Perspectives 024-2022

Volume XIII – Numéro 24    Décembre 2022     ISSN : 2313-7908N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016

PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

Directeur de Publication : Prof. Grégoire TRAORÉ

Boîte postale : 01 BP V18 ABIDJAN 01

Tél : (+225) 01 03 01 08 85

(+225) 01 03 47 11 75

(+225) 01 01 83 41 83

E-mail : administration@perspectivesphilosophiques.net

Site internet : https://www.perspectivesphilosophiques.net

ISSN : 2313-7908

N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016

ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Directeur de publication : Prof. Grégoire TRAORÉ, Professeur des Universités

Rédacteur en chef : Prof. N’dri Marcel KOUASSI, Professeur des Universités

Rédacteur en chef Adjoint : Dr Éric Inespéré KOFFI, Maître de Conférences

COMITÉ SCIENTIFIQUE

Prof. Aka Landry KOMÉNAN, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités, Métaphysique et Éthique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université Alassane OUATTARA.

Prof. Azoumana OUATTARA, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa

Prof. Daniel TANGUAY, Professeur des Universités, Philosophie Politique et Sociale, Université d’Ottawa

Prof. David Musa SORO, Professeur des Universités, Philosophie ancienne, Université Alassane OUATTARA

Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université Alassane OUATTARA

Prof. Henri BAH, Professeur des Universités, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université Alassane OUATTARA

Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal

Prof. Jean Gobert TANOH, Professeur des Universités, Métaphysique et Théologie, Université Alassane OUATTARA

Prof. Kouassi Edmond YAO, Professeur des Universités, Philosophie politique et sociale, Université Alassane OUATTARA

Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des Universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou

Prof. N’Dri Marcel KOUASSI, Professeur des Universités, Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA

Prof. Donissongui SORO, Professeur des Universités, Philosophie antique, Philosophie de l’éducation Université Alassane  OUATTARA

COMITÉ DE LECTURE

Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université Alassane OUATTARA

Prof. Azoumana OUATTARA, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa

Prof. Daniel TANGUAY, Professeur des Universités, Philosophie Politique et Sociale, Université d’Ottawa

Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université Alassane OUATTARA

Prof. Henri BAH, Professeur des Universités, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université Alassane OUATTARA

Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal

Prof. Kouassi Edmond YAO, Professeur des Universités, Philosophie politique et sociale, Université Alassane OUATTARA

Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des Universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou

Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA

Prof. Nicolas Kolotioloma YEO, Professeur des Universités, Philosophie antique, Université Alassane OUATTARA

COMITÉ DE RÉDACTION

Secrétaire de rédaction : Dr Kouassi Honoré ELLA, Maître de Conférences

Trésorier : Dr Kouadio Victorien EKPO, Maître de Conférences

Responsable de la diffusion : Dr Faloukou DOSSO, Maître de Conférences

Dr Kouassi Marcelin AGBRA, Maître de Conférences

Dr Alexis Koffi KOFFI, Maître de Conférences

Dr Chantal PALÉ-KOUTOUAN, Maître-assistant

Dr Amed Karamoko SANOGO,Maître de Conférences

SOMMAIRE

1. Républicanisme kantien et solidarité universelle,

Éric Inespéré KOFFI ………………………………………………………..…………1

2. Les antivax Covid-19 : de l’autopsie d’une société en crise à l’urgence d’une pédagogie bioéthique,

Tiéba KARAMOKO …………………………………………………………..……….19

3. Concrétisation des moyens techniques de production : vers une crise de l’emploi,

Kassi Magloire GNAMIEN ………………………..……………….…………..……37

4. Immigration Sud-Nord : vers un exotisme an-éthique,

Konan David KOFFI …………………………………………………………………57

5. Les semences agricoles génétiquement modifiées et le monde paysan en Afrique : la crise de la coexistence (Cas du Burkina-Faso),

Ange ABLO ………….…………………………………………….……….………….77

6. Représentations sociales et facteurs de démocratisation de l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire,

Ouologo Jonathan OUATTARA ………………………………………………..….95

7. L’héroïsme féminin dans Une si longue lettre de Mariama BÂ et la révolte d’Affiba de Regina YAOU,

Zahui Gondey AHIDJE TOTI ……………………….…………………………….117

LIGNE ÉDITORIALE

L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.

Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?

Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.

Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.

Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.

Le comité de rédaction

RÉPUBLICANISME KANTIEN ET SOLIDARITÉ UNIVERSELLE

Éric Inespéré KOFFI

Université Alassane OUATTARA (Côte dIvoire)

k_inespere@yahoo.fr

Résumé :

Bien que naturelle, la solidarité est de plus en plus menacée par le fanatisme religieux, le néolibéralisme économique et le positivisme juridique. Comment, alors, restituer à la solidarité son universalité pratique et sa légitimité sociale ? La présente réflexion se propose de donner toute sa portée humaniste à la solidarité. À cette fin, elle articule les sens kantiens de la dignité humaine, de l’impératif catégorique et de la citoyenneté républicaine pour proposer la solidarité universelle aux peuples et États africains.

Mots-clés : Citoyenneté républicaine, Dignité humaine, Égalité citoyenne, Républicanisme kantien, Justice sociale, Liberté, Solidarités socioprofessionnelles et traditionnelles, Solidarité universelle.

Abstract :

Although natural, solidarity is increasingly threatened by religious fanaticism, economic neoliberalism and legal positivism. How, then, to restore to solidarity its practical universality and its social legitimacy? The present reflection proposes to give all its humanist scope to solidarity. To this end, she articulates Kantian senses of human dignity, categorical imperative and republican citizenship to propose universal solidarity to African peoples and states.

Keywords : Republican citizenship, Citizen Equality, Human dignity, Liberty, Kantian Republican, Social justice, Socioprofessional and traditional solidarities, Universal solidarity.

Introduction

La solidarité, par son étymologie latine « solidum », a un sens naturel qui exprime l’interaction complémentaire entre les responsabilités individuelle et collective des individus. Elle désigne la dépendance réciproque entre les parties d’un tout, personnes ou objets, de telle sorte que ce qui arrive à l’un, soit impacte tous les autres, soit est pris en charge par eux. Dans un contexte humain, ce sens naturel apparait entre les membres de la famille, de la communauté ethnique et/ou religieuse et de la société.  Mais, en raison de la nature égoïste de l’homme soulignée par l’anthropologie (T. Hobbes, 1971, p. 123) le vécu de ces formes de solidarité est contrarié, d’une part, par la fragilité des familles, le relativisme des traditions, le fanatisme des religions et les intérêts divergents des classes sociales, et d’autre part, par les injustices de la distribution libertarienne des richesses.Elle a, ainsi, tendance à perdre de son universalité, de sa réalité pour toutes les populations d’un État, face aux différences culturelles, sociales et économiques. En effet, selon l’Aufklärung, « l’Universel, l’autre nom, mutatis mutandis, du rationnel » (Y. E. Kouassi, 2010, p. 17), implique une gestion rationnelle, équitable, solidaire de toutes les populations d’un État. Quel sens de la solidarité peut alors lui restituer son universalité pratique et sa légitimité sociale ? Au-delà des traditions et des religions, qu’est-ce qui peut conférer à la solidarité son sens fédérateur pour tous les hommes, au sein des États et dans le monde ?

Nous défendrons la thèse selon laquelle l’articulation des concepts kantiens de la dignité humaine, de l’impératif catégorique et de la citoyenneté républicaine, peuvent mieux contribuer à construire l’universalité pratique de la solidarité que les valeurs traditionnelles de la famille et de la religion. Les enjeux en vue sont le respect de l’humanité en chaque personne, le bien-être pour tous, la justice sociale et la bonne gouvernance. Cette thèse se déploiera à travers les démarches historique, critique et prospective afin que les limites de la solidarité traditionnelle (I) mettent en évidence les avantages nationaux de la solidarité républicaine, universelle, dans le cadre du républicanisme théorisé par Kant (II).

1. Les dignités hiérarchisées comme limites de la solidarité traditionnelle

La dignité inhérente à l’humanité détermine la solidarité comme un sentiment qui doit, moralement, rassembler les hommes. Toutefois, les variations du sens de la dignité, selon la coutume et la religion, y fragilisent du même coup les sens de la solidarité.

1.1. La solidarité coutumière par les dignités familiales et ethniques

La solidarité coutumière regroupe les solidarités familiale et ethnique qui se présentent comme naturelles, morales, en ce qu’elles sont inhérentes à l’« animal politique » (Aristote, 1995, I, 2, 1253a). La nature sociale des hommes les dispose, en effet, selon le Stagirite, à être solidaires par l’interdépendance naturelle qui les lie. Or, le noyau de la société est la famille dont la multiplication conduit au groupe ethnique en tant que cité homogène. La force des liens biologique et culturelle détermine les solidarités familiale et ethno-sociale avec pour objectif le bien-être des membres et de la totalité, « car il ne peut exister de société humaine sans solidarité entre ses membres» (S. Paugam, 2007, p. 949). En ce sens, les naturalistes assimilent la solidarité coutumière à la coopération des organes du vivant. Cependant, la solidarité traditionnelle se fonde sur un sens de la dignité réduit aux membres de la famille et du groupe ethnique. En cela, elle ne peut prétendre à la solidarité universelle.

Les sociétés africaines se réclament davantage de la solidarité naturelle, morale, que les sociétés occidentales. En effet, jusqu’aux indépendances nationales, les sociétés traditionnelles africaines vivaient une solidarité plus grande et profonde (Erik Orsena, Eric Fottorino, 1992, p. 147). De la cellule familiale au groupe ethnique, en passant par les familles élargies, se déployait une solidarité naturelle, privée, envers les plus vulnérables, les sinistrés et les démunis : « la solidarité relève alors du don, de la générosité, ou, si elle est plus mutuelle, de l’entraide, du coup de main, dès lors qu’ils sont ʺgratuitsʺ en quelque sorte » (I. Théry, 2007, p. 152). Il s’agissait de devoirs moraux et sociaux. Mais, depuis la crise économique des années 80, dont les conséquences perdurent, la traditionnelle solidarité légendaire africaine a perdu ses lettres de noblesse. Avec la croissance démographique, la baisse du pouvoir d’achat des familles et le développement de l’individualisme, les actes de solidarité, quand ils existent, ne sont plus toujours spontanés, gratuits et ne respectent pas la dignité humaine universelle. Une hiérarchisation circonstanciée des dignités s’est opérée selon les moyens économiques et détermine les relations familiales et ethniques. La famille élargie, traditionnelle, se contracte et se scinde en familles nucléaires, modernes. Du coup, chaque famille nucléaire n’est plus toujours concernée par les problèmes des autres et des individus extérieurs à elle. Dans ces conditions, le caractère naturel de la famille est remis en cause. En effet, au-delà du sens biologique, et donc restreint de la famille, les sens découlant de l’alliance, de l’héritage et de l’adoption sont souvent contestés. Des orphelins et veuves ne sont plus dignes de la solidarité familiale. Leur dignité est sacrifiée sur l’autel de la crise économique et du modernisme. Les formes de la solidarité traditionnelle perdent leurs valeurs parce qu’elles reposent sur une hiérarchisation des dignités.

Dans le groupe ethnique et de la communauté villageoise, la solidarité entre les citadins et les villageois ne se limitent plus à la gratuité du soutien matériel et financier. En ce sens, le Camerounais P. M. Eloundou-Enyegue fait l’observation suivante : « que des considérations de réciprocité semblent sublimer d’autres facteurs, cela est un résultat important. À moins d’être un artefact méthodologique, ceci reflète un changement de valeurs important ; l’assistance gratuite n’étant plus de mise » (1993, p. 34). La substitution de la réciprocité à la gratuité comme critère de la solidarité est le signe que la dignité humaine est assujettie au pouvoir financier. Alors, n’est digne d’assistance que celui qui a les moyens, soit de rembourser le prêt qu’il recevra, soit d’assurer une assistance en retour à l’avenir. De même, R. Escallier, comparant les sociétés traditionnelle et moderne marocaines, soutient que « dans l’imaginaire collectif marocain, la solidarité demeure une valeur-guide. Pourtant, aujourd’hui, tout paraît différent et brouillé. L’image de la ville décrit une réalité complexe et trouble, polysémique et marquée par les inégalités et l’effondrement des valeurs anciennes » (2001, p. 2). Dans ce contexte citadin de solidarité sélective, réclamer aux individus une assistance spontanée et gratuite, même au nom de la famille et du village, peut apparaître comme contradictoire avec la liberté inhérente à l’acte de solidarité. D’où la complainte des jeunes générations et leur résistance à la nature envahissante, voire handicapante, de la solidarité traditionnelle africaine. Selon l’économiste F. R. Mathieu (1990, p. 155) : « le système communautaire africain est le plus protecteur du point de vue social et le plus envahissant vis-à-vis du développement. C’est à l’Afrique de choisir ».

Ainsi, de la tradition au modernisme en crise économique et sociale, les valeurs et les pratiques africaines de la solidarité, dite légendaire parce que naturelle, désintéressée, se sont détériorées à mesure que les sociétés se sont laissées prendre dans les rets du développement économique et social mal maîtrisé. En réalité, la solidarité légendaire africaine reste, aujourd’hui, le mythe d’une pratique hypostasiée dont le vécu actuel trahit l’essence et le sens. Bien entendu, il arrive, encore, que l’assistance familiale et ethnique soit désintéressée. Mais, cela arrive en Afrique comme ailleurs, et il ne s’agit, donc, ni de pratiques propres, ni d’un système dominant. La solidarité étant un sentiment universel, sa forme naturelle, morale, rattachée à un sens restreint de la dignité a existé dans toutes les sociétés avant de régresser en raison des contingences économiques et sociales. Le paradoxe de cette solidarité naturelle, privée, en contexte moderne, est « qu’on se plaint du poids de ses charges communautaires, comme on se plaint du montant des impôts, tout en sachant pertinemment que ceux qui n’ont pas pu s’en acquitter connaissent, quant à eux, le sort guère enviable de l’insolvabilité » (C. Vidal, 1994. pp. 687- 691).

En s’éloignant du respect impératif de la dignité humaine universelle, la solidarité coutumière se révèle insuffisante dans la quête de la solidarité universelle. Qu’en est-il de la solidarité religieuse ?

1.2. La solidarité religieuse et les dignités spirituelles

La religion est, suivant son étymologie latine « religare, religere », une pratique sociale, d’inspiration divine, reliant ses fidèles entre eux par la médiation de Dieu. Les religions révélées s’étant plus ou moins imposées aux non révélées au fil de l’histoire et s’étant impliquées dans la gestion des États, leurs thèses sur la solidarité sont mieux connues et permettent de comprendre leur contribution à son histoire, mais aussi leurs insuffisances.

La solidarité religieuse repose sur l’idée que Dieu est le père de tous les hommes, égaux en dignité, et constituant une famille où ils doivent s’entraider comme le leur recommande leur père céleste. La solidarité religieuse est arrimée à la morale religieuse fondée sur Dieu. Elle s’exprime surtout par la charité (l’aumône dans le christianisme, la zakat en islam et la tsedaka dans le judaïsme) qui consiste à vivre dans le partage avec les plus démunis.

Dans l’histoire du monde, la solidarité religieuse a contribué au passage de la solidarité familiale et privée à la solidarité publique. Ainsi, au XVIIIe siècle en Europe, la solidarité chrétienne était le réconfort des malheureuses victimes de la révolution industrielle. Alors que les monarchies considéraient les pauvres hères (mendiants, vagabonds, malades et vieillards) comme des perturbateurs, fauteurs de troubles et de maladies, sans foi ni loi et sans feu ni lieu, les chrétiens les accueillaient dans les « hotels-Dieu et maisons-Dieu » pour leur offrir nourriture, soins et vêtements, au nom de la morale chrétienne. Pour les chrétiens, ces malheureux sont à l’image du Christ vivant sa passion et doivent être assistés comme celui-ci le recommande lui-même à ceux qui ne sont pas charitables :

Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger, j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire, j’étais un étranger et vous ne m’avez pas accueilli, nu et vous ne m’avez pas vêtu, malade et prisonnier et vous ne m’avez pas visité (Mathieu, 25 : 41-43).

De même, dans l’islam, la convergence entre la Oummah ou « la Nation des Croyants » et la Kafalat al-muhtaj recommande la prise en charge immédiate du nécessiteux et de l’orphelin par l’État islamique par ses fonds propres. Ces actes de solidarité religieuse, justifiés par la morale religieuse, ont contribué à restaurer une part de la dignité humaine.

Aujourd’hui encore, la solidarité religieuse est, à bien des égards, à l’œuvre dans le monde par la charité, mais, ses insuffisances demeurent et révèlent ses limites dans le respect de la dignité humaine. La raison en est qu’en définissant l’humanité par la paternité divine, les religions révélées procèdent à un réductionnisme de la dignité humaine soit à la foi religieuse, soit à leurs fidèles. Elles sont, alors, victimes de leur communautarisme dogmatique respectif. Le philosophe Henri Bergson permet de comprendre les effets pervers du communautarisme religieux lorsqu’il évoque, à juste titre, les deux versants de la foi religieuse : l’un, statique, fait d’observance et de respect des traditions ; l’autre, dynamique, voire « mystique », modulée par l’expérience religieuse individuelle (H. Bergson, 1932, p. 223). Ce dernier versant est, souvent, mis au service de la passion et de l’ambition par les fanatiques religieux qui font prévaloir les principes et les intérêts des groupes fondamentalistes sur ceux de la religion officielle et de la dignité humaine. La dignité spirituelle, sécrétée par les religions dans leur distinction de la vraie et de la fausse foi, des bons et mauvais fidèles, devient le critère de la solidarité et du respect de l’autre. La morale religieuse elle-même devient plurielle. Sous sa forme extrême, le culte de la dignité spirituelle conduit à considérer ceux qui n’ont pas la même foi que le fanatique comme indignes. Il n’y a, donc, plus de fraternité et de solidarité entre les différents croyants, encore moins avec les polythéistes et les athées, mais de l’animosité comme l’illustrent les agressions récurrentes de certains croyants contre d’autres.

Depuis la période moderne, ce type d’affrontement a régressé, voire disparu, pour faire place à une accalmie au nom de l’œcuménisme. Mais, plus que la fraîcheur des relations œcuméniques, la violence passionnelle des individus et des groupes fondamentalistes de part et d’autre, fait apparaître le dialogue et la solidarité interreligieux comme des slogans insuffisants dans le respect de la dignité humaine. Ces insuffisances majeures de la solidarité religieuse justifient l’adoption de la laïcité de l’État comme condition de la solidarité publique. Mais quel est le fondement de la construction de la solidarité publique ?

2. La dignité humaine au fondement de la solidarité universelle

Le passage des solidarités traditionnelles (morales) à la solidarité universelle (juridique) nécessite l’intervention de l’État à travers la solidarité socioprofessionnelle et le respect de l’humanité en chaque citoyen.

2.1. La solidarité socioprofessionnelle par la sécurité sociale

L’idée de la solidarité nationale est arrimée à celles de l’État moderne et du droit positif, fondées sur la citoyenneté et articulant la liberté individuelle et la pérennité du corps social afin que celles-ci se garantissent réciproquement. En effet, l’interdépendance des citoyens fait de l’État moderne le lieu d’un contrat de mutualisation, de solidarité juridique, des libertés individuelles autour du bien commun auquel doit tendre la société. En ce sens, au plan politique, Hobbes établit le devoir juridique de l’État d’assurer la sécurité des citoyens, Locke affirme la liberté et la propriété comme des droits des citoyens, Rousseau déclare leur égalité en droits au sein de la volonté générale et Kant postule la préservation de la liberté comme la finalité de l’action politique. Mais, au plan économique, le capitalisme bourgeois secrète une nouvelle forme de pauvreté : le prolétariat. Émile Durkheim (2007) souligne alors que, dans ce contexte industriel, la solidarité mécanique ou traditionnelle se désagrège et nécessite un double projet pour construire la solidarité organique : celui de l’éducation du citoyen à cette forme de solidarité, et celui de l’action de l’État qui, éclairé par la sociologie, doit exercer sa fonction de régulation pour la construire. La division du travail industriel ne peut qu’augmenter et les différences sociales s’exacerber, si la politique n’incite pas systématiquement à la coopération de ses membres en organisant la solidarité organique. Pour faire face à la pauvreté des prolétaires, la solidarité nationale, organique, parce que verticale et descendante, est, initialement, plus théorisée au profit de la société que des citoyens. Le tout prévaut encore sur les parties dans ce contexte. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, le Conseil d’État français déduit les obligations des citoyens envers l’État des bienfaits de la vie sociale pour justifier l’impôt sur le revenu, la législation sur les assurances sociales et les retraites, ainsi que la mise en place de services d’intérêt général destinés à accroître l’interdépendance mutuelle. La contrainte légale de la solidarité juridique se substitue au devoir moral de la solidarité traditionnelle.

Mais, après la seconde guerre mondiale, avec la reprise économique en Europe dans un environnement de pauvreté généralisée, apparaît la sécurité sociale comme une solidarité nationale verticale au profit du travailleur. Elle se fera au choix entre les modèles bismarckien (conservateur-corporatiste) et beveridgéen (universel). Le système français[1], dérivé du modèle bismarckien, dont les États africains hériteront, comporte de nombreuses insuffisances dans le respect de la dignité humaine. La raison en est que, sous l’influence des libéraux capitalistes, l’État déléguera son rôle régalien de conduire la politique de la sécurité sociale au patronat et aux syndicats pour une gestion paritaire. En conséquence, elle sera construite sur la question salariale, plutôt que sur la dignité et les droits du citoyen, avec l’objectif de protéger la population ouvrière contre « les quatre grands risques sociaux de l’ère industrielle : la maladie, le chômage, la retraite et les accidents du travail » (D. Béland, 1998, p. 156). Il s’agit d’une solidarité socioprofessionnelle à partir d’un régime assuranciel dont les règles sont définies par l’État et est financé par des cotisations sociales prélevées sur les revenus du travailleur. Il s’applique par répartition, instituant ainsi une solidarité intergénérationnelle, les actifs finançant les retraites. 

Mais, puisqu’il s’agissait, à l’époque, de répondre à l’industrialisation massive de la société et d’organiser la protection du risque sur une base salariale et assurancielle, la sécurité sociale française ne relevait pas d’une solidarité universelle, étendue à toutes les populations françaises. En effet, la population non salariée se retrouve en marge de la solidarité nationale. Or, la dignité humaine n’est pas déterminée par la qualité de travailleur salarié. Par ailleurs, en laissant la liberté au patronat et aux syndicats de chaque secteur, voire de chaque entreprise, de définir les règles de la solidarité, celles-ci deviennent relatives, comme si la dignité était relative à la nature de la profession. Certains travailleurs sont donc mieux couverts socialement que d’autres. Toutes ces insuffisances sont en partage avec les États francophones africains.

Toutefois, la sécurité sociale française s’améliorera avec le temps. Initialement destinée aux seuls actifs, elle élargira le champ de ses assurés selon l’évolution du marché du travail et des nouveaux cas de pauvreté et de vulnérabilité qui se présenteront dans l’histoire : en 1956, la vieillesse ; en 1957, l’invalidité ; 1975, les adultes handicapés ; 1976, les parents isolés ; 1980, le veuvage ; 1984, la solidarité spécifique ; en 1988, le RMI (Revenu Minimum d’Insertion). Cette dernière disposition sera fondamentale pour respecter davantage la dignité humaine selon Martin Hirsch (2009, p. 12):

Le RMI va constituer une vraie révolution puisque, pour la première fois, l’État reconnaissait la nécessité de créer un filet de sécurité pour toute une population qui ne rentrait pas dans les mécanismes d’indemnisation du chômage, du handicap ou du minimum vieillesse. Il fallait accepter l’idée que des personnes ne pouvaient pas s’en sortir toutes seules et donc créer ce revenu minimum qui permettait de vivre décemment sans dépendre de la charité publique ou privée. La première rupture dans l’histoire sociale récente est vraiment la création du RMI.

Mais, cette adaptation progressive du système français de la sécurité sociale est, aussi, interprétée comme l’expression de son insuffisance principale qui consiste à être fondé sur l’emploi et les cotisations sociales des travailleurs. En effet, pour Michel Borgetto (2007, p. 8-9),

conçu pour prospérer dans le cadre à la fois du plein emploi et d’une économie certes ouverte mais néanmoins relativement à l’abri de la concurrence des pays émergents, le système français de protection sociale n’était à l’évidence guère armé, compte tenu du lien congénital le reliant à l’emploi, pour affronter les deux défis redoutables que sont d’une part un chômage de masse endémique, d’autre part une mondialisation des échanges mal maîtrisée. Pour pouvoir continuer à remplir tant bien que mal sa mission, il a donc dû s’adapter aux circonstances en s’efforçant, dans un certain nombre de cas, de s’affranchir de ce lien.

Les États francophones africains s’efforcent de suivre cet élargissement du champ des bénéficiaires, mais n’ont pas encore adopté et appliqué la loi du RMI pour infléchir le lien entre solidarité nationale et emploi. Pire encore, la solidarité socioprofessionnelle est d’autant plus insuffisante que le taux de chômage est très élevé. Par ailleurs, dans le service public comme le secteur privé, les salaires eux-mêmes sont généralement si inadaptés au coût de la vie que les cotisations sont faibles et les prestations sociales dérisoires. À cela, s’ajoute le développement économique et social inégal des différentes régions nationales qui exclut, encore, certaines populations du bénéfice des services sanitaires publics. Tout se passe comme si les sans emploi, les travailleurs dits des « petits métiers », aux contrats à durée déterminée et même sans contrats, etc., ne sont pas dignes de mener une vie décente, une vie digne. Ici, la dignité humaine est comme arrimée à l’emploi, mieux, à l’emploi salarié, voire fonctionnaire. Mais, là encore, l’augmentation récurrente de l’âge de départ à la retraite indique l’existence de problèmes sérieux dans le système. La solidarité socioprofessionnelle, en Afrique francophone, en définitive, ne profite qu’à une petite frange de la population. Elle est loin d’être universelle.

Il apparaît que, la solidarité socioprofessionnelle, en passant du domaine moral au juridique, a, certes, contribué à élargir et à consolider les actes de solidarité au sein des sociétés modernes. Un plus grand nombre de personnes, ayant un emploi stable, bénéficie ainsi du soutien socioprofessionnel qu’organise l’Etat pour mener une vie décente et digne. Mais, il n’en demeure pas moins que toutes les personnes ne sont pas bénéficiaires de la solidarité socioprofessionnelle. Elle n’est, donc, pas encore universelle. Alors, comment parvenir à une solidarité universelle, particulièrement dans les pays francophones d’Afrique ?

2.2. La solidarité universelle par le respect de l’humanité en chaque personne

La construction de la solidarité universelle par l’État doit reposer sur l’articulation kantienne entre la dignité humaine, l’impératif catégorique et la citoyenneté. En effet, Kant a le mérite d’avoir déduit de la notion de personne morale, libre et responsable, l’exigence éthique du respect absolu de la dignité humaine : « ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité » (E. Kant, 1971, p. 160). Il introduit la dignité humaine comme le principe qui doit structurer la solidarité sur l’injonction de la raison pratique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen » (E. Kant, 1971, p. 150). L’impératif catégorique oblige, moralement, chacun à la solidarité universelle, c’est-à-dire à reconnaître la dignité de l’autre, à l’assister, à le guider, en toute circonstance et sans distinction. Par ailleurs, il surmonte les limites morales de l’impératif catégorique en lui adjoignant la citoyenneté républicaine indissociable du principe juridique qu’est le pouvoir de contrainte publique. La conjonction de l’impératif catégorique et de la citoyenneté républicaine donne lieu à la solidarité universelle comme justice sociale. Il en découle le devoir de l’État d’assurer à tous ses citoyens les conditions morales, matérielles et financières d’une existence digne.

Mais, la difficulté de la mise en œuvre de la solidarité universelle comme justice sociale est la contestation de la légitimité de la justice sociale par le néolibéralisme (ou libertarisme) et le positivisme juridique. En effet, au nom de la loi et de l’autonomie du marché libéral, les libertariens et les positivistes contestent le rôle social de l’État qui leur paraît contradictoire avec la liberté individuelle. La raison en est que, pour eux, dans le système économique libéral, les individus n’ont une contribution égale ni dans le capital, ni dans la division sociale du travail. Cette inégalité économique est un obstacle à la solidarité universelle adossée à l’égalité des personnes et à la justice sociale. Par ailleurs, le marché se régule tout seul et personne n’est responsable de la pauvreté de certains acteurs. En conséquence, il est injuste que l’État intervienne dans la redistribution des richesses nationales en violant les libertés individuelles. En ce sens, selon Friedrich Hayek (1982, p. 80) : « c’est réellement le concept de justice sociale qui a servi de cheval de Troie à la pénétration du totalitarisme ». Il en veut pour preuve le régime communiste en URSS. Par suite, au nom de la liberté individuelle, chacun doit se prendre en charge en s’assurant contre les risques de la vie. Il s’agit, dans la solidarité socioprofessionnelle, du modèle libéral de protection sociale des États-Unis[2] où prédominent à la fois les assurances privées pour les catégories sociales les plus nanties, et l’aide sociale publique dérisoire pour les plus démunis. Mais cette aide sociale ne dispense pas ses bénéficiaires de vivre dans des conditions indignes de l’humanité. Ce système de solidarité est aussi insuffisant que le modèle bismarckien adopté et corrigé en permanence par la France et les pays africains.

À ces modèles, libéral et bismarckien, dominés par le néolibéralisme économique, s’oppose le modèle social-démocrate (beveridgéen ou universel), dans lequel la protection sociale, fondée essentiellement sur la qualité de personne du citoyen, sa dignité et l’usage social et humaniste des impôts, vise à procurer aux citoyens, sans exception, une couverture suffisante face aux risques essentiels de la vie. Ainsi, dans les pays scandinaves,

la protection sociale est un droit du citoyen, la couverture est universelle (même pour ce qui touche aux indemnités de maladie et de maternité, qui en Suède et en Finlande sont également octroyées à qui ne participe pas au monde du travail) et les prestations consistent en sommes fixes d’un montant relativement important, versées automatiquement lors de la réalisation des différents risques (même s’il faut se rappeler que les personnes occupées reçoivent des prestations complémentaires au travers de régimes professionnels obligatoires) (M. Ferrera, 1996, p. 67).

Ce modèle de solidarité, respectueux de la dignité humaine, est formulée par Kant dans sa conception des impôts : « c’est donc par ordre de l’État que le gouvernement est justifié à forcer les riches à procurer les moyens de leur conservation à ceux qui n’y parviennent pas, ne serait-ce qu’en ce qui concerne les besoins naturels les plus nécessaires » (E. Kant, 1994, p. 145). L’intérêt de ce modèle de solidarité, pour l’Afrique, est de prendre en compte les sans-emplois, les pauvres et les personnes vulnérables au nom de leur dignité humaine inaliénable. Il apparait que « les dispositions juridiques propices à la solidarité dans l’Etat social (revoient au) compromis social entre le capitalisme et le socialisme » (Y. E. Kouassi, 2010, p.146).

Mais, les États africains doivent faire mieux, en éradiquant la pauvreté elle-même, par une gouvernance qui accorde la priorité au travail de tous et par une juste redistribution des richesses nationales. Le travail est préférable à l’aide, il est le signe de la véritable solidarité universelle et la condition de la dignité humaine selon Kant (1990, p. 124) : 

c’est comme si elle (la nature) voulait que l’homme dût parvenir par son travail à s’élever de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu’il est possible sur terre) au bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être redevable qu’à lui-même; c’est aussi comme si elle tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être.

La solidarité universelle doit aussi être transversale, fondée sur l’égalité des citoyens, pour que nul ne soit victime d’exclusion sociale et politique, et puisse s’acquitter librement de ses devoirs. À ce propos, Kant affirme que « la privation du bonheur (par exemple la pauvreté), amène avec elle des tentations de violer son devoir » (E. Kant, 1993, p. 99). En d’autres termes,

Dire que la pauvreté peut conduire l’individu à violer son devoir, aussi bien moral que civil, c’est dire que l’État doit lutter contre la pauvreté pour le respect de la dignité de ses citoyens, mais aussi, pour la paix civile. Ce faisant, il contribue au bonheur des citoyens. Le meilleur moyen de le faire est de créer les conditions légales (droit à la propriété privée et à la sécurité), politiques (paix intérieure et extérieure) et économiques (libéralisme économique et emplois) pour que chacun puisse travailler à la construction de son bien-être qui le rapproche de son bonheur (E. I. Koffi, 2018, p. 8594).

Par ailleurs, pour réussir cette solidarité universelle, les États francophones africains doivent assainir leurs gouvernances économique, politique et culturelle, car comme le souligne J. Habermas (2000, p. 71) : « pour assurer la solidarité des citoyens en dépit des tensions centrifuges qui les opposent, il faut que le processus démocratique puisse se stabiliser lui-même grâce à ses résultats ». La bonne gouvernance démocratique doit reposer sur l’interdépendance sociale qui implique un traitement égal de tous, par le respect de la liberté de chacun, car malgré leurs différences, chacun concourt selon sa condition à la poursuite des fins communes et personne ne peut se targuer de s’être fait tout seul.

Les États francophones africains, pour parvenir à la solidarité républicaine, ou à l’intégration républicaine (J. Habermas, 1998) en termes habermassiens, doivent rompre le cercle vicieux entre la mauvaise gouvernance et la pauvreté. Les gouvernants doivent changer de mentalité, et entrainer leurs concitoyens à en faire autant, en comprenant et montrant que le but du service public – politique, économique, judiciaire, administratif, etc. – n’est pas l’enrichissement personnel frauduleux, mais, la bonne gouvernance pour le bien de leurs concitoyens. Ainsi, les gouvernements pléthoriques et laxistes, les privilèges excessifs, les dépenses de prestige, la corruption, les investissements non productifs ou mal faits, etc., sont autant de pratiques à bannir. Il s’agira, en somme, de « mettre en musique les espérances démocratiques et les promesses de l’économie libérale, qui sont celles, après tout, d’une certaine prospérité et dignité humaine » (Y. E. Kouassi, 2010, p. 153). Alors, seulement, l’État pourra être solidaire de chaque personne, sans distinction aucune, car dans chaque pays africain, le fait irrécusable est l’existence d’une richesse nationale en plus d’une richesse potentielle du sol, du sous-sol et des eaux qu’il faut mieux redistribuer. Comme le souligne avec justesse Christian Nadeau, « la solidarité, en définitive, ne protège pas les groupes, mais les individus ». C’est pour cette raison qu’elle ne saurait s’épuiser dans la solidarité socioprofessionnelle, surtout pour les Africains.

