Volume XIII – Numéro 23 Juin 2022 ISSN : 2313-7908N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016 |
PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES
Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines
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ISSN : 2313-7908
N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016
ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES
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COMITÉ DE LECTURE
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COMITÉ DE RÉDACTION
Secrétaire de rédaction : Dr Kouassi Honoré ELLA, Maître de Conférences
Trésorier : Dr Kouadio Victorien EKPO, Maître de Conférences
Responsable de la diffusion : Dr Faloukou DOSSO, Maître de Conférences
Dr Kouassi Marcelin AGBRA, Maître de Conférences
Dr Alexis Koffi KOFFI, Maître de Conférences
Dr Chantal PALÉ-KOUTOUAN, Maître-assistant
Dr Amed Karamoko SANOGO,Maître de Conférences
SOMMAIRE
1. L’être et l’inquiétude essentielle chez Martin HEIDEGGER
Pascal Dieudonné ROY-EMA…………………………………………………………1
2. Les Lumières entre lueurs et ombres
1. Alain casimir ZONGO 2. Blaise NIKIEMA………………………..……….15
3. La falsifiabilité et le problème de la vérité scientifique chez Popper
1. Offo Élisée KADIO 2. David Koffi KOUAKOU……………………..………41
4. John RAWLS et les limites de la théorie de la justice
Mah Hortense KARABOILY…………………………………………………………57
5. La crise des figures de l’art
Ibrahim KONÉ…………………………………………………….……….………….79
6. La vérité médiatique à l’épreuve du doute cartésien
Lolo Dérock SERY……………………………………………………………….….101
7. La géo-ingénierie du climat : du désir sécuritaire aux paradoxes éthiques
Sionfoungon Kassoum COULIBALY…………………………………………….117
8. Enseignement des équations en classe de 5ème au Burkina Faso : méthode intuitive versus méthode formelle
1. Kirsi Jean-Pierre DOUAMBA 2. Sekhna SYLLA ……………..…….……135
LIGNE ÉDITORIALE
L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.
Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?
Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.
Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.
Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.
Le comité de rédaction
L’ÊTRE ET L’INQUIÉTUDE ESSENTIELLE CHEZ MARTIN HEIDEGGER
Pascal Dieudonné ROY-EMA
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
roypascal2007@yahoo.fr / royema@me.com
Résumé :
Toute la pensée de Martin Heidegger est dominée par la « question de l’Être ». Dans son essence historico-ontologique, l’homme est cet étant dont l’être, compris comme ek-sistence, consiste en ceci qu’il habite dans la proximité de l’Être. Chez Heidegger, l’homme s’installe dans le rôle de « sentinelle de l’être » (S.-J. Arrien et C. Sommer, 2021, p. 218). L’essence fondamentale de cet étant, insiste Heidegger, est le Souci. L’Être heideggérien ne saurait donc être le lieu d’un séjour idyllique permanent et de repos tranquille. La quiétude champêtre, la rustique simplicité du chemin de campagne et la tranquillité légendaire des chemins forestiers de la Forêt-Noire, sentiers si propices, il est vrai, à la méditation de ce promeneur solitaire que fut aussi le penseur de Messkirch et de Todtnauberg, n’empêchent pas qu’en l’Être, se vibre toute une inquiétude essentielle.
Mots-clés : Angoisse,Danger,Dasein, Être, Inquiétude, Mal, Souci, Unheimlichkeit.
Abstract :
All the thought of Martin Heidegger is dominated by the «question of Being». In his historico-ontological essence, man is that being whose being, known as ek-sistence, consists in living in the proximity of Being. With Heidegger, man takes the role of “sentinel of being” (S.-J. Arrien and C. Sommer, 2021, p. 218). The fundamental essence of this being, insists Heidegger, is Worry. The Heideggerian being cannot therefore be the place of an idyllic permanent stay and quiet rest. The tranquility country, the rustic simplicity of the “country path” and the legendary tranquillity of the forest paths of the Black Forest, the so conducive paths, it is true, to the meditation of this lonely walker that was also the thinker of Messkirch and Todtnauberg, does not prevent that in Being, vibrates an essential anxiety in his interiority.
Keywords : Anxiety, Danger, Dasein, Being, Worry, Evil, Worry, Uncanniness.
Introduction
« Si l’on examine la vision heideggérienne de l’existence humaine, de l’être-au-monde, on s’aperçoit qu’il en donne une image étouffante, accablante au dernier degré » (C. Dupuydenus, 2015, p. 86). Il suffit de parcourir la table des matières de « Être et Temps », en s’arrêtant sur les catégories principales qui déterminent essentiellement, aux yeux du penseur, l’existence ou le Dasein : bavardage, curiosité, équivoque, chute et être-jeté, souci, être-pour-la mort, angoisse, peur, ennui, etc. Cela, nul ne saurait en douter, « reflète bien les peurs et les frustrations des hommes et des femmes qui vivent dans une société répressive où ils mènent une existence sans joie, obscurcie par la mort et l’angoisse : du matériel humain à la merci d’une personnalité autoritaire » (R. Wolin, 1992, p. 22). Herbert Marcuse en fait cas dans sa correspondance du 28 Août 1947 avec Heidegger, reprise par R. Wolin (1992, pp. 21-22).
L’herméneutique de la facticité parle de la vie ordinaire de l’homme. Le Dasein fait l’expérience de la déchéance, de l’angoisse, de la culpabilité, de la faute, du mal, de la mort, de la solitude et de la déshérence dans un monde qui ne lui offre aucun abri (c’est la « Unheimlichkeit »). Ainsi, l’« Être », dont s’enquiert Martin Heidegger, « ne saurait être le lieu d’un séjour idyllique où l’existence humaine pût enfin espérer se reposer à loisir et en toute confiance des fatigues de cette « odyssée de la conscience » que lui fut l’histoire & l’aventure plus de deux fois millénaire de la « métaphysique occidentale » » (G. Guest, 2006, p. 9). Autrement dit, l’être heideggérien n’est pas une demeure de quiétisme et de repos tranquille. « La sorte de « sérénité » (non point « crispée ») et d’« acquiescement » – la « Gelassenheit » – qu’est censé s’y être acquise le penseur n’y confine nullement à un quelconque quiétisme. Il y vibre au contraire toute une inquiétude essentielle… […] » (G. Guest, 2006, p. 9).
« La quiétude « champêtre », la rustique « simplicité » du « chemin de campagne » et la tranquillité légendaire des « chemins forestiers » de la Forêt-Noire, sentiers si propices, il est vrai, à la méditation de ce « promeneur solitaire » » (G. Guest, 2006, p. 9) que fut aussi le penseur de Messkirch et de Todtnauberg, n’empêchent pas qu’en l’Être, se vibre toute une inquiétude essentielle. À quoi renvoie la notion d’inquiétude dans la logistique heideggérienne, et comment se caractérise-t-elle chez l’Être ? Pour y répondre, il nous faut, au préalable, déterminer le sens de l’Être chez Heidegger.
1. La conception heideggérienne de l’être
La question de l’être, « née en Grèce au Ve siècle avant notre ère, touche, selon Heidegger, à l’essence la plus intime de la philosophie » (L. Villevieille, 2022, p. 18). Elle est, celle qui, au cours de notre histoire, s’est déterminée comme idée chez Platon, être en œuvre ou en acte chez Aristote, représentation chez Descartes, et ainsi de suite jusqu’à la volonté de puissance nietzschéenne.
« Depuis des décennies, le mot être se présente comme le mot clef et comme le mot-interdit de la méditation heideggérienne » (M. Zarader, 2012, p. 339). Le mot clef, parce que toute la pensée se réduit ici à cette unique pensée qu’est la pensée de l’être. Pensée très approfondie, très orientée, très cheminante, pensée contingente en son avènement, immobile ou immuable en son objet. Le mot-interdit, parce que le mot « être » en sa forme substantive et substantielle égare plus qu’il n’éclaire.
Le sens de l’être, diversement apprécié et interprété, rend ce dernier essentiellement superflu. « Là où les Grecs avaient déjà jeté les bases d’une interprétation de l’être, un dogme s’est constitué qui non seulement déclare superflue la question du sens de être, mais de plus, légitime qu’elle soit purement et simplement chômée », écrit M. Heidegger (1986, p. 25).
La question de l’être, question fondamentale, échappe alors depuis longtemps à l’homme, au point de s’effacer ou de se retirer dans l’absence. « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli » (M. Heidegger,1986, p. 25). Aussi, entreprendra-t-il de la retravailler à neuf. D’où la nécessité de répéter cette question afin de saisir son sens réel, par une relecture et une nouvelle interprétation de la pensée des premiers penseurs Grecs à qui Heidegger attribue l’origine de la philosophie. Ainsi, il va se dresser contre la métaphysique traditionnelle et à contribuer à son dépassement.
Pour M. Heidegger (1980, p. 61), « si l’être n’est plus pour nous qu’un vocable vide et une signification évanescente, il faut bien nous efforcer une bonne fois de saisir au moins ce qui nous reste encore de relation à l’être ». Et dans son approche du concept de l’être, il pense que, « contrairement à l’opinion courante, l’être n’est rien moins qu’un mot vide, et qu’il est bien plutôt déterminé de tant de façon que nous avons toutes les peines du monde à garder autant qu’il faudrait ce caractère déterminé » (M. Heidegger, 1980, pp. 102-103).
Poursuivant, M. Heidegger (1980, pp. 206-207) précise que « la question sur ce qu’il en est de l’être se dévoile en même temps comme la question sur ce qu’il en est de notre être-là dans l’histoire. (…) À la question sur l’estance de l’être se trouve intimement liée la question : « Qui est l’homme ? ». L’homme a un rapport privilégié à l’être, par le simple fait qu’il pose la question de l’être. Mais aussi parce qu’il se meut « « toujours déjà dans une compréhension de l’être ». C’est donc auprès de lui qu’il faut chercher le sens de l’être » (J. Grondin, 2019, p. 47). Dans son essence historico-ontologique, l’homme est cet étant dont l’être comme ek-sistence consiste en ceci qu’il habite dans la proximité de l’Être. Chez Heidegger, l’homme, voisin de l’être, s’installe ainsi dans le rôle de « sentinelle de l’être » (S.-J. Arrien et C. Sommer, 2021, p. 218).
Par ailleurs, la compréhension du concept de l’être ne va pas sans interroger le sens véritable du Dasein et pour s’interroger sur l’être, il faut qu’un étant soit au préalable ; sans cela, il n’y aurait pas du tout d’interrogation. Terme allemand qui signifie « être-là », c’est-à-dire être présent, en philosophie, le mot Dasein apparaît d’abord chez Kant « comme l’une des douze catégories de l’entendement située entre le possible et le nécessaire ; puis il est utilisé par les philosophes romantiques allemands, avant de prendre chez Hegel le sens de la simple « présence déterminée », le ici et maintenant de la certitude sensible » (L. Villevieille, 2022, p. 107).
Mais, c’est surtout son utilisation par Heidegger qui marque son usage dans l’histoire de la philosophie. Sous sa plume, en effet, « Da » signifie « là ». « Da-sein » exprime donc cette idée : « L’être-là », « l’être présent ». Heidegger choisit de caractériser l’homme comme un « être-là », le Dasein. Dans ses écrits, il n’emploie pas, à proprement parler, le terme d’« homme », mais de « Dasein », « cet étant que nous sommes toujours déjà nous-mêmes et qui a entre autres la possibilité essentielle du questionner, nous le saisissons toujours terminologiquement comme DASEIN » (M. Heidegger, 1986, p. 29).
Avec M. Heidegger (2019, p. 114), « l’être est ontologiquement distinct », voire différent de l’étant ; ce qu’il nomme, dans sa terminologie, « différence ontologique » (M. Caron, 2005, p. 52). Aller vers l’être et non en rester à l’étant, tel est bien le dessein de Sein und Zeit. Que cela soit passé inaperçu, aux yeux des contemporains, il ne faut pas s’en étonner outre mesure. Chez lui, la phénoménologie s’érige en ontologie. Elle doit désormais montrer le sens authentique de l’Être en général à partir d’une analytique de l’étant. C’est parce que l’être lui-même est « historial » que « Heidegger va développer, sous le nom d’Ereignis, une nouvelle conception où l’être ne sera plus considéré comme fondement de l’étant, mais comme déploiement de l’éclaircie à partir d’une occultation abyssale » (F. Dastur, 2011, p. 62).
Au total, « Être, c’est être présent, c’est-à-dire coïncider avec notre présent vécu. Ce qui est, c’est ce qui se donne à sentir, à percevoir, à comprendre dans le temps présent ; l’être a un sens temporal » (L. Villevieille, 2022, p. 149). L’être ainsi entendu (comme présence) n’est pas un simple mot qui cacherait une abstraction : tous les étants partagent bel et bien un acte de même nature qu’ils ne se sont pas donnés à eux-mêmes. L’être est donc interprété à partir de l’idée de présence. Toute présence vécue occupe une certaine durée, donc unit en elle les trois dimensions du temps (passé, présent, futur) ; Heidegger les appelle des « ex-tases », car en elles le Dasein sort de lui-même, s’étend pour revenir à soi. « Vivre, c’est être. Vivre, c’est être-là “Dasein“, c’est être dans et par la vie » (C. Layet, 2020, p. 218). Être dans et par la vie, c’est pouvoir se mouvoir par soi-même, en mettant en relief cette mobilité propre à la vie facticielle égarée, source de préoccupation et d’inquiétude fondamentale.
2. L’inquiétude essentielle chez Heidegger
L’inquiétude, chez Heidegger, prend la figure de « la Bekümmerung, cura, préoccupation inquiète, de l’Unruhe, in-quiétude comme non-repos lié à la mobilité de la vie concrète et au souci inquiet de soi. Et elle prend en outre la figure de l’Unheimlichkeit, de l’étrangeté, au sens del’incertitude de la question « Bin Ich ? » « Suis-je ? » » (K S. Ong-Van-Cung, 2018, p. 43) qui irradie la vie facticielle et préfigure l’angoisse (Angst) et l’étrangeté du § 40 d’Être et temps. L’expression « Unheimlichkeit » renvoie au sentiment d’étrangeté du fait d’être sur le mode de l’être-jeté. Plus encore, la traduction de Martineau prête au sens de « Unheimlichkeit » la notion d’étrangeté, et le fait de ne plus être chez soi ; « ce caractère inquiétant, cette étrang(èr)eté signifie en même temps le ne-pas-être-chez-soi » (M. Heidegger, 1986, p. 157). Il semble que, d’après cette interprétation, le mode d’être de la préoccupation (entendu comme terme existential) tende à une certaine volonté de se familiariser au monde, mais elle rappelle, en même temps, que l’être-jeté comme premier « rapport » du Dasein envers le monde, premier mode d’ouverture envers ce dernier, est néanmoins plus originaire que la familiarité du Dasein envers le monde.
En effet, selon M. Heidegger (2016, p. 234), comme guide dans la problématique du sens d’être de la vie, l’index formel du « je suis » ne sera méthodiquement à l’œuvre que dans la mesure où il est porté à son accomplissement factif idoine. « Cela veut dire : à même le caractère montrable et démonstratif de la mise en question (« l’inquiétude »), l’index formel du « je suis », s’accomplit sous la forme de cette question concrète proprement historique : « suis-je ? ». Dans l’accomplissement concrètement factif de la question « suis-je ? », « le sens du « suis » doit nécessairement se laisser mettre à l’épreuve » (M. Heidegger, 2016, p. 235). En d’autres termes, le souci, le fait d’être intentionnellement tendu vers les choses du monde, et de s’en préoccuper, est une mise à distance de l’étrangeté de soi. En effet, « être tendu vers quelque chose et s’en préoccuper, c’est fuir l’étrangeté » (M. Heidegger, 2016, p. 338).
La redéfinition contemporaine de la subjectivité s’est élaborée, au XXe siècle, à partir de la notion d’inquiétude, et plus spécifiquement de l’inquiétude historique. « Dans les années 20, Heidegger fait de l’inquiétude la figure de l’ipséité » (K. S. Ong-Van-Cung, 2018, p. 1). Ainsi, l’inquiétude devient l’affect historique propre à la pensée. K. S. Ong-Van-Cung (2018, p. 77) poursuit en précisant que « Foucault a repris la lecture heideggérienne de Descartes sur un point crucial, celui de la liaison entre le cogito et la mathesis universalis ». Dans cette reprise, ils s’accordent et sont au diapason sur le pathos ou l’affect historique, propre à la sensibilité de la pensée, au XXe siècle, et qui est peut-être encore le nôtre : l’inquiétude.
Cette dernière se distingue de celle qui « est thématisée à l’époque moderne – uneasiness lockienne ou inquiétude leibnizienne – car elle ne ressort ni d’une théorie des passions et de ses usages ni non plus de la description du fond imperceptible de la vie perceptive de la conscience subjective » (K. S. Ong-Van-Cung, 2018, p. 78). L’inquiétude est désormais la brèche de l’histoire qui, à la fois, reste à diagnostiquer et traverse la subjectivité, et sur laquelle il lui incombe donc de se tenir.
Tout le défi de l’herméneutique de la vie de Heidegger, à titre de science originaire, sera de ne pas immobiliser la vie facticielle (ou facticité) dans des concepts intemporellement valides et dans des contenus de sens idéaux pris comme normes du savoir. « Elle devra au contraire maintenir vive la mutabilité ou mobilité (Bewegtheit) constitutive de la vie sans chercher à en apaiser l’inquiétude (Unruhe) native, qui n’est autre que l’inquiétude de la pensée elle-même » (C. Serban, 2017, p. 358). Loin de se donner dans l’évidence, « la vie se meut donc toujours dans une certaine brumosité (Diesigkeit) par rapport à elle-même. La force de l’herméneutique de la vie est précisément de dégager des catégories qui lui permettent d’avancer toujours plus avant dans la mouvance de la facticité sans ignorer cette brumosité » (S.-J. Arrien, 2017, p. 322), une brumosité angoissante.
Chez Heidegger, le sens de l’inquiétude devient angoisse (Angst) dans le cadre de l’histoire de l’ontologie où se trouve réinscrite la métaphysique. Dans le corpus heideggérien, l’angoisse est une disposition fondamentale du Dasein de telle sorte qu’exister et être angoissé sont une seule et même chose. En tant qu’affection insigne, elle amène l’homme à s’arrêter dans sa fuite, et à se retrouver lui-même, ou, plus précisément, selon les mots de M. Heidegger (1986, p. 184), le Dasein est « transporté par son propre être devant lui-même ». L’angoisse (Die Angst), chez Heidegger, n’est pas la peur : le « devant-quoi », le Dasein s’angoisse est parfaitement indéterminé, alors que la peur est liée à quelque chose de définissable. Dans l’angoisse, il y a comme un effondrement du monde et de sa familiarité, une perte totale de significativité. L’angoisse vient de nulle part, alors que rien ne nous est plus proche. Le Dasein est confronté à la nudité de son être et par contre-coup à, cela seul qui lui appartient en propre, c’est-à-dire à son être « authentique ». Dans un style qui lui est propre, il précise ceci : « L’angoisse manifeste dans le Dasein l’être pour le « pouvoir-être » le plus propre, c’est-à-dire l’« être-libre » pour la liberté de se choisir et se saisir soi-même » (M. Heidegger, 1986, p. 188).
L’inquiétude du discours philosophique, au sens de sa mobilité, de ses mutations, de son Unruhe, entraîne le sujet sur lequel il s’épingle dans l’angoisse. C’est dans la troisième partie du cours de 1921-1922 que Heidegger engage la description de la vie facticielle en sa mobilité : « En tant que déterminité principielle de l’objet de notre discours (vie facticielle), nous posons en principe la mobilité » (M. Heidegger, 2020, p. 116). Pour cerner le phénomène de cette Bewegtheit, le Fribourgeois propose, dans une note de cours, « le terme d’inquiétude (Unruhe) en se référant à Pascal (Pensées, I-VII) : La mobilité de la vie facticielle peut être provisoirement interprétée et décrite comme inquiétude. Le comment de cette inquiétude, en tant que phénomène entier, détermine la facticité. » » (C. Sommer, 2006, p. 4). À la fin de cette note elliptique, « Heidegger réfère à Aristote : « Repos-inquiétude ; phénomène et mouvement (cf. le phénomène du mouvement chez Aristote). » Plus loin, le philosophe note sans aucune autre précision : « Problème de la facticité, problème de la kinèsis. » » (C. Sommer, 2006, p. 4).
Bewegtheit traduit généralement kinèsis, note V. Blanchet (2021, p. 553) dans ses commentaires de la Gesamtausgabe; kinèsis équivaut à « Bewegtheit als Seinsart » ; (« kinèsis, die Bewegtheit »). « Il faut aussi entendre dans le mot allemand Bewegtheit le sens de l’« émotivité », de l’«être-ému » : Heidegger radicalisera ce sens « pathique » » (C. Sommer, 2006, p. 5). En français, n’oublions pas que « mobilité » peut aussi signifier l’inconstance, l’humeur changeante, etc. Ces allusions nous renvoient à « des matrices conceptuelles majeures pour la problématique heideggérienne de la vie facticielle » (S. Jollivet, 2009, p. 91).
Pour articuler mobilité (inquiétude) et vie facticielle, Heidegger recourt à une destruction réitérative de la Physique dont l’objet principal est le mouvement et le changement (kinèsis, metabolè) : « Puisque la nature est principe de mouvement et de changement, et que notre recherche porte sur la nature, ce qu’est le mouvement ne doit pas nous échapper, car, si on l’ignore, on ignore nécessairement aussi la nature. » (C. Sommer, 2006, p. 5).
Pour comprendre que Un-ruhe puisse servir de synonyme à Bewegtheit, « il faut se rappeler également qu’Aristote définit la nature (phusis) comme « principe de mouvement et de repos ». Les étants du monde sublunaire ne sont ni toujours immobiles ni toujours mobiles, mais ils sont tantôt en repos, tantôt en mouvement » (C. Sommer, 2006, p. 5).
Le repos n’est pas en contradiction avec le mouvement (comme le serait l’immobile), mais il en est le contraire (il est son absence, sa privation), et il n’a de sens qu’à l’intérieur de la mobilité. Pour élucider ensuite le « problème » de la vie en mouvement (kinèsis, facticité), il convient de noter que « pour Aristote, le mouvement est une manifestation particulière du phénomène plus général qu’est la vie (zôè) : le mouvement « appartient aux étants comme une sorte de vie » » (C. Sommer, 2006, p. 6).
La vie, comme l’être, se dit de plusieurs manières : « Le terme « vie » reçoit plusieurs acceptions, et il suffit qu’une seule d’entre elles se trouve réalisée dans un sujet pour que nous disions qu’il vit : que ce soit, par exemple, l’intellect, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu… » (M. Heidegger, 2020, p. 185). L’être de la vie facticielle est le souci inquiet comme orientation primordiale de l’existence vers quelque chose : « Vivre, pris au sens verbal, doit être interprété selon son sens référentiel comme se-soucier ; se soucier pour et de quelque chose, vivre de quelque chose en s’en souciant. » (M. Heidegger, 2020, p. 90). En un sens indicatif-formel, vivre, comme conduite orientée, signifie « se soucier, s’inquiéter du « pain quotidien » « sorgen um das « tägliche Brot » » (L. Villevieille, 2022, p. 73).
Dans le souci inquiet, la vie se verrouille contre elle-même, et dans ce verrouillage même, « elle ne parvient pas à se débarrasser d’elle-même. En détournant toujours de nouveau le regard d’elle-même, elle se cherche toujours et se rencontre justement là où elle ne s’y attend pas, et le plus souvent dans son masquage (larvance). » (M. Heidegger, 2020, p. 107). Ainsi, « la vie facticielle fraye sa propre voie en inclinant, en refoulant la distance, en se verrouillant, orientée sur la facilité. » (M. Heidegger, 2020, p. 108).
Le rôle de la philosophie de l’être consistera donc à « exhorter à tirer le bois tordu qu’est la vie facticielle dans le sens contraire à la courbure, pour qu’en revenant, par une répétition régulière, elle s’habitue à demeurer dans la position intermédiaire et excellente de son existence. » (C. Sommer, 2006, p. 21). Philosopher, c’est ainsi contrer la tendance à la facilité en rendant l’existence encore plus difficile, lourde à porter, mais « belle » : la philosophie, comme charge lucide (wache Erschwerung), donne à penser l’inquiétude et le poids (molestia) de la vie facticielle pour faire pencher la balance de l’existence vers son excellence propre : vers l’Eigentlichkeit de son être » (M. Heidegger, 2020, p. 189), vers l’existence authentique.
L’inquiétude peut venir aussi de l’appréhension d’un danger, le danger en l’être. G. Guest (2006, pp. 12-16) note que l’homme oppose sa contre-violence organisationnelle et sa science, au thème du « danger en l’Être » pour s’en protéger. Son œuvre nous alerte, sur l’immense péril qu’encourt notre époque avec le triomphe de l’universelle calculabilité jusque et y compris sur l’homme, dont l’effet est de priver l’être humain de ce qui fait son humanité.
Le mot danger, Gefahr, est un mot-clef de la pensée de Heidegger. Ce n’est pas du tout par hasard, évidemment, qu’il le convoque en 1949 dans le cadre des fameuses conférences de Brême. Ces conférences sont, à leur manière, décisives au sein de son itinéraire (G. Guest, 2006, p. 94) ;
car, elles représentent la reprise publique du cheminement philosophique de Heidegger au lendemain de la guerre. Heidegger, penseur de la technique et du nihilisme, est aussi l’un des premiers penseurs à avoir envisagé la possibilité d’un danger au sein même de l’Être, voire une certaine « malignité » (dissimulation du danger qui appartient à l’essence de la technique). Il suffit de penser au thème si prégnant de « l’« outre-passement », de l’Hybris, du dépassement des bornes de la simple prudence, qui enclenche systématiquement la fureur des Érinyes vengeresses » (M. Heidegger, 1992, p. 156). La « malignité du mal » produit également de l’inquiétude. « Le Mal en tant que perversion de l’esprit humain, est la domination de la volonté propre se rendant maître de la volonté universelle », notait M. Heidegger (1993, p. 257).
« Le mal n’est pas ce qui n’est que moralement mauvais, surtout pas un défaut et manquement au sein de l’étant, mais c’est l’Être lui-même comme dégondement et méchanceté. » (G. Guest, 2006, p. 2). H. Birault (2016, p. 121) précise que « l’homme ne peut tomber dans le mal que dans la méconnaissance de son être foncièrement débiteur, c’est à travers la claire vision de ce malaise et de son être foncièrement débiteur qui représente le prix à payer pour gagner l’« Authenticité de l’existence » die Eigentlichkeit ».
Dans Être et Temps, l’œuvre majeure de Heidegger, on trouve la « culpabilité » et l’expérience de la faute (J.-Y. Lacoste, 2007, p. 522) ; ce qui convoque la conscience du Dasein. C’est donc comme être conscient, l’être qui comprend son être propre que nous faisons face à « la malignité du mal », dans une préoccupation qui se déploie dans l’élément de l’inquiétude et même du doute. Parce qu’il est l’étant qui est interpellé par l’être et qui a en charge de l’interroger, l’homme, le Dasein doit rester authentique dans ce mouvement de l’inquiétude majeure.
Conclusion
La remise en question de la notion d’être et de son rapport avec le temps, est le problème fondamental de la philosophie heideggérienne, le problème ontologique par excellence. Par l’être, Heidegger pense la philosophie et le monde. La pensée n ‘est pas réglée sur une existence qui vise son plein déploiement, sur une existence qui adopte la question du sens de l’être dans une forme de passivité. Au contraire. Le sujet pensant, le Dasein heideggérien est traversé par l’inquiétude ; il est, pourrait-on dire, préoccupé et angoissé. Il est question de l’inquiétude de l’être, de l’inquiétude en l’être, l’inquiétude dans la pensée, dans le discours et dans l’histoire. L’être heideggérien, dans sa plus pure essence, flirte avec le désastre, le danger, la morosité, la brumosité et l’Unruhe ; son existence se déroule dans l’inquiétude constitutive de la vie. Il est dans une inquiétude essentielle, une préoccupation fondamentale.
