété » (M. Rothbard, 2011, p. 148).
Au lieu de vivre en harmonie avec la nature des hommes, le colon et le néo-colon se font les parasites, les prédateurs des biens des indigènes qu’ils ont acquis de leurs propres travaux. En toute sincérité, « je considèrerai comme lâches ceux qui ne sauraient pas organiser la riposte contre de tels assassinats » (J.-P. Barou, 2006, p. 12). C’est donc, pour échapper à la lâcheté et vaincre les germes avilissants de la colonisation et du néocolonialisme et fonder la nation sur des bases solides que les Algériens, s’étant entretués, ont alimenté leur violence par la déshumanisation du Blanc.
Il n’y a de plus grand mal que d’enfreindre à la liberté d’autrui. Et ce mal, pour qu’il disparaisse doit être réprimé par un autre mal. « Car on ne peut vaincre le mal que par un autre mal ». (J.-P. Sartre, 1947, p. 1947). Puis, il conclut ses propos en ces termes :
Je reconnais que la violence, sous quelque forme qu’elle se manifeste est un échec. Mais c’est un échec inévitable parce que nous sommes dans un univers de violence ; et s’il est vrai que le recours à la violence contre la violence risque de la perpétuer, il est vrai aussi que c’est l’unique moyen de la faire cesser. (J.-P. Sartre, 1948, p. 309).
Telle est la position de Sartre qui considère la violence révolutionnaire comme une arme libératrice, un moyen pour parvenir à la coexistence sociale.
À y bien regarder, même si Sartre eut présenté le conflit comme le fondement des rapports inter-consciences et non la cohabitation, il convient de réitérer que son souci majeur est de fonder une communauté inter-monadique pacifiée. Car, la solidarité et la liberté sont pour lui des valeurs morales indispensables à la vie communautaire. En fait, dans sa définition même de la violence révolutionnaire, nous découvrons les fondements d’un humanisme axé sur la valorisation de l’espèce humaine en tant qu’être essentiellement libre. En termes plus simples, le révolutionnaire revendique la liberté et la paix de la masse opprimée. On comprend donc que la violence révolutionnaire renferme des valeurs humanistes. La liberté humaine et la coexistence pacifique ne sont-elles pas les enjeux poursuivis par Sartre lorsqu’il fait l’éloge de la violence révolutionnaire ?
3. Liberté humaine et coexistence pacifique : des enjeux éthiques dans la légitimation de la violence révolutionnaire dans une visée humaniste
L’humanisme sartrien débute avec la définition de l’homme comme liberté inaliénable qui se projette et qui ne doit ce qu’elle est qu’à elle-même. Cet humanisme loue « la prééminence spirituelle de l’homme, sa force opératoire et sa faculté créatrice » (S. Toussaint, 2008, p. 21). Cette valorisation de l’homme par l’homme lui-même permet à E. Callot (1963, p. 12) de définir l’humanisme de la manière suivante : « L’humanisme, c’est sans contexte le point de vue de l’homme sur lui-même et les choses, de l’humanité concrète en chacun de nous ». Cette réflexion montre que tout homme est un humain, et donc porteur de liberté inconditionnelle. Il importe de montrer dans cette partie que la liberté et la coexistence sont les objectifs poursuivis dans l’acte même de se révolter.
3.1. La liberté humaine, une valeur morale revendiquée par la violence révolutionnaire dans une visée humaniste
L’humanisme sartrien affirme sans ambages la liberté humaine. Cette liberté arrache l’homme à la possibilité d’exister simplement comme une chose. En fait, les choses du monde existent de façon déterminée. Leur essence est déjà inscrite en elles. Il n’y a aucune possibilité pour elles de se soustraire de cette existence figée puisqu’elles ne manifestent point la volonté de créer. La création et la volonté sont des attitudes humaines. C’est dans son souci d’être ce qu’il voudrait être que l’homme rend manifeste sa liberté. Autrement dit, c’est en agissant en vue de sa réalisation, de son accomplissement en tant qu’individu que l’homme manifeste sa liberté. L’être humain étant par essence agissant, Sartre (1945, p. 59-60), peut dire de façon loisible que l’homme est naturellement libre. Il renchérit ses propos en ces termes :
Ce que nous appelons liberté est donc impossible à distinguer de l’être de la réalité-humaine. L’homme n’est point d’abord pour être libre ensuite, mais il n’y a pas de différence entre l’être de l’homme et son ‘’ être-libre’’.
Doué d’une volonté libre et capable de faire des choix éclairés, l’homme est considéré comme l’être sui generis, la référence autour de laquelle tout s’organise. Il est fondamentalement responsable de tout ce qu’il fait. Ainsi, l’homme est-il condamné à être libre : « En fait, nous sommes liberté qui choisit mais nous ne choisissons pas d’être libres : nous sommes condamnés à la liberté » (J.-P. Sartre 1945, p. 497). L’essence de l’homme, c’est la liberté située au-delà de toute autre essence.
Dans Huis-clos, opposant Jupiter à Égisthe, Sartre fait montre de la toute-puissance de la liberté humaine. À travers Jupiter, personnage incarnant la divinité, Sartre (1947, p. 203) relate ces faits :
Quand une fois la liberté a explosé dans une âme de l’homme, les Dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-là. Car c’est une affaire d’hommes, et c’est aux autres hommes, et à eux seuls qu’il appartient de le laisser courir ou de l’étrangler.
C’est pour dire que la liberté humaine est sa propre limite. Ni Dieu et le Diable, ni les anges et l’inconscient freudien ne peuvent limiter la liberté humaine, car par elle l’homme s’affirme toujours supérieur à eux.
La non-croyance aux divinités supérieures est l’unique moyen d’affirmer notre liberté. En effet, c’est après avoir refusé de se soumettre à l’autorité du Dieu Jupiter qu’Oreste prend conscience de sa liberté. Puis à sa sœur Électre, il fait cette déclaration : « Je suis libre, Électre ; la liberté a fondu sur moi comme la foudre » (J.-P. Sartre, 1947, p. 208). Grâce à la liberté, l’homme ne subit aucune force inflexible de la nécessité naturelle. Tout ce qu’il réalise dans ce monde est le produit d’une pure obéissance à sa propre volonté. À ce sujet R. Steiner (1923, p. 70) affirme : « L’homme est libre dans la mesure où il est capable de n’obéir qu’à lui-même, à chaque instant de sa vie ». L’action qui naît de la liberté n’exclut pas la loi morale, elle l’inclue au contraire. Une action libre ne peut que vouloir le bien de l’humanité.
En fait, l’homme est son propre Prométhée. Doté d’une puissance créatrice, il crée ses propres valeurs. C’est ce que soutient Sartre dans son dialogue opposant, Oreste à Jupiter. À ce sujet, à travers le personnage Oreste, il écrit ceci : « Je ne reviendrai pas à ta nature : mille chemins y sont tracés qui conduisent vers toi, mais je ne peux suivre que mon chemin. Car je suis, Jupiter, et chaque homme doit inventer son chemin » (J.-P. Sartre, 1947, p. 237). Oreste se présente en bon révolté qui refuse de se soumettre à l’autorité d’une morale divine. Il crée en chaque situation sa propre morale. En ce sens, Sartre (1976, p. 221) écrit : « Ce que réclame le révolutionnaire, c’est la possibilité pour l’homme d’inventer sa propre loi. C’est le fondement de son humanisme et de son socialisme ». L’attitude socialiste du révolutionnaire se dévoile dans sa décision d’assumer la responsabilité des hommes opprimés et de favoriser leur unité. Défini par la liberté, le révolutionnaire
Réclame l’unification des groupes ethniques, des classes, bref l’unité de tous les hommes ; il ne se laisse pas mystifier par des droits et des devoirs logés a priori dans un ciel intelligible, mais il pose, dans l’acte même de se révolter contre eux, l’entière et métaphysique liberté humaine ; il est l’homme qui veut que l’homme assume librement et totalement son destin (J.-P. Sartre, 1976, p. 223).
L’humanisme révolutionnaire est la philosophie qui considère comme vraie la définition de l’homme comme liberté. Il a le devoir de lutter pour la libération des libertés opprimées. De dépouiller l’appareil mystificateur de la classe bourgeoise et d’affirmer l’homme comme valeur suprême. J.-P. Sartre (1976, p. 224) pouvait dire de façon loisible que
L’humanisme révolutionnaire apparaitra non pas comme la philosophie d’une classe opprimée, mais comme la vérité elle-même, humiliée, masquée, opprimée par des hommes qui ont intérêt à la fuir et il deviendra manifeste pour toutes les bonnes volontés que c’est la vérité qui est révolutionnaire. Non pas la Vérité abstraite de l’idéalisme, mais la Vérité concrète, voulue, créée, maintenue, conquise à travers les luttes sociales par les hommes qui travaillent à la libération de l’homme.
Notre vie est composée d’actions libres et d’actions non libres. Mais il est impossible d’avoir une nature humaine tant qu’on ne pose pas la liberté de l’esprit comme le degré suprême de son épanouissement. « Nous ne sommes véritablement des hommes que dans la mesure où nous sommes libres » (R. Steiner, 1923, p. 71). La liberté est un idéal non pas une pure vue de l’esprit, c’est un idéal qui donne sens à notre vie. Nous pouvons conclure nos propos en ces termes : « L’homme est bel et bien né libre, et il n’a jamais à être dans les chaînes » (M. Rothbard, 2011, p. 96).
En somme, l’humanisme sartrien consiste en une valorisation de la réalité-humain en tant qu’être libre. Un être dont l’essence s’épuise dans la coexistence. Cet humanisme place l’homme au centre de l’univers. Il fait de lui le créateur des valeurs morales. Il s’agit d’un humanisme qui soutient « l’autonomie rationnelle de l’homme » (S. Toussaint, 2008, p. 18). Il s’agit d’une valorisation de l’homme, d’une célébration de l’être humain comme le centre de l’existence en tant que sujet libre. N’est-ce pas pour fonder une communauté paisible que Sartre fait la promotion de la liberté comme valeur absolue ?
3.2. La coexistence pacifique, une conséquence de la contre-terreur
Chez Sartre, la première rencontre des consciences se solde toujours par la lutte ou le conflit. Mais les consciences dépassent leurs différends pour conserver l’unité de leur être ontologique. En effet, les consciences humaines malgré quelles s’opposent les unes aux autres abandonnent le plus souvent leurs oppositions pour faire place à l’unité. Les consciences sont ontologiquement Un. C’est donc la communauté inter-monadique pacifique qui prime chez Sartre. Pour lui, la présence d’autrui participe non seulement à la constitution ontologique du monde objectif, mais aussi à la réalisation de notre personne. Dans la relation qui se crée entre autrui et nous, il faut envisager la possibilité de réalisation d’un espace de convivialité. Affirme-t-il : « Nous sommes seuls parce que chacun a sa vie, il est à l’extrême pointe de la pyramide, tout est chez lui souvenir et passé (…) Mais en même temps tout homme est investi par tous les autres » (J.-P. Sartre, 1995, p. 11). En dépit de notre individualité, les autres participent à la constitution de notre être.
Autrui est celui qui donne sens et consistance à la réalité de notre être. En effet, le « je » ne peut être reconnu comme tel que si les autres l’approuvent. C’est pourquoi, dans son œuvre intitulée L’homme révolté, A. Camus (2001, p. 180) souligne que « toute conscience est donc, dans son principe, désir d’être reconnue et saluée comme telle par les autres consciences ». En d’autres termes, l’homme n’est ce qu’il est que si les autres le reconnaissent comme tel. Parlant de la liberté du révolutionnaire, Sartre (1976, p. 217) estime qu’
Elle est, à sa source, reconnaissance des autres libertés et elle exige d’être reconnue par elles. Ainsi se place-t-elle dès l’origine sur le plan de la solidarité. Et l’acte révolutionnaire renferme en lui-même les prémisses d’une philosophie de la liberté ou, si l’on préfère, il crée, par son existence même cette philosophie.
Toute existence humaine est nécessairement limitée aussi bien dans le temps que dans nos capacités, parce que personne ne peut se suffire à lui-même. C’est pourquoi, la liberté exige la présence d’autrui. Au-delà même de la liberté, la personne humaine, elle-même, n’est pas, par essence, encline à la solitude : « Je veux dire que c’est la nature même du sujet qui le rend capable de percevoir autrui et de le désirer comme un partenaire social » (R. Mishrai, 2008, p. 50).
Autrui ne doit pas être perçu comme un être inessentiel avec des facultés inessentielles ne pouvant servir à rien. Il doit être compris comme celui qui participe, de façon active et récurrente, au bonheur du monde. Que serait le monde si le « je » existait sans les autres ? Que serait l’ego sans l’alter-ego ? Si nous ne sommes pas les seuls habitants du monde, alors ne devons-nous pas comprendre qu’autrui est indispensable à la constitution de notre moi et de l’objectivité de ce monde. Par conséquent, il n’y a pas de préséance d’un être humain sur un autre. Nous sommes tous égaux et faits pour vivre ensemble :
Il n’y a pas de privilège pour mon moi : mon Ego empirique et l’Ego empirique d’autrui apparaissent en même temps dans le monde ; et la signification générale « autrui » est nécessaire à la constitution de l’un comme de l’autre de ces « Ego » (…) Ce n’est plus, en effet, à la constitution du monde et de mon « ego » empirique que l’apparition d’autrui est indispensable : c’est à l’existence même de ma conscience comme conscience de soi (J.-P. Sartre, 1945, p. 274).
Nous devons avoir conscience de nous-même comme existant sous le mode d’être « un être-pour-autrui ». La compréhension pré-ontologique du pour-soi nous renseigne que l’être-avec-autrui est l’une de ses caractéristiques les plus essentielles. La relation transcendantale, que nous entretenons avec les autres, constitue notre être propre, plus précisément, notre être-dans-le-monde. L’être-avec ne désigne pas cette considération fallacieuse des relations intersubjectives néfastes. Il désigne plutôt l’engagement réciproque de chaque conscience à vouloir fonder une communauté de paix :
L’être -avec a une signification toute différente : avec ne désigne pas le rapport réciproque de reconnaissance et de lutte qui résulterait de l’apparition au milieu du monde d’une réalité-humaine autre que la mienne. Il exprime plutôt une sorte de solidarité ontologique pour l’exploitation de ce monde » (J.-P. Sartre, 1945, p. 284).
Dans la bataille pour « la paix et l’harmonie » (R. Mishrai, 2008, p. 80) les consciences doivent être unanimes. Elles doivent travailler dans l’unité comme les soldats le font lors d’une bataille. Au front, c’est dans l’unité que les soldats combattent. Et telle doit être la relation fondamentale entre les consciences. Toute monade doit se savoir unie à une multitude de monades fondant le « nous ». C’est cette idée qu’exprime « l’être-avec » de M. Heidegger mis en évidence par Sartre :
L’image empirique qui symboliserait le mieux l’intuition heideggérienne n’est pas celle de la lutte, c’est celle de l’équipe. Le rapport originel de l’autre avec ma conscience n’est pas le toi et moi, c’est le nous et l’être-avec heideggérien n’est pas la position claire et distincte d’un individu en face d’un autre individu, n’est pas la connaissance, c’est la sourde existence en commun du coéquipier avec son équipe (J.-P. Sartre, 1945, p. 285).