Conclusion

Rapporter la solidarité à l’idée philosophique de la dignité humaine pour lui conférer l’universalité au sens de la rationalité de la gouvernance des personnes, des infrastructures sociales et des richesses nationales, c’est la confier à l’État républicain et l’ouvrir à tous les citoyens en tant que personnes. La solidarité ne s’épuise pas dans le soutien aux personnes en difficultés ponctuelles pour chômage, handicap, sinistre, catastrophe, etc. Au nom de l’humanité en partage, l’impératif catégorique kantien, qui a un prolongement juridique dans le républicanisme kantien, implique que la solidarité nationale est la disposition par laquelle l’État doit assurer l’épanouissement de toutes les populations, parce que constituées de personnes humaines, partout où chaque personne est menacée par la pauvreté, l’indigence, l’exploitation, le chômage et l’asservissement. Dans leur vie ordinaire, quand des personnes ne sont pas dans des conditions dignes de l’humanité, elles ont besoin de la solidarité de l’État en tant qu’institution politique et économique qui doit son existence à tous ses citoyens. L’idée de la solidarité des parties et du tout doit aussi bénéficier à chaque partie en tant que citoyen et personne. La solidarité universelle, ainsi présentée, aussi idéale semble-t-elle, reste un paradigme à la portée des États africains pour trois raisons principales : l’attachement naturel des Africains à la dignité humaine et à l’idée de solidarité, l’existence de richesses nationales effectives et potentielles pour appliquer une justice sociale, et l’aptitude des gouvernants à mettre en œuvre la démocratie (républicanisme kantien) et la justice sociale sans lesquelles ils perdent toute légitimité. Toutefois, la solidarité universelle, publique, organique, ne supprime pas les solidarités traditionnelles, privées, mécaniques, mais au contraire les consolident, car elle ne saurait induire un développement de l’individualisme sectaire en Afrique.

Références bibliographiques

ARISTOTE, La politique, traduction de J. TRICOT, Paris, Vrin, 1995.

BÉLAND Daniel, « État providence, libéralisme et lien social. L’expérience française du solidarisme au « retour » de la solidarité », Cahiers de recherche sociologique, N°31, 1998, pp. 145‐164.

BERGSON Henri, Les Deux Sources de la morale et de la religion, PUF, Paris, 1932.

BLAIS Marie-Claude, La Solidarité. Histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007.

BORGETTO Michel, « La protection sociale fondée sur l’emploi : un modèle inadapté ? Entre cotisations sociales et fiscalité », in https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2007-6-page-6.htm, consulté le 22 mars 2019.

DURKHEIM Émile, De la division du travail social, Paris, PUF, 2007.

ELOUNDOU-ENYEGUE Parfait Martial, Solidarité dans la crise ou crise des solidarités familiales au Cameroun, Paris, CEPED, 1993.

ESCALLIER Robert, « De la tribu au quartier, les solidarités dans la tourmente », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 63 | 2001, in http://cdlm.revues.org/9, consulté le 18 mars 2019.

FERRERA Maurizio, « Modèles de solidarité, divergences, convergences : perspectives pour l’Europe », in Swiss Political Science Review 2(1), 1996, pp. 1-72, in https://www.unige.ch/sciences-societe/socio/files/6714/0533/5870/Ferrera1996.pdf, consulté le 13 mars 2019.

HABERMAS Jürgen, 2000, Après l’État-nation : Une nouvelle constellation politique, traduction de R. ROCHLITZ, Paris, Fayard.

HABERMAS Jürgen, 1998, L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, traduction de R. ROCHLITZ, Paris, Fayard.

HAYEK Friedrich, 1982, Droit, législation et liberté, Vol. II, traduit de Raoul AUDOUIN, Paris, PUF.

HIRSCH Martin, 2009, « Le Revenu de solidarité active : quelle philosophie ? », interview par Emmanuelle WARGON dans Études, janvier 2009 ‐ tome 410/1.

HOBBES Thomas, 1971, Léviathan, Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de république ecclésiastique et civile, traduction de F. TRICAUD, Paris, Sirey.

KANT Emmanuel, 1993, Critique de la raison pratique, traduction de François PICAVET, Paris, P.U.F.

KANT Emmanuel, 1971, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduction de Victor DELBOS, Paris, Delagrave.

KANT Emmanuel, 1990, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, in Opuscules sur l’Histoire, traduction de Stéphane PIOBETTA, Paris, GF Flammarion.

KANT Emmanuel, 1994, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, traduction d’Alain RENAUT, Paris, GF-Flammarion.

KANT Emmanuel, 1958, Vers la paix perpétuelle, Essai philosophique, traduction d’Olivier LALONDE, Paris, PUF.

KOFFI Éric Inespéré, 2018, « L’intérêt du bonheur dans la philosophie transcendantale : de la morale à la politique pour la justice sociale », in Journal Africain de Communication Scientifique et Technologique, Série sciences sociales et Humaines, Nº66, Abidjan, novembre 2018, pp. 8589-8601.

KOUASSI Yao-Edmond, 2010, Habermas et la solidarité en Afrique, L’Harmattan, Paris.

MATHIEU François Régis, 1990, Les fondements de la crise économique en Afrique, Paris, L’Harmattan.

NADEAU Christian, Liberté, égalité, solidarité : Refonder la démocratie et la justice sociale, Paris, Boréal, 2013.

ORSENA Érik, FOTTORINO Éric, Besoin d’Afrique, Paris, Fayard, 1992.

PAUGAM Serge, Penser la solidarité, Paris, PUF, 2007.

THÉRY Irène, 2007, « Transformations de la famille et « solidarités familiales » : question sur un concept », in Serge PAUGAM (dir.), Penser la solidarité, Paris, PUF.

VIDAL Claudine, 1994, « La « solidarité africaine » : un mythe à revisiter » in Cahiers d’études africaines, vol. 34, n°136, pp. 687- 691.

LES ANTIVAX COVID-19 : DE L’AUTOPSIE D’UNE SOCIÉTÉ             EN CRISE À L’URGENCE D’UNE PÉDAGOGIE BIOÉTHIQUE

Tiéba KARAMOKO

Université Peleoro GON COULIBALY (Côte dIvoire)

tiebak@hotmail.fr / tiebak@upgc.edu.ci

Résumé :

La découverte de vaccins contre la Covid-19 constitue une étape décisive dans la lutte contre cette pandémie. Toutefois, au-delà de la problématique de la disponibilité des vaccins pour tous, se pose la question de leur perception/appropriation par les populations. Les méfiances suscitées par les théories du complot se sont, aujourd’hui, transformées en de réelles hostilités à la politique vaccinale initiée par l’OMS et les États. L’ensemble de ces oppositions, connu sous l’appellation « antivax », se nourrit aussi bien des rumeurs que des ambiguïtés/confusions entretenues par des scientifiques et des politiques. En s’opposant à ce qui apparaît comme la solution la plus fiable dans le combat contre la Covid-19, les antivax accentuent la crise sanitaire mondiale et compromettent le droit à la santé des autres. Peut-on réussir à éradiquer la Covid-19 sans une pédagogie appropriée qui fasse adhérer massivement les populations à la campagne mondiale de vaccination contre cette pandémie ? Cette contribution permet de comprendre l’impact socio-sanitaire du mouvement antivax et propose une pédagogie qui s’appuie sur les valeurs et principes bioéthiques.

Mots-clés : Antivax, Bioéthique, Covid-19, Pédagogie, Politique vaccinale.

Abstract :

The discovery of vaccines against Covid-19 is a decisive step in the fight against this pandemic. However, beyond the problem of the availability of vaccines for all, there is the question of their perception/appropriation by the populations. The distrust aroused by conspiracy theories has today turned into real opposition to any vaccination policy initiated by the WHO and the States. All of these oppositions, known as “antivax”, feed on both rumors and ambiguities/confusions maintained by scientists and politicians. By opposing what appears to be the most reliable solution in the fight against Covid-19, antivax are accentuating the global health crisis and compromising the right to health of others. Can we succeed in eradicating Covid-19 without an appropriate pedagogy that makes people massively adhere to the global vaccination campaign against this pandemic? This contribution makes it possible to understand the socio-sanitary impact of the antivax movement and proposes a pedagogy based on bioethical values and principles.

Keywords : Antivax, Bioethics, Covid-19, Pedagogy, Vaccination policy.

Introduction

Rarement dans l’histoire de la médecine mondiale, les industries pharmaceutiques ont mis si peu de temps pour proposer des vaccins contre une pathologie nouvelle. De même, les instances mondiales de la santé ont été si promptes à promouvoir une vaccination de masse, voire la vaccination obligatoire. Il a fallu seulement douze à dix-huit mois dans le cas de la Covid-19 pour produire des vaccins contre plusieurs années d’ordinaire pour les grandes pandémies de l’histoire.  Cette prouesse scientifique inédite et le soutien sans réserve de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) aux nouveaux vaccins, qui devraient réjouir les personnes malades et non malades, toutes exposées aux ravages sanitaires et socioéconomiques du coronavirus, ont paradoxalement entrainé suspicion et craintes. Celles-ci ont vite pris la forme de résistances persistantes aux vaccins même dans les pays traditionnellement producteurs et promoteurs de vaccins (la France, notamment). Cet état de fait a inquiété l’OMS qui a identifié la résistance vaccinale comme l’une des menaces majeures de la santé dans le monde. Dans ce contexte, les stratégies vaccinales peuvent-elles être productives si elles ne prennent pas rigoureusement en compte les mouvements d’opposition aux vaccins ? Que révèlent, au plan social, les mouvements antivax ? Quels sont les impacts socio-sanitaires des antivax et quelles en sont les implications épistémologiques ? Que peut apporter la bioéthique en termes de pédagogie pour atténuer ces impacts ?

En esquissant ces interrogations, notre analyse vise à démontrer l’hypothèse selon laquelle les résistances aux différents vaccins, avec leur effet de plombage des politiques vaccinales, prennent leur source dans une crise de confiance technoscientifique qu’une pédagogie bioéthique peut contribuer à atténuer. Pour y parvenir, celle-ci mobilisera une approche à la fois historique, descriptive et éthico-critique pour d’abord mettre en lumière le sens, l’histoire, la typologie et les déterminants des antivax (1). Elle insistera ensuite sur les impacts socio-sanitaires des antivax et les problèmes épistémologiques inhérents (2). Et enfin, elle montrera qu’au-delà des précautions sanitaires, une pédagogie bioéthique est nécessaire pour concilier la liberté individuelle de l’antivax et l’impératif politico-technoscientifique de préserver la santé publique par une vaccination accrue et largement partagée.

1. Sens, histoire, typologie et déterminants des antivax

La performance technologique et la prédominance numérique des temps nouveaux donnent le sentiment que ce qui a lieu au XXIe siècle en termes de diffusion et de traitement de l’information n’a aucun rapport avec les périodes éloignées de l’histoire. Il semble que les réactions contre les vaccins du Covid-19 prennent le contre-pied d’une telle intuition. Il s’agit ici non seulement de mettre en évidence le sens que recouvre le terme « antivax » en soulignant à grands traits le rapport entre l’antivaccinisme qui court depuis le XVIIIe siècle et les mouvements antivax d’aujourd’hui, mais également de montrer les différents types d’antivax et leurs déterminants sociaux, idéologiques et technologiques.

1.1. Sens et aperçu historique des mouvements antivax

Le mot « anti-vax » est la forme elliptique et communicationnelle du substantif « anti-vaccination ». À l’instar de la « Comm » pour la communication, de « l’Info » pour « l’information », de la « Pub » pour la « publicité », etc., la dynamique langagière communicationnelle de la cyberculture aime à modeler et modéliser les mots pour les rendre captivants, attractifs et donc facilement partageables et perceptibles par le plus grand nombre de personnes connectées. Son efficacité est contagieuse et conduit souvent les instances internationales à emprunter la même voie. C’est le cas de l’OMS, créatrice de ce néologisme à travers lequel elle a bien voulu attirer l’attention sur l’un des phénomènes majeurs qui caractérisent la mise en œuvre de la politique de vaccination contre le coronavirus. Globalement, l’appellation « antivax » désigne l’ensemble des individus ou mouvements qui prônent le rejet des vaccins ou le refus de l’obligation vaccinale. Il peut être d’origine scientifique, religieuse, socioculturelle, etc.

La peur du vaccin qui conduit à son rejet par les populations est parfois motivée par un discours scientifique qui tranche avec l’optimisme et l’enthousiasme manifestés d’ordinaire par le monde des savants ou des médecins face à une maladie émergente ou une épidémie/pandémie. En effet, parce que « la science ne se confond ni avec la déclinaison en roue libre de l’intuition, qu’elle prend souvent à contre-pied, ni avec le fameux « bon sens », qu’elle contredit presque toujours » (E. Klein, 2020, p. 4), certains chercheurs, médecins et philosophes ont estimé que la gravité du coronavirus était surévaluée afin d’encourager la recherche et l’administration de vaccins dans l’intérêt des industries pharmaceutiques. Sans nier les dégâts humains sanitaires et humains de la Covid-19, D. Raoult, en phase avec le propos de son livre Mieux vaut guérir que prédire (D. Raoult, 2017), avait préconisé de privilégier le traitement clinique des malades à base d’hydroxychloroquine pour sauver d’abord des vies à moindre coût avant de faire des investissements couteux et longs pour trouver des vaccins. Le refus systématique de cette alternative par le politique et la communauté scientifique au profit des vaccins produits par les industries pharmaceutiques a fini par jeter le discrédit sur les intentions réelles des pourfendeurs de la solution du Professeur Raoult. D’un point de vue médical, des médecins ont estimé que les populations n’étaient pas suffisamment informées sur les risques réels des vaccins trouvés qui demeurent expérimentaux et les intérêts combinés du politique et de l’industrie pharmaceutique (S. Simon, 2009).

Concernant le lien entre le refus du vaccin et les croyances religieuses, il tient au fait que, contrairement aux discours officiels des autorités religieuses connues, certaines positions fondamentalistes estiment que les vaccins enfreignent la volonté de Dieu de punir individuellement et collectivement un monde corrompu par le péché et l’injustice. Se faire vacciner serait de contrarier la volonté divine. Au niveau socioculturel, le refus ou l’hésitation devant les vaccins est souvent encouragé par les exemples de sportifs et de leaders d’opinion mondialement connus qui marquent ostensiblement leur hostilité à la politique vaccinale en cours. C’est le cas du numéro un mondial de tennis, Djockovic, qui a refusé de se faire vacciner en acceptant comme sanction son exclusion du tournoi d’Australie dans le courant de cette année. À cela, s’ajoutent les croyances culturelles aux vertus thérapeutiques de certaines plantes (le bois de nîme en Afrique de l’ouest) censées guérir de la Covid-19. Mais, ces attitudes vis-à-vis des vaccins, qui ont conduit aux mouvements antivax, ne datent pas d’aujourd’hui. L’antivaccinisme prend pieds dans le XVIIIe siècle.

C’est une vérité historique que d’affirmer que l’on doit le vaccin en général à la variole, une maladie redoutable dont l’origine remonterait aux époques pharaoniques. En effet,

d’après certaines cicatrices de pustules relevées sur sa momie, le pharaon Ramsès V en serait mort en 1157 av. J.-C. C’est au début du IVe siècle après Jésus-Christ que Ge Hong, médecin et alchimiste chinois, en fit la première description, puis Aaron, médecin d’Alexandrie, la mentionna au VIIe siècle. Enfin, un médecin persan, Rhasès, fut le premier à en donner un excellent exposé symptomatique au IXe siècle (S. Simon, 2009, p. 13).

Malgré l’ancrage antique de la variole, qui a traversé les siècles et fait des millions de victimes, c’est véritablement au XVIIIe siècle que cette maladie, permet aux chercheurs, par des méthodes successives, d’esquisser les premières formes de l’ancêtre du vaccin appelée la variolisation. Elle se pratiquait par ouverture de la veine pour y inoculer la matière de la petite vérole de la meilleure qualité. Le patient ainsi injecté était assuré d’une certaine immunité. Avec les problèmes d’hygiène et la mortalité toujours élevée, la technique fut modifiée par Dr Emmanuel Timoty, un médecin de Constantinople, en substituant l’incision (scarification) à l’inoculation. Ce n’est qu’à partir de 1760, avec le Dr Daniel Sutton, que la scarification fut abandonnée « pour revenir à une technique d’injection dans un environnement hygiénique plus strict » (O. Jourdain, 2021, p. 9). Mais, le vrai tournant qui aboutira à la vaccination telle qu’elle se pratique aujourd’hui se produit en 1796 avec le chirurgien Ecossais, Edward Jenner qui invente la technique appelée « la vaccine », l’autre nom de la « vérole de la vache ». Il utilise pour la première fois un inoculum contenant du pus de personnes infectées par la vaccine qu’il injecte à une personne saine. « L’inoculation de cette maladie nommée vaccine est dès lors appelée « vaccination », terme qui perdurera jusqu’à nos jours » (O. Jourdain, 2021, p. 9).

Ces séquences de l’histoire de la vaccination seraient incomplètes si elles ne débouchaient pas sur l’apport décisif du chimiste Français, Louis Pasteur. Vers la fin du XIXe siècle, ce dernier va faire passer, d’un point de vue épistémologique, la vaccination de l’étape des intuitions gagnantes à celle d’une véritable science : la vaccinologie, portée par une organisation efficiente comprenant une équipe de recherche, un Institut de recherche et une méthode précise qui deviendront pérennes. Cependant, le vaccin contre la rage qu’il découvre ne sera pas à l’abri des oppositions.

À l’image des premières résistances à la technique de l’inoculation (la variolisation) manifestées au XVIIIe siècle, le vaccin antirabique de pasteur n’échappera pas au scepticisme. L’inoculation fut confrontée à un double rejet, ceux de la science et de la religion. Au regard de la sociologie de la variole[3], l’inoculation était perçue par certains médecins, à l’image de William Wagstaffe, comme un effet de mode au sein de l’aristocratie anglaise. L’opposition scientifique s’appuyait également sur l’absence de certitude relative au sort des personnes vaccinées. Au niveau religieux, l’inoculation était assimilée à une méthode « diabolique, fondée ni sur les lois de la nature ni sur celles de la religion. Quant aux résistances au vaccin antirabique de Pasteur, elles trouvèrent leur point de ralliement dans la création en 1880, par le Dr Hubert Boëns, membre de l’académie de médecine de Belgique, de la ligue universelle des antivaccinateurs. Il était reproché à Pasteur de s’intéresser à une maladie très peu répandue et de transmettre la rage à des personnes ne faisant pas forcément la maladie, puisqu’une morsure de chien ne garantit pas systématiquement la transmission de la rage. Le décès de Jules Rouyer, après avoir reçu le traitement de pasteur ne fera qu’alimenter cette opposition puisqu’on ne saura pas si « l’enfant a véritablement contracté la maladie après la morsure animale ou s’il a été victime de l’inoculation pastorienne » (O. Jourdain, 2021, p. 12).

Les vaccins, d’hier à aujourd’hui, ont largement contribué et continuent de concourir à l’amélioration des politiques sanitaires dans le monde. Cependant, leur réception est paradoxalement problématique chez une frange de la population dont il convient de dresser la typologie pour mieux cerner les déterminations qui les sous-tendent.

1.2. Typologie et déterminants des antivax

Parmi les antivax, l’on peut distinguer les hésitants ou les sceptiques, les résistants, les religieux et les scientifiques. Le premier groupe d’opposants à la vaccination, notamment aux vaccins contre la Covid-19 produits par les laboratoires Moderna, Astra Seneca, Pfizer, Johnson and Johnson, Sinovac, Sinopharm, est composé des hésitants ou des sceptiques. Ceux-ci sont mus par le souci de ne pas se laisser tromper et manifestent le refus d’être dupes. Ils remettent globalement en cause l’innocuité des vaccins proposés. C’est une position qui est intéressante sur le plan philosophique dans la mesure où elle exprime un rapport à la vérité, celle véhiculée par les scientifiques et les industries pharmaceutiques soutenue par les pouvoirs institués. En tant qu’attitude sceptique, elle traduit le doute qui est chez Descartes le début de la pensée au sens de « Dubito ergo cogito ». Même si ce doute sceptique est plus radical que celui de Descartes qui est méthodique, il a l’avantage de créer la distance critique nécessaire pour scruter davantage les discours scientifiques et officiels concernant les vaccins afin de démasquer leurs finalités économiques et politiques. Cela est d’autant plus plausible que cette posture « enclenche un processus critique généralisé qui vient (…) fragiliser l’assurance qu’il aurait, sinon des vérités accessibles, du moins des contre-vérités démontrables, en tant que telles » (E. Klein, 2020, p. 6).

Des sceptiques, on passe aux résistants ou aux activistes contre les vaccins, du moins la vaccination obligatoire contre la Covid-19. La résistance activiste à celle-ci s’est surtout manifestée en France et en Allemagne par des marches et protestations contre la politique vaccinale dans ces pays et encouragée par l’OMS. Ce type d’antivax nous situe au niveau normatif (éthico-juridique) des manifestations contre les vaccins. Ils ne doutent pas forcément de l’innocuité ou de l’efficacité des vaccins, mais ils estiment que l’acte vaccinal ne peut être imposé du fait de l’autonomie dont jouit chaque citoyen et surtout au nom de la préservation des libertés fondamentales reconnues aux personnes, au nombre desquelles figure en bonne place la liberté individuelle. Ce mouvement, au-delà du risque de radicalisme qui le quête, a l’avantage de mettre au jour le conflit entre les impératifs de préservation des libertés individuelles face aux libertés collectives et vice versa. La vraie question que pose ce groupe d’antivax est : peut-on ou doit-on rendre obligatoires des vaccins expérimentaux ?

Le débat est tout autre au niveau scientifique où on peut distinguer deux tendances. Une qui au début de la pandémie a estimé, sans s’opposer à la solution des vaccins, qu’il fallait privilégier le traitement des malades avec des molécules qui ont déjà fait leur preuve (l’hydroxychloroquine par exemple) et dont la production serait moins coûteuse et moins longue que la recherche puis la production des vaccins. Ce fut la position du Professeur Didier Raoult de la France. L’autre est constitué de chercheurs et de médecins qui remettent en cause les discours catastrophistes et alarmants sur la Covid-19 soutenus par les instances mondiales de la santé et qui ont poussé à mettre sur le marché des vaccins dans des délais qui jettent un doute légitime sur leur efficacité réelle. Soulignant ce catastrophisme ambiant qui a alimenté la crise sanitaire covidienne, J.-D. Michel (2020, p. 10) indique, en commentant une étude menée en avril 2020 par une équipe de chercheur de l’Université Stanford en Californie, que

le nombre de cas dépistés est inférieur dans un ratio  allant  de 1/50 à 1/85 au nombre de cas réel. Le taux de létalité réelle s’établissant à 0,2% et sans doute encore moins. Soit au minimum 15 fois moins que le taux avancé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui est mue par le principe  de précaution poussé à son extrême.

Nonobstant la pertinence de ses réserves, il est à noter que les statistiques en cette matière agissent souvent comme l’oiseau de Minerve, elles n’arrivent qu’à la tombée du jour. La perception et le ressenti des dégâts sanitaires ou la souffrance humaine créent des situations d’urgence qui poussent les autorités politiques et souvent l’OMS à agir sans attendre l’exactitude scientifique.

Ces positions différentes, mais qui ont en commun la résistance aux vaccins pendant la crise de la Covid-19 sont déterminés par des facteurs qui prennent leurs sources dans les réseaux sociaux et les fake news, les théories complotistes et les idéologies (combattre un vaccin, c’est combattre le système politique qui le met en œuvre). Les hésitants et les sceptiques ont des problèmes avec la vérité parce qu’il est devenu difficile, avec les informations virales circulant sur les réseaux sociaux, de distinguer le sens du non-sens.  Fondamentalement, le rejet des vaccins est motivé par des questions légitimes : que faire en présence de vaccins, à la limite, expérimentaux ? N’est-il pas plus raisonnable de faire valoir sans excès le principe de précaution ?

Avec eux, les résistants ou les activistes, au-delà de leur combat légitime pour les libertés fondamentales, n’échappent pas aux théories du complot qui voient derrière les vaccins l’affirmation de la puissance économique et financière de l’industrie pharmaceutique. Quant à l’opposition scientifique, bien que ne manquant pas d’arguments de poids, elle est souvent mue par une certaine idéologie qui les pousse à s’opposer en réalité au système politique qui promeut la vaccination. Mais, tout ceci n’est pas sans conséquences sur le plan socio sanitaire et soulève des problèmes épistémologiques manifestes. 

2. Impacts socio-sanitaires des antivax et problèmes épistémologiques inhérents

Les mouvements antivax ont eu une incidence sur les politiques vaccinales et la représentation que les populations ont des vaccins. Au-delà de ces conséquences socio-sanitaires, ils ont permis de comprendre, malgré parfois l’accouvage de certaines contre-vérités, de jeter un regard épistémologique sur la mutation fonctionnelle induite par les résultats des vaccinations contre la Covid-19.

2.1. Impacts socio-sanitaires des mouvements antivax

Comme analysés dans l’aperçu historique de l’antivaccinisme, les antivax dans la crise sanitaire de la Covid-19 ne sont qu’une manifestation contemporaine des résistances et des oppositions aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours. La différence majeure avec les mouvements antérieurs, c’est que les résistances aux vaccins se produisent au moment où les populations ont toutes des raisons suffisantes pour faire confiance aux ressources biotechnologiques et biomédicales dont l’humanité dispose. Et pourtant, les vaccins n’ont jamais été aussi remis en cause, soupçonnés de faire le lit de maladies insoupçonnées, faisant écho à une position déjà partagée dans le milieu scientifique :

Les vaccins ne sont évidemment pas protecteurs, mais vectrices de maladies lesquelles, même si elles ne sont pas visibles immédiatement, peuvent se déclarer à moyen ou long terme, affectant la qualité de vie, la résistance au stress, ouvrant la porte à toutes les pathologies qui caractérisent notre époque et que l’on nomme « maladies de civilisation », en pleine expansion depuis que les vaccinations de masse ont été prodiguées (S. Simon, 2009, p. 227).

Ces propos de Jacqueline Bousquet, biologiste, chercheure au CNRS, dans la postface de l’ouvrage de Sylvie Simon, montrent à quel point les arguments anti vaccination peuvent affecter le moral des populations et, surtout avoir un impact négatif sur les politiques vaccinales des pays du Sud. Les antivax, munis de tels arguments, mettent à mal les efforts de sensibilisation consentis dans les systèmes de santé des pays africains pour lutter contre des maladies endémiques comme la poliomyélite, la méningite, la fièvre typhoïde, etc.

Plus grave est la bouc émissairisation des vaccins qui transparait dans la pensée de la biologiste J. Bousquet. En évoquant les « maladies de civilisation » comme résultant des vaccinations de masse, elle laisse croire que les maladies inexpliquées de notre temps sont provoquées par les vaccinations, qu’elles soient celles des autres maladies ou celles contre la Covid-19. Les vaccins deviennent dès lors les boucs émissaires de ces maladies mystérieuses dont les origines et les contours restent scientifiquement flous. C’est ce qu’explique D. Raoult (2018, p. 15) lorsqu’il écrit :

Les vaccins sont aussi victimes d’un mal ancien et commun à nos sociétés : la recherche du bouc émissaire. Un certain nombre de maladies restent inexpliquées et l’angoisse de ceux qui en sont atteints ou de leurs proches ne trouve rien pour s’apaiser. (…). On l’a vu en France avec la vaccination contre l’hépatite B, accusée de provoquer des scléroses en plaques. Les Britanniques ont vécu une histoire similaire avec le vaccin contre la rougeole et l’autisme…

La méfiance envers les vaccins a contaminé non seulement le corps social, mais a, aussi et surtout, entamé la confiance que la société plaçait en la science. C’est cela une des conséquences graves des mouvements antivax. Loin de vouloir les réduire à leur portée purement nihiliste, mais force est de reconnaitre qu’ils ont, à jamais, changé le regard de la société sur ce que représentent les technosciences.  Plus précisément, ils ont créé une crise de confiance entre la science et la société. Si les vaccins que la recherche scientifique produit ne protègent pas, mais s’ils sont au contraire des vecteurs d’autres maladies plus dangereuses et dévastatrices que celles qu’elle prétend prévenir, à quoi peuvent servir les technosciences ?  Il y a peut-être dans cette mise en procès de la science, un léger parfum de complot.

Les vaccins sont des proies faciles pour les complotistes de tout poil. Peu importe que l’histoire ne tienne pas la route, le doute alimente la suspicion. Les faits, la raison, la science-même, ne comptent pas. Le terrain est propice. Il est étonnant de voir à quel point la société actuelle pose un regard troublé sur la science (D. Raoult, 2018, pp. 37-38).

Qu’à cela ne tienne, le complotisme ne peut expliquer ce désamour entre la société et la science. La psychose liée aux scandales sanitaires (sang contaminé en 1980, la gestion politique désastreuse de la Grippe H1N1 et l’enclenchement de la phase 6 de d’alerte pandémique par l’OMS en 2009) a contribué largement à cette rupture de confiance entre la société et les Technosciences. Les antivax sont, de fait, l’expression d’une société en crise de confiance avec sa science et sa recherche scientifique. La spécificité des vaccins contre la covid-19, au sens de leur principe d’action sur la prévention de cette maladie et sur la protection contre ce virus, est pour quelque chose dans cette crise de confiance.

2.2. Problèmes épistémologiques inhérents aux mouvements antivax

Face à une pathologie bien diagnostiquée, l’acte médical consiste à apporter des soins grâce à des médicaments. Ce procédé est l’approche thérapeutique. Lorsqu’une maladie est bien connue, pour éviter qu’elle bascule dans une perspective épidémiologique, c’est-à-dire un problème de santé publique, le système de santé peut travailler de sorte à prévenir la maladie. On recherche et produit alors des vaccins afin de procéder à une vaccination de masse. Cette méthode est l’approche préventive. 

C’est dire que les principes des deux approches médicales sont relativement connus : l’un consiste à soigner, l’autre à prévenir. Dans le cas d’une maladie contagieuse par exemple, la prévention par injection de vaccin suppose la protection de la personne vaccinée contre la maladie. Cela signifie en principe qu’une fois vaccinée, la personne en question ne peut contaminer et ne peut être contaminée par une personne malade. Le vaccin crée une sorte d’immunité du corps de la personne vaccinée qui ne peut plus contracter la maladie.

Contrairement à ce principe, les trois types de vaccins contre la Covid-19, à savoir, les vaccins à ARN messager, les vaccins à protéine recombinante et les vaccins à vecteur viral, ne garantissent pas une protection optimale de la personne vaccinée. Une personne vaccinée peut toujours contracter le virus et peut aussi le transmettre à une autre personne. Ils permettent tout au moins d’éviter les formes graves du coronavirus. D’un point de vue épistémologique, cela pose un problème. Quelle est, fondamentalement, l’utilité d’un vaccin qui ne met pas le patient à l’abri d’une contamination à double sens : contaminer et être contaminé ? Tout se passe comme si les fulgurantes avancées technologiques des temps actuels ne nous mettaient toujours pas à l’abri des inquiétudes qui ont accompagné la naissance des vaccins :

– Quelle est la durée de la protection vaccinale contre la Covid-19 ?

– Y a-t-il un intérêt à vacciner à plusieurs reprises une même personne ?

– Existe-t-il un affaiblissement de l’efficacité des vaccins contre la Covid-19 ?

Toutes ces interrogations de portée épistémologique suscitées, dans une certaine mesure, par les antivax, expliquent certainement pourquoi jusqu’à présent, il est assez difficile pour les instances de la santé mondiales de dire combien de doses de vaccin des différents types garantissent une immunité à 100% contre le coronavirus. Au demeurant, si ces vaccins ne peuvent pas protéger correctement contre le coronavirus et qu’ils permettent simplement d’éviter certaines formes de la maladie, n’y a-t-il pas lieu de se demander si on n’assiste pas désormais à une mutation de la fonction traditionnelle du vaccin qui passe du préventif au thérapeutique. Cette question essentielle montre le caractère problématique de la situation socio-sanitaire et technoscientifique dans laquelle la Covid-19 a plongé l’humanité.  Il y a donc urgence, au-delà des précautions médicales préconisées pour le moment, d’envisager une autre perspective.

3. Au-delà des précautions médicales : l’urgence d’une pédagogie bioéthique

Face à l’effet de halo des mouvements antivax qui ont sapé la dynamique vaccinale et amoindri considérablement la confiance de la population dans la science et la recherche, des solutions ont été envisagées. Mais, celles-ci semblent reprendre de simples précautions médicales. C’est pourquoi, pour comprendre le véritable enjeu des vaccins et revenir à la science, une pédagogie bioéthique s’avère nécessaire. 

3.1. Les précautions médicales

L’hostilité des populations à l’égard des vaccins n’a pas émergé avec la Covid-19. Bien au contraire, pour les raisons évoquées plus haut, elle a accompagné toutes les campagnes vaccinales de l’histoire de la vaccinologie. La crise sanitaire du coronavirus n’a été qu’une étape aggravante. Comme le montre bien D. Raoult (2018), le sentiment anti vaccin est allé crescendo ces dernières années. Il prend l’exemple de la France où le taux de ceux qui font confiance aux vaccins est passé de 71% à 49% de 2015 à 2016, selon un sondage effectué par l’institut Ipsos pour le compte de l’Observatoire sociétal du médicament. Pour rassurer les populations et leur redonner confiance dans le cadre de la lutte contre la Covid-19, il a été envisagé plusieurs pistes. Parmi celles-ci, l’on peut indiquer la connaissance préalable du statut immunitaire des individus, le diagnostic pré et post vaccination ainsi que la vaccination à la carte.

Il est scientifiquement admis que les individus n’ont pas les mêmes capacités de résistance aux maladies. Le système immunitaire et sa viabilité varie d’un individu à un autre. C’est pourquoi, il est important de s’y pencher avant d’entreprendre une campagne de vaccination comme celle de la Covid-19. Ensuite, la vaccination systématique des personnes sans bilan de santé préalable n’est pas sans risques. Une telle approche ne permet pas de voir les effets indésirables réels des vaccins. Un bilan de santé avant et après la vaccination a l’avantage d’éviter d’attribuer tous les maux dans la période de la vaccination aux vaccins. Enfin, aussi fastidieux que cela puisse paraitre, il faut procéder à une vaccination à la carte en abandonnant la vaccination standard qui doit s’adapter aux circonstances et aux connaissances du moment. Ces précautions sanitaires peuvent paraitre pertinentes et efficaces, mais elles doivent, pour leur pérennité et leur appropriation sans contraintes par les populations, être accompagnées par une pédagogie bioéthique fondée sur une exigence éthicologique partagée.

3.2. L’urgence d’une pédagogie bioéthique

La pédagogie que nous proposons ici ne paie pas nécessairement sa tribu aux grandes théories de l’éducation que sont le behaviorisme, le cognitivisme ou le constructivisme. Elle se veut humblement une approche bimodale originale qui puise à la fois dans le souci diligent de réinscrire l’enjeu de la vaccination dans le domaine de la science et de l’adosser aux principes forts de la bioéthique. Il s’agit précisément de :

1) Se poser la bonne question. Le phénomène antivax semble nous renvoyer invariablement à la question suivante : « pour ou contre le vaccin ? » Cette question a le tort de trop simplifier, pour ainsi dire de caricaturer à souhait la question du rapport aux vaccins. Comme le signifie D. Raoult (2018, p. 6),

la question même « Êtes-vous pour ou contre les vaccins ? » n’a pas de sens. (…). L’objectif n’est pas de savoir si les vaccins, en général, sont bons ou mauvais, mais d’évaluer les risques éventuels de chacun et les bénéfices qu’ils présentent pour notre santé. Il faut également savoir quel vaccin peut rendre service à chacun d’entre nous, selon son sexe, son âge, son pays, son mode de vie, l’époque…La réponse dépend du bénéfice espéré pour l’individu, de se protéger contre une maladie grave ou du bénéfice pour la société, en cas d’épidémie.