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Les lumiÈres entre lueurs et ombres
1. Alain casimir ZONGO
Université Norbert ZONGO (Burkina Faso)
2. Blaise NIKIEMA
École Normale Supérieure (Burkina Faso)
Résumé :
Les Lumières sont un mouvement intellectuel aux conséquences philosophiques, scientifiques et politiques immenses pour la société moderne. Elles sont aussi un élément fondateur pour la vie des hommes contemporains et les valeurs qui la structurent. La présente réflexion analyse des idées majeures de cette période et des affirmations à propos de l’idéal grandiose d’émancipation de l’homme et de la société dont elle fut porteuse. Nous y expliquons que les Lumières, projet de désillusionnement du monde, ont représenté une confiance en la raison, un enthousiasme pour la connaissance, qu’elles se sont dressées contre les préjugés et l’obscurantisme religieux, qu’elles ont été un élan vers l’excellence humaine. Mais elles ont été aussi traversées d’ombres et d’omissions, relatives notamment à la tolérance intellectuelle et à l’unité génétique de l’espèce humaine, à l’infériorisation ontologique et intellectuelle des Nègres et des femmes. Loin des étiquettes très convenantes et des stéréotypes idylliques, une herméneutique des Lumières nous donne un tableau plus contrasté, moins enchanteur.
Mots-clés : Humanisme, Lumières, Métaphore, Raison, Révolution, Science, Sous-homme.
Abstract :
The Enlightenment constitutes an intellectual movement with immense philosophical, scientifical and political consequences for modern society. It is also a founding element for the life of contemporary men and the values that structure it. This reflection analyzes some major ideas of this period and some assertions about the grandiose ideal of the emancipation of Man and the society of which she was a carrier. We are explaining in the reflection that the Enlightenment, world disillusionment project, represented a confidence in reason, an enthusiasm for knowledge that they stood up against prejudice and religious obscurantism, that they were an impetus towards human excellence. But they were also traversed by shadows and omissions, especially related to intellectual tolerance and to the genetic unity of human species, to the ontological and intellectual inferiorization of niggers and women. Far from the very good labels and idyllic stereotypes, an hermeneutics of Enlightenment gives us a more contrasting picture, less enchanting.
Keywords : Humanism, the Enlightenment, Metaphor, Reason, Revolution, Science, Subhuman..
Introduction
Les Lumières ont constitué un objet privilégié de réflexion pour de nombreux penseurs modernes et postmodernes qui ont voulu en déterminer la nature, la valeur et la portée pour les hommes et les sociétés. La richesse et la complexité du programme des Lumières, la diversité des approches et des influences qu’elles sont supposées avoir exercé dans la quête de la connaissance, dans la rationalisation de la vie éthique et politique invitent à ne pas se satisfaire des représentations courantes, dont certaines sont pourtant solidement ancrées dans les esprits et les imaginaires. Nous voulons dans la présente réflexion nous interroger sur les contours et le sens véritable de ce que l’on a nommé Lumières. Qu’ont-elles eu d’éclairant à dire aux hommes et de radicalement innovant à leur apporter ? Le siècle qui leur est lié a-t-il été « pénétré de la foi en l’unité et l’immutabilité de la raison » comme le souligne J.-L. Dumas (1990, p. 301) ? Ernst Cassirer (1966, p. 41) dit de ce siècle qu’il a été le « point de rencontre et le centre d’expansion » de la raison, « l’expression de tous ses désirs, de tous ses efforts, de son vouloir et de ses réalisations » et que « la raison est une et identique pour tout sujet pensant, pour toute nation, toute époque, toute culture ». Mais la vision idyllique et jubilatoire de la saine raison, symbole d’une grandeur de l’esprit, que l’on prête très souvent à cette période n’est-elle pas surfaite ? La confiance en l’autorité suprême de la raison n-a-t-elle pas été ternie par des formes de passion et d’obscurantisme contraires au programme d’enluminement ? Quelle lecture conviendrait-il de faire des Lumières au regard de leur caractère ambivalent ? Dans les lignes qui suivent, nous clarifions d’abord le concept de Lumières (1), puis nous analysons l’optimisme rationaliste et anthropologique dont ce mouvement et cette période sont porteurs (2). Nous terminons notre réflexion en interrogeant des aspects de certaines doctrines, postures et considérations de philosophes des Lumières dans le but de nuancer la vision idyllique d’un humanisme intégral et universel qui règne à propos de cette époque (3).
1. Les Lumières : des occurrences mythiques, métaphoriques et symboliques au concept philosophique
Les Lumières sont un phénomène culturel, intellectuel, artistique et politique de la période moderne auquel on accorde souvent une stature comparable à celle de l’âge d’or d’Athènes. Il n’est pas si aisé de définir le terme Lumières. Pour en donner une clarification, il nous semble nécessaire de partir des différentes occurrences liées aux mythes, d’analyser les symboles et les métaphores qui lui sont reliés avant de clarifier le concept d’un point de vue philosophique.
1.1. Mythes, métaphores et symboles autour du concept de Lumières
« Les mythes sont des récits imaginaires qui racontent les origines, espérant vaincre notre ignorance des commencements » (H. Soumet, 2020, p. 64-65). S’ils embrument très souvent la raison, dans leur usage philosophique, ils invitent à la réflexion, à la découverte de réalités profondes, derrière le nuage d’illusions ou d’images fantaisistes. Une métaphore est une « opération de transfert » à travers laquelle apparaît « la virtualité d’une association d’idées » (Giulia Sissa, 2000, p. 10). Elle renvoie aussi à un signe dans lequel un rapport de correspondance, de ressemblance ou d’affinité lie de manière très suggestive le signifiant et le signifié. Dans la philosophie antique, plus précisément chez les anciens stoïciens, la philosophie est comparée à un jardin bien entretenu, entouré par une haie (logique), le sol et les arbres (la physique) constituent le substrat sur lequel croissent les fruits (l’éthique). La colombe est une métaphore de la paix chez Kant. Chez Hegel, la taupe, dans sa cécité, figure l’esprit dans son cheminement souterrain qui, dans l’obscurité et la patience, travaille à sortir à la lumière. Quant au symbole, il se rattache, d’un point de vue sémantique, à l’étymon grec sumballein qui veut dire jeter ensemble, réunir, joindre, mettre en contact. Le mot sumbolon qui en dérive est un objet qu’on jette avec un autre, une moitié d’objet réunie à l’autre. Il s’agissait d’un signe de reconnaissance dont se servaient les Grecs pour se faire accepter, par exemple, dans des familles étrangères, où le maître de maison sollicité avait l’autre moitié de l’objet. Le symbole est un médiateur sémantique, un effort de déchiffrement de la réalité. Ainsi, le navire symbolise l’immortalité dans les monuments funéraires païens, grecs ou romains et l’Arche de Noé figure le salut dans le judéo-christianisme.
Le concept de Lumières renvoie à divers mythes, métaphores et symboles dont l’analyse nous semble essentielle. Cette notion évoque au premier abord l’imagerie solaire, notamment ce que l’on nomme couramment Sol invictus, à savoir Soleil invaincu, divinité solaire qui est en lien avec les dieux Apollon et Mithra. Le premier, appelé aussi Phoebos à savoir le Brillant, est le dieu grec de la guérison, de la prédiction, de la musique, de la lumière. Symbole de la clarté solaire, il est celui qui, de l’avis de Socrate commenté par G. Sissa (2000, p. 73), lui imposa d’accoucher les fils des Athéniens, de prêter ses soins à la psyché des autres. Il est le témoin de sa vie philosophique et « l’inspirateur de sa mission pédagogique ». Non seulement Apollon est le dieu de la lumière, mais son intermédiaire dans le temple porte aussi ce nom : « L’âme de la prêtresse d’Apollon à Delphes est une surface réfléchissante : la pensée du dieu la frappe comme un rayon de lumière et rebondit aux oreilles des hommes grâce à la parole » (G. Sissa, 2006, pp. 110-111). Le second est une divinité perse, indo-iranienne, messager du soleil. Autour du jour de naissance du Soleil invaincu (dies natalis Solis invicti) est célébrée une fête romaine, sur laquelle les premiers chrétiens ont greffé la naissance du Christ. Le 25 décembre, date du solstice d’hiver et fête du Soleil invaincu, devient celle de la naissance de Jésus-Christ.
Dans la mythologie orientale Mithra est un personnage associé à la lumière. Il serait sorti d’un rocher, portant un bonnet phrygien. Les ténèbres s’écartaient et se dissipaient devant lui car il tenait un couteau dans une main et un flambeau dans l’autre. Les Lumières, dans cette première occurrence, invoquent les cultes du soleil ou de la lumière. Le soleil renvoie aussi à la sphère des mystères et de l’occultisme, notamment au rite maçonnique [1] de la transmission de la lumière aux initiés. Selon J.-J. Gabut (2011, p. 16), la vraie « maçonnerie » poursuit pour but de « faire que la Lumière soit, qu’elle illumine la vie des hommes ! ». Le rite maçonnique voudrait éclairer ses membres, les aider à se parfaire et à atteindre les dimensions les plus ultimes de la conscience. La symbolique de la lumière tient aussi à l’idée que cette dernière naît à l’Orient et que le berceau de la franc-maçonnerie se trouve là. L’ambiance libérale des Lumières permettra une forte diffusion de la franc-maçonnerie. Les loges maçonniques et d’autres traditions hermétiques étaient très actives pendant le siècle des Lumières. Des penseurs des 17ème et 18ème siècles tels que Francis Bacon, René Descartes, Gottfried Wilhelm Leibniz, ont été souvent considérés comme des membres de ces organisations mystiques et secrètes.
La lumière dans la philosophie traduit la possibilité pour l’homme d’avancer vers la vérité par l’initiation et l’apprentissage pour révéler la vertu personnelle liée à ses actes et ses pensées. Ce dernier aspect, lié à l’étude et à la réflexion, est présent chez Platon dans « l’Allégorie de la caverne », au livre VII de La République. Dans ce texte, le feu ou le soleil éclaire le monde des Idées. Cette lumière est l’autre des ténèbres de la caverne dont la paroi ne peut que refléter des ombres. La métaphore de la lumière est aussi fort remarquable dans l’utopie politique de Tommaso Campanella. Cephilosophe italien du 16èmesiècle qui a vécu en exil à Paris est favorable à un État-Soleil, qu’il nomme Cité-Soleil. Cet État idéal a à son sommet un souverain éclairé, à l’image du roi français Louis XIV, que l’on appelait du reste « Roi-Soleil ». La Cité-Soleil est une cité parfaite sous la direction d’un prêtre. La science et la religion y assurent aux hommes une existence épanouie dans une sorte de communauté des biens.
Il ne serait cependant pas superflu de lier la métaphore de la lumière au feu dans le mythe du Protagoras. En vue de rendre justice à l’homme oublié par le partage de l’imprudent ou celui qui réfléchit après coup, à savoir Epiméthée[2], Prométhée, le prévoyant, le prudent dérobe le feu sacré dans le palais des dieux de l’Olympe pour lui en faire don. Le feu symbolise les arts utiles ou la connaissance. Ce partage selon l’intelligence du mythe attribue la raison, le feu du logos, à l’homme. L’allégorie du feu illustre bien le projet de diffusion de la connaissance des Lumières. Le feu se propage, se multiplie quand on le divise, à la manière de la flamme d’un lumignon. Le feu peut allumer d’autres chandelles sans diminuer la flamme de la première. Cela est à n’en point douter un symbole de la pensée élargie, comme le souhaite Kant. La raison, parcelle divine en l’homme qui n’a pas la sagesse des dieux, est un moyen de survie mais elle porte en même temps une possibilité de démesure, de destruction des hommes et de la nature, à l’instar du feu.
On ne saurait clore cette brève enquête sans évoquer l’idée de lumen naturae c’est-à-dire de lumière naturelle et le mythe solaire de la Révolution. L’idée de lumière naturelle se pose en s’opposant à la lumière surnaturelle, illumination qu’apporte aux hommes l’esprit divin. R. Descartes (1970) définit la raison comme une lumière naturelle qui prend force de loi radieuse et qui doit chasser les ténèbres des préjugés ou de l’ignorance. J. Starobinski (1979, p. 31), à propos de la Révolution française, écrit que les métaphores de « la lumière victorieuse des ténèbres », celle de « la vie renaissant au sein de la mort » ou encore celle de « l’irruption du jour » face à l’ordre ancien comparé à « une nuée obscure », à « un fléau cosmique » sont des images apolliniennes qui s’imposent aux approches de 1789. On attendait les rayons du soleil après une longue nuit. En renversant la citadelle de l’arbitraire, les Français avaient le sentiment de se réconcilier « dans la transparence de la bienveillance universelle » et surtout de donner au monde « un foyer de lumière, un centre solaire » (J. Starobinski, 1979, p. 33). Des occurrences mythiques, métaphoriques et symboliques nous passons de la lumière aux Lumières au niveau philosophique.
1.2. De la lumière aux Lumières en philosophie
L’un des fondateurs des Lumières comme mouvement philosophique est Christian Thomasius (1655-1728), défenseur intrépide de la liberté de pensée et d’expression, de la séparation de l’Église et de l’État. S’opposant aux lois contre l’hérésie et contre la sorcellerie, il fait de l’imposition de la tolérance une obligation de l’État auprès des citoyens intolérants. Mais il n’y a certainement pas meilleure entrée pour bien cerner l’esprit des Lumières que le philosophe Emmanuel Kant. Répondant à la question de la nature des Lumières posée par la Berlinische Monatsschrift, il écrivit le célèbre opuscule « Qu’est-ce que les Lumières ? ». La réponse de Kant est d’une tonalité ferme :
Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement.
L’inflexion du texte rappelle des penseurs comme Platon, Horace, Étienne La Boétie, René Descartes. La Boétie, dans son essai De la servitude volontaire, appelait l’homme à s’assumer, à assumer sa place de sujet pensant en faisant résolument usage de sa raison. Tout homme possède la raison comme énergie, volonté de lucidité et expression de son vouloir. Ne pas s’en servir est une décision qui l’infantilise, qui le place en situation d’infra-humanité. Penser est un impératif, faire usage de sa raison un devoir. Penser, c’est s’affranchir de la laisse des tuteurs, refuser le sort du bétail qu’on a rendu « bien sot » et « paisible ». Selon Kant, aucune procuration n’est possible en matière de pensée. Si on peut demander à des tiers de faire pour nous certaines choses, leur demander de penser pour nous est impossible.
On attribue souvent la paternité de la devise des Lumières, « Aude sapere », à Kant. Il y a là une méprise car elle est extraite d’Épitres du poète romain Horace (1934, I, 2, 40) : Commencer un travail, c’est l’avoir moitié fait / Ose être sage, allons ! De bien vivre, en effet / Celui qui follement de jour en jour diffère / Ressemble à ce paysan qui, près d’un fleuve, espère / De le voir écoulé. Mais l’onde suit son cours / Par la pente entrainée, et s’écoulera toujours.
À travers ces mots, Horace exhorte un jeune homme, Lollius, à la sagesse en lui recommandant de ne pas procrastiner, de ne pas différer ce qui peut être accompli. Pierre Gassendi (2020) emprunte la formule au poète romain pour en faire la devise de sa vie intellectuelle. « Aude sapere » fut aussi la devise des Aletophilen, la société des Alétophiles. Ces « Amis de la vérité », sorte de cercle savant secret fondé en 1736, se donnait pour mission de propager la philosophie de Leibniz et de Wolff. De quel auteur Kant tient-il la formule ? Il n’est point aisé de répondre à cette question car le philosophe lui-même n’en fait pas cas[3]. On peut percevoir en outre dans le texte un accent cartésien. René Descartes, qu’Ernst Cassirer (1966, p. 177) commente, avait souligné que l’erreur provient d’une défaillance du jugement et que l’entendement est responsable de cette insuffisance. En effet, l’entendement s’abandonne souvent à l’impulsion des sens ou volontairement à l’imagination ou s’en abstient quand il se hâte dans le jugement : « C’est à la volonté qu’il revient de diriger le cours de la connaissance et la volonté possède le moyen de se garder de tout faux pas en retenant constamment cette règle universelle et absolue de jamais prononcer de jugement qu’en se fondant sur des idées claires et distinctes ».
Nous pouvons lire enfin à travers le passage kantien l’idée platonicienne de la nécessité pour l’homme de s’abstraire des ténèbres de la caverne. Le monde cavernaire est comparable à la minorité, et s’en affranchir est assimilable à la lumière de la maturité intellectuelle et éthique. L’homme dans la caverne, incapable de distinguer les ombres de la réalité, est comparable au mineur kantien : « Il est donc difficile pour l’individu de s’arracher à la minorité, qui est presque devenue pour lui un état naturel. Il y a même pris goût » (E. Kant, 2006, p. 13). Les prétendus bienveillants tuteurs, qui « tiennent enfermés les paisibles créatures » qu’ils ont converties en enfants. Kant voudrait que les hommes se débarrassent des sophistes et des tyrans dont Platon critique le pragmatisme immoral et les vices. Les uns, tels des marchands de bonheur, fascinaient, subjuguaient leurs interlocuteurs, en faisant peu cas de la vérité et de la vertu. Brillants, superbes aux yeux de nombreux Athéniens auprès de qui ils testaient leur pouvoir de persuasion, ils apparaissaient très inquiétants pour Socrate et Platon. Les autres après avoir séduit le peuple en lui donnant en pâture des paroles pour le contenter, profitent de la naïveté et de la peur de ceux qu’ils ont muselés, enfermés et à qui ils interdisent subtilement de faire un pas hors de parc ou de la « voiture d’enfant ». Dans Critique de la faculté de juger, Kant énonce trois maximes du sens commun : le « penser par soi-même », le « penser en se mettant à la place de tout autre » et le « penser en accord avec soi-même » qui poursuivent dans le fond une véritable réforme de la pensée. Sans elle, les hommes, privés de pensée, se repaitront vite de nouveaux préjugés. Le sens commun est ainsi une volonté d’autonomie, d’affirmation de soi et de sa responsabilité. Il est aussi une sorte de sens de la communauté, ce que l’on peut appeler dans la langue allemande Mitmenschen, c’est-à-dire l’être avec les hommes, le sens de l’humanité.
Le désir légitime de compréhension de la nature, de la nature de l’homme et de ses pouvoirs va conduire les hommes hors de l’enclos. Il découvre, en effet, que la liberté est l’essence de l’homme et subséquemment une boussole de l’acte moral et de l’action politique. L’idée kantienne d’une maturation intellectuelle et éthique de l’homme est liée à sa vision anthropologique. La destination de l’homme et les caractères de son perfectionnement y sont analysés :
L’homme est destiné par sa raison à former une société avec les autres et dans cette société à se cultiver, à se civiliser et à se moraliser par l’art et par les sciences ; aussi fort que soit son penchant animal à s’abandonner passivement aux attraits du confort et du bien-être, qu’il appelle félicité, sa raison le destine au contraire à se rendre digne de l’humanité dans l’actif combat contre les obstacles qu’oppose la grossièreté de sa nature. (E. Kant, 2011, p. 265).
Au terme de cette enquête sémantique et historique sur les Lumières, nous retenons qu’être des Lumières, c’est affirmer une grande confiance en la raison au moyen de laquelle on s’oppose aux « ténèbres actives » (R. Brague, 2016, p. 186), se libère des préjugés, des superstitions, du dogmatisme. C’est au regard de la volonté de ce mouvement de s’affranchir des fausses représentations de l’univers et du monde social que Theodor W. Adorno et Max Horkheimer y voient un programme de désenchantement, de désillusionnement du monde, de conquête humaniste. Dans le moment suivant nous traitons des avancées scientifiques et politiques au cours des Lumières.
2. Les Lumières, symbole de rationalité et d’humanisme
Le siècle des Lumières, siècle par excellence de la philosophie, a été celui de l’exaltation de la raison accompagné d’une volonté d’extension de la science, de la maîtrise de la nature et du changement social et politique.
2.1. Progrès des sciences et volonté de maîtrise de la nature
Le siècle des Lumières a été une période de grands débats scientifiques. La Renaissance et le 17ème siècle ont favorisé l’abandon du géocentrisme, une foi en la perception, un intérêt croissant pour le livre de la nature et pour l’expérience. La nature est alors démythifiée en vue de pouvoir être connue et maîtrisée par les hommes. Francis Bacon fait de la connaissance le moyen pour l’homme d’affirmer son pouvoir sur la nature. Dans Novum organum (1986, p. 101), il précisait que « l’homme, ministre et interprète de la nature, n’étend ses actions et ses connaissances qu’à mesure de ses observations, par les choses ou par l’esprit, sur l’ordre de la nature ». René Descartes (1970, p. 129) en quêtant une science positive, une connaissance qui rende l’homme « comme maître et possesseur de la nature », dépouille la nature des qualités occultes et surnaturelles qu’on lui prêtait dans certaines conceptions.
Au 18ème siècle, la conviction qu’il est bon de dire toute la vérité à tout le monde a conduit à rompre avec une tradition d’égoïsme du savoir et de refus de communiquer les pensées les plus profondes au commun des mortels. C’est dans cette perspective que D. Diderot (1964, p. 216) avait lancé le slogan : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ! ». Isaac Newton a rendu possible une rupture avec l’ancienne cosmologie, une rupture entre le monde clos et l’univers infini. Il symbolise le triomphe de la science moderne contre les pesanteurs de la tradition et des préjugés. Auteur de Principes mathématiques de la philosophie naturelle, on lui doit la découverte de lois sur le mouvement, la loi de la gravitation, la théorie du calcul infinitésimal. Il appréhendait la physique comme un élément de la philosophie naturelle et il souscrivait à l’idée d’un Dieu créateur immanent, « Seigneur » de l’univers et organisateur du système du monde. Ce Dieu parfait, éternel et infini, est maître de tout ce qui est. Newton se donnait la mission de « serviteur » de Dieu, ayant pour devoir de rechercher la vérité dans la nature. La place de Newton dans l’élaboration des principes de la connaissance est d’une telle éminence qu’Alexander Pope lui a dédié l’épitaphe suivante : « Nature and nature’s laws lay hid in night. God said : « Let Newton be ». And all was light »[4]. Au moyen de lois universelles, Newton a voulu démocratiser le savoir sur la nature en insistant sur le principe de publicité des travaux scientifiques.
À travers l’Encyclopédie, œuvre de « pandidactisme », volonté de « tout embrasser et de rendre visibles toutes les sciences » (Christophe Martin, 2017, p. 57), la raison critique « a désormais licence de s’étendre à tous les domaines du savoir » et « nul territoire ne saurait lui être interdit ». Son ambition est de coiffer la théologie par la philosophie. Elle est le signe d’un rationalisme conquérant qui veut examiner tout de manière soignée et profonde.
Au cours du siècle des Lumières, certains hommes de science rejettent les explications théologiques au sujet des phénomènes naturels et quêtent le sens des choses dans le monde ou la nature. Dans le domaine du vivant, Erasmus Darwin, grand-père de Charles Darwin, a émis la thèse de la transformation des espèces, s’opposant sur la question de la création aux idées professées par l’Église. Un événement comme le tremblement de terre de Lisbonne va contribuer à renforcer la conviction en la nécessité d’une explication laïcisée des phénomènes. Cette tragédie, qui n’a d’égale pour certains esprits que celles qui frappèrent Herculanum en 63 et Pompéi en 79, s’est produite le 1er novembre 1755, jour de la Toussaint, au moment où de nombreux hommes prenaient part à des offices dans les églises. Le tremblement de terre a détruit près de dix-huit milles édifices, une centaine d’églises et de monastères et causé la mort d’environ soixante mille hommes. Il a amené certains penseurs à s’interroger sur les attributs classiques de Dieu que sont l’omniscience, l’omnipotence et l’omnibienveillance. Comment concilier l’omniscience de Dieu, sa toute-puissance et sa bonté avec le tremblement de terre et toutes ses conséquences désastreuses ? Si Dieu est omniscient, omnipotent et omnibienveillant, pourquoi n’a-t-il pas vu venir cet événement effroyable ? Pourquoi ne s’y est-il pas opposé ? Pourquoi l’a-t-il voulu ? Pour Voltaire, ce tremblement de terre est la preuve d’une contradiction entre deux affirmations de Leibniz : celle que Dieu est un Être d’une « sagesse suprême jointe à une bonté qui n’est pas moins infinie qu’elle » et celle qu’il n’a pas « pu manquer de choisir le meilleur » pour les hommes. Pour Kant le tremblement de terre n’est ni une vengeance, ni une punition de Dieu. En newtonien il y voit un processus naturel, l’effet de causes physiques et mécaniques. La nature a ses lois et les connaître permet de s’y conformer, de se prémunir de ses débordements désagréables ou tout au moins d’en avoir conscience. Dans le cas des tremblements de terre, une connaissance rigoureuse de leurs causes et de leurs effets peut aider à adopter des mesures de précaution, non pas pour les éviter dans la mesure où on ne le peut, mais pour en minimiser les dégâts. Mais il y a aussi une maîtrise de la nature à travers les objets techniques qui contribuent à exercer l’empire de l’homme sur la nature et à lui donner une tentation prométhéenne.
2.2. Décadence de l’absolutisme et méliorisme social
Au cours du siècle des Lumières, de nombreux penseurs analysent des problématiques liées à la liberté, à l’éducation, à la justice et au progrès des sociétés. Ils suscitent ou accompagnent des changements dans le monde social et politique. Jean-Jacques Rousseau s’attaque aux désordres des institutions qui ont corrompu les penchants naturels des hommes et qui protègent de manière scandaleuse les fripons, les oppresseurs. La pensée de Rousseau culmine dans la sphère politique par la recherche des principes d’une politique vertueuse, d’une société nouvelle. Son ambition est, par le medium du pacte originaire, de faire de l’homme un individu-citoyen sans pour autant nier sa singularité : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant » (J.-J. Rousseau, 2010, p. 129).
Montesquieu (2014, p. 314) voyant dans le despotisme une source de dégradation des hommes, un obstacle au « développement moral de l’humanité », posa la séparation des pouvoirs comme l’un des grands principes de protection des citoyens contre la tyrannie des gouvernants. Aux yeux de Kant, le despotisme est contraire à l’esprit des Lumières car il minorise ou infantilise les citoyens. Dans ce paternalisme despotique du pouvoir, « les sujets sont forcés de se conduire d’une manière simplement passive, à la manière d’enfants mineurs, incapables de distinguer ce qui leur est vraiment utile ou nuisible et qui doivent attendre simplement du jugement du Chef de l’État la manière dont ils doivent être heureux et simplement de sa bonté qu’également il le veuille » (E. Kant, 1994, p. 65). Contre ce gouvernement paternaliste, Kant voit la possibilité de trouver une solution judicieuse aux « laideurs » sociales et politiques dans « l’effort vers une constitution républicaine » (2011, p. 269). La république institue les conditions d’une liberté civile authentique et celles d’une contrainte non seulement légale mais aussi légitime. Elle limite l’abus du pouvoir, l’hostilité des individus envers leurs semblables et les prétentions des hommes à une liberté inconditionnelle.
Les Lumières ont été traversées par de nombreux événements politiques dont deux grandes révolutions politiques, la Révolution américaine et la Révolution française. La Révolution américaine a été l’insurrection des « nationalistes » des treize colonies d’Amérique contre le roi d’Angleterre. Elle a abouti en 1776 à la Déclaration d’indépendance qui a affirmé les droits inaliénables accordés par Dieu aux hommes : le droit à la vie, à la propriété, au bonheur, la liberté de parole, la liberté religieuse. Elle a justifié aussi le droit et le devoir de résistance lorsque ces droits sont bafoués par les pouvoirs politiques. D. Lacorne (1988, p. 869) ne se trompe donc pas quand il écrit que l’ambition des révolutionnaires américains était « de régénérer de l’intérieur une société coloniale corrompue par les vices politiques de la métropole ». Ce moment fondateur de la nation américaine a été préparé et accompli par des hommes[5] qui étaient des lecteurs de philosophes tels que Montesquieu, John Locke, Thomas Paine[6]. Emmanuel Kant a défendu le droit à l’indépendance des colonies d’Amérique et apporté son soutien à leur lutte. Pour lui la révolution est une action politique qui veut guérir d’un marasme ou d’une stagnation générale. Négateur du droit de résistance, Kant a appliqué une sorte de casuistique au cas de la Révolution américaine. Dans Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Domenico Losurdo (1993, p. 124) rapporte l’anecdote suivante : le philosophe de Königsberg n’a pas caché son admiration pour les révolutionnaires des treize colonies dont il a vanté avec enthousiasme l’action en face d’un Anglais. Ce dernier aurait été tellement blessé qu’il a voulu le provoquer en duel. Kant a même salué la révolte des Irlandais contre l’Angleterre, nourrissant même l’espoir publiquement que les Écossais leur emboîtent le pas. Outre la révolte des ‘’nationalistes’’ des colonies d’Amérique, il y a la Révolution française.