Le sentiment de coexistence est ontologiquement inscrit dans le cœur des hommes au point où l’être-avec est la structure ontologique de notre « être-au-monde ». Ce qui signifie que nous sommes ontologiquement « Un ». Nous constituons un seul et unique être qu’est l’être-humain. Ce qui doit donc gouverner nos rapports avec les autres, c’est l’amour, l’unité et la paix. Pour Sartre (1945, p. 303),
Autrui a à faire être mon être-pour-lui en tant qu’il a à être son être ; ainsi, chacune de mes libres conduites m’engage dans un nouveau milieu où la matière même de mon être est l’imprévisible liberté d’un autre. Et pourtant, par ma honte même je revendique comme mienne cette liberté d’un autre, j’affirme une unité profonde des consciences (…) j’accepte et je veux que les autres me confèrent un être que je reconnais.
Les consciences assument de façon réciproque leur liberté. Elles sont coresponsables les unes des autres. Sartre (1945, p. 327) déclare ceci : « C’est qu’en fait l’autre et moi sommes coresponsables de l’existence de l’autre ». Nous sommes tous coresponsables du devenir heureux de l’humanité. Autrui est le reflet de notre personnalité. Il est notre miroir parfait. En effet, dans un commentaire des écrits de Sartre, P. Royle (2005, p. 42) écrit « malgré sa particularité, Genet, notre prochain, notre frère, incarne notre condition universelle ». Autrement dit, l’autre est notre image parfaite.
En définitive, nous retenons que Sartre ne vise pas à faire de la violence, l’unique moyen de lutte dans un monde dominé par des conflits de tous genres. En clair, faisant cas de la violence révolutionnaire dans ses œuvres majeures, il n’ambitionne pas de perpétuer la violence dans un univers détruit par la violence. En fait, le contexte dans lequel il définit la violence révolutionnaire est purement moral. Il voit en celle-ci l’unique moyen pour l’opprimé d’affirmer sa liberté face à l’oppression de l’oppresseur. Elle est une attitude qui fait prendre conscience à l’oppresseur des conséquences désastreuses de ses actes les plus immoraux. De part et d’autre, la violence révolutionnaire participe à une prise de conscience aussi bien chez l’opprimé que chez l’oppresseur. Et si nous nous proposons d’en parler aujourd’hui c’est pour mettre fin à l’avancée incontestable de l’impériale et à la dictature des hommes politiques actuels. La lutte contre l’oppression assure un avenir meilleur aux générations avenir car elles feront l’expérience d’une existence entièrement libre. En somme, la violence révolutionnaire doit être l’arme de bataille de toutes les générations en cas d’intrusion violente.
Conclusion
En conclusion, nous retenons que l’étude de la violence révolutionnaire dans une visée humaniste chez Sartre, nous a permis de découvrir que les rapports interhumains portent naturellement le sceau de la violence. En outre, face à la violence extrême et injustifiée, Sartre justifie la violence révolutionnaire entendue comme un cas de légitime défense. Enfin, la violence révolutionnaire est une expression de l’humanisme sartrien. Ce que nous gagnons à travers l’étude de la philosophie révolutionnaire chez Sartre, c’est de découvrir qu’à partir d’une saisie métaphysique de la liberté, Sartre parvient à réorganiser le champ sociopolitique. Il montre ainsi la voie à suivre face à l’oppression et à la dictature.
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HAUSSE DES PRIX DES DENRÉES ALIMENTAIRES ET INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE À KLOKAKAHA EN MILIEU PÉRI-URBAIN À KORHOGO (CÔTE D’IVOIRE)
1. Agnéro Hermès GNAGNE
Université Peleforo Gon COULIBALY (Côte d’Ivoire)
2. Attoumo Daniel MONEHAHUE
Université Peleforo Gon COULIBALY (Côte d’Ivoire)
3. Amoin Flora YAO
Université Peleforo Gon COULIBALY (Côte d’Ivoire)
4. Diéké Jean Barthélemy GRAH
Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY de Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)
5. Ode Sidoine NIMEYERE
Université Peleforo Gon COULIBALY (Côte d’Ivoire)
Résumé :
L’évolution des prix des denrées alimentaires a une forte incidence sur la sécurité alimentaire, tant au niveau des ménages en milieu urbain qu’en milieu péri-urbain en Côte d’Ivoire. À l’instar de nombreux pays de l’Afrique de l’Ouest, dans le Nord de la Côte d’Ivoire et précisément à Klokakaha, le phénomène est réel. Notre étude ambitionne ainsi d’appréhender l’impact que peut avoir la hausse des prix des denrées alimentaires sur la sécurité alimentaire des ménages, de connaître les facteurs locaux qui ont amplifié cette situation, et enfin, de formuler des propositions de solutions à ce problème. Adoptant une approche de type qualitatif, les données ont été collectées auprès des leaders communautaires, des chefs de ménages et des commerçant-e-s en entretien individuel. Chemin faisant, des focus group ont été animés avec, d’une part les épouses des ménages enquêtés et d’autre part, les enfants desdits ménages pour la triangulation des données. L’échantillonnage par choix raisonné mobilisé a permis l’identification et la sélection des participants. Au total, 25 entretiens ont été réalisés et le traitement des données a débouché sur l’analyse de contenu du discours des enquêtés. Les résultats révèlent que les ménages sont parfois contraints de réduire la quantité ou la qualité de leurs vivres du fait de la hausse des prix des céréales ou d’autres aliments de base. L’accès à la nourriture est donc central à la sécurité alimentaire des populations de Klokakaha. D’où l’intérêt d’exploiter les potentialités locales, en valorisant les complémentarités de production et de consommation.
Mots-clés : Denrées alimentaires, Hausse des prix, Insécurité alimentaire, Klokakaha, Milieu péri-urbain.
Abstract :
The evolution of food prices has a strong impact on food security, both at the level of households in urban and peri-urban areas in Côte d’Ivoire. Like many countries in West Africa, in northern Côte d’Ivoire and precisely in Klokakaha, the phenomenon is real. Our study aims to understand the impact that rising food prices can have on household food security, to know the local factors that have amplified this situation, and finally, to formulate proposals for a solution to this problem. Using a qualitative approach, data were collected from community leaders, heads of households and individual interview traders. Along the way, focus groups were animated with, on the one hand, the wives of the households surveyed and, on the other hand, the children of those households for the triangulation of the data. Sampling by reasoned choice mobilized allowed the identification and selection of participants. A total of 25 interviews were conducted and data processing resulted in content analysis of the respondents’ discourse. The results reveal that households are sometimes forced to reduce the quantity or quality of their food because of higher prices for cereals or other staple foods. Access to food is therefore central to the food security of the people of Klokakaha. Hence the interest of exploiting local potential, by enhancing the complementarities of production and consumption.
Keywords : Food supply, Price increase, Food insecurity, Klokakaha, Peri-urban environment.
Introduction
L’alimentation occupe une place prépondérante dans les sociétés humaines. Elle constitue la base d’un fondement solide de tout ménage, qui, à son tour, est le socle de réussite de nombreuses sociétés (J. Pierre, 2001, p. 233-241). Cependant, au fil des années, les conditions dans lesquelles les populations évoluent sont constamment instables, changeant parfois négativement et aggravent la situation vitale des ménages.L’inflation mondiale a atteint un sommet de 5,2 % en dix ans, l’an dernier (en 2021). Selon le rapport financier sur le développement durable de 2022, 60 % des pays les moins avancés et d’autres pays à faible revenu courent déjà un risque élevé de surendettement (F. Z. Didast et S. Mdarbi, 2022, p. 163).
À cette difficulté vient s’accoler le renchérissement de l’énergie qui affecte directement et indirectement les secteurs de l’agricultureet des industries agroalimentaires. Le prix du marché du gaz, qui influence par ailleurs directement le prix des engrais agricoles, a été multiplié par 10 entre début 2021 et mi-2022 (N. Benchekara et al., 2023, p. 9). Dans ce canevas, le Fonds International de Développement Agricole (FIDA) estime que sur les marchés intérieurs, les prix ont parfois grimpé en raison de l’aggravation progressive du déséquilibre entre l’offre et la demande, ou bien du fait de la transmission des prix des marchés mondiaux. L’envolée des cours du pétrole a également exercé une pression haussière sur les prix des denrées alimentaires dans de nombreux pays et les prix des produits agrochimiques en subissent le contrecoup avec pour retombées l’insécurité alimentaire (FIDA, 2011).
Appréhender comme l’incapacité des êtres humains à se procurer à tout moment d’une alimentation de qualité, en quantité saine et nutritive pour satisfaire leurs besoins fondamentaux, l’insécurité alimentaire est plus perspective en Afrique noire. En Côte d’Ivoire particulièrement, les écarts de prix varient selon les territoires et les périodes. Les ménages surtout agricoles restent ainsi impuissants devant la gravité de l’insécurité alimentaire due au phénomène de la hausse des prix (J. Pierre, 2003, Op. cit.).
Quoique des dispositions étatiques visant à contrôler et réguler les prix des denrées alimentaires soient prises par le gouvernement afin de convenir au pouvoir d’achat des Ivoiriens, la hausse des prix constitue une évidence sociétale. Les ménages ivoiriens éprouvent des difficultés pour accéder aux denrées alimentaires. Tel est le cas de Klokakaha, localité du Nord ivoirien où la hausse des prix aliène le quotidien en alimentation des communautaires. Dans cette logique, il convient d’appréhender d’une part, l’impact que suscite la hausse des prix des denrées alimentaires sur la sécurité alimentaire des ménages de Klokakaha et d’autre part, connaître les facteurs locaux qui amplifient cette situation et enfin formuler des propositions de solutions durables.
1. Méthodologie
1.1. Site de d’étude
La localité de Klokakaha est située dans la commune de Korhogo en Côte d’Ivoire, au Nord du PARK 1 et à l’Est de l’église catholique de Natiokobadara et sur l’axe reliant les villes de Korhogo et Sinematiali. Situé à 3 kilomètres de Korhogo, le village de Klokakaha se présente d’un point de vue historique, sociologique et culturel comme un milieu péri-urbain regorgeant un potentiel agropastoral. Notre choix s’est porté sur ladite localité comme zone d’investigation afin d’approfondir nos connaissances sur les facteurs locaux pouvant amplifier l’insécurité alimentaire des communautaires malgré les atouts, potentialités et spécificités du milieu.
Figure : Localisation géographique du village de Klokakaha
Source : BNTD/CCT, 2017
1.2. Collecte de données
Optant pour une démarche essentiellement qualitative, les techniques mobilisées pour le recueil d’informations se résument à la recherche documentaire, l’immersion de terrain, l’observation directe et les entretiens.
La recherche documentaire réalisée a permis de recenser les données subsidiaires sur le sujet dans diverses sources. Ces recherches ont permis de prendre connaissance des travaux antérieurement effectués sur certains aspects du sujet et de se faire une idée de la réalité qui se présente dans cette localité. Toutes ces informations issues de nos recherches documentaires ont été complétées par celles des travaux du terrain.
L’immersion sur le terrain a consisté à se rendre sur le site de l’étude pour observer et questionner la population. Pour ce faire, le mois de juillet 2023 a été consacré à la collecte des données sur le terrain auprès de la population ciblée par l’étude, à savoir, notamment les leaders communautaires, les chefs de ménage et les commerçant-e-s en entretien individuel. Des focus group ont été animés avec, d’une part les épouses des ménages enquêtés et d’autre part, les enfants desdits ménages pour la triangulation des données.
L’échantillonnage par choix raisonné mobilisé a permis l’identification et la sélection des participants. Les critères de sélection des répondants ont été l’association des facultés à s’exprimer soit en langue française, soit en langue malinké en plus d’être autochtone ; être également un ménage de base agricole et avoir au moins 15 années d’activité dans le village pour les commerçant-e-s. Le choix de ces langues se justifie par la barrière linguistique du chercheur et la crainte de l’implication d’un interprète local dont la présence modifierait la libre expression des participants.
Au total, 25 entretiens ont été réalisés, à savoir : 21 entretiens individuels dont 5 auprès des leaders communautaires, 5 avec les commerçant-e-s, 12 avec les chefs de ménage, soit 4 par quartier et 4 focus group animés distinctivement avec les épouses et enfants des ménagés interviewés. Les entretiens ont été réalisés sur la base d’un guide d’entretien adressé aux cibles précitées. Ils ont été abordés sur les thèmes relatifs à l’impact de la hausse des prix, les facteurs locaux causant cette hausse des prix et les forces de résilience. L’objectif était de recueillir des données spécifiques sur le phénomène social étudié.
1.3. Traitement des données et analyse des résultats
Pour le traitement des données collectées, de façon pratique, il a été nécessaire de dénombrer et de classer les réponses obtenues par groupe de réponses identiques. Ainsi, en fonction de la récurrence des idées, le lien entre la hausse des prix des denrées alimentaires et la question relative à la sécuritaire alimentaire des communautaires dans le contexte de l’étude a été établi. Pour l’analyse des données, nous avons procédé à la retranscription intégrale des entretiens réalisés avec les acteurs, puis à une catégorisation des idées. À partir de cette opération, une analyse du contenu du discours des enquêtés a été réalisée et ont débouchées sur les résultats présentés dans les lignes qui suivent.
2. Résultats
2.1. Impact de la hausse des prix des denrées alimentaires sur les ménages de Klokakaha
2.1.1. Impact de la hausse des prix des denrées alimentaires sur la qualité nutritionnelle et sanitaire des ménages
L’évolution des prix des produits alimentaires a une forte incidence sur la sécurité alimentaire, tant au niveau des ménages en milieu urbain qu’en milieu péri-urbain. À cet effet, la quasi-totalité des ménages enquêtés consacrent leurs revenus à l’aspect nutritionnel. Au niveau de l’utilisation, les enquêtés ont affirmé ne pas manger suffisamment de protéines (viande, poisson…) ce qui constitue un facteur de déséquilibre nutritionnel dans leur quête de vie saine et active. Ils sont pour la plupart du temps contraints de réviser à la fois la quantité et la qualité de leurs denrées destinées à l’approvisionnement alimentaire compte tenu de la hausse et de la volatilité des produits de consommation. À ce sujet, un membre de la communauté de Klokakaha et chef de ménage affirme :
C’est la terre que nous cultivons et c’est avec le peu qu’on gagne qu’on essaie de nourrir la famille. (…) mais quand tout augmente sur le marché et même dans les boutiques, vraiment on n’arrive pas à manger normalement, on mange du n’importe quoi juste pour remouiller la bouche, souvent même sans poisson, ni viande. C’est pour nos enfants et nos femmes et nos sœurs du village qui sont enceintes-là même qui nous interpelle le plus (…).(Monsieur P. S., chef de ménage).
Les propos d’une veuve et responsable de 8 enfants, viennent compléter ceux de Monsieur P. S. :
Nous les femmes là on souffre trop. Une fois que tu perds ton mari, tu deviens en même temps le mari et la femme. Tu joues deux rôles en même temps pour pourvoir apporter de la nourriture à la maison, sinon tes enfants vont mourir de faim. Or, tout est devenu cher aujourd’hui. (Madame F. C., une veuve).
Les propos des enquêtés permettent alors d’affirmer que lorsque les prix grimpent brusquement ou atteignent des niveaux extrêmement élevés, le renchérissement des denrées alimentaires a une incidence particulièrement préjudiciable sur la sécurité alimentaire des ménages. En outre, l’insécurité alimentaire conjuguée par la sous-alimentation et la malnutrition qui peuvent s’ensuivre, ont des répercussions dramatiques à court et à long termes. Cette situation n’est pas sans conséquence pour la dynamique de l’état de santé des groupes de personnes les plus vulnérables à savoir : les enfants, les femmes enceintes, les malades et les personnes du troisième âge.