La bonne question en définitive est : « quel vaccin, pour qui, dans quelle circonstance, à quel moment, pour quel intérêt ? »

2) Revenir à la science. Sur ce point, nous ne faisons qu’insister sur l’élément primordial de la déclaration conjointe de l’UNESCO par le CIB[4] et le COMEST[5] en mars 2020 intitulée Déclaration sur le Covid-19 : considérations éthiques selon une perspective mondiale. Le premier point de cette déclaration recommande de : « Fonder les questions de santé et les questions sociales sur des preuves scientifiques solides. » Par ces mots, cette déclaration invite à éviter, en matière de vaccins ou en tout autre question engageant la vie des individus et des collectivités, ce que E. Klein (2020, p. 4) appelle le « démagogisme cognitif » consistant à produire des discours qui tiennent plus de l’intuition que de la preuve scientifique et qui sont très souvent erronés sur toutes sortes de sujets.

3) Informer et éduquer. Ce point met en évidence l’importance de fournir la bonne information à des populations éduquées à la recevoir et à l’analyser[6]. C’est une invitation aux scientifiques et aux décideurs pour éviter le discours du « Tout est bon » ou « Tout est mauvais ». La science et la politique doivent se nourrir d’humilité et monter aux populations le véritable rapport bénéfices/risques des vaccins. Éduquer et informer permet de quitter les positions extrêmes pour envisager une éthique de la voie moyenne telle que prônée par G. Hottois (1990). Celle-ci, élaborée dans le contexte de recherche d’une éthique pour les technosciences, permet de surmonter les extrêmes technophobe et technophile par le surgissement de cette question essentielle : à quelles conditions les possibles technoscientifiques sont-ils acceptables ou non ?

4) Et enfin, solliciter les experts bioéthiciens pour aider à la compréhension de la hiérarchie des valeurs et des principes éthiques dans un contexte d’urgence sanitaire. Quoi qu’on en pense, le problème de l’appropriation des vaccins constitue un conflit des valeurs ou des impératifs qui pour E. Morin (1982, 121) est le propre du problème éthique. Faut-il privilégier la liberté individuelle au détriment de la santé publique ? Peut-on violer l’autonomie de l’individu au nom du bien-être collectif ? Un seul individu a-t-il le droit de mettre en péril la vie de la collectivité ? Mais, Exiger le respect d’un consentement individuel éclairé par la nature expérimentale d’un vaccin ne relève-t-il pas d’un devoir moral ? Comme le relèvent W-J. Bryn et S. N. Abtroun  (2020), ces questions bioéthiques nous mettent face à des choix déchirants, notamment ici, celui de trancher entre les impératifs de préservation de l’autonomie de l’individu et de la santé de la population dans son ensemble. Dans l’urgence, seule une hiérarchie des normes, pédagogiquement bien portée, peut garantir à la fois le bien-être de l’individu et la garantie de la survie des populations dans leur ensemble. L’individu lui-même étant membre de la communauté, son autonomie ne saurait être préservée dans des conditions bien définies que grâce à la survie de la communauté. La hiérarchie des normes consisterait ici à subordonner la liberté individuelle à la survie de la collectivité, mais une subordination scientifiquement et éthiquement éclairée par le principe de précaution[7].

Conclusion

Le sens des mouvements antivax est intimement lié à la crise sanitaire de la Covid-19, mais celle-ci ne peut l’épuiser. Ils ont leur origine dans un sentiment historique de méfiance et d’hostilité envers les vaccins.  Mais, plus qu’à toute autre époque, les antivax aujourd’hui révèlent une société dont la confiance dans la recherche et la science s’est érodée.

Bien que constituant un facteur aggravant de la crise de la Covid-19, les antivax poussent à plus de précaution et de réflexion sur les enjeux des politiques vaccinales entreprises notamment pendant la crise de la Covid-19. Il est clair que pour la réussite de ces politiques présentes ou à venir, on ne peut faire l’économie d’une réflexion profonde sur la nature des antivax, leurs typologies et leurs conséquences aussi bien sur la société que sur la représentation que se font les populations de la science et de la recherche.

Dans cette perspective, la bioéthique, en insistant sur la nécessité du retour à la science et en éduquant à la bonne compréhension de la hiérarchie des valeurs et principes éthiques dans un contexte d’urgence sanitaire peut être le creuset d’une pédagogie efficace d’adhésion des populations aux politiques vaccinales.

Références bibliographiques

BENDER Lisa, 2020, « Messages clés et actions pour la prévention et le contrôle de la COVID-19 dans les écoles », Siège de l’UNICEF à New York, mars 2020.

BOUCHARD Nancy (dir.), 2019, Éduquer, former, accompagner pour une éthique de l’inattendu : Libérer la face lumineuse de l’incertitude, Laval, PUL.

BRYN Williams-Jones, ABTROUN Sihem Neila, « Covid-19 : comment la bioéthique peut aider à faire face à des choix déchirants », https://theconversation.com/covid-19-comment-la-bioethique-peut-aider-a-faire-face-a-des-choix-dechirants-136460, consulté le 25/10/22.

DESCARTES René, Discours de la méthode, Paris, Union Générale des Éditions,1951.

GODARD Olivier (Dir.), 1997, Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme et INRA-Éditions.

GODARD Olivier, 1997, « Principe de précaution et responsabilité. Une révision des relations entre science, décision et société », in Qu’est-ce qu’être responsable ?, Paris, Carré Seita, Sciences humaines.

HERMITTE Marie-Angèle, DORMONT Dominique, 2000, « Propositions pour le principe de précaution à la lumière de l’affaire de la vache folle », in Philippe Kourilisky, Geneviève Viney (ed.), Le Principe de précaution, Paris, Odile Jacob, http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/integral_livre1.pdf, consulté le 11/09/2022.

HOTTOIS Gilbert, 1990, Paradigme bioéthique. Une éthique pour la technoscience, Bruxelles, De Boeck Université.

JOURDAIN Olivier, 2021, Enquête au pays des antivax, Paris, Plon.

KLEIN Etienne, 2020, Je ne suis pas médecin mais…, Paris, Gallimard (Edition électronique).

MICHEL Jean-Dominique, 2020, Covid : anatomie d’une crise sanitaire, Paris, Éditions humenSciences.

MORIN Edgar, 1982, Sciences avec conscience, Paris, Fayard.

RAOULT Didier, 2017, Mieux vaut prévenir que prédire, Éditions Michel Lafon.

RAOULT Didier, RECASENS Olivia, 2018, La vérité sur les vaccins. Tout ce que vous devez savoir pour faire le bon choix, Paris, Éditions Michel Lafon.

SIMON Sylvie, 2009, Vaccins, mensonges et propagande, Paris, Thierry Souccar Éditions.

UNESCO, 2020, Déclaration sur le Covid-19 : considérations éthiques selon une perspective mondiale, UNESCO, mars 2020.

CONCRÉTISATION DES MOYENS TECHNIQUES DE PRODUCTION : VERS UNE CRISE DE L’EMPLOI

Kassi Magloire GNAMIEN

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY Abidjan-Cocody (Côte dIvoire)

gnamienmagloire@yahoo.com

Résumé :

Par-delà les conceptions d’inspiration technophobe, auteurs de discours communément répandus et selon lesquels les révolutions-innovations technoscientifiques sont préjudiciables à l’emploi, cet article s’inscrit en faux contre de tels discours et révèle une véritable préoccupation : la question de la perception de l’emploi liée aux nouvelles exigences culturelles et universelles, induites par le progrès inéluctable des technosciences. Mieux, cette réflexion se veut une approche holistique, emprunte de culture technique, permettant d’appréhender le dynamisme des technosciences et de l’emploi comme un refus de la culture traditionnelle close.

Mots-clés : Chômage, Concrétisation, Emploi, Holisme, Moyen de production, Objets techniques, Transductivité.

Abstract :

Beyong the conceptions of technophobic inspiration, authors of commonly widespread discourses according to which techno-scientific revolutions-innovations are detrimental to employment, this article takes issue with such discourses and reveals a real concern: the question of the perception of employment linked to new cultural and universal requirements, induced by the inevitable progress of techno sciences. Better, this reflection is intended to be a holistic approach, borrowed from technical culture, making it possible to apprehend the dynamism of techno sciences and employment as a refusal of closed traditional culture.

Keywords : unemployment, concretization, employment, holism, means of production, technical objects, transductivity.

Introduction

Les moyens de production économiques sont déterminants dans l’histoire de l’humanité. Ils impactent toujours nos rapports avec la société. Les rapports sociaux, les caractéristiques anthropologiques et les modes de penser des peuples sont, bien souvent, évalués en fonction des moyens de production qui structurent et influencent leur espace social, idéologique et environnemental. Pareille influence ne peut demeurer sans interpeler le monde de l’intellection, surtout qu’au lendemain des guerres mondiales, le boom démographique accordait un progrès et une nouvelle dimension à l’activité de production humaine.

Dans le monde scientifique, le mode de production devient une source prolifique de production intellectuelle. Bon nombre de pensées sont élaborées en lien avec les modes de production. Parmi les plus remarquables figure celle entreprise par Marx et Engels qui

ont insisté à maintes reprises sur le caractère social mais irrationnel de la production, dans le système capitaliste tel qu’il existait déjà à leur temps. Mais le capitalisme s’est considérablement développé depuis lors, […] un grand nombre d’entreprises ont atteint une taille gigantesque, […] de puissants groupes industriels et financiers se sont constitués.(P. Jalée, 1976, p. 31).

La nouvelle forme de production capitaliste rime avec l’industrialisation, elle-même fondée sur le progrès technoscientifique. Cette métamorphose du mode et des moyens de production, couplée à la croissance démographique, génère, d’une part, une production massive, une urbanisation fulgurante et est pourvoyeuse d’emplois. Selon une étude française réalisée dans le domaine de la télécommunication, « la contribution directe de ce secteur à la croissance a représenté en 2000 de 0.6% à 1.6% de point de PNB et ceci est amené à augmenter rapidement » (P. Laffitte, R. Trégouët, 2001, p. 8). D’autre part, l’ère de production capitaliste coïncide avec la hausse du taux de chômage de façon générale. Par exemple, « en 1900, 41% des américains travaillaient dans l’agriculture ; en 2000, ils étaient moins de 2% » (W. G. Castellano, 2016, p. 21).

Pour une compréhension de la complexité et de l’ambivalence du mode de production technique sur l’emploi, nous allons évaluer la question suivante : peut-on surmonter la crise de l’emploi avec le mode de production industrielle ?

Face à cette interrogation, nous ambitionnons faire la lumière sur les rapports entre les inventions technoscientifiques et la mutation des moyens de production. Ce faisant, nous voulons présenter le processus de concrétisation des objets techniques et la culture technique comme des atouts majeurs dans la production d’emploi. Cette visée fait poindre une série d’interrogations : comment, à partir du philosopher simondonien arrimé au processus de concrétisation technique, dévoiler la vision génératrice des technosciences d’emploi ? Mieux, comment le processus de concrétisation technologique impacte les modes de production et de création d’emplois ?

Les préoccupations susmentionnées induisent trois hypothèses : la bonne appréhension du processus de concrétisation favoriserait la détermination des enjeux du progrès technique dans la crise de l’emploi ; la mutation de l’emploi serait tributaire du processus de concrétisation et la culture technique, mode d’appréhension du processus de concrétisation, ruinerait l’idée du progrès technoscientifique comme cause de chômage.

La vérification de ces hypothèses permettra de comprendre que le progrès technoscientifique impacte les modes de production qui, à leur tour rendent obsolète toute ressource en marge de la culture technique.

1. De quoi le processus de concrétisation est-il le nom ?

Sous le guide de la pensée simondonienne, sera réalisée une description réaliste du progrès des objets techniques, depuis leur origine primitive. Cette réflexion permettra d’entrer dans l’univers des objets techniques pour cerner la signification du processus de concrétisation comme évolution cheminement de l’objet technique de sa phase abstraite à la formation du réseau ou de grands ensembles techniques, en passant par celle d’individu technique. On parviendra, ainsi, à leur riche contenu axiologique et social.

1.1. Du sens de la concrétisation des objets techniques

Toute évolution suppose un état moins performant ou d’infériorité. Elle est une particularité inhérente aux objets techniques et s’entend comme perfectionnement induit par le passage d’un stade artisanal à un autre où ils (les objets techniques) acquièrent une certaine performance. Ces deux phases qui constituent le début et l’aboutissement de l’évolution des objets techniques, Gilbert Simondon les traduit en termes d’abstraction et de concrétisation. L’objet technique abstrait ou « objet technique sur mesure » (G. Simondon, 1958, p. 24)est un étant issu de la mise ensemble de plusieurs éléments techniques primitifs pour constituer un seul élément (objet technique) dont le fonctionnement de ses sous-ensembles est résiduel. Autrement exprimé, il désigne toute invention technique produite par l’humain et caractérisée par son« organisation analytique, laissant toujours la voie libre à des possibles nouveaux ; ces possibles sont la manifestation extérieure d’une contingence intérieure » (G. Simondon, 1958, p. 24). L’objet technique abstrait comporte des imperfections ou disfonctionnements dans son organisation fonctionnelle. Il est clair que l’isolement, dans le fonctionnement ou dans l’utilisation de l’objet technique primitif inventé, constitue son trait caractéristique. L’absolutisme et l’isolement caractéristiques de l’objet technique abstrait appellent une solution/une résolution, gage du progrès bien-fondé d’une lignée technique. C’est dans la manifestation d’un tel projet que l’expression « processus de concrétisation » prend tout son sens.

Étymologiquement, la notion de concrétisation formée à partir du mot « concret », vient du grec « concretum » et désigne à l’origine, selon G. Simondon (1968, p. 26), « quelque chose qui se tient et en quoi, organiquement, aucune des parties ne peut être complètement séparée des autres sans perdre son sens ». Elle se rapporte aux réalités physiques, sensibles ou matérielles fondées par des éléments visibles et réels comme les inventions techniques. Qualifiant le phénomène technique, elle renvoie fondamentalement à l’innovation palliative et progressive matérialisée à partir d’un objet technique abstrait. Le palliatif progressif matérialisé signifie qu’au départ, le « résidu d’abstraction » de l’objet technique abstrait incite la capacité créatrice ou inventrice de l’humain. Une fois éveillée ou réveillée, la faculté inventive se met en œuvre pour inventer, théoriquement puis pratiquement, les résolutions ou solutions que nécessite l’objet technique abstrait pour remédier à son « résidu d’abstraction », cause de son disfonctionnement, de son imperfection et de son manque de cohérence interne.

L’objet technique concret est, avant tout, « issu d’un travail abstrait d’organisation de sous-ensembles, […] théâtre d’un certain nombre de relation de causalité réciproque » (G. Simondon, 1958, p. 27). La mise en œuvre de cette causalité réciproque (l’autre nom de la transduction) donne à l’objet abstrait sa phase concrète. L’objet technique concret est l’avatar de l’outil abstrait. La concrétisation de l’objet technique abstrait est rendue possible selon une nécessité qui vient de l’objet technique primaire lui-même ; c’est le manque de cohérence interne, au sein de l’objet primitif, qui motive l’humain dans sa faculté d’inventer. Ceci justifie le fait que « bien des objets abandonnés sont des inventions inachevées qui restent comme une virtualité ouverte et pourront être reprises, prolongées dans un autre domaine, selon leur intention profonde, leur essence technique » (G. Simondon, 1958, p. 40). C’est cette intention inscrite dans l’objet technique, depuis sa phase primitive, qui lui confère son essence. Toutefois, force est de constater que dans le processus de concrétisation, il y a des paliers qui marquent les grands moments de l’évolution des objets techniques. Il s’agit des phases de l’individu technique et de la formation de réseau.

1.2. Individu, réseau et élément technique 

La notion d’individu renvoie, chez Simondon, à un être au sein duquel se déroule une activité transductive et capable de la transmettre. L’individu technique est issu, d’une activité transductive qui aboutit à une condensation d’informations qu’il transfert, dans la suite de son individuation, vers un autre individu ou milieu qui module, transforme ou créé un autre être. Cette faculté transductive fait de l’individu un « between »; entendons par cet emprunt à la langue anglaise un « entre-plusieurs ».

De ce qui précède, l’individu est une notion riche qui ne peut être épuisée par une conception qui la renferme dans l’isoloir. Il est un sujet transductif qui peut non seulement montrer des interfaces, mais aussi être une interface entre son milieu intérieur et un autre ou plusieurs autres milieu (x) extérieur (s). Sa richesse en potentialité fait de lui un

être particulier (et) est ainsi plus qu’ (un) individu ; il est une première fois individu à lui tout seul, comme résultat d’une première individuation ; il est une seconde fois membre du collectif, ce qui le fait participer à une seconde individuation. Le collectif n’est pas un milieu pour l’individu, mais un ensemble de participations dans lequel il entre par cette seconde individuation (…)  qui s’exprime sous forme de réalité transindividuelle. L’être sujet peut se concevoir comme système plus ou moins parfaitement cohérent des trois phases successives de l’être : pré-individuelle, individuée, transindividuelle, correspondant partiellement et non complètement à ce que désignent les concepts de nature, individu, spiritualité (G. Simondon, 2005, p. 310).

Le pré-individuel contenu dans la nature de la matière qui constitue l’individu, sans toutefois s’épuiser, rentre en action et pousse la matière à s’individuer ; les matières individuantes mises ensemble, interagissent, car elles ont un pouvoir de transduction qui leur vient chacune de leur potentiel pré-individuel non encore individué.

En associant le concept d’individu au terme « technique », Simondon nous aide à mettre l’accent sur cette phase, dans l’évolution technique, où l’objet technique acquiert le pouvoir de transduction semblable à celui de l’individu humain. L’objet technique atteint une étape où il devient un réservoir d’activités transductives, suivie d’une condensation d’information qui se transmet ensuite. Mieux, il est l’une des meilleures expressions de la transduction qui caractérise l’individu. L’individu technique, chez Simondon, manifeste la transduction interne et externe. Au-delà, il transmet, sous forme de technique condensée (la technicité), des informations d’un objet technique à un autre objet technique de la même espèce, mais en plus d’une espèce à une autre. C’est en raison de leur grande capacité de transfert d’information et d’activité transductive que Simondon considère les objets techniques concrets comme des êtres, des individus techniques.

L’individu technique, par sa concrétisation, s’inscrit dans la même logique d’ouverture que la notion d’individu telle que comprise par Simondon. En effet, avec sa concrétisation, un objet technique n’est jamais seul, il devient une entité dynamique au cours de son évolution. D’une part, il s’inscrit dans une famille d’innovations utilisant les mêmes composants techniques ou dans un système plus large. D’autre part, il s’insère dans un cadre social où les usagers doivent se l’approprier ou se le réapproprier, comme un être. L’objet technique, devenu individu ou être technique au moyen du processus de concrétisation et d’individuation, permet la production d’un milieu technique et social plus large et plus ouverte. L’individu technique devient, donc, intermédiaire non seulement entre plusieurs individuations dans une même espèce technique, mais aussi, le lien d’une individuation à une autre, entre différentes espèces : les humains, les machines et la nature extérieure. L’individu, l’être ou encore le sujet technique traduit, G. Simondon (1968, p. 9), « une réalité riche en efforts humains (l’innovation) et en effort naturelle (le pré-individuel), et qui constitue le monde des objets techniques (concrets), médiateur entre la nature et l’homme. L’individu technique est une véritable source de communication, en ce sens qu’il représente un maillon essentiel dans le vaste processus d’individuation. Sa réserve de pré-individuel lui confère un pouvoir d’ouverture et d’interconnexion qui fait de lui un intermédiaire incontournable dans la société moderne. « C’est encore par l’intermédiaire (…) que les machines peuvent être regroupées en ensembles cohérents, échanger des informations les unes avec les autres » (G. Simondon, 1958, p. 12). L’esprit d’ouverture et l’interconnexion sont des propriétés qu’il faut reconnaître à l’individu technique simondonien.

L’indépendance des individus les uns par rapport aux autres est d’ailleurs rare et presque impossible : même quand les individus n’ont pas de lien anatomique entre eux, ils subissent l’influence du milieu qui les entoure, et, au nombre de ces influences, existent celles qui proviennent des autres individus, composant le milieu ; chaque individu détermine en quelque mesure les réactions du voisin ; cette interaction, permanente et inéluctable, établit un certain rapport ; mais les individus restent autonomes (G. Simondon, 2005, p. 195).

Ce passage implique qu’il existe également chez l’individu technique une valeur unitaire qui lui permet de créer « une relation allagmatique véritable entre » (G. Simondon, 2005, p. 506) lui et les autres individus techniques, créant ainsi une société d’êtres techniques appelée réseau technique.

Par le passé, il était très « fréquent que certains travaux exigent un groupement d’individus humains ayant des fonctions complémentaires » (G. Simondon, 1958, p. 78). On parlait, alors, de taylorisation et de standardisation. De nos jours, l’individu technique offre à l’homme une issue pour passer son rôle de porteur d’outil à de nouvelles réalités mieux adaptées à cette fonction. Il s’agit des réseaux et des ensembles techniques. Ces nouvelles réalités, rendues possibles par l’individu technique, donnent aux humains une fonction beaucoup plus noble. Ils quittent celle de support ou porteur d’outils et deviennent organisateurs et régulateurs d’un ensemble d’individus beaucoup plus important. Désormais, c’est l’ensemble technique qui devient porteur d’outil.

L’union garantit par le processus de concrétisation va bien au-delà des individus et des ensembles techniques. Elle s’étend au niveau des nations, voire des continents. En effet, les échanges entre différents ensembles techniques, caractérisés par leur extension répartie en plusieurs usines situées sur différents sites, dans différents pays – on parle alors de firmes de production – sont rendus possibles grâce aux éléments techniques produits par ses différents ensembles techniques (usines). Ainsi, les échanges entre les ensembles techniques obligent bien souvent les pays que regroupent ces ensembles techniques à collaborer, à communiquer, à rester en contact ou tout simplement à rester ensemble.

Tout comme les individus techniques qui composent les grands ensembles techniques, l’élément, fruit mais aussi fondement de l’ensemble technique, est doté d’un pouvoir transductif qui va au-delà du processus de concrétisation. Car,

on peut à cet égard, fonder l’analyse des techniques d’un groupe humain sur l’analyse des éléments produits par leurs individus et leurs ensembles : souvent, ces éléments seuls ont le pouvoir de survivre à la ruine d’une civilisation, et restent comme témoins valables d’un état de développement technique. (G. Simondon, 1958, p. 76).

L’analyse de la réalité technique à travers la notion d’individuation technique et le processus de concrétisation des objets techniques permet de mieux nous investir dans le ‘‘mode d’être au monde’’ véritable des objets techniques. Le processus de concrétisation de l’objet technique, depuis sa source, à savoir l’objet primitif, donne l’occasion d’appréhender, dans l’évolution des objets techniques au-delà de la simple pratique manuelle, une valeur symbolique dont la phase déterminante est la connaissance de l’essence culturelle de l’objet technique.

2. Le dynamisme du mode de production économique

Les différents modes de production qui jalonnent l’histoire de l’humanité révèlent que la technique est l’un des éléments déterminants et transversaux. Ce faisant, elle impacte si fortement les activités humaines, au point de constituer un repère de classification périodique. Questionner le mode d’être au monde des objets technique (le processus de concrétisation) nous permettra de comprendre les implications dans le rapport entre le progrès technoscientifique et le mode de production contemporain.

2.1. De la variété à la dualité des modes de production : la technique comme repère typologique

La réflexion sur les modes de production implique que l’on s’inspire de Karl Marx, car bien que ce concept soit employé chez d’autres penseurs, Marx demeure le penseur qui a mis ce concept au cœur de son œuvre. Il voit dans le mode de production plusieurs éléments indispensables qu’il regroupe sous deux appellations : les forces de production et les rapports de production. Les forces « désignent la capacité d’une société donnée à produire. Elles comprennent essentiellement trois éléments (…) : les richesses naturelles (…) l’état des sciences et des techniques (…) des moyens humains » (L. Ferry, 2012, p. 14). La seconde appellation « renvoie tout simplement aux conditions dans lesquelles s’effectue la production, donc à son organisation dans un système économique donnée » (Idem, p. 15).

Notre analyse sera, ici, axée sur la première composante du mode de production tel que décrit par Marx, au regard de l’objectif que nous avons assigné à cet article. Si l’on admet que le régime politico-économique dominant est le capitalisme, alors, il est logique que les crises menant aux innovations gagnent du terrain. Selon Marx, en effet,

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner en permanence les instruments de production, donc l’ensemble des rapports sociaux. (…) Le bouleversement constant de la production, l’ébranlement incessant de toutes les conditions sociales, l’insécurité et l’agitation perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les époques antérieures (Marx et Engels, 1998, I, p. 76).

Dès lors, il ne serait pas abusif de concevoir que l’une des caractéristiques majeures des sociétés modernes, en comparaison aux cités traditionnelles, est le refus du statu quo existentiel qui, selon Platon, dans la société grecque antique prend son origine dans l’ordre cosmique. Ce qui précède implique que l’humanité a connu une variété de modes de production selon ses époques. Si le dynamisme fait la singularité du mode de production dominant l’époque moderne, quels sont les éléments caractéristiques de celles des autres époques ?

Dans la première partie de son ouvrage Marx et l’hypothèse communiste : transformer le monde, Luc Ferry extrait de l’œuvre de Marx cinq (05) modes de production qui jalonnent l’histoire de l’humanité. Le premier est dit primitif et Marx l’assimile à une forme de communisme fondé sur le troc et la subsistance. Il est surtout dénué de tout progrès technoscientifique et industriel. Ici, les moyens de production, bien qu’archaïques, étaient la propriété de toute la tribu. Il convient de souligner, toutefois, que les hommes primitifs avaient « bien le droit de posséder leurs vêtements, leurs maisons, et leurs outils »(L. Ferry, 2012, p. 16). À la suite du communisme primitif que Marx attribue aux sociétés préhistoriques, nous avons successivement les modes de production antique et féodal. Ils ont des particularités communes qui résident dans la naissance et la lutte des classes auxquelles s’ajoute l’appropriation des ressources matérielles et humaines dans l’optique de dominer ; « une classe s’attachera à la propriété, une autre au travail, le travail de ceux qui n’ont pas de propriété et sont contraints de travailler comme esclaves pour vivre » (L. Ferry, 2012, p. 18). Toutefois, le système de production féodal se démarque du précédent : il « indura une nouvelle [forme de] lutte des classes, non seulement entre aristocrates d’un côté et paysans asservis de l’autre, mais aussi avec une troisième classe qui va venir bouleverser ce jeu à deux pôles : la bourgeoisie » (L. Ferry, 2012, p. 18), c’est la voie ouverte au capitalisme et au communisme.

Formes de production opposées mais liées, capitalisme et communisme constituent chez Marx la boucle de la mutation des modes de production. La classe aristocrate disparait avec le capitalisme. Dans un contexte de progrès technoscientifico-économique concurrentiel, la classe bourgeoise finance pour multiplier le pouvoir de productivité des moyens matériels. Dès lors, les prolétaires s’avilissent en soumettant leur force de travail aux moyens matériels de production technoscientifique, en échange du salaire pour se mettre à l’abri du besoin. Cela parce que malgré son degré de performance et d’autonomie, la technique nécessite quelque part une assistance, une régulation de la part de l’homme. Cette volonté des prolétaires, qui vise à les mettre, comme les bourgeois, à l’abri du besoin, s’oppose à celle des bourgeois de créer le besoin chez les prolétaires afin que ceux-ci continuent de travailler pour la classe dominante. Ces volontés contradictoires expliquent bien la lutte entre les classes qui, selon Marx, conduira à la dernière forme de production : le communisme entendu comme le rétablissement de la « propriété individuelle [du travailleur] fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol » (K. Marx, 1985, p. 207).

En partant du principe que la force de production qu’est la technique est l’un des éléments déterminants et transversaux des différents modes de production, l’on peut affirmer qu’elle peut être un repère de classification qui permet de réduire à deux modes les différentes formes de production qui émaillent l’histoire humaine. Loin d’être prétentieuse, cette approche réductionniste ne vise en aucun cas une remise en cause des études menées par Marx ou plus récemment par Luc Ferry. Elle vise modestement à révéler la technique comme un élément indispensable des forces de production. En effet les différents modes de productions que nous venons de parcourir, à la lumière de la pensée de Marx, se rapportent à deux modes dans la pensée technique tels qu’on les retrouve chez Martin Heidegger, Jacques Ellul, Gilbert Simondon, Gilbert Hottois. Ces penseurs, au-delà des divergences qui caractérisent leurs pensées, sont tous unanimes sur le fait que le phénomène technique doit être appréhendé sous deux modes essentiels : la technique artisanale et celle dite moderne. La technique artisanal, archaïque était moins productive, moins agressive.

Une analogie permet d’établir une équivalence avec les modes primitifs de production antique et féodale. Ils étaient moins productifs et généraient moins de crises. Ce n’est qu’à l’époque moderne et sous sa forme capitaliste que le mode de production devint plus problématique au point qu’il « va prendre une importance centrale dans l’analyse que Marx fait des crises de son temps » (L. Ferry, 2012, p. 20). À l’instar de son mode de production capitaliste, le moyen matériel (l’objet technique industriel) « acquiert ainsi le pouvoir de modeler une civilisation » (G. Simondon, 1989, p. 24), à l’époque moderne, devenant ainsi l’objet des crises majeures de ces trois (03) derniers siècles. C’est dire que le phénomène technique est un autre angle d’approche à partir duquel l’on peut aussi classer les modes de production sous deux (02) catégories : le système traditionnel et le système capitaliste. Quelle serait alors la nature du rapport qui lie ces deux modes ?

2.2. Le processus de concrétisation : mode de production simple ou complexe ?

La technoscience est devenue une actrice incontournable, de nos jours, dans le devenir des hommes et de leur société. Ce faisant, c’est dans son processus de concrétisation que réside sa potentialité inépuisable dont l’éloge est fait par G. Simondon dans son article « les limites du progrès humain ». Ceci étant, qu’est-ce qui explique le malaise dans le rapport de l’homme avec la technoscience ?

L’objet technique, en se concrétisant, offre aux humains beaucoup plus de facilités dans leurs tâches. Désormais, l’humain passe du statut d’homme porteur d’outils à celui d’organisateur d’outils. Sa tâche devient, en apparence, beaucoup plus aisée. Ainsi, « la machine (concrétisée) est ce par quoi l’homme s’oppose à la mort […] ; elle ralentit, comme la vie, la dégradation de l’énergie, et devient stabilisatrice du monde » (G. Simondon, 1958, p. 15-16). Sauf que ce changement de rapport est mal compris et vécu comme une aliénation de l’homme par l’objet technique concrétisé. En effet, « la frustration de l’homme commence avec la machine qui remplace l’homme, avec le métier à tisser automatique, avec les presses à foyer, avec les équipements des nouvelles fabriques » (G. Simondon, 1958, p. 115). Nostalgique de son statut de porteur d’outils, l’homme continue d’entretenir un rapport de minorité avec la technique en omettant son processus de concrétisation.

À cette situation conflictuelle s’ajoute la complexité du processus de concrétisation. Ce processus prend en compte un « statut de majorité [qui] correspond […] à une prise de conscience et à une opération réfléchie de l’adulte libre, qui a à sa disposition les moyens de la connaissance rationnelle élaborée par la science »(G. Simondon, 1958, p. 85). Cet aspect nous intéresse, car il est révélateur d’une difficulté réelle dans la mise en œuvre du processus de concrétisation, surtout dans les sociétés dont la culture et le mode d’acquisition restent encore dominés par l’oralité. Le langage approprié au processus de concrétisation repose sur un système de signes mathématiques, un ensemble d’appareillages techniques, de manipulations, de calculs et de communication que seuls les ingénieurs et autres érudits comprennent. Mieux, l’analphabétisme connait une autre forme : les non-initiés au langage technoscientifique.

2.3. La concrétisation au fondement de la transductibilité des moyens et des activités de production

La variation des activités humaines rime, très souvent, avec l’innovation technoscientifique. Chaque innovation technique et scientifique nécessite de nouvelles ressources matérielles et humaines. Depuis la préhistoire, l’invention des pierres taillée et polie a entrainé une modification du mode d’approche de la nature par les premiers hommes. Il en fut de même pour les inventions de l’écriture (3200 Av J-C), du moulin à vent (l’an 600), de l’horloge mécanique (1310), de la machine à vapeur (1698), du téléphone (1876) et de l’internet. Cette modification, qui se perpétue au cours de l’histoire de l’humanité, laisse apparaitre toujours de nouvelles formes d’activités. Ces activités, dans leurs formes diverses et variées, sont comprises, pour la plupart, de manières antagonistes. En apparence, toute forme nouvelle d’activité induite par une innovation technoscientifique entre en compétition avec l’ancienne forme pour finalement la proscrire. Tout semble indiquer une transformation radicale du mode d’activité. Cependant, cette conception conflictuelle est-elle valable, si l’on considère la perspective transductive, telle que comprise par Simondon ?

« Nous entendons par transduction une opération physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage (…) en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place » (G. Simondon, IPC, p. 24). Partant de cette définition, la transformation d’activité opératoire dans un domaine donné est à la fois réflexive et référentielle. Autrement dit, le passage d’une forme d’activité à une nouvelle induite par la concrétisation technique n’est rien d’autre qu’une continuité. On peut certes concevoir l’idée d’un changement d’action ou d’application au sein d’un domaine d’activité, cependant l’objet technique qui sert de moyen d’action est lui-même soumis à un processus rigoureux dit de concrétisation qui n’autorise en aucun cas la rupture entre deux phases. Ainsi, établir une dissociation entre une nouvelle forme d’activité induite par le progrès technique et celles qui l’ont précédées dans un domaine opératoire serait enfreindre la pensée transductive qui gouverne le processus de concrétisation de la technique. Car, « la pensée transductive est celle qui, considérant l’infinie différence des choses, juge cependant, et montre, que la somme des ressemblances l’emporte. Elle est la pensée symbolique par excellence, abordant toute chose comme symbole » (G. Hottois, p. 46-47). Cette analyse nous autorise donc à nous pencher sur le rôle essentiel du processus de concrétisation afin de mieux apprécier le procès du progrès technoscientifique dans son rapport à l’emploi.

3. Du statut du processus de concrétisation dans le mode de production

Le processus de concrétisation au cœurdu progrès technoscientifiquerend toute réalité dans laquelle est impliquée la technique, mieux la technoscience de nos jours, dynamique. Cette nouvelle réalité place la société contemporaine dans un autre registre qui ne laisse aucune chance au profane de la technique moderne.

3.1. Le progrès technique : la crise de l’emploi

Le progrès technoscientifique est devenu l’enjeu et le pivot de la civilisation contemporaine, presque toutes les sociétés modernes vibrent au rythme du progrès technoscientifique. Toutefois, l’analyse de l’histoire des sociétés conduit à une évidence : du point de vue des technophobes, cette dimension « homo faber » n’est pas toujours reluisante. En effet, le progrès technique et son couplage avec la science influence notre mode d’être-au-monde, tant et si bien que dans tous les domaines, on sent la présence des machines. Tout porte à croire que les machines remplacent les humains dans l’exécution des tâches quotidiennes.