La Révolution française a été une insurrection du peuple contre la monarchie de Louis XVI qui conduit à la prise de la Bastille en 1789. Elle devrait intéresser, selon Johann Gottlieb Fichte (1859, p. 47-48), l’humanité entière puisqu’elle a voulu sortir les hommes des « cachots du despotisme ». Elle a été un épisode épique dans la lutte pour les droits et la dignité de l’homme. La métaphore apollinienne est souvent reliée à la Révolution française, identifiée à des rayons de soleil après un long et désastreux orage. Elle symbolise l’effondrement de la citadelle de l’injustice et de l’arbitraire :
L’ordre ancien ayant pris, par une réduction symbolique, l’apparence d’une nuée obscure, d’un fléau cosmique, la lutte contre celui-ci pouvait se donner pour objectif, selon le même langage, l’irruption du jour. Lorsque l’évidence de la raison et du sentiment prend force de loi radieuse, toute relation d’autorité et d’obéissance qui ne se fonde pas sur cette base, est condamnée à n’être plus que ténèbres. (Jean Starobinski, 1979, p. 31).
L’un de ses actes symboliques et ultimes est la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, sorte d’évangile politique. Elle proclame l’égalité, la liberté et la fraternité. Albert Mathiez (1989, p. 13), tout en soulignant la « soudaineté irrésistible » de cette révolution sur ses auteurs, ses bénéficiaires et ses victimes, insiste sur la lente préparation qui l’a accompagnée. Elle a, en effet, selon lui, pris racine dans le divorce graduel entre les réalités et les lois, entre les institutions et les mœurs : « Les révolutions, les véritables, celles qui ne se bornent pas à changer les formes politiques et le personnel gouvernemental, mais qui transforment les institutions et déplacent la propriété, cheminent longtemps invisibles avant d’éclater au grand jour sous l’effet de quelques circonstances fortuites » (A. Mathiez, 1989, p. 13). Au plan politique, le 18ème siècle est celui d’une lutte contre les monarchies de droit divin, le patrimonialisme et les idéologies qui minorisaient l’homme et qui voulaient le maintenir sous une tutelle permanente. Selon un de ses étudiants, Kant, le jour de la proclamation de la république en France, se sentit si comblé qu’il estima pouvoir mourir en paix.
La période des Lumières est celle d’une confiance en la raison, celle d’un bouillonnement intellectuel, scientifique, politique et philosophique, un espace de circulation d’idées en vue du progrès social et humain. Les Lumières ont voulu éclairer les hommes en leur apportant la connaissance et la maîtrise sur la nature, en leur enseignant leurs droits vis-à-vis de ceux qui pensaient qu’ils n’avaient ni voix, ni jugement, en sapant l’autorité de ces derniers. Mais trois idées nous semblent importantes à discuter à propos de ce phénomène culturel. Il s’agit de la croyance en l’unité et l’invariabilité de la raison, de l’affirmation de l’humanisme, notamment de l’humanisme kantien, et celle du caractère irréligieux ou de la propension à l’athéisme des Lumières. À travers ces phénomènes, il nous semble qu’on peut noter des propos, des idéologies ou des attitudes souvent violemment anti-rationalistes chez des figures emblématiques de cette période.
3. Ombres et « oublis » des Lumières
Le siècle qui passe pour avoir exalté l’homme et la raison a aussi, de notre point de vue, dispersé en éclats l’humanité même, semé des graines de déraison et promu des actes d’antihumanisme au point que l’on évoque souvent le concept d’anti-Lumières. Par ‘’ombres’’ des Lumières, nous entendons la face sombre de ce phénomène qui contraste avec l’image d’illumination que l’on en projette généralement. Par ‘’oublis’’ ici nous faisons allusion à des omissions coupables, voire à des négations qui aboutissent à des trop dits, à de l’obscurantisme et à de la violence. Nous articulons cet aspect autour de deux points majeurs, à savoir d’abord la sous-humanisation des peuples exotiques et des femmes, ensuite l’intolérance intellectuelle et le terrorisme.
3.1. Sous-humanisation des peuples « exotiques » et de la femme
Ce sont surtout des penseurs du 18ème siècle qui ont théorisé sur le Moyen-âge comme période sombre ou âge des ténèbres. Ils ont, pourtant, eux-mêmes succombé à des visions obscures. En effet, le siècle des Lumières fut celui de l’expansion d’un ethnocentrisme universaliste[7], « postulat prétentieux et sournois » (R. Garaudy, 1975, p. 146.) que la culture occidentale est « le centre et la mesure de toute chose ». Les expressions de l’ethnocentrisme occidental sont l’eurocentrisme ou européocentrisme, l’impérialisme, le colonialisme et le racisme. Xavier Martin (2014) relève à cette époque une forte tendance à la sous-humanisation des « ethnies exotiques », notamment les Nègres. Des esprits, pour reprendre son expression, ont « malmené gravement l’égalité entre les hommes » et ouvert la voie à de « sulfureuses inégalités », à des « différences infinies » ou « prodigieuses ». L’empiriste David Hume, dont Kant (1999) se fait l’écho, au grand dam des faits, déploie son mépris contre les nègres en les suspectant de n’avoir ni art, ni science, ni objet manufacturé. Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1966) dans son anthropologie comparatiste tient des propos fort dégradants sur le nègre qu’il considère comme indocile, infantile, pris dans un état de barbarie et de sauvagerie.
On comprend alors qu’il présente le caractère du nègre comme déterminé par le manque de frein, le triomphe de l’arbitraire, l’absence de moment moral et qu’il voit en Afrique le théâtre des « manifestations les plus épouvantables de la nature » (G. W. F. Hegel, 165, p. 168-169). Voltaire, selon Xavier Martin (2015, p. 53) est l’un des plus grands chorégraphes de cette macabre symphonie qui met les peuples exotiques aux lisières de l’espèce humaine. Si certains tentent de remettre en cause la judéophobie[8] ou l’antijudaisme outrancier de celui que l’on nomme parfois « l’humaniste de Ferney », sa négrophobie est indéniable. Des nègres, « ces vilains habitants d’un pays au bon climat », il évoque « leurs yeux ronds », « leur nez épaté », « la mesure même de leur intelligence » qui les sépare radicalement des hommes blancs. Les « allégations » de ces grands philosophes tiennent d’un refus du monogénisme, c’est-à-dire de l’unité génétique de toute l’espèce humaine, et subséquemment d’une mauvaise anthropologie orientée par des passions européocentristes largement répandues ou diffusées. L’idée que les penseurs des Lumières ont eu une grande faveur pour leurs semblables et qu’ils ont défendu l’égalité entre les hommes est une volonté de nier que cette époque fut aussi celle d’une culture du rejet de l’unité génétique des hommes. Rémi Brague (2015, p. 195) affirme avec pertinence que « les Lumières passent pour avoir été humanistes. En fait les auteurs qui les animent expriment souvent envers l’homme une défiance qui frise la misanthropie ». Contre la vision de l’exclusivisme anthropologique, quelques penseurs comme Abbé Henri Grégoire, Abbé André Sibire, Abbé Guillaume-Thomas Raynal [9] , Johann Gottfried Herder, le philosophe d’origine africaine Anton Wilhelm Amo[10], Quobna Ottobah Cugoano, Olaudah Equiano[11] ont soutenu une uniformité invariable de l’espèce humaine, les hommes étant sortis de la « même tige ».
Outre le refus de l’unité de la nature humaine, le siècle des Lumières a été marqué par une sous-humanisation de la femme. À cause de la différence anatomique, elle a été jugée inférieure à l’homme et réduite, pour beaucoup de penseurs des Lumières, à un ‘’délassement passager’’ au service de la jouissance masculine ou à un matériau biologique reproducteur. Xavier Martin fait part du diagnostic assez curieux de l’infériorité intellectuelle de la femme au cours de ce siècle en faisant appel aux lectures de Helvétius et de Diderot. Le premier invoque l’absence d’une accoutumance à la réflexion ou à l’examen profond des choses. Pour le second, le manque de réflexion et de principes fermes expose l’entendement de la femme à la superficialité, à l’impossibilité d’une certaine profondeur de conviction. Xavier Martin résume ainsi l’explication qui prévalait en ce siècle : « Les fibres de la femme sont telles que ses sensations, trop évanescentes, ne sont pas faites, sauf accident, ou sauf erreur de la nature, pour l’exhausser (mécaniquement, comme l’homme) jusqu’aux alpages de la pensée proprement dite : son esprit simplement papillonne et l’effort cérébral la rebute » (Xavier Martin, 2001, p. 147).
On retrouve aussi avec Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant et Georg Wilhelm Friedrich Hegel des thèses d’une infériorité ontologique et intellectuelle de la femme qui en fait un homme manqué. Rousseau estime qu’au nom de sa nature et pour lui permettre de développer ses potentialités, la fille doit être éduquée à être une bonne épouse et mère. Il critique les femmes d’esprit qui ne sont plus d’aimables femmes et qui sont le « fruit de l’éducation de mères non judicieuses qui veulent donner un démenti à la nature » (J.-J. Rousseau, 2012, p. 454). Kant lui-même estime que « la réflexion profonde », « la méditation longue et prolongée », « l’étude laborieuse » et « la cogitation morose » ne sont pas faites pour la femme, car elles affaiblissent ses charmes : « Une femme qui a la tête remplie de grec, comme Mme Dacier, ou qui discute à fond le mécanisme, comme la marquise du Châtelet, pourrait aussi porter une barbe ; car celle-ci exprimerait plus visiblement encore l’air de profondeur qu’elles recherchent » (E. Kant, 1990, p. 122-123). Hegel établit une différence entre l’homme et la femme.
Cette dernière engendre subséquemment une différenciation de tâches entre eux : l’homme est fait pour la lutte contre le monde extérieur. Il est actif et transformateur. La femme, à cause de la passivité qui est inhérente à sa nature, doit être limitée à la vie privée et à la famille. Elle est, du reste, symbolisée par l’héroïne légendaire grecque Antigone qui est si attachée à la famille qu’elle est incapable de s’élever aux préoccupations universelles de l’État. La différence ontologique entre le masculin et le féminin, chez Hegel, va donc au-delà du monde familial car il aboutit à une exclusion de la femme des activités scientifiques, économiques et de la gestion de l’Etat. E. A. Plaignaud (2018, p. 38) évoque une invention par la philosophie des Lumières d’une « incapacité paradigmatique » de la femme « à atteindre la raison et la majorité politique », un refus de son autonomie. Ce mouvement intellectuel et culturel, selon elle, s’accompagne d’une « minorisation », d’une coercition des femmes, d’une conception de la femme comme « mauvais animal », « homme manqué » et comme objet de jouissance masculine. En somme, le siècle des Lumières a été celui d’une infériorisation de la femme. Contre les thèses d’un sous-équipement intellectuel et moral des femmes, Marie-Olympe de Gouges va se battre contre l’oppression des femmes par les hommes. Cette femme symbolise l’importance des efforts dans la représentation de soi, dans le façonnement de soi de la femme. Elle a invoqué la sagesse divine, le monde animal, le monde végétal, la matière organisée. Partout, selon elle, règne une harmonieuse collaboration entre les deux sexes et ni la force, ni les talents ne justifient l’empire tyrannique masculin ou la « préférence orgueilleuse » dont se parent les hommes :
L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l’ignorance la plus crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la Révolution, et réclamer ses droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus. (O. Gouges, 2021, p. 22).
Le point culminant de l’engagement de Marie-Olympe de Gouges a été un acte politique fort, à savoir la Déclaration française des droits de la femme et de la citoyenne de 1791. Il s’agit d’une proposition inspirée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et qui voudrait remédier à l’oubli, l’exclusion de la femme de l’humanité par les révolutionnaires français. Cette Déclaration, après avoir énoncé que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme, sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements » soutient que « la femme naît libre et égale à l’homme en droits » (O. Gouges, 2021, p. 23-24). Mais malgré ces considérations les tendances dominantes des Lumières ont été l’infériorisation des peuples exotiques et de la femme. Le point suivant concerne l’intolérance intellectuelle et le terrorisme qui ont aussi eu cours pendant cette période.
3.2. Intolérance intellectuelle, violence verbale et terrorisme
Le siècle des Lumières a été aussi, de manière surprenante, un temps de haine et d’égoïsme, même s’il est sans doute outrancier d’y voir, à la manière de J.-J. Rousseau (1959, p. 890), « un siècle haineux et malveillant par caractère », derrière la vitrine fraternitaire de cette période régnait un climat d’intolérance, de haine et de fanatisme. Nous limitons ici notre analyse à deux aspects, la violence verbale et les convulsions d’anthropophages de la Révolution française.
Alors que le 18ème siècle prétend célébrer la raison, promouvoir la connaissance, les débats, le droit à la critique, il est paradoxalement marqué par l’intolérance intellectuelle. De nombreux intellectuels et philosophes étaient habités par une haine ardente les uns pour les autres et se crachaient des injures. La fraternité de certains penseurs était comparable à celle de Caïn et Abel. Pour illustrer la haine entre intellectuels, nous convoquons la figure de Voltaire. On dit souvent du siècle des Lumières qu’il fut le siècle de Voltaire. L’homme de Ferney « s’est fait un nom et une clientèle dans la tolérance » (Xavier Martin, 2015, p. 77) mais fut très haineux à l’égard de ceux qui ne partageaient pas ses vues et n’étaient pas alignés sur sa vision. Il les nommait « bêtes puantes » et encourageait ses amis à chasser hardiment les bêtes puantes, à leur livrer une battue, à combattre « la canaille de la littérature ». Ainsi a-t-il nourri et poursuivi de sa haine des intellectuels comme Laurent Angliviel de La Beaumelle, Pierre Louis Moreau Maupertuis, Le Franc de Pompignan, Élie Catherine Fréron.
Voltaire reprocha à La Beaumelle de l’avoir critiqué à propos de la Révocation de l’édit de Nantes et de son amitié complaisante pour le roi de Prusse Frédéric II. Voltaire dont l’un des genres préférés était « l’invention meurtrière » va ressasser contre La Beaumelle en l’accusant faussement de crimes. Il travailla à le faire embastiller. Xavier Martin (2015, p. 44) soutient que l’homme de Ferney l’a fait emprisonner « sans jugement, pour le plaisir de la vengeance. Terribles représailles pour de simples froissements d’amour-propre ». Les six mois auxquels il fut condamné ont été jugés par Voltaire comme peine mineure. De sa prison, La Beaumelle traduisit ainsi ses souffrances morales et politiques en soulignant qu’il est injustement opprimé par Voltaire. Son jugement à propos de Voltaire est très sévère car il l’assimile à un imposteur, à un calomniateur auprès des rois ou des ministres.
L’agressivité voltairienne à l’égard de Maupertuis est sans doute l’un des tableaux les plus sombres de sa hargne contre ses adversaires. Les attaques ont persisté même douze ans après sa mort. Le patriarche de Ferney était jaloux de Maupertuis, astronome, naturaliste, mathématicien, physicien, philosophe, président de l’Académie de Berlin et membre de l’Académie française. Il se répandait en propos de dénigrement à son égard au point que Frédéric II fatigué de la haine, de l’indécence et la bassesse des attaques post mortem a exigé de Voltaire de ne plus parler du savant, de laisser en paix la froide cendre et les mânes de Maupertuis. Il lui recommanda de rougir pour son indignité, son impudence, son honneur, de gémir de la noirceur de son cœur impénitent, de ne pas s’acharner sur un mort, de ne pas imiter les vautours ou les corbeaux qui déchirent et se repaissent de charogne et surtout de prendre pour modèle ce savant. Le dernier exemple de celui de Jean-Jacques Le Franc de Pompignan, grand poète français du 18ème siècle, qu’analyse Marion Sigaut[12] (2018) de manière admirable. Élu pour remplacer Maupertuis qui était mort, Le Franc de Pompignan fit un éloge à son prédécesseur à l’Académie française. Il a défendu dans son discours la vertu du savant contre les malfaisants qui l’ont harcelé et martyrisé à mort : vertu patriotique car il a servi son pays et son roi, vertu intellectuelle car il fut un grand savant, vertu de l’honnête homme souillée par des méchants. Voltaire s’est déchaîné pour détruire Le Franc de Pompignan à travers des pamphlets, inondant Paris de poèmes féroces qui furent popularisés. On traita ainsi le poète de « menteur », d’« hypocrite », de « cagot », de « faux ami du peuple », de « faux dévot »,… Le Franc de Pompignan dût quitter Paris et ne put jamais siéger à l’Académie. La violence verbale de Voltaire à l’égard de ses adversaires était telle que dans une lettre à d’Alembert du 25 juillet 1771, Frédéric II se demanda à son propos comment tant de génie pouvait-il s’allier avec tant de perversité. Une des faces sombres des Lumières fut la terreur que développa la Révolution française. Le discours fraternitaire de ce fait politique majeur s’est accompagné de crimes, d’une « impressionnante explosion de haine et de cruauté » (Xavier Martin, 2015, p. 304), de terrorisme.
On entend par terrorisme « un ensemble d’opérations criminelles, de nature et d’importance variables, destinées à effrayer une population particulière en vue d’en obtenir des avantages politiques » (Michel Bounan, 2018, p. 7). Il s’agit de l’usage de la terreur à des fins politiques. Il existe, cependant, plusieurs types de terrorisme dont le terrorisme idéologique, le terrorisme politique, le terrorisme séparatiste, le terrorisme de guérilla, le terrorisme religieux.
Cependant, après les avoir écrasés, les romains firent crucifier deux milles zélotes pour dissuader les révoltés. Ainsi au « terrorisme d’en bas » des zélotes fut opposé le « terrorisme d’en haut » de l’État romain. Il est lié historiquement à l’expérience de la Terreur consécutive à la Révolution française et qui a sévi entre 1793 et 1794. Il s’agissait d’une violence qui prétendait protéger les idéaux de la Révolution. Son idéal a été perverti à travers des meurtres par guillotine, des massacres, des assassinats, des noyades, l’apologie de la négrophobie. La violence meurtrière frappe même des concepteurs, auteurs, théoriciens ou « faiseurs » de la Révolution. C’est ainsi que Condorcet, député de la Convention et grand artisan de la Révolution, fut accusé de trahison, incarcéré et assassiné. On lui reprochait ses critiques contre la nouvelle constitution proposée par les Jacobins et son opposition à l’exécution du roi XVI. Olympe de Gouges, vestale de la République et femme d’une pugnacité rare, périt sur l’échafaud. Elle fut d’une certaine naïveté car elle avait pris la liberté révolutionnaire au pied, oubliant la phallocratie et la féodalité ambiante. Ses propos apportent un grand éclairage : « Je meurs, mon cher fils, victime de mon idolâtrie pour la Patrie et pour le peuple. Ses ennemis sous le spécieux masque du républicanisme, m’ont conduite sans remords à l’échafaud après cinq mois de captivité » (Olympe de Gouges, citée par Michel Faucheux, 2018, pp. 215-216). La Révolution de 1789 a détruit plusieurs centaines d’églises et exécuté plus de huit milles (8000) prêtres, religieux et religieuses, poussé plus de vingt milles (20000) prêtres à renoncer au sacerdoce. Jean de Viguerie (2008, p. 213) a sans doute raison quand il soutient que « l’histoire religieuse de la France pendant la Révolution est l’un des épisodes les plus dramatiques de l’histoire du christianisme ». Les Lumières ont prôné les idées de souveraineté et de liberté qui ont été célébrées par la Révolution française.
Ces principes hautement humanisants ne furent pas étendus aux Noirs à qui on appliqua le code noir, code raciste. Les Lumières ne mirent point un terme au commerce du « bois d’ébène », à savoir l’exploitation des esclaves nègres. Félix baron de Wimpffen, cité par Olivier Blanc (2003, p. 88-89) rapporte dans ses souvenirs de voyages dans les colonies françaises des Amériques ceci : « Les claquements de fouet, les cris étouffés, les gémissements sourds des nègres qui ne voient naître le jour que pour le maudire, qui ne sont rappelés au sentiment de leur existence que par des sensations douloureuses, voilà ce qui remplace le chant du coq matinal ». Les Nègres à Saint-Domingue ont été victimes de la violence des troupes de Napoléon qui se prenait pour un Thésée du droit mais qui profana les principes humanistes que prétendait défendre la Révolution de 1789. En somme, le 18ème siècle a été une période de violences excessives et d’actes de terreur. Ce siècle va atteindre son point culminant avec la Révolution française. Elle a sa face tragique et sombre, ses dérives, ses omissions ou ses « oublis ».
Conclusion
La présente réflexion avait pour finalité une analyse des Lumières conçues de manière classique comme une période de confiance en la raison et en l’excellence humaine. En partant d’une clarification du concept prenant aussi bien en compte le mythe, la métaphore et le symbole, nous avons quêté la signification et interrogé la vision irénique et jubilatoire qui apparait comme la conception la plus répandue du phénomène. Nous avons ainsi montré que la lumière symbolise le refus des ténèbres, la maturité et la fin des oppressions que l’enluminement apporte, l’avènement d’un nouveau jour. Le siècle des Lumières a été un âge de la diffusion du savoir, du droit et de la liberté et donc un combat contre la tyrannie ou le despotisme. Il a ainsi « hébergé » des révolutions aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans celui de la politique qui sont les causes les plus fondamentales d’une amélioration de l’homme et de la société. Mais outre les bienfaits que les Lumières ont apportés aux hommes et à la société moderne, elles ont véhiculé des idées négatives, notamment à propos de l’unité des hommes, de la tolérance intellectuelle. Rousseau nommait ce siècle celui de la haine. Alain Pascal (2018, p. 466), lui, le qualifie de « siècle des ténèbres », de « siècle de l’obscurantisme » ou encore de « plongée vers les ténèbres ». Mais ces caractérisations nous semblent excessives. Les Lumières, comme les autres périodes de l’histoire de la philosophie, ont leur face dorée, leurs lueurs et leurs zones d’ombre. Il est alors inexact de se limiter au visage de beauté et de gloire qu’une certaine conception voudrait imposer. Mais, tout en se déprenant d’une représentation irénique des Lumières, il faut éviter aussi de tomber dans des obscurcissements erronés.
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LA FALSIFIABILITÉ ET LE PROBLÈME DE LA VÉRITÉ SCIENTIFIQUE CHEZ POPPER
1. Offo Élisée KADIO
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
2. David Koffi KOUAKOU
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Avec les positivistes logiques, le critère de scientificité commence par des propositions empiriques élémentaires. Avec eux, la connaissance scientifique s’accroit en amassant les expériences de manière cumulative,à l’instar d’une bibliothèque ou d’un musée qui, sans cesse, s’agrandit. Popper s’insurge contre ce critère et cette croissance de la science revendiqués par les membres du Cercle de Vienne et montre que, c’est l’attitude critique qui est au principe de la science, et son développement est commandé par une méthode plus révolutionnaire que cumulative. Il s’agit du critère de la falsifiabilité. Chez lui, la découverte scientifique ne consiste pas à éliminer systématiquement les erreurs ou à les augmenter, mais à les réduire pour tendre vers la vérité. Selon lui, les théories ne peuvent jamais être vérifiées, car elles sont hypothétiques, falsifiables et réfutables.
Mots-clés : Continuité, Discontinuité, Falsifiabilité, Réfutabilité, Théorie, Vérification.
Abstract :
With the logical positivists, the criterion of scientificity begins with elementary empirical propositions. With them, scientific knowledge grows by accumulating experiences in a cumulative way, comparing it to a library or a museum that is constantly growing. Popper protests against this criterion and this growth of science claimed by the members of the Vienna Circle and shows that it is the critical attitude that is the principle of science and its development is controlled by a method more revolutionary than accumulation. It is the criterion of falsifiability. For him, scientific discovery does not consist in systematically eliminating errors or increasing them, but in reducing them in order to reach the truth. According to him, theories can never be verified because they are hypothetical, falsifiable and refutable.
Keywords : Continuity, Discontinuity, Falsifiability, Refutability, Theory, Verification.
Introduction
Les inlassables investigations scientifiques montrent que la soif de vérité chez les hommes est loin d’être étanchée. Ainsi, dans sa marche, la science connaît beaucoup d’améliorations. Cela est rendu possible grâce aux théories scientifiques qui visent à être de plus en plus objectives. De plus, au sujet de la connaissance scientifique, plusieurs auteurs ont proposé leur démarche et sont parvenus, pour la majorité, à des théories prétendument établies une fois pour toutes. Par exemple, Héraclite (v. 576-v. 480 avant J.-C.) montrait que les contradictions étaient nécessaires pour parvenir à la vérité en tentant de concilier l’être et le non-être. Toutefois, chez lui, au-delà du changement perpétuel des choses, le logos ou la raison demeure inchangé. Parménide, au contraire, pose une distinction tranchée entre l’Être et le Non-Être et fait de l’ontologie (la science de l’être) une réflexion sur l’immuable. Pour lui, tout changement n’est que détérioration de ce qui est qui constitue la vérité. Ces auteurs, selon Karl Raimond Popper (1902-1994), n’étaient pas parvenues à élaborer une théorie de la connaissance qui étudierait et rendrait compte du critère de la réfutabilité comme démarche pour se rapprocher de la vérité. En effet, concernant les philosophies statiques comme celle de Thalès, de Parménide, de Platon, etc. la connaissance devient stationnaire une fois dépouillée et épurée des mythes. Quant aux membres du Cercle Vienne (Moritz Schlick, Hans Hahn, Rudolf Carnap, Felix Kaufmann), la démarche de la science, repose sur la méthode inductive qui admet la vérification des faits observationnels comme fondement nécessaire de la connaissance.
Contre le postulat épistémologique des membres du Cercle de Vienne, Popper pense que le seul critère adéquat qui puisse rendre la science évolutive, c’est la réfutation puisque les erreurs sont au cœur de l’épistémologie. Avec lui, la vérité scientifique va consister à tester les théories, c’est-à-dire à mettre celles-ci à l’épreuve afin de donner à la science une dynamique nouvelle. Celle-ci est basée sur la méthode hypothético-déductive qui consiste à formuler des hypothèses afin d’en déduire des conséquences observables futures, mais également passées, permettant d’en déterminer la validité. Pour Popper, on ne peut atteindre définitivement la vérité, sinon se rapprocher d’elle, car les conjectures et les réfutations, conduisent l’homme de science à adopter une nouvelle démarche dans la recherche de la vérité. Celle-ci consiste non pas à professer des vérités toutes faites après vérification ou à établir une ligne de démarcation entre science et non-science comme l’ont fait les positivistes logiques, mais à considérer les erreurs comme le moyen par lequel la science progresse en corrigeant ses lacunes. Ainsi, K. R. Popper (2006, p. 608) déclare : « je soutiens notamment que l’ensemble de la connaissance ne progresse que par la rectification des erreurs ». Cela sous-entend que, loin d’être des obstacles infranchissables, nos erreurs constituent le fondement de nos réussites. Plus les théories sont fausses, plus leur degré de corroboration est plus élevé et offrent une grande possibilité de tendre vers la vérité.
Le choix de ce sujet n’est donc pas fortuit puisqu’on peut se rapprocher de la vérité si les fondements d’une théorie donnée sont ouverts à la discussion. Et, c’est cette discussion qui donne la possibilité au scientifique de découvrir les théories nouvelles quand bien même elles restent provisoires. Mais au fond, la démarche scientifique de Popper basée sur le principe de la falsifiabilité est-il un critère objectif en vue de tendre vers la vérité ? Au fait, quelle est la nature diachronique de la démarche scientifique ? Même si la démarche scientifique poppérienne peut comporter en elle-même des limites, quelle valeur pouvons-nous accorder à la falsifiabilité ? La science dans son évolution ne fait pas table rase du passé mais plutôt s’appuie sur la connaissance antérieure mal faite en vue de la rectifier. Il existe donc une continuité et une discontinuité en science puisque la connaissance scientifique est sans cesse renouvelée en vue de tendre vers la meilleure connaissance.
1. De la continuité à la discontinuité
1.1. Aperçu de la période antique et balbutiement de la science
Les premiers tâtonnements spéculatifs de la science sont les œuvres des philosophes présocratiques vers le Vè siècle avant J.-C. Les premiers penseurs avaient pour dessein, de rechercher un principe unificateur du réel (le Devenir, l’Être et l’Un) avec pour but d’affranchir les hommes à la fois des préjugés sans démonstration et de l’opinion. Cette recherche s’oppose à l’accoutumance des hommes qui accordent une valeur aux connaissances sans fondements et admettant que toutes les idées s’équivalent. Pour ces philosophes comme Anaxagore, Thalès, Parménide, Héraclite, la raison constitue l’élément catalyseur qui meuble désormais le discours philosophique et la recherche où l’on assiste à la naissance d’un type de raison vouée à la pensée théorique sous plusieurs formes excluant le mythe du raisonnement quotidien. La pensée grecque se démarque progressivement de la foi religieuse pour faire du logos, de la raison humaine, son credo. Ainsi, se forge les premiers savoirs rationnels fondés sur l’idée qu’un principe naturel doit être pris en compte.