2.1.2. Impact de la hausse des prix des denrées alimentaires sur les conditions éducatives des enfants au sein des ménages
La population cible de la localité de Klokakaha a une alimentation principalement constituée de maïs, de riz, d’igname, d’arachide et de mil. Cependant, le rendement des cultures pluviales est mis à rude épreuve du fait de l’irrégularité des pluies. Pour pallier le déficit alimentaire causé par cette irrégularité, la population est contrainte de recourir aux achats de denrées alimentaires pour assurer sa subsistance.La hausse des prix des denrées alimentaires limite également la capacité des ménages pauvres à couvrir des dépenses non alimentaires importantes, comme l’accès aux services sociaux de bases ainsi que l’éducation. Par ailleurs, si on l’on considère que dans la quasi-totalité des ménages enquêtés, les revenus sont consacrés à l’usage des aliments nutritionnels, on peut craindre que les effets du phénomène social étudié aient plus d’impacts négatifs au sein des ménages en milieu péri-urbain que ceux des zones urbaines. La réalité vécue par ces acteurs les contraint à brader leurs réserves vivrières pour pouvoir avoir accès aux aliments du marché non disponibles dans leurs champs, mais qui représentent une partie importante dans leur routine alimentaire. Cette routine se limite pour la plupart à la consommation journalière des légumineuses privée de protéines. De ce fait, les ménages en milieu péri-urbain, dans l’ensemble agriculteurs et n’ayant pas de revenus fixe, du fait de leur taille généralement supérieure à cinq personnes, consacrent plus leurs dépenses aux produits alimentaires au détriment de celles destinées à l’éducation. Les propos de Monsieur M. K., nous permettent d’étayer cette idée :
En tout cas, pour nous ne sommes pas aller à l’école là, quand on voit qu’on a beaucoup d’enfants, pour payer leurs scolarités et leurs fournitures ça devient compliqué par ce tout est devenu cher sur le marché, on préfère qu’ils laissent l’école pour nous accompagner au champ. On pourra travailler et produire plus pour se nourrir, car la faim peut tuer, mais fréquenter ou pas ne peut pas tuer.
Cette affirmation permet de comprendre que les incidences de la hausse des prix des denrées alimentaires sont beaucoup plus perçues au sein des ménages de la communauté enquêtée. Dans ce contexte, les ménages rencontrés partagent unanimement l’avis sur l’impact effectif de cette hausse sur leur condition de vie. Face à ce phénomène qui mine leur quotidien, quels sont, au niveau local, les facteurs qui amplifient la situation ?
2.2. Facteurs locaux amplifiant la hausse de prix des produits de consommation
La société est dynamique et en constant changement. Dans son évolution, elle est affectée par de nombreux faits sociaux qui la gangrènent, notamment la hausse des prix des denrées alimentaires que subissent les populations, quelle que soit leur situation géographique. Cette hausse des prix impacte le quotidien des populations les plus pauvres en milieu rural tout comme en milieu péri-urbain. L’étude montre ici donc, les raisons de l’augmentation des prix ces dernières années et les facteurs internes ou locaux qui sous-tendent cette situation sociale.
2.2.1. Facteurs économiques, environnementaux et humains comme motifs de la hausse des prix de consommation
Au fil des années, les conditions dans lesquelles les populations évoluent sont constamment instables, changeantes négativement et aggravant la situation vitale des ménages. Les prix ont aussi enregistré des augmentations, ou sont restés à des niveaux plus élevés, dans de nombreux pays en développement. Selon les populations, les causes de ces phénomènes différents, bien qu’étroitement liés, ne sont pas les mêmes. Toutefois, un déséquilibre croissant entre la demande et l’offre de produits alimentaires notamment les céréales et les produits animaux est à l’origine de la hausse des prix sur les marchés tant nationaux que mondiaux. Si la demande de céréales (que ce soit pour la consommation humaine, pour la production animale ou comme matières premières) a progressé régulièrement au niveau mondial ainsi que dans la plupart des pays émergents ou en développement, ces dernières années, l’offre n’a pas suivi. C’est dans ce contexte que s’alignent les perceptions et/ou opinions des acteurs interviewés lors de cette investigation. Selon les acteurs, le déséquilibre écologique et/ou environnemental manifesté par le changement climatique perçu et vécu par tous rend difficile leurs conditions de productions en tant qu’agriculteurs. Par ailleurs, le changement climatique manifesté tantôt par les périodes de sécheresses très longues impacte leur productivité et les rend assez vulnérables. Un enquêté, affirme ceci :
Dans notre village, c’est vrai que les hommes ont la gestion de la terre, mais cette terre est devenue pauvre aujourd’hui parce trop exploitée chaque année. De nos jours, il ne pleut plus assez comme avant, la sécheresse est exagérée. Nos récoltes n’ont pas les mêmes résultats comme avant or on dit l’avenir du pays repose sur l’agriculture. (…) vraiment c’est tout ça qui nous complique la vie aujourd’hui(Monsieur L. S., chef de ménage).
En ce qui concerne l’aspect économique, la faiblesse de l’investissement dans l’agriculture par faute de revenus conséquents des paysans, la faible disponibilité des intrants agricoles, surtout des semences améliorées de maïs, et autres cultures vivrières et d’engrais spécifiques entravent les activités champêtres des communautaires à Klokakaha. Madame M. S., troisième femme et mère de 5 enfants relève ce qui suit :
Nous, nous ne sommes pas allés à l’école. Notre bureau là, c’est le champ, on cultive la terre pour soutenir nos maris et nourrir la famille. On cultive le maïs, le riz, le taro…mais tout ce qu’on fait aujourd’hui là, ça ne réussit pas vraiment. Le sol est pauvre et il faut travailler avec engrais. Engrais aussi est devenu cher, nous on n’a pas l’argent de tout ça, on fait comment ? Nos enfants qui peuvent nous aider aussi là, en période d’école, ils sont partis (Madame M. S.).
Les propos des enquêtés permettent de comprendre que le changement climatique conjugué avec l’extrême sècheresse, l’appauvrissement des sols, la faible production, sont pour ces acteurs à l’origine de la situation qui prévaut. La main d’œuvre autrefois axée sur l’apport des enfants dans les ménages est désormais en manque compte tenu de la politique étatique de l’école pour tous même dans les milieux les plus reculés du pays. La majorité des enquêtés sont des agriculteurs. Face aux méfaits des dérèglements pluviométriques, ceux-ci sont exposés à une réduction de leur production agricole. Cette situation limite la dimension de la disponibilité de la sécurité alimentaire. Au niveau de l’accès aux produits de premières nécessités, on assiste à la flambée des prix des produits alimentaires sur les marchés de la localité de Klokakaha. La hausse des prix des denrées alimentaires met un frein à la consommation en quantité mais aussi en qualité de la population de ladite localité. Dès lors, quels sont les facteurs explicatifs de cette situation ?
2.2.2. Facteurs socio-politiques comme motifs de la hausse des prix des denrées alimentaires
À l’instar de nombreux pays du monde immergé par une instabilité politique et sociale, la Côte d’Ivoire au lendemain de sa récente crise post-électorale de 2010 est en constante reconstruction tout en s’alignant dans une logique d’émergence. Elle subit de manière directe ou indirecte les retombées de l’instabilité spatiale des pays frontaliers (Mali et Burkina Faso) et bien plus loin, notamment la récence crise sanitaire à COVID-19 (2019-2020). À ce titre, les participants à l’étude avouent que la paix et la tranquillité d’une population dépendent du milieu dans lequel elle vit, à savoir en milieu rural, péri-urbain, urbain. Parallèlement, celle de tout un peuple est tributaire de la stabilité socio-politique du pays. Cela renvoie à un contrôle et une maîtrise voire à une réduction des conflits fonciers au cœur des litiges, notamment les conflits liant les agriculteurs aux éleveurs dans la zone d’étude. Ces conflits se justifient par la récurrence des dégâts causés par les troupeaux de bœuf dans les vergers des paysans avec des conséquences multiples. À ce propos, Monsieur T. Y., président des jeunes de Klokakaha, chef de ménage et époux de 4 femmes, nous livre ceci :
C’est vrai qu’aujourd’hui on entend dit que si tout augmente et tout est devenu cher par tout, c’est à cause de la guerre en Ukraine. Mais nous même, chez nous ici-là, comme on le dit, tout près n’est pas loin, nous dormons au champ pour cultiver et nourrir la famille et nourrir la population de Côte d’Ivoire, mais si pendant qu’on se sacrifie, derrière nous on constate des dégâts de nos cultures à cause des bœufs et on ne peut rien faire pour régler ça, ce n’est pas évident qu’on puisse s’en sortir(Monsieur T.Y, chef de ménage).
Au regard de ce qui précède, il ressort qu’au-delà même des aspects économiques, environnementaux et humains évoqués plus haut, les acteurs estiment que les facteurs socio-politiques militent en défaveur du bien-être social de tous. Le pays ayant pour vocation l’agriculture, pilier de son développement économique, plus elle est impactée, plus les répercussions sont énormes et rendent pénible le quotidien de sa population. Des dispositions nécessites d’être prises davantage à tous les niveaux et à toute échelle sociétale. De ce fait, quels mécanismes à penser pour adresser la résilience des ménages ?
2.3. Mécanismes de résilience des ménages face à la hausse des prix des denrées alimentaires
2.3.1. Révision des habitudes culinaires comme stratégies résilientes des ménages
Dans l’intérêt de se montrer résilient face à la hausse des prix des denrées alimentaires, à court terme, les ménages ont un choix restreint voire inexistant quant aux moyens de s’adapter au niveau élevé des prix alimentaires. Ce qui les amène souvent à réduire leur régime alimentaire au quotidien. C’est le cas de Madame A. O., femme enceinte et mère de 4 enfants :
(…) Depuis qu’ils ont tout augmenté là, nous on achète plus la viande même le poisson frais, on n’achète pas. On achète du poisson sec et on pile pour mettre dans la sauce. Ce qu’on avait l’habitude de cuisiner là, on ne cuisine plus. Par exemple, on cuisinait le plus souvent, c’était du riz gras ou bien riz avec sauce. Mais maintenant il n’y a pas de condiments, tout est cher, on va faire ça comment ? Donc, c’est sauce arachide et soumbala, qu’on mange chez nous, actuellement (Madame A. O).
Pour Madame K. J. Y., mère d’enfant et deuxième femme,
Moi, en tout cas depuis les prix de tous les produits ont augmenté, je ne m’en merde plus, je sais que je n’ai pas d’argent, mon mari aussi, je ne suis pas sa seule femme, donc le peu que j’ai là, je préfère acheter les céréales moins coûteuses pour mon bébé.
Nous déduisons du discours des enquêtés que la hausse des prix des denrées alimentaires, situation et changement social, à laquelle les ménages sont confrontés au quotidien les contraint à réviser leurs habitudes de consommation tout en tenant compte de leur pouvoir d’achat.
2.3.2. Valorisation des potentialités locales comme moyen de production et de consommation
Une très forte proportion des personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire sont des agriculteurs. En milieu rural tout comme en milieu péri-urbain, les acteurs se lient pour la quasi-totalité d’entre eux aux activités agricoles et/ou champêtres. Cependant, en contexte de cherté de la vie conjuguée avec la hausse des prix des denrées alimentaires, cette catégorie d’acteurs se trouve dans un inconfort nutritionnel qui n’est pas sans effet sur leur état de santé (sous-alimentation, malnutrition, etc.). Afin de corriger ce déséquilibre, les exploitants doivent pouvoir tirer parti de la hausse des prix et être moins exposés aux risques liés aux problèmes d’approvisionnement et à la volatilité des prix. Dans ce canevas, il s’avère judicieux pour les répondants à l’étude d’exploiter les potentialités locales, en valorisant les complémentarités de production et de consommation. C’est ce que nous fait savoir Madame S.S., commerçante et mère de 6 enfants en ces termes :
Ici à Klokakaha, on a la chance de cultiver l’arachide, le maïs, le riz local …, donc moi je ne m’embrouille plus depuis que tout est cher. Le cabato, le riz local, ce que mon mari cultive là, on a décidé de beaucoup manger ça pour éviter les dépenses inutiles. Et si je fais le commerce aujourd’hui, c’est à cause de tout ça la, comment aider mon mari et nourrir mes enfants pour éviter qu’ils aillent voler s’ils ont trop faim, donc on est dedans.
Les propos des enquêtés laissent croire que l’initiative de la révision de leur alimentation demeure une meilleure manière de réduire leur état de vulnérabilité. De surcroît, leur volonté de faire face à la hausse des prix des denrées alimentaires sur le marché relativement à la faiblesse de leurs revenus sera plus ou moins satisfaite. On conclut pour dire que la résilience des ménages est fondée sur une stratégie visant à valoriser leur potentialité locale afin d’atténuer durablement leur situation.
Planche photographique : Exposition des potentialités locales (arachide, maïs, riz local) produites, consommées et commercialisées.
Source : Cliché A.H. Gnagne (2023)
3. Discussion
La présente étude expose dans un premier temps, le fait que les ménages du village de Klokakaha, au Nord de la Côte d’Ivoire ont des difficultés d’accès à une alimentation sécurisée et cela est dû à la réduction de la quantité ou de la qualité de leurs vivres du fait de la hausse des prix des céréales ou d’autres aliments de base. Dans un second temps, l’étude révèle que cette situation et/ou le mode de vie de ces ménages n’est pas sans conséquence car les ménages naviguent dans un inconfort alimentaire. En revanche, Bognini (2010, p. 48) met en relief la question de la sécurité alimentaire et fait référence à la disponibilité ainsi qu’à l’accès à la nourriture en quantité et en qualité suffisante. Mais elle demeure, selon lui, une préoccupation pour l’ensemble des pays du monde entier dans la mesure où la couverture alimentaire reste insuffisante. Cette situation tient au fait que la croissance de la population mondiale d’après Bognini, est plus rapide que celle de la production agricole. C’est pourquoi la plupart des stratégies mises en œuvre par les États, ONG et autres organismes, visent à accroître la production du vivrier. Dans le même sens que Bognini, B. Kolegbe et E. Houessou (2010) estiment que la question de la sécurité alimentaire reste encore une des principales préoccupations des dirigeants et chefs d’État africains. Ils notent qu’au cours de ces dernières années, beaucoup de conférences, réunions et engagements ou accords internationaux ont mis en place le cadre idéal pour les actions et les décisions dans le domaine de la sécurité alimentaire. Ces auteurs dénoncent ainsi le manque d’assistance formelle ainsi que de suivi constant des actions en milieu péri-urbain tout comme en milieu rural. Prenant racine de ces faits, le FIDA (2011) estime que sur les marchés intérieurs, les prix ont parfois grimpé en raison de l’aggravation progressive du déséquilibre entre l’offre et la demande, ou bien du fait de la transmission des prix des marchés mondiaux. L’envolée des cours du pétrole a également exercé une pression haussière sur les prix intérieurs dans de nombreux pays, les prix des produits agrochimiques et les coûts de transport en subissant le contrecoup.
En effet, les ménages ont relevé une forte dégradation de l’état de santé des groupes vulnérables (enfants, femmes enceinte, personnes âgées, etc.), une plus grande vulnérabilité aux maladies, une réduction de l’hygiène alimentaire. Ces acteurs dénoncent la dégradation des pratiques alimentaires du nourrisson et du jeune enfant dans le village (introduction précoce des plats familiaux, élimination des bouillies enrichies). Ces résultats tels que présentés s’alignent dans la même logique que ceux de l’étude conjointe des Systèmes de Nations Unies et des Organisations Non Gouvernementales (2008) selon lesquels les pratiques alimentaires des femmes enceintes se sont aussi dégradées car ne bénéficiant plus de repas diversifiés. En outre, les ménages ont accru leur recours à la médecine traditionnelle en réduisant leur fréquentation dans les formations sanitaires et consacrent moins d’argent pour honorer les ordonnances lorsqu’ils sont amenés à y aller.