Derrière cette situation, en apparence libératrice, se cachait une aliénation qui se traduit en termes de perte d’emploi. Sous l’influence de la modernisation, la robotisation de plusieurs domaines d’activité tel que l’automobile, l’aéronautique s’est imposée comme une exigence. L’injonction de la science et de la technique, décriée par K. Marx depuis le XIXe siècle, a occasionné la révolution industrielle – force génératrice de la division du travail en tâches parcellaires – provoquant ainsi l’aliénation du travailleur qui les exécute. Le travail des hommes et des femmes devient une matière première dans le processus de production économique. Cette manière de concevoir la technoscience est plus développée par les syndicats d’ouvriers, mais aussi par ceux qui, d’un point de vue philosophique, considèrent le progrès technique comme le lieu de la dégradation avancée de la personne humaine. Marx écrit à cet effet que

sous sa forme-machine le moyen de travail devient immédiatement le concurrent du travailleur […]. Le système de production capitaliste repose en général sur ce que le travailleur vend sa force comme marchandise. La division du travail réduit cette force à l’aptitude de détail à miner ou outil fragmentaire. Donc, dès que le maniement de l’outil échoit à la machine, la valeur d’échange de la force de travail s’évanouit en même temps que sa valeur d’usage. (K. Marx, 1867, p. 308)

Aujourd’hui, cette critique marxienne se renouvelle avec le remplacement de la force de travail par des systèmes automatisés considérés comme ce qui augmente considérablement le chômage. En plus, la technophobie moderne s’alimente de l’opérationnalisation scientifique de la technique qui semble inscrire la société moderne et contemporaine dans une sorte de logique pragmatico-utilitariste qui ne laisse aucune chance au profane de la technique moderne.« L’éternel crédo du technicien est : le succès d’une opération justifie celle-ci, ce qui suffit à le qualifier comme […] anti-intellectuel. Il arrive même que l’intelligence pure soit mise en échec à cause de la mauvaise maîtrise d’une [opération] technique » (J-Y. Goffi, 1988, p. 7). Dans ce contexte, ce qui est à craindre, c’est qu’« au minimum le ridicule, au pire la mort sanctionne le maladroit » (J-Y. Goffi, 1988, p. 7). La technophobie voit dans ce fait, une sorte de conformisme et de totalitarisme qui n’est pas sans conséquence néfaste pour l’emploi.

3.2. Concrétisation technoscientifique et dynamisme de l’emploi

Le progrès technologique doit être aussi compris comme la contribution des technosciences à l’élaboration de l’humanisme. En effet, si l’humanisme, au sens général, désigne l’ensemble des flèches multidirectionnelles orientées vers l’humanité dans un élan de bienveillance, alors la concrétisation technoscientifique constitue une source prolifique d’emploi. L’on peut comprendre que le processus de concrétisation technoscientifique (robotisation) occasionne une perte d’emploi, surtout que l’homme perd, dans ce processus, sa place de porteur d’outil selon G. Simondon. Mais, le processus, ici, ne signifie pas que l’humain reste sans rien faire. Le progrès technoscientifique crée une autre fonction plus honorifique ; celle de contrôleur. Notons aussi que la modernisation des domaines d’activité, via la concrétisation technique, génère de l’emploi en ce sens que les machines pour exister doivent-être fabriquées par l’homme. Le fonctionnement des machines requiert de l’entretien/régulation qui incombe aux humains.

Derrière la précarité de l’emploi liée au progrès technique, se joue la question de la perception de l’emploi. Au fait, chaque révolution industrielle rime avec une création accrue de nouveaux emplois. La mécanisation dans le métier de tisserand a conduit, en 1881 en Angleterre, à un soulèvement de masse. Après une violente répression, l’on assistât à un redéploiement du travail vers de nouveaux emplois (K. Sale, 1999).

La deuxième (révolution industrielle) s’étend de 1870 à 1900 et est marquée par une kyrielle de changements majeurs (électricité, moteur à combustion thermique, eau courante, chimie, pétrochimie, téléphone) (…) Pour beaucoup d’économistes, cette révolution industrielle a été la plus importante des trois. Elle est à l’origine de gain de productivité (M. Dominique, 2019).

Dans les pays développés comme dans ceux en voie de développement, l’avènement de nouvelles technologies innovantes est l’une des causes majeures des reformes intervenues dans différents domaines d’activité. Par exemple, dans le secteur de la téléphonie mobile en Côte d’Ivoire, seulement 407 emplois étaient générés en 1998. En 2010, avec l’évolution du marché due au progrès technoscientifique, l’on enregistre 2501 emplois, avec un taux de pénétration de plus de 70% (L. Alain François, 2013). Autrement exprimé, ces nouveaux domaines d’activité ont, sans nulle doute, généré beaucoup plus d’emplois qu’ils en ont détruits.

3.3. Au fondement du chômage : l’analphabétisme technoscientifique

Le chômage est une réalité préoccupante, au regard de l’actualité. Toute la mobilisation liée au développement, dont les organisations internationales (UNESCO, ONU…) et les grandes institutions financières (Banque Mondiale et FMI) se font l’étendard, vise à régler le fléau pauvreté-chômage. Toutefois, derrière la question du chômage qui mine la grande majorité des pays pauvres en voie de développement – et même les grandes démocraties – se trouve une autre fondamentale et métaphysique ; il s’agit de l’avenir et du devenir de l’humain en sa phase anthropologique.

Jeremy Rifkin (2012), prospectiviste, prévoyait déjà dans son ouvrage Troisième révolution industrielle, la fin du travail, au regard du progrès technoscientifique et informatique. En effet, pour lui le niveau de progrès technoscientifique donnerait un si grand gain de productivité à la société mondiale, au point que les hommes ne sentiront plus la nécessité de produire, donc de travailler. De ce fait, l’homme aurait plus de temps libre. Cette vision positive du développement technoscientifique est encore en attente si l’on suit l’actualité, c’est plutôt le contraire de la vision rifkienne qui semble se produire. Au-delà, les révolutions technoscientifiques semblent bouleverser les activités de production et font croire à une disparition du travail et à une augmentation du taux de chômage. Bien évidemment, une telle situation, humainement désastreuse, ne peut qu’amplifier les sentiments technophobes. Mais cette relation de causalité dépréciative est-elle fondée ?

Une vision emprunte de culture technique[8], qui enseigne une approche inductive, révèle autre chose. Lorsqu’on considère l’approche dualiste, on perçoit forcément dans l’évolution technique une perte d’activité, le chômage. Cependant, l’approche holistique, induite par la culture technique et le processus de concrétisation/individuation, permet de percevoir une surdétermination, une potentialité dans l’activité de production qui génère d’autres formes d’activité (travail) liées aux précédentes. Depuis la révolution industrielle, l’on note une augmentation considérable d’emploi, surtout, dans les pays industrialisés. La forte demande de main-d’œuvre et son corollaire d’immigration en sont de parfaites illustrations.

La difficulté se situe non pas dans les révolutions techniques, mais, elle provient de la non-considération du nouveau paradigme proposé par le progrès technique. L’ordinateur et l’internet ne soumettent pas nécessairement la secrétaire dactylographe ni le facteur[9] au chômage. Ces révolutions technoscientifiques demandent simplement à ces travailleurs de se départir de leurs idoles de théâtre, pour emprunter à Francis Bacon. En d’autres termes, avec le progrès technoscientifique, le chômage s’impose à tout travailleur qui refuse de se former. Si le progrès technoscientifique n’est pas à proscrire, alors admettons qu’il y a en son sein une forme de langage et de communication qui rend obsolète celui ou celle qui refuse de l’apprendre ; d’où l’idée de formation continue, permanente.

Conclusion

La révolution technoscientifique, au niveau de la productivité et l’essor de la pauvreté dans nos sociétés modernes, suscitent des d’interrogations et des débats. Les analyses de ces phénomènes et leurs conséquences prêtent souvent à confusion. Notre réflexion situe le fondement de cette confusion dans l’interprétation du progrès technoscientifique, corrompue par le manque de sens transductif qui accouche d’une technophobie sans réserve. Face à la propagation de la pauvreté et du chômage, ce n’est pas le progrès (de la technique) fondé sur la concrétisation technique qui en est la source, mais l’homme incapable de suivre le devenir ou de s’adapter à ses exigences créatrices.

C’est le refus ou la méconnaissance de cette valeur axiologique qu’est la concrétisation technique, qu’il faut indexer. Dans un monde soumis au devenir qu’Héraclite symbolise par sa fameuse formule : « tout se transforme, rien ne demeure », tout jugement qui octroierait la cause du chômage au progrès de la technique serait insuffisante ; car au-delà d’un simple manifeste de la philosophie du devenir, on saisit dans le processus de concrétisation des objets techniques une essence symbolique (la transductivité) gage d’une pensée à la fois réticulaire et œcuménique qui laisse entrevoir une « production nouvelle » de pauvres, de chômeurs à l’ère contemporaine ; il s’agit des analphabètes technoscientifiques.

Références bibliographiques

CASTELLANO G. William, 2016, « L’impact du progrès technologique », In France Forum, no 63, in https://www.institutjeanlecanuet.org.

FERRY Luc, 2012, Marx et l’hypothèse communiste. Transformer le monde, Paris, Le Figaro Edition.

GOFFI Jean-Yves, 1988, La philosophie de la technique, Paris, PUF.

HOTTOIS Gilbert, 1993, Simondon et la philosophie de la « culture technique », Bruxelles, De Boeck Université.

JALÉE Pierre, 1976, « La socialisation des moyens de production et d’échange », in Le projet socialiste. Approche marxiste, sous la direction de Jalée Pierre, Paris, La découverte, p. 31-45.

LAFFITTE Pierre et TREGOUET René, 2001, « Les conséquences de l’évolution scientifique et technique dans le secteur des télécommunications », in www.senat.fr˃rap˃r01-1598_mono.

LOUKOU Alain François, 2013, « Les mutations dans le secteur des télécommunications en Côte d’Ivoire et leurs implications », in Revue française des Sciences de l’information et de la communication, N°3, 2013.

MARX Karl, 1985, Le Capital, trad. Joseph Roy, t. II, Paris, Champs-Flammarion.

MARX et ENGELS, 1998, Manifeste du parti communiste, trad. Emile Bottigelli, Paris, GF-Flammarion.

MEURS Dominique, 2019, « Progrès technique et mutation du travail : hier et aujourd’hui », in www.viepublique.fr˃parole-dexpert, consulté le 11/05/2022.

RIFKIN Jeremy, 2012, Troisième révolution industrielle, Paris, Les Liens qui Libèrent.

SALE Kirkpatrick, 1999, « The achievements of general Ludd : a brief history of the Luddistes », in The Ecologist, 29 (5).

SIMONDON Gilbert, 1958, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier.

SIMONDON Gilbert, 1968, « Entretien sur la mécanologie avec J. Moyne », in Pour la télévision canadienne.

SIMONDON Gilbert, 2005, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Million.

IMMIGRATION SUD-NORD : VERS UN EXOTISME AN-ÉTHIQUE

Konan David KOFFI

Université Peleoro GON COULIBALY (Côte dIvoire)

Kkdavid2017@gmail.com

Résumé :

L’Immigration irrégulière Sud-Nord, bouleverse les paradigmes éthiques aux frontières de l’Occident. Or, la sédentarisation est une illusion notoire, même si l’exotisme se heurte à une négation de l’identité de l’homme. Au-delà des passions qui alimentent ce discours, le monde n’a aucun intérêt à remettre en cause la coexistence humaine. C’est pourquoi, en raison du pluralisme axiologique et de la mondialisation, les intérêts égoïstes et particuliers ne doivent pas se muer en mode de vie pour mettre en crise la mobilité humaine qui est une conditionnalité même de l’homme dans son existence. Pour ce faire, notre intellection en direction de cette problématique vise à ré- investir les Droits de l’Homme dans les rapports interhumains, afin de donner sens et valeur à l’éthique de l’existence, autant dire, faire co-évoluer Droits de l’Homme et éthique pour le bien de l’humanité.

Mots-clés : Co-évolution, Droits de l’homme, Exotisme, Immigration irrégulière, Mobilité humaine, Mondialisation, Paradigme éthique, Sédentarisation.

Abstract :

Irregular South-North Immigration disrupts ethical paradigms at the borders of the West. However, sedentarization is a notorious illusion, even if exoticism comes up against a negation of human identity. Beyond the passions that fuel this discourse, the world has no interest in questioning human coexistence. This is why, because of axiological pluralism and globalization, selfish and particular interests must not turn into a way of life to put in crisis human mobility which is a very conditionality of man in his existence. To do this, our intellection in the direction of this problem aims to reinvest Human Rights in interhuman relations, in order to give meaning and value to the ethics of existence, in other words, to make Human Rights co-evolve of Man and ethics for the good of humanity.

Keywords : Co-evolution, Human rights, Exoticism, Irregular immigration, Human mobility, Globalization, Ethical paradigm, Sedentarization.

Introduction

L’exotisme est un fait social naturel et culturel pour un individu ou un peuple, dont l’effet est de manifester un réel attachement à ce qui est étranger. Comme telle, l’immigration se veut un phénomène consubstantiel à toute société humaine. Ainsi, reconstruite au lendemain de la seconde guerre mondiale à travers le plan Marshall[10], l’Europe va constituer le pôle d’attraction pour assouvir le désespoir du capital humain des pays du Sud, en ce sens qu’elle est devenue la nouvelle Jérusalem céleste[11]. Une mobilité humaine à grande échelle vers le vieux continent à travers un exode clandestin verra le jour. Lequel exode aura pour finalité de faciliter et de favoriser la recherche du bonheur et du bien-être social des candidats à l’immigration. Contre toute attente, la libre circulation des personnes va se heurter à une certaine structure sociale pro-européenne en attisant parfois la discrimination et la ségrégation : l’espace Schengen[12]. Il a, pour vocation, de faciliter le passage des frontières de tout individu qui en est membre.

Cet espace exclut tout ressortissant étranger hors de ce cadre d’échange et va contrer le flux migratoire des pays du Sud avec subtilité et diplomatie. Une telle situation invite à mobiliser l’ensemble des valeurs qui constitue l’architecture de l’éthique contemporaine et, au demeurant, prôné par la ligue des droits de l’homme aux fins de repenser le rapport de l’homme à l’éthique sur la traversée des frontières qui a l’allure d’un nouveau défi éthique au regard de la négation de la valeur de l’homme. C’est pourquoi, il convient de réinterroger et de réévaluer le rapport de l’homme à l’homme lui-même, si tant est que la mondialisation au XXIe siècle constitue le fondement des échanges interétatiques. En fait, « rien n’empêcherait jamais les gens d’émigrer » (E. Balibar, 2019, p. 1-5) ; toute chose qui amène à comprendre que l’extrême violence constatée au niveau des frontières européennes ne peut jamais estomper les mouvements migratoires qui ont intégré la condition de notre humanité contemporaine. Du coup,

l’un des grands enjeux dont dépend l’avenir des régimes et leur qualité démocratique dans la conjoncture actuelle n’est pas seulement de savoir comment vont évoluer les flux de migrations en provenance du « Sud global », mais quelle position va prendre finalement la population plus ou moins sédentarisée du « Nord », ou plutôt dans quelles proportions elle va se diviser à propos de la signification et du traitement des migrations (E. Balibar, 2019, p. 1-5).

Dès lors, comment structurer l’exode sud-nord afin d’éradiquer les violences au niveau des frontières sans toutefois dé-naturer et dé-construire l’humain ? Quelles réformes géopolitiques et géostratégiques adopter dans le sud pour ré-intégrer les candidats au suicide dans leur pays d’origine ?

L’examen de ce thème consistera à faire une phénoménologie de cet exode, afin de donner du sens et du contenu à l’exotisme. Cette démarche invitera, de prime abord, à faire un maillage du phénomène migratoire, et d’en situer le contexte. Ensuite, elle jettera un regard critique sur la manière de franchir les frontières, pour, notamment, en tirer les conséquences, sans oublier d’articuler droit de l’homme et éthique. C’est à cette fin, enfin, qu’une prospective éthique sera nécessaire.

1. Contexte du phénomène migratoire Sud-Nord

La mobilité humaine, réalité inhérente à la nature de l’homme, coïncide avec l’histoire de l’humanité au regard des mouvements migratoires qui ont animé la vie des peuples depuis les siècles passés jusqu’à l’époque contemporaine. À preuve,

le vieux continent (l’Europe) organisa, des siècles durant, l’immigration forcée des peuples de couleurs pour servir ces intérêts industriels, économiques, culturels et stratégiques avant de se confiner dans des politiques d’immigrations dites sélectives qui ne favorisent ou n’admettent que la fuite des cerveaux, des capitaux et la commercialisation des matières premières. La communauté internationale orchestre les immigrations, les circulations sans visa des matières premières du Sud vers le Nord. Mais, elle s’oppose à celle de leurs peuples. (M. Kouassi, 2021, p. 11-12).

Aujourd’hui encore, cette mobilité gagne en proportion et en intensité dans la relation Sud-Nord. Comme tels, ces mouvements existent depuis plusieurs décennies, même si sous sa forme contemporaine, le système des visas et la création de l’espace Schengen ont développé les filières de mobilités irrégulières dans le contexte de mondialisation-globalisation. Nous en voulons pour preuve les Africains tels les Maliens, les Ivoiriens, les Sénégalais, les Tchadiens et les Nigériens qui aspirent à voir la réalisation de leur projet en occident. Cela suppose que la condition humaine exige que l’être de raison se détache de son milieu naturel afin de tirer pleinement profit des bienfaits de la nature. Toutefois, dans la régionalisation des faits au niveau du Sud, les facteurs endogènes liés au bien-être telles les politiques économico-sociales, accentuant les inégalités, restent problématiques, car la politique de développement fait face à plusieurs défis. Il y a parmi ces maux, la question de l’emploi.

Le ratio formation/emploi est l’une des difficultés pour les politiques, sans oublier le flux de jeunes qui sortent du système éducatif chaque année avec ou sans diplômes. Et, ils deviennent des soucis pour leurs familles par manque d’emplois. Pourtant, l’élan vital ne peut se satisfaire dans les prismes de la sédentarisation, d’où la nécessité d’être de la mobilité. L’analyse des facteurs socio-politiques et économiques s’impose, puisque le sous-développement dans le Sud devient inquiétant en dépit des efforts des politiques.

1.1. Au plan politique et social

Le premier réflexe au plan politique et social est de penser que le Sud est « un monde extérieur aux valeurs de civilisation et aux modes de vie de l’occident développé » (E. Balibar, 2019, p. 78). Une telle assertion trouve son fondement dans la gestion des politiques sociales dans le Sud. L’absence de politique de développement fiable et viable jette la jeunesse des populations du Sud dans un désarroi. Le flux démographique n’est non seulement pas maîtrisable, mais également difficile à absorber. Dans de telles conditions, la jeunesse ne se reconnaît plus dans le projet social mis en place dans ces États. Du coup, leur insertion dans le tissu social reste hypothétique, il n’y a pas d’offre attractive sur le continent africain qui vit ainsi continuellement dans l’espoir et dans l’espérance. Et, ces rares offres à géométrie variable, si elles venaient à exister, sont réservées à un groupe d’individus inféodés au pouvoir. Que faire ?

L’alternative qui se présente à la jeunesse désemparée est l’immigration irrégulière, même si cela doit se faire au prix de leur vie aux frontières de l’Europe. À cela, il faut ajouter l’instabilité politique due au soulèvement populaire pour dénoncer le manque de stratégie sociale pour le bien du peuple comme ce fut le cas au Burkina-Faso en 2014 d’une part et d’autre part, les coups d’État militaires qui alimentent la spirale de violence en Afrique de l’Ouest. On peut citer, en la matière, la Guinée-Conakry, le Mali et le Burkina-Faso. Aussi, le manque de visibilité autour de nos constitutions rend opaque l’avenir des jeunes qui, à l’évidence, finissent par s’ériger en candidat volontaire au suicide. On le voit, la non-maîtrise du flux démographique est le fondement majeur de la mobilité, en raison des inégalités et des disparités dans la gestion du politique et du social. De ce fait, analysons le phénomène migratoire, dans une approche utilitariste au regard de la démocratie mal maîtrisée.

Nous partons du postulat que l’utilitarisme est une doctrine éthique qui prescrit d’agir de manière à maximiser le bien-être collectif. Une telle posture enjointe de parvenir à réaliser le bonheur du plus grand nombre dans la perspective de Jeremy Bentham. L’utilitarisme se veut une morale « conséquentialiste » qui évalue une action ou un fait en fonction des conséquences souhaitées. Cette doctrine, dans son expression, avait pour principe de s’intéresser à l’organisation au plan matériel de la société pour atteindre sa fin, celle de la production efficace de bien en grand nombre, afin de régler la question du bien-être et de la justice sociale. Le problème démographique n’est donc pas en reste. Comme alternative, les utilitaristes vont militer en faveur du point de vue de Thomas Malthus.

Pour Malthus, il était judicieux de développer une politique allant dans le sens de la limitation des naissances. La population visée par cette réforme sociale est celle des pauvres. Dans les faits, les pauvres ont un réel problème de planification et de limitation des naissances. Cette situation va engendrer un déséquilibre entre les capacités de production dans le Sud et la demande des jeunes en quête d’insertion socio-professionnelle. Dans le prolongement de cette idée, on se rend compte que « le malthusianisme voit dans la surpopulation la cause majeure de la misère ». (G. Hottois, 2002, p. 201). Les mots “surpopulation” et “misère” sont, au regard des réalités des populations du Sud, une idéologie à travers laquelle on identifie leur population. Il n’y a donc pas de possibilité, dans cette misère ambiante, de proposer des politiques sociales capables de juguler les crises. Pire, il est impossible de prévoir et de modifier le cours des évènements par les politiques. Dans ce contexte, l’immigration semble être une porte de sortie afin d’échapper aux enjeux symboliques et même éthiques liés au phénomène migratoire. De la sorte, l’immigration irrégulière devient, pour l’immigrant, la voie royale vers le paradis, car elle est censée l’affranchir. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le projet migratoire n’est pas un simple malaise social, mais un projet de vie. L’utilitarisme s’inscrit alors dans une perspective de prise en charge de l’humaine condition. Il véhicule l’éthique de la responsabilité qui pourrait constituer la feuille de route des gouvernants du Sud, c’est une donnée anthropologique à valoriser.

1.2. Au plan économique

Hottois, rapportant les propos de Marx, relève ceci : « la conscience des individus est déterminée par la classe à laquelle ils appartiennent, par les intérêts de cette classe, et c’est, sans le savoir, en fonction de ceux-ci qu’ils se font une image de la société en général, et de la condition humaine ». (G. Hottois, 2002, p. 183). La vision de Marx est d’actualité d’autant plus que l’un des motifs liés à l’immigration Sud-Nord est d’ordre économique. Il y a des mouvements qui naissent au sein de ces populations, en vue de s’affranchir de cette crise qui émerge. De quoi s’agit-il ?

Le Sud, on le sait, est le prototype de la basse classe. Il est caractérisé par le sous-développement. Ainsi, le défi à relever suscite de l’engagement, une lutte rationnelle qui est d’ailleurs le moteur de l’histoire dans la perspective du matérialisme historique pour changer sa condition sociale, en vue d’établir l’équilibre face à l’inégalité entre le Sud et le Nord. À partir du moment où c’est la conscience de l’individu qui détermine son existence, il y a lieu de s’approprier une méthodologie allant dans le sens d’une libération, pour parvenir à une certaine autonomie au plan économique. Malheureusement, le sous-développement prend des proportions vertigineuses. Que faut-il faire ?

La révolution est le moyen idoine pour transformer sa condition sociale, pour parvenir au bien-être de l’individu dans la société. Cependant, certaines populations dans le Sud sont confrontées à un véritable problème de restructuration depuis la décolonisation. Les pays africains, dans leur grande majorité, n’ont cessé d’importer les produits de première nécessité, ils sont fragilisés par le manque d’industries de transformation et de consommation. À cela, on peut ajouter la faiblesse de la monnaie et la dette extérieure qui augmente. Le projet de monnaie unique, en Afrique, pour stabiliser sa fragilité crée des divergences chez les politiques. Certains ont le soutien et la caution de l’extérieur (Nord) et d’autres ne bénéficient pas de cette faveur. Aussi, la présence de force militaire étrangère dans le sud du Sahara semble avoir pour mission d’aider à la sécurisation des territoires face à l’avancée du terrorisme. Or, ces forces étrangères profitent de leur mission qui est d’aider à retrouver l’intégrité territoriale pour piller les ressources naturelles.

Tout porte à croire que les politiques sont complices, puisqu’il y a des dividendes qui leur sont reversés au détriment de la population. Pourtant, selon les données statistiques, 84% de l’économie mondiale est détenue par les grandes puissances (G 20) et les 16% sont repartis dans les 175 autres pays du monde, lequel monde est dominé par la paupérisation. La vérité est qu’en raison des progrès économiques considérables réalisés dans toutes les régions du monde en 2016, les pays de l’Afrique subsaharienne et de l’Asie du sud ont demeuré sous le seuil de pauvreté. À cet effet, le regard critique d’un sociologue africain est assez édifiant. Pour lui, « un bilan rapide de l’Afrique après quarante ans d’indépendance politique, permet de constater que ce continent est devenu synonyme de guerre, de famines, de sécheresses, de dégradation de l’environnement, d’endettements chroniques, de misères paysannes », (N. Kouamé, 2002, p. 6). Aujourd’hui encore, après soixante ans d’indépendance, la politique de dépendance du Sud vis-à-vis du Nord demeure critique. Le Sud fait plus que jamais face à une déstructuration et à une restructuration, non seulement de sa démographie galopante, mais aussi de son économie qui subit le cours des fluctuations de l’économie mondiale. Par ailleurs, la crise entre l’Ukraine et la Russie, qui contribue à la reconstitution progressive des deux blocs, a accentué les difficultés économiques dans les pays du Sud qui, faisant montre d’un manque de maturité, sont déstabilisés par des coups d’État, dont les bénéficiaires sont concentrés dans le Nord et une minorité dans le Sud.

Comme on peut le constater, la dictature de la minorité est le modèle de développement auquel le Sud a souscrit. Ne nous leurrons pas, on ne finira jamais assez de dire qu’il y a des situations désobligeantes sur le continent qui obligent le citoyen lambda à aller au-delà des limites de l’impossible. Rien qu’à observer le montant du SMIG[13] dans certains pays de l’Afrique de l’Ouest, on se demande bien ce qui peut encourager un individu à y rester, même si le prix à payer est la mort implacable aux frontières de l’Europe. En témoigne le montant minimum en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Mali et au Burkina-Faso. Le montant du SMIG revalorisé dit-on en Côte d’Ivoire est passé de 36.607 à 60.000 francs CFA.

Cette décision est l’aboutissement des discussions engagées par le gouvernement ivoirien avec les partenaires sociaux depuis 2007, pour améliorer les conditions de vie des populations. Au Sénégal en 2021, il était de 58.900f (XOF), soit un taux horaire de 333,808f CFA selon le Ministère du Travail, du Dialogue social, des organisations Professionnelles des Relations avec les institutions du Sénégal. L’article L60 du Code du Travail modifié par la loi N°03-037 du 30 décembre 2003, fixe le SMIG à 28.460f. Ce montant est le minimum à payer à un employé à plein temps (40h) durant un mois de travail au Mali. Suite à un protocole d’accord, le SMIG devait être revalorisé à 35.000f au 1er janvier 2015 et à 40.000 au 1er janvier 2016. L’unité d’action syndicale a revendiqué une augmentation au Burkina-Faso à 60.000f. Sinon, le salaire minimum national par mois au pays des hommes intègres était de 34.664f jusqu’en 2019.

En examinant les chiffres sus indiqués, les salaires sont extrêmement faibles pour une vie décente. Les citoyens sont incapables de se loger, de se nourrir, de se soigner avec ces salaires dérisoires. Quelquefois, on assiste à plusieurs mois d’arriérés de salaires dans le secteur privé. Comment dans de telles conditions, un travailleur moyen du Sud peut prendre convenablement en charge les besoins de sa famille ? Ce qui fait que ce dernier n’est jamais à l’abri du plus petit besoin ; il est continuellement exposé non seulement aux maux, mais aussi aux vices de nos sociétés.  Le salarié moyen est aux abois et la précarité de la vie n’est plus un secret pour lui. Les bras valides qui n’ont pas de responsabilité parentale ne se posent plus de question. Ils n’ont qu’un seul rêve : aller vers le Nord pour parvenir à se réaliser. La fin donc justifie les moyens pour satisfaire sa condition matérielle d’existence dans le Sud quelles qu’en soient les conséquences. 

De plus, un extrait du journal TV5 Afrique du 19 juillet 2022 a fait mention de la recrudescence de la faim en Afrique de l’Est en raison de la sécheresse. Dans la corne de l’Afrique, la désolation s’accentue dans des pays comme la Somalie, l’Éthiopie et le Kenya. Selon l’Organisation Non-Gouvernementale (ONG) IRC (International Rescue Commitee), il faut de façon urgente, et ce dans un délai très bref, 1 milliard 10 millions de dollars supplémentaires pour endiguer les risques de famine ; ce qui signifie qu’environ 70% des personnes dans cette zone sont menacées. Le continent africain, dans sa globalité, est exposé à tous les maux. Avec l’avènement de la crise sanitaire mondiale de 2020, la COVID-19, qui a exterminé une partie des populations du globe terrestre, les experts en santé publique avaient prévu le chaos en Afrique en raison de sa vulnérabilité. Où trouver les moyens conséquents pour acheter le vaccin contre cette pandémie en Afrique ? Heureusement que les dieux protecteurs ont milité en faveur du continent africain en vue d’assurer l’immunité des populations déjà éprouvées.

D’ailleurs, les institutions financières du Nord comme la Banque Mondiale ont porté assistance aux pays du tiers monde. Les dirigeants des pays du Sud étaient très souvent dans l’impasse, car incapables d’assurer la sécurité sanitaire de leurs populations. Il a fallu compter sur les accords de coopération entre le Nord et le Sud afin de soulager les populations.

L’on n’est donc pas surpris de voir que le continent africain continue de subir les méfaits de la pauvreté et de la misère, même si les chantres de l’émergence sur le continent nous plongent dans une rêverie sans fin. Au regard des arguments avancés, nous sommes en droit d’admettre que le capitalisme ne se nourrit point de sentiments. En outre, le projet de mondialisation et de globalisation du système planétaire constitue de façon implicite un moyen pour supprimer toutes les barrières commerciales et de protection qui entravent les règles de l’économie libérale susceptible de générer des profits.

C’est pourquoi, « mondialiser l’économie signifie, pour les grandes puissances, élargir leurs marchés, mais c’est aussi une voie pour étouffer les économies en détresses que sont celles des pays du tiers-monde, car au jeu de la concurrence, les pays sous-développés partent perdants », (N. Kouamé, 2002, p. 17). De ce fait, la meilleure manière de contourner cette pauvreté et cette misère dans le Sud où les efforts fournis sont insuffisants pour l’endiguer est l’immigration irrégulière. Elle est le modèle idéal de vie pour les populations en détresse dans les pays sous-développés, en vue d’équilibrer la balance économique, même si elle met en crise les valeurs symboliques. Ainsi, pour espérer avoir un avenir radieux, l’une des possibilités pour les candidats du Sud, c’est d’être des candidats au suicide volontaire à travers la ruée vers les frontières européennes. Cependant, il convient de jeter un regard critique sur la méthode migratoire.

2. La méthode migratoire : un choix controversé pour la réhabilitation d’une identité en crise ?

La méthode migratoire, dans le cas de l’immigration irrégulière, est la manière ou la méthode utilisée par les migrants pour franchir les frontières du Nord. Elle n’obéit pas au principe juridique et administratif qui exige des voies et moyens légaux pour avoir accès au territoire occidental, mais se fait de façon clandestine et frauduleuse avec des conséquences tragiques. Faite de cette façon, la mobilité humaine Sud-Nord s’assimile à une réduction voire à une négation de l’homme et de son identité dans sa quête de réhabilitation et de redynamisation de celle-ci. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce nouveau régime de migration a changé de caractère, en raison de l’importance du flux migratoire. À preuve, « après la décolonisation, le sens des migrations principales s’inverse : il devient majoritairement Sud-Nord après avoir été Nord-Sud pendant des siècles » (E. Balibar, 2019, p. 2-5). Ces aveux indiquent que l’immigration n’est pas un phénomène nouveau, encore moins récent lorsqu’on se réfère à son contexte historique. Le masque de la colonisation, une fois tombé, va susciter un véritable exode du Sud vers le Nord, en raison des changements et des accords de coopération. Dès lors, comment se fait l’exode du Sud vers le Nord ?

Le modus operandi suivi pour atteindre le Nord met en crise les paradigmes éthiques de la société dans son fonctionnement traditionnel. Ces populations ont, certes, la volonté de rejoindre l’occident, cependant celles-ci vont se heurter à des difficultés comme le refus de visa. Frustrées et désillusionnées face à l’instabilité et à la crise économique grandissante, elles n’ont d’autres recours que le choix des risques. Les migrants vont s’accoutumer, soit à la violence des frontières, soit à la souffrance inhumaine en méditerranée, une manière audacieuse pour eux de relever le défi face à cette douloureuse épreuve de l’existence. À titre d’exemple, « en Méditerranée ou dans le golfe du Bengale, il n’est pas abusif de parler de tendances génocidaires contre la population errante qui se trouve confinée entre des barrières hostiles de plus en plus infranchissables : du rejet à l’entrée et de l’expulsion, on passe à l’élimination, et de là à l’extermination » (E. Balibar, 2019, p. 1-5). Balibar évoque là, une stigmatisation et une déshumanisation du migrant clandestin, un indésirable, car il est dépourvu de tout document administratif qui l’autorise à avoir un droit de séjour règlementaire et règlementé ; en un mot, c’est un « sans papier ». Pourquoi ?

Une telle réticence à l’endroit des migrants clandestins n’est pas fortuite. Ces derniers, dans certains cas, s’adonnent à des pratiques telles les embarcations de fortunes, des sauts de grillages ou de clôtures anti-immigrées. Dans d’autres cas, ils sont confrontés à des pannes de moteurs en pleine méditerranée, à des intoxications provenant du carburant trafiqué utilisé. De telles attitudes n’honorent pas l’être humain en tant que citoyen du monde, mais un être au contraire qui a perdu toute la dimension éthique de la vie. Les risques liés à ces choix ne peuvent que déshumaniser davantage l’être de l’homme, et, par conséquent, remettre en cause la source vive de l’éthique.

C’est la preuve que les migrants sont engagés dans un mode de vie irrationnelle. Pourtant, « l’éthique classique, comme d’ailleurs les théories modernes, partent de la question qui s’imposent à un individu ayant besoin d’orientation, lorsque dans une certaine situation, il se trouve indécis, devant une tâche à maîtriser pratiquement : comment dois-je me comporter ? » (J. Habermas, 1992, p. 96). Cette pensée habermasienne nous conduit sur les sentiers battus par Aristote qui mènent à la vie bonne et heureuse. Lorsqu’on se pose la question fondamentale comment dois-je me comporter, on se rend compte que nos actions ont tendance à heurter les intérêts des autres et peuvent conduire à des conflits. Du coup, la quête du bonheur en vue d’une vie heureuse échappe au migrant. La résultante de cette action, c’est de les mettre hors d’état de nuire. Et là, les migrants sont confrontés à des

méthodes répressives et humiliantes, une rhétorique réactionnaire et une stigmatisation des étrangers dans une apologie de l’État républicain réputé menacé indifféremment par la globalisation, les réseaux criminels de l’immigration clandestine, le communautarisme religieux et le cosmopolitisme intellectuel, etc. Autoritarisme et racisme institutionnels s’adossent ainsi mutuellement l’un à l’autre (E. Tassin, 2014, p. 108).