Avec la philosophie antique, l’unité, l’éternité, l’immutabilité de l’Univers, l’autorité du maître ont été ainsi affirmées par les penseurs grecs (Platon, Aristote, Plotin, Parménide, Héraclite) qui ont considéré que les changements que le progrès présente, ne troublent en rien la permanence réelle de sa substance. La conception du progrès dans la période antique chez certains penseurs comme Parménide et Héraclite, se caractérise par sa fixité, par sa nature statique puisqu’au-delà des différents changements, l’on parvient à atteindre un principe unificateur qui ne connait aucun changement. Bref, les Anciens ont compris que la connaissance objective s’obtenait à partir de la psychanalyse des mythes et des illusions spontanées. Donc, l’obstacle du mythe avait été découvert puis surmonté. Mais, les Anciens ne s’étaient pas totalement débarrassés de certaines considérations mythiques sur lesquelles se fondait la pensée des sociétés antiques. D’où la continuité du savoir qui prédominait dans leur recherche. Cette continuité qui considère la vérification comme démarche, sera plus développée par les membres du Cercle de Vienne.
1.2. Le Cercle de Vienne : vérification et induction comme démarche scientifique
Avant l’analyse de la démarche des membres du Cercle de Vienne, notons qu’à partir du XVIIIème siècle, la nouvelle philosophie de la connaissance basée sur l’expérience, sera celle de l’empirisme avec John Locke et David Hume. Pour eux, la connaissance est fondée sur les sens non seulement dans son contenu, car il n’existe pas d’idées innées comme le prétendait Descartes, mais aussi dans sa construction formelle où toutes les connaissances physiques sont définies en termes de sensibilité. Chez les empiristes, la connaissance ne passe plus comme chez les rationalistes modernes, par le sujet connaissant mais s’achève dans une quête expérimentale en tenant compte des phénomènes réels et en trouvant la signification de la nature. Ainsi, selon J. Locke (2014, p. 9), l’idée est « tout ce qui est l’objet de notre entendement lorsque nous pensons ». Cela veut dire qu’il n’existe plus d’idées innées et de connaissance a priori, car celles-ci reposent sur la sensation seule, sur l’expérience.
Cette méthode empiriste axée sur la vérification et l’induction sera plus accentuée avec les positivistes logiques comme Moritz Schlick, Rudolf Carnap, Ludwig Wittgenstein…, dont la mission était d’éliminer totalement la métaphysique du champ de la connaissance. Ceux-ci admettaient que seuls les énoncés vérifiables par les données des sens, avaient une signification utile pour la science et l’édification des lois universelles et cela, au travers des procédures inductives. La vérifiabilité des lois universelles à partir des énoncés atomiques, était le critère de démarcation positiviste qui devait permettre de trancher entre science et métaphysique, tout en faisant fi de la métaphysique de toute recherche scientifique. Ainsi, les membres du Cercle de Vienne nourrissent une hostilité naturelle envers la métaphysique. À cet égard, le principe d’induction, censé justifier les inférences inductives, détermine la vérité des théories scientifiques. Pour H. Reichenbach (2006, p. 376.) : « le corps scientifique tout entier accepte sans réserve le principe d’induction et que, dans la vie quotidienne également, personne ne met ce principe sérieusement en doute ». En effet, ce principe est fondamental à la fois pour la science et pour l’épistémologie de l’empirisme logique. Éliminer le principe d’induction de la science ne signifierait rien de moins que priver celle-ci de son pouvoir de décider de la vérité et de la fausseté de ses théories. La démarche des membres du Cercle de Vienne, prend en compte l’induction comme un critère nécessaire dans l’établissement de la vérité en science. Par principe, l’induction consiste à rassembler une série d’observations spécifiques pour arriver à formuler une conclusion générale. C’est dire qu’à partir d’un fait particulier qui se répète par habitude on en tire un résultat général. Les philosophes qui établissent la continuité de la science, visent ainsi à montrer que la connaissance consiste à amasser les expériences de manière cumulative et que par l’induction et par la vérification, l’on parviendra toujours à établir la vérité dans les sciences. Popper fut l’un des épistémologues qui ont préconisé à la fois la continuité et la discontinuité de la science. Il va trouver insuffisante la vérifiabilité et l’induction comme critères adéquats en vue de l’évolution de la science. Pour lui, c’est cette synergie de continuité et de discontinuité qui fait progresser la science et cela, grâce aux conjectures et aux réfutations. Popper est un continuiste, un évolutionniste, car pour lui, la science c’est le sens commun purifié, éclairé. Elle croit sur un mode évolutionnaire ou darwinien, par élimination progressive des erreurs. C’est ce qui donne à la science son caractère falsifiable.
2. La falsifiabilité comme critère de scientificité
2.1. La méthode poppérienne contre la vérification
La falsifiabilité désigne la capacité d’une théorie scientifique à se soumettre à une méthode critique sévère comportant des tests expérimentaux cruciaux susceptibles de la réfuter. C’est donc en soumettant les théories à l’épreuve que la science peut connaître un réel progrès. La démarche de Popper ne consiste pas à éloigner l’homme de science de la réalité, puisque la science prend appui sur les faits empiriques. Selon K. R. Popper, (2006, p. 270) : « Nous devons renoncer à l’idée que nous sommes des observateurs passifs qui attendons de la nature qu’elle imprime en nous sa loi ». Il s’agit pour le scientifique d’imprimer activement l’ordre et les lois provenant de son entendement aux faits. Autrement dit, le scientifique ne doit pas être dans une position de résignation qui accepte tout de la nature sans prendre une part active dans la construction de la connaissance. Ainsi, la falsifiabilité ou la réfutabilité consiste à rejeter ce qui est affirmé en en démontrant la fausseté, puisqu’aucune théorie scientifique n’est à l’abri des erreurs.
Popper s’insurge donc contre la méthode de la vérifiabilité et montre que la méthode propice qui permet à la science de progresser est la falsifiabilité. Toute théorie scientifique portant en elle-même la marque de l’erreur, la théorie que l’on met en œuvre, selon K. R. Popper (2007, p. 142), « est une meilleure approximation de la vérité que toute théorie concurrente proposée jusqu’à présent ». Il ressort que, la connaissance étant ouverte à la discussion, on ne peut rendre la théorie certaine. Ainsi, la vérification comme méthode qui puisse conduire la science sur le chemin du succès, est une entreprise vouée à l’échec et tout critère qui s’inscrit dans cette logique, sera immanquablement déçu, car il n’y a pas de voie royale qui conduise au succès. Par cette idée, Popper admet qu’il n’y a pas de théorie qui garantisse le succès de façon définitive.
En réalité, loin de clore la recherche, la recherche en science doit faire rebondir les problèmes. Chez l’épistémologue autrichien, la vérification revendiquée par les membres du Cercle de Vienne ne permet pas le dynamisme de la science. En remplacement de la vérification, il propose le falsificationnisme pour juger de la scientificité d’une théorie. Selon ce critère, l’observation d’un seul fait ne corrobore pas celui-ci puisque portant les germes de sa réfutation. Selon les membres du Cercle de Vienne, une fois que les théories ont été vérifiées, elles ne peuvent plus être réfutées. Or, une théorie peut être mal vérifiée et entachée d’erreurs. C’est pourquoi, chez Popper (2006, p. 68), « une théorie qui n’est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique ». Cela veut dire qu’une théorie qui n’a subi aucun test ne pourra aboutir à un résultat crédible puisqu’elle sera émaillée de lacunes que le scientifique ignorait auparavant dans la construction de cette pseudo-vérité. Dans la perspective poppérienne, il n’y a connaissance scientifique que si l’on soumet la théorie à la critique pour déceler les insuffisances et voir à quel point cette théorie est capable de résister aux autres théories. Autrement dit, lorsque plusieurs théories sont en concurrence, ne peut survivre que la théorie qui triomphe des autres théories concurrentes par sa capacité à résister aux épreuves.
L’important pour Popper n’est pas qu’un énoncé soit vérifié mais qu’il résiste à la réfutation. Par ailleurs, selon Popper, il faut soumettre les énoncés scientifiques au principe de falsifiabilité ou de réfutabilité, car l’attitude scientifique est celle qui cherche non des vérifications mais des tests qui peuvent réfuter la théorie sans jamais l’établir définitivement. Du coup, loin d’être fermée, la vérité devient provisoire, ouverte et incessamment soumise à l’épreuve du faux. Ce souci de démarquer la science véritable des pseudosciences, le conduit à rejeter le marxisme et la psychanalyse. Il qualifie ces disciplines de pseudosciences puisqu’elles présentent des énoncés irréfutables. Dans ces conditions elles ont toujours raison. En réalité, même si Popper considère la métaphysique comme la racine de toutes connaissances, il rejette toute discipline où l’application de la réfutabilité est inopérante comme le cas de la psychanalyse. Les critiques de la psychanalyse portent principalement sur le fait que cette théorie et sa pratique ne peuvent avoir, de par leur nature, aucune démonstration de leurs fondements scientifiques.
En effet, l’histoire de la psychanalyse commence avec les découvertes et théorisations de Sigmund Freud (1856-1939), médecin et neurologue autrichien, à Vienne à la fin du XIXème siècle. Elle est une méthode thérapeutique qui permet d’accéder à l’inconscient afin de l’analyser. Au-delà de l’atténuation ou de la suppression des symptômes, elle vise à comprendre les raisons de leur présence et comment se libérer de ces raisons. Au fait, on pourrait reprocher à la psychanalyse freudienne, précisément à la théorie de l’inconscient de donner une signification à tout fait humain et de voir en toute chose un signe, à donner un sens et une crédibilité à tous nos comportements anormaux. Autrement dit, on pourrait reprocher de mesurable et quantifiable notre vie intérieure. Contre cette idéologie de l’inconscient, Émile Chartier (Alain) voit dans la psychanalyse, une idolâtrie des signes. Cela veut dire que Freud, à travers sa théorie de la psychanalyse, affiche une ferme conviction et légitime certains faits et comportements pathologiques de l’homme comme des faits réels qui alimentent notre vécu quotidien. Bien plus, ce qu’il convient de noter, c’est que Freud voit en la psychanalyse beaucoup plus qu’une science une thérapie. C’est sur le terrain scientifique que Popper lui conteste sa scientificité, car c’est le lieu où il privilégie les sentiments au détriment de l’objectivité.
Chez Popper, cette manière d’attribuer un sens à chaque chose, fait de la psychanalyse un système interprétatif qui apparaît irréfutable. Et c’est cette irréfutabilité qui relègue la psychanalyse au rang de pseudo science. Abondant dans la même veine, N. E. Thevenin (1991, p. 76.) note que « la conception erronée de la science se révèle dans la soif de certitude ». Précisément, une théorie est dite scientifique, si elle peut être fausse, si elle ne repose pas sur des vérités indéracinables mais reste hypothétique. Ce qui sous-entend qu’une théorie peut être falsifiée, si elle se prête à la réfutation, si elle n’est pas une théorie qui, a priori, est déjà certaine mais qui se soumet à l’épreuve des tests pour déceler leur validité ou leur invalidité. Or, la psychanalyse a toujours raison lorsqu’elle interprète les faits qui la justifient et ses affirmations sont irréfutables. Par conséquent, une théorie qui se contenterait de véhiculer des vérités non falsifiables, devient une théorie arrogante comme on le voit dans la préface à La logique de la découverte scientifique, avec J. Monod (2017, p. 4) : « le marxisme et la psychanalyse sont hors de la science précisément en ce que et parce que, par nature, par la structure même de leurs théories, ils sont irréfutables. Leur pouvoir d’interprétation est infini ». En effet, ces deux théories débouchent sur des dogmes qui sont des vérités indiscutables puisqu’elles se focalisent sur la vérification comme critère infaillible de la science. Selon lui, l’idée de falsifiabilité implique qu’il n’y a pas de théorie définitivement constituée, mais des hypothèses qui se rapprochent de la vérité ; ce qui rend sa méthodologie approximative et toute théorie même corroborée approximative (incertaine).
2.2. Vers une approximation de la vérité en science
La démarche scientifique de Popper semble être négative, car on ne peut jamais transformer ces hypothèses en lois par un processus de vérification expérimentale. Autrement dit, on ne peut jamais affirmer qu’une hypothèse scientifique est absolument vraie. De ce fait, la falsifiabilité poppérienne, est la méthode utilisée pour établir les théories scientifiques, non pour éliminer celles qui sont fausses, mais pour déceler les meilleures. En effet, pour Popper, la scientificité d’une théorie dépend de sa capacité à être réfutée. Elle doit pouvoir être testée. Toute théorie qui n’est testable et qui ne se laisse éprouver que par des exemples qui la confirment, n’est pas scientifique du fait que la vérifiabilité ne peut être considérée comme critère de démarcation entre le vrai et le faux. Les théories doivent passer les tests les plus sévères et si malgré tout elles résistent, alors elles peuvent être maintenues provisoirement car elles ont fait leurs preuves. Ainsi, la falsifiabilité est la possibilité qu’il y a de soumettre des théories à des tests expérimentaux capables de les réfuter. Après avoir dénoncé l’image de la science faussement vulgarisée par les néo-positivistes, K. R. Popper (2007, p. 283) nous présente l’image réelle de la science, qui est celle d’une activité au sein de laquelle se déploie une révolution permanente, qui est celle d’une « quête obstinée et audacieusement critique de la vérité ». En clair, pour Popper, la science ne possède pas la vérité ; elle est plutôt dans le provisoire. La science ne procure que la « verisimilitude », selon le mot de Popper. Les tentatives d’invalidation non concluantes d’une théorie augmentent son degré de verisimilitude. C’est dire que, si une théorie scientifique ne peut jamais être absolument vraie, son objectivité, à savoir son adéquation avec la réalité est de plus en plus forte. Pour cette raison, au fur et à mesure qu’une théorie scientifique réfutable résiste à la réfutation, son approximation vers la vérité est beaucoup élevée. Dans ces conditions, plus les théories scientifiques sont fausses, plus elles se rapprochent de la réalité. La théorie qui sort victorieuse des tests et qui supplante les autres théories en concurrence, ne garantit pas sa fermeté. D’ailleurs, même si elle semble être proche de la vérité, elle ne peut jamais être totalement confirmée puisque les erreurs sont au cœur de l’épistémologie. Le but est de s’approcher de connaissances aussi vraies que possibles. Cette approche ou « verisimilitude » remplace la vérité absolue. Il s’agit de tendre vers la vérité car les essais et les erreurs font parties de la science et c’est en les restreignant autant que possible que le savant peut se rapprocher d’elle.
S’inscrivant dans le même registre que K. Popper, Gaston Bachelard indique que la science évolue en rectifiant ses erreurs, par le tremblement de ses concepts de base et que, tout scientifique qui ne se remet pas en cause, fait montre de dogmatisme. Car pour lui, « admettre qu’on s’est trompé, c’est rendre le plus éclatant hommage à son esprit » (G. Bachelard, 2018, p. 169). Il s’agit de psychanalyser l’esprit scientifique afin qu’il puisse connaître une évolution en se débarrassant des obstacles épistémologiques. Ainsi, la science ne proclame pas de vérités radicalement établies, mais se soumet à une critique radicale en vue de se rapprocher de la vérité. Mais, puisqu’aucune théorie n’est infaillible, la démarche scientifique de Popper prend en compte la dimension non moins négligeable des erreurs comme base fondamentale de toute révolution dans les sciences. Si la falsifiabilité est contestable, il faut toutefois savoir que Popper a reconnu et dépassé les limites du réfutationisme et du falsificationnisme à travers le syntagme de programme de recherche métaphysique, qui privilégie l’utilité de la théorie même non falsifiable et sa capacité à s’ouvrir à la critique pour s’améliorer.
3. Les limites de la méthode poppérienne
3.1. Au niveau scientifique et politique
Les limites de la méthode poppérienne se déclinent tant au niveau scientifique qu’au niveau politique. Scientifiquement, selon J. Ladrière (1991, p. 26), « Popper reste prisonnier de certains des présupposés fondamentaux de l’empirisme logique ». En réalité, Popper n’a pas expliqué le rapport entre la réfutabilité et la critique du contexte de découverte puisque selon lui, la falsification d’une hypothèse consiste en sa contradiction par une autre moins générale qu’elle, mais qui jouit d’un degré de corroboration élevé. Il ne montre non plus le processus par lequel cette corroboration s’effectue. S’agissant du dogmatisme dans les sciences, Popper pense qu’il peut être évité à l’aide de conventions critiques. En ce sens, il n’analyse pas les conditions logiques ou empiriques dans lesquelles les décisions sont prises. Ainsi, le caractère conjectural de la science doit prendre en considération le contexte de découverte que critique Popper puisqu’il n’existe pas de critère fiable qui puisse garantir le succès de la science. Popper se limite également au contexte de justification élaboré par les néo-positivistes car, il rejette du champ de la science et de son évolution tous les aspects qui relèvent de la psychologie et de la sociologie. Sciences qui s’attardent sur la mentalité et la réalité sociale de l’individu. De plus, même si la science évolue par des remises en cause, par continuité et par discontinuité comme démarche adéquate à l’évolution de la science, il n’y a pas de théorie modèle car, la science est privée d’ordre et de mesure puisque le progrès de la science ne s’effectue pas dans un seul sens.
Pour E. M. Dissakè, comment comprendre avec Popper cette idée ordinaire et finalement pas si insignifiante, selon laquelle la science est objective ? Une fois qu’on s’est convaincu qu’il n’y a pas de point de vue de nulle part, que non seulement personne ne peut être fondé à revendiquer le point de vue de l’universalité, mais qu’en plus celui-ci est inatteignable,
du coup, l’objectivité ne sera plus associée ni à la certitude, ni à l’orgueil d’une science qui réussit, ni à la satisfaction devant les résultats scientifiques, mais plutôt à la reconnaissance des limites, l’établissement clair des conditions de possible fausseté de notre savoir, l’ouverture à l’évaluation par n’importe qui (E. M. Dissakè, 2012, p. 390).
Mais, la falsifiabilité est-elle applicable au niveau politique ?
La réponse à cette question apparait négative, puisque dans le domaine politique, le dirigeant reste polarisé sur l’efficacité, ce qui n’a d’autre finalité que de bannir les sentiments, les regrets, les remises en cause. Aussi, les problèmes politiques ne peuvent être traités comme des problèmes mathématiques fondés sur une certaine logique étant donné que nous ne pouvons construire un ordre social à partir d’une série de probabilités au préalable. En plus, les individus sur lesquels doit travailler un homme d’État, ne sont pas des marionnettes ou des pions que l’on peut manipuler et pousser à sa guise mais des êtres humains animés de passions, capables de collaborer avec le bien et le mal. C’est pour cela que Popper est souple en matière de de politique. On parle de deux facettes de Popper : un Popper révolutionnaire en matière de la recherche scientifique, et autre Popper, réformateur en politique sociale ou en matière de la recherche d’un monde meilleur.
C’est ce que J. H. Hallowell (1993, p. 136) aussi fait remarquer en affirmant que « les sentiments ou l’amour, sont des éléments dont il sera indispensable de tenir compte, et c’est seulement en inculquant des habitudes de respect envers les institutions que les passions pourront être canalisées vers une action sociale bienfaisante ». En clair, c’est au travers d’une pédagogie éducative de respect des règles qui peut engendrer une cohésion et une harmonie au sein de la société, en abandonnant les particularités individuelles au profit de la volonté générale qu’il peut y avoir une sociable sociabilité.
3.2. La falsifiabilité à l’épreuve de la technique
La démarche scientifique de Popper comporte des insuffisances, car l’amélioration sans cesse des théories scientifiques en vue de parvenir à des résultats meilleurs, suscite des inquiétudes. Ces inquiétudes ne sont pas nouvelles, car on trouve déjà chez les sophistes comme Protagoras, l’invitation à adjoindre aux techniques une politique démocratique, seule en mesure d’éviter que les hommes ne fassent mauvais usage de l’efficacité scientifique et technique. En effet, de grandes catastrophes écologiques et humaines, sont liées à un développement généralisé de l’exploitation effrénée des ressources naturelles et à l’utilisation inconsidérée d’invention dont les dangers potentiels ne sont pas bien maîtrisés. En réalité, plus nous cherchons à rendre nos théories meilleures et à nous rapprocher de la vérité dans les sciences, plus nous nous rapprochons de la décadence et de la déshumanisation de l’homme qui devient un simple objet d’étude manipulable par l’expérimentation. Comme ce fut le cas de la guerre froide où chaque bloc témoignait de sa supériorité au travers des armes de plus en plus sophistiquées débouchant sur l’invention de la bombe atomique et dont les effets sont nuisibles non seulement pour l’homme mais également pour son environnement. De nos jours, tout semble artificiel. Les OGM, par exemple, sont des organismes affectés à la suite d’une manipulation effectuée par l’homme sur un ou plusieurs gènes qu’il ne possède pas naturellement, les plantes transgéniques, la chirurgie esthétique, le changement du patrimoine génétique, l’air que l’on respire est un pur artéfact et non de l’air naturel dû aux déchets issus des grandes firmes industrielles et la pollution de tous genres conduisant à coup sûr l’humanité vers son agonie et donc vers sa finitude.
Il importe d’interroger l’inquiétude ressentie par certains à l’égard des inventions scientifiques et techniques. En face des problèmes que peuvent causer la technique et la démocratie comme stratégies de l’homme politique, on peut affirmer que la science et la technique y compris le domaine politique, ont permis d’une part à l’homme de se hisser à un niveau élevé qu’on pourrait le déifier compte tenu des nombreuses innovations et créations extraordinaires de l’homme. D’autre part, cette évolution spectaculaire de la science et de la technique, va engendrer des dommages collatéraux qui jusque-là affectent profondément la situation de l’homme dans l’univers. Par exemple, les effets collatéraux de la bombe atomique à Nagasaki et à Hiroshima dont les séquelles sont toujours d’actualité, sont édifiants. En outre, cette progression de la science et de la politique, a également engendré des suspicions, des regrets énormes vu que l’homme qui a une dimension éthique et qui est supposé être protégé par les différentes innovations technologiques et scientifiques, se trouve être un objet manipulé par l’outil de la science. Telle est la critique opérée par les bio éthiciens et même de l’école de Francfort dénonçant un certain arraisonnement de la pensée humaine dans le domaine de la science. La science et la technique ont réduit l’homme à un simple instrument physique excluant sa dimension éthique ou morale. La gestion du matériel scientifique échappe à l’homme car il l’utilise à d’autres fins allant jusqu’à la destruction de son environnement.
Dans nos sociétés africaines en général, on assiste à la destruction de l’écosystème du fait de l’éclosion de l’agriculture qui constitue en général, la seule ressource financière, les exploitations abusives des essences forestières et même du sous-sol avec l’orpaillage industriel et clandestin. Ce qui a pour conséquence, la déforestation, le réchauffement climatique, la destruction de la faune et de la flore. En un mot, la destruction des interactions sur lesquelles repose l’équilibre de la planète. Par cette idée, l’humanité est à l’agonie parce que souffrant d’un mal irréversible dont la seule issue est la mort. Devant cette triste réalité, il serait commode de recommander à l’humain quelques pistes afin d’échapper à l’agonie imminente qui guette toute la planète entière. Il convient également de psychanalyser l’esprit des africains en faisant recours à des maximes traditionnelles. En cela, Popper est favorable à une éthique de la responsabilité. Pour lui tous ces maux cités ne sont pas des fatalités. Nous pouvons y remédier par la critique et l’autocritique dans une société ouverte. Ce recours ne doit être une table rase de la science puisque le monde évolue mais en mettant l’accent sur la solidarité, la tolérance et l’entraide qui, aujourd’hui semblent disparaître au profit de l’individualisme exacerbé. Il faut donc une prise de conscience et une responsabilité de l’homme dans la saine appréciation de l’outil technique. Faute de cela l’on court le risque d’un anéantissement de l’humanité.
Conclusion
On peut retenir que la démarche scientifique de Popper, fondée sur les essais et les erreurs, diffère des connaissances antérieures telles celles qui fondent la vérité sur l’accumulation des connaissances. Pour lui, la métaphysique ne peut être considérée comme une pseudoscience dans la mesure où, elle constitue la racine de toute entreprise visant la recherche de la vérité. En effet, il existe des vérités non vérifiables qui sont pourtant vraies. Popper prend les connaissances antérieures comme base de données conjecturales puisque réfutables. La démarche scientifique de Popper, consiste donc à soumettre nos théories à l’épreuve de tests et de déceler celle qui en sort victorieuse mais qui reste une vérité provisoire. Toutefois, ce rapprochement de la science vers le meilleur a eu pour conséquence, les inventions des armes plus sophistiquées qui mettent aujourd’hui l’humanité à mal avec la destruction de l’écosystème. Il convient de recommander à l’homme la dimension morale afin d’éviter à l’humanité une crise écologique sans précédent. Malgré ces critiques, la falsifiabilité de Popper a une valeur car elle est une éthique qui vise à rectifier nos erreurs en vue de nous rapprocher de la vérité. Et, puisque nous sommes tous sujets à l’erreur, cela permet d’être tolérants les uns envers les autres.
Références bibliographiques
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LADRIÈRE Jean, 1991, « Le problème de la démarcation entre science et philosophie », trad. Hervé Barreau et Renée Bouveresse, in Karl Popper, Science et philosophie, Paris.
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POPPER Karl Raimund, 2007, Des sources de la connaissance et de l’ignorance, trad. Michelle-Irène B. de Launay et Marc B. de Launay, Paris, Rivages.
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POPPER Karl Raimund, 2007, La logique de la découverte scientifique, trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Paris, Payot.
REICHENBACH Han, « Les fondements logiques du concept de probabilité », in L’Âge d’or de l’empirisme logique, Paris, Gallimard, 2006, p. 375-404.
THEVENIN Nicole-Édith, 1991, L’inconnu devant soi : Karl Popper et l’angoisse du théoricien moderne, Paris, Kimé.
JOHN RAWLS ET LES LIMITES DE LA THÉORIE DE LA JUSTICE
Mah Hortense KARABOILY
Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Notre travail vise à questionner les raisons de l’impossibilité pratique de la théorie rawlsienne de la justice. Tout en remontant aux fondements de cette notion de justice, nous tentons dans notre analyse, de rendre compte de l’étendue et de la richesse de la pensée singulière de John Rawls, et nous relevons parallèlement, les objections significatives qui lui font perdre toute sa pertinence.
Mots-clés : Bien, équité, éthique, Juste, justice sociale, utilitarisme.
Abstract :
Our work aims to question the reasons for the practical impossibility of the Rawlsian theory of justice. While going back to the foundations of this notion of justice, we try in our analysis, to account for the extent and the richness of the singular thought of John Rawls, and we raise in parallel the significant objections which make him lose all his relevance.
Keywords : Well, fairness, ethics, Just, social justice, utilitarianism.
Introduction
John Rawls se présente comme l’un des philosophes contemporains ayant consacré l’essentiel de ses écrits aux questions morales et politiques. Deux objectifs clés se dégagent de ses réflexions : d’un côté, il s’agit pour lui d’offrir une alternative à l’utilitarisme dont les principes – la maximisation des utilités – sont au fondement moral de l’éthique sociale moderne ; de l’autre, il s’agit de poser les conditions de possibilité d’une société juste. Il propose à cet effet, une théorie morale et politique fondée sur l’idée de la justice comme « équité ». Cette nouvelle approche qu’il propose est elle-même critiquée par certaines des plus grandes figures de la philosophie politique contemporaine. Ces critiques ne manquent pas de relever les différentes lacunes du système rawlsien, notamment les nombreuses tensions internes qui traversent la théorie de la justice (Ricœur) ou encore l’invalidité pratique de certaines des notions défendues par Rawls telles que la position originelle ou le voile d’ignorance dans la constitution des principes moraux et politiques (Habermas). Ce sont ces critiques qui suscitent l’intérêt de ce travail car, elles semblent remettre en cause la capacité du projet rawlsien à avoir des implications pratiques. En effet, quelle justice et quelle éthique Rawls propose-t-il ? Et pourquoi sa réflexion éthique sur la justice ne serait-elle pas suffisamment pertinente pour garantir véritablement une justice sociale applicable ?
Notre objectif, à partir de cette double interrogation est de montrer que la théorie de la justice de John Rawls bute sur des limites éthiques et politiques difficilement dépassables. Pour atteindre cet objectif, et à partir d’une démarche historico-critique, nous nous attellerons d’abord à montrer que le projet de Rawls d’élaborer une théorie de la justice repose sur une lecture critique de l’utilitarisme. Nous présenterons ensuite sa théorie de la justice comme reposant essentiellement sur la notion d’équité. Enfin, nous montrerons que son projet d’une justice sociale équitable, renferme de nombreuses insuffisances sur les plans éthiques et politiques, ce qui remet en cause son applicabilité.