Face à l’insécurité alimentaire, la population de Klokakaha initie des stratégies d’adaptation afin d’assurer sa ration alimentaire et celle de son ménage. Dans cet élan, la stratégie de la révision des habitudes alimentaire et la valorisation de nouvelles denrées alimentaires sont les principales stratégies mises en place par les acteurs. Parallèlement, A. O. Sossou et al., (2014, p. 214) soutiennent que dans la localité de Mono (Benin), les ménages agricoles adoptent deux catégories de stratégies dont celles de survie basées sur la consommation alimentaire et celles basées sur les moyens de subsistances pour contrer l’insécurité alimentaire. Les stratégies basées sur la consommation appelées stratégies de rationnement sont majoritairement utilisées par les ménages en cas d’indisponibilité alimentaire. Elles réduisent les ressources des ménages, amputent dans leur productivité et les exposent à la déshumanisation.
Conclusion
Cette étude sur la hausse des prix des denrées alimentaires et de l’insécurité alimentaire à Klokakaha, milieu péri-urbain de Korhogo sis au Nord de la Côte d’Ivoire a permis d’appréhender l’impact de cette hausse de prix sur la sécurité alimentaire des ménages du milieu ainsi que les facteurs locaux qui l’amplifient. Il ressort donc de cette investigation que la hausse des prix est effective dans les ménages et ceux-ci la vivent au quotidien. Cette situation les contraint à réviser à la fois la quantité et la qualité de leur alimentation voire modifier leur habitude alimentaire. Cependant, les acteurs estiment que plusieurs facteurs d’ordre économique, environnemental, humain et socio-politique sont en partie à l’origine de ce changement social à savoir : le changement climatique conjugué par une variabilité des saisons pluvieuses, l’appauvrissement des sols exploités, le manque de soutien et d’accompagnement des paysans ainsi que la faible disponibilité des intrants agricoles. Soucieux de leur vulnérabilité économique, les ménages optent en conséquence pour l’exploitation de leurs potentialités locales en les valorisant comme complément de production et de consommation. Toutefois, il s’avère impérieux de renforcer la sécurité alimentaire des ménages par l’entremise des projets allant dans le sens à accroître leur production dans une logique de durabilité et d’adaptation à la réalité sociale étudiée. Pour garantir de façon durable la sécurité alimentaire, il faut réguler et rendre plus transparents les marchés de produits dérivés agricoles, soutenir la capacité de tous les ménages à se nourrir eux-mêmes par des stratégies fondées sur le droit d’alimentation.
Références bibliographiques
BOGNINI Siegnounou, 2010, La problématique des cultures maraîchères et sécurité alimentaire en milieu rural, Mémoire de Master 2, à l’Université de Ouagadougou, Burkina, p. 48.
DIDAST Fatima Zahra, MDARBI SAID, 2022, « L’influence de la guerre russo-ukrainienne sur l’économie internationale, in Revue de Management et cultures (REMAC) », pp. 159-170.
Fonds International de Développement Agricole, 2011, Impact de la hausse et de la volatilité des prix des denrées alimentaires sur les populations rurales pauvres.
KOLEGBE Bérenger et HOUSSOU Emmanuel, 2010, Analyse de la sécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest et du Centre période 1990-2008, Université d’Abonney-Calavi, Benin, Mémoire de Maîtrise en Sciences Économiques.
NARJIS Benchekara, Jérémy Marquis et Guillaume Roulleau, 2023, « Les prix à la consommation des produits alimentaires pourraient ralentir nettement d’ici fin 2023 », in ndc-juin-2023-ipc-alimentaire, pp. 9-20.
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PIERRE Janin,2003, « L’insécurité alimentaire rurale en Côte d’ivoire : une réalité cachée, aggravée par la société et le marché », in Cahier Agricultrices, Vol. 10, p. 233-241.
POULAIN Jean-Pierre, 2002, « Sociologie de l’alimentation : les mangeurs et l’espace alimentaire », Paris, Presses universitaires de Frances, 287 p.
Système des Nations Unies/Organisation Non Gouvernementale, 2008, Rapport de synthèse de fin de mission Ouagadougou.
SOSSOU Ayélé Odile, HOUNKANRIN Jézukpégo Barnabé et OGOUWALE Euloge, 2023, « Stratégies d’adaptation des ménages agricoles ruraux face à l’insécurité alimentaire dans le département du Mono au Benin », in revue de l’ACAREF, pp. 200-217.
Joachim KEI
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Cette contribution examine comment le Discours indirect libre (DIL) synthétise certains éléments linguistiques du Discours indirect (DI) et du Discours direct (DD). On le voit, d’une part, avec le Discours indirect à travers l’expressivité commune des pronoms de la troisième personne, les temps verbaux et les déictiques spatio-temporels. D’autre part, il a en partage avec le Discours direct l’usage de la ponctuation, la juxtaposition propositionnelle, les éléments de discordance ou la phrase incomplète. Il s’agit d’une approche qui repose sur une étude comparative des occurrences de Discours indirect libre, Discours indirect, Discours direct dans La peau de chagrin qui est une intrigue romanesque. Les résultats, auxquels l’on parvient, permettent une meilleure lisibilité des nuances énonciatives dans les discours rapportés. Toute chose qui influence, de ce point de vue, l’analyse linguistique et stylistique des textes littéraires. En définitive, cette étude met en lumière la complexité et la richesse du Discours indirect libre, appelant à des recherches supplémentaires sur son utilisation dans différents genres littéraires.
Mots-clés : Discours direct, Discours indirect, Discours indirect libre, Discours rapporté, Énonciation, Synthèse.
Abstract :
This contribution examines how Free indirect speech synthesizes certain linguistic elements of Indirect speech and Direct speech. We see this, on the one hand, with Indirect speech through the common expressiveness of third person pronoums, verb tenses and spatio-temporal deictics. On the other hand, its shares with Direct speech the use of punctuation, propositional juxtaposition, elements of discordance or incomplete sentence. This is an approch witch is based on a comparative study of the occurrences of Free indirect speech, Indirect speech, Direct speech, in The skin of grief which is a romantic plot. The results obtained allow better readability of the enunciative nuances in the reported speeches. Anything that influences, from this point of view, the linguistic analysis of literary texts. Ultimately, this study puts on the spotlight the complexity and richness of the Free indirect speech, calling for additional research into its us in different literary genres.
Keywords : direct speech, indirect speech, free indirect speech, reported speech, enunciation, synthesis.
Introduction
Le Discours indirect libre est une notion grammaticale et/ou linguistique. C’est un pan du tryptique : Discours direct, Discours indirect et Discours indirect libre. Dans sa transcription, il utilise, à bien des égards, des éléments linguistiques semblables à ceux des deux autres types de discours. Il en est donc une synthèse. Son intérêt est établi par les travaux de M. Grevisse (1997), L. Rosier (2005), M. Riegel et al. (2014). De plus, l’histoire de cette notion (Discours indirect libre) est étroitement liée à celle du Discours rapporté. Le terme « rapporté » désigne « celui qui rend les paroles » (K. Jansson, 2006, p. 10). Sur cette base, l’on peut restituer les paroles directement, indirectement et même librement.
Publiée sous le titre original : Grammaire générale et raisonnée est un ouvrage de grammaire de la langue française d’Antoine Arnaud et Claude Lancelot, paru en 1660. Il aborde les fondements de l’art de parler et les éléments de philosophie du langage, inspirés des Règles pour la direction de l’esprit de Descartes. (Grammaire de Port-Royal). Mais depuis La Grammaire de Port-Royal, le style (discours) direct et le style (discours) indirect demeurent les seuls référents du discours rapporté. Face à cette disposition, certains linguistes comme Charles Bally (1912), Otto Jespersen (1924) envisagent le Discours indirect libre comme une troisième modalité de la représentation du dire. Cette approche indique qu’il existe bien « un style indirect libre non conjonctionnel » (C. Bally, op.cit., p.550). Il tient cette opinion à une époque où la subordination était de rigueur dans les énoncés. Il fallait conserver l’unité prédicative, au sein de la phrase par l’usage du Discours indirect en que. Ainsi, pour Bally, « l’énoncé est libre d’exister sans être introduit par la conjonction que ». D’ailleurs, le style indirect libre est rapidement perçu comme une forme énonciative importante qui apparaît comme une configuration linguistique mixte qui « emprunte au discours direct (…) et au discours indirect (…) » (M. Bakhtine, 1977, p. 195)
De ce point de vue, notre but est de savoir comment elle sert de synthèse dans le Discours rapporté, notamment avec les binômes opposites : Discours indirect libre/Discours indirect et Discours indirect libre/Discours direct.
Cette synthèse va s’appréhender en trois articulations. La première abordera les ressemblances énonciatives du Discours indirect libre et du Discours indirect à travers les pronoms, les temps verbaux et les déictiques spatio-temporels. La deuxième prendra en compte les similitudes linguistiques du Discours indirect libre et du Discours direct avec la ponctuation, la juxtaposition propositionnelle et les éléments de discordance. Dans une troisième articulation, il sera question de l’interprétation sémantique des usages. Ainsi, par la méthode de la grammaire structurale qui est « l’étude des énoncés réalisés » et qui « doit rendre compte formellement de (leur) structure expressive… » (J. Dubois, 1969, p. 6), ces notions seront analysées dans La peau de chagrin de Balzac.
1. Les similitudes énonciatives Discours indirect libre/Discours indirect
Dans cette séquence, l’on montrera que le Discours indirect libre et le Discours indirect sont linguistiquement et formellement proches en termes de pronoms de la troisième personne, de temps verbaux et de déictiques spatio-temporels.
1.1. Les mêmes pronoms de la troisième personne
E. Benveniste (1966, p. 251) observe que « toutes langues possèdent des pronoms ». Ceux-ci appartiennent aux catégories discursives. Le pronom vient du latin pronomen, de pro « à la pace de », et nomen « nom ». En d’autres termes, le pronom est un mot qui remplace un nom. Toutefois, il peut également se substituer à un adjectif, à un autre pronom ou à une phrase. Il existe six types de pronoms (personnel, possessif, démonstratif, relatif, interrogatif et indéfini). Ils permettent, généralement, d’éviter la répétition d’un terme déjà exprimé. Ils participent, de ce point de vue, à la progression et à la cohérence des textes. Dans cette diversité d’anaphorisants, la présente analyse va concerner les pronoms de la troisième personne (il, elle, le, lui, se, ils, elles, etc.). Ils indiquent notamment la personne du verbe.
Exemples :
- (…) il regarda la peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie.
(La peau de chagrin, p. 303)
- (…) il expliquait…les diagnostics qui Lui semblaient révéler une phtisie pulmonaire. (La peau de chagrin, p. 334)
Ici, les pronoms de la troisième personne sont visibles dans le Discours indirect libre de l’exemple (1) avec « il » et « elle ». Dans le Discours indirect de l’exemple (2), l’on aperçoit les pronoms « il » et « lui ». Leur emploi, à travers les deux instances de discours, répond à cette volonté de synthèse.
1.2. Des temps verbaux analogues
Selon Louis de Saussure (2003), les temps verbaux ont pour rôle premier de permettre la fixation de la référence temporelle. « La première approche référentielle de la temporalité est développée par Nicolas Beauzée dans sa grammaire générale (1767). » (J. Bres, 1999, p. 226-230) Il y analyse les formes verbales comme une série d’opération de repérage impliquant temps et événement. Il s’agit, pour lui, de construire une sémantique du temps linguistique lié au verbe.
De plus, que signifie le verbe ? Selon Georges Duhamel (1934, p. 43), « Le verbe est l’âme d’une langue. C’est le mot par excellence.» Il représente un vecteur discursif, le logos, la parole ou le discours. C’est également « un mot variable qui se conjugue, c’est-à-dire qui est affecté par plusieurs catégories morphologiques » (M. Riegel et alii, 1994, p. 243). Sa conjugaison requiert un mode (indicatif, subjonctif, conditionnel, etc.) qui le balise. Par ailleurs, l’on retiendra comme temps verbaux analogues dans le Discours indirect libre et dans le discours indirect, l’imparfait et le plus-que-parfait.
1.2.1. L’imparfait de l’indicatif
L’imparfait de l’indicatif est « un temps du passé imperfectif dans les langues romanes. » (https://www.researchgate.net/publication/336954476) Ainsi, les procès associés à ce temps verbal peuvent se localiser avant ou après le moment de l’énonciation. Le terme imperfectif vient renforcer ce point de vue. Il se rapporte à toute action exprimée par le verbe qui suit son cours sans considération de son début ni de son terme. En d’autres mots, l’imparfait indique un procès situé hors de l’actualité présente du locuteur. Il prend une valeur temporelle quand le procès est décalé dans le passé. À la différence du passé simple, l’imparfait est un temps analytique, exprimant l’aspect. Il peut servir à décrire une scène, une habitude ou une manière de faire ou d’être.
Exemples :
- Ce docteur était l’illustre Brisset…
(La peau de chagrin, p. 334)
- Il (…) prétendait que le meilleur système médical…
(La peau de chagrin, p. 335)
L’exemple (1), dans le contexte du corpus, est une longue phrase, désarticulée qui fait la description du docteur Bisset. Cette phrase appartient au Discours indirect libre où le verbe « était » est conjugué à l’imparfait de l’indicatif. La phrase de l’exemple (2) relève du Discours indirect. Le verbe à l’imparfait, « prétendait », dépend de la proposition principale. Il est suivi d’une subordonnée introduite par « que », dans « que le meilleur système… ». Ainsi, l’usage de l’imparfait est clairement indiqué dans les deux types de discours.
1.2.2. Le plus-que-parfait
D’ordinaire, on emploie le plus-que-parfait de l’indicatif pour exprimer une action antérieure à une autre. Elles se produisent toutes deux dans le passé. C’est un temps verbal composé. Il est formé de l’auxiliaire avoir ou être à l’imparfait de l’indicatif et du participe passé du verbe à conjuguer.
Exemples :
- (…) Raphael avait jeté sur la Seine…sa dernière pièce d’or…
(La peau de chagrin, p. 279)
- Il avait involontairement froissé toutes les petites vanités…
(La peau de chagrin, p. 334)
Le plus-que-parfait n’a pas dérogé à la règle. Il participe de l’expression de la synthèse. L’on note les verbes « avait jeté » dans le Discours indirect de l’illustration (1) et « avait…froissé » dans le Discours indirect libre de l’illustration (2). Ils sont représentatifs de cette expression.
1.3. Les déictiques spatio-temporels semblables
Les déictiques apparaissent dans le cadre théorique de l’analyse du discours et de la linguistique textuelle. Ils représentent des unités énonciatives servant à « structurer l’environnement spatio-temporel » par le geste ou par le langage, (C. K. Orecchioni, 1980, p. 6). Ils sont inséparables du lieu, du temps et du sujet de l’énonciation. Ces indices personnels et spatio-temporels jouent le rôle d’embrayeurs. Ils font varier le sens des mots, des groupes de mots ou des phrases, selon la situation de communication. Leur valeur référentielle s’adapte au mouvement du texte. Considérons, tour à tour, les spatiaux et les temporels pour la suite de l’étude.
1.3.1. Les déictiques spatiaux
Les déictiques spatiaux contribuent à la localisation spatiale en termes de repérage, de positionnement de l’énonciateur, de son interlocuteur ou de tout objet environnant. Leurs indices spatiaux sont des indices de monstration, de désignation. Ils impliquent des démonstratifs, des adverbiaux.