On remarque là une défense du territoire à l’effet d’empêcher l’invasion barbare en se référant aux valeurs institutionnelles. En clair, un sentiment nationaliste renforcé par le racisme et l’autoritarisme devient le moyen usuel pour garantir la défense du territoire contre d’éventuelles invasions. Les migrants sont à la croisée des chemins puisqu’ils font face à un crime passionnel orchestré par le Nord. L’occident va alors s’organiser pour protéger sa souveraineté et sa citoyenneté.

Les frontières prennent l’allure de remparts pour les empires occidentaux, le lieu par excellence d’expression de la violence. La liberté de circuler devient un obstacle, autant dire, compromise dans la mesure où les clandestins sont contrariés en amont par les accords qui structurent l’espace Schengen. Cela donne lieu à une exclusion de tout cadre éthique du migrant. Ainsi, pour parvenir à réaliser leur rêve, ils s’engagent dans une situation ni d’avance, ni de recul au point où ils préfèrent mourir en avançant au lieu de mourir sans avancer, aux frontières de l’occident. Cette mésaventure, digne d’un sommeil dogmatique, laisse des cicatrices indélébiles dans l’esprit de tous et de chacun. Ce qui met à nu une intolérance inqualifiable qui relève le caractère an-éthique du projet migratoire. De quelle façon ?

Le voyage, en effet, « se transforme parfois en violence nue, dans ces banlieues ou ces ghettos urbains ou les services publics ont tendance à fonctionner comme en terre de conquête, en butte à l’hostilité des nouveaux barbares. » (E. Balibar, 2013, p. 81). De plus, on regarde impuissamment ces nomades qui affrontent des conditions d’insécurité maximale : chose qui ajoute un prix ignoble à leur mode de vie qui subit une altération aigüe à la traversée des frontières. La conséquence est connue de tous en raison des décomptes macabres sur les médias et au niveau des institutions tant nationales qu’internationales. On ne peut se réjouir des chiffres avancés sur les côtes italiennes de Lampedusa, au large des côtes libyennes et les bordures terrestres de l’Europe, ainsi qu’aux frontières internes de l’Union Européenne.

En 2014 déjà, selon les données statistiques de l’ONU, on dénombrait près de 50.000 migrants morts ou disparus en essayant d’atteindre l’occident. En 2015, près de 300.000 personnes ont été secourues en essayant de traverser la mer méditerranée, de l’Afrique du Nord vers l’Europe. Avec de tels drames, on réalise que le migrant ne peut prétendre retourner chez lui. Il y a également une similitude entre la traversée du Sahara et la mer méditerranée puisque 5.400 personnes y ont laissé leur vie entre 2014 et 2022. Le HCR[14] a compté 5000 décès pour les migrants, rien que pour l’année 2016. Et la route migratoire de la méditerranée centrale est même connue comme l’une des plus dangereuses au monde, car selon l’OIM (Organisation Internationale pour les Migrations), 19.500 personnes y ont trouvé la mort.

Ce triste décompte devait amener les politiques du Sud à une gestion transparente du pouvoir. En fait, ce sont les gabegies, les inégalités sociales dues à la mauvaise répartition des richesses qui constituent la cause première de l’exode. À cela, il faut ajouter les insuffisances de la démocratie qui mettent en mal les politiques de développement. Au lieu de regarder impuissamment les concitoyens disparaître au large des côtes et dans la méditerranée, les dirigeants du Sud gagneraient à développer des compétences pour mieux exploiter les ressources, promouvoir des politiques de développement fiable en vue de maintenir et de retenir cette main-d’œuvre bon marché qui fait le choix de l’extermination aux frontières de l’occident. Il est inadmissible de détenir des ressources minières, pétrolières, forestières puis agricoles et assister avec désolation sa population lutter face aux méandres de la vie ; toute chose qui contrarie l’éthique dans son fonctionnement. Dès lors, cette marginalisation et cette stigmatisation des migrants n’interpellent-elles pas les droits de l’homme ?

3. L’Immigration irrégulière au prisme des Droits de l’Homme

Le flux de migrants donne une appréhension nouvelle sur les Droits de l’Homme selon qu’on soit du Sud ou du Nord. Les humains, dans leur globalité, sont les atomes constitutifs de la société, même si les transhumanistes ont cette volonté de remodeler l’homme en sa dimension sociale. Ainsi, re-penser les Droits de l’Homme, c’est repenser la coopération entre les humains sans distinction de race ni de religion aux fins de préserver ces droits face aux exigences et aux contraintes de notre société contemporaine. Aujourd’hui encore, il semble opportun, au regard des évènements liés au flux migratoire, de dire que les Droits de l’Homme sont en crise. En fait, le phénomène migratoire dans sa manifestation excède le cadre de l’éthique normative. « L’éthique normative tente de répondre à la question « que dois-je faire » » (M. Provencher, 2008 p. 18). En clair, elle se veut une réflexion critique sur les normes de la société, les règles de conduite souhaitée et souhaitable, autant dire sur les droits et les devoirs qui orientent les actions quotidiennes des hommes dans leur existence.

Nous avons entre autres l’égalité, la justice et l’équité. Mais, lorsqu’elle est en lien avec la mobilité humaine, elle se heurte à des préoccupations comme celles qui suivent : La mondialisation en tant qu’aspiration commune de tous les États modernes est-elle compatible avec les violences aux frontières de l’Europe ? Le Nord a-t-il l’obligation d’accueillir les migrants ? Bien souvent, ces préoccupations demeurent sans réponses objectives et même définitives. Dans ces conditions, il est irrationnel de discuter de la problématique de la liberté en s’adossant aux doctrines comme le conséquentialisme et le déontologisme.

Pour la première, ce sont en réalité les conséquences d’une action qui déterminent sa valeur morale. Cela suppose que le conséquentialisme a pour vocation d’évaluer l’action morale en fonction du but et donner non seulement du sens à l’action, mais aussi à l’existence humaine. Quant au déontologisme, il est une approche de l’éthique axée sur les droits et les devoirs du sujet. Ici, la valeur morale de l’action est en lien avec nos obligations mutuelles. Or, en contexte de mobilité humaine Sud-Nord, la question de la liberté de circulation, d’aller et de revenir choque la sensibilité des populations du Nord et par ricochet, les Droits de l’Homme.

Tout se passe comme s’il n’y avait pas de liberté pour le migrant, puisqu’il se présente comme un véritable ennemi de la liberté naturelle. Toute chose qui invite à réinterroger la portée éthique de l’agir du migrant en évaluant le sens de sa responsabilité. Cela admis, « ce qui est bon pour l’homme se laisse déterminer sans difficulté de manière évidente » (H. Jonas, 1995, p. 21). Ce qui est évidence dans ce processus migratoire, c’est qu’il est à l’épreuve des droits de l’homme et même de l’éthique, car il n’y a plus de rapport sentimental et d’affection ; d’où le sens de cet appel : « les États doivent respecter la libre circulation des hommes (…) la liberté des mers, la protection des civils » (D. Lochak, 2005, p. 46).

Ce cri de cœur est en perte de vitesse dans les rapports puisqu’à l’heure actuelle, aucun État du Nord ne peut tolérer sempiternellement sur son territoire tout citoyen qui n’est pas son ressortissant. Chacun veut être à l’abri des menaces et des maux qui guettent la société. On comprend pourquoi les États du Nord ont tendance à déroger aux obligations qu’ils ont souscrites, afin d’éviter tout danger susceptible de mettre en péril la vie de leur citoyen. De la sorte, les migrants clandestins sont d’office exclus du contrat social. Lequel contrat énonce l’idée d’une participation égale aux droits fondamentaux grâce à l’action du contrat et à la communauté. Malheureusement, dans son versant migratoire, il bat en brèche les Droits de l’Homme. Cela vient briser le lien supposé exister entre tous les membres du corps social et met en crise les droits et la liberté des individus.

4. Perspectives éthiques à la crise migratoire

Nous vivons, aujourd’hui, dans un monde curieux marqué par une régression et une inversion des valeurs, au point où les normes éthiques orientées par la conscience morale du sujet sont en désaccord avec les principes nouveaux qui régissent la société. Les valeurs sociales usuelles, garantissant le bien-être de l’homme, sont phagocytées par les droits fondamentaux que l’homme lui-même pouvait se vanter d’avoir édictés. C’est le cas du principe d’égalité, d’équité, du respect de la vie, de bienfaisance, de liberté de circulation, des biens et des personnes. Les conflits suscités par les flux migratoires aux frontières de l’Europe témoignent bien de cette éclipse des valeurs universelles qui régulent notre monde contemporain. Ces flux, migratoires ont submergé et même annihilé les droits fondamentaux des migrants clandestins. Cela invite à réinterroger la DUDH[15] en son article 25. « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être, et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ». (DUDH, art. 25) La DUDH donne la possibilité à une personne éprouvée par la misère et la famine de quitter son propre pays.

Malheureusement, le nationalisme supranational des populations du Nord s’insurge contre le principe de la libre circulation qui peut être considéré comme un principe par défaut, en raison du refus des visas pour accéder à l’occident, mais aussi au racisme. Ce qui voudrait dire qu’une approche objective du débat déontologique sur l’immigration clandestine montre qu’il y a encore un véritable problème d’inégalité et cela remet à rude épreuve les déclarations sur les droits de l’homme. La conséquence en est que l’égalité des chances qu’on considérait comme un avantage pour tous les citoyens du monde sans distinction de race est devenue un leurre. Le rêve qui structurait le principe de liberté et d’égalité autorisait de « pouvoir agir, de s’exprimer librement, de jouir de ses possessions sous la protection des lois et sans subir la contrainte d’autrui » (J. Russ, 1995, p. 33). En ce moment-là, lorsqu’on parlait du respect de vie d’un individu, on ne faisait pas référence à une simple existence biologique dans la biosphère, mais on invitait plutôt à prendre en compte et en charge la qualité de la vie telle qu’elle se donne au sujet.

Dans le cadre de l’immigration clandestine, les conventions de Genève qui dictent des règles de conduite à adopter en période de conflits armés, et notamment la protection des civiles, des membres de l’aide humanitaire, des blessés ou encore des prisonniers de guerre ne sont pas applicables. Néanmoins, l’on ne doit pas perdre de vue aux frontières que c’est de l’homme qu’il s’agit, quel que soit le caractère de sa méthode migratoire. Le moment n’est plus opportun de reconnaître que « le racisme, essentiellement lié au nationalisme, a toujours fonctionné en même temps comme une idéologie transnationale, en particulier dans un système européen (ou euro américain) ». (E. Balibar, 2013, p. 84). Cela est bien un paradoxe dans le processus de la mondialisation. Ce qui importe actuellement, c’est de savoir comment parvenir à favoriser l’émergence d’un consensus dans le contexte de l’immigration irrégulière ou les faveurs sont difficiles à accorder.

D’ailleurs, quelle est cette mondialisation qui accentue de plus en plus les inégalités entre le Sud et le Nord ? Dans ces conditions, le recours à certains principes éthiques s’avère indispensable. Elle doit être caractérisée par une procédure qui serait profitable à l’homme, quelle qu’en soit la situation. Car, dit-on : « L’éthique se définit comme une entreprise de résolution des conflits, autrement que par la force, la conversion ou l’argument du bon sens » (H. Jonas et H. Engelhardht, 1993, p. 136). Ainsi, l’éthique de l’espèce humaine dans sa globalité doit être perçue comme un ensemble de normes à s’approprier et à respecter. Cela passe par une redéfinition de la politique sociale dans le sud à travers une réévaluation de la démocratie et le principe de bienfaisance doit intégrer ce défi. Enfin, les droits de l’homme ne doivent pas être sacrifiés au profit d’enjeu et d’intérêts économiques.

Conclusion

Le phénomène migratoire est une fatalité pour les populations du Sud, car elle continue de les décimer aux frontières de l’occident. De plus, l’explosion démographique pose de graves problèmes économiques sans oublier les droits de l’homme qui sont confrontés au défi du monde actuel. La polarisation sur l’immigration clandestine est trop brutale dans le Nord. Il y a donc lieu de redéfinir les priorités face aux besoins essentiels afin de freiner l’exode et lutter contre les inégalités de revenus. Pour ce faire, les politiques dans le Sud ont intérêt à financer les innovations pour œuvrer à l’employabilité des jeunes, dans la mesure où l’égalité des chances économiques à travers la création d’emplois multiples doit être la condition de survie des migrants.

Cela signifie que le travail doit être disponible pour la main-d’œuvre abondante dans le Sud, car il demeure le moyen de développement et de respect de soi. Mieux, ce sont les emplois et les richesses économiques qui peuvent donner la dignité sociale aux populations du Sud. Nous préconisons un forum mondial de discussion de sorte que la valeur universelle de l’homme soit une réalité. C’est à ce prix que l’éthique de l’existence sera revalorisée, car la question des droits de l’homme excède tous les cadres existentiels, en raison de la guerre des intérêts au nom des enjeux économiques.

On le voit, l’histoire des droits de l’homme n’est pas un pro-jet définitif, mais l’histoire d’un combat perpétuel capable d’établir l’égalité aussi précaire soit-elle entre les humains. Pour qu’il y ait donc une équité minimale dans le traitement des questions migratoires, la voie moyenne de l’éthique hottoisienne se présente comme le nouveau paradigme social, en ce sens qu’elle permet de faire co-évoluer l’éthique et les droits de l’homme.

Références bibliographiques

BALIBAR Étienne, 1992, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte.

BALIBAR Étienne,2013, Nous, citoyens d’Europe, Paris, La Découverte.

BALIBAR Étienne,2019, Sur la situation des migrants dans le capitalisme absolu, N°19, Hiver, page 1-5.

HABERMAS Jürgen, 1992, De l’éthique de la discussion, Paris, Les éditions du cerf.

HOTTOIS Gilbert, 2002, De la renaissance à la postmodernité, une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Bruxelles, De Boeck.

JONAS Hans et ENGELHARDT H. T., 1993, Aux fondements d’une éthique contemporaine, Paris, J. Vrin.

JONAS Hans, 1995, Le principe responsabilité, Paris, Trad. De l’allemand par Jean Greisch, Champs Essais, Flammarion.

KOUASSI N’Dri Marcel, 2021, L’Immigration, les vrais défis, Abidjan, Les Éditions Matrice.

LOCHAK Danièle, 2005, Les droits de l’homme, Paris, Éditions la Découverte.

N’GUESSAN Kouamé, 2002, Risques et vulnérabilité en milieu rural, In Revue Ivoirienne d’Anthropologie et de Sociologie, N°3.

PROVENCHER Martin, 2008, Petit cours d’éthique et politique, Québec, Les éditions de la Chenelière.

RUSS Jacqueline, 1995, Pensée éthique contemporaine, Paris, PUF.

TASSIN Étienne, 2014, La traversée des frontières. L’Europe entre identité et migrations, N°19, p. 105-123.

LES SEMENCES AGRICOLES GÉTIQUEMENT MODIFIÉES             ET LE MONDE PAYSAN EN AFRIQUE :                                               LA CRISE DE LA COEXISTENCE (CAS DU BURKINA-FASO)

Ange ABLO

Université Peleoro GON COULIBALY (Côte dIvoire)

abloange321@gmail.com

Résumé :

Les Semences transgéniques sont devenues une réalité culturale dans de nombreux pays en Afrique, tel que le Burkina. Cette nouvelle technologie agricole, présentée comme un espoir pour l’avenir de l’agriculture, s’est vue de plus en plus contestée par certains paysans africains du fait de sa mauvaise production. D’où la question de la crise de la coexistence (…). Cet article tentera d’illustrer tous les facteurs qui ont provoqué cette crise et proposera des recommandations qui permettront une coexistence culturale.

Mots-clés : Afrique, Agriculture, Coexistence, Crise, Paysan, Semences Transgénique.

Abstract :

Transgenic seeds have become a cultural reality in many countries in Africa, such as Burkina. This new agricultural technology, presented as a hope for the future of agriculture, has been increasingly contested by some African farmers because of its poor production. Hence the question of the crisis of coexistence (…). This article will attempt to illustrate all the factors that have caused this crisis and will offer recommendations that will allow cultural coexistence.

Keywords : Africa, Agriculture, Coexistence, Crisis, Peasant, Transgenic Seeds.

Introduction

Dans le secteur de l’agriculture et de l’agro-alimentation mondial, s’il y a une préoccupation qui continue de diviser l’opinion scientifique, politique et rassemble la population mondiale, c’est bien la problématique des semences transgéniques dans le secteur agricole. À cet effet, vu la complexité du phénomène et ses potentiels impacts sur la santé, l’environnement, l’économie et la sécurité alimentaire, il est évident que certains abus telles que l’usage abusif des intrants et la brevetabilité des semences transgéniques ont été constatés, notamment dans les pays du Nord. La colonisation progressive du secteur agricole africain par les semences transgéniques provoque une résistance contre leur extension totale. En effet, les semences transgéniques représentent une technologie très complexe qui demande la maîtrise et la compréhension de son système de production qui a un impact sur la biodiversité. En outre, cette technologie implique tout un système de pratique juridique agricole contraire à celui de l’Afrique. Autrement dit, la question de brevetabilité des semences transgéniques. Par conséquent, est-il possible de faire coexister le système agricole traditionnel africain avec l’usage des semences transgéniques dans l’agriculture ? Quels sont les facteurs défavorables à cette coexistence ? quelle attitude doit adopter l’Afrique face à ce phénomène mondial ?

1. Le monde paysan africain et le système de production des OGMs agricoles : les causes d’une coexistence conflictuelle

La culture des Semences Génétiquement Modifiés, demande un niveau de formation permettant la compréhension de ce système cultural et ses impacts inattendus sur la santé, l’environnement, l’économie, etc. Dans ce cas de figure, l’Afrique est ce continent qui enregistre un taux d’analphabétisme très élevé dans le monde paysan. Cette situation est désavantageuse pour les agriculteurs dans l’appréhension des effets indésirables liés à cette technologie agricole. À cet effet, Laetitia Van Eeckhout rapporte les témoignages d’un paysan burkinabé Mathieu Tinsoaba Basbila qui, n’ayant aucune information éclairée sur cette technologie, l’a adopté du fait de la seule information qui lui a été donnée par les promoteurs de cette technologie agricole. À ce sujet, il dit : « Lorsqu’on nous a proposé de nouvelles semences, nous ne savions pas ce que voulait dire « OGM ». Il nous a juste été expliqué que nous allions produire beaucoup, beaucoup plus : au moins 30 % de plus qu’avec le coton conventionnel» (L. Van Eeckhout, 2015). Selon L. Van Eeckhout (2015), Mathieu Tinsoaba Basbila, a consacré ses 10 hectares de champs au coton BT. Ainsi, « dès la première année, celui-ci a vu ses rendements passer de 700 kg à 800 kg par hectare» (L. Van Eeckhout, 2015). Cependant, Mathieu Tinsoaba Basbila explique, « à la troisième campagne, nous avons commencé à nous poser des questions, car la rémunération de notre récolte avait brutalement chuté » (L. Van Eeckhout, 2015). Cet état de fait ramène Mathieu Tinsoaba Basbila et les dix-neuf autres membres de son groupement de producteurs de Fada, à revenir au coton conventionnel. Alors se pose la problématique du principe de consentement libre et éclairé dans la pratique de cette culture dans le monde paysan africain.

En effet, toutes les informations relatives à la technologie des OGMs agricoles sont souvent difficiles à diffuser par les promoteurs pour des raisons économiques importantes qu’elle représente. Or, cette technologie aux mains des paysans africains analphabètes, représenterait une bombe à retardement pour le monde agricole africain. Car, aucune précaution ne sera envisagée dans la pratique de cette technologie agricole par ces agriculteurs, du fait de la méconnaissance des pratiques adéquates et de ses conséquences. Cela se perçoit par le manque de formation préalable des agriculteurs africains avant la mise en culture des cultures transgéniques. En fait, former les agriculteurs africains à cette pratique culturale exige plus d’investissement de la part des dirigeants africains. Ainsi, n’étant pas à mesure d’assurer la formation de tous les agriculteurs, ceux-ci seront laissés à leur propre sort, c’est-à-dire sans aucune formation et information suffisante concernant la pratique des OGMs agricoles. Par conséquent, les agriculteurs africains sont livrés à eux même sans l’appui de responsables africains.

Ensuite, Il y a la question de pollinisation croisée et de contamination par du matériel dispersé à partir des plants génétiquement modifiés qui pose des problèmes de coexistence entre culture transgénique et culture traditionnelle. La pratique agricole des cultures transgéniques exige de très grandes superficies qui sont évidemment voisines aux cultures ou plantes traditionnelles ou biologiques. Dans ce cas, le risque de contamination génétique par des flux de gènes est possible selon les caractéristiques des plantes et des conditions climatiques. Ce phénomène met à mal la coexistence de ces deux systèmes de culture pour les agriculteurs africains qui n’ont aucune formation des dispositions à apprendre dans ce genre de situation.

Aussi, la grandeur des champs de cultures transgéniques serait incompatible avec la taille des cultures traditionnelles en Afrique. Effectivement, l’agriculture traditionnelle pratiquée par nos paysans se pratique sur de petites surfaces en raison du manque de moyen financier. À cet effet, la pratique agricole des OGMs risque d’engouffrer celle de nos petits paysans au profit des pratiques industrielles qu’exige la culture des OGMs. Alors, cette situation mettra à mal la coexistence des deux modèles de cultures sur le sol africain. Nous assisterons dans ce contexte, à un vivre ensemble compromis entre, acteurs pro cultures transgéniques et acteurs pro cultures traditionnelles.

Enfin, il y a les questions des enjeux économiques qui mettra à mal la coexistence des deux modèles de cultures en Afrique. En effet, la technologie des OGMs agricoles, exigeant d’énormes investissements, est sanctionnée par un brevet qui protège et garantit un retour sur investissement des promoteurs de cette technologie agricole. Par conséquent, les prix des semences et intrants de cette technologie agricole sont deux fois plus élevés que les semences rationnelles qu’utilisent les agriculteurs africains. C’est la difficulté qu’a rencontré certains paysans burkinabés après avoir adopté le coton Bt au détriment des cultures de cotons conventionnelles. Quelles sont les impacts économiques du coton Bt sur la filière cotonnière burkinabé ?

Après le lancement du programme de recherche en biotechnologie agricole, dénommé Projet de Soutien aux Biotechnologies agricoles (ABSP) pour une productivité agricole durable par l’agence de la coopération américaine l’USAID dans les années 90 en Afrique, c’est en 2003 que ce programme voit le jour au Burkina Faso. Dans un partenariat entre la Firme Monsanto et le gouvernement burkinabé, l’objectif était de transformer génétiquement les semences locales de coton et les rendent résistantes aux insectes. Ainsi, « c’est en 2008 que le Burkina Faso autorise, après plusieurs années d’essai en champs, la commercialisation de cotonniers transformés génétiquement résultant du croisement entre variétés de cotonniers burkinabés et variété transgénique américaine de Monsanto, Bollgard II » (C. Franche, 2018, p. 125). Autrement dit, c’est après cinq années de recherches entre la firme Monsanto et la recherche publique du Burkina Faso, que sortent les premières semences de cotons transgéniques Bt pour sa mise à disposition aux agriculteurs burkinabés.

À cet effet, selon L. Van Eeckhout (2015), « lors de la campagne de 2012, les surfaces ainsi cultivées ont atteint jusqu’à 70 % du total des cultures de coton du pays », ce qui a permis une très bonne récolte lors de cette campagne « d’environ 630 000 tonnes, près de 60 % de mieux que la précédente saison ». Deux années après la campagne de 2012, c’est-à-dire « en 2014, plus de 70% des 600.000 hectares dédiés à cette culture au Burkina Faso sont plantés avec ces cotonniers transgéniques » (C. Franche, 2018, p. 125). Pour le président de l’Union Nationale des Producteurs de Coton (UNPCB), « La production de coton transgénique s’accroît chaque année » (Patrick PIRO, 2014).

Mais après quelques années, la production burkinabé du coton transgénique a baissé de moins de 50% en 2015. Cette chute brutale de la production du coton Bt burkinabé interpelle la firme et l’État burkinabé qui, suite à cette situation dramatique dans la filière cotonnière burkinabé, ont réduit la distribution du coton Bt aux paysans. À cette même période, « un retour à la culture de variété traditionnelle non transgénique est opéré, jusqu’à la décision d’arrêter, durant la campagne 2016-2017, la culture des variétés transgéniques » (C. Franche, 2018, p. 126).

Le Burkina a opté pour le coton OGM dans l’optique de rétablir la performance de son secteur cotonnier, qui est le secteur agricole le plus dynamique. Environ trois-millions d’agriculteurs burkinabés tirent leur source de revenue dans ce secteur agricole. Malheureusement, les résultats attendus ne reflètent pas les promesses de productivité faites par les autorités burkinabés. En outre, les brevets sur les semences transgéniques du coton sont exagérés et la qualité n’est pas celle imaginée par les agriculteurs. Or, pendant la présentation du coton transgénique par les autorités burkinabés aux paysans, il était signifié son « bon comportement en champ » (une bonne productivité, résistant à certains insectes, etc.), notamment sa productivité par rapport au coton national et sa réduction en matière d’usage de pesticide. À cet effet, le directeur du développement de la production à la Sofitex[16], Déhou Dakuo explique que, « sur les plus grandes exploitations, où l’on respecte toutes les préconisations, on obtient jusqu’à 2,7 tonnes à l’hectare (…). Cependant, toutes exploitations confondues le gain de productivité moyen, sur cinq ans, s’élève à environ 15 % » (P. Piro, 2014). Ainsi, la réalité est toute autre chose dans les champs. Pour P. Piro (2014), « les promesses ont pris l’allure de mirages ».

D’ailleurs, les attentes de cette technologie furent un désarroi pour les paysans burkinabé et les sociétés cotonnières. Cette situation a conduit à un retour, aux semences traditionnelles. Les raisons de ce délaissement se situent à quatre niveaux. D’abord, l’une des raisons fut l’usage des pesticides sur le coton Bt. À ce niveau, il a été dit auparavant que le traitement de pesticide n’excèderait pas les quatre traitements comme l’explique Claudine Franche en ces termes : « les raisons de cette adoption rapide par les agriculteurs sont d’une part la réduction du nombre de traitements pesticides nécessaires… » (C. Franche, 2018, p. 125). Mais il a été constaté que les traitements se sont multipliés par deux, à savoir de quatre auparavant il est passé à huit traitements.

Ensuite, la seconde raison fut le coût très élevé de ces semences transgéniques. « Le prix des semences, surtout, reste en travers de la gorge de tous les paysans. En début de saison 2012, le sac, calibré pour ensemencer un hectare, coûtait 27 000 FCFA (41 €) contre 814 FCFA (1,2 €) pour les variétés conventionnelles ! » (RFI, 2017).  Quant à la troisième raison, elle est relative aux problèmes que peuvent susciter les PGMs à savoir, la question des flux génétiques et l’innocuité de cette technologie. Il est important de préciser que, même si la question de la nocivité qui est inhérente aux OGMs alimentaires est négligée par certains promoteurs et acteurs des biotechnologies agricoles, le risque d’intoxication n’en est pas moins écarté, du fait de leur nocivité inhérente. À cet effet, nous ne globalisons pas la question de la nocivité à tous les OGMs, mais certains le seraient. Enfin, la quatrième raison est liée à la mauvaise qualité du coton OGM.

À cet effet, il a été constaté que « les fibres de ce coton OGM se sont révélées plus abondantes, mais plus courtes, et les graines plus petites et plus légères que celles du coton conventionnel cultivées dans le pays » (L. Van Eeckhout, 2015). Cet état de fait du coton transgénique au Burkina a provoqué une crise de qualité dans la filière cotonnière, et cela a engendré un déclassement de la production nationale du coton burkinabé sur le marché mondial. Ce qui conduit bien évidemment, à une perte pour les producteurs burkinabés. À partir de ce constat, Claudine Franche explique : « En effet, si les cotonniers transgéniques résistent bien aux ravageurs, les fibres de coton transformées génétiquement sont plus courtes et la qualité inférieure à celle des variétés traditionnelles, ce qui réduit leur prix d’achat sur les marchés internationaux et conduits à des pertes financières importantes » (C. Franche, 2018, p. 126).

En outre, il a été constaté quelques années plus tard, un phénomène de tolérance du coton transgénique introduit au Burkina à la résistance aux insectes. Tous ces phénomènes engendrés par le coton Bt a mis la filière cotonnière burkinabé dans un état de crise cotonnière au niveau mondial. L’expérience du Burkina a montré les inconvénients de cette coexistence. Mais existerait-il une possible coexistence minimisant les effets négatifs à court et à long terme ?

2. La nécessaire rencontre entre développement agricole africain et semences agricoles transgéniques

Le secteur agricole africain est confronté à de réelles difficultés. Ce qui met en crise la sécurité alimentaire tant souhaitée en Afrique subsaharienne. Mais il est aussi important de remettre en cause l’argument selon lequel, les pays du Nord pouvaient compenser le besoin alimentaire mondial et garantir la sécurité alimentaire mondiale. Cela s’explique par le fait qu’il est « difficilement défendable sur un plan strictement agronomique, les questions de logistique, de conséquences écologiques, de solvabilité des pays africains et le simple fait que cette solution n’ait pas réussi aujourd’hui à résoudre le problème » (B. Chevassus-Au-Louis, 2002, p. 227), suffit à notre avis à le rendre non crédible. À cet effet, même si des efforts ont été faits pour garantir la sécurité alimentaire mondiale, cela fut insuffisant. Alors, pour relever ce défi alimentaire mondial, il est nécessaire de mettre en place des stratégies permettant de redynamiser et d’accroitre la productivité agricole dans les régions du monde en difficulté, notamment en Afrique, là où la croissance démographique est élevée. Il se pose alors la problématique des moyens adéquats pour un meilleur développement du secteur agricole africain et celle relative aux terres cultivables.

Il conviendra de créer le développement agro-alimentaire qui favorisera la rencontre des OGMs agricole. À cet effet, en ce qui concerne la problématique de moyens adéquats pour le développement agricole, il apparaît, « deux visions extrêmes, la révolution « verte », présentée comme purement technique, et la révolution « rouge », présentée comme essentiellement sociopolitique (réforme agraire, garantie des prix et des débouchés…) » (W. Engdahl, 2008, p. 111). Face à ces deux idées opposées, Bernard Chevassus-Au-Louis et ses collaborateurs optent pour la révolution rouge, car pour eux, c’est la condition capitale pour créer le développement agricole. Autrement dit, c’est une fois défini et établi les stratégies socio-économiques et politiques favorisant le développement agricole, que le choix du type de technologie agricole envisagé est étudié selon le contexte agricole de la région. C’est dans ce contexte que s’est réalisée la mise en place de « la « révolution verte » des Rockefeller qui naquit au Mexique et se propagea à travers l’Amérique latine (…), en Asie, où elle fut introduite d’abord en Inde puis dans les autres pays asiatiques » (B. Chevassus-Au-Louis, 2002, p. 228).

En outre, il faut préciser que les pays du Nord, de par leurs systèmes politiques agricoles très dynamiques influencent ceux des pays du Sud, notamment les systèmes politiques agricoles africains qui sont confrontés à des difficultés pour se développer. Les aides apportées par ces pays du Nord dans le but de redynamiser le secteur agricole des pays africains sont insatisfaisantes. « Alors qu’une politique d’aide au développement devrait privilégier la notion de « souveraineté alimentaire » et offrir à ces pays et à leurs agriculteurs la possibilité de maîtriser leurs choix techniques et politiques » (B. Chevassus-Au-Louis, 2002, p. 228). Par conséquent, sans une très bonne « révolution rouge » de la part des pays du Sud, notamment ceux de l’Afrique, la “révolution verte” se fera au détriment des paysans africains par la politique agricole imposée par les pays du Nord.

Ainsi, après avoir établi les conditions socio-économiques et politiques pour favoriser le développement du secteur agricole africain, il y a lieu de réfléchir sur la possible rencontre entre le secteur agricole africain et les OGMs agricoles. De ce fait, pour ce qui est de l’invention des OGMs agricoles, leurs potentialités pourraient apporter des solutions aux pays en voie de développement, notamment les pays africains.  Par exemple, la biotechnologie moderne pourrait intervenir dans la lutte contre les parasites menaçant certaines plantes de cultures en Afrique ou elle pourrait également intervenir dans la prévention des attaques de certains fléaux d’insectes migrateurs destructeurs de cultures en Afrique comme cela a été le cas au Sénégal et dans bien d’autres régions du continent africain. En effet, les parasites qui nuisent aux plantes de cultures ne sont toujours pas prévisibles. Dans ce cas, c’est lorsqu’il y a des attaques d’insectes ou de virus que les dispositions sont prises pour combattre l’invasion. Mais le plus souvent, c’est après les premiers dégâts de cultures que les dispositions sont prises pour préserver les autres plantes non encore touchées. Or avec la technologie des OGMs agricoles, elle apparait parfois aussi particulièrement utile pour prévenir l’apparition de fléaux parasitaires liés à la diffusion de maladies présentes ailleurs.

Dans ce contexte, la culture n’est pas soumise aux aléas des attaques d’insectes. C’est la remarque que nous font B. Chevassus-Au-Louis (2002, p. 23) et ses collaborateurs lorsqu’ils disent : « La stabilité interannuelle des récoltes est souvent plus importante dans ces conditions que la perspective d’une récolte abondante, mais soumise aux aléas ». Elle pourrait aussi intervenir sur les sols « rouges » des pays tropicaux présentant souvent le problème de toxicité liée à leur acidité qui favorise la libération d’ions aluminium, afin de mettre à la disposition des pays africains des espaces culturaux pour leur activité agricole.

Par ailleurs, la technologie des OGMs dans le secteur agricole pourrait apporter des solutions plus adaptées aux systèmes de rotation de cultures déjà pratiquées, et aussi au système de la mise en jachère. Dans ce cas, la technologie des OGMs pourrait développer des plantes transgéniques dont les caractéristiques seraient d’apporter des éléments nutritifs aux sols mis en jachère. C’est aussi le cas des cultures périodiques qui pourront être adaptées à la technologie des OGMs. Il y a aussi le contexte nutritionnel et sanitaire dans lequel, la technologie des OGMs pourrait intervenir. Par exemple, l’apport en vitamine A dans le riz, réduit les éléments toxiques dans certains produits comme le manioc qui présente des composés toxiques, qui contraignent à une préparation longue et difficile, etc. D’autres potentialités sont aussi possibles comme dans le cas des semences transgéniques résistantes ou tolérantes à la sècheresse pour les zones limitées en eau. Ces potentialités que présente la technologie des OGMs peuvent redynamiser et développer le secteur agricole des pays africains à condition que cette technologie prenne en considération le contexte du système agricole africain. Quelles sont alors les mesures d’un accompagnement des PGMs en Afrique.