1. De l’élaboration de la théorie de la justice sur la critique de la théorie morale utilitariste
La théorie de la justice sociale de John Rawls, s’inscrit dans un projet de dénonciation de la morale utilitariste. Le nœud principal du conflit utilitarisme/théorie de la justice est à n’en point douter le positionnement essentiellement téléologique de la doctrine utilitariste. En effet, la caractéristique principale de la théorie rawlsienne de la justice, c’est son détachement des principales doctrines téléologiques de la justice qui professent la primauté du bien sur le juste et plus encore identifient la justice à la maximisation d’un bien : la vertu et le bonheur chez Aristote et le bien-être dans les maximes utilitaristes. Pour cerner les raisons de cette hostilité de Rawls vis-à-vis du téléologisme, il convient de s’attarder particulièrement sur la théorie utilitariste, ainsi que sur l’imbroglio éthique qui en découle.
1.1. Du téléologisme utilitariste ou le bien-être collectif comme finalité
Le mot téléologie vient des mots grecs télos qui signifie « fin » et logos l’« explication » ou encore « la science » et fait référence à la cause finale chez Aristote. Du point de vue du Stagirite, « tout art, et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien […] le Bien est ce à quoi toutes choses tendent » (Aristote 1965, 1094a-1). Le bien spécifique vers lequel l’on tend dans la visée aristotélicienne, c’est la vie bonne et dans cet ordre d’idée, la justice serait en fait le moyen pouvant permettre d’accéder à la vie bonne, au bonheur. En effet, suivant les propos d’Aristote, « on appelle juste en un premier sens, tout ce qui contribue à produire ou à entretenir pour une communauté politique le bonheur aussi bien dans sa totalité que dans les détails » (Aristote 1965,1129b-17). Pour Aristote et de ce qui précède, trois notions essentielles sont à retenir dans le cadre de la justice comme vertu : celle de la communauté politique et de sa vertu première qu’est la vie bonne, celle de l’homme en tant qu’animal politique et le rapport qu’entretiennent ces deux entités. En effet, la communauté politique est essentielle et l’homme étant par essence un animal politique, il n’accomplit sa vertu propre (finalité, nature) que lorsqu’il agit pour le bien de l’ensemble :
Il est clair que les tâches de chacun font sa vertu propre, mais il y en a constamment une qui leur est commune à tous vu que tous ont pour but la sûreté de la navigation à laquelle ils aspirent et concourent, chacun à sa manière. De même, quoique les fonctions des citoyens soient dissemblables, tous travaillent à la conservation de leur communauté, c’est-à-dire au salut de l’État. C’est par conséquent, à cet intérêt commun que doit se rapporter la vertu de citoyen. (Aristote, 1980, 1276 b 20-36)
L’action du citoyen doit conduire vers ce qui est juste, l’homme juste se conforme aux lois, les lois sont faites pour établir l’harmonie et l’harmonie concourt au bonheur de la communauté comme finalité. Ce qui découle de cette position aristotélicienne, c’est que la justice est essentiellement une vertu qui concourt à la finalité qu’est la vie bonne dans la mesure où, elle permet d’établir l’ordre politique, de régir les relations interpersonnelles et de garantir la répartition équitable des biens.
Toutes les approches téléologiques, se situent dans une visée aristotélicienne et ne se préoccupent que de la réalisation de buts finaux que sont soit le bien, soit le bien-être ou soit encore la vie bonne. L’utilitarisme, en tant que théorie morale a fondamentalement une base téléologique, dans la mesure où il définit un souverain bien qu’il identifie au bien-être et vers lequel toutes les actions individuelles et collectives doivent tendre. Ce qu’il faut retenir, c’est que pour les utilitaristes, le bien-être et particulièrement celui de la communauté se trouve être le critère final de l’action. Et toute action ne peut concourir à notre bien-être, que lorsque celle-ci suit notre nature et vise à augmenter notre plaisir, ainsi qu’à diminuer nos souffrances. Jeremy Bentham (2011, p. 26) déclare en effet que :
la nature a placé l’individu sous le gouvernement de deux maîtres souterrains, la douleur et le plaisir. C’est à eux seuls d’indiquer ce que nous devrions faire aussi bien que de déterminer ce que nous ferons. À leur trône, sont fixés d’une part, la norme du bien et du mal, de l’autre, l’enchaînement des causes et des effets. Ils nous gouvernent dans tout ce que nous faisons, dans tout ce que nous disons, dans tout ce que nous pensons. (J. Bentham, 2011, p. 26)
Une telle affirmation suggère deux conclusions : la première est que la nature nous incite à toujours faire le choix du plaisir et du bien et que par conséquent, toutes nos actions ne peuvent être jugées qu’à l’aune de la satisfaction de ces critères naturels. La seconde est que l’action bonne, l’est nécessairement au regard de ses conséquences. Qu’est-ce à dire ? Que ce sont les conséquences de l’action, c’est-à-dire leur utilité qui doit déterminer et orienter nos actions. Le principe d’utilité est ici assimilé à un moyen en vue de la fin qu’est le bien-être et le bonheur de la communauté. Jeremy Bentham (2011, p. 25) définit ce principe comme suit :
Par principe d’utilité on désigne un principe qui approuve ou désapprouve toute action, en fonction de son aptitude apparente à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu ; ou, ce qui revient au même mais en d’autres termes, à favoriser ou à contrarier ce bonheur. Je dis bien, de quelque action que ce soit, donc non seulement de chaque action d’un simple particulier, mais également de toute mesure d’un gouvernement.
L’utilité se présente dès lors, comme un principe normatif qui établit les normes de la conduite humaine. En lui attribuant la qualité de norme à laquelle les actions humaines toutes entières sont assujetties, les utilitaristes non seulement lui accordent une valeur morale, mais fondent sur elle, les principes généraux d’organisation de la société. Du point de vue de Rawls, la finalité de l’action comme recherche du bien-être par le principe d’utilité pose de sérieux problèmes éthiques.
1.2. Critique de l’éthique utilitariste comme subordination du Juste au Bien
Dans la précédente partie, nous avons signifié que pour les utilitaristes, le bien-être et particulièrement celui de la communauté se trouve être le critère final de l’action. Nous avons également vu que la moralité d’une action est déterminée par son utilité. Si l’on résume la doctrine utilitariste à partir de ce qui précède, il ressort que : les actions pour être justes ou vertueuses doivent être utiles et concourir au bonheur collectif. Ce résumé laisse transparaître une orientation particulière de la notion de justice chez les utilitaristes, qu’il convient d’élucider. En effet, deux critiques indissociables et essentielles peuvent être faites : la première réside dans la conception moniste du bien et la seconde dans la prétention à évaluer l’action juste à l’aune du seul critérium qu’est l’utilité.
La morale utilitariste n’établit aucune différence de valeur entre les divers intérêts égoïstes des membres dans une société donnée. Le bien-être de chacun, s’identifie au bien rationnel unique poursuivi par l’ensemble. Il y a donc comme une sorte d’uniformité et d’absence de pluralisme qui se dégagent de l’utilitarisme, dans la mesure où la conduite humaine vise le bonheur collectif comme finalité au détriment de la justice. Or, subsumer la pluralité des intérêts rationnels à l’intérêt collectif, c’est nier la liberté et le droit de chacun à poursuivre son intérêt propre. En effet, la promotion du bien-être commun, inscrit nécessairement tout projet de vie individuel dans un projet collectif. La satisfaction collective l’emporte sur la liberté individuelle et l’individu devient du coup, le moyen au service de la communauté. Pour Rawls en effet, « reconnaître que la société peut être une communauté et qu’il existe un bien commun, c’est toujours risquer l’oppression de l’individu » (D. Méda, 1995, pp. 266-267). C’est négliger les aspirations d’une partie de la société, et donc risquer de l’opprimer.
Définir l’utilité comme principe quantitatif et cumulatif devant conduire au bonheur collectif comme seul objectif ouvre la porte, à l’exploitation d’une partie de la communauté par une autre. Autrement dit, l’idée de l’agrégation des utilités individuelles, dans le but de maximiser l’utilité générale, entraîne le sacrifice de certains individus au profit d’autres, car, dans la poursuite du bonheur maximal pour tous, chaque individu correspond à un niveau d’utilité (plaisir, bonheur etc.). C’est la somme des différentes utilités maximales que chaque individu atteint qui permet d’évaluer le bonheur maximal collectif. Lesintérêts individuels du coup sont ignorés et la justice de ce point de vue, devient un calcul arithmétique. La conséquence en est que, dans une société régie par de tels principes le gain le plus infime de la somme totale des utilités est susceptible de justifier les pires formes d’inégalités de répartition. Rawls va jusqu’à affirmer que dans ce modèle de société, « la nature de la décision prise par le législateur idéal n’est donc pas matériellement différente de celle d’un entrepreneur décidant comment maximiser son profit […] ou de celle d’un consommateur décidant de maximiser sa satisfaction » (J. Rawls, 1987, p. 53).
À y regarder de près, la morale utilitariste est une morale fondée sur l’action, ce qui a pour conséquence de séparer les principes et convictions moraux de leurs conséquences sur les individus et les collectivités. En d’autres termes, l’individu ne serait qu’un simple agrégat de désirs dont les actions ne viseraient qu’à satisfaire les collectivités, de même que la société ne servirait qu’à réglementer et à donner les meilleurs moyens en vue de la satisfaction totale des désirs. Cette capacité de l’individu à accepter le sacrifice de son intérêt personnel, se justifie chez les utilitaristes par le fait qu’il existerait une sorte de « sensibilité sympathique », à aller dans le sens d’un bonheur collectif. Cette sensibilité sympathique correspondrait à cette « propension à tirer du plaisir du bonheur d’autres êtres sensibles et de la douleur de leur malheur » (J. Bentham, 2011, p. 52) et serait fondée sur des liens d’intérêts spécifiques ou d’intérêts communs. Pour Rawls, cette expérience de la sympathie comme « fusion impersonnelle de tous les désirs en un seul système de désir », (J. Rawls, 1987, p. 218) qui nie par ailleurs les conflits ou les différences, est l’exemple même de la non reconnaissance de la pluralité des personnes. Il n’y a pas de distinction entre les différents désirs qui tous convergent inéluctablement vers des intérêts reconnus communs à tous. En ce sens, Rawls réaffirme l’idée de la non prise en compte par l’utilitarisme de la pluralité des personnes alors que, chacun possède desintérêts de premier ordre, la plupart du temps différents de ceux des autres. Ici donc se pose le problème, et de la pluralité et de la justice. Il est question de justice que dans un espace où s’affrontent les intérêts particuliers, si bien que dans un espace où les intérêts sont fusionnés en intérêts plus élevés, il n’y a pas de place pour la justice et les questions de répartition des biens entre les individus sont inexistantes. Si pour les utilitaristes, la justice ne vaut que par sa capacité à maximiser le bien-être et s’ils estiment que de ce fait, il n’y a pas d’intérêt à en élaborer des principes – car ceux-ci limiteraient le système des désirs rationnels des individus – pour Rawls, la justice va au-delà de la question du bien-être. Elle consiste à allier essentiellement à la fois le bien-être, les droits et les libertés. La justice, écrit-il,
est la première vertu des institutions sociales […] Si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. (J. Rawls, 1987, p. 30).
La morale rawlsienne étant fondée sur le principe fondamental de l’inviolabilité des droits et libertés humaines, la non prise en compte des particularités et des situations spécifiques dans l’utilitarisme pose un problème hautement moral. Rawls pose d’ailleurs la dangerosité de l’utilitarisme comme seule norme à laquelle tous les biens moraux pourraient se rapporter. Prendre la norme utilitariste comme unité de valeur ne peut se faire « sans perdre quelque chose au passage ». Dans l’utilitarisme, il y a une absolutisation morale du bien-être et de la maximisation des plaisirs, qui fait de toutes les aspirations humaines des préférences ayant le même poids moral. L’utilitarisme est de ce point de vue incapable de fournir une éthique publique.
Le concept de justice que Rawls propose, s’oppose formellement à la doctrine aristotélicienne du bien et fondamentalement à la doctrine utilitariste qui aborde la question de la justice sous l’angle du bien, c’est-à-dire sous l’angle de ce qui peut produire « le plus grand bonheur au plus grand nombre ». En s’opposant à cette vision téléologique de la doctrine utilitariste, il pose la doctrine de justice comme une doctrine déontologique, procédurale c’est-à-dire qu’elle n’assigne aucune finalité aux actions, mais s’attache plutôt à la procédure du choix des règles, aux normes sociales, etc. Dans cette approche déontologique, le juste à priorité sur le bien. C’est une inversion des valeurs que Rawls justifie par une conception individuelle du bien. En effet, tout homme a le droit de poursuivre ses propres projets de vie, mais dans l’unique cadre cependant du respect des règles établies de façon commune. Or, l’utilitarisme dans sa posture téléologique affirme « l’existence d’un Bien définissable a priori et soutient que l’évaluation d’un acte doit se faire à partir de ses conséquences. » (Y. Pesqueux, 2021, p. 12). L’éthique rawlsienne obéit donc à une approche différente ; elle défend une position déontologique.
2. Les fondements déontologiques de la théorie de la justice sociale comme équité chez John Rawls
Il y avait lieu d’envisager une alternative à l’utilitarisme, d’élaborer une nouvelle base morale qui convienne à une société démocratique et c’est le but poursuivi par Rawls dans l’élaboration de Théorie de la justice et plus tard de La justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice. Il se donne en effet, pour leitmotiv d’étudier les principes permettant d’établir des règles de vie communautaires en vue d’asseoir une société juste. Dans cet ordre d’idée, il fait le choix du déontologisme fondé sur la référence au Juste par opposition au Bien. Associé à la tradition éthique kantienne, le déontologisme se présente comme une morale du devoir qui détermine les principes permettant d’établir le type d’actions que nous devons accomplir. Dans l’éthique kantienne, nous devrions toujours agir selon un principe ou une « maxime » dont nous pourrions vouloir qu’il devienne un principe universel. Le déontologisme stipule en effet, qu’une action est morale lorsqu’elle est « accomplie en honorant les principes absolus s’appliquant quelles que soient les conséquences » (J.-C., Billier, 2010, p. 9). En d’autres mots, la démarche déontologique insiste « sur le respect d’un ensemble de règles préétablies qui doivent orienter l’acteur dans le choix de ses moyens et du but qu’il se propose d’atteindre » (J. Teguezem, F. J. Megaptche, 2022, p. 646). Bien que Rawls s’inscrive dans cette tradition kantienne, il s’en départit tout de même dans la mesure où, sa conception de la justice s’applique essentiellement aux institutions et non aux relations bilatérales intersubjectives. Comment Rawls articule-t-il sa démarche déontologique ?
2.1. Au fondement du déontologisme rawlsien : deux principes de justice
Deux principes fondamentaux, disposés dans un ordre dit lexical sous-tendent le déontologisme John Rawls. Il s’agit duprincipe d’égale liberté et du double principe d’égalité des chances et de différence. Dans Théorie de la Justice, le principe d’égale liberté renvoie à l’idée qu’il est indispensable que chacun puisse disposer de la même liberté que tous. Ce principe se définit comme un « bien premier » et en tant que tel, doit être inscrit dans la constitution, afin d’une part, de garantir son caractère imprescriptible et indépendant et afin d’autre part, de le mettre à l’abri des contingences sociales. Ce principe est donc prioritaire et irrévocable selon l’ordre lexicographique établi par Rawls, car il consiste au respect de l’égalité et de l’indépendance morale de chaque citoyen. Il permet entre autres de mettre en place les conditions nécessaires pour le développement des finalités individuelles ; il permet également d’éviter que le bien-être d’une quelconque partie des membres de la société soit sacrifié au détriment d’une autre. Il est donc indispensable pense Rawls, que dans une structure sociale et politique bien ordonnée – comme se voudrait par exemple un État démocratique – ce principe fondamental soit respecté et que chaque personne ait la « même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés de base égales, qui soit compatible avec le même système de libertés pour tous » (J. Rawls, 2003, p. 69). Ce principe d’égale liberté comprend entre autres : « la liberté de pensée et la liberté de conscience, les libertés politiques et la liberté d’association, ainsi que les libertés incluses dans la notion de liberté et d’intégrité de la personne, et finalement les droits et libertés » (J. Rawls, 1987, p. 92). Pour l’essentiel, ces libertés garantissent aux individus, l’exercice de leur faculté morale, leur permettant ainsi d’évaluer la justice au sein des institutions et des politiques sociales et de porter des revendications légitimes liées aux possibles violations d’autres biens premiers. Elles permettent également à chacun de défendre sa propre conception du bien, et de mener à bien son propre projet de vie. Le principe d’égale liberté, pour autant qu’il soit essentiel, ne doit ni être limité, ni être violé par les autres, ou même par l’État.
Le second principe avec sa double composante se réfère aux inégalités et disparités inhérentes aux sociétés et s’attache à définir les règles de répartition égales des revenus et des richesses, aussi bien que l’accès équitable aux foncions de responsabilités. La première composante, le principe d’égalité des chances postule le traitement indifférencié des individus. Ceux qui en effet dans une société,
ont des capacités et des talents semblables devraient avoir des chances semblables dans la vie. De manière plus précise, en supposant qu’il y a une répartition des atouts naturels, ceux qui sont au même niveau de talent et de capacité et qui ont le même désir de les utiliser devraient avoir les mêmes perspectives de succès, ceci sans tenir compte de leur position dans le système social. Dans tous les secteurs de la société, il devrait y avoir des perspectives à peu près égales de culture et de réalisation pour tous ceux qui ont des motivations et des dons semblables. Les attentes de ceux qui ont les mêmes capacités et les mêmes aspirations ne devraient pas être influencées par leur classe sociale. (J. Rawls, 1987, p. 104.)
Ce principe consiste en tout état de cause, à offrir aux personnes possédant les mêmes capacités et talents, une chance semblable. Il est immédiatement suivi par le principe de différence qui traite de la question des inégalités. Rawls pense en effet, que les inégalités sociales, qui exacerbent la souffrance des personnes naturellement désavantagées doivent être évitées. Il propose de ce fait, le principe de différence qui stipule que toute inégalité liée à certains avantages aléatoires ne peut, et ne doit être tolérée qu’à la condition, de permettre d’améliorer la situation d’autres personnes plus désavantagées. En vertu de ce principe, il ne peut avoir d’avantages chez certains que si la façon dont ils obtiennent ces dits avantages améliore la situation de ceux qui en ont moins. Ce dernier principe se présente donc comme un droit fondamental, qui a le mérite d’obliger la structure de base de la société – les institutions politiques, sociales – à répartir équitablement les ressources. En somme, par le principe de différence, il s’agit de corriger les limites du principe d’égalité des chances, limites parfois dues aux contingences naturelles et sociales. S’il est permis de résumer ce principe bidimensionnel, l’on retiendra qu’il sert à garantir des fonctions et des positions ouvertes à tous, tout en procurant le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société. (J. Rawls, 2003, p. 341).
Le principe d’égale liberté et le double principe d’égalité des chances et de différence reposent sur un ordre de priorité incompressible et hiérarchisé : il y a d’abord la priorité du principe de d’égale liberté sur celui du principe d’égalité des chances, qui est lui-même est supplanté par le principe de différence. Il s’agit dans la coopération sociale, de satisfaire en priorité au principe d’égale liberté, avant celui d’égalité des chances et de différence. Néanmoins et Rawls le souligne, cette hiérarchisation pourrait être remise en cause si, le niveau minimum de bien-être social n’est pas assuré (J. Rawls, 1995, p. 31).
L’intention qui préside à la constitution de ces deux principes de justice, se résume en la volonté de Rawls de mettre en relief la notion d’équité et de la poser comme préalable à toute question de justice. La justice sociale du point de vue rawlsien, c’est l’équité. Elle préside au choix rationnel des différents principes de justice, et ceux-ci a posteriori définissent le caractère équitable de la société. La notion d’équité se déploie au-delà de la simple notion d’égalité qu’elle contient, car elle se situe dans une perspective de résolution des problèmes d’inégalités sociales, sur fond d’impartialité et de justice et son champ d’application reste la structure de base de la société. Pour Rawls, aucune société ne peut être juste et égalitaire, si la situation initiale de ses membres n’est pas équitable et si a fortiori, les institutions chargées de garantir les différents principes ne le sont pas également.
2.2. Au fondement de la justice sociale comme équité : la procédure équitable de la position originelle
Le caractère équitable de la justice sociale que Rawls propose, se décline à l’intérieur des principes de justice et dans la procédure qui a sous-tendu leur adoption. Les principes de la justice découlent en effet, d’une procédure. Celle-ci, vise en premier lieu à délimiter les contours organisationnels de la société et en second lieu à déterminer les personnes capables de définir les termes équitables de la coopération sociale. Les principes sont construits à partir d’une situation hypothétique que Rawls qualifie de position originelle. L’idée de la position originelle,
est d’établir une procédure équitable de telle sorte que tous les principes sur lesquels un accord interviendrait soient justes. L’objectif est d’utiliser la notion de justice procédurale pure en tant que base de la théorie. Nous devons, d’une façon ou d’une autre, invalider les effets des contingences particulières qui opposent les hommes les uns aux autres et leur inspirent la tentation d’utiliser les circonstances sociales et naturelles à leur avantage personnel. C’est pourquoi je pose que les partenaires sont situés derrière un voile d’ignorance. Ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas particulier et ils sont obligés de juger les principes sur la seule base de considération générale » (J. Rawls, 1987, p. 174).
L’élaboration de la position originelle vise à garantirl’impartialitéetl’équité des principes de justice. Elle consiste en un contrat social, un accord originel adopté sous ce qu’il a appelé le voile d’ignorance. Les partenaires sous voile d’ignorance, ne sachant pas comment les différents choix à opérer affecteront leur propre cas particulier, se mettent dans l’obligation de juger les principes sur la seule base de considérations générales. L’accord originel consiste en l’établissement des principes de base qui constitueront les règles d’organisation sociale. Quant à la légitimité de cet accord, elle repose essentiellement dans son élaboration sur des bases équitables. Les partenaires sous voile d’ignorance, qui sont dans une situation initiale de consensus sont caractérisés en effet, par leur égalité « dans la mesure où ils sont tous considérés comme possédant, au degré minimum essentiel, les facultés morales nécessaires pour s’engager dans la coopération sociale pendant toute leur vie, et pour prendre part à la société en tant que citoyens égaux. (J. Rawls, 1987, p. 41) La position originelle donc, se présente comme la situation initiale idéale capable de garantir l’assentiment de tous et requérir l’obéissance aux principes qui seront adoptés.
En tant que concept purement politique, l’accord originel ne souffre d’aucune influence extérieure (religieuse ou morale) et s’inscrit plutôt dans la logique d’un choix émanant de la rationalité des partenaires. C’est la raison pour laquelle, les principes de justice qui en sont issus, sont adoptés de façon rationnelle et raisonnable. De façon rationnelle, dans le sens où les choix des partenaires visent à rechercher les meilleurs moyens pour atteindre les fins posées par les individus qu’ils représentent, sans porter de jugement sur elles. De façon raisonnable, dans la mesure où, dans la procédure de choix, chacun fait montre d’ouverture envers les choix des autres, ce qui témoigne de la volonté de chacun à participer à la coopération sociale. Les principes issus de la procédure équitable de la position originelle, sont destinés à la structure de base qui a pour fonction essentielle de spécifier les termes équitables de la coopération sociale. En somme, la position originelle pose le cadre dans lequel les principes doivent être choisis, conditionne les choix des principes susceptibles de régir la structure de base de la société et fonde les bases morales et sociales pour la direction de la société.
On peut retenir que, l’élaboration de la position originelle répond à l’objectif de Rawls d’instituer un système social qui soit juste en toute circonstance. Cette justice sociale doit se traduire dans la structure de base de la société, en tant qu’elle a pour rôle d’assurer l’effectivité de l’application des différents principes de la justice. Ces principes sont fondamentalement équitables et constituent un tremplin pour l’équilibre et la justice dans la société.
En définitive, il est possible d’affirmer sans se tromper, que l’éthique rawlsienne de la justice sociale repose fondamentalement sur la notion d’équité comme vertu procédurale. Cette notion inscrite au cœur même du système rawlsien de justice, s’établit à deux niveaux. À un premier niveau, elle renvoie à sa théorie du contrat social fondée sur une position équitable des contractualistes qui choisissent de façon équitable et impartiale les principes de justice. À un deuxième niveau, elle se réfère à la structure de base de la société, c’est-à-dire à « la façon dont les institutions sociales les plus importantes répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération sociale » (J. Rawls, 1987, p. 33). La théorie rawlsienne de la justice se présente en définitive à travers « l’équité », comme un projet à la fois moral et politique visant l’établissement de la justice. Cependant, bien qu’elle s’affirme comme telle, elle présente néanmoins quelques faiblesses qui remettent fondamentalement en cause le projet rawlsien de théoriser une véritable justice sociale.
3. Les limites de la théorie rawlsienne de la justice
La théorie rawlsienne de la justice comme équité, fait face à de nombreuses critiques. Nous tenterons dans la partie qui suit de formuler quelques unes de ces critiques ; celles qui essentiellement entament sa cohérence et l’éthique qu’elle prétend théoriser.
3.1. L’éthique téléologique de la théorie de la justice sociale
La première critique se réfère à l’approche déontologique de la théorie de la justice sociale comme équité défendue par Rawls. Loin d’être une théorie affranchie de toute approche téléologique comme le préconise Rawls lui-même, la théorie de la justice comme équité repose sur quelques principes téléologiques, au niveau de la formulation du choix rationnel des principes de justice dans la position originelle ainsi que, dans la coopération sociale proprement dite. En d’autres mots, la théorie rawlsienne de la justice n’est pas totalement dénuée d’élan téléologique. En effet, si l’on a l’habitude de considérer cette théorie comme faisant fi de toute conception de la vie bonne, l’on peut affirmer que c’est un refus a priori car, selon Paul Ricœur, la pensée rawlsienne repose sur une conception particulière du bien, tant au niveau de la position originelle qu’au niveau de la coopération sociale. Pour Ricœur (1990, p. 266), la position originelle a pour but « de séparer le juste du bon […] et c’est la procédure contractuelle qui est supposée engendrer le ou les principes de justice ». Ceci revient à dire que la procédure formelle qu’est la « position originelle » de laquelle résulte le choix rationnel et unanime des principes de justice, repose nécessairement sur un sens préalable de la justice. Par sens préalable de la justice, il faut entendre l’existence en chaque homme d’un sens pré-réflexif du bien sur lequel, la pensée peut se rapporter. Autrement dit, il existe en chaque être, une compréhension préalable de la justice et de la vie bonne et que généralement, ce sens de la justice s’acquiert par l’expérience.
Par « principes de justice », il faut entendre les principes universels qu’établit Rawls afin de régler la distribution des biens sociaux. Dans la position originelle, si les sujets doivent choisir entre certains principes, c’est bien parce qu’ils possèdent un sens préalable de la justice. La position originelle, qu’elle soit fictive, hypothétique ou réelle, suppose d’emblée que les individus en situation aient déjà une idée de la justice, une certaine éthique qui leur permet de faire des choix. D’où provient cette idée de justice ? Pour Ricoeur, il existe des principes éthiques antérieurs aux situations qui concourent à la détermination de ce qui est juste et qui par ailleurs, permettent à ce juste d’être reconnu comme tel et de constituer le fondement de la société. Ainsi, « la thèse de Ricoeur serait que la raison qu’invoque Rawls est tout entière déjà informée par des principes éthiques qu’il essaie de fonder sur elle. Le Juste, dans ce cas-là, ne fonde pas vraiment le Bien, mais est présupposé par le Bien » (Y. Pesqueux, 2021 p. 14).
Au niveau de la coopération sociale, il est possible de relever également des aspects téléologiques dans la démarche de Rawls. Il semble en effet, identifier implicitement la justice sociale au bonheur des membres de la société considérés collectivement. Il définit la société comme un « système de coopération en vue du bonheur de ses membres » (J. Rawls, 1987, p. 178). Il souligne également dans Théorie de la justice, qu’en agissant selon les principes de justice, les individus manifestent un « sens de la justice [qui] vise leur bien-être » (J. Rawls, 1987, p. 476). Il est de ce qui précède possible d’affirmer que, les principes de justice, « sont tributaires de l’utilitarisme dans la mesure où la notion de justice intègre la nécessité de produire ou d’accroître le bonheur social » (M. Canivet 1984, p. 170). D’une manière générale d’ailleurs, la norme libérale dont Rawls se réclame, élabore une conception du bien propre à chaque individu, preuve que toute conception du juste ne peut se détourner d’une conception du bien. C’est la raison pour laquelle, Ricœur dénonce une forme de circularité dans la théorie que propose Rawls.