1.3.1.1. Les démonstratifs et la fonction de monstration
La fonction de monstration est assurée dans le discours, par les démonstratifs. Leur emploi peut quelquefois s’accompagner d’« indice non linguistique (geste,… regard, etc.) » lié au locuteur (A. Michel et al, 1986, p. 208). Les marques de monstration, au niveau des démonstratifs s’organisent, entre autres, « autour de ceci/ cela » (D. Maingueneau, 1990, p.178) et sont considérés comme « de purs déictiques » (Idem, p.17). Cependant, ce sera le déictique « cela » qui va retenir notre attention. Il est d’un emploi qui intéresse à la fois le Discours indirect libre et le Discours indirect.
Exemples :
- En disant cela…
(La peau de chagrin, p. 201)
- Il ouvrit la première…comme si c’eût été le papier grisâtre…
(La peau de chagrin, p. 373)
Le démonstratif « c’ », de l’exemple (2), est une contraction de « cela » dans l’illustration (1). Sans cette construction, l’on obtiendrait le groupe de mots « cela eût » qui est proscrit dans le langage soutenu. Toute chose qui créerait un hiatus. L’usage de « cela » (Discours indirect libre) dans l’exemple (1) et celui de « c’ » (Discours indirect) dans l’exemple (2), répondent donc au principe qui gouverne le bon usage langagier.
1.3.1.2. Les adverbiaux spatiaux
Les adverbiaux font allusion aux adverbes. La notion d’adverbe existait déjà dans la grammaire traditionnelle. « Étymologiquement, l’ad-verbe est l’adjectif du verbe. » (F. Brunot et Ch. Bruneau, 1949, p. 561) Il avait un rôle qualifiant. Aujourd’hui, cette notion a pris de l’importance en grammaire nouvelle. Dans son acception actuelle, l’adverbe représente une catégorie de mot ou de segment (locution adverbiale) qui s’ajoute à un verbe, à un adjectif, à un autre adverbe ou à un nom, pour en modifier ou en préciser le sens. Le terme auquel il s’adjoint peut encore être « une préposition, une conjonction, ou un groupe de mots ou une proposition » (M. Arrivé et alii, Op. cit., p. 45). Du point de vue morphologique, il peut exprimer, entre autres, le temps, le lieu, la quantité, l’affirmation (oui), la négation (non), la manière. Retenons l’adverbe de lieu « là » à titre d’illustration :
Exemples :
Ces désœuvrés étaient là, silencieux…
(La peau de chagrin, p. 64)
Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayon…
(La peau de chagrin, p. 67)
L’adverbe « là », qui indique le lieu, est perceptible aussi bien dans le Discours indirect libre (exemple 1) que dans le Discours indirect (exemple 2). Cet emploi indifférencié participe du rapprochement énonciatif des deux types de discours.
1.3.2. Les déictiques temporels
Les déictiques temporels font référence aux adverbes de temps. Ces types d’adverbes apportent une indication de durée ou de temps en rapport avec les mots dont ils sont les satellites. Il existe une panoplie d’adverbiaux temporels : alors, ce jour-là, la veille, le lendemain, suivant, précédant, etc. L’on peut les retrouver à la fois dans les discours : indirect libre et indirect.
Exemples :
(1) Il n’y eut plus alors de paroles distinctes.
(La peau de chagrin, p. 131)
(2) (…) elle…demandait la veille avec une sorte d’inquiétude amicale…
(La peau de chagrin, p. 197)
Les correspondants des déictiques « alors » et « la veille » dans le Discours direct sont « maintenant » et « hier ». Mais, ici, le terme « alors » est exprimé au Discours indirect libre (exemple 1) ; tandis que « la veille » est transcrit au Discours indirect (exemple 2). Ils appartiennent aux déictiques temporels. Ce qui traduit la durée dans l’expression verbale de la pensée. Après cette similitude expressive entre Discours indirect libre et Discours indirect, voyons à présent celle relative au Discours indirect libre et Discours direct.
2. Synthèse énonciative : Discours indirect libre/ Discours direct
Dans son fonctionnement grammatical, le Discours indirect libre fait usage de certains éléments communs propres au Discours direct. Parmi ceux-ci, l’on peut noter la ponctuation, la juxtaposition propositionnelle, les éléments de discordance.
2.1. La ressemblance scripturale par la ponctuation
L’énoncé cohérent et intelligible restent tributaire d’une bonne ponctuation. Il ne peut en être autrement. C’est pourquoi, dans la similitude expressive qui se dégage entre le Discours indirect libre et le Discours direct, l’on retrouve, entre autres, les points d’interrogation et d’exclamation.
2.1.1. Le point d’interrogation
Le point d’interrogation est un produit des monastères. Il a été inventé dans les ateliers de copistes à l’époque carolingienne. De tous les signes de ponctuation, il se présente comme : « celui qui attire le plus l’œil par son galbe, parce qu’il domine la ligne » (O. Houdart, 2006, p. 37). Le point interrogatif est un allié du parler quotidien. Il « interroge, permet un échange, une conversation… à l’oral, l’intonation monte, en attente d’une réponse ; à l’écrit, il questionne, provoque, entraine, déchaine une réponse. » (R. Causse, 1998, p. 206-207). Il est tantôt perceptible dans le Discours indirect libre, tantôt dans le Discours direct.
Exemples :
(1) Qu’était-ce pour elle ?
(La peau de chagrin, p. 74)
(2) Si nous avions imité un monsieur ? dit un vieillard.
(La peau de chagrin, Ibidem)
Le point d’interrogation transparait dans les deux phrases ci-dessus. On le sait, l’interrogation s’établit dans les échanges pour connaitre, entre autres, le point de vue de l’interlocuteur. Le narrateur semble se soumettre à cet exercice dans l’exemple (1) qui dépend du Discours indirect libre. Ce qui permet de faire évoluer l’intrigue. Par ailleurs, le tiret introducteur de l’exemple (2) indique bien qu’il s’agit du Discours direct où, naturellement, le point d’interrogation fait partie des signes de ponctuation qui le caractérisent.
2.1.2. Le point d’exclamation
Le point d’exclamation se distingue tardivement du point d’interrogation. Il fait partie de ces signes « nouveaux » introduits « par les humanistes au XVIème siècle et que les imprimeurs reprennent à leur compte. » (R. Causse, op.cit., p. 202). Il vient de l’étymologie latine « Puntum » et « clamare » (crier). Le point exclamatif va au-delà du simple cri. Par glissement sémantique, il « signale [aujourd’hui] les réactions personnelles du locuteur, … appels, …injonctions, souhaits, répliques positives ou négatives, etc., permettant de faire passer à l’écrit une expression directe. » (N. Catach, 1994, p. 63).
Exemples :
- (…) depuis deux jours il ne portait plus de gants !
(La peau de chagrin, p. 67)
- – (…) Est-elle sale et froid la Seine !
(La peau de chagrin, p. 71)
L’exemple (1) a trait au Discours indirect libre. Ici, le narrateur rapporte, fait de la description à partir des habitudes d’un personnage. Le verbe « portait » qui est à l’imparfait sied au récit. L’exemple (2), qui relève du Discours direct avec un tiret introducteur de dialogue. Il n’est donc pas contre indiqué, grammaticalement, qu’une telle phrase se termine par un point d’exclamation. Le point de jonction énonciatif entre le Discours indirect libre et le Discours direct reste bien le point exclamatif.
2.2. La juxtaposition propositionnelle
Le terme juxtaposition est un composé étymologique de « juxta-position » et signifie « action de poser une chose à côté d’une autre ». Pour Michel Arrivé et al. (1986, p. 360), « C’est un procédé de mise en relation (…) de constituants » phrastiques. À ce titre, ne sont susceptibles d’être juxtaposés que des mots, des syntagmes nominaux ou verbaux et des propositions. Une proposition, dans une phrase complexe, se caractérise par un verbe conjugué. Toutefois, la juxtaposition propositionnelle peut s’effectuer par certains signes de ponctuation, à savoir la virgule, le point-virgule et les deux points. Toute chose qui est perceptible dans l’emploi du Discours indirect libre et du Discours direct.
2.2.1. La juxtaposition par la virgule (,)
Quand nous parlons, nous faisons des pauses. La virgule est la transcription de ces pauses, lorsqu’elles sont succinctes. Elle « est comme un souffle, une respiration, un brin d’encre, un bref arrêt et, très rapidement, la phrase repart. » (R. Causse, Op. cit., p. 214) La virgule vient du latin « virgula » qui veut dire « petite verge ». Elle sert à séparer, dans le segment supérieur, les éléments linguistiques semblables, c’est-à-dire de même nature ou de même fonction.
Exemples :
- Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé des pays…
(La peau de chagrin, p. 80)
- – Dites des milliards, répondit le garçon joufflu.
(La peau de chagrin, p. 83)
Dans les deux types de discours : Discours indirect libre (exemple 1) et Discours direct (exemple 2), une virgule sépare des propositions dans une perspective de juxtaposition.
2.2.2. La juxtaposition par le point-virgule (;)
Le point-virgule marque une pause plus importante que la virgule mais de moyenne durée. Il a été inventé comme signe typographique par l’imprimeur italien Aldus Manitius, pour deux usages : marquer qu’un mot est l’antonyme d’un autre, et séparer des propositions indépendantes dans une phrase. Au-delà, le point-virgule intervient pour départager, dans l’énumération, plusieurs sous éléments énumérés ; remplacer une virgule lorsque celle-ci prête à confusion ou équilibrer une phrase un peu longue.
Exemples :
- (…) acheva d’engloutir les sens du jeune homme ; le désir qui l’avait poussé dans le magasin… (La peau de chagrin, p. 78)
- Vous avez résolu de vous suicider ; mais tout à coup un secret vous occupe… (La peau de chagrin, p. 99)
Le point-virgule permet aux propositions d’être mises, l’une à côté de l’autre, dans l’illustration ci-dessus. Dans la phrase (1), le segment « …les sens du jeune homme » est juxtaposée à « le désir qui l’avait poussé… », tout comme « Vous avez résolu… » est placée à côté de « mais tout à coup… » dans la phrases (2).
2.2.3. La juxtaposition par les deux-points (:)
Les deux-points, que l’on nomme aussi ‘’le deux-points’’ ou plus rarement ‘’le double point’’, est un signe de ponctuation qui existait déjà au XVIe siècle. C’est « le point le plus élevé du raisonnement ». (R. Causse, op.cit., p.211) Il sert à annoncer quelque chose : une énumération, une explication, une cause, une conséquence, etc.
Exemples :
(…) son âme rencontra fortuitement une immense pâture : il devait avoir par avance les ossements… (La peau de chagrin, p. 76)
L’inconnu …dit d’une voix douce : – Hé ! monsieur, ne craignez rien…
(La peau de chagrin, p. 93)
Les deux-points participent encore de cette synthèse des deux instances de discours. Ils s’observent aussi bien dans le Discours indirect libre (exemple 1) que dans le Discours direct (exemple 2).
2.3. Les discordanciels communs au Discours indirect libre et au Discours direct
Le terme « discordanciels » est de Laurence Rosier (1999). Elle l’attribue à certains types énonciatifs dont la répétition et les phrases incomplètes qui s’accommodent des discours : indirect libre et direct.
2.3.1. La répétition de l’unité linguistique
Pour Authier-Revuz (1995), la répétition est un terme dont le préfixe indique une activité de retour sur un dire antérieur. Dans cette perspective, l’on pourrait appréhender la répétition comme étant la reprise d’un « morphème, mot, groupe de mots, vers », (J. Gardes-Tamine, 1998, p. 256). Il pourrait également s’agir d’un phonème, d’un lexème, d’un invariant sémantique ou d’une portion de texte. Mais il ne sera abordé, ici, que les répétitions de mots ou de groupes de mots dans le corpus.
Exemples :
- (…) jetant un livre dans un mot…mettre un mot dans leurs livres.
(La peau de chagrin, p. 111)
- Ces deux causes de mort : vouloir et pouvoir…vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit… (La peau de chagrin, p. 99)
Dans le Discours indirect libre de l’illustration (1), il y a une répétition des termes « livre » et « mot ». Leur emploi suscite une interrogation : comment peut-on jeter un livre dans un mot ou un mot dans des livres ? Cet emploi, sans doute stylistique, ne remet pas en cause la répétition de ces substantifs. On observe le même phénomène dans le Discours indirect de l’illustration (2) avec les verbes « vouloir » et « pouvoir ». Ces répétitions sont des sources de synthèse par discordance dans les deux situations discursives.
2.3.2. Les phrases incomplètes comme éléments expressifs
Selon Jean Dubois (1995, p. 17), « Une phrase ne se définit pas par sa longueur (…) mais par les éléments qui la constituent, par les relations qu’ils ont entre eux, c’est-à-dire par sa structure. » À cela, il faut ajouter le sens qui sous-tend cette phrase. De fait, une phrase incomplète indique un manque, voire l’absence d’un ou plusieurs constituants essentiels. En ce sens que le préfixe « in », dans le qualificatif « incomplète », est d’ordre privatif. Par ailleurs, une phrase incomplète ou inachevée peut également se terminer par les points de suspension où l’usager de la langue semble exprimer des sentiments divers : confusion, crainte, étonnement, etc. Mais dans cette portion, nous allons nous intéresser aux phrases incomplètes qui s’apparentent aux phrases elliptiques.
Exemples :
(1) – chacun de ces rayons brillants serait pour lui un coup de poignard ?…
(La peau de chagrin, p. 116)
(2) – Quoi ? dit un autre. –Le crime… (Ibidem)
Les points de suspension, du Discours indirect libre de l’illustration (1), se situent à la fin de la phrase. Les trois points entre parenthèse, se trouvant à l’entame de cette phrase, sont mentionnés pour indiquer qu’il s’agit d’une portion d’un long segment supérieur. De l’autre côté, Il y a le Discours direct avec l’illustration (2) où transparaissent également les points de suspension en fin de phrase. Tout cela, pour en indiquer leurs caractères incomplets.
3. L’interprétation des usages
L’interprétation des usages linguistiques dans le corpus va déboucher sur une approche sémantique ayant trait aux discours direct, indirect et indirect libre. Selon Le Nouveau Robert, la sémantique est une « étude du langage considéré du point de vue du sens. » (1993, p. 2145) Dans cette perspective, que revêt la signification des items employés dans ces trois entités discursives ? En d’autres termes, comment ces items expriment-ils la présence du locuteur dans le Discours direct, la prise de distance du narrateur dans le Discours indirect et la cohabitation de ces phénomènes langagiers dans le Discours indirect libre ?
3.1. Les indices formels de la présence du locuteur dans le Discours direct
Il existe plusieurs signes linguistiques qui indiquent la subjectivité ou la présence de l’énonciateur dans son texte. Au niveau du Discours direct, nous en retenons trois, à savoir le pronom « je » ; les points d’interrogation, d’exclamation ou de suspension ; et le présent de l’indicatif.
3.1.1. La subjectivité par le pronom « je »
Certains pronoms sont des marqueurs de subjectivité à l’image de je etses dérivés : me, moi, mon, mien. Le pronom est traditionnellement défini comme un mot qui remplace un nom. Mais, selon M. Riegel, (1994, p.193), « beaucoup de pronoms personnels comme je ne remplacent strictement rien. Ils désignent directement leurs référents, car le pronom je désigne la personne qui dit « je » … » Dans cette perspective, le sujet parlant est clairement identifié dans son énoncé (Discours direct).
Exemple :
-J’aime les porches bien chauffés et garnis de riches tapis… Ici, je me sens renaitre. (La peau de chagrin, p. 112)
Cette phrase présente des caractéristiques du discours. Outre le tiret introducteur et les points de suspension, l’on note le pronom « je » et sa forme contractée « J’ ». Ici, les pronoms « J’ » et « je » sont employés par Raphael, un personnage à qui le narrateur cède la parole pour faire connaitre son point de vue. Ces pronoms le placent, du coup, au cœur de son discours.