3. Pour un accompagnement des biotechnologies modernes dans l’agriculture en Afrique

Pour faciliter l’implication des biotechnologies modernes dans le secteur agricole africain, il est nécessaire de prendre des mesures d’accompagnement et d’adaptation favorisant l’usage avantageux des biotechnologies modernes dans l’agriculture africaine. À cet effet, les applications des biotechnologies modernes doivent prendre en compte les besoins et exigences des paysans africains ; développer un autre type de système de brevet bénéfique non seulement pour les promoteurs d’OGMs agricoles, mais aussi pour les paysans africains dans un partenariat gagnant-gagnant, afin d’inciter à l’innovation dans le secteur agricole. En outre, il faut mettre en place un cadre juridique adéquat avec des experts autonomes pour une évaluation scientifique des risques et avantages relatifs aux biotechnologies agricoles. Les gouvernants africains devraient proposer plusieurs techniques de production agricole aux paysans, afin que ceux-ci fassent le libre choix de la technique agricole qui leur est favorable.

Actuellement, l’essentiel du financement de recherches sur les OGMs agricoles va à des produits destinés aux agriculteurs essentiellement concentrés dans les pays du Nord et dans les régions où s’est mise en place la « révolution verte ». Les recherches centrées sur les besoins des petits producteurs africains restent insuffisantes. Par conséquent, la plus grande partie de cette technologie est concentrée dans les pays du Nord contrairement aux pays en voie de développement qui enregistrent un très faible taux de recherche en matière de biotechnologie agricole. Aussi, la recherche en biotechnologie moderne ne tient pas compte des produits vivriers locaux mis à part le maïs, le riz et le manioc qui eux font l’objet de grande recherche en biotechnologie agricole. À cet effet,

La fondation a alloué 7,4 millions de dollars à la recherche biotechnologique au profit des pays pauvres, en créditant principalement les centres internationaux de recherche agronomique et les instituts nationaux de recherche, et en mettant l’accent sur le riz. Ces centres internationaux bénéficient globalement d’un budget de recherche d’environ 300 millions de dollars, principalement orienté vers les grandes productions vivrières. Ces sommes peuvent être rapprochées du budget de recherche et développement de Monsanto, qui, en 1998, s’élevait à 1,3 milliard de dollars, dont une grande partie était allouée à la recherche en biotechnologies végétales. (B. Chevassus-Au-Louis, 2002, p. 235).

Alors, pour que les pays en développement, notamment ceux de l’Afrique s’intéressent plus à cette technologie agricole, il va falloir appliquer la recherche en biotechnologie agricole aux besoins des pays en développement, mais surtout aux paysans africains. Toutefois, l’application des biotechnologies modernes dans le secteur agricole des pays africains paraît complexe, à cause des conditions climatiques qui diffèrent de celles des pays du Nord là où sont développés les OGMs. Par conséquent, il pourrait survenir des mutations imprévisibles comme ce fut le cas du coton Bt au Burkina Faso qui, à cause des conditions climatiques s’est avéré inefficace, au fil du temps, contre la résistance de certains insectes locaux.

Par ailleurs, la recherche en biotechnologies agricole devrait porter sur la diminution du besoin d’intrant des plantes de cultures, notamment en engrais chimiques et en produits phytosanitaires. À ce sujet, la recherche en biotechnologie moderne devrait développer des plantes capables de puiser tous les éléments nutritifs pour leur bon développement à partir du sol et de l’air par exemple. C’est-à-dire capter l’azote de l’air et les autres éléments minéraux dans les profondeurs du sol. Une telle possibilité par le biais de la recherche en biotechnologie moderne permettrait aux paysans africains d’utiliser moins d’engrais limitant ainsi l’usage massif de certains produits chimiques. Mais il serait étonnant qu’une telle innovation puisse être réalisée par les promoteurs de biotechnologie moderne puisque, c’est à partir de la commercialisation des intrants que ces entreprises parviennent à faire un retour sur investissement. À cet effet, les dirigeants africains devraient élaborer d’autres stratégies permettant d’encourager les innovations et le partenariat public-privé dans ce secteur.

La recherche en biotechnologie agricole devrait être menée avec la collaboration des coopératives et associations paysannes. Cela permettra aux promoteurs d’avoir une idée des besoins et exigences des paysans africains. À cela, s’ajoute la problématique du brevet qui est un instrument contraignant pour les paysans africains. Cela les amène à refuser la technologie des OGMs agricoles. À cet effet, quelle stratégie doit être mise en place par les dirigeants et les investisseurs afin de trouver une alternative au brevet pour un partenariat gagnant-gagnant entre investisseurs et paysans africains ?

En fait, tous les OGMs agricoles mis sur le marché présentement par les grandes firmes de biotechnologie moderne sont tous protégés par un droit de propriété intellectuel sanctionné par un brevet. Cette technologie provenant des firmes multinationales américaines est donc soumise à la règlementation du brevet américain qui interdit aux paysans

de ressemer ou de vendre à d’autres planteurs le grain récolté à partir des semences brevetées, achetées et semées sans la permission des détenteurs de brevets. Certains d’entre eux ont même fait respecter leurs droits à travers la signature de contrat avec les producteurs (c’est le cas des « licences Roundup ») ou bien envisagent de recourir à certaines techniques de protection qui sont les semences « terminator ». Ce sont des variétés de semences dont l’agriculteur ne pourra pas ressemer les graines, afin de l’obliger à acheter chaque année ses semences auprès d’un fournisseur, ce qui garantira la pérennité du revenu de celui-ci. (H. Kempf, 2007, p. 203).

Autrement dit, ce type de brevet ou ce type de technologie relatif aux OGMs agricoles forcerait les paysans africains à dépendre de ces entreprises puisqu’ils ne pourront plus ressemer les semences de leur propre récolte. Alors, non seulement ils dépendront des entreprises semencières de biotechnologies, mais aussi ils subiront le coût des semences que décideront ces entreprises.

Pour permettre aux paysans africains de bénéficier de la technologie des OGMs agricoles, il va falloir trouver une alternative permettant de modérer les impacts liés aux brevets des OGMs agricoles. À ce sujet, Bernard Chevassus-Au-Louis et ses collaborateurs proposent que,

les dirigeants étendent les recherches du privé au bénéfice des populations pauvres en incitant financièrement le partenaire privé à s’engager dans une voie socialement profitable, par exemple en proposant de lui acheter les droits exclusifs d’une nouvelle technologie, afin d’en faire profiter les petits agriculteurs gratuitement ou pour une somme forfaitaire. (B. Chevassus-Au-Louis, 2002, p. 237).

Une fois la technologie agricole mise en place par les firmes de biotechnologies modernes, les gouvernements des pays en voie de développement, notamment africains devraient racheter le brevet de cette technologie agricole ou subventionner a priori la recherche en biotechnologie moderne toujours dans un partenariat public-privé avantageux pour les paysans africains.

Ce partenariat à caractère social peut s’effectuer avec certains centres de recherche internationaux en agronomie, par le biais de certaines fondations exerçant dans ce secteur comme la fondation Rockefeller. C’est dans ce même contexte que les dirigeants européens ont mis en place un tel système de protection alternatif et avantageux pour les deux parties agricoles. Par exemple,

la directive européenne 98/44 prolonge la convention du brevet européen de 1973 pour la protection juridique des obtentions biotechnologiques. Les variétés végétales restent exclues de la protection par brevets et la directive consacre aussi des dérogations en reconnaissant notamment le « privilège du fermier ». Toute éventuelle clause d’un contrat obligeant au renoncement à ce privilège serait déclarée nulle d’office. Si la directive maintient le système des certificats d’obtention végétale, elle renforce le droit des obtenteurs par les droits ouverts sur les “ variétés essentiellement dérivées ”, consacrant ainsi la coexistence des deux régimes de propriété industrielle, brevets et certificats d’obtention végétale. Elle cristallise diverses oppositions autour de la question de la brevetabilité des organismes vivants. (B. Chevassus-Au-Louis, 2002, p. 59).

Les propositions et le système de brevet européen, adapté à l’Afrique permettront aux paysans de s’intéresser aux biotechnologies agricoles. Cependant, il reste la question de l’évaluation des risques et des impacts liés aux OGMs agricoles sur le plan sanitaire, environnemental et socio-économique qui serait aussi des facteurs conditionnels pour les paysans africains de cultiver ces variétés d’OGMs agricoles. Pour cela, il serait judicieux établir un système d’évaluation crédible sur les impacts liés aux OGMs.

En ce qui concerne les risques liés aux OGMs il est homogène pour tous les pays du monde. Cependant, les facteurs impliquant les risques liés aux OGMs agricoles diffèrent d’une région à l’autre. Par conséquent, l’évaluation des impacts liés aux OGMs agricoles devra considérer le contexte de la diversité biologique et climatique des pays africains dans sa mise en œuvre. À cet effet, il faudra mettre en place des structures scientifiques locales outillées pour cette mission soutenues par les gouvernants locaux, et les instances de règlementation et de contrôle afin de développer l’expertise exigée, particulièrement dans l’encadrement du protocole de Montréal. Cette évaluation stricte permettra d’éviter d’éventuelles crises liées aux OGMs agricoles, comme l’a aussi connu la « révolution verte » malgré son impact positif constaté sur la productivité agricole mondiale.

Par ailleurs, il faudra aussi évaluer toutes les possibilités que nous offrent les biotechnologies pour une agriculture durable dans un système où les facteurs techniques ne seraient pas les seuls entrant en ligne de compte pour le développement agricole, mais aussi, les facteurs culturels[17].

Il ne faudrait pas que l’avènement des biotechnologies agricoles favorise une Mono-technologie dans le secteur agricole africain. Il faudrait plutôt envisager plusieurs options technologiques pour ne pas faire face à une technologie agricole venant de l’occident et qui serait réputée pour son expansion. C’est dans ce contexte que Bernard Chevassus-Au-Louis et ses collaborateurs estiment que, « le recours aux OGM devrait être systématiquement mis en balance avec l’utilisation de méthodes alternatives lors d’études systémiques, de façon à évaluer au mieux la solution la plus adéquate » (B. Chevassus-Au-Louis, 2002, p. 239). Pour cela, les gouvernants africains dans un partenariat public-privé, doivent développer plusieurs techniques agricoles alternatives ou complémentaires aux variétés OGMs telles que, « la sélection conventionnelle, lutte intégrée, modification des pratiques agricoles, utilisation d’assolement » (B. Chevassus-Au-Louis, 2002, p. 59), qui seront, eux aussi évalués au même degré que la technologie des OGMs agricoles.

Conclusion

En guise de conclusion, retenons que le secteur agricole africain est dans état de souffrance. Cette situation s’accentue de plus en plus avec le changement climatique qui n’épargne aucune région en Afrique. Alors, l’avènement des biotechnologies modernes dans ce secteur serait un bouffé d’air pour les paysans à condition qu’elle tienne compte des exigences et réalités des paysans africains. Ces exigences et réalités africaines prennent en compte dans un premier temps, la mise en place d’un cadre juridique favorable pour les trois parties à savoir, le secteur privé, le politique et les paysans. Ensuite, réduire le taux d’analphabète dans la mise en place des centres de formations pour les paysans et enfin, appliqué cette technologie aux besoins des cultures africaines. Celles-ci peuvent, en effet, permettre d’améliorer la sécurité alimentaire et le développement du secteur agricole. Ainsi, pour y parvenir, les chefs d’États africains doivent prévoir des infrastructures appropriées, garantir l’accès à l’eau, à la terre, et assurer la stabilité de leur pays.

Vu l’état de certains pays africains, comme la Somalie, le Soudan du Sud, et bien d’autres, le Nuffield Council on Bioethics estime qu’« il est plus facile de renoncer aux avantages possibles à la lumière des risques présumés, si le statuquo est déjà largement satisfaisant » (Nuffield Council on Bioethics, 1999, p. 15). Or, le constat fait dans ces pays africains indique que le niveau de pauvreté et l’état de santé sont souvent insatisfaisants. Le recours à cette nouvelle technologie agricole devient donc une alternative à d’éventuelles crises financières et alimentaires. Il s’agit précisément d’accroitre d’abord la production grâce aux innovations agricoles, De créer ensuite des industries de transformation des matières premières, en vue de diversifier les secteurs pourvoyeurs d’emploi. Alors, « tenir à l’interprétation la plus conservatrice de l’approche de précaution, l’erreur de penser que l’option de ne rien faire est elle-même sans risque » (Nuffield Council on Bioethics, 1999, p. 17). Pourtant, la nourriture, la sécurité et les conditions environnementales se dégradent dans de nombreux pays africains. Ainsi, des arguments limitatifs de l’approche de précaution qui impliquent la prohibition de l’usage des OGMs agricoles nécessitent par conséquent une justification très forte. Or, dans certains cas, l’usage d’une variété de plantes génétiquement modifiées peut présenter moins de risques que le système agricole conventionnel. Par conséquent, ces évaluations doivent être fondées sur des données scientifiques fiables.

La plupart des états africains sont confrontés à un souci de financement pour la recherche agronomique. De ce fait, c’est dans un partenariat public-privé que les fonds seront dégagés pour développer la recherche en biotechnologie agricole de base tropicale et subtropicale, adaptée aux besoins des petits agriculteurs africains, en vue de définir quels sont les traits et les cultures qui doivent être développés. À cet effet, dans une collaboration étroite entre partenaires privés et structures de recherche nationales ou régionales, des consultations devraient être entreprises afin d’identifier les priorités pertinentes.Toutefois, la recherche en biotechnologie agricole en Afrique devrait être soutenue et régie par une application raisonnable de l’approche de précaution.

Pour les questions relatives aux impacts des OGMs agricoles sur les exploitations agricoles en Afrique. Cette étude est indispensable dans la mesure où l’agriculteur africain devra décider du choix de culture. Alors, à partir de cette étude, l’agriculteur africain pourrait en considérant toutes les éventuelles propositions disponibles sur les impacts des OGMs agricoles sur les exploitations agricoles, fait son choix agricole qu’il estime le mieux pour son bien-être social et économique.

Références bibliographiques

CHEVASSUS-AU-LOUIS Bernard, 2002, OGM et agriculture : options pour l’action publique,Rapport du groupeprésidé parBernard Chevassus-au-Louis, Paris, La Documentation française.

ENGDAHL William, 2008, OGM : Semence de destruction, l’arme de la faim, Trad, Valentin Dumas, Paris, Édition Jean-Cyrille Godefroy.

FRANCHE Claudine, 2018, « Biotechnologies végétales et pays en développement », in Au-delà des OGM, Science-Innovation-Société, Paris, Presses des Mines.

KEMPF Hervé, 2007, La guerre secrète des OGM, Paris, Seuil.

Nuffield Council on Bioethics, 1999, Genetically modified crops: the ethical and social issues, Londres.

PIRO Patrick, 2014, Après le coton, Monsanto tente à multiplier les OGM en Afrique de l’Ouest, in journal d’Afrique, http://www.michelcollon.info/Après-le-coton-Monsanto-tente-de.html

VAN EECKHOUT Laetitia, 2015, Manifestation au Burkina Faso contre les OGM de Monsanto, Le Monde, in http://www.lemonde.fr.

REPRÉSENTATIONS SOCIALES ET FACTEURS                               DE DÉMOCRATISATION DE L’ENSEIGNEMENT DE LA MUSIQUE         EN CÔTE D’IVOIRE

Ouologo Jonathan OUATTARA

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY Abidjan-Cocody (Côte dIvoire)

jodossong@yahoo.fr

Résumé :

L’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire existe depuis l’époque coloniale. Parent pauvre du système éducatif ivoirien et évoluant au gré de la gestion des différents acteurs gouvernementaux qui se sont succédés, l’on s’est très souvent demandé l’utilité d’un tel enseignement. Certaines études menées, au moins dix ans en arrière, soulignent aussi des représentations sociales peu favorables à l’enseignement de la musique. Aujourd’hui, en 2022, il convient de se poser des questions sur l’évolution de cet enseignement. Il serait intéressant de savoir s’il est possible actuellement de soutenir une idée de démocratisation de l’enseignement de la musique en côte d’ivoire. Cette recherche fait un bilan de la démocratisation de l’enseignement de la musique et des facteurs qui s’y opposent. Elle éclaire en outre sur ce domaine d’étude pour un changement de perception.

Mots-clés : Démocratisation, Enseignement, Musique, Représentations sociales.

Abstract :

Music education in Côte d’Ivoire has existed since colonial times. Poor relative of the Ivorian education system and evolving according to the management of the various governmental actors who succeeded one another, one very often wondered the usefulness of such education. Some studies conducted at least ten years ago also highlight social representations that are not very favorable to the teaching of music. Today, in 2022, questions should be asked about the evolution of this teaching. It would therefore be interesting to know if it is currently possible to support an idea of democratizing the teaching of music in Ivory Coast. This research takes stock of the democratization of music education and the factors that oppose it. It further sheds light on this area of study for a shift in perception.

Keywords : Democratization, education, music, social representations.

Introduction

Il y a une décennie, dans la littérature existante sur la musique en Côte d’Ivoire, l’on pouvait lire ceci :

la représentation que certains ivoiriens ont de la musique constitue une entrave sérieuse qui peut briser les ambitions et les enthousiasmes les plus affirmés. Présentement, personne ne semble y prêter attention, mais inconsciemment ou non, les réactions, les attitudes et comportements le démontrent. Les mentalités sont telles qu’il n’est pas inutile de se poser la question suivante : la musique, art dit d’agrément peut-elle être matière d’éducation ? (E. G. Koffi, 2012, p. 97).

Ces propos ressemblent à un mépris pour cet enseignement qui existe pourtant bien depuis l’époque coloniale. Dans l’histoire de la Côte d’Ivoire, nous retenons que c’est dans le sud du pays, à Elima que l’on créa la première école officielle française en 1887. Les enseignements qui y étaient dispensés étaient logiquement ceux voulus par la puissance colonisatrice. Parmi ces enseignements, il y a, entre autres, la musique. Tout comme la représentation sur la musique au début de cette étude, on enregistre depuis cette époque, des cas similaires. Trois années après l’ouverture de la première école, le roi du Sanwi de l’époque attribua la désertion des écoles au fait que « les enfants chantaient trop et ne faisait pas assez d’analyses logiques. » (L. Sosoo, 1984, p. 35). Tel qu’exprimé ici, le chant s’apparentait à une perte de temps. Il fallait donc se préoccuper d’enseignements importants tels que les analyses logiques.

Ce passage exprime clairement la difficulté du chant, à cette époque, à se positionner dans les programmes d’enseignement. Le système éducatif ivoirien actuel, au regard de la représentativité de l’enseignement de la musique n’est pas différent de l’époque citée plus haut. L’éducation musicale demeure une discipline facultative aux différents examens à grand tirage à l’éducation nationale. Cet enseignement est quasiment inexistant dans les établissements privés où l’on trouve la plus grande population scolaire.

Ce bref parcours sur l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire révèle bien un problème de démocratisation. Il faut entendre globalement par démocratisation l’accessibilité d’une chose à tous. Très peu d’auteurs ont produit des travaux sur le problème de la démocratisation de l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire. Les principaux que nous enregistrons sont ceux de E. G. Koffi (2012) et K. M. A. Goran (2012). Le premier nous instruit à travers l’histoire de l’éducation musicale en Côte d’Ivoire. Il décrit les pratiques pédagogiques et fait des propositions pour une meilleure démocratisation de cette discipline de l’enseignement secondaire général. Le seconde passe en revue l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire de l’époque coloniale à nos jours. Il donne aussi des orientations pour une meilleure démocratisation de cet enseignement. Ces deux études estiment également que les réformes institutionnelles en faveur de l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire restent encore insuffisantes. Notre étude se situe dans la continuité de ces recherches sur la démocratisation de l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire. Estimant que de nombreux éléments peuvent encore contribuer à enrichir la recherche sur la démocratisation de l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire, nous traiterons spécifiquement de l’influence des représentations sociales qui restent encore un domaine inexploré. Nous appuyant sur l’écoute active par le questionnement, il s’agira de déceler chez des interlocuteurs, la nature de ces représentations sociales. Cela nous confèrera assurément une meilleure posture pour mieux aider à un changement de perception sur l’enseignement de la musique. Rappelons que l’écoute active est une « trouvaille » du psychologue américain Carl Rogers. Le questionnement représente l’une des techniques essentielles de celle-ci. De ce qui précède, quels sont donc les représentations sociales et les facteurs de démocratisation de l’enseignement de la musique en côte d’ivoire ?

Les hypothèses défendues stipulent d’une part que de nombreuses « pesanteurs sociologiques » (S. Hein, 2012, p. 65) influencent négativement la démocratisation de l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire. En outre, certains éclairages pourraient militer en faveur du changement de perception.

L’objectif de ce travail est d’étudier les facteurs de démocratisation de l’enseignement de la musique au regard des représentations qui s’y opposent. En d’autres termes, il s’agira d’éclairer sur tout ce qui est susceptible d’empêcher la démocratisation de cet enseignement. En outre, cette étude se veut aussi une contribution pour un changement de perception sur la musique. De nombreux avantages liés à l’enseignement de la musique existent en Côte d’Ivoire. Cette recherche s’organise autour de trois parties. La première est consacrée à la méthodologie. La deuxième analyse les données qui constituent les résultats. La troisième concerne la discussion de ces résultats.

1. Méthodologie

Une recherche documentaire pour avoir une idée sur la démocratisation de l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire dix années au moins en arrière a été effectuée. Cette étude, s’intéressant au contexte actuel ivoirien, a conduit à mener différentes enquêtes dans divers lieux. Des échantillons non probabilistes et probabilistes ont été constitués. Les échantillons non probabilistes se forment par choix raisonné. C’est une sélection des individus qui ne se fait pas au hasard. L’avantage avec ces individus est qu’ils se sont présentés à nous à un endroit et un moment donné.

Il s’agit ici d’étudiants en musique et musicologie qui devraient avoir reçu d’autres enseignements similaires dans les cycles précédents. Cela est logiquement un préalable à la démocratisation d’un enseignement en général et de l’enseignement de la musique en particulier. L’enseignement de la musique dans le supérieur s’inscrit dans la continuité du programme du secondaire général. Notre choix a surtout porté sur ces étudiants parce que nous voudrions avoir une idée de tout ce qui a prévalu avant leur décision de faire des études en musique. Ils avaient certainement leur représentation de la musique mais notons aussi qu’ils ont dû faire face aux influences sociales et parentales. Des étudiants peuvent même être engagés dans cette filière, avec appréhension parce que dominés par le poids des représentations sociales.

Nous avons donc été amené à chercher à connaître leur cursus en éducation musicale[18], leur religion, les informations qu’ils avaient sur la filière musique et musicologie, leur participation aux épreuves musicales aux examens à grand tirage, le consentement de leurs parents pour leur inscription dans cette filière, leur intégration et leurs futurs projets en musique et musicologie. Les étudiants enquêtés sont ceux de Licence 1, Licence 2 et Licence 3 de l’année universitaire 2021-2022 de la filière musique et musicologie du département des Arts de l’UFRICA à l’Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY. Un échantillon de 164 personnes a été soumis à un questionnaire.

Pour l’échantillon probabiliste, c’est-à-dire une sélection faite au hasard ou de façon aléatoire, nous avons posé une question à 209 personnes. Il s’agit de 102 chrétiens et de 107 musulmans dont 10 imans interviewés à Korhogo et à Abidjan. Ces religions, par leur représentativité en Côte d’Ivoire d’après le Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH 2021), nous ont motivé dans notre choix. L’Islam (42,5%) et le Christianisme (39,8%) regroupent 82,3% de la population ivoirienne. Nous comprenons par ces chiffres qu’il serait impossible de parler de démocratisation de l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire sans l’implication de ces religions. Tout comme dans l’échantillon précédent, nous vérifions encore ici l’impact du facteur religieux sur la démocratisation de l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire. Ces personnes sont toutes des parents ou des adultes en âge d’avoir des enfants. Leurs professions ont été identifiées. Ce sont des fonctionnaires, des employés du secteur privé et informel et des étudiants de niveau minimum Master des différentes filières. La question suivante leur a été posée :

Accepteriez-vous que votre enfant fasse des études en musique ou musicologie ?

Répondre par OUI ou NON. Pourquoi ?

Par observation non participante[19], pour éviter d’influencer les réponses, cette tâche a été confiée à 08 personnes qui n’exercent pas dans le domaine musical et qui résident dans les villes d’Abidjan, Korhogo et Séguéla. Le réseau social WhatsApp leur a servi en grande partie de technique de collecte des données. Notons que nous avons nous-même aussi réalisé des entretiens auprès de guides religieux musulmans. Toujours avec ce type d’échantillonnage, nous avons distribué un questionnaire à 190 personnes dont les professions sont similaires à l’échantillon précédent. Il s’agissait pour ces personnes de faire un choix parmi 08 domaines d’étude y compris la musique et la musicologie. Le questionnaire se présente comme suit :

Parmi ces domaines d’étude, Lequel ou lesquels conseilleriez-vous à votre enfant ?

Mettre une croix pour indiquer le domaine choisi (trois choix au plus)

Tableau n°1 : choix de filières après le baccalauréat

DomainesMatières ou disciplinesChoix
DOMAINE 1Mathématiques, physique-chimie, sciences de la nature, biologie
DOMAINE 2Lettres modernes, anglais, espagnol, allemand
DOMAINE 3Philosophie, psychologie, histoire, géographie, sociologie
DOMAINE 4 :Droit (sciences juridiques)
DOMAINE 5 :Sciences économiques
DOMAINE 6 :Médecine
DOMAINE 7 :Architecture
DOMAINE 8 :Musique, musicologie
Autre domaine : précisez 

Source : OUATTARA Ouologo Jonathan

Cette recherche s’appuie sur la théorie des représentations sociales issues de la psychologie sociale. Il faut entendre par représentations sociales (RS) avec S. Moscovici (1961), un ensemble d’opinions, d’informations, de valeurs et de croyances sur un objet particulier (l’objet de la représentation). Une « représentation sociale est donc toujours une représentation de quelque chose (l’objet) et de quelqu’un (le sujet) » D. Jodelet (1989, p 59). La méthode descriptive et la double analyse quantitative et qualitative ont permis de structurer les données recueillies et de présenter les résultats.

Pour la discussion des résultats, nous utilisons une approche culturaliste et musicologique pour donner des limites de nombreuses conceptions. Dans cette partie, les ressources des disciplines de la musicologie pourront nous y aider, spécifiquement l’ethnomusicologie[20].

2. Les Résultats obtenus

2.1. Musique et religions

L’islam et le christianisme représentent deux grandes religions que l’on retrouve en Côte d’ivoire. Selon le Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH 2021), pour une population de 29389150 habitants, ce sont 42,5% de musulmans et 39,8% de chrétiens que l’on retrouve en Côte d’Ivoire. Les personnes ne pratiquant aucune religion représentent 12,6% et les animistes 2,2%. On note aussi un nombre très faible (0,7%) de personnes qui pratiquent d’autres religions. Nous avons donc décidé de mener une étude auprès des musulmans et des chrétiens qui représentent 82,3 % de la population ivoirienne. Il leur a été demandé s’ils accepteraient que leurs enfants fassent des études en musique ou en musicologie après le baccalauréat. Nous avons pu recueillir les pourcentages suivants :

Chez les musulmans, sur 107 personnes interrogées, 97 ont répondu par Non. Seulement 10 répondent Oui. Le pourcentage de personnes favorables aux études musicales et musicologiques s’élève donc à 09,34%. Au niveau des personnes de confession chrétienne, sur 102 personnes contactées, 95 répondent Oui et 07 Non. Ici, le pourcentage de personnes favorables aux études musicales et musicologiques est plus élevé avec 93,13%. S’il est vrai que le pourcentage de personnes favorables à l’enseignement de la musique est plus élevé chez les chrétiens, plusieurs de ceux-ci ont néanmoins révélé leur connaissance mitigée sur ce domaine.

En 2016, des recherches similaires avaient conduit à faire une étude sur la représentativité des artistes chrétiens et musulmans en Côte d’Ivoire. L’on a trouvé la progression dans le Tableau 2.

Tableau n°2 : Effectif des adhérents au BURIDA en 2016

DésignationEffectif
Musique chrétienne1 124
Musique musulmane325

Source : J. O. Ouattara et F. M. Lasme (2016, p. 29)

Cette étude vient consolider nos recherches actuelles sur la représentativité de la pratique musicale et des études musicales chez les musulmans et les chrétiens en Côte d’Ivoire. La collecte d’informations auprès des étudiants inscrits en Licence 1, Licence 2 et Licence 3 de l’année académique 2021-2022 réconforte encore nos résultats. Sur 164 personnes interrogées, nous avons 146 de confession chrétienne et 04 musulmans. Les autres personnes sont issues d’autres religions. Comprenons dès lors que la démocratisation de l’enseignement de la musique l’est moins dans l’environnement musulman que chez les chrétiens en Côte d’Ivoire. Le constat est resté sensiblement le même 20 années plus tard. Nous sommes de la promotion DEUG 1 musique et musicologie de l’Université Félix Houphouët Boigny de l’année académique 2001-2002. « Seulement un seul étudiant sur la centaine qui avait été orientée dans cette filière se réclamait de confession musulmane » (J. O. Ouattara et F. M. Lasme, 2016, p. 27).

L’analyse des données, pour la justification d’un tel constat, est purement doctrinale. Il ressort que la pratique de la musique est interdite dans l’islam. Notre échantillon de 107 personnes chez les musulmans comportait 10 imans interviewés à Korhogo et Abidjan. Ceux-ci ne disent pas le contraire. Selon eux, l’enseignement ou l’apprentissage d’un domaine conduisant inéluctablement à sa pratique, il n’est donc pas possible que leurs enfants s’intéressent à la musique comme étude. Chez les chrétiens par contre, la pratique musicale n’est pas interdite. Certains ont donné comme justificatif, le Psaume 150[21] qui dit :

Louez l’Éternel ! Louez Dieu dans son sanctuaire ! Louez-le dans l’étendue, où éclate sa puissance ! Louez-le pour ses hauts faits ! Louez-le selon l’immensité de sa grandeur ! Louez-le au son de la trompette ! Louez-le avec le luth et la harpe ! Louez-le avec le tambourin et avec des danses ! Louez-le avec les instruments à cordes et le chalumeau ! Louez-le avec les cymbales sonores ! Louez-le avec les cymbales retentissantes ! Que tout ce qui respire loue l’Éternel ! Louez l’Éternel !

2.2. L’image du musicien dans la société

Dans certaines localités du monde et spécifiquement en Afrique, « la profession exercée peut être considérée comme pure ou impure par les membres d’une autre classe. Les métiers de l’artisanat sont jugés impurs et donc indignes pour ceux qui appartiennent aux castes supérieures, comme celles des intellectuels, des guerriers et des prêtres. » (B. Diouf, 2018, p 256). C’est le cas des professions tels que les griots, ces poètes et musiciens ambulants chez des peuples mandingues, où elles sont considérées comme étant de classes inférieures. Ajouté à cela, « leur origine servile » (B. Diouf Idem, p. 256).

Chez les Sénoufo, la musique présente à tous les niveaux de vie sociale, n’est cependant pas considérée comme une profession. B. Holas (2006, p. 55) affirme que « chez les Sénoufos il n’existe pas de musiciens de caste, bien que par exemple les joueurs de balafon deviennent facilement des professionnels, plutôt saisonniers (…). Normalement peut devenir musicien tout homme doué, sans distinction sociale ; pratiquement, un Sénoufo de condition élevée ne le fera jamais ».

L’image du musicien dans l’histoire de la musique ne fait pas exception dans les pays occidentaux. De nombreux compositeurs ont connu une existence difficile. Très présents dans la grande aristocratie, ils étaient cependant considérés comme étant de classe inférieure parce qu’ils étaient au service et aux ordres de souverains. Le prince-archevêque Colloredo, l’un des employeurs du célèbre compositeur Mozart lui a souvent imposé des orientations compositionnelles, notamment la forme des pièces pour les cérémonies religieuses. Cette situation sera même à la base de leur séparation lorsqu’il eut dix-sept ans.

L’image du musicien dans certains pays africains a souvent été associée à la précarité. Combien sont-ils à pouvoir vivre de leur art dans ce domaine ? Certains ont sombré dans la maladie et la précarité au soir de leur vie. L’on se souvient encore de François Lougah et de Douk Saga. François Lougah ou encore « Le Papa National » était un acteur et un chanteur ivoirien né le 22 juin 1942 à Lakota. Au sommet de sa carrière artistique, alors qu’il résidait en France, il rentre à Abidjan où il commence à dépenser sans compter. Vers la fin des années 90, complètement ruiné, il tombe gravement malade.

Tous ceux à qui il avait rendu service, ayant disparu dans la nature, François Lougah s’éteint le 20 décembre 1997 à Abidjan (L’ivoirien.net, 2022). Douk Saga, quant à lui, de son vrai nom Stéphane Hamidou Doukouré, est né le 22 mai 1974 à Yamoussoukro en Côte d’Ivoire. Il débute en région parisienne avant de revenir à Abidjan en 2002. C’est une figure emblématique du mouvement « coupé-décalé ». Ayant connu la gloire, il décède presque démuni en 2006 (G. Rémy, 2018).

Dans certains espaces de loisirs à Abidjan, les maquis et bars, la présence de chansonniers ambulants qui présentent leur savoir-faire moyennant de l’argent peut s’apparenter à une forme de mendicité. Nous ajoutons aussi la dépravation des mœurs et la violence dans le milieu musical ivoirien. C’est l’exemple du coupé-décalé considéré comme un genre musical de divertissement. Il n’échappe pas à la dérive sociale. Nous sommes face à une jeunesse qui manque de vrais modèles comme repères, une jeunesse qui se reconnaît dans certaines célébrités du coupé-décalé. L’expression langagière et les codes vestimentaires édictés par des icônes de ce genre musical ont été intégrés par la classe juvénile. Au sein de celle-ci, l’on enregistre une recrudescence de la violence criminelle sous toutes ses formes : assassinat, viol et cybercriminalité entre autres. C’est en 2003 que l’on a assisté à l’émergence du « Coupé-décalé ». Celui-ci a favorisé la création de nombreux concepts renvoyant majoritairement au sexe et à la dépravation des mœurs. Nous citons entre autres : le « Sexinini », la « Seximoulance », le « Bobaraba » ; le « Bobara fitini » ; le « Déshabillement » ; le « tchoucoutchoucou » ; le « Cuitata ».

En outre, certains genres musicaux restent étroitement liés à la violence sous toutes ses formes. La rivalité entre les célébrités du « Coupé-décalé » en Côte d’Ivoire fait souvent rage dans un milieu où le buzz[22] est fait dans la plupart des cas d’invectives. L’on se rappelle encore des grandes rivalités entre DJ Arafat et Debordo Leekunfa[23]. Celles-ci ont souvent abouti à des empoignades et bagarres sanglantes. Tous ces éléments sont de nature à donner une mauvaise image de la musique et du musicien.