3.2. La problématique de l’autonomie individuelle et de l’autonomie politique dans la théorie de la justice
L’autre critique que l’on peut recenser à l’encontre de la théorie rawlsienne est bien celle que lui oppose Habermas. Cette critique peut être appréhendée sous deux angles et prend pour point de départ la description purement fictive du contrat social à partir de la position originelle.
Sous l’angle de l’autonomie individuelle, dans la position originelle, comme processus de choix des différents principes, Rawls formule l’idée que le voile d’ignorance est une expérience de pensée destinée à mettre en berne les goûts, les statuts des partenaires, afin de séparer leurs intérêts propres, des décisions qu’ils ont à prendre. Les individus placés sous voile d’ignorance le sont, pour garantir leur impartialité. Habermas estime que le voile d’ignorance correspond plutôt à une restriction d’informations qui conduit à un monologisme moral. En effet, le monologisme caractérise « une argumentation hypothétiquement développée en pensée dans laquelle tout individu peut par lui-même et pour lui seul, trancher la validité des normes fondamentales » (J. Habermas, 1983, p 87). À travers l’idée du voile d’ignorance donc, Rawls annihile toutes les différences des partenaires afin, qu’ils puissent tous sélectionner des principes de justice identiques. Comme il le souligne, « Rawls définit les partenaires de la position originelle, par leur point de vue commun en limitant leur information, neutralisant ainsi d’emblée, par un artifice, la diversité des perspectives d’interprétation particulières » (J. Habermas, 1997, p. 23). La position originelle comme modèle de la production du consensus par l’entremise de la procédure d’impartialité qu’est le voile d’ignorance, contraint les partenaires identiques à aller tous dans la même direction. Première conséquence, l’accord originel ne reflète pas un processus collectif de choix, mais une somme d’expérience mentale individuelle. En effet, le modèle de sujet qui ressort de cette situation originelle rawlsienne est un modèle solitaire auquel, il tente d’assigner une posture universelle. Deuxième conséquence, le sujet se présente comme « un sujet individualisé, autonome et privé, se possédant lui-même et disposant de soi comme une propriété » (J. Habermas, 1991, p. 65). C’est un sujet qui, en dehors de toute forme de socialisation préalable, est capable de choisir seul son projet de vie. Il est libre, il est autonome et ne dépend aucunement de la reconnaissance de ses partenaires. Cette conception de l’autonomie individuelle chez Rawls fonde selon Habermas, un égoïsme rationnel qui exclut « un moment pratique » véritable au sens de la philosophie pratique, à savoir « sélectionner les normes en les partageant et en les validant intersubjectivement » (B. Melkevik, 2002, p. 32). Habermas conclut également que « Rawls associe le processus de fondation des normes à un processus téléologique, structuré selon la logique d’une personne et de son action » (B. Melkevik, 2002, p. 34). Pour résumer, dans le contractualisme de Rawls, il n’y a ni argumenations, ni discussions, car il oblitère complètement le rôle de l’usage public de la raison.
Sous l’angle de l’autonomie politique, Habermas défend l’idée d’une éthique de la discussion et de la rationnalité communicationnelle qui doit permettre par l’échange direct d’argumentations et la confrontation des expériences concrètes, d’aboutir à une évaluation pratique des exigences de justice. Pour lui, les principes éthiques se doivent d’être dégagés à l’issue d’un discours délibératif se tenant dans un cadre institutionnel concret. Comme il le souligne, « l’éthique de la discussion considère que le point de vue moral prend corps dans la procédure d’une argumentation intersubjective, procédure qui oblige les participants, par voie d’idéalisation, à étendre les limites de leurs perspectives » (J. Habermas 1997, p. 23). Or nous l’avons vu, Rawls néglige ces aspects fondamentaux, et en le faisant, il présente le modèle d’un sujet solitaire. Il présente également un modèle politique dépourvu de toute argumentation entre citoyens, un modèle qui à tout point de vue ne valorise pas l’espace public, espace au sein duquel les citoyens sont censés se comprendre mutuellement.
Le modèle rawlsien est une véritable menace pour la démocratie telle qu’elle se définit dans son essence. En effet, l’accord originel sous voile d’ignorance, tel qu’il est formulé par Rawls, tout en proclamant l’autonomie de l’individu, témoigne d’une absence réelle d’intersubjectivité. Bien plus encore, il édifie sur une conception déficiente de la démocratie chez Rawls du fait, du hiatus entre les exigences idéales de la justice telles que présentées dans les théories de Rawls et la facticité sociale. En effet, présupposer des droits moraux antérieurs au processus démocratique revient à attribuer la compétence politique à une classe particulière qui aurait autorité pour « fixer les lois fondamentales d’une société par des raisonnements et des jugements indépendants des processus démocratiques réels menés par les citoyens » (S. Courtois, 2003, p. 106). La démocratie comme souveraineté du peuple perd tout son sens, car celle-ci résulterait d’un choix rationnel institutionnellement prédéterminé. Ce choix est déjà déterminé d’avance et fait selon les intérêts de chacun dans la position originelle. Il n’y a pas de souveraineté à proprement parlé puisque, le choix rationnel des institutions est prédéterminé par la position originelle. Du point de vue de Habermas, la théorie de la justice de Rawls véhicule une conception de la démocratie biaisée, démocratie au sein de laquelle l’on ne peut s’assurer de l’assentiment effectif des citoyens et maintenir une culture démocratique. C’est un modèle qui ne suscite pas de participation et donc est politiquement inacceptable et empiriquement non pertinent.
3.3. Abstraction et indiscernabilité de l’individu dans la théorie de la justice
La dernière critique que nous présentons, se réfère à la question anthropologique dans la théorisation de la justice chez Rawls et est portée par les communautariens. De la primauté accordée au juste (les droits et les libertés individuelles) sur le bien (la primauté de l’appartenance communautaire) découle selon eux, le problème fondamental de l’atomisation de la société. La théorie rawlsienne en particulier et le libéralisme en général, célèbrent la priorité radicale de l’individu sur la communauté historique et culturelle quand, ils priorisent les libertés individuelles sur tous les aspects associatifs et communautaires. Autrement dit, lorsqu’ils nient volontairement les « enchassements » culturels et communautaires de la liberté humaine. En effet, une communauté ne peut être considérée comme telle du point de vue libéral, que si elle dérive de la liberté et de l’égalité. Chez les libéraux, « une société honore l’idéal de communauté si ses membres sont traités comme des personnes libres et égales » (W. Kymlicka, 1997, p. 263). Le moi, chez Rawls, se présente dès lors comme un moi désencombré ou comme un moi capable de se définir lui-même en dehors de tout horizon de significations partagées. Ce moi désencombré, n’a pour point commun avec les autres, que les droits égaux qu’ils partagent. Sur le plan du jugement pratique, il ignore les pratiques et les valeurs partagées ; sur le plan politique, il est source d’anomie et de désenchantement car, il « ne permet pas de tracer les contours de la communauté à l’intérieur de laquelle la solidarité sociale est appelée à s’exercer et ne rend pas compte des liens d’obligation mutuelle » (D. Sabbagh, 1997, p. 667).
Le communautarien Michaël Sandel considère lui que, partant du principe que la théorie de la justice suppose une autonomie des individus fondée sur l’absence de causalité externe par rapport à leurs choix fondamentaux et par rapport aux fins qu’ils se donnent, le libéralisme rawlsien dévoile finalement l’identité d’un homme abstrait, distant, incapable de s’engager socialement et, politiquement incapable d’assumer ses responsabilités vis-à-vis de la communauté. Les communautariens eux défendent l’idée d’un sujet qui s’inscrit dans une communauté particulière.
[Pour eux, le] Moi […] a la forme d’une identité narrative. Comme les épisodes d’un récit sont enveloppés dans une action globale, l’histoire d’une vie est enchâssée dans celle de communautés : famille, cité, tribu, nation, église, etc. La capacité de raisonnement pratique est donc toujours située, c’est-à-dire incorporée aux communautés historiques d’où procède l’identité (P. De Lara, 1996, p. 99).
Il n’y a en effet, pas de conception du moi sans rapport à la communauté. L’individu tant au niveau moral que cognitif est le produit d’une communauté, d’un univers culturel qui lui pré-existait et au sein duquel, il entretient une relation d’obligation et de responsabilité. Cette relation va au-delà de la procédure individualiste du contrat de la position originelle que propose Rawls. L’idée de l’individu, abstrait, capable de réviser ses conceptions du bien en fonction de circonstances purement individuelles, est absolument incompatible avec tout attachement ou engagement moral profond. Son excellence morale résidant dans son autonomie, il n’est pas nécessaire pour lui de se référer sur le plan éthique à une tradition ou, à une communauté historique particulière qui définirait des valeurs et des pratiques conformes à sa tradition. Et aux communautariens de conclure que l’homme comme animal politique au sens aristotélicien du terme qui, nécessairement s’appréhende sous l’angle de la vie en communauté est inexistant dans le libéralisme de Rawls.
Au final, toutes ces critiques à l’encontre de Rawls dévoilent une théorie de la justice extrêmement limitée, voire même fondamentalement idéaliste. En effet, toutes les critiques qui précèdent, tendent à le montrer d’une manière ou d’une autre. Nous dirons pour notre part que ce caractère idéaliste se retrouve dans les outils qui permettent du point de vue rawlsien d’entrevoir une société parfaitement juste. Ces outils se trouvent être problématiques puisqu’ils sont en effet, issus d’idéalisations : la position originelle et le voile d’ignorance. Cette idéalisation transparaît également dans la conception d’une société idéale au sein de laquelle premièrement, les citoyens agissent en parfaite obéissance des lois et des principes établis, lois dont ils n’ont pas participé à l’établissement, et deuxièmement où il n’y a aucune contingence empirique (crise, insuffisance de ressources, etc.) caractéristique des situations réelles et particulières. En définitive, la théorie de la justice de John Rawls est coupée des rapports sociaux concrets. Elle développe une approche purement descriptive du fonctionnement idéal d’une société juste, en laissant en suspend le problème de la transition entre l’idéal et le réel.
Conclusion
Dans l’optique de porter un regard critique sur la réflexion de John Rawls au sujet de la justice sociale afin, d’en dégager les limites, nous avons commencé par justifier la construction de sa théorie de la justice, comme essentiellement destinée à être une alternative à l’utilitarisme et à sa faiblesse principale qu’est, la question de la justice. L’ambition clairement affichée par Rawls est celle, de construire une théorie qui promeut à la fois, la protection des droits et libertés fondamentaux des individus et garantit l’égalité sociale, tout en prenant en compte le pluralisme inhérent aux sociétés modernes. Nous avons par la suite procédé à une lecture critique de sa théorie, ce qui a laissé transparaître plusieurs faiblesses, notamment sa visée téléologique, ses préférences pour l’autonomie individuelle, son caractère anti-démocratique, etc.
Ce cheminement que nous avons adopté, permet d’aboutir à la conclusion selon laquelle, l’intention de Rawls de fournir les conditions d’une justice sociale équitable qui puisse, garantir la solidarité sociale reste une veine prétention, au regard des limites et des faiblesses qui émaillent sa théorie. Cependant, force est de constater que Rawls lui-même était conscient de la difficulté d’un tel projet, en témoigne d’ailleurs les tentatives de rectification et d’amélioration de son œuvre majeure Théorie de la justice devenue La justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice.
Pour terminer, nous dirons qu’en dépit des apories théoriques qui ont miné son projet, il y a lieu de reconnaître le mérite du projet rawlsien car d’une part, il a réussi à alimenter et même continue d’alimenter toutes les réflexions sur la justice sociale et d’autre part, il a permis d’entrevoir de nouvelles perspectives dans la tentative de résolution des problèmes d’inégalité sociale, de liberté et plus globalement de justice institutionnelle, qui sont de véritables problématiques des sociétés modernes.
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LA CRISE DES FIGURES DE L’ART[13]
Ibrahim KONÉ
Université Peleoro GON COULIBALY (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Cet article a essayé de résoudre une problématique esthétique contemporaine. Comment exprimer son savoir-faire vis-à-vis des conditions de reconnaissance déterminée d’avance par un jury esthétique ? Il s’agit de montrer comment à partir de la tension, de la crise qui s’appréhende ici en termes de critères objectifs esthétiques, l’œuvre d’art issue d’une figure de l’art parvient à épouser « dynamisme et efficacité ». Cette rigueur corrélative entre « crise des figures de l’art » et « efficacité » met en exergue la nécessité d’adaptation et de dépassement de l’artiste. Bien entendu, la crise des figures de l’art est une crise de l’artiste dont l’enjeu fondamental est de parvenir à un « engagement absolu » de l’artiste teinté d’un sens d’innovation aigu pour n’exprimer que la liberté et la beauté qui transcendent par-delà l’œuvre d’art.
Mots-clés : Crise, Ethique, Figures de l’art, Liberté, Nihilisme, Vérité.
Abstract :
This article has tried to solve a contemporary aesthetic problem. How to express one’s know-how vis-à-vis the conditions of recognition determined in advance by an aesthetic jury? It is a question of showing how, starting from the tension, from the crisis which is apprehended here in terms of aesthetic objective criteria, the work of art resulting from a figure of art manages to marry “dynamism and efficiency”. This correlative rigor between “crisis of figures of art” and “efficiency” highlights the artist’s need for adaptation and surpassing. Of course, the crisis of the figures of art is a crisis of the artist whose fundamental stake is to achieve an “absolute commitment” of the artist tinged with a sense of acute innovation to express only freedom and beauty that transcend the work of art.
Keywords : Crisis, Ethics, Figures of art, Freedom, Nihilism, Truth.
Introduction
Comment une figure de l’art corrobore-telle en permanence une temporalité qui la légitime et la vivifie ? Autrement dit, une figure de l’art peut-elle être obsolète ? Si la figure de l’art se détermine comme une représentation autonome de l’art, peut-elle être en crise, en tension, c’est-à-dire déterminée vers sa propension à un état de « nivellement nihiliste »[14] ou vers un état de force et de plénitude ? Dans ces conditions, que révèle-t-elle sur l’artiste et l’œuvre d’art ? La problématique qui s’assigne à nous est celle de la nécessaire adaptation d’une figure de l’art dans sa disposition à être une source de représentation objective d’une subjectivité dont le but est de tendre vers des qualités esthétiques objectives et universelles. L’enjeu central de cette problématique est de montrer en quoi la crise des figures de l’art pose l’épineuse question du sens de l’innovation dans la création et de l’importance de l’appropriation de l’œuvre d’art par les spectateurs et par les critiques d’art. Mais avant, cette problématique pose la question de l’engagement esthétique de l’artiste, de sa culture, de son « style » et de son but ultime dans l’œuvre de création.
Trois axes structuraux constitueront la trame de notre analyse. Le premier axe met en évidence les différentes approches, les différentes perceptions de la notion de crise dans l’histoire de la philosophie tout en montrant l’acception qui sied à notre sujet. Aussi, nous nous attellerons à démontrer comment cette acception de la notion de crise légitime l’existence des figures de l’art. Le deuxième axe de notre analyse détermine les possibilités de l’auto-dépassement de l’artiste à travers la tension, la crise qu’il vit. Enfin, le troisième axe a pour projet de montrer que par-delà la nécessité de la crise des figures de l’art, une éthique de la liberté et de la vérité est en œuvre.
1. Définitions des concepts de « crise » et de « figure de l’art » et légitimité des figures de l’art
1.1. Définitions des concepts de « crise » et de « figure de l’art »
Qu’est-ce qu’une crise ? Le mot crise a plusieurs sens selon le domaine dans lequel on l’emploi. C’est un mot qui est désormais utilisé par les médias, en sciences sociales et en politique. Aujourd’hui, plus qu’hier avec la COVID-19 et les récessions économiques dues à cette pandémie, l’expression connaît un regain d’actualité et passe pour ainsi dire du langage de spécialiste à l’ordre ordinaire des usages de la langue. Pourquoi ? Parce que la crise est au cœur des sociétés. Elle tiraille tous les phénomènes vers un élan de survie ou de mort.
La crise est la tension, la corde qui doit lier l’humain vers sa perfection, vers sa divinité ou vers son animalité. Cette corde, parce que tendue dénote sa vocation à donner de la « valeur à l’existence ». En crise, l’artiste se demande s’il est lui-même « un signe de déchéance, de déclin, d’échec, la preuve que ses instincts sont fatigués et affaiblis » ; ou « s’il est une prédilection intellectuelle pour les aspects les plus durs » (F. Nietzsche, 1993, p. 24.). En d’autres termes, ce qu’est la crise, dans sa vocation usuelle, c’est d’être en soi le phénomène qui comporte des germes déstabilisateurs dont l’essence est d’engendrer des troubles qui peuvent êtres psychologiques, sociales, culturelles, politiques et économiques.
À partir de cette charge négative, une intention de réorganisation, de restructuration ou de dépassement est affirmée pour donner naissance à une réalité différente. Vue ainsi, la crise développe dans l’imaginaire du sens commun un pessimisme nihiliste[15]. Ce qui n’est pas la conception et le point de vue du sage philosophe ou de l’artiste tragique. La crise pourrait engendrer un « pessimisme de la force » parce qu’elle est la possibilité, l’élan transfigurateur de l’humain vers l’affirmation de son être le plus sublime, c’est-à-dire sa divinité, son « surhumanité ». La crise nous révèle à nous-mêmes. Elle détermine notre statut de psychologue. Sommes-nous forts ou faibles ? Sommes-nous dignes de la vie ou pas ? La crise est une épreuve, un test tragique qui revendique le terrible, comme l’ennemi, le digne ennemi, auquel l’on peut mesurer sa force.
Cette perception de la crise, perception issue de la sagesse tragique grecque est à l’aune de la philosophie. Autrement dit, c’est la crise, « le doute », « la peur » d’être des sous-hommes, des marionnettes, des esclaves des dieux grecs qui donna naissance à la philosophie, à la science. Lorsque Thalès se pose pour la première fois à Milet vers 585 avant Jésus Christ la question « de quoi est fait le monde ? », il instaure une crise sans précédent. Pourquoi ? Cette question est révolutionnaire en accord avec le contexte[16]. De par leurs questions sur la nature du monde, les Grecs ont engendré la pratique de la critique et de la discussion rationnelle. Ils ont donc engendré la crise.
La lutte d’affirmation de la question au détriment de la réponse installe la tension, une oscillation permanente, un mouvement incessant entre la coutume, le traditionnel, le figé et ce qui est à construire, c’est-à-dire le mouvement, le devenir rationnelle dans l’échange des idées. Cette instabilité, cette césure de la pratique réflexive donne naissance à trois possibilités du devenir qui caractériseront l’humain en situation de crise : l’animalité ou la divinité et l’animalité et la divinité.[17] Celui qui est capable de poser des questions est capable d’être en crise, de mourir par le feu et de renaître de ses cendres. La crise nous met à « l’épreuve », instaure une situation de défis et de dépassement de notre propre être donné[18]. On peut donc affirmer que la crise est la rupture d’un ordre initial, une césure entre le figé et le devenir, entre le dogmatisme et la rationalité.
Du grec krisis, décision, le mot crise, d’abord médical, désigne un changement brutal positif ou négatif d’une maladie. Autrement dit, la crise est un moment de rupture où l’on doit décider de perdre ou de gagner, de sombrer ou de triompher, de mourir ou de vivre. À y voir de près, le mot crise détermine deux extrémités dont l’une est négative et l’autre positive. Cette perception médicale de la notion de crise a longtemps tenu en haleine l’univers intellectuel.
Dans La République de Platon (1966, pp. 271-276), spécifiquement « le mythe de la caverne », l’atteinte de l’Idée comme vérité et chose en soi est la conséquence d’un état de crise qui habite le prisonnier. Contre toutes souffrances et douleurs, contre tous obstacles et « épreuves », il doit triompher ou périr. Telle est l’essence de la crise. La crise est un élan, un commencement qui ne peut suspendre son mouvement dès qu’il a commencé. Le prisonnier de la caverne est traversé par ce principe du devenir, du mouvement. Le concept de crise est donc un concept du mouvement, du devenir. En cela, il est au cœur des réflexions sur la question de l’être et du devenir si cher aux présocratiques tels que Parménide d’Elée (vers 500 avant notre ère) et Héraclite d’Ephèse (500 av. J.C). Pouvons-nous donc parler de crise en esthétique ? Mieux, existe-t-il une crise des figures de l’art ? Mais avant, qu’est-ce qu’une figure de l’art ?
Une figure, prise primitivement, au sens du Latin figura, est ce que nous entendons aujourd’hui par forme, au sens général du mot. C’est ainsi que l’on discutait au moyen âge de « la figure de la terre ». Était-elle plate, sphérique ? Autrement dit, en géométrie, elle renvoie à tout ensemble de points, plus particulièrement un ensemble de lignes et de surfaces.
Une figure de l’art est une représentation autonome de l’art. Cette représentation corrobore un monde bien particulier selon le type d’homme qui l’exprime et ce, selon la nature de ses intuitions, l’orientation de ses imaginations et de ses fantasmes. La figure de l’art est l’expression d’une pensée, d’un monde d’idées sur la question de l’art, de la création. Mais ce qui caractérise la figure de l’art, c’est qu’elle est le produit d’un savoir-faire issu d’une manière d’être dans une réalité spatio-temporelle qui la vivifie et lui donne toute sa légitimité. Par exemple, la poésie est l’expression d’une conception de ce qu’est l’art. Théoriquement, elle a pour objet d’harmoniser, d’agencer les structures des vers pour parvenir à une forme de construction linguistique et littéraire belle et harmonieuse. Le poème veut montrer la beauté de l’écriture, dans sa vocation à façonner l’écrivain vers sa perfection. Le poète est un être transfiguré dont le commerce avec les dieux concourt à l’harmonie, à la beauté en temps de détresse (M. Heidegger, 1962, pp. 327-328). Si ce principe théorique est réel et véridique, la manière de mettre en harmonie ce principe diffère d’un poète à l’autre selon son degré de culture, d’ouverture sur le monde ; car un artiste maitrisant l’histoire de sa figure de l’art sait retrouver les champs d’innovation créative conformément à l’actualité et à la spécificité de cette figure de l’art.
Les figures de l’art sont universelles dans leurs représentations. Le but d’une figure de l’art, est de faire sortir l’art de la nature, car « celui qui d’un trait peut l’en faire sortir, il le tient » (Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », p. 79). Mais pour parvenir à faire sortir l’art, pour rendre apparents ses traits, il faut impérativement nourrir un projet créateur. Chaque artiste s’appréhende dans une figure de l’art où il nourrit le projet de mettre en lumière les traits de l’art qu’il veut faire voir à l’humanité. Heidegger (1962, p. 79) dit qu’« il y a assurément dans la nature un tracé, une mesure et des limites auxquelles sont liés une possibilité de production à l’ouvert : précisément l’art ». Parce que « tracée », « mesure » et « limite », cette possibilité de production n’est rien d’autre qu’une figure de l’art. Autrement dit, l’art lui-même ne peut qu’être magnifié qu’à travers une figure de l’art. Or, la figure de l’art est l’expression d’une conception de l’art travaillée, un savoir-faire qui a ses codes et ses principes. L’art ne sort de la nature que lorsqu’il se détermine comme œuvre d’art. Pourtant, une œuvre d’art mesurée, tracée avec la plus grande finesse qui soit, est inscrite dans une figure de l’art qui elle, a des limites dans sa production vers l’ouvert.
Le mouvement ou la production vers l’ouvert, parce qu’ayant pour projet le bonheur de l’homme par la création, concourt à l’objectivité et à l’universalité. L’objectivité et l’universalité des figures de l’art sont les prouesses des génies individuels dans leur tendance à faire de l’art une activité de l’esprit qui s’enracine dans la réalité de l’être. En quoi les figures de l’art, fruits de la production vers l’ouvert sont-elles légitimes ? – C’est-à-dire, comment peuvent-elles s’accorder avec les principes de vie des hommes ? L’art n’est-il pas constitutif de la nature, de la vie et de la spécificité des hommes ?
1.2. La légitimité des figures de l’art
Les figures de l’art sont l’expression vivante de notre humanité. L’humanité est constitutive des figures de l’art à travers les œuvres d’art qui rendent compte de ce qu’est la vie. L’art nourrit nos vies. Mais au-delà, il est cathartique. En d’autres termes, les figures de l’art sont pour l’homme ce que l’œil est pour le corps humain. L’œil nous montre l’existant. Il nous guide, nous oriente vers les perspectives de nos cœurs et de nos intelligences. Le philosophe de Sils Maria, (F. Nietzsche (1957, § 270, p. 262) affirme que par l’expression des figures de l’art, « tu dois devenir ce que tu es ». Or ce qu’est l’homme chez Nietzsche, c’est un dépassement sans cesse de ses potentialités et de ses forces. L’homme est pour lui un jet sans cesse propulsé vers des cibles qui sont l’émanation de ses ambitions et de son être. Le projet de construction du « type d’homme » est au centre du philosopher de Nietzsche. Or, si « l’art ne peut rien d’autre qu’une affirmation du monde » (F. Nietzsche, 1982, p. 123), c’est qu’il nous dispose à ne pas perdre notre humanité. Exprimer notre humanité, c’est exprimer l’art selon nos cultures, nos sensations, nos plaisirs, nos souffrances, nos joies et nos malheurs. En d’autres termes, l’art dessine nos vies et rend supportable l’aspect de la vie en plaçant dessus le voile de la pensée indécise.
Il existe donc des figures de l’art dites disciplinaires telles que la musique, la danse, le chant, la sculpture, la peinture et le théâtre. Aussi, celles dites stylistiques telles que l’écriture, la lecture et la poésie. Chaque artiste, en fonction de ses dispositions intellectuelles et ses aptitudes psychologiques et affectives exprime ses représentations à travers une ou des figure(s) de l’art. Au-delà de percevoir l’art comme une imitation de la nature[19], ou d’un jeu stylisé[20], il faut appréhender l’art tout simplement comme ce qui est légitime à l’homme ; c’est-à-dire ce qui est à l’homme et pour l’homme. L’art est donc à l’homme car c’est lui, qui par son savoir-faire, par son ingéniosité magnifie et honore l’art. La diversité des figures de l’art met en exergue les subtilités artistiques humaines à rendre visible et à faire parler l’art. S’il est pour l’homme, cela sous-entend que de tous les êtres vivants, seul l’homme est capable d’art, de création à partir d’un projet bien construit, bien ficelé et bien raisonné.
Depuis l’Antiquité, le peuple égyptien a refusé de mourir. Il a exprimé ses savoirs, ses idées, ses réalités et leurs sciences sur des parchemins, sur des murs et dans des grottes, sur des pierres tout au long de leur quotidien. Les figures de l’art ont donc contribué à montrer les pensées et les réalités de ce peuple. La légitimité des figures de l’art a été d’ordre historique, psychologique, social et philosophique. L’art nous enjoint, en tant qu’animal social, de laisser à la postérité des traces de notre civilisation. L’humain ne vit pas que pour soi-même. Il vit pour la perfection d’une communauté d’êtres humains à venir. Cet état de fait, qui est d’ordre historique, nourrit une psychologie de l’art. Les Égyptiens savaient que ce qu’ils laissaient à la postérité serait contemplé, que le degré de création serait jaugé au même titre que l’interprétation. Ils savaient en tant qu’artistes qu’« il y a mille et une façon de goûter l’art » (D. Huisman, 1954, p. 23). Les figures de l’art sont donc légitimes dans leur disposition à être inextricablement liées à la vie des humains. De ce fait, que nous révèle la crise des figures de l’art sur l’artiste ? Une crise des figures de l’art ne met-elle pas en cause le génie créateur de l’artiste et sa vocation à s’adapter aux enjeux esthétiques du moment ?
2. De la crise des figures de l’art : transmutation de l’artiste
2.1. Engagement et auto-dépassement de l’artiste
La crise est un moment de tension pour l’artiste. Soit, il accroît sa plénitude créatrice, soit il décline. Autrement dit, soit il réussit à affirmer son art dans toute sa perfection et jouit de la reconnaissance de son public, soit il échoue et installe le doute dans sa vocation à porter son art et son style à un niveau de reconnaissance. Mais de quoi se nourrit l’artiste dans l’œuvre de création soutenue ?
L’artiste se nourrit de technicité, d’objectivité et d’engagement pour parvenir à hisser son art à un niveau de perfection reconnu de tous. La technicité et l’objectivité sont inscrites dans son art d’innovation que nous verrons plus tard. Pour l’instant, intéressons-nous à l’engagement de l’artiste comme stimulus au dépassement de soi. Mais qu’est-ce que l’engagement ? Que renferme-t-il au niveau esthétique ?