3.1.2. La subjectivité par les points d’interrogation, d’exclamation et de suspension
Les ponctuations les plus fréquemment utilisées dans le discours, par opposition au récit, sont le point d’interrogation, le point d’exclamation et les points de suspension. Ce sont des marqueurs de subjectivité. Le point interrogatif est un allié du parler quotidien pour questionner en attendant une éventuelle réponse. Quelquefois, il peut exprimer l’émotion du locuteur. En outre, le point d’exclamation, émis par l’usager de la langue, signale ses réactions personnelles, voire ses sentiments. Par ailleurs, les points de suspension, selon G. Bachelard, « tiennent en suspens ce qui ne doit pas dit explicitement. » (1983, p. 51) Ils « expriment… l’inachevé, le « encore à dire… » (R. Causse, Op. cit., p. 198). Tous ces points apparaissent dans le corpus.
Exemple :
-Oh ! maintenant, il nous reste…
-Quoi ? dit un autre.
-Le crime… (La peau de chagrin, p. 110)
Ce dialogue, entre personnages, permet de voir un point d’exclamation, un point d’interrogation et des points de suspension. Ces échanges langagiers, assumés par ces personnages, indiquent bien la subjectivité langagière dans le Discours direct. L’onomatopée « Oh ! » est un cri jeté dans le discours par le locuteur qui marque, sans doute, sa surprise, son indignation face à certains faits. La réplique de son interlocuteur est une interrogation qui est faite à travers l’expression « Quoi ? ». La phrase inachevée, qui termine le texte, sous-tend le « encore à dire ».
3.1.2. La subjectivité par le présent de l’indicatif
Dans le Discours direct, la subjectivité est également suggérée par le temps verbal. Ce temps comprend prioritairement le présent, le passé composé et le futur. Le mode qui leur est commun est l’indicatif qui actualise le procès. Or la subjectivité rime avec le moment d’énonciation. Parmi ces différents temps verbaux, le présent de l’indicatif est le plus employé dans le discours. Il entretient une relation avec l’époque présente. Mais il peut aussi situer le procès dans n’importe quelle dimension temporelle comme le passé et le futur. Cette pluralité de valeurs temporelles s’explique par la vacuité sémantique du présent de l’indicatif qui reste tributaire de la subjectivité énonciative.
Exemple :
– Nous allons faire, suivant l’expression de maître Alcofribas, un fameux de chiere lie, dit-il à Raphael en lui montrant les caisses de fleurs qui embaumaient et verdissaient les escaliers.
(La peau de chagrin, pp. 111-112)
Les verbes faire et dire, dans « allons faire » et dans « dit-il », sont conjugués au présent de l’indicatif. Mais le premier groupe verbal contient l’idée d’un futur proche dans l’exécution de l’action. Le personnage qui tient ces propos n’est pas hors de son texte. Il fait corps avec lui. Toute chose qui indique la subjectivité discursive par le temps verbal à travers le présent de l’indicatif.
3.2. Les indices formels de la prise de distance du narrateur dans le Discours indirect
Contrairement au Discours direct où le locuteur marque sa présence dans son énoncé ; le Discours indirect, quant à lui, reste un fait de langue où l’énonciateur prend une certaine distance dans la narration. Dans la mesure où il rapporte les propos d’un tiers. Les indices linguistiques qui autorisent une telle opération sont de plusieurs ordres. Mais, dans le cadre de la présente analyse, il faut en retenir trois. Ce sont le pronom « il », l’interrogation indirecte et la concordance des temps verbaux.
3.2.1. Prise de distance du narrateur par l’usage du pronom « il »
Lorsqu’on passe du Discours direct au Discours indirect, il y a un changement de pronoms qui s’opère. Parmi ces pronoms, l’on note, par exemple, le « je » du Discours direct qui devient « il » ou « elle » dans le Discours indirect. Ce sont des pronoms de la troisième personne qui permettent au narrateur de prendre de la distance en rapportant les paroles d’autrui. À la vérité, il ne s’implique pas ou n’assume pas ces propos-là.
Exemple :
–J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchant.
(La peau de chagrin, p.93)
Si l’on transcrit cette phrase au Discours indirect, on obtient :
*Le marchand dit froidement qu’il a couvert la toile de pièces d’or.
Dans cette illustration, on s’aperçoit que le pronom personnel « J’» du Discours direct s’est transformé en « il » dans le Discours indirect. Cette prise de distance, dans la narration, a nécessité la suppression du tiret introducteur, l’insertion de la conjonction « qu’ » pour créer une subordination et l’inversion du sujet au niveau de la proposition principale. Ici, le narrateur relate ce qu’a dit le marchand. Il est donc à l’écart de son champ discursif.
3.2.2. Prise de distance du narrateur par l’interrogation indirecte
Dans l’énonciation directe ou Discours direct, l’interrogation se présente tantôt sous la forme d’un point d’interrogation (?), tantôt avec des mots interrogatifs comme qui, que, quel, lequel (et leurs dérivés), où, quand, pourquoi, qu’est-ce que, est-ce que, etc. Les correspondances de ces mots et locutions interrogatifs, du Discours direct au Discours indirect, sont présentées ci-dessous.
Discours direct Discours indirect
Que /qu’est-ce que …………. Ce que
Qu’est-ce qui/ Qui est-ce qui ………………. Ce qui/Qui
Quel (dérivés) … ……. Quel (dérivés)
Quand/Comment/Pourquoi/Où …
Quand/Comment/Pourquoi/Où, etc.
Exemples :
(1) -Cet hôtel est-il toujours tenu par Mme Gaudin ? demanda-t-il.
(La peau de chagrin, p. 296)
(2)-Pourquoi nous avez-vous donc quittées ? reprit-elle …
(Idem)
Mises au Discours indirect, ces phrases du Discours direct se présentent de la façon suivante :
(1)’-Il demanda si l’hôtel était toujours tenu par Mme Gaudin.
(2)’-Elle reprit pourquoi elles les avaient quittées.
On réalise, ici, que le point d’interrogation (?) de la phrase (1) apparait sous la forme de la conjonction si dans l’interrogation indirecte de la phrase (1)’. Quant à la phrase (2), qui contient à la fois un point d’interrogation (?) et un mot interrogatif (pourquoi), l’on note que seul le mot interrogatif (pourquoi) a été conservé dans l’interrogation indirecte. Ainsi, la prise de distance dans la narration tient compte de ces données.
3.2.3. La Prise de distance du narrateur par la concordance des temps verbaux
Dans le Discours indirect, il existe un rapport entre le temps du verbe de la proposition principale et celui de la subordonnée. Ce rapport est régi par les règles de la concordance des temps. Le temps de la principale a son correspondant dans la subordonnée. Voyons les données ci-dessous.
Discours direct Discours indirect
Présent de l’indicatif …………………Imparfait de l’indicatif
Futur de l’indicatif …………………….Conditionnel
Imparfait de l’indicatif ……………… Plus-que-parfait de l’indicatif
Présent du subjonctif ………………… Imparfait du subjonctif, etc.
Exemple :
-Je t’entends, répondit le poète.
(La peau de chagrin, p. 260)
Au Discours indirect, ce segment supérieur devient :
*Le poète répondit qu’il l’entendait.
À l’observation, le présent de l’indicatif « entends » du Discours direct a donné l’imparfait de l’indicatif « entendait » dans le Discours indirect. Cette disposition découle du principe de la concordance des temps verbaux qui stipule une telle disposition. Ce qui permet au narrateur de ne pas assumer les propos du poète.
3.3.3. Le Discours indirect libre : synthèse du Discours direct et du Discours indirect
Le Discours indirect libre contient à la fois les indices formels et sémantiques des deux instances de discours, à savoir le Discours direct et le Discours indirect. Il serait convenable de les présenter dans un tableau, au regard de l’analyse qui a été effectuée précédemment, pour mieux les appréhender.
Type d’énoncé | Indices formels | Indices sémantiques |
Discours Direct (DD) | *Je *( ?)/( !)/(…) *Présent de l’indicatif | Présence du locuteur dans l’énoncé/Subjectivité |
Discours Indirect (DI) | *Il/elle *Interrogation ind. *Imparfait de l’indic. | Prise de distance dans la narration/Ou absence du narrateur dans l’énoncé |
Discours Indirect libre (DIL) | *Je/il/elle *( ?)/( !)/(…) *Interrogation ind. *Présent et imparfait de l’indicatif | Présence du locuteur et/ou absence de celui-ci dans l’énoncé |
Ce tableau, à y voir de près, montre bien que le Discours indirect libre est à la fois l’émanation du Discours direct et du Discours indirect. Cela est attesté par les indices linguistiques et sémantiques deux types de discours qu’il regroupe.
Conclusion
Au regard de l’analyse qui a été effectuée, l’on réalise que le Discours indirect libre représente une synthèse énonciative en rapport avec le Discours indirect et le Discours direct. Avec le discours indirect, il partage l’expressivité par les pronoms de la troisième personne, les temps verbaux (imparfait et plus-que-parfait de l’indicatif) et les déictiques spatio-temporels à travers les adverbiaux de temps et de lieu. Quant au Discours direct, il a en commun avec celui-ci, l’usage de la ponctuation (points d’interrogation et d’exclamation), la juxtaposition propositionnelle faisant ressortir la virgule, le point-virgule et les deux-points ; les discordanciels indiquant la répétition de l’unité linguistique ou la phrase incomplète. L’on n’omettra pas la subjectivité langagière où l’énonciateur est présent dans son énoncé dans cette étude comparaison et de synthèse énonciative. L’on ne passera pas sous silence la prise de distance du narrateur dans le texte littéraire à l’image de La peau de chagrin de Balzac. Quel impact le Discours indirect libre aurait, par exemple, sur les réalisations discursives de la parataxe ? Une recherche complémentaire nous situerait, sans doute.
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Ibrahim Amara DIALLO
Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako (Mali)
Résumé :
Cet article examine la conception de la souveraineté populaire chez Locke et son opposition aux philosophies de Hobbes, Grotius et Rousseau. En quoi la souveraineté du peuple, chez John Locke, s’oppose-t-elle à l’absolutisme ? Ce travail démontre que, contrairement à Hobbes et Filmer, Locke considère les droits naturels comme inhérents et inaliénables, précédant toute institution politique. La société civile, dans le philosopher lockéen, est instituée, non pas pour parler de nouveaux droits, mais pour préserver les droits consubstantiels à l’homme, comme le droit à la liberté, le droit à l’égalité, le droit à la propriété… Aucun pouvoir politique ne peut prétendre être supérieur à celui du peuple, au point de s’arroger les droits qui lui sont inhérents. N’étant pas des droits sociopolitiques, les citoyens peuvent revendiquer leur effectivité. Comme telle, l’interprétation lockéenne de la souveraineté populaire a des implications importantes sur les théories politiques modernes de la démocratie et des droits de l’homme. L’analyse repose sur une lecture critique des textes principaux de Locke, Hobbes, Grotius et Rousseau. En conclusion, l’article met en lumière l’importance de la conception lockéenne de la souveraineté populaire pour les débats politiques contemporaines.
Mots-clés : Absolutisme, Droits naturels, Droit de résistance, Loi civile, Loi de nature, Pouvoir politique, Souveraineté du peuple.
Abstract :
This article examines Locke’s conception of popular sovereignty and its opposition to the philosophies of Hobbes, Grotius and Rousseau. How is the sovereignty of the people, in John Locke, opposed to absolutism? This work demonstrates that, unlike Hobbes and Filmer, Locke considers natural rights to be inherent and inalienable, preceding any political institution. Civil society, in Lockean philosophy, is established, not to speak of new rights, but to preserve the rights consubstantial with man, such as the right to liberty, the right to equality, the right to property. … No political power can claim to be superior to that of the people, to the point of assuming the rights inherent to it. Not being socio-political rights, citizens can claim their effectiveness. As such, the Lockean interpretation of popular sovereignty has important implications for modern political theories of democracy and human rights. The analysis is based on a critical reading of the main texts of Locke, Hobbes, Grotius and Rousseau. In conclusion, the article highlights the importance of the Lockean conception of popular sovereignty for contemporary political debates.
Keywords: Absolutism, Natural rights, Right of resistance, Civil law, Law of nature, Political power, Sovereignty of the people.
Introduction
La théorie politique de Locke est inséparable de sa conception libérale. Le libéralisme dont il est question dans la philosophie politique de Locke a pour but de présenter la souveraineté du peuple comme un droit naturel qui permet de dépersonnaliser le pouvoir politique. Cette dépersonnalisation du pouvoir s’oppose à toute conception absolutiste, parce que « flatter les princes en formulant l’opinion que ceux-ci sont investis d’un droit divin d’exercer le pouvoir absolu […] Ce faisant, ils ont exposé tous les sujets à la pire misère de la tyrannie et de l’oppression » (J. Locke, 1977, p. 47).
Le pouvoir absolu n’est pas un pouvoir qui a pour souci fondamental la préservation de l’homme dans son intégrité, mais de bafouer la dignité humaine. L’absolutisme se caractérise par l’obéissance inconditionnelle au pouvoir du chef en tant que « Roi–Soleil ». Or, l’une des caractéristiques de l’homme, en tant qu’être doué de raison, c’est la liberté. Priver l’homme de sa liberté, c’est lui faire perdre sa valeur et sa qualité d’homme, puisque
chacun est maître, sans doute, et peut disposer de sa volonté particulière, lorsque ceux qui, par le désir et le consentement de la société ont été établis pour être des interprètes et les gardiens de la volonté publique, n’ont pas la liberté d’agir comme ils souhaiteraient. (J. Locke, 1977, p. 319).
Ici, la liberté est comme une valeur cardinale de l’existence humaine. À travers elle, l’homme se distingue naturellement des autres êtres. En tant qu’être pensant, il ne peut se déployer que lorsqu’il est dans un cadre approprié au sein duquel il n’y a aucune influence d’une volonté extérieure. C’est dans ce contexte que se pose le problème suivant : En quoi la souveraineté du peuple, chez John Locke, s’oppose-t-elle à l’absolutisme ? On ne saurait répondre à cette question centrale sans au préalable s’interroger en ces termes : En quoi l’absolutisme moderne constitue-t-il une négation de la loi de la nature ? Comment Locke appréhende-t-il la notion de souveraineté par rapport à Hobbes et Filmer ? Dans quelle mesure la notion lockéenne du droit de résistance constitue-t-elle le mode d’expression de la souveraineté populaire ?
En traitant la notion de souveraineté du peuple, nous voulons montrer que, chez Locke, la souveraineté n’est pas assimilable par l’artificialisme politique, mais qu’elle trouve son fondement dans la constitution ontologique de l’homme depuis l’état de nature. Notre objectif consiste à réfuter la thèse de Hobbes et Filmer de la souveraineté, qui stipule que seul le monarque est le souverain absolu. Pour cela, nous structurons cette contribution autour de trois axes. Premièrement, il sera question de présenter les théories absolutistes modernes de la souveraineté, c’est-à-dire celles de Hobbes et Filmer. Deuxièmement, nous montrerons que la souveraineté du peuple est une donnée naturelle. Elle est loin d’être une construction de l’état politique. Troisièmement, nous mettrons en évidence que tout pouvoir politique qui bascule vers l’absolutisme en piétinant les droits naturels des individus, s’expose à une insurrection populaire du peuple, en tant que détenteur légitime de la souveraineté. Dans l’atteinte de notre objectif, nous utiliserons deux méthodes : analytique et critique.