2.3. La méconnaissance des études musicales et de la musicologie

Il ressort que bon nombre de personnes ignorent ce qu’est la musique et la musicologie. Pour la musique, selon nos investigations, l’on retient que de nombreuses personnes ignorent l’utilité de faire des études en musique. Dans l’imaginaire populaire, faire de la musique, c’est juste l’apprentissage d’un instrument de musique ou un lieu de préparation pour la carrière d’artiste-chanteur. Le savoir-faire existant déjà dans nos sociétés, faire des études en musique s’apparente donc à une perte de temps. Dans le contexte ivoirien, l’on dira par exemple, que les artistes chanteurs connus de la place n’ont pas eu besoin d’une telle formation. Certains, n’ayant pas de grands niveaux scolaires ou n’ayant jamais été à l’école, excellent pourtant dans ce domaine. Comment comprendre donc que quelqu’un puisse utiliser le baccalauréat pour l’apprentissage de compétences accessibles à tous. Dans nos différentes sociétés, la maîtrise de l’art du chant ne nécessite pas un contexte d’apprentissage particulier. Le savoir-faire hérité de la société s’acquiert par imitation ou par exposition prolongée dans un environnement déterminé.

La musicologie pouvant se définir comme la science qui étudie la musique semble la plus méconnue. Parent pauvre de l’univers scientifique en Côte d’Ivoire, c’est avec ironie que certaines personnes abordent l’idée que la musique puisse faire l’objet d’études. Cette mentalité n’est pas un fait nouveau. Jankelevitch Vladimir affirmait que

la musique signifie quelque chose en général sans jamais rien vouloir dire en particulier… [Elle] a ceci de commun avec la poésie et l’amour, et même avec le devoir ; elle n’est pas faite pour qu’on en parle, elle est faite pour qu’on en fasse ; elle n’est pas faite pour être dite, mais pour être jouée… Non, la musique n’a pas été inventée pour qu’on parle de musique ! (V. Jankelevitch, 1961, p. 75).

On le voit bien dans ce qui précède, la musicologie pour beaucoup, tout comme la musique, « est perçu comme inutile, voire parasitaire : la musique est bien capable de s’exprimer elle-même, elle peut se passer de commentaires » (J. J. Nattiez, 2010, p. 7).

2.4. Musique et débouchés

Une grande inquiétude des personnes que nous avons interrogées se situe au niveau des débouchés de l’enseignement de la musique. Ils pensent que la seule finalité est le métier de professorat de la musique dans les lycées et collèges. Ce métier existe depuis les années des indépendances ou le gouvernement était soucieux de donner « à travers l’enseignement de l’éducation musicale et des arts plastiques, une éducation culturelle au citoyen. » (K. M. A. Goran, 2011, p. 115) Demander à une personne de s’orienter vers de telles études serait donc limiter ses chances. L’enseignement de la musique n’offrirait donc pas de nombreux débouchés pour une bonne intégration socio-professionnelle des individus qui s’y adonnent.

2.5. Contexte social et préjugés

De nombreux éléments ont fini par convaincre différentes couches de la population de l’inutilité des enseignements musicaux. En Côte d’Ivoire l’éducation musicale demeure jusqu’à ce jour une discipline facultative que l’on trouve uniquement dans les établissements publics. Malgré l’orientation des élèves dans les établissements privés, le gouvernement n’a imposé aucune contrainte à ceux-ci pour la prise en compte de l’enseignement de la musique. Il y a donc là une injustice sociale au-delà du manque de démocratisation de cette discipline. Les enfants de ce pays devraient bénéficier des mêmes opportunités éducatives.

Un autre constat demeure le statut de l’enseignement de la musique dans les lycées et collèges. Les disciplines artistiques dont fait partie l’éducation musicale sont facultatives et même payantes (K. M. A. Goran, 2012, p. 118). À ce jour, il faut payer 500 FCFA pour le BEPC et 1000 FCFA pour le baccalauréat. Le coefficient retenu pour le BEPC est demi (1/2). Cette valeur s’applique seulement à la différence des points lorsque l’élève obtient au-delà de la note de 10/20. Au baccalauréat, la note en éducation musicale n’intervient pas dans le total des points pour l’admission. La note en éducation musicale intervient seulement dans le calcul des points pour l’obtention d’une mention.

Selon K. M. A. Goran (2012, p. 118), « ce constat, révélateur d’une sélection et d’une hiérarchisation des disciplines scolaires, est l’expression d’un manque de démocratisation, de valorisation et même d’utilité de certaines matières d’enseignement dans le système éducatif. » C’est donc sans surprise, qu’aujourd’hui en 2022, l’on entretient encore les mêmes préjugés sur l’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire. Pour la plupart, il est donc essentiel de se focaliser sur les disciplines dites importantes.

3. Discussion

Nous voyons, à travers ces résultats, les représentations que de nombreuses personnes font sur la musique : il est question d’expliquer et de donner une limite à leurs conceptions.On trouvera aussi dans cette partie des facteurs de démocratisation de la musicologie en Côte d’Ivoire De nombreuses illustrations seront faites avec le xylophone Sénoufo (jegele).

3.1. L’apport de la musique dans le domaine religieux

La pratique de la musique dans la religion reste discutable à divers niveaux. Notre étude s’est située dans le cadre des religions les plus représentatives en Côte d’Ivoire : l’islam et le christianisme. Dans l’islam, il ressort de nos investigations que la pratique de la musique est formellement interdite comme le stipule cette justification d’origine coranique : « Et parmi les gens il y en a qui, dénués de science, achètent de plaisants discours pour égarer hors du chemin d’Allah et pour le prendre en raillerie. Ceux-là subiront un châtiment avilissant »[24]. Cette pesanteur religieuse justifie le faible taux d’étudiants dans la filière musique et musicologie. Dans les faits, cette situation n’est-elle pas à relativiser ?

M. Guignard (2008) souligne qu’

en Afghanistan, les talibans ont détruit les instruments et les supports enregistrés de musique et interdit toute forme d’expression musicale profane. Ils ont poursuivi leur ardeur iconoclaste jusque dans la sphère privée, interdisant même la musique des femmes au sein du foyer. Cela ne les a pas empêchés de diffuser largement leurs propres chants, de style pashtoun populaire, vigoureusement amplifiés.[25]

Ici la diffusion de chants de style pashtoun populaire témoigne bien d’une activité musicale mais circonscrite. En Mauritanie l’on retrouve des occasions où la pratique musicale cohabite avec la pratique religieuse :

Les iggawen manifestent leur attachement à la religion ; bien que musiciens, ils se veulent bons musulmans et commencent leurs concerts par le medh, l’éloge du Prophète, avant de chanter de la musique profane et ils incluent périodiquement la shahada (la profession de foi) dans leurs chants.[26]

En Côte d’Ivoire, J. O. Ouattara et F. M. Lasme (2016) abordent la question de la musique islamique en Côte d’Ivoire. Dans cette étude nous voyons que même si les productions musicales islamiques demeurent encore faibles en comparaison à celles des chrétiens, elles existent néanmoins et témoignent de la contradiction avec ceux qui interdissent formellement la pratique de la musique dans l’islam. En Côte d’Ivoire, la pratique de la musique par les musulmans à une coloration mandingue. Cette situation s’explique historiquement par le fait que les premiers peuples ivoiriens à avoir été en contact avec l’islam furent ceux de Nord-Ouest appelés aussi peuples mandingues. Il n’est donc pas surprenant que ces peuples soient majoritairement de cette religion.

L’Islam n’est pourtant pas seulement l’apanage des peuples du Nord de la Côte d’Ivoire. Ouattara O. Dabila (2012) nous enseigne l’histoire et l’évolution de l’islam en Côte d’Ivoire. À cet effet, nous savons avec lui que de nombreux autres peuples ivoiriens, Senoufo, Yacouba, Abron, Baoulé, pour ne citer que ceux-là, pratiquent aussi la religion musulmane. La professionnalisation de la musique dans l’univers musulman pourrait donc prendre en compte certaines ressources culturelles et musicales de ces peuples. Retenons que la musique est un puissant élément de communication sociale. Il est plus facile de communier avec un peuple en recourant à certains éléments de la culture de celui-ci. Certaines religions l’ont réussi en Côte d’Ivoire.

L’utilisation du jegele[27] dans les Eglises Baptistes AEBECI[28] a montré que celui-ci est un grand outil de communication en pays senoufo. Son usage a redynamisé la qualité de la communication en ce qui concerne la réceptivité du message ou de l’information religieuse. Du point de vue religieux, le jegele est un exemple d’inculturation chez les senoufos de cette communauté. De nombreux peuples senoufo ont intégré les Eglises Baptistes AEBECI grâce au jegele. C’est une image forte de la domestication du discours religieux, la contribution locale pour une meilleure compréhension de celui-ci. Cette innovation a défriché des perspectives d’une spiritualité nouvelle qui ne fait plus l’écho de la domination d’un peuple sur un autre, mais va plutôt dans le sens du dialogue des cultures (J. O. Ouattara, 2016).

3.2. La méconnaissance des études musicales et de la musicologie

Les études musicales et musicologiques restent encore méconnues dans de nombreux milieux en Côte d’Ivoire. Les études musicales dans les institutions étatiques comme l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC) et la filière musique et musicologie du département des arts de l’Université Félix Houphouët Boigny (UFHB) forment à des habilités techniques comme le solfège, l’harmonie, la pratique instrumentale, l’analyses d’œuvres musicales, la théorie de la musique, l’orchestration, l’instrumentation, la composition et l’arrangement d’œuvres musicales, etc. Dans une telle formation, accentuée dans un conservatoire, les apprenants franchissent « une étape importante et critique pour l’installation des habiletés, l’approfondissement et le développement des compétences devant conduire à l’autonomie artistique et musicale. » (K.M.A. Goran 2012)

De nombreux musiciens de la scène internationale sont le fruit d’écoles de musiques et conservatoires. Nous citons entre autres Marcus Miller[29] et Richard Bona[30]. La scène musicale ivoirienne s’est enrichie de nombreuses compétences, diplômées des écoles de musiques ivoiriennes. De nombreux étudiants de l’INSAAC et du Département des arts de l’UFHB « capitalisent leurs acquis dans des églises et professent aussi cette foi. Ces derniers sont aussi, à de nombreuses occasions, engagés aux côtés des autres styles de la musique urbaine où ils y font montre de leur talent » (J. O. Ouattara et F. M. Lasme, 2016, p. 36).

Nous voyons donc l’importance des études musicales, contrairement à la conception de certains qui estiment qu’il n’est pas nécessaire de fréquenter une telle institution pour pratiquer de la musique. La musique est donc un art qui s’acquiert selon des règles bien établies.

La musicologie, quant à elle, peut être définie comme la branche qui étudie la musique. Musique et musicologie sont donc en corrélation. Faire des études musicologiques impose nécessairement l’acquisition d’un enseignement musical. Combien sont-ils à savoir que les accords, les gammes ou tonalités, les théories musicales, sont des trouvailles musicologiques ? Ces trouvailles sont pourtant le fruit de recherches ou d’études longitudinales. L’observation de la musique des peuples a permis de faire des descriptions et des analyses. Les acquis de ces recherches sont capitalisés dans le monde. Nous citons par exemple celles du célèbre ethnomusicologue Hongrois Béla BARTÓK[31]. La gamme BARTÓK[32] est l’une de ses inventions bien connues. Il pourrait aussi en être pour les cultures musicales africaines. L’analyse de celles que l’on trouve en Côte d’Ivoire devrait permettre de découvrir de nombreux éléments intéressants que l’on pourrait vulgariser. Citons entre autres le jegele.

L’industrie des musiques traditionnelles modernisées en Côte d’Ivoire révèle une quasi-inexistence d’œuvres discographiques senoufo avec le jegele s’imbriquant dans l’orchestration. Quelques rares artistes s’y sont essayés, à l’image de SORO N’Gana. On retient substantiellement que le résultat produit ne reflète pas assez le système musical senoufo. Dominé par la conception musicale occidentale, le défi est grand. Il s’agit d’une part de sortir le jegele de son ornière traditionnelle pour un innovant cadre d’expression contemporain. D’autre part il faudrait aussi agir avec prudence pour ne pas faire perdre au jegele ses critères esthétiques de création. L’étude du jegele, dans l’aire musicale Sénoufo, appartient au domaine de l’ethnomusicologie qui permet d’« étudier les instruments de musique et les systèmes musicaux dans leur relation avec le culturel et le social.» (K.M. A. Goran, Ibidem, p. 35)

À travers l’ethnomusicologie, il est donc possible d’aborder le jegele en faisant ressortir tous les éléments qui lui permettront de s’intégrer aisément dans la création contemporaine. Les résultats de recherches dans ce domaine favorisent la congruence avec les systèmes sur lesquels la tradition musicale du jegele est bâtie. Les compositeurs ou les arrangeurs qui voudront donc s’aventurer dans cette forme artistique devront s’inspirer des recherches ethnomusicologiques pour être en phase avec l’idéologie musicale senoufo.

L’une des missions dévolues à l’ethnomusicologie est aussi la sauvegarde, la promotion, la protection et la diffusion des musiques de tradition. Dans le cas typique du jegele, l’ethnomusicologue contribuera à la transmission de cet art aux prochaines générations. La composition de certaines œuvres musicales nécessite la prise en compte du contexte sociohistorique. « Dans le monde de l’art comme dans toute activité, l’acteur se trouve en face de techniques, d’objets et de savoirs déjà constitués qu’il reçoit et utilise à partir de ses propres stratégies et qu’il est, selon la place qu’il occupe, susceptible de modifier et de transmettre une fois qu’il les a transformés ou créés. » (J. Molino, 2009, p. 282) Comme on le voit ici, la composition se fait très souvent avec la prise en compte de ressources musicales antérieures. Nous comprenons dès lors combien est vital le travail de l’ethnomusicologue, celui-là qui procure des ressources aux musiciens et contribue aussi à la pérennisation des musiques.

3.3. Musique et débouchés

La présente recherche révèle des d’informations erronées que certains entretiennent sur la musique. La musique n’assure pas de nombreux débouchés semble-t-il. Il paraît même, qu’en dehors de quelques postes d’enseignants dans l’enseignement secondaire et le supérieur, il n’existe aucune autre possibilité. Est-ce vrai ? Nous apportons donc dans cette partie quelques éclairages sur quelques métiers de la musique.

3.3.1. La création de conservatoires de musique

Dans le domaine des arts, il existe plusieurs types de conservatoires. Ceux en relation avec la musique nous intéresse particulièrement. Le conservatoire de musique est « un établissement d’enseignement artistique et culturel qui dispense une formation musicale de type amateur ou professionnel. Il est un espace de découverte de l’univers musicale sonore immédiat ou éloigné, d’éveil musical, de premier contact avec un apprentissage savant de la musique, d’écoute musicale, de familiarisation, de pratique et de maîtrise des cultures musicales traditionnelles, occidentales, classiques, jazz, modernes, variétés, etc. » (K. M. A. Goran, 2012, p. 200)

Dans des pays occidentaux, on enregistre plusieurs types de conservatoires. Ce sont les conservatoires municipaux, départementaux, et nationaux. En Côte d’Ivoire, le plus connu est le conservatoire national de musique que l’on trouve à l’INSAAC. Il appartient à l’État de Côte d’Ivoire. Dans le secteur privé, il n’en existe presque pas. Quelques rares personnes s’y sont intéressées. Il s’agit par exemple du conservatoire de musique et de Danse Saint – Viateur d’Abidjan. On y apprend à chanter, à lire la musique et à pratiquer des instruments tels que le piano, la guitare, le violon, la batterie, la flûte, la trompette, le saxophone, le balafon et la kora. Ce conservatoire est animé par de nombreux diplômés de la musique. Ces structures peuvent s’implanter partout dans notre pays. Il est même possible d’en créer pour la revalorisation de nos cultures musicales. Celles-ci suscitent beaucoup de curiosité chez les occidentaux. Sur YouTube (une plate-forme numérique de diffusion de vidéos internationalement connue), il est possible de voir des expatriés Sénoufo créer des centres d’apprentissage du jegele en Europe et aux Etats-Unis. Le diplômé de la musique ayant les qualifications théorique et pratique de la musique sait comment aborder n’importe quelle culture musicale pour en découvrir l’intelligibilité qu’elle renferme. Sa gestion d’une telle structure l’amènera aussi à collaborer avec les natifs d’une culture donnée qui pourraient aussi constituer pour eux une source d’emploi. La création de conservatoires de musique constitue un potentiel domaine d’entrepreneuriat vu la faible représentativité de ce type de structure en Côte d’Ivoire.

3.3.2. Les métiers de la composition musicale

La composition musicale pourrait faire penser à un individu qui se lance dans le secteur artistique comme chanteur ou artiste-chanteur. Le métier de la composition qui nécessite des compétences d’orchestration, d’instrumentation, de notation musicale, d’harmonie et de contrepoint, va bien au-delà et se présente comme un élément essentiel dans différents secteurs de créativités. Le compositeur de la musique peut se spécialiser dans le domaine de la musique de film. Dans les pays occidentaux où cette entreprise émerge, la composition musicale rime toujours avec le scénario du film.

Depuis les années 1930, certains scénaristes se sont rendus compte que la musique pouvait accompagner l’image et soutenir l’action.  L’utilisation par exemple des chromatismes (demi-tons) et des dissonances (une impression de notes qui sonnent faux) servent d’illustration de la peur et de l’horreur. La musique de film au fil des années est devenue un genre à part entière. En Côte d’Ivoire, l’on peut facilement remarquer que de nombreux films ont été tournés avec des musiques existantes. Celles-ci ne sont pas toujours en adéquation avec les différentes scènes. Nous comprenons dès lors qu’il est possible dans ce pays, pour les diplômés de la musique de faire carrière dans l’industrie du film comme compositeur musical.

3.3.3. Les métiers littéraires et journalistiques

« Les métiers littéraires et journalistiques concernent les métiers de l’écriture, notamment, ceux en relation avec la biographie musicale, le journalisme musical, l’analyste musical pour studio et maisons de disques. » (K. M. A. Goran, 2011, p. 210) Quelques notions méritent d’être élucidées dans cette définition à partir d’éléments contextuels. La biographie musicale pourrait servir dans la promotion de nombreux artistes musiciens en Côte d’Ivoire. L’exercice de ce métier nécessite préalablement des compétences majeures comme l’analyse musicale et l’esthétique musicale. Il s’agit de présenter l’artiste dans toute sa dimension ; c’est-à-dire parler des aspects techniques musicaux et non musicaux. Cette tâche exige aussi que l’on dise ce qui fait sa particularité. En dehors de la promotion, c’est un travail qui permettra aussi d’immortaliser la carrière de nombreux artistes vivants ou non. Le spécialiste des biographies musicales pourrait pratiquer son activité auprès de structures de presses écrites et audio-visuelles du domaine culturels en choisissant d’intervenir dans des rubriques spécifiques. Celui-ci peut aussi choisir la rédaction et la publication d’ouvrages du domaine culturel. Le journalisme musical qui partage des liens très étroits avec celui des biographies musicales pourrait aussi s’exercer dans des structures de presses. Ce type de journalistes dans certains pays occidentaux, imprégnés de la musique, travaillent dans des chaînes audio-visuelles reconnues internationalement. Certains sont reconnus exclusivement pour l’animation de pages culturelles.

Conclusion

Cette étude passe en revue le contexte de la démocratisation de la musique en Côte d’Ivoire. Cet enseignement existe en Côte d’Ivoire depuis l’époque coloniale. Sa gestion dans les programmes du système éducatif par les différents acteurs gouvernementaux qui se sont succédés a très souvent conduit à des interrogations sur l’utilité de cet enseignement. Le contexte social ne s’en diffère malheureusement pas. Bien avant, certaines études en ont parlé. Nous situant dans l’évolution de cet enseignement, nous avons mené nos investigations pour présenter le contexte présent. Comme on le voit à travers les différents résultats, la démocratisation de la musique en Côte d’Ivoire reste encore tributaire de nombreuses pesanteurs.

Nous estimons pourtant, qu’il pourrait en être autrement. La plupart des spéculations enregistrées sur la musique, que nous considérons erronées, existent du fait de la méconnaissance du domaine. Les contingences socioreligieuses, les apparences et les représentations personnelles amènent à tenir des positions bien rigides contre l’enseignement de la musique. Les études en musique et musicologie, tout comme les autres domaines, reposent sur un objet et des méthodes scientifiques bien définies. Elles permettent aussi, comme on le voit dans cette étude, l’intégration socio-professionnelle des individus. Les métiers de la musique cités dans cette recherche ne sont que quelques-uns parmi tant d’autres. L’apport de la musique et de la musicologie pour la connaissance et le développement de nos sociétés est inestimable. Nous souscrivons donc à un changement de perception pour un meilleur épanouissement de ce domaine d’étude.

Références bibliographiques

DIOUF Benjamin, 2018, « Stratifications sociales en Afrique ancienne : performances et stagnations, Heródoto, Unifesp, Guarulhos », v.4, N°1 – 2019.1. pp. 247-263.

GENDRAUD Rémy, 2018, « Le coupé-décalé : Entre diversion et construction d’un nouveau mode politique dans l’Afrique francophone des années 2000 », in https://classe-internationale.com/2018/10/24/le-coupe-decale-entre-diversion-et-construction-dun-nouveau-mode-politique-dans-lafrique-francophone-des-annees-2000/, consulté le 17/11/2022 à 23h24.

GORAN Koffi Modeste Armand, 2012, L’enseignement de la musique en Côte d’Ivoire, contextes, contraintes et propositions, Paris, L’Harmattan, 200 p.

GORAN Koffi Modeste Armand, 2011, Musicologie et développement dans la société ivoirienne, Sarrebruck, Editions Universitaires Européennes, 256 p.

HIEN Sié, 2012, « La recherche scientifique et la musique africaine, 50 ans après : bilan et perspectives, Revue scientifique semestrielle de l’IRES-RDEC N° 001 Décembre 2012, pp. 61-83.

HOLAS Bohumil, 2006, Les senoufo (Y compris les Minianka), Paris, L’Harmattan, 183 p.

JODELET Denise, 1997, Les représentations sociales, Paris, PUF.

KOFFI Gbaklia Elvis, 2012, L’éducation musicale en Côte d’Ivoire, Histoire – pratiques – démocratisation, Paris, L’Harmattan, 201 p.

L’IVOIRIEN.NET, 2022, « 25 ans après sa mort : Voici les révélations sur François Lougah », in https://www.livoirien.net/sciences-et-culture/25-ans-apres-sa-mort-voici-les-revelations-sur-francois-lougah/, consulté le 17/11/2022 à 22h55.

MICHEL Guignard, 2008, « Les musiques dans le monde de l’islam », N° 21, Cahiers d’ethnomusicologie, pp. 269-286.

MOLINO Jean, 2009, Le singe musicien, sémiologie et anthropologie de la musique, Paris, actes sud, 488 p.

NATTIEZ Jean-Jacques, 2010, La musique et le discours, Apologie de la musicologie, Québec, Editions Fides, 56 p.

OUATTARA Dabila, 2013, Histoire de l’Islam en Côte d’Ivoire, Pénétration et évolution, Abidjan, Les Editions Balafons, 191 p.

OUATTARA Ouologo Jonathan et LASME Mel Fabien, 2016, « La musique islamique en Côte d’Ivoire : Difficultés et conditions d’émergence », Communication en Question, Nº6, Juin / Juillet 2016, pp. 22-39.

SOSOO Léonard, 1984, L’enseignement en Côte d’Ivoire, depuis les origines jusqu’en 1954, Tome 1, Abidjan, imprimerie Nationale de Côte d’Ivoire

VLADIMIR Jankélévitch, 1961, La musique de l’ineffable, Paris, Armand Colin, 194 p.

L’HÉROÏSME FÉMININ DANS UNE SI LONGUE LETTRE DE MARIAMA BÂ ET LA RÉVOLTE D’AFFIBA DE REGINA YAOU

Zahui Gondey AHIDJE TOTI

Université Alassane OUATTARA (Côte dIvoire)

ahidjezahuitoti@yahoo.fr

Résumé :

Cette étude se fixe comme objectif de traiter la représentation des femmes dans deux œuvres à travers lesquelles les femmes s´illustrent par leur bravoure, défiant parfois l´autorité masculine. Les romans choisis sont tous axés sur une interprétation et une représentation du vécu quotidien de la femme africaine. L’état de la femme vient à témoigner de la réalité sociale avec toute la violence continuelle et manifeste. Elle a analysé les rapports sociaux qu’établissent les personnages ou les groupements sociaux entre eux.

Mots clés : Argent, Bâ Mariama, héroïsme féminin, instruction, La Révolte d’Affiba, Mariage, Une si longue lettre, Yaou Régina.

Abstract:

This study aims to treat the representation of women in two works through which women are illustrated by their bravery, sometimes defying male authority. The selected novels are all centered on an interpretation and a representation of the daily life of African women. The state of woman comes to bear witness to social reality with all the continual and manifest violence. She analyzed the social relationships established by the characters or the social groupings between them.

Keywords : Money, Bâ Mariama, female heroism, education, La Revolte d’Affiba, Marriage, Une si longue letter, Yaou Régina.

Introduction

Les luttes émancipatrices menées par les peuples noirs ont abouti aux indépendances politiques, pour la plupart des pays africains, dans les années 1960. Cette période était présentée comme un nouveau point de départ et une véritable source d’espoir pour ces peuples jadis exploités par le système colonial. De nombreux écrits d’auteurs africains en témoignent. Mais, le départ du colonisateur ne semble pas avoir résolu la question de la liberté des Noirs à cause du fossé qui existe entre ces peuples-là et leurs nouveaux dirigeants, eux, caractérisés par toutes sortes et formes d’expressions de violences. Cette nouvelle situation à laquelle Noirs sont confrontés a alimenté des débats et amené d’autres auteurs, surtout de certains romanciers postcoloniaux à faire la satire de la société africaine postcoloniale. Ces derniers ont traduit leur désarroi et celui de leurs congénères face à ce nouveau phénomène qui mine l’Afrique au lendemain des indépendances. Mais, un fait est à faire remarquer en ce moment-là, il s’agit de la quasi absence de la femme sur la scène littéraire. Cette lutte était alors l’apanage des seuls hommes écrivains car, jusqu’à une date encore récente, la femme africaine était quasi-absente de la scène littéraire. En ces moments-là, les femmes, elles-mêmes étaient regardées par les hommes écrivains qui décrivaient leurs déboires et leurs conditions dans la société.

Mais avec le temps, l’on assiste à une fulgurante entrée de la femme sur la scène littéraire pour dénoncer les maux qui sont les siens et ceux de la société dans son ensemble. L’objectif visé par ces combattantes était, sans nul doute l’émancipation de la gent féminine africaine. Les écrivaines se sont attaquées à toutes sortes de maux qui, selon elles, constituent de véritables obstacles à la liberté et à l’émancipation de la femme africaine. De nombreuses années après les indépendances africaines et les différentes luttes des femmes pour l’amélioration leurs conditions de vie, l’on est en droit de s’interroger si la situation de celle-ci a changé qualitativement. Cela a aiguisé notre curiosité et suscité en nous une grande envie d’interroger quelques écrits d’auteurs féminins pour savoir s’il y a progrès, stagnation ou décadence de la situation de la femme africaine. Parmi les nombreux auteurs féminins qui ont abordé la question de la condition de la femme africaine, Mariama Bâ et Régina Yaou sont à placer en première ligne. Nous avons alors décidé de nous appuyer sur leurs écrits, Une si longue lettre et La Révolte d’Affiba

Nous envisageons ainsi, montrer comment se manifeste la transgression de certains aspects de la tradition africaine par les personnages féminins dans les différents romans ; se demander s’il y a progrès ou au contraire décadence au niveau de la condition de l’Africaine aussi bien dans la société traditionnelle que dans la société contemporaine. Ce sujet suscite bien évidemment des interrogations : Qu’est ce qui, dans leur action, fait-il des personnages de ces romans d’auteurs féminins des héroïnes ? Cette question guidera notre réflexion dans laquelle nous allons nous employer à démontrer la volonté de la femme africaine désireuse d’affirmer son identité. Cette étude vient compléter et enrichir les travaux qui existent dans ce domaine. La tenue d’un discours masculin sur la femme dans les écrits d’auteurs masculins ne date pas d’aujourd’hui. Seulement, le discours a changé de contenu d’une génération à une autre. Le problème de sa représentation ne pourra être étudié de manière adéquate que si l’on ne se limite pas dans la démarche à une quelconque école critique. La diversité des outillages sera au contraire, d’un grand intérêt. En raison des influences de l’espace occidental et de l’évolution du monde, les différents personnages étudiés ont une autre perception et conception du monde, mieux du mariage, de l’instruction et du pouvoir financier. Ces trois points constituent justement les aspects de la manifestation de ce féminisme.

1. L’expression du l’héroïsme à travers les conceptions des relations matrimoniales par les personnages féminins

Ramatoulaye, femme intellectuelle a fait son propre choix au détriment de celui de ses parents en la personne de Daouda Dieng. Elle préférait Modou Fall l’homme à l’éternel complet Kaki. Son mariage n’avait nullement l’approbation de ses parents. Sa meilleure amie, Aïssatou, qui occupait également la fonction d’institutrice comme elle a eu un mauvais départ au sujet de son mariage. Son mariage est traité de « controversé » en d’autres termes d’inconvenant. En fait selon la tradition il est inadmissible qu’un Toucouleur, c’est-à-dire son mari Mawdo Fall ne pouvait convoler avec une bijoutière Aïssatou. Et sa belle-mère d’ajouter :

La griotte porte bonheur. Mais une bijoutière !… Elle brûle tout sur son passage comme un feu de forge. Alors, la mère de Mawdo … considérant ton mariage comme un problème dépassé, elle réfléchissait le jour, elle réfléchissait la nuit, au moyen de se venger de toi, la bijoutière (M. Bâ, 1979, p. 42-43).

Mariama Bâ laisse nous fait entendre par ces mots que dans un Sénégal moderne la tradition, par le biais des castes et du poids des parents est une entrave au bonheur conjugal de la femme africaine. Au sein de la société traditionnelle la mère est dépositaire de la tradition. Pour cela, les normes sociales traditionnelles sont plus anciennes dans ses habitudes.

Dans ce roman, les faits ne manquent pas de dénoncer l’influence hypocrite que les mères ont sur le choix du conjoint de leur enfant ; leur obstination pour un mariage casté ou pour un mariage d’intérêt. L’ingérence des mères dans l’union de leurs enfants est un des facteurs qui favorisent la polygamie. La mère de Mawdo s’oppose au mariage de Mawdo et d’Aïssatou. Elle préfère que son fils se marie à une fille de la même classe que lui afin d’avoir toujours une emprise sur ce dernier ; elle a mis en œuvre une série de stratégies pour lui donner une seconde épouse : « Mon frère Farba t’a donné la petite comme femme pour me remercier de la façon digne dont je l’ai élevé. Si tu ne la gardes pas comme épouse, je ne m’en relèverai jamais. La honte tue plus vite que la maladie » (M. Bâ, 1979, p. 55). Ce passage enseigne sur la façon dont la mère de Mawdo a su imposer son choix. Cette seconde épouse, la petite Nabou en plus du fait qu’elle est intellectuelle comme Aïssatou parce que sage-femme de profession, a des origines royales. De surcroît, elle a été éduquée selon les principes de la mère de Mawdo. La présence de cette coépouse frustre Aïssatou qui sent ses intérêts menacés.

Malheureusement, elle décide de partir de son foyer avec ses quatre fils. Avec ces derniers elle ira vivre aux États-Unis à la suite d’une nomination à l’Ambassade du Sénégal dans ce pays. Cependant, l’on retient que pour un problème de caste corollaire de la tradition africaine, Aïssatou est privée du bonheur conjugal. Ramatoulaye, auteure de la lettre qui constitue l’intrigue du roman sera également victime de la tradition africaine dans son mariage. Dame belle-mère avec son envie d’intégrer une famille aisée fait pression sur sa fille Binetou afin que cette dernière accepte d’être la seconde épouse de Modou, conseiller technique du Ministre et mari de Ramatoulaye. Pour atteindre son objectif, Dame belle-mère joue sur le psychisme de sa fille. Les passages suivants qui émanent de Daba, la fille de Ramatoulaye, le prouvent :

Sa mère est une femme qui veut tellement sortir de sa condition médiocre qui regrette tout sa beauté fanée dans la fumée des feux de bois, qu’elle regarde avec envie tout ce que je porte, elle se plaint en longueur de journée…Binetou, navrée épouse son vieux. Sa mère a tellement pleuré. Elle a supplié sa fille de lui donner une fin heureuse, dans une vraie maison que l’homme lui a promise. Alors, elle a cédé (M. Bâ, 1979, p. 48).

Cette situation est contraire au souhait réel de Binetou. Elle n’était pas du tout consentante pour cette union. Sous l’influence de sa mère, Binetou sacrifie sa jeunesse et contribue au malheur de Ramatoulaye en acceptant d’être la seconde épouse de Modou. Un constat est fait sur la condition de la jeune fille après les indépendances. Mariama Bâ nous montre à travers son roman que les nouveaux hommes appâtent les jeunes filles qu’ils convoitent avec leurs richesses. Ils savourent donc le plaisir d’épouser les femmes qu’ils désirent sans tenir compte de l’avis de leurs premières épouses. C’est à juste titre que Modou : « Ayant tiré Binetou du circuit scolaire, il lui versait une allocation mensuelle de cinquante mille francs comme un salaire » (M. Bâ, 1979, p. 42-43). Ce qui est remarquable dans le cas de Ramatoulaye, est que, contrairement à son amie Aïssatou, elle est restée dans son foyer et avec son mari qui l’avait abandonnée avant sa mort au profit de la seconde épouse. Elle qui s’était entièrement investie dans ce mariage selon ses propres dires : « Et dire que j’ai aimé passionnément cet homme, dire que je lui ai consacré trente ans de ma vie, dire que j’ai porté douze fois son enfant. L’adjonction d’une rivale à ma vie ne lui a pas suffi. En aimant une autre, il a brûlé son passé moralement et matériellement. » (M. Bâ, 197, p. 243).

Durant toute sa vie au côté de son mari Modou, elle avait agi conformément à sa conception du mariage :« Tu ignores ce que se marier signifie pour moi. C’est un acte de foi et d’amour, un don total de soi à l’être que l’on a choisi et qui nous choisit » (M. Bâ, 1979, p. 242). Sortie de cette déception, elle préfère rester sourde à la proposition alléchante d’être sa seconde épouse que lui fait Daouda Dieng cet homme riche, député et médecin. Elle tire leçon de sa situation et s’oppose catégoriquement à un mariage polygame :

Je ne peux t’offrir rien d’autre… L’estime ne peut justifier une vie conjugale dont je connais, tous les pièges pour avoir fait ma propre expérience. Et puis l’existence de ta femme et de tes enfants complique encore la situation. Abandonnée hier, par le fait d’une femme je ne peux allégrement m’introduire entre toi et ta famille (M. Bâ, 1979, p. 248).

Nonobstant cette position figée et souvent mal appréciée par la communauté sénégalaise, elle demeure convaincue que l’union entre un homme et une femme est le gage du bonheur d’une famille. C’est d’ailleurs ce qu’elle mentionne dans l’épilogue du roman :

Je reste persuadée de l’inévitable et nécessaire complémentarité de l’homme et de la femme. L’amour, si imparfait soit-il dans son contenu et son expression demeure le point naturel entre ces deux êtres…C’est de l’harmonie du couple que naît la réussite familiale. Ce sont toutes les familles riches ou pauvres, unies ou déchirées, conscientes ou irréfléchies qui constituent la Nation. La réussite d’une nation passe donc irrémédiablement par la famille (M. Bâ, 1979, p. 243).