L’engagement est un thème philosophique qui fut en vogue au vingtième avec les ouvrages de K. Marx. M. Savadogo dans philosophie et existence et penser l’engagement[21] s’est proposé de réhabiliter l’engagement à travers la diversité de ces formes. On peut donc penser l’engagement dans le domaine de la création. Dans philosophie et existence, précisément en son dernier chapitre qui a pour titre « Esquisse d’une présentation des modalités de l’engagement, M. Savadogo dégage quatre actes fondamentaux à savoir, parler, penser, agir et décider à travers lesquels s’affirme le sens de l’existence. La conclusion de l’œuvre introduit une dissociation entre « l’engagement fondamental » qui a pour enjeu le sens de l’existence dans son ensemble et « l’engagement ordinaire » qui renvoie à l’adhésion à une conception particulière de ce qui est bien pour l’homme. (M. Savadogo, 2001, p. 76) Mais avant, qu’est que l’artiste ?
L’artiste est un homme engagé, car dans l’acte d’apparition de l’œuvre, il se détermine à être digne d’elle. Contre toutes les formes d’obstacles, il doit justifier la forme de l’œuvre d’art telle qu’elle se détermine dans sa conscience. C’est une lutte qu’il engage entre un désir et une volonté inscrite dans sa conscience et la possibilité d’apparition de celle-ci de façon concrète. L’artiste est toujours un sachant qui s’affranchit des phénomènes « humains, trop humains ». Face à la tension, à la critique soutenue, l’artiste se doit de justifier son caractère énigmatique[22]. Il doit triompher. Mais il ne peut parvenir à ce triomphe que s’il se détermine fermement à rehausser le niveau de son talent. En d’autres termes, il doit s’engager vis-à-vis d’un idéal. L’idéal projeté de l’artiste est un idéal qui mobilise sa personne, sa culture, son talent et tout ce qu’il possède comme fond de son art, de son talent : l’idéal de perfection.
Celui qui recherche la perfection ne se contente pas de ce qui est accepté par le sens commun. Il jette sans cesse le fil de son hameçon dans le but de surprendre permanemment les richesses qui manquent à son art. L’artiste est un être engagé. Il s’engage à être meilleur ; c’est-à-dire qu’il se prépare dans un premier temps à jauger le niveau de son savoir-faire et ce savoir-faire, il ne l’estime qu’en s’engageant. L’artiste engagé est toujours à la recherche de la perfection. Il est toujours dans une remise en cause permanente de sa technique et de la qualité de son style.
À bien des égards, une œuvre d’art peut avoir une perception négative pour les yeux avisés, les critiques d’art et les professionnels de la culture. Elle peut avoir un succès auprès du public cible tout en faisant l’objet de rejet et de discrédit par les experts, les critiques d’art[23]. L’œuvre d’art ne s’est pas laissée museler par des conventions de réussite figées. Le groupe musical ivoirien Magic System à travers leur titre phare « Premier Gaou », titre qui les a révélé au monde en est un exemple palpable. L’arrangeur, Monsieur David Tayorault a insisté auprès du groupe pour améliorer la qualité du titre avant sa sortie. Ce que le Groupe refusa. Et le succès de l’œuvre fut incommensurable. Mais aucune œuvre d’art ne peut faire l’objet de réussite, de reconnaissance de performance et d’efficacité si l’artiste lui-même ne croit pas fermement à ce que peut et vaut son œuvre d’art. C’est parce que l’artiste s’engage, place au cœur de l’existence son œuvre avec une certaine force de persuasion qu’elle parvient à se laisser dompter et apprivoiser par les hommes, par le public.
D’autre part, l’artiste engagé à être meilleur mobilise un système d’évaluation de son art. Qu’est-ce que j’ai déjà proposé au public ? Quelle piste n’ai-je pas explorée pour l’instant ? Est-elle conforme à mes principes et à ma conception ? En d’autres termes, l’engagement de l’artiste suppose à un moment une culture esthétique pour orienter et rendre davantage plus dynamique et efficace son savoir-faire. L’artiste doit être de façon constante dans la recherche d’une plus-value à son art. L’engagement de l’artiste doit être à la hauteur de l’espérance que celui-ci porte vis-à-vis de son peuple, de sa culture.
Au Marché des Arts du Spectacle d’Abidjan (MASA), dans chaque catégorie esthétique, le Comité Artistique International (CAI) choisit les groupes en fonction de leur capacité à proposer des œuvres d’art qui peuvent mettre l’accent sur l’originalité, sur l’objectivité créative et surtout sur la prise en compte d’une œuvre tournée vers l’universalité ; d’où le thème « Afrique-Monde ». L’artiste contemporain doit tuer en lui le pessimisme et la peur de l’autre. À la rencontre de l’autre et teinté d’un esprit d’ouverture, il ne peut que s’engager à apprendre et faire apprendre la figure de l’art qu’il pratique selon sa perception et sa culture.
L’engagement de l’artiste entraîne absolument un dépassement de soi. L’engagement est une conviction forte, une volonté qui ne cède pas face au tragique de l’être mais une volonté forte, puissante qui veut ce qu’elle s’est fixée comme objectif. Cette volonté forte et puissante qui détermine l’artiste à être meilleur, à triompher de la crise pour exprimer le fond de son œuvre est une volonté qui nécessite l’auto-dépassement de soi. C’est pourquoi, l’artiste engagé et réaliste est toujours en route, en mouvement vers l’affirmation de sa réalisation pleine et entière à travers l’unité de son œuvre. André Malraux (A. Malraux,1951, p. 318) justifie cette idée en ces termes : « L’art naît précisément de la fascination de l’insaisissable, du refus de copier des spectacles ; de la volonté d’arracher les formes au monde que l’homme subit pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne. »
2.2. Le sens de l’innovation de l’artiste
Plus haut, nous avons affirmé que l’artiste se nourrit de technicité, d’objectivité et d’engagement. L’innovation de l’artiste s’appuie fondamentalement sur sa technicité et son sens d’objectivité[24]. Sous l’effet de la crise, de la tension, il élève la qualité de son art au fronton des arts dignes de son statut d’être ingénieux et rationnel. Ce que la technique met en évidence, c’est le style, le mouvement pour parvenir à la représentation belle. Or, le style est en adéquation avec la rigueur, la maîtrise, la subtilité et la finesse du savoir-faire. L’artiste performant mobilise toutes ces exigences pour donner du sens et hisser son œuvre d’art dans une perspective innovante et originale capable de beauté. Chaque artiste développe consciemment ou inconsciemment une technique. De même, consciemment ou inconsciemment, il développe un sens d’objectivité.
L’objectivité de l’artiste consiste à savoir les limites des savoirs-faires, des thématiques et des styles utilisés pour en proposer de nouveaux qui instaurent désormais la césure entre ce qui est déjà vu et fait et ce qui n’a jamais été vu et fait. En d’autres termes, qu’est-ce qu’il propose de nouveaux en s’appuyant sur les acquis de ce qui est déjà passé ou ce qui est en cours ? À y voir de près, l’objectivité de l’artiste nécessite une culture de l’actualité de sa figure de l’art pour orienter et guider son œuvre d’art vers les sentiers de l’innovation ; car l’œil veut de façon permanente appréhender le nouveau qui lui donne de la lumière et de la pétulance. (Y. Konaté, 2006, p. 7)
L’engagement et l’innovation de l’artiste exige un dépassement de soi. L’artiste est placé au centre de son succès ou de son échec. Il est le moteur qui impulse une dynamique à la valorisation de son œuvre d’art et au-delà, à la figure de l’art dans laquelle il s’exprime. Mais l’acte d’engagement et d’innovation sont en eux-mêmes un risque pour l’artiste. L’artiste s’engage et innove pour être reconnu dans un premier temps. Dans un second temps, il veut se réaliser financièrement. Or, l’innovation n’est pas familière aux yeux malades. L’innovation s’adresse aux doués d’intelligence, aux experts, aux adeptes du raffinement et du dépassement de soi. Ce n’est pas évident, à bien des égards d’apprécier l’artiste à la hauteur de ses attentes. Il faut l’œil avisé et averti. Ce qui n’est pas une évidence. Et c’est pourquoi, l’artiste doit pouvoir trouver des lieux réservés aux yeux experts pour exposer ses œuvres. (Y. Konaté, 2009, p. 76) Ainsi, il se donne la possibilité de jugements externes de ses œuvres à la dimension de son talent et de son génie.
Il arrive aussi que des œuvres d’art n’aient pas besoin des yeux experts pour être reconnues comme telles. « Le génie affirme une œuvre dont la nouveauté s’impose d’elle-même » (M. Savadogo, 2009, p. 32). Il ne s’approprie pas un contenu objectif qui s’impose à lui, à travers une démarche contraignante, mais se distingue par un style qui lui est propre. C’est pourquoi, estime M. Savadogo (2009, p. 34), il ne faut pas confondre sentiment de l’innovation et innovation effective :
Le sentiment de l’innovation n’implique pas l’innovation effective. Ce n’est parce qu’une œuvre est bruyamment revendiquée par son auteur, qu’elle s’inspire de son histoire ou reflète son évolution, qu’elle est nécessairement innovatrice, originale. (…) Il reste cependant qu’une œuvre puisse être susceptible de traduire fidèlement la sensibilité de son auteur ou l’esprit de son époque sans pour autant être innovatrice.
La crise des figures de l’art est une crise de l’artiste. L’artiste ne peut être à la hauteur de la tension, de la crise que s’il s’engage et développe son style en vue d’instaurer une innovation effective qui justifie son œuvre d’art. Plus l’artiste innove et raffine son style, plus il atteint la performance et hausse la qualité de son œuvre à la hauteur des exigences créatives. Marc Jimenez (1977, p. 87) affirme qu’il faut qu’il parvienne à donner un contenu autonome à sa créativité ; une forme de signature de son savoir-faire qui allie rationalité, scientificité et technique. Autrement dit, l’artiste dans sa quête d’affirmation de son talent, il rencontre la crise. Mais cette crise, pour l’artiste avisé, n’est point un arrêt, un obstacle. C’est plutôt un stimulus, un phénomène fondamental pour façonner son être.
Lorsque ce dernier ne parvient plus à apporter des couleurs nouvelles, de l’innovation à sa créativité, – lorsqu’il ne détermine plus des mouvements qui montre l’évolution de son style, il reste plat, il se « nivelle » (J. Lefranc, 2003, p. 99). La crise des figures de l’art en appelle à l’ingéniosité et l’innovation permanente de l’artiste dans un monde contemporain à évolution rapide.
3. De l’éthique de la crise des figures de l’art
3.1. L’éthique de la liberté
Au-delà de l’engagement et du sens de l’innovation de l’artiste en situation de crise, se révèle l’un des buts ultimes de l’artiste. Toute création artistique se veut unique et déterminée comme l’expression la plus affirmée de la liberté et du génie qui habite l’artiste. L’artiste veut être un modèle de créativité. Il veut porter vers les sphères du beau ce qu’il a porté et muri en soi. Autrement dit, il veut donner libre cours à ses imaginations, à ses réalités et à ses illusions. Dans cette perspective, marqué par des principes de rigueur et d’excellence, il est engagé et transmué pour faire de la liberté une des fins suprêmes.
L’artiste transmué est libre et l’œuvre d’art qu’il expose est le fondement de cette liberté. La beauté d’une œuvre est jaugée par la force de liberté qui anime l’artiste. Plus la liberté est portée et nourrie avec ascèse chez l’artiste, plus l’œuvre d’art façonnée s’arrache de toute laideur[25], de toute cicatrice et de toute immédiateté. En d’autres termes, l’œuvre d’art du libre l’artiste est une œuvre qui porte en son sein les marques du travail, de l’effort soutenu pour arracher celle-ci à l’arbitraire et à la médiocrité. La liberté stimule ainsi le processus de parachèvement d’une œuvre.
La liberté n’est jamais une donnée naturelle. Elle est l’émanation d’un processus de sublimation de l’artiste. Le libre artiste transforme, modèle et façonne le monde. Il ne fait pas de la liberté une simple visée, un pur idéal. La liberté est le fondement de sa vie et de sa perfection créative. Comme l’affirme M. Savadogo (2001, p. 235), « la liberté doit transformer le monde ». Pour se faire valoir comme principe de bien-être, comme valeur suprême, il faut que la liberté se manifeste à travers des phénomènes, des activités, etc. Le prisonnier du mythe de la caverne est un être libre qui a porté et assumé en lui les responsabilités d’une conscience illuminée et libre pour l’humanité. L’humanité prend sens en lui. Il fait don de son être pour porter un idéal de bien-être à l’humanité. La liberté s’acquiert en transformant, en s’efforçant de façonner sa nature. Le prisonnier ne montre pas la liberté, il l’exprime et la vit. Le désir de liberté chez l’artiste engendre la possibilité de différence, d’être autre, d’être travaillé sans cesse. De ce fait, l’artiste libre montre sa liberté, son être façonné et transmué par l’originalité et la finesse de l’œuvre d’art qu’il engendre.
De ce même processus, l’œuvre d’art n’est pas le fruit de l’immédiateté. Le but de l’artiste est de faire venir à jour ce qui s’entiche de la nuit. En d’autres termes, l’œuvre d’art est le processus de dévoilement de la beauté qui est cachée dans l’obscurité de la nature. La liberté de l’œuvre d’art est donc un processus de dévoilement, d’accouchement à travers lequel la liberté transcende autant l’artiste que l’œuvre elle-même. L’artiste libre qui se détermine par la belle œuvre d’art est « l’homme révolté » d’Albert Camus (1951, p. 25). Il se révolte vis-à-vis de tout ce qui nie la condition de vie de l’artiste vers des sphères de puissance, de plénitude et de force. Il se révolte contre le nihilisme. Or la déconstruction du nihilisme esthétique est au centre du combat de l’artiste libre qui s’appréhende comme « médecin de la civilisation ». L’artiste ne parvient à donner connaissance de sa liberté que lorsqu’il place au centre de sa création l’idéal de liberté, le désir de liberté. En voulant la liberté et en se construisant des principes de liberté, il crée l’œuvre d’art qui est l’expression de sa liberté parmi tant d’autres libertés. En exprimant l’œuvre d’art issue de son fond libre, il dévoile sa nature, ses sentiments, ses joies, ses amertumes et ses cicatrices. Qu’est-ce donc une œuvre libre ?
Une œuvre d’art est une œuvre qui me communique un sens qui n’est saisissable que dans l’unité du contenu et de la forme – et qui, par la même occasion devient source de quiétude. L’œuvre communique avec moi. Elle me parle de quelque chose que j’ai vécu ou que je vie. Elle est donc une partie intégrante de moi. Elle me libère de quelque chose que j’ai vécu ou que je vis. Mais aussi, elle comble par la même occasion un manque, un vide. Je peux donc en ce moment l’apprécier comme belle, comme libre car elle a su me séduire de par ce qu’elle communique ou laisse appréhender. Sa liberté est donc libératrice.
Par la même occasion, une œuvre libre devient aliénante lorsqu’elle m’étouffe, lorsqu’elle exprime en moi une douleur, une souffrance ; d’où mon rejet. L’œuvre d’art devient libre car elle est l’expression d’un artiste parvenu à représenter, selon ses aspirations stylistiques et affectives une forme de l’être. Mais cette œuvre qui est l’expression du libre artiste peut être aliénante. À ce stade, je l’appréhende comme laide. L’œuvre identifiée comme laide ne me dit rien, ne me communique rien. Elle me laisse insensible. Je ne peux donc être quiet et libre en sa présence. Ce vide, ce rien qui n’a pas de valeur ou qui a perdu sens est ce que « l’artiste tragique » combat ou cherche à dévoiler les implications pour donner à l’esthétique son importance dans la compréhension de l’homme. La laideur de l’œuvre, celle issue de mon jugement est source de douleur, de souffrance ; d’où le rejet de l’œuvre vide de sens.
Aucun artiste ne recherche en soi la laideur ou le rejet de son œuvre. Chaque artiste part du principe, de la nécessité de construire une démarche qui met au centre et à la fin la liberté comme l’un des fins suprêmes. Seuls les spectateurs ou le public externe juge une œuvre libre en tant que libératrice ou aliénante. Dans tous ces cas, ce qui triomphe, c’est l’éthique de la liberté qui transcende l’artiste et justifie l’œuvre d’art. Une éthique de la liberté est au cœur de la crise des figures de l’art et elle s’appréhende comme une des fins suprêmes. La détermination d’une éthique de la liberté issue de la crise des figures de l’art n’est-elle pas une manifestation de la recherche de la vérité ? La crise des figures de l’art ne met-elle pas en exergue les principes d’atteinte du vrai, de la vérité au même titre que le besoin de liberté de l’artiste ?
3.2. L’éthique de la vérité
Chaque artiste, consciemment ou inconsciemment établit des normes, des principes professionnels pour atteindre la vérité. La vérité est donc une nature à révéler à travers l’œuvre d’art. Comment s’identifie ou se révèle la vérité de l’œuvre d’art ? Tout comme la liberté, la vérité est une quête permanente. Il faut appréhender la vérité esthétique comme la corrélation du soi artistique avec les soi des spectateurs ou du public externe. Autrement dit, la vérité artistique cherche à révéler le beau comme chose commune et propre aux humains.
Une œuvre est jugée belle, estimée comme œuvre teintée d’un style et d’une technicité extraordinaire que si elle est vue et jugée de la sorte par des yeux externes. Le succès ou l’échec d’une œuvre ne dépend que de l’influence qu’elle a sur le public. En d’autres termes, la vérité de l’œuvre exprimée par l’artiste n’est considérée comme telle que si celle-ci est en symbiose avec la vérité du public. L’artiste en tant qu’humain, cherche à travers sa représentation à exprimer, à se rapprocher le plutôt possible de sa vérité et de la vérité des autres humains par rapport à une figure de l’art en générale et de l’œuvre d’art de façon spécifique. Atteindre donc la vérité d’une œuvre d’art, c’est atteindre le fond de cette œuvre ; c’est-à-dire la beauté, l’être de celle-ci. Or le fond d’une œuvre ne se révèle que par le travail, l’effort de l’arracher à l’immédiateté et de parvenir à des traits et formes qui sont le fruit d’un processus de dévoilement et de déploiement.
Le dévoilement d’une œuvre est l’émanation des traits et formes qui la caractérisent en tant que création spécifique : l’appréhension de sa nature révélée. L’œuvre d’art se déploie lorsqu’elle fait montre de sa beauté. Le déploiement de l’œuvre d’art est l’idée parvenue à sa perfection, achevée et finie. En cet instant, on peut appréhender sa beauté ou sa laideur : on révèle ainsi sa vérité.
La vérité se nourrit de la liberté. Dit autrement, l’artiste ne peut atteindre la vérité que s’il est stimulé et travaillé par une volonté de liberté qui transcende tous ses autres désirs. Plus haut, nous avons montré que le dépassement de la crise nécessite un engagement et un sens d’innovation qui concourent à la transmutation de l’artiste comme œuvre d’art. Ainsi, la vérité est le dépassement de toutes ces vertus. La vérité est l’ultime fin suprême recherchée par l’artiste à travers son œuvre d’art. Il recherche ainsi la grandeur puisqu’il est à la recherche du sublime. Ce qui est sublime ici, c’est la liberté et la vérité esthétique, car leur atteinte par l’artiste atteste sa grandeur, sa sublimité. Il est élevé au même niveau que son œuvre d’art dans sa vocation à révéler le sublime. La vérité d’une œuvre d’art est le dévoilement et le déploiement de sa beauté considérée comme sublimité cachée dans la nature.
L’artiste libre, dans sa démarche à révéler le Beau et le vrai est tiraillé entre sa conception du Beau et du vrai avec ceux du public ou du spectateur extérieur. Mais il ne s’intéresse pas à proprement dit à la conception de l’autre ou du Soi extérieur, c’est-à-dire le public ou le spectateur extérieur. L’autre ou le Soi extérieur est en lui en tant qu’humain. Pour faire venir à jour le Beau caché dans son imagination, il se prend lui-même pour référant. Il exprime ses idées, son style, ses émotions, ses angoisses – en sommes tout ce qu’il est, tout ce qui lui appartient pour parvenir à donner vie et réalité à ce qu’il nomme Beau et vrai. En ce sens, il estime révéler sa conception du Beau et du vrai. Par la même occasion, il estime qu’en tant qu’humain, beaucoup de subjectivité externe à lui se retrouveront exprimer cette perception du Beau et du vrai.
L’œuvre d’art du libre artiste parvient au succès, devient populaire lorsqu’elle rencontre le consentement ou lorsqu’elle bénéficie du consentement émotionnel, affectif et épistémologique mais surtout social et culturel du public. En d’autres termes, le jugement de l’œuvre d’art est une question de perception, une question d’harmonie de sens pour ce qui est appréhendé de part et d’autre comme beau et vrai. La création esthétique recherche fondamentalement le Beau comme forme sublime de grandeur et de divinité de l’artiste. C’est pourquoi l’artiste contemporain est adulé, honoré par un public qui le vénère. Ce public l’identifie à un dieu, une personne sublime et grande par la plénitude et le sens très réaliste de son savoir-faire esthétique, mais aussi par la qualité de l’œuvre d’art qu’il propose à ce public. Cette quête du Beau qui est une démarche, une quête de la vérité détermine l’artiste libre comme dieu vivant et adulé.
Pourtant, une instance composée d’experts en esthétique[26] sélectionne les œuvres selon des critères de vérité. La vérité en soi est polysémique, elle est plurielle. Une œuvre peut être jugée selon des critères de beauté, de vérité. Cela sous-entend que sa vérité, qui est celle de l’artiste justifie les critères de vérité ou de beauté établis par le jury composé de critiques d’art éminents. Dans cette circonstance, l’artiste libre contemporain doit parvenir à faire tienne les conditions d’appréciation de sa création esthétique lorsqu’il l’expose. Le monde contemporain esthétique exige de l’artiste libre, au-delà de son savoir-faire et de sa propre idée sur une perception esthétique, une imprégnation ou une connaissance achevée des critères de beauté ou de vérité. Il n’est plus demandé à l’artiste de travailler sans s’informer à l’avance des critères de vérité que lui impose un jury.
Ici, le critère d’objectivité et de performance d’une création esthétique n’est attesté que si l’artiste libre s’efforce à respecter les critères de vérité du jury. L’artiste libre, par la constitution de son œuvre d’art est donc orienté, canalisé selon ces critères de vérité. Sa création obéit à des principes directifs de vérité – et tout son art doit concourir à exprimer davantage ses principes dans sa vocation à exprimer une innovation, une sublimité et une divinité. L’artiste libre ne parvient à dépasser la crise, à en faire une possibilité de plénitude de son art que s’il parvient à se fondre dans le moule des critères de vérité, qui sont les critères du Beau du jury. La création esthétique comme quête de vérité, de Beau est à ce prix. Mais déterminé par ses critères de vérité, l’artiste libre ne s’aliène-t-il pas ?
Tout comme on ne peut philosopher qu’en respectant une méthodologie, une démarche de penser, de même, la création esthétique exige une méthodologie de création pour parvenir au Beau appréhendé comme liberté et vérité. Les jurys esthétiques tout comme le Comité Artistique International du Marché des Arts du Spectacle d’Abidjan (MASA) s’inscrivent dans cette exigence esthétique vis-à-vis des artistes. La crise des figures de l’art qui est une crise de l’artiste dans sa détermination à être libre et à exprimer le Beau est une crise de l’ascèse méthodologique dans le processus de création. L’exigence du monde contemporain sur les critères de création esthétique sont déterminées ainsi – et nos artistes libres se doivent d’appréhender cette exigence pour se hisser au fronton des doués dans l’expression de leurs imaginations, de leurs idées, de leurs émotions et de leurs cicatrices. Voilà comment on peut légitimer une figure de l’art à travers une temporalité fluide et en mouvement. Voilà comment le libre artiste se transcende pour faire face à l’épreuve de crise. Voilà comment on parvient à dessiner des principes, des processus de quête de liberté et de vérité si chers aux artistes libres.
Conclusion
« La crise des figures de l’art » est une pérégrination périlleuse et intempestive en ce sens qu’elle pose de la façon la plus crue la nécessité et l’adaptation des figures de l’art à partir de la création esthétique justifiées par une temporalité fluctuante et permanente. Comment meurent les figures de l’art ? Telle est la véritable question qui nous a tenue en haleine. La crise des figures de l’art est d’abord une réalité et elle exige de la part de l’artiste un engagement ferme et absolu teinté d’un sens d’innovation qui donne de la particularité à son style et à son savoir-faire. De ce fait, la crise des figures de l’art est une crise de l’artiste dont la nécessité de transmutation et de dépassement s’impose pour parvenir à une éthique de la liberté et de la vérité. L’artiste contemporain ne peut atteindre la divinité, la beauté qu’en étant « fils de son temps ». La crise des figures de l’art est bien entendue une crise de l’artiste lorsque, vis-à-vis de la tension, de l’épreuve qui l’étreint, il donne sens à son ingéniosité créative mesurée, rationnalisée pour exprimer de la valeur, de la vérité, de la beauté. Or exprimer la beauté et la vérité, c’est exprimer l’homme. La crise des figures de l’art exprime de ce fait l’homme.
Références bibliographiques
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LA VÉRITÉ MÉDIATIQUE À L’ÉPREUVE DU DOUTE CARTÉSIEN
Lolo Dérock SERY
Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Les mass médias, Internet et les réseaux sociaux constituent les moyens d’information et de communication les plus prisés actuellement. Si, ces outils sont d’un apport considérable pour l’homme, cependant, le phénomène des rumeurs et des fake news a fait que les informations, qui en émanent, sont de moins en moins crédibles et sources de nuisance. Comment, dans ce cas, évaluer la véracité des informations médiatiques et numériques pour éviter la manipulation des masses et les crises ? Une analyse du doute cartésien permet de saisir celui-ci comme l’instrument par lequel l’accès à la vérité de l’information est possible et assurée.
Mots-clés : Discours médiatique, Doute cartésien, Information numérique, Manipulation des masses, Raison, Rumeur, Vérité médiatique.
Abstract :
The mass media, the Internet and social networks are the most popular means of information and communication today. If, these tools are of a considerable contribution for the man, however, the phenomenon of the rumors and the fake news made that the information, which emanate from it, are less and less credible and sources of nuisance. How, in this case, to assess the veracity of media and digital information to avoid mass manipulation and crises? An analysis of Cartesian doubt makes it possible to grasp it as the instrument by which access to the truth of information is possible and assured.
Keywords : Media discourse, Cartesian doubt, Digital information, Manipulation of the masses, Reason, Rumor, Media truth.
Introduction
La psychose qui habite les populations, trop souvent victimes de la désinformation, et surtout des rumeurs médiatiques, nécessite la problématisation de la véracité des informations médiatiques. Ce phénomène résulte du remarquable développement des technologies de l’information et de la communication et, plus précisément, de l’avènement d’internet qui a vulgarisé son champ de diffusion.
En rendant possible la diffusion des événements ou des témoignages, au moment même où ils se produisent, « car le pouvoir de publier est désormais décentralisé » (D. Wolton 2009, p. 275), les technologies de l’information et de la communication laissent bien peu de temps à l’analyse et à l’examen. Il devient donc difficile de distinguer les informations vraies des rumeurs, car elles sont diffusées selon les mêmes principes. Et c’est en ce sens que selon D. Wolton (2009, p. 275) « toute rumeur, vraie ou fausse, devient de l’information, et les contrôles effectués naguère par la rédaction en chef volent en éclats ». Cette confusion a fortement contribué à la perversion de l’information selon I. Ramonet (2003, p. 4) qui note que :
L’information est devenue tellement abondante qu’elle constitue, en quelque sorte, le cinquième élément de notre monde globalisé. Mais, en même temps, chacun constate que, comme la nourriture, l’information est contaminée.
Autrement dit, la vérité médiatique, qui exige une conformité entre le discours et les faits présentés, à travers des images et vidéos, a fait place au mensonge.
Dès lors, ce sont les récepteurs, à la recherche de la vraie information, qui en payent le prix. Sous-informés ou mal informés, ils sont donc victimes de la mauvaise foi, de la cupidité de ceux qui diffusent la fausse information sur internet et les réseaux sociaux. La question qui se pose avec acuité est la suivante : quelle attitude les internautes doivent-ils adopter pour éviter d’être les victimes de la désinformation, voire distinguer le vrai du faux ?
Aux Temps modernes, le philosophe rationaliste René Descartes, faisait du doute, une méthode rationnelle conduisant à l’acquisition de la vérité dont la clarté et la distinction constituent le critère. Dans la démarche méthodique qu’il propose, on pourrait y trouver la réponse à cette question. Ainsi, dans un premier axe, nous montrerons que les médias électroniques sont de plus en plus des canaux de propagande à l’origine de la rumeur et des informations erronées. Dans un deuxième axe, nous montrerons en quel sens le doute cartésien peut permettre de rendre la vérité médiatique accessible. Dans un troisième axe, nous montrerons que les valeurs cartésiennes du bon usage de la raison et de la liberté pourraient constituer une éthique pour les médias.