1. L’absolutisme hobbesien et filmérien ou la défense de la souveraineté du monarque
Le concept de souveraineté est né au XVIIe siècle. Il est l’aboutissement de l’idée selon laquelle le pouvoir politique n’est pas une construction providentielle, mais plutôt le fruit d’un contrat social. Pour donner un fondement rationnel à sa doctrine absolutiste, Hobbes pense qu’en l’absence des règles formelles, les hommes sont mus par un désir : celui de se conserver. De ce fait, la raison est dépourvue de toute objectivité et normativité, c’est-à-dire qu’elle n’a pas la vocation à créer les conditions d’un vivre-ensemble.
Dans l’état de nature, chez Hobbes, aucune relation sincère ne lie les uns aux autres. Il n’y a ni relation fraternelle, ni sociabilité naturelle ; il s’agit d’une atmosphère de méfiance, d’égoïsme et d’hostilité ouverte. Dans cette hostilité généralisée, le désir de se conserver est le seul principe et la seule règle qui détermine les actions humaines. Pour P. Manent (1987 p. 92), « l’individu n’existe que par une sorte de sociabilité inversée, négative, celle de la guerre ». Dans une telle relation où la guerre est ouverte, on ne peut parler de la protection des droits naturels comme la liberté, l’égalité et la propriété, car, chacun a un droit illimité sur toute chose, même sur le corps de ses semblables, si la nécessité de sa conservation l’exige. Pour exorciser une telle insécurité intersubjective, il faut l’institutionnalisation de règles juridiques, ayant une puissance irréversible et irrévocable. Parlant de l’absoluité du souverain, A. Sangaré (2013, p. 61) argue que
chez Hobbes, le souverain représente le peuple non pas au sens où il tient de lui un pouvoir ou un mandat, puisque ce sont les individus, et non le peuple, qui contractent, mais parce qu’il institue l’être même du peuple représenté. Il en constitue l’identité existante. On pourrait alors dire qu’avec Hobbes, le roi, c’est le peuple. Du fait qu’elle permet la formation d’une volonté au sein de la communauté qu’est le peuple, la représentation réalise ce paradoxe que le représentant (le souverain) crée le représenté.
En effet, cet être artificiel, le « Léviathan », incarne, à lui seul, l’essence de l’État. Ce souverain juge ce qui est nécessaire pour la paix, la défense des sujets et des doctrines qu’il convient d’enseigner. Le souverain, chez Hobbes, a un pouvoir absolu. Sa seule volonté fait loi et sa personne est l’incarnation de la raison, l’autorité étatique. Aucune autre justification, hormis ce qu’il pense, n’est recevable. Comme le souligne E. Bloch (1974, p. 172),
ce loup n’est nullement lié par le « contrat social », on lui a permis de rester un loup afin qu’il puisse mordre et malmener, avec l’aide de dispositions pénales, de cachots et potences, ceux des humains qui s’en prennent aux autres, qui se permettent d’être ce qu’il a le seul droit d’être.
Le Léviathan a donc l’autorisation de châtier toute personne qui n’acceptera pas de se plier aux clauses du contrat social. Ce qui revient à dire que la paix n’est assurée que si la morale politique qui incite les hommes à aliéner leurs droits entre les mains du souverain qui les représente se transforme, dans l’acte de la formation de l’État, en devoir d’obéissance. Pour Thomas Hobbes, une fois que le pacte social est établi et le souverain investi, les sujets lui doivent la soumission totale. Mieux, le souverain hobbesien est considéré comme la source du droit politique. Hobbes fait l’apologie de la monarchie absolue. Mais, à quoi renvoie l’absolutisme ? Comment s’exerce-t-il dans la société politique ?
Le terme « absolutisme », selon A. Comte-Sponville (2001, p. 21), est « une doctrine qui prône ou théorise l’absoluité du pouvoir souverain. » L’absolutisme veut prôner des valeurs absolues, universelles qui ne peuvent émaner que de la seule volonté du souverain. La volonté de ce dernier est supposée être incontestable, irrévocable et sans équivalent. Hobbes pense que les hommes ne vivront en paix que lorsqu’ils se trouvent sous l’injonction du Léviathan.
L’État a une puissance à la fois absolue et indivisible ;
absolue, au sens où elle est indépendante de tout autre pouvoir ou de tout autre droit humain et au sens où elle dispose d’une puissance de contrainte à laquelle, en principe, rien ni personne ne peut résister. Indivisible, au sens où la souveraineté ne peut se partager entre différentes personnes ou différentes instances sans se nier elle-même. (C. Y. Zarka, 1995, p. 53).
Pour Hobbes, aucune volonté ne peut résister à celle du souverain. Les sujets n’ont que des droits et ne doivent rien revendiquer au pouvoir souverain. Ici, l’on ne peut parler de devoirs. C’est le souverain, selon sa seule puissance, qui détermine ce qui peut appartenir, individuellement et collectivement, aux sujets. Lisons, à ce propos, C. Y. Zarka (1995, p. 181) :
La propriété n’est pas absolue au sens où elle serait opposable au pouvoir politique. Si la propriété implique la distinction du mien et du tien, cette distinction n’intervient qu’entre sujets ou citoyens, elle définit mon droit sur une chose comme exclusif du droit de l’autre, mais non comme exclusif du pouvoir souverain.
Tout comme Hobbes, Filmer, en récusant à la politique un fondement normatif, veut construire un artificialisme politique, basé sur l’absolutisme. Pour Filmer, exceptée la loi civile, il est chimérique de penser à l’existence de lois de nature. En ce sens, la loi civile est l’expression univoque du souverain. Filmer, partisan du pouvoir absolu, est hostile à l’affirmation selon laquelle « les hommes naissent libres et égaux ». Pour lui, seul le souverain est libre, et il est de l’ordre naturel que les autres se plient à ses exigences et à ses inclinations.
Dans la théorie filmérienne, le souverain a un droit absolu sur la vie et les biens de ses sujets. Le peuple de Filmer n’est pas un citoyen, mais plutôt un sujet. Bien entendu, il ne peut, en aucun cas, faire usage de sa raison pour revendiquer ses droits fondamentaux. En un mot, il n’a pas de droits, il n’a que des devoirs. Filmer est favorable aux droits de primogéniture, c’est-à-dire la priorité des droits de succession et d’héritage de l’aîné par rapport aux autres frères et sœurs. Cela se comprend d’autant plus qu’il est l’aîné d’une famille de dix-huit enfants.
À vrai dire, « l’origine de la société humaine remonte à Adam et que la relation qui s’établit dans la société politique entre gouvernants et gouvernés dérive de l’autorité paternelle » (S. G-Fabre, 1986, p. 58). La forme du gouvernement doit être constituée à l’image de la famille où les enfants doivent obéir à tout prix aux ordres des parents. Filmer nie aux autres l’exercice de leur liberté, car en imposant aux cadets un devoir d’obéissance, il réduit leurs droits imprescriptibles et ontologiques. C’est pourquoi, selon lui, l’idée des lois naturelles est une rêverie. J.-F. Spitz (2001, p. 113) souligne alors que
l’idée d’une loi naturelle accessible par la raison est un mythe vide et dangereux ; la loi positive de Dieu est la norme absolument inconditionnelle de toute conduite humaine ; or cette loi positive sans ambiguïté celui (l’héritier du premier père) qu’elle entend faire régner en son nom, et à qui est due, de ce fait, une obéissance elle aussi inconditionnelle.
De ce qui précède, on peut dire que, pour Filmer, la puissance de la loi ne découle pas de la raison déductive du peuple, mais elle est l’expression de la volonté et du droit du souverain. Il ressort que « la condition humaine ne permet pas de fonder l’éthique sur la raison ; elle exige au contraire que la détermination des devoirs soit fondée exclusivement sur les notions de commandement et d’obéissance » (J. Fabien-Spitz, 2001, p. 129). Pour Filmer, la pacification de la société demande aux sujets la soumission inconditionnelle au souverain.
Dans la monarchie filmérienne, « la loi est l’acte d’une volonté qui n’a pas d’autre norme qu’elle-même, qui n’est limitée par aucune raison » (J.-F. Spitz, 2001, p. 131). La loi est, en ce sens, non pas l’expression et l’incarnation de la volonté des sujets, mais celle du souverain. Pour cela, Filmer nie aux sujets la capacité de découvrir des lois naturelles, à partir de leur raison naturelle, qui constitue le critère d’évaluation de la normativité des lois civiles, si toutefois, le souverain tentait à les outrepasser. Dans ce contexte, Filmer pense qu’un roi exécuteur des lois est un roi subordonné. Pour lui, le roi est à la fois celui qui, non seulement, décide et prend des lois, mais aussi celui qui les exécute par sa volonté toute-puissante. C’est pourquoi, dans le pouvoir absolu, « ce n’est plus la raison mais la volonté qui est à la fois la source et la mesure de la justice. L’artifice politique devient ici la source exclusive et inconditionnelle de toutes les normes communes auxquelles les sujets sont appelés à obéir » (J-F. Spitz, 2001, p. 138-139). Filmer lie la naissance des droits, non pas à une justice normative et naturelle, mais tout simplement à la seule et unique volonté du souverain. Dès lors, « c’est celui que la volonté choisit, sans qu’il y ait aucun fondement rationnel d’un tel choix, qui est juste : juste par ce que choisi arbitrairement, et non choisi par ce qu’il est juste ». Ici, le mot « juste » a une acception arbitraire. Est juste, ce qui est advenu de la volonté du monarque. Dans ce choix, la rationalité dialectique et dialogique se perçoit comme une tentative d’ébranler la volonté de Dieu. La justesse de celui qui est choisi ne se fonde pas sur la normativité de la volonté humaine, mais comme un choix providentiel. Ainsi,
à partir du moment où une seule raison est chargée de la mesure du juste, sans aucune possibilité de contestation, c’est comme si la volonté de celui dont la raison est élevée au rang de norme incontestable était à son tour devenue cette mesure ; en d’autres termes, une raison incontestable dans tout ce qu’elle décrète devient une volonté arbitraire. Elle cesse d’être une raison pour devenir un instrument artificiel de position de normes (J.-F. Spitz, 2001, p. 140).
Hors de la volonté du souverain absolu, il ne peut y avoir une autre norme qui serait la norme commune, susceptible d’être opposée aux lois du monarque. Ce que Filmer conteste, c’est non seulement que le souverain détenteur de la puissance législative puisse être soumis à la puissance coactive de la loi de nature ou que cette loi puisse lui être opposée par une autre institution humaine qui le contraindrait à la respecter, mais aussi et surtout que cette loi de nature puisse être, en dehors de la parole autorisée du souverain, une norme intersubjective de droit et de justice.
2. La souveraineté du peuple : une donnée naturelle chez Locke
On peut définir le peuple comme « non pas une institution, mais une réalité naturelle, composée de consciences individuelles séparées les unes des autres » (Jean-Fabien Spitz, 2001, p. 168). Selon cette définition, la souveraineté du peuple n’est pas une construction de l’artifice politique, mais elle est une donnée, puisque les individus sont naturellement des êtres moraux. Ils sont souverains en vertu de la loi de nature et non pas seulement des lois civiles.
Chez Locke, il y a une communauté éthique et morale qui précède toute élaboration des règles juridiques. Ce n’est pas l’artificialisme politique qui crée ces normes sociales,
parce que cette communauté morale est réelle, le pouvoir n’est pas à lui seul sa propre norme, et sa légitimité peut reposer non pas sur le seul consentement arbitraire de ceux qui y sont assujettis, mais sur sa conformité à la norme de la communauté prépolitique (J.–F. Spitz, 2001, p. 9).
Les individus sont naturellement unis autour de valeurs morales, comme le mariage, le respect de l’autre, etc. L’individu naturel, chez Locke, est doté de moralité et de raison normative. La coexistence et la concordance des points de vue divergents entre les individus, lors de la prise de décisions politiques, ne sont pas une réalité conjoncturelle, mais elles trouvent leurs racines dans l’ontologie de l’homme. Dans cette perspective, l’homme n’est pas naturellement un être belliciste, mais pacifique, car il subordonne le jugement synthétique (impératif hypothétique) au jugement réfléchissant (impératif catégorique).
À l’opposé du contractualisme volontariste, c’est-à-dire du positivisme juridique, qui pense que les individus sont, avant la société politique, des partenaires vierges de toute détermination éthique et morale, Locke n’accorde au contrat social qu’un principe de prise de lois conforme à la nature humaine. J.-F. Spitz (2001, p. 18) affirme, en ce sens, que
l’état de nature est une condition où les individus sont déterminés à rechercher la satisfaction de leurs désirs et à agir comme ils l’estiment convenable (donc en fonction de leur seule raison et de leur seule volonté) ; mais c’est aussi un lieu de rationalité, puisque l’homme est une créature de raison, placée sous l’empire de la loi de nature, appelée à connaître celle-ci par l’usage de ses facultés et à en faire la norme de sa propre conduite » (J.-F. Spitz, 2001, p. 18).
La conduite des hommes, avant l’avènement de l’état de communauté politique, n’est pas une conduite irrationnelle, où chacun ne se soucie que de sa seule conservation, au péril de la vie des autres. Dans cet état, les hommes placent la quasi-totalité de leurs actions sous le signe de la rationalité morale. Cette rationalité œuvre pour la réalisation du vivre-ensemble, sans qu’une personne ne s’érige en maître absolu des autres.
La politique placée sous le signe de la loi de nature implique le rejet de l’idée même d’un juge souverain de dernière instance. Dans une telle politique, il n’y a pas d’instance humaine instituée dont la volonté et les décisions obligent et fassent loi automatiquement et sans aucune contestation possible. (J.–F. Spitz, 2001, p. 164).
Croire en un pouvoir absolu, c’est créer un être extraordinaire, une créature hors pair, qui n’est comparable qu’à elle-même et ne tient son pouvoir que de Dieu. En récusant une telle perception, le philosophe anglais, Locke, pense que toutes les créatures sont ontologiquement identiques. Aucune personne n’a reçu de la nature un pouvoir particulier sur les autres. De ce fait, gouverner, c’est appliquer les lois que l’Assemblée constituante du peuple a édicté. Les lois adoptées s’appliquent au juge et aux justiciables « si bien que le juge lui-même ne peut s’y soustraire ou les reformer entièrement dans leur principe sans perdre toute autorité et sans vider ses propres décisions de toute légitimité » (J.-F. Spitz, 2001, p. 158).
Contrairement à Hobbes et à Filmer qui identifient le droit à la volonté, avec Locke, « avant la décision du juge ou indépendamment d’elle, il est exclu de prétendre que le droit est mesuré par la puissance, et qu’il est ainsi dépourvu de toute vertu intersubjective » (J.-F. Spitz, 2001, p. 159). Dans une telle conception, le législateur et le juge, en tant qu’acteurs des règles, ne sont donc pas le lieu ultime de la production de la normativité commune, et leur volonté n’est pas le ressort ultime de la validité des normes communes. C’est pourquoi, la conservation du bien commun est la ligne droite que l’institution civile est contrainte de suivre. Le dérapage de cette institution civile entraîne ipso facto son illégitimité. L’institution civile, selon Locke, n’abroge pas les lois de nature, au contraire, elle renforce celles-ci. C’est à juste titre qu’il souligne que
les obligations de la loi de nature ne s’éteignent pas dans la société ; il arrive seulement dans bien des cas, qu’elles soient délimitées plus strictement et que les lois humaines les sanctionnent par des peines, pour en assurer l’exécution. La loi de nature, comme une règle éternelle, s’impose donc à tous les hommes, les législateurs aussi bien que les autres (J. Locke, 1977, p. 23).