En choisissant le Sénégal, notamment Dakar comme espace pour narrer son histoire, Mariama Bâ souligne le fait que cette partie de l’Afrique est profondément enracinée dans les valeurs traditionnelles rétrogrades. En dépit de l’instruction et de l’ouverture d’esprit des différents personnages féminins, elles sont victimes de la tradition africaine qui n’est pas favorable à l’évolution de la gent féminine. Et pour corroborer ce fait, elle souligne le rôle éminent de l’islam dans la subordination de la femme. L’islam est l’un des alliées de la polygamie. Alors, à l’annonce des secondes noces de Modou, une délégation constituée de Tamsir le frère aîné de Modou, de Mawdo et de l’imam s’est présentée devant Ramatoulaye pour lui transmettre la nouvelle. La présence de cet imam justifie que la religion musulmane reconnaît et soutient la polygamie. En effet, il prend la parole pour faire part des demandes, très froidement comme d’une chose naturelle à Ramatoulaye : « Quand Allah tout puissant met côte à côte deux êtres, personne n’y peut rien…Oui Modou Fall… n’a fait qu’épouser une deuxième femme ce jour. Nous venons de la mosquée du Grand-Dakar où a eu lieu le mariage »(M. Bâ, 1979, p. 241). En définitive, les misères que subissent les femmes dans la société sénégalaise en général et dans le ménage en particulier sont engendrées par la tradition figée, les religions aux lois phallocratiques et le diktat de l’homme. Fort heureusement, la culture occidentale va ouvrir d’autres horizons à la femme. Effectivement, Ramatoulaye montre à son amie Aïssatou que l’école occidentale était un élément formateur face aux nombreuses vicissitudes de la vie qu’elles affronteront :

Aïssatou, je n’oublierai jamais la femme blanche qui, la première, a voulu pour nous un destin « hors du commun ». Nous étions de véritables sœurs destinées à la même mission émancipatrice. Nous sortir de l’enlisement des traditions, superstition et mœurs, nous faire apprécier de multiples civilisations sans reniement de la nôtre, élever notre vision du monde, cultiver notre personnalité, renforcer nos qualités, mater nos défauts, faire fructifier en nous les valeurs de la morale universelle, voilà la tâche que s’était assignée l’admirable directrice (M. Bâ, 1979, p. 252).

C’est grâce à cette culture étrangère qu’elles ont pu assumer leur rôle de mères de familles dans des foyers monoparentaux ; elles ont bien assumé leur autonomie et supporté leur déception dues à l’échec de leur mariage. On perçoit les effets de la culture européenne à travers la manière de vivre de la nouvelle génération, notamment de la fille aînée de Ramatoulaye :

Daba, les travaux ménagers ne l’accablent pas. Son mari cuit le riz aussi bien qu’elle, son mari proclame quand je lui dis qu’il pourrit sa femme : Daba est ma femme. Elle n’est pas esclave ni ma servante ! Je sens mûrir la tendresse de ce jeune couple qui est l’image du couple telle que je la rêvais (M. Bâ, 1979, p. 130).

Daba ne se gênait pas à exprimer sa conception du mariage qui se rapprochait de plus en plus de l’étranger : « Le mariage n’est pas une chaîne. C’est une adhésion réciproque à un programme de vie. Et puis si l’un des conjoints ne trouve plus son compte dans cette union pourquoi devrait-il rester ?… La femme peut prendre l’initiative de la rupture. » (M. Bâ, 197, p. 101). L’auteure montre son espoir dans une Afrique nouvelle et propice au changement. Il souligne que dans un Sénégal profondément ancré dans la tradition, des jeunes africaines capables d’apporter une évolution dans la vision du mariage. Nous avons compris à l’analyse de ce roman que la culture occidentale avec son ouverture à la liberté et au partage est propice au progrès de la femme africaine notamment dans le domaine du mariage. Quant à la tradition africaine ses relents semblent encore empêcher la gent féminine de s’épanouir. À ce stade de notre analyse, nous allons porter notre regard sur l’œuvre de l’écrivaine ivoirienne Regina Yaou.

Pour mieux percevoir la conception traditionnelle du mariage et son influence sur Affiba, nous allons nous référer à l’exemple de ses parents. Toute société, quel que soit son niveau de développement, possède une organisation concrète et une vision du monde qui lui sont propres. La société traditionnelle africaine et plus particulièrement ivoirienne, n’échappe pas à cette norme ; elle est régie par des lois et des modes de pensées spécifiques : « Dans les sociétés traditionnelles et plus particulièrement la société ivoirienne, le mariage est considéré comme une alliance entre deux familles, voire deux clans ou deux villages et non comme un acte social qui lie deux personnes » (R. Yaou, 1997, p. 53).

Le mariage, tel qu’il apparaît, engage une série de personnes. Voilà pourquoi après l’escapade de Koffi, le mari de Affiba, les membres de la famille Mensah Koffi et ceux d’Affiba étaient assis les uns en face des autres pour trouver une solution à la défection de Koffi : « Dans leur vie conjugale, chacun des partenaires à un rôle précis. L’homme qui est le chef de famille attend avant tout de la femme qu’elle contribue à faire prospérer son patrimoine économique. » (R. Yaou, 1997, p. 27-28). En retour la femme lui demande tout simplement de l’aimer, de subvenir à ses besoins d’être respectueux à l’égard de ses beaux-parents, et qu’ils aient de nombreux enfants. Une fois ses devoirs accomplis, l’homme ne se sent aucune dette envers son épouse et celle-ci ne doit rien exiger de lui mais, plutôt accepter ses faiblesses. C’est fort de ces faits que Gnamkè, mère d’Affiba en traditionaliste conseille sa fille ainsi :

Mon enfant, sait-tu que le mariage n’est pas un deuil ? Sais-tu aussi que la femme ne sera jamais, quoi qu’on fasse et dise l’égale de l’homme ? Chacun a ses tâches bien définies dans ce foyer et doit les accomplir. Ton mari ne te laisse pas dans le besoin, il fait tout pour ton confort et celui de votre enfant… Il faut sortir un peu du monde des livres Et vivre sur terre, en Afrique ici… La femme doit être plus tolérante… Les hommes, surtout lorsqu’ils sont jeunes, ne peuvent s’empêcher de courir les jupons ; mais ils finissent par se lasser absolument (R. Yaou, 1997, p. 138).

Selon ces propos, la femme doit s’asseoir tranquillement regarder les escapades masculines sans broncher dans la mesure où son mari prend soin d’elle. Tôt ou tard, il finira par s’assagir. D’ailleurs elle fait profiter de son expérience personnelle à sa fille : « Qu’est-ce que ton père ne m’a pas fait voir ? Aujourd’hui, où est-il toujours assis chez lui à me regarder comme si depuis trente ans que nous sommes mariés, il ne m’avait pas assez vue ! » (Regina Yaou, 1997, p. 153). Malgré ses conseils, sa fille campe sur sa position et ne se laisse guère influencer ; la mère s’en prend au père qu’elle accuse d’avoir mal élevé sa fille :« Il faut que tu donnes des conseils à Affiba !… Tu as voulu éduquer tes enfants comme des personnes appelées à vivre ailleurs qu’en Afrique. Tu vois maintenant ? »(R. Yaou, 1997, p. 153). La femme, selon la tradition africaine ; est une perpétuelle victime qui doit subir l’infidélité de son mari. Au sujet du veuvage, la mort d’un être humain est toujours imputable à un autre au sein des sociétés africaines. Chez les Akan, il est établi que c’est la femme qui est responsable du décès de son époux. Celle-ci est dépouillée de ses biens et chassée de sa maison par sa belle-famille. Elle doit boire “le breuvage de la vérité c’est-à-dire se soumettre à une ordalie, pour attester non seulement son innocence mais aussi sa fidélité à l’époux défunt. Une fois cet acte accompli, la veuve élit domicile chez sa belle-famille jusqu’au jour fixé pour l’enterrement de son mari. Au nom de ces traditions, les beaux-parents d’Affiba viennent solliciter ses biens après le décès de son mari :

Ce qui est à notre frère est aussi à nous ; et à présent, il est à nous seuls. Non satisfait d’avoir toute seule jouit des richesses de notre frère, tu viens encore monter la garde ici après son décès au lieu de te rendre en veuve éplorée, chez les parents de ton mari, dès que celui-ci s’est éteint ! Mais sache que la bataille ne fait que commencer (R. Yaou, 1997, p. 138).

Ses propres parents ne sont pas d’accord qu’elle s’oppose à la tradition. Sa mère le dit en ces termes : « … c’est la coutume et ce n’est pas toi Affiba, une petite fille comme cela qui va changer le cours des choses » (R. Yaou, 1997, p. 153). À travers l’attitude des parents d’Affiba notamment sa mère et celle de sa belle-famille, on constate que la culture africaine qu’il nous est donné de voir à une mauvaise influence sur l’évolution de la femme africaine. En cela qu’elle l’oblige à accepter sa situation de victime avec résignation. Affiba n’a pas cédé et ce, grâce à l’impact positif de la culture occidentale sur sa conception du mariage. Le mariage n’est plus une affaire entre deux lignages ou entre deux sociétés. Les parents ne sont pas forcément associés à cette prise de décision. Koffi et Affiba sont un exemple patent de ce changement en matière de mariage :

C’est au cours de ces manifestations qu’on lui présenta Koffi. Elle le trouva… bien. Koffi, lui fut moins réservé dans son jugement, à tel point qu’un mois après cette présentation, ils étaient fiancés. Comme Koffi avait obtenu une bourse pour l’étranger, de même qu’Affiba, ils se marièrent dès leur arrivée en France (R. Yaou, 1997, p. 8).

Ce fait laisse entendre que le choix n’a nullement été influencé par un quelconque parent et sous le coût de la tradition ; ils se sont mariés en France, loin du regard et de l’influence de la tradition africaine. Le mariage apparaît donc comme une association particulière au cours de laquelle chacun apporte quotidiennement sa contribution tant morale, physique que financière. En tant qu’association, le ménage a besoin d’un chef. Mais cela n’implique nullement une subordination, une infériorité de l’autre. Ce titre de chef de famille attribué à l’homme n’est qu’honorifique dans la société moderne. L’homme n’est plus le maître absolu qui n’a que faire de l’avis de sa “douce moitié”. Désormais les conjoints devraient être égaux. Le mari peut aussi bien donner à manger à sa fille à son fils que préparer le nécessaire pour la toilette de sa femme. Koffi l’a si bien compris lui qui fait manger sa fille Diane et fait couler le bain de sa femme. L’auteure, par l’image d’Affiba, traduit son regard sur le mariage moderne qu’il oppose au mariage traditionnel. Elle montre notamment que le premier est propice à l’évolution de la femme parce qu’il lui permet son épanouissement, sa liberté d’esprit et d’agir et son autonomie. L’éducation joue pour beaucoup dans la conception du mariage parce qu’Affiba a été élevée comme une occidentale, elle a fait ses études en France et s’y est mariée. Ces faits ne sont pas fortuits de notre point de vue. La Révolte d’Affiba traduit la colère, l’exaspération de moult femmes africaines qui s’insurgent contre la machine sociale africaine qui les brime et les asservit. En définitive, pour ces romancières, la culture africaine est négative pour la femme.

La tradition africaine a avili l’image de la femme africaine, elles approuvent le mariage comme un des moyens pour parachever l’émancipation de la gent féminine. Dans l’ensemble, sur la base de ces œuvres féminines, nous avons compris que du point de vue du mariage, la culture occidentale avec sa conception de l’amour et du respect des droits féminins, est la plus adaptée à l’évolution de la femme africaine. Grâce à elle, des femmes africaines sortent de leur carcan traditionnel pour mieux s’épanouir. Toutefois, le mariage n’est pas le seul élément susceptible de faire avancer la femme africaine. Il y a également la question de l’instruction. Alors quels impacts les cultures africaines et occidentales exercent-ils sur l’instruction de la femme africaine ?

2. L’expression du l’héroïsme à travers les conceptions de l’instruction par les personnages féminins

À travers Une si longue lettre, on apprend que l’implantation de l’école occidentale dans les mœurs africaines demande une marche en avant par le rejet des pratiques perçues comme un frein à l’épanouissement de l’individu. Ainsi, les femmes formées aux écoles nouvelles refusent de se plier aux règles anciennes, au rôle secondaire que la tradition leur réserve. Par conséquent une rupture s’installe entre l’éducation reçue, l’ouverture au monde moderne et les pratiques d’un autre âge. Nous notons avec intérêt ce fait à travers ces propos de Ramatoulaye :

Libérée donc des tabous qui frustrent, apte à l’analyse, pourquoi devras-je suivre l’index de ma mère pointée sur Daouda Dieng, célibataire encore, mais trop mûr pour dix-huit hivernages (…) Notre mariage se fit sans dot, sans fastes, sous les regards désapprobateurs de mon père, devant l’indignation douloureuse de ma mère frustrée, sous les sarcasmes de mes sœurs surprises, dans notre ville muette d’étonnement (M. Bâ, 1979, p. 28-29).

Cette attitude découle des idées reçues de l’éducation occidentale. Ramatoulaye et Aïssatou ont reçu une éducation de la Directrice de l’École Normale. Cette dernière leur a enseigné un idéal féminin : servir la cause des femmes ce qui signifie promouvoir la femme africaine en l’aidant à refuser l’impérialisme de la tradition. C’est ainsi que la plupart des personnages féminins instruites dans l’œuvre, désobéissent aux remarques de leurs parents pour épouser l’homme de leur choix : Ramatoulaye et Jacqueline. Elles souhaitent appliquer leurs désirs sans aucune contrainte particulière. Même Aïssatou a ignoré les contraintes sociales pour s’unir à un Toucouleur alors qu’elle est une bijoutière, méprisant ainsi le problème de castes si cuisant au Sénégal. Cette dernière représente un modèle pour Ramatoulaye en raison de sa réussite sociale. C’est ce que nous dit Ramatoulaye ici dans sa lettre :

Les livres soudent des générations au même labeur contenu qui fait progresser. Ils te permirent de te hisser… Ce que la société te refusait ils te l’accordèrent : des examens passés avec succès te mènent toi aussi en France. L’école d’interprétariat, d’où tu sortis, permit ta nomination à l’Ambassade du Sénégal aux États-Unis. Tu gagnes largement ta vie. Tu évolues dans la quiétude, comme tes lettres me le disent (M. Bâ, 1979, p. 28-29).

Grâce à l’école, ces femmes ont pu progresser dans leur vie et assurer leur autonomie quand elles sont tantôt séparées de leurs maris, tantôt abandonnées par lui. Ce n’était pas facile quand on savait que la société sénégalaise voyait mal ces femmes instruites comme le témoigne ces propos de la mère de Mawdo Bâ, mari d’Aïssatou : « L’école transforme nos filles en diablesses qui détournent les hommes du droit chemin » (M. Bâ, 1979, p. 30) et « En vérité, l’instruction d’une femme n’est pas à pousser et puis je me demande comment une femme peut gagner sa vie en parlant matin et soir » (M. Bâ, 1979, p. 111). Les propos de cette femme profondément attachée à la tradition montrent que la société sénégalaise n’était pas favorable à l’instruction de la femme africaine. Heureusement, les héroïnes de l’œuvre ont appris leur formation d’institutrice, formation qui leur a valu des postes de responsabilités. Nonobstant cette influence positive de la culture occidentale par le biais de l’école, Ramatoulaye en relève les tares. Elle qui avait accepté l’entrée du pantalon dans les garde-robes de ces filles. Notons ses réflexions sur la question du modernisme :

… J’eus tout d’un coup peur des affluents du progrès. Le modernisme ne peut donc être, sans s’accompagner de la dégradation des mœurs […]. Le monde est à l’envers. Les mères de jadis enseignaient la chasteté. Leur voie autorisée stigmatisait toute « errance » extraconjugale. Les mères modernes favorisent les « jeux interdits » (M. Bâ, 1979, p. 139).

Ramatoulaye avait appris à ses dépens que rejeter totalement la tradition africaine au profit du modernisme pouvait avoir des conséquences dramatiques. Elle regrettait l’issue finale de son union avec son mari relevant de son choix personnel. Les enfants fumaient et même une tomba enceinte. Ces faits avérés démontrent que l’auteure veut nous laisser entendre que l’instruction n’est forcément pas bonne pour la femme. Même tout dans la tradition africaine n’est pas mauvais. Si l’instruction est capable de faire sortir la femme africaine des stéréotypes et de son état de victime certaines facettes de sa tradition peuvent l’aider. Il serait donc imprudent à une femme africaine d’ingurgiter et d’appliquer tout bonnement tous les aspects que lui présente la culture occidentale.

Toutefois, à s’en tenir à son œuvre, Mariama Bâ nous laisse entendre qu’une fois de plus, les us et coutumes africains entravent le progrès de la sénégalaise. Elle n’est pas la seule à le penser lorsqu’on s’en tient au roman de Regina Yaou. L’auteure nous présente encore l’image d’un personnage féminin très instruit. À l’entame du roman, cela faisait trois ans qu’elle était à Paris où elle faisait ses études. Affiba venait d’avoir sa Licence en Droit et occupait le poste d’Inspectrice dans une Agence d’Assurances. Son niveau d’instruction a eu un effet bénéfique sur la réussite sociale de son mari Koffi parce que grâce à elle, il a ouvert un cabinet d’Ingénieurs conseils. Les tenants de la tradition n’étaient nullement opposés à son instruction contrairement au cas de Ramatoulaye comme nous l’avons vu plus haut. D’ailleurs son père infirmier à la retraite les avait soutenus financièrement elle et son mari lors de leur séjour estudiantin en France. C’est vraiment un avantage considérable que cette femme à, elle qui vit dans l’espace ivoirien.

Cependant, son instruction sera un sujet d’achoppement entre elle et les traditionalistes au sujet de l’héritage. Elle connaissait la loi pour avoir fait des études juridiques et n’entendait pas se laisser déposséder de ses biens à la mort de son époux. Elle nous livre les raisons profondes de son combat : « Heureusement que je sais en mon for intérieur que mon attitude actuelle n’est pas la manifestation d’un penchant prononcé pour le matériel ; « je me bats contre le principe de dépouiller une femme dès l’agonie de son mari »(R. Yaou, 1997, p. 22). L’on comprend que ce n’est pas contre toute la tradition africaine qu’Affiba se ligue mais contre ses dérives concernant les droits successoraux. Ce n’est pas sans raison que l’auteure la fit faire des études juridiques pour démontrer qu’elle peut se défendre contre l’appareil social.

Même si elle semble être seule contre tous, y compris même ses propres parents d’autant plus que la loi est de son côté, elle a de sérieuses chances de remporter la bataille. Mais tel n’est pas l’objectif de l’auteure de savoir qui gagne entre traditionalistes et modernistes. Là n’est pas le débat. Regina Yaou en ne nous donnant pas l’issue de la bataille dans l’épilogue veut nous faire dans un premier temps la satire de la tradition africaine notamment dans le domaine de l’héritage. Elle relève le fait pour que la femme africaine puisse lever la voix contre cette tradition, le courage à lui seul ne suffit pas, il faut l’y adjoindre l’instruction.

Regina Yaou donne un modèle aux femmes africaines pour leur dire que ce combat n’est pas gagné d’avance vu la prédominance de la question de l’héritage dans les coutumes ivoiriennes. Comme Affiba s’est entourée de la police pour surveiller ses biens, cela sous-entend que les autorités garant de la loi ne doivent aucunement laisser les femmes sans défense dans cette lutte.  L’émancipation est un mouvement de libération de l’asservissement. Cette conception de la femme émancipée semble avoir été bien perçue par Mariama Bâ et Regina Yaou qui donnent à leurs œuvres une nouvelle portée. Les héroïnes sont présentées comme des femmes instruites qui sont à cheval entre la tradition et la culture occidentale. Elles reviennent au pays après avoir effectué des études supérieures en France. Les auteures proposent cette voie de retour pour leurs héroïnes pour s’ériger contre la fuite des cerveaux. Pour elles, une femme émancipée connaît son statut juridique et en jouit. La femme émancipée pousse l’homme à se résigner. L’acte le plus frappant qui prouve l’émancipation, de Ramatoulaye et d’Affiba est leur rejet des institutions patriarcales dont le symbole flagrant est la tradition africaine. Par leurs caractères et leurs instructions, ces dernières montrent qu’elles sont une projection que font les auteures des figures marquantes et actuelles de la gent féminine africaine.

Cette conception de la femme émancipée semble avoir été bien perçue par ces deux auteures. Elles présentent des personnages qui correspondent aux caractéristiques de ce genre de femme. L’instruction est en amont de l’émancipation en cela qu’elle participe à l’ouverture d’esprit et l’autocritique de la femme. La femme instruite est émancipée lorsqu’elle utilise son éducation pour se réaliser dans la société. Tout comme l’instruction, l’argent la clé de voûte de ce monde constitue un élément moteur dans l’évolution de la femme africaine qu’il s’agisse des deux cultures.

3. L’expression du l’héroïsme à travers les conceptions du pouvoir financier par les personnages féminins

Ramatoulaye décrit sa situation économique dès l’entame du roman suite au décès de son mari : « Issue d’une grande famille de cette ville, ayant des connaissances dans toutes les couches sociales, institutrices ayant des rapports aimables avec les parents d’élèves, je reçois les sommes les plus fortes et de nombreuses enveloppes » (M. Bâ, 1979, p. 15).

Si l’on tient à ces propos, nous pouvons dire que Ramatoulaye était autonome sur le plan économique à cause de son métier d’institutrice. Cependant, comme on le constate dans son cas la belle-famille appauvrit la femme et les enfants après le décès de leur fils : « Notre belle famille emporte aussi des chaises laborieusement complétées et nous laisse dans un dénuement total, nous qui avons besoin de soutien matériel » (M. Bâ, 1979, p. 53). Ce triste fait souligne que pour la tradition africaine, il est impossible qu’une femme bénéficie des fruits de son union conjugale. Cette culture empêche le progrès au plan économique de la femme sénégalaise en particulier et de la femme africaine en général. Il avait de surcroît emprunté « quatre millions » de francs pour envoyer sa mère et son époux à la Mecque. Après tant de vie commune ensemble, Ramatoulaye découvre l’égoïsme de son mari et de sa belle-famille. Heureusement, en tant qu’institutrice et plus tard Directrice d’école, elle s’en sort mieux sur le plan économique. Même si Mariama Bâ ne met pas l’accent dans son œuvre sur la part considérable de l’argent dans l’émancipation de la sénégalaise, il n’en demeure pas moins que l’argent représente un atout pour son projet.

L’auteure met en exergue les péripéties conjugales dues au problème de la polygamie. Néanmoins force est de constater qu’en conférant un statut d’autonome au plan financier, elle leur donne plus d’arme pour lutter contre leur victimisation. Ramatoulaye abandonnée par son mari et sa belle-famille, s’en sort elle et ses enfants parce qu’elle a un métier bien rémunéré, c’est le cas d’Aïssatou qui vit d’ailleurs aux États-Unis avec ses enfants à cause de sa fonction à l’Ambassade. L’indépendance économique permet à la femme de sortir de sa situation d’opprimée pour connaître une évolution. Si pour Mariama Bâ, la solution réside principalement dans l’union et l’entente du couple, il n’en demeure pas moins que la situation économique reluisante de la femme peut parer à toute éventualité. Et cette opinion est partagée par l’écrivain ivoirien Regina Yaou.

Dans l’œuvre, le personnage central assume la fonction d’inspectrice dans une maison d’Assurances. C’est le prototype de la femme moderne exemplaire. Elle est très économe comme l’attestent ces dires : « Non, chéri, je ne veux pas de ce nouveau domestique protesta Affiba. Cela fait trop d’argent » (Régina Yaou, 1997, p. 33). Ces qualités de femme exemplaire se précisent notamment lorsqu’en six mois de travail, elle a permis à son mari d’ouvrir son cabinet d’ingénieurs conseils. Ensuite, elle avait fait terminer et meubler des dépendances dans la cour de leur villa. Enfin, elle se proposait de faire entreprendre des travaux d’agrandissement de la maison de ses parents et reversait régulièrement de l’argent sur le compte de sa fille Diane. L’argent qu’apportait Affiba à la maison concourait énormément au bonheur de la famille. Mais elle craignait que l’argent ne tourne la tête de son homme. Cette dernière s’appuie sur les coutumes pour la déposséder de tous ses biens. Elle traduit que son combat n’a pas de visées matérialistes, elle réclame ce qui lui revient :

Heureusement que je sais en mon fort intérieur que mon attitude actuelle n’est pas la manifestation d’un penchant prononcé pour le matériel ; je me bats contre le principe de dépouiller une femme dès l’agonie de son mari…Les femmes, qui n’exercent aucun métier rémunérateur et ne vivent que de revenu de leur mari, à la rigueur peuvent se laisser faire, quoi qu’elles ne le doivent pas. Mais nous qui, à la sueur de notre front, aidons nos hommes ! Je travaille ! J’ai gagné assez d’argent pour épauler mon mari dans l’acquisition de tout ce qu’ils convoitent à présent (R. Yaou, 1997, p. 15).

C’est la raison pour laquelle, elle traduit toute sa détermination à sa belle-famille en ces termes :

De plus en plus, des femmes et leurs enfants hériteront de leur mari et père, parce que dans tout ménage, la femme investit aussi et elle n’acceptera pas d’être dépouillée par des héritiers surgis d’on ne sait où ? Résignez-vous, je vous le conseille, les biens de Koffi ne seront jamais à vous. J’étais prête à continuer à vous aider financièrement, mais maintenant que je sais que vous voulez me jeter à la rue, il n’en sera plus question (R. Yaou, 1997, p. 15).

La situation d’Affiba nous laisse entendre que la tradition africaine abuse de la situation économique de la femme africaine. L’auteur nous a présenté une femme moderne, autonome et qui soutient son mari. Mais à la fin, à la mort de son mari, nul ne veut reconnaître ses sacrifices énormes. Si nous avons remarqué, Affiba dans ses propos emprunts de révolte utilise le plus souvent le pronom “nous” englobant la majeure partie des ivoiriennes qui vive sa situation. Ce roman est l’expression de la révolte de toutes les femmes victimes de l’exploitation économique de l’homme et de la société africaine. Avec ce roman s’élève la voix des sans voix pour s’ériger contre les aspects rétrogrades de la tradition africaine. Regina Yaou a bien fait d’avoir choisi une femme moderne et autonome financièrement. Avec l’évolution de la société, cette femme peut et doit utiliser les droits que lui confère la loi pour jouir de ses prérogatives. Toutefois, l’indépendance financière de la femme moderne assortie de son instruction constitue un atout considérable pour assurer son progrès face aux déboires de la tradition africaine.

Conclusion

Cette réflexion a porté sur l’identification et l’analyse de quelques aspects de l’héroïsme dans le roman africain. Nous nous sommes appuyés sur deux romans. Nous avons procédé par une étude comparative. Ici, nous avons constaté que, contrairement à la culture africaine, celle de l’occident a fait évoluer la situation de la femme africaine dans sa conception des éléments tels que le mariage, l’instruction, et l’argent. Cette la culture occidentale a une influence positive sur le progrès de la femme africaine. La note positive qui ressort de cette analyse est que ces femmes se révoltent de plus en plus face à la société africaine et affûtent leurs armes pour se frayer une place dans les affaires publiques de leur pays. Au total, la défense de la femme a apporté de grands changements dans l’écriture romanesque négro-africaine francophone. L’émancipation de la femme africaine qui est le projet partagé par ces écrivaines à un lien étroit avec leur quête identitaire.

Références bibliographiques

BA Mariama, 1979, Une si longue lettre, Dakar, NEA.

CAZENAVE Jarmila, 1996, Femmes Rebelles. Naissance d’un nouveau Roman africain au féminisme, Paris, L’Harmattan.

CHEMAINDegrange, 1980, Emancipation féminine et roman africain, Dakar, Abidjan, Lomé, NEA.

DAGUI N’Gbabo, 1991, « La situation juridique de la femme en Afrique noire contemporaine, progression, Stagnation, ou régression », in Revue Juridique et politique, Indépendance et Coopération, Vol.45, N°2, pp.193-23.

YAOU Régina, 1997, La Révolte d’Affiba, Abidjan, NEA.


[1] Nous partons de l’exemple français parce qu’il concerne de plus près les situations des pays francophones auxquels nous appartenons. Nous élargirons l’analyse à d’autres modèles pour compenser ses insuffisances.

[2] L’introduction d’une loi sociale par le Président Barack Obama a été et est toujours combattue par les républicains.

[3] L’empereur russe Pierre II et le roi de France Louis XV sont morts de variole. Après la mort de Louis XV, ses deux frères dont son successeur, Louis XVI furent inoculés. La princesse de Galles, Caroline de Brandebourd-Ansbach, grâce à son amie Lady Montagu, femme de l’ambassadeur anglais à Constantinople, qui introduisit la technique de l’inoculation en Europe, et après des expériences fructueuses sur des condamnés à mort, se résout à faire vacciner sa fille et toute la famille royale. 

[4] Comité International de Bioéthique / UNESCO.

[5] Commission Mondiale d’Éthique des Connaissances Scientifiques et des Technologies / UNESCO.

[6] L’adresse de L. Bender, (2020) au siège de l’UNICEF à New York et l’excellent ouvrage collectif dirigé par N. Bouchard (2019) sont précieux pour une compréhension plus détaillée de cette idée.

[7] On peut trouver des éclairages for intéressants sur ce principe éthique important en matière de recherche scientifique chez O. Godard (1997) et M-A. Hermitte, D. Dormont (2000).

[8] Ce qui est appris, transmis, produit et inventé et qui incorpore les êtres techniques sous forme de connaissance et de sens des valeurs.

[9] Ce terme, dans ce contexte, renvoie au nom commun attribué à toute personne proposée à la distribution de courriers.

[10] Le plan Marshall est un plan d’aide et de reconstruction de l’Europe en ruine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale proposée par les Américains.

[11] La nouvelle Jérusalem céleste désigne dans le contexte migratoire, la cité idéale pour le bien-être des migrants.

[12] L’espace Schengen est un espace de libre circulation des personnes (Europe). Il est donc exclusif.

[13] Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti.

[14] Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

[15] Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

[16] La Sofitex est la principale des trois sociétés cotonnières du pays, qui contrôle 80 % de la production nationale.

[17] Dans ce cas, il s’agit des facteurs culturels qui conditionnent l’acceptabilité des innovations, l’accès au crédit, les circuits de production et de distribution des semences, la politique des prix agricoles, la nature et le fonctionnement des institutions conditionnent aussi la possibilité de transformer une prouesse technique en un progrès économique et social.

[18] L’éducation musicale est une discipline enseignée dans l’enseignement secondaire général. D’une part, Elle s’occupe de l’enseignement et de l’apprentissage de la musique. D’autre part, elle s’intéresse aux aspects sociaux et culturels du code sonore et des bruits environnants.

[19] Dans l’observation non participante, l’observateur est absent du cadre social observé. Les individus observés ne peuvent le voir.

[20] L’ethnomusicologie représente une discipline de la musicologie qui s’intéressent aux musiques de traditions orales.

[21] Bible Gateway, Version Louis Segond.

[22] Terme anglais signifiant « bourdonnement » d’insecte. En marketing, c’est une technique qui consiste à susciter de la bouche à oreille autour d’un événement ou d’un produit produisant ainsi une forte audience et attractivité.

[23] Patrick Tanguy Séry Digbeu est connu sous le nom de Debordo Leekunfa ou Debordeaux Leekunfa. Il est né le 20 décembre 1984 à Abidjan. Il est un chanteur et auteur-compositeur-interprète ivoirien.

[24]Sourate Louqman n°31 verset 6.

[25] Hiromi Lorraine Sakata cité par Michel Guignard,2008, Les musiques dans le monde de l’islam Un congrès à Assilah (Maroc), 8-13 août 2007, Cahiers d’ethnomusicologie.

[26] Michel Guignard cité par Michel Guignard, 2008, Les musiques dans le monde de l’islam Un congrès à Assilah (Maroc), 8-13 août 2007, Cahiers d’ethnomusicologie.

[27] Le jegele fait référence au xylophone communément appelé par certains, balafon. Cette forme de transcription du terme jegele, qui tient compte de la phonétique Sénoufo, n’est pas nouvelle. Ce terme est aussi utilisé par l’ethnomusicologue et musicien franco-suisse, Hugo Zemp, dans son article intitulé « Paroles de balafon », 2004, p. 314. Le terme djéguélé, souvent utilisé par certains, tient compte de la transcription de la phonétique française.

[28] Association des Eglises Baptistes Evangéliques de Côte d’Ivoire

[29] Marcus Miller est américain, compositeur et bassiste de jazz fusion. Il est né à Brooklyn le 14 juin 1959. Dans son cursus, il a fait une haute école de musique et d’art où il a obtenu un diplôme en clarinette.

[30] Richard Bona est un chanteur et bassiste américain d’origine camerounaise. Il est né le 28 octobre 1967 à Minta au Cameroun. Il a fréquenté le conservatoire de Düsseldorf en Allemagne.

[31] Béla Bartók, compositeur et pianiste hongrois, naît le 25 mars 1881 à Nagyszentmiklós en Autriche-Hongrie. Il meurt le 26 septembre 1945 à New York. Il est aussi pionnier de l’ethnomusicologie,

[32] La gamme Bartok, du nom du célèbre compositeur Béla Bartok, est structurée comme suit : 2nde, 3ce, 4aug, 5te, 6te, 7min.

admin

Writer & Blogger

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Populaires
Récents
  • All Posts
  • Communication
  • Culture
  • Droit
  • Philosophie
  • Politique
Edit Template
  • All Posts
  • Communication
  • Culture
  • Droit
  • Philosophie
  • Politique
Edit Template

Hello, we are content writers with a passion for all things related to fashion, celebrities, and lifestyle. Our mission is to assist clients.

Contenu sponsorisé

Aucun message trouvé !

Newsletter

Rejoindre nos Abonnés

Vous avez été abonné avec succès ! Ops! Quelque chose s'est mal passé, veuillez réessayer.

En vous inscrivant, vous acceptez notre Politique de confidentialité.

Nuages ​​de tags

    Edit Template

    Warning: Undefined property: stdClass::$data in /htdocs/wp-content/plugins/royal-elementor-addons/modules/instagram-feed/widgets/wpr-instagram-feed.php on line 4894

    Warning: foreach() argument must be of type array|object, null given in /htdocs/wp-content/plugins/royal-elementor-addons/modules/instagram-feed/widgets/wpr-instagram-feed.php on line 5567

    Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

    ISSN : 2313-7908

    N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016

    Indexation : Mir@bel et HalArchive.


    Warning: Undefined array key "student_url_profile" in /htdocs/wp-content/plugins/masterstudy-lms-learning-management-system/_core/lms/helpers.php on line 1340

    Warning: Undefined array key "student_url_profile" in /htdocs/wp-content/plugins/masterstudy-lms-learning-management-system/_core/lms/helpers.php on line 1345

    Press ESC to close

    Cottage out enabled was entered greatly prevent message.