Chez Locke, le pouvoir législatif ne peut adopter une loi sans aviser, au préalable, le peuple. Le pouvoir politique n’est qu’un pouvoir conféré aux gouvernants par le peuple. Et ceux à qui il est confié, ne peuvent, en aucune circonstance, le transmettre à volonté à d’autres personnes sans le consentement du peuple. C’est le peuple qui fixe le type et le contenu du gouvernement politique. Locke ouvre la voie à la démocratie moderne, où le peuple et les législateurs constituent le même corps politique. Tout ceci a pour but de limiter la puissance de l’institution gouvernementale. Un gouvernement illimité, peu importe le rôle qu’il joue dans la société, est susceptible de tomber dans la dérive, la passion négative.
Les individus, créatures raisonnables et douées d’une volonté libre, ne sauraient être soumis à des obligations ou à des restrictions inconditionnelles de faire ce que la raison publique demande. Ils ne sont, en aucun cas, astreints à suivre toutes les décisions du pouvoir politique, comme s’il s’agissait d’un pouvoir de Dieu. Lorsque les citoyens trouvent une loi non-conforme à celles promulguées, qui sont les lois constitutionnelles, il est de leur droit naturel et civil de manifester leur désapprobation. Pour Locke, l’instance juridictionnelle a pour fin d’appliquer les règles qui ont été adoptées par la conscience collective, mais elles ne peuvent aller au-delà de ces tâches qui lui ont été assignées. S’il est vrai que dans la société civile de Locke, la communauté, par la voix de la majorité, accède au rang d’arbitre, cet arbitre n’est pas le souverain absolu, qui applique les lois selon son assentiment. Les lois fondamentales ne sont pas tributaires de la personne du souverain.
Le peuple, dans la pensée de Locke, est un peuple conscient de sa situation et il veille sur le pacte établi. Le peuple a certes donné à ses représentants, par le truchement d’un contrat social, le droit de le gouverner, mais c’est juste pour appliquer les textes. Il existe des lois que les gouvernants, eux-mêmes, ne peuvent transgresser : les lois de nature. C’est pourquoi J. Locke (1986, p. 75) affirme :
La loi de nature, toutefois, ne peut fournir aucune raison justifiant qu’un ambassadeur à l’étranger jouit d’une meilleure protection ou d’un statut plus important qu’un simple citoyen, à moins que cette attitude ne soit dictée par un contrat tacite entre les hommes.
Locke montre la grandeur et la limite de celui qui détient le portefeuille de l’appareil étatique. Un détenteur du pouvoir, dans la société politique lockéenne, est, au regard des lois, obligé, à chaque fois, de consulter le peuple lorsque les circonstances l’exigent et à adopter des nouvelles lois pour le bien-être de la société.
Ainsi, il peut arriver que certaines lois nécessitent une révision, dans le dessein de les réadapter au contexte social. Cette révision se fait dans le cadre d’une concertation nationale, où toutes les couches sociales y prennent part afin d’éviter les manipulations conduisant à la déchirure sociale. À cet effet, Locke s’oppose à la conception politique de son prédécesseur, Hobbes. Une fois que le pacte social est établi et le souverain investi, les sujets lui doivent la soumission totale. Pour dire qu’« il est donc impératif que les sujets ne contestent pas la puissance et l’autorité du souverain, puisqu’elles seules leur permettent de profiter des fruits de l’exercice paisible de leur liberté raisonnable » (N. Campagna, 2016, p. 7). Mieux, le souverain hobbesien est considéré comme la source du droit politique.
3. Le droit de résistance, l’expression de la souveraineté populaire chez Locke
Le peuple est une puissance souveraine dans la philosophie politique lockéenne. Il n’est pas un agrégat d’individus rassemblés comme des automates, des personnes qui n’ont de pensée que celle du présent. Le peuple, en tant que détenteur de la souveraineté, donne le pouvoir à qui il veut, par le moyen du vote. Ce vote est l’expression de la conscience du peuple et constitue un droit civique. Le vote est le moment décisif pour le peuple de porter sa confiance, de la renouveler ou de la retirer à un dirigeant. De là, on pourrait dire que John Locke reste un auteur de notre temps, car sa théorie politique est celle de la démocratie contemporaine où le peuple a la possibilité de s’exprimer sur tous les sujets le concernant. J. Locke (1977, p. 241) ne manque pas de souligner :
Si le pouvoir législatif a été donné par le grand nombre, à une personne ou à plusieurs, seulement à vie, ou pour un temps autrement limité ; quand ce temps-là est fini, le pouvoir souverain retourne à la société ; et quand il y est retourné de cette manière, la société en peut disposer comme il lui plaît, et le remettre entre les mains de ceux qu’elle trouve bon, et ainsi établir une nouvelle forme du gouvernement.
Le peuple, en tant que détenteur suprême de la souveraineté et ultime juge du pouvoir politique, ne donne le pouvoir qu’à celui ou ceux qu’il juge dignes de confiance. Chez Locke, le législateur n’a qu’un pouvoir temporaire, mandaté pour une durée déterminée, et est tenu de respecter les droits qui n’émanent pas de sa volonté. Il ne peut falsifier le contenu des lois sans perdre son autorité et sans vider ses décisions de légitimité. Quand le législateur outrepasse ses prérogatives, le peuple n’est pas tenu de lui obéir. Puisque,
le peuple n’est pas un troupeau de créatures inférieures, de brutes dépourvues de raison, qui se sont placées sous la domination d’un maître pour l’unique profit de celui-ci. C’est une société de créatures raisonnables ; lui-même a le bon sens des créatures douées de raison et ne peut penser les choses autrement qu’il ne les sent et qu’il ne les trouve. Il est capable de jugement, d’intention, de volonté et d’action, il est capable de s’engager(Raymond Polin, 1960, p. 157.
Un pouvoir politique, qui n’agirait pas selon des lois consensuelles, est susceptible de faire replonger la société civile dans l’état de guerre. Or, « l’état de guerre est un état où les individus entrent en conflit parce qu’ils n’ont pas de juge impartial qui puisse trancher pacifiquement leurs différends » (M. Biziou, 2010, p. 48). Un juge partial crée plus de désordres, de problèmes sociaux semblables à la situation des hommes dans l’état de nature. Car, sa partialité, dans l’application des lois, génère ou du moins laisse libre cours à la vengeance.
Quand les juges, chargés d’appliquer les lois, les bafoue, il devient impératif pour le peuple de chercher à recouvrer sa liberté première (l’état de nature). Puisque « les dirigeants tentent, par ambition, crainte, folie ou corruption, de s’emparer pour eux-mêmes ou pour d’autres, d’un pouvoir absolu sur les vies, les libertés et les biens du peuple » (M. Biziou, 2010, p. 48). C’est pourquoi, selon Locke, contrairement à Hobbes et Filmer, la légitimité est tout un statut procédural du pouvoir, et le peuple peut se rebeller contre le gouvernement qui viole ses droits fondamentaux. Chacun doit se soumettre à la décision de la majorité comme l’équivalent rationnel certes, mais l’Assemblée législative « doit se limiter à élaborer des lois et non des « décrets improvisés arbitraires » ; ses membres doivent être élus par le peuple pour des périodes relativement courtes et par suite être eux-mêmes soumis aux lois qu’ils ont élaborées » (L. Strauss, 1986, p. 204). C’est dire que les décisions de l’Assemblée sont révocables si celles-ci s’éloignent de l’intérêt commun. Pour Locke, aucune autre volonté ne peut être prise comme la base indépendante, juste et rationnelle, exceptée celle du peuple. C’est la communauté qui juge souverainement les actions du gouvernement. Ce jugement n’a pour finalité que l’effectivité du vivre-ensemble.
Le pouvoir souverain est conditionnel et amovible, pas absolu. En effet, si les responsables à qui est dévolue la gestion du pouvoir, assument mal cette confiance, il revient nécessairement au peuple, garant de la légitimité en dernier ressort, d’assurer sa propre sécurité et liberté. Le peuple de Locke n’est pas seulement une entité institutionnelle, mais une réalité naturelle composée des consciences individuelles agissant, non pas seulement d’après les lois positives, mais aussi et surtout selon les exigences des lois de nature. Donc « il n’y a d’effacement de toutes les raisons devant la raison publique, ou devant la raison de celui dont la raison doit être perçue comme loi » (J-F. Spitz, 2001, p. 164). Il apparaît, dans cette affirmation, que la raison publique n’absorbe pas l’existence et la manifestation du peuple contre tout pouvoir qui deviendrait ivre.
Dans une société où il existe le droit de résistance, il peut y avoir certes la mauvaise gouvernance, mais les dérives ne seront pas proportionnelles à celles d’une société dans laquelle ce droit n’existe pas. Le droit de résistance devient, à cet effet, un droit grâce auquel le peuple peut reconquérir sa liberté perdue, un droit qui lui permet toujours de préserver sa dignité, même si les gouvernants ont failli, puisque « c’est le peuple lui-même, et non pas seulement ses représentants, qui a le droit de destituer l’autorité si elle n’agit plus dans l’intérêt du peuple » (E. Bloch, 1974, p. 148). Il s’agit, ici, de comprendre que le droit de résistance est exclusivement le droit du peuple. Le peuple, déçu de la gestion du pouvoir – un pouvoir qui nie les droits de l’homme -, il est, selon Locke, de son droit d’y manifester son indignation. C’est en ce sens qu’il parle du droit de résistance du peuple.
En effet, le droit de résistance peut être considéré comme un droit qui a pour finalité de bannir les malversations dans la gestion des affaires étatiques et, aussi, de créer un équilibre dans les rapports sociaux. Le philosophe allemand Kant s’en est pleinement inspiré.
Pour lui, les représentants du peuple (les députés) n’échappent pas au contrôle du peuple, parce que lorsque les élus ont la liberté et la légalité juridiques de faire ce qu’ils veulent, la probabilité est assez forte qu’ils aient des intérêts convergents avec le gouvernement. Dans la Doctrine du droit, Kant fait remarquer que les représentants du peuple n’ont pas toujours une moralité rectiligne.
Le peuple qui est représenté par ses députés trouve dans ces gardiens de sa liberté et de ses droits, des hommes vivement intéressés à leur propre position et à celle des membres de leur famille dans l’armée, la marine et les fonctions civiles – qui dépendent des ministres – et qui (au lieu d’opposer une résistance à la prétention du gouvernement…) sont tout au contraire toujours prêts à se mettre au service du gouvernement (E. Kant, 1970, p. 202).
C’est dire que pour préserver leurs intérêts et ceux des membres de leurs familles, les représentants du peuple (les députés) sont souvent prêts à sacrifier les intérêts du peuple. En vue de rendre rectiligne le pouvoir politique, le peuple, en tant que souverain suprême, veille à ce que le pouvoir ne s’écarte pas de ses prérogatives, que sont la liberté, la légalité et la sécurité.
Cependant, la souveraineté du peuple chez Locke ne s’identifie pas au souverainisme, où toutes les actions des gouvernants sont systématiquement remises en cause. C’est une souveraineté dans laquelle le peuple fait preuve de moralité et de responsabilité. L’expression « droit de résistance » est sacrée chez Locke. Elle obéit à des normes, tant juridiques que naturelles. La résistance est issue des réflexions rigoureuses, « des discussions privées ou publiques, écrire dans la presse, participer à des manifestations, etc. On discute de ce en quoi le gouvernement s’écarte de sa mission, et des modalités d’action pour réagir » (M. Biziou, 2010, p. 15). Il apparaît, clairement, dans cette affirmation, qu’on applique le droit de résistance que lorsque la société, dans son ensemble, ne se reconnaît plus dans les actes posés par les gouvernants.
Il y a droit de résistance lorsqu’il y a convergence dans la trahison entre le droit et le fait. Cette convergence « du droit et du fait est ce qui constitue le critère pratique pour déclencher la guerre civile. En somme, sur le plan du droit, c’est la communauté qui décide, tandis que sur le plan des faits, c’est la confrontation de jugements individuels qui tranche » (M. Biziou, 2010, p. 15). La résistance est un droit si la communauté, qui est juge par excellence, constate le non-respect des droits des citoyens de la part des législateurs. Ce fait est déclencheur de la résistance, parce que les mandataires n’agissent plus en conformité avec la mission qui leur a été confiée.
Le peuple, bien qu’il soit souverain dans l’état civil, ne peut destituer le gouvernement par le simple fait qu’il agit d’après d’autres représentations que celles instituées par la société. Le gouvernement ne se renverse pas par ce qu’une fraction de la population n’a pas approuvé une décision prise. Mieux, il y a de soulèvements populaires que si les lois civiles n’incarnent plus le désir de préservation du peuple, que lorsque son espoir s’est transformé en désespoir. L’appel à la résistance relève d’une interprétation rationnelle des textes, des principes, c’est-à-dire la « Constitution ». De ce fait, la proposition énonçant la violation des principes doit être expliquée à ceux qui sont même hostiles à la résistance, c’est-à-dire que la résistance au gouvernement est un acte réfléchi. C’est dans cette optique que L. Fonbaustier (2004, p. 72) écrit :
Toutes les mauvaises actions des gouvernants ne méritent pas qu’ils soient balayés par une révolution : les menues fautes commises dans l’administration des affaires publiques, certaines erreurs graves et même de nombreuses lois injustes ou inopportunes ne provoqueront pas une révolution.
L’exercice du droit de résistance est bien défini et circonscrit. Il y a certaines fautes, dans la gestion des affaires publiques, que le peuple peut passer sous silence. Locke est conscient que l’homme n’est pas toujours guidé par la raison raisonnable, en toute circonstance. C’est pourquoi, admettre toutes les actions pouvant conduire à la résistance, risque de transformer la société en un théâtre de désordres et de querelles qui ne peuvent aboutir qu’à sa dégradation. Dans ce contexte, on ne peut se révolter contre l’institution civile que dans la mesure où celle-ci fait des restrictions au droit à la liberté, à la vie et à la propriété.
Conclusion
La notion de la souveraineté du peuple n’est pas une construction de la communauté politique. Elle lui est antérieure, c’est-à-dire qu’elle est construite depuis l’état de nature. Cet état était, certes, dépourvu des lois promulguées, mais il était gouverné par des lois naturelles, qui, elles-mêmes, exigeaient des normes éthiques à observer. C’est pourquoi, dans sa philosophie politique, l’État a des limites. L’existence de l’État n’a pas pour finalité de faire passer les individus de la stupidité à la rationalité, puisque ceux-ci sont naturellement des êtres raisonnables. L’individu ne transfère pas ses propriétés, mais seulement le droit de les conserver et de punir celui qui les menacerait. Autrement dit, le fondement même du pouvoir de l’État n’est pas le transfert des droits individuels à la collectivité, mais le transfert du pouvoir de protéger les propriétés individuelles, c’est-à-dire le pouvoir de faire la justice. Cela dit, l’État ne peut outrepasser certaines limites ou freiner la jouissance des hommes de leurs droits naturels, puisque ces droits ne sont pas des droits sociopolitiques, donc anhistoriques.
Dès lors, il ne peut, en aucune circonstance, basculer à l’absolutisme, au sens hobbesien et filmérien du terme. C’est à cet effet qu’il est l’un des premiers auteurs, dans l’histoire de la philosophie politique moderne, à faire de la liberté individuelle un droit opposable à toute forme de despotisme et de tyrannie. Pour lui, le droit à la vie, à la liberté et aux biens nécessaires à la conservation, c’est-à-dire la propriété sont des droits naturels que tout gouvernement est tenu de reconnaître à l’ensemble des membres de la société. Un gouvernement qui manquerait à cette fin que lui assignent les lois de nature et le principe du bien public, s’exposerait, à juste titre, à une résistance de la part du peuple.
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