1. Mass-médias et TIC : entre propagande et subjectivité
Au Crépuscule du XXe siècle, un outil de communication a révolutionné et continue de révolutionner tout le champ médiatique. L’Internet, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est l’outil de mondialisation moderne par excellence dans lequel se développent des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, You tube, WhatsApp, Instagram, etc.) véritables espaces de rencontres où se côtoient différents modes d’expressions culturelles. Internet a permis, et c’est indéniable, de grandes avancées en termes d’accès à l’information et de vitesse de circulation de l’information. Nous vivons tous, sans exception, dans un « village planétaire où aucune culture n’est libre de s’isoler, de se replier sur elle-même et d’adopter son propre rythme de progression. C’est donc un monde d’interconnexion et d’interdépendance à l’échelle de la planète, un monde où les limites spatio-temporelles sont abolies afin de permettre le partage de flux d’informations. Avant cette révolution médiatique, existaient les médias traditionnels (presse écrite, radio, télévision) qui ont aujourd’hui perdu en audience.
Si, avec les médias électroniques, la prise de parole – qui était jadis le privilège des hommes politiques – se démocratise, force est également de souligner que ces médias sont devenus eux-mêmes un espace de propagande d’intérêts privés.Les médias de masse sont tenus par de puissantes organisations privées qui jouent le rôle de lobby dans la planification des articles à fournir, et décident du contenu des informations à diffuser. Ces canaux d’informations sont utilisés pour amener le sens commun à soutenir, adhérer à des idées politiques, sociales. Or la propagande ne fait pas toujours bon ménage avec l’objectivité, voire la vérité qui ne fait pas cas des intérêts des grandes puissances, mais tient aux preuves de façon brute, sans y apporter quelques modifications que ce soit. On peut appréhender la propagande, si proche de la subjectivité, comme l’action de répandre des nouvelles fausses en vue d’influencer l’opinion. De ce fait, elle n’est pas sans lien avec la défense d’intérêts privés. C’est pourquoi chaque information postée ou chaque reportage fait, peut être considéré comme subjectif. Selon D. Cornu (2009, p. 12), « l’information peut être malade de la subjectivité lorsque le journaliste comme sujet est frappé d’hypertrophie ». Ramonet (2001, p. 23), explique que « de nombreux cadres dirigeants des médias viennent désormais de l’univers de l’entreprise et non plus du monde journalistique. Ils sont moins sensibles à la véracité de l’information et font montre de beaucoup de subjectivité dans le traitement de l’information ».
Des individus ou des réseaux structurés utilisent des fakes news à des fins de propagande politique. Ils ont recours à la production de rumeurs pour disqualifier leurs adversaires politiques et sensibiliser les internautes à leurs thématiques de prédilection. Cette pratique semble avoir pris une ampleur sans précédent. Dans l’Antiquité grecque, Platon, aux prises avec les sophistes, ne manquait pas de leur indiquer que tout discours visant à influencer la décision d’une personne en sa faveur est moins un discours objectif qu’une flatterie. Il écrit contre ses interlocuteurs que « le sophisme est un art où l’on gagne les gens par la flatterie » (Platon, 2017, p. 45). Pour Platon, la flatterie a trait à l’opinion et celle-ci est trompeuse. Du fait que le discours médiatique est produit par des personnes qui cherchent, par ce canal, à avoir l’assentiment du peuple, il ne ferait plus office d’information, mais d’opinions, c’est-à-dire que ce type de discours serait vu comme un point de vue particulier même s’il part d’un fait.
À ce propos une philosophe américano-allemande estimait que même si, dans le relais de l’information, le sujet s’inspire du fait, il est fort probable qu’il ne puisse pas pouvoir la transmettre, sans la modeler de sa subjectivité. H. Arendt (1972, p. 303) écrit que « les faits sont la matière des opinions et les opinions, inspirées par les différents intérêts et différentes passions, peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu’elles respectent la vérité de fait ».
À partir du moment où la transmission du fait est couverte par une enveloppe subjective, peut-on la considérer comme vraie ? Ce qui est subjectif n’est pas forcément vrai dans la mesure où il n’est que l’expression d’un point de vue particulier. Que peut ainsi viser cette subjectivité sinon que pousser les uns et les autres à croire au fait transmis. Le reportage ou la diffusion subjective ne peut donc être que probable, c’est-à-dire susceptible de vérité mais pas nécessairement certain et indubitable. Dans ce cas, il ne serait pas hors de propos d’insinuer que les médias ne sont que des canaux de propagandes, car ils ne diffusent que des opinions en lieu et place de la vérité. Il n’aurait pas, comme on le perçoit, de vérité objective dans les informations médiatiques, dans la mesure où toutes ces informations peuvent être un système de camouflage ou de diffusion des intérêts privés, dans l’optique de manipuler les populations. C’est pourquoi, pour F. Nietzsche, il n’existe pas de vérité. Pour lui, en effet, « les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdues leurs forces sensibles » (F. Nietzsche, 1969, p. 183).
Si, pour F. Nietzsche, la vérité est illusoire, c’est parce que rares sont ceux qui se passent de leurs intérêts personnels pour relater le monde dans toute sa vérité, aussi bien au niveau de ceux qui diffusent l’information que de ceux qui en font l’analyse. Sinon, la vérité existe et elle est le plus grand bien que l’on puisse posséder, en ce sens que la possession de la vérité fait la dignité et la sagesse de l’être humain. Aujourd’hui, les médias sociaux constituent une arme redoutable pour manipuler l’opinion publique. En effet, ils diffusent des fakes news qui sont des informations fabriquées et publiées dans le but de tromper et d’inciter un tiers à croire à des mensonges ou à mettre en doute des faits vérifiables. Dès lors, comment remédier aux rumeurs ou aux informations erronées : et accéder à la vérité médiatique ? Autrement dit, comment distinguer le vrai du faux en matière d’information médiatique ?
2. Le doute cartésien comme voie d’accès à la vérité médiatique
Les technologies de l’information et de la communication sont annoncées comme les conditions de possibilité d’un monde médiatique fiable comme le pense Daniel Cornu. Pour lui, en effet, les nouvelles technologies, et surtout internet, dans le domaine médiatique, « requirent précision et concision. L’information conjugue les deux exigences contradictoires de fiabilité et de rapidité » (D. Cornu, 2009, p. 197).
Cependant, l’étude que nous avons menée a révélé que ces nouvelles technologies, loin de faciliter l’accès à la vérité médiatique, ont plutôt dépravé cet environnement médiatique pour en faire un champ de confusion. Que ce soit les médias de masses, les réseaux sociaux, la presse écrite ou même les livres, le paradigme cartésien de la vérité montre qu’ils ne diffusent que des opinions. Raison pour laquelle, chaque information qui en émane, doit être considérée comme vraisemblable donc susceptible de vérité mais pas certaine. Il y a donc nécessité de remédier à cette situation
Descartes, en effet, prévenait que toute initiative visant atteindre la vérité, doit nécessairement obéir à la rigueur d’une méthode. Ainsi qu’il l’affirme, « il est bien meilleur de ne jamais penser à chercher la vérité d’une chose que de le faire sans méthode » (R. Descartes, 1826, p. 216). La recherche de la vérité dans quelque domaine que ce soit, pour lui, est d’abord une question de méthode et de rigueur. Et la méthode telle qu’il la conçoit, c’est-à-dire l’observation de « règles certaines et aisées, grâces auxquelles tous ceux qui les auront exactement observées, n’admettrons jamais rien de faux pour vrai » (R. Descartes, 2000, p. 124), est capable de mener tout un chacun à distinguer le vrai du faux. De ce fait, pour faire le tri dans ce flux d’informations et accéder à la vérité médiatique, l’adoption de cette méthode s’avère nécessaire. Et pour R. Descartes, le doute est la voie qui permet d’avoir accès à la vérité : « Pour examiner la vérité, il est besoin une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute » (R. Descartes, 2007, p. 46). Autrement dit, la quête de la vérité médiatique, la recherche de la vérité tout simplement, commence par le moyen du doute méthodique qui ne conçoit comme vrai que ce qui est certain et indubitable ou encore considère que nul jugement n’est acquis et qu’il doit donc toujours être confronté à la raison.
En effet, comme le jugement forme la connaissance, celle-ci peut être falsifiée par des précipitations dues à la mémoire ou à l’imagination, ou bien par des préjugés transmis par l’éducation ou par l’expérience. Descartes montre que l’erreur provient du jugement formulé sur le témoignage des sens, source intarissable d’erreurs et de faussetés.
Le doute étant cette méthode de recherche de la vérité, le caractère confus des informations médiatiques et numériques n’est-il pas une raison suffisante pour les soumettre à l’épreuve dubitative. En mettant en doute toutes les opinions qu’il avait jusque-là reçues en sa créance, Descartes s’assurait de parvenir à des vérités « certaines ». Le doute méthodique et le rejet des préjugés, en tant que ceci représente une forme d’actualisation du doute, avaient donc pour fin l’accès à la certitude.
Déjà, dans la première partie du Discours de la méthode, Descartes exposait son dessein en ces termes : « J’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair dans mes actions et marcher avec assurance en cette vie » (Descartes, 2000, p. 39). Autrement dit, pour lui, la connaissance de la vérité doit pouvoir éclairer la conduite des actions de l’homme. Mais, pour connaître, il faut d’abord douter. De fait, le vocable doute, est la traduction française de « dubitare », terme latin dérivé de « dubius », qui signifie hésitant ou indécis. Le doute est une hésitation, il est l’idée de balance entre deux raisons l’emportant sur celle de soupçon.
Douter, c’est donc soupçonner, mettre la véracité de quelque chose en cause. Le doute cartésien n’est pas la suspension définitive de son opinion ou mieux, il n’est pas celui qui plonge indéfiniment dans l’incertitude à l’instar du doute sceptique, mais celui qui en délivre. S’il fait office ici d’un protocole méthodologique, c’est justement parce qu’il s’agit d’avoir accès à une vérité certaine et non d’une opinion. De façon implicite, douter de l’actualité serait alors la mise en examen de la véracité des informations que les médias diffusent. Dans la mesure où l’information n’est plus vérifiée, même au niveau des médias de masse, « la répétition se substitue à la confirmation » (I. Ramonet, 2001, p. 275).
Grâce à internet, les rumeurs deviennent informations, puisqu’accessibles à tous et sans aucun contrôle. Dans ce cas, R. Descartes (2007, p. 48) conseille qu’« il sera même fort utile que nous rejetions comme fausses toutes les opinions où nous pourrons imaginer le moindre doute ». L’examen de la vérité ne peut passer que par le doute et celui-ci commence par le rejet des opinions probables et des préjugés qui empêchent l’accès à la vraie information. Par exemple la célébrité de certains médias de masse avec leur nombre incalculable de spécialistes, qui donnent l’impression qu’ils sont toujours là au moment même où l’action se produit. Toute chose qui n’encourage pas à remettre leurs discours en cause, surtout les anciennes opinions que nous avons des médias qui ont déjà offerts à la population, en plusieurs occasions, des informations vraies et justifiées.
Toutes ces situations nous remplissent de tant d’idées préconçues qu’on a plus le temps de faire preuve de discernement lorsque l’information nous parvient. C’est pourquoi, « il n’y a point d’apparence que nous puissions nous en délivrer, si nous n’entreprenons de douter, une fois en notre vie » (R. Descartes, 2007, p. 46). Pour R. Descartes (1826, p. 208),
Toutes les erreurs dans lesquelles peuvent tomber (…) les hommes viennent, non d’une induction fausse, mais de ce qu’on porte des jugements hasardés et qui ne reposent sur aucune base solide.
Ces propos de Descartes sont d’autant plus concis que si l’on veut entreprendre sérieusement, de façon personnelle, une lutte contre la désinformation, il y a lieu de faire passer au crible de la raison les informations reçues. Ce que le doute, en tant qu’une opération de la raison, exige, c’est, selon R. Descartes (2000, p. 49), « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ».
Pour Descartes, en effet, les préjugés sont de deux sortes : d’une part, les préjugés de précipitation sont des jugements portés avant d’avoir atteint l’évidence ; d’autre part, les préjugés de prévention, loin de se restreindre à la seule autorité, désignent une résistance des hommes à réviser leurs opinions reçues de ce qu’ils sont « gouvernés par [leurs] appétits et [leurs] précepteurs »). Ce n’est pas un hasard si le terme « prévention » prend aussi le sens d’« emprisonnement ». Les préjugés sont à proscrire non pas en raison de leur caractère préétabli, mais parce qu’ils n’ont pas subi l’examen de ma propre raison. En conséquence, si les sources des informations médiatiques sont branlantes, il convient nécessairement de concevoir les informations elles-mêmes comme douteuses. R. Descartes préconise la prudence et la vigilance en ces termes : « Tant à cause que nous savons par expérience que nos sens nous ont trompés en quelques rencontres, et qu’il y aurait de l’imprudence de nous fier à ceux qui nous ont trompés, quand même ce n’aurait été qu’une fois » (R. Descartes, 2007, p. 49).
Autrement dit, il n’est pas besoin d’être dupé plusieurs fois par une chose pour s’en méfier, une seule fois suffit. Douter de l’information médiatique revient, en définitive, à n’accepter l’information pour vraie qu’après une minutieuse analyse. Pour l’observateur médiatique, qu’est Daniel Cornu, c’est un devoir pour un citoyen de s’informer de l’actualité de sa cité et aussi un droit pour lui d’avoir accès à l’information, car de cette manière, il se montre digne de prendre part aux activités de sa cité. La citoyenneté ne s’acquiert donc pour lui que par la culture de l’information.
Cependant, même si s’informer est un devoir citoyen, la première réaction adéquate face à l’information, c’est d’évaluer sa valeur de vérité en usant de l’étalon de mesure qu’est le doute. Car c’est une action logique que de douter d’une information dont la source vacille. Ainsi, dans la mise en œuvre de ce doute, il faut suspendre momentanément toutes les anciennes opinions qu’on a concernant la source médiatique de l’information. « Car plusieurs jugements ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité » (R. Descartes, 2007, p. 46). Cette suspension, n’est donc pas anodine, elle est due au fait que, s’il s’agit d’un média célèbre de masse ou d’une chaîne nationale, on serait plus enclin à croire que s’il s’agissait des réseaux sociaux ou des rumeurs, en ce sens qu’ici les hommes ont tendance à se laisser plus influencer par la provenance d’une information que par l’information elle-même. La véracité de l’information ne doit en aucun cas être fonction de sa source, mais de sa concordance avec les faits. Pour parler de l’objectivité du journaliste dans la narration des faits dans la sphère médiatique, D. Cornu (2009, p. 7) affirme que « l’objectivité journalistique navigue entre l’illusion d’une sacralisation des faits, qui laisserait croire à l’évacuation du journaliste comme sujet, et le risque d’une interprétation portée à les escamoter ou à les contraindre ».
En effet, pour cet auteur, le journaliste qui veut exister dans le reportage est capable d’anéantir, dans son interprétation, la vérité, et ce, sans que le spectateur ne s’en aperçoive c’est-à-dire qu’il est capable de tromper subtilement. Or si le journaliste peut ainsi tronquer l’information, et de façon implicite, être faux, il y a donc lieu de scruter chaque information, et de façon singulière, l’analyser profondément en la confrontant à ce que disent les autres médias avant, si possible, d’y accorder son assentiment. En ce sens, le doute est l’attitude la plus apte à favoriser la quête de la vérité des faits. C’est de cette manière qu’on peut éviter, le plus possible, une réaction précipitée.
Autant le doute constitue une piste à explorer dans l’acquisition de la vérité chez Descartes, autant on pourrait saisir les valeurs consignées dans les œuvres de Descartes comme expression d’une éthique à l’intention des médias électroniques et traditionnels.
3. Du bon usage de la raison et de la liberté : une éthique pour les médias
Contrairement à la satisfaction du besoin de vérité qui mettrait les hommes au diapason de ce qui se passe véritablement dans leurs milieux, les informations vraies qui feraient dissoudre la prépondérance des termes comme intoxication, mésinformation, manipulation, les médias utilisent souvent le sophisme pour manipuler les populations. Aussi, l’avènement d’internet devait logiquement favoriser ce besoin d’information et permettre à tous d’exprimer et d’être au contact de la vérité pour cause qu’il est rapide et universel, comme le dit D. Wolton (2000, p. 139), « Internet a ouvert des possibilités importantes dans le champ des communications démocratiques et progressistes, notamment pour les militants dont les médias commerciaux traditionnels limitaient l’expression ». Pourtant, à défaut de rendre la vérité accessible à tous, internet a plutôt favorisé la dépravation du contenu des informations.
Les dérives journalistiques, à l’origine de situations désastreuses sont très souvent liées à un enjeu de captation du public. Toute chose qui amène certains médias à mettre en œuvre des stratégies de séduction qui entrent en contradiction avec le souci de bien informer. En effet, lorsque l’enjeu de captation est dominant, et il l’est souvent, la visée informative disparaît ou se trouve occultée par une mise en scène plus ou moins spectacularisée ou dramatisée, ce qui finit par produire des dérives qui ne répondent plus à l’exigence éthique qui est celle de l’information de façon à capter le plus grand nombre de récepteurs possible. Et c’est à ce niveau que le sensationnel y trouve son compte. La politisation du paysage médiatique qui se traduit en termes de parrainage des organes de presse ou des plateformes d’informations par les poncifs politiques, le financement des médias par des capitaux privés altèrent leur indépendance et donc conduit au manque de professionnalisme, au clientélisme, à la manipulation des informations en fonction de leurs intérêts.
Dès l’entame de son Discours de la méthode, Descartes interpelait la conscience du lecteur sur le bon usage, la bonne application de la raison en toutes les occasions de la vie. Nonobstant le fait qu’il conçoit la raison comme « la puissance de bien juger » (R. Descartes, 2000, p. 29). Descartes (2000, p. 568) écrivait : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée (…) Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ».
Aussi, dans une lettre datée du 04 août 1645 qu’il adresse à la princesse Élizabeth de Bohème, R. Descartes, (2000, p. 588-589) reprend, à nouveau, cette déclaration inaugurale du Discours : « La première [maxime] est, qu’il [l’homme] tâche toujours de se servir le mieux qu’il lui est possible de son esprit, pour connaître ce qu’il doit faire ou ne pas faire en toutes les occurrences de la vie ».
En appelant les humains à faire bon usage de leur raison, Descartes montre que la possession de la raison ne suffit pas, mais qu’il convient, pour donner à la raison toute sa grandeur, d’en faire un bon usage. Cette affirmation, prise dans le contexte du discours médiatique et des informations numériques, indique toute la précaution à prendre pour donner une information surtout lorsque celle-ci peut être objet de nuisance. Ce qui est en jeu en faisant bon usage de la raison, c’est l’enjeu de la crédibilité qui exige que le journaliste ne prenne pas lui-même parti, qu’il procède à l’esprit critique appliquée à toute information douteuse qu’il explique sans esprit partisan et sans volonté d’influencer les récepteurs, qu’il rapporte les faits de la façon la plus claire et distincte et c’est en ce sens que ces prescriptions et les valeurs que sont la transparence, l’exactitude de l’information, le respect de la vie privée, la vérification des sources, la responsabilité du sujet pensant constituent l’éthique devant réguler l’espace médiatique.
Aussi, la dépravation des mœurs, est fonction de la liberté qu’internet donne dans le champ médiatique, « chacun peut agir, sans intermédiaire, quand il veut, sans filtre, ni hiérarchie et, qui plus est en temps réel. Je n’attends pas, j’agis et le résultat est immédiat. Cela donne un sentiment de liberté absolue » (D. Wolton, 2000, p. 88). Grâce à internet, la diffusion de l’information n’est plus une affaire de journaliste, encore moins de médias professionnels. Chacun peut, individuellement, publier une information à l’échelle mondiale, qu’elle soit vraie ou fausse. La désinformation, les fakes news et les rumeurs sont les conséquences de cette liberté que connaît aujourd’hui l’espace médiatique. Et pourtant, cette liberté a besoin d’être canalisée par des lois ou règles de déontologie qui régulent l’usage des plateformes numériques par les usagers ou internautes et l’exercice de la profession journalistiques. Pour I. Ramonet (2001, p. 132),
L’une des raisons qui poussent les médias à commettre tant d’erreurs et à se laisser séduire par le mensonge, réside dans la contradiction permanente qu’entretiennent le temps médiatique et le temps politique. Autant ce dernier, comme l’ont voulu les fondateurs de la démocratie, doit être lent pour permettre aux passions de s’apaiser et à la raison de s’imposer, autant le temps médiatique a atteint la limite extrême de la vitesse : l’instantanéité.
En effet, dans le sillage de la liberté ou volonté d’agir rapidement, les informations fausses diffusées à une allure exponentielle, ne permet pas aux internautes d’apprécier, en temps réel, le contenu et la qualité du discours médiatique. Toute chose qui fort contraste avec les exigences de la méthode cartésienne, en l’occurrence le doute qui recommande de ne « donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent manifestement être fausses » (R. Descartes, 2011, p. 59).
N’étant pas juriste, Descartes a, à travers ses écrits, accordé un long développement à la liberté. Dans son entendement, les erreurs et fautes commises par les humains sont à chercher dans l’usage ou l’emploi qu’ils font de cette faculté au cœur du penser cartésien. Dans Les principes de la philosophie, R. Descartes (1973, p. 112), écrit que « nous sommes tellement les maîtres de nos actions que nous ne sommes dignes de louange que parce que nous conduisons bien nos actions ». Plus tard, dans une lettre datée du 20 novembre 1647, qu’il adresse à la Reine Christine, Descartes n’hésitera pas à affirmer que :
Le libre arbitre est en soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d’autant qu’il nous rende en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter de lui être sujets, et que, par conséquent, son bon usage est le plus grand de tous nos biens, il est aussi celui qui est le plus proprement nôtre.
Pour Descartes, en effet, il n’y a qu’une seule chose, en termes rationnels, susceptibles de fonder l’estime de nous-mêmes, c’est le fait qu’il y a en nous une valeur authentique et cette valeur, c’est ce qui fait la supériorité ontologique de l’être humain. Cette supériorité, c’est le libre arbitre ou la liberté. La générosité est à la fois conscience de sa propre liberté (ou de soi-même comme libre et responsable), et ferme, constante résolution d’en bien user. Conscience et confiance, donc : conscience que le sujet autonome à d’être libre ; confiance en l’usage qu’il en fera de sa liberté. La générosité est donc une qualité morale portée à un haut degré qui n’habite que les grandes âmes, c’est-à-dire les êtres lucides qui ne se laissent dominer que par le bon sens.
Ce qui rend possible un bon usage de la volonté, c’est la faculté de comprendre et d’entendre. Celui-ci permet de se représenter clairement les situations dans lesquelles nous avons à agir, d’envisager les possibles et de choisir la possibilité que nous jugeons « la meilleure ». Le premier bon usage de la liberté consiste dans la résolution de bien exercer son jugement, c’est-à-dire à s’appliquer, dans toutes les occurrences de la vie, à déterminer ce qui est le bien. Le généreux sait qu’il peut être loué ou blâmé selon qu’il fait un bon ou un mauvais usage de sa liberté. Il sait qu’il peut être en demeure de répondre de l’usage de son libre arbitre. D’avance, il assume cette responsabilité.
Être responsable, c’est, de manière indissociable, être assujetti, c’est-à-dire être sujetàl’obligation de répondre à/de, et c’est être sujet de l’acte par lequel on consent à s’obliger, à sefaire responsable. Concrètement, par « sujet responsable », on désigne aujourd’hui un être humain adulte, doué de raison, capable de discernement, conscient de la portée de ses actes, auteur libre et réfléchi des décisions qu’il prend, maître du choix de sa conduite, “sujet” réel et non [pas] seulement apparent des verbes que ses actes conjuguent. C’est cette attitude que Descartes a toujours attendu des hommes.
Il est donc temps que chaque internaute procède à un examen de conscience, et se demande s’il fait ce qu’il faut, si son attitude est moralement correcte, s’il fait réellement un journalisme éthique, afin d’empêcher les informations truquées d’avoir autant de pouvoir et d’influence, et de stopper leur expansion, l’ampleur et la vitesse inouïes avec laquelle elle se propage grâce aux médias sociaux et à des plateformes comme Google ou Facebook.
Conclusion
Une société moderne ne peut se passer des médias. Ils constituent, pour la majorité des États, les canaux d’informations les plus prisés, dans la mesure où l’on peut y avoir accès partout où l’on se trouve, et ce, grâce à l’évolution des technologies et surtout grâce à Internet. De fait, internet facilite l’accès à la vérité parce qu’il donne la possibilité à tous, par sa précision et sa rapidité, d’être simultanément au contact avec l’actualité. Cependant, c’est précisément l’avènement de cet outil révolutionnaire qui a vulgarisé la diffusion des informations occasionnant la confusion dans le champ médiatique, Face à cette situation paradoxale, la solution préconisée est le doute cartésien. La nécessité du doute, érigé par Descartes en méthode de recherche et d’accès à la vérité, s’impose dans le traitement de l’information dont la vérité doit se traduire par la conformité du discours médiatique avec les faits réels décrits. Soumettre les informations numériques et médiatiques à l’épreuve du doute méthodique, c’est, entre autres, faire siennes les valeurs de bon usage de la raison et de la liberté qui, assurément préservent de la pollution de l’information, du trouble informationnel et conduisent à la découverte de la vérité. Comme quoi, le doute constitue une réponse à une information médiatique fausse et une attitude responsable dans la réception des informations médiatiques.
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LA GÉO-INGÉNIERIE DU CLIMAT : DU DÉSIR SÉCURITAIRE AUX PARADOXES ÉTHIQUES
Université Peleforo GON COULIBALY (Côte d’Ivoire)
kascoulibaly@gmail.com / kascoulibaly@upgc.edu.ci
Résumé :
Depuis que le concept d’Anthropocène est devenu l’une des voies d’appréciation crédible du réchauffement climatique, les postures sont nettement partagées entre la crainte d’un effondrement des civilisations humaines et l’espoir que l’humain va enfin assumer sa responsabilité de trouver des solutions pragmatiques pour résorber ce réchauffement. La géo-ingénierie du climat qui n’est qu’une attitude hypermoderne s’inscrivant dans la seconde perspective a été présentée, dans ses premières lueurs, comme l’alternative toute trouvée par certains acteurs pour lutter technologiquement contre les effets du changement climatique. Les projets d’ingénierie du climat sont légion. Cependant leur déploiement, en vue de répondre à notre désir sécuritaire, suscite des craintes en raison de leurs risques majeurs d’amplification des dégradations en cours de l’environnement. Cette contribution vise dans ce contexte à montrer que les désirs sécuritaires des projets géo-ingénieriques ne doivent pas faire oublier les paradoxes éthiques qu’ils soulèvent.
Mots clés : Anthropocène, Changement climatique, Géo-ingénierie du climat, Gouvernance, Hypermodernité, Paradoxes éthiques, Sécurité.
Abstract:
Since the concept of anthropocene has become one of the most credible ways to assess global warming, the positions are clearly divided between the fear of a collapse of human civilisation and the hope that the human will finally assume its responsibility to find pragmatic solutions to reduce this warming. The geo-engineering of the climate, which is only a hypermodern attitude among the advocators of the second perspective, has been presented, in the first light, as the perfect alternative for certain actors to fight technologically against the effects of climate change. Climate engineering projects are legion, however their deployment, in order to respond to our security desire, raises fears because of their major risks of amplification the ongoing environmental degradation. This contribution aims in this context to show the security desires of geo-engineering projects must not make us forget the ethical paradoxes they raise.
Keywords : Anthropocene, Climate change, Geo-engineering of climate, Governance, Hypermodernity, Ethical paradoxes, Security.
Introduction
La géo-ingénierie du climat ou ingénierie climatique planétaire, selon O. Boucher (2012, p. 201) ou encore géo-constructivisme (F. Neyrat, 2016), se présente comme l’ensemble des techniques visant à modifier, délibérément, le climat à l’échelle planétaire pour combattre les effets du réchauffement climatique. Bien que cette définition montre la puissance et l’ingéniosité techniques des humains, elle représente, selon C. Hamilton (2013, p. 8) une transformation profonde de la relation d’Homo Sapiens à la Terre. Pour le philosophe australien, elle pose, en substance, « la question de ce que signifie pour une espèce d’avoir l’avenir d’une planète entre ses mains ». Cette question met en relief le devoir et la responsabilité des humains à garantir les conditions sécuritaires d’existence sur Terre qui se retrouvent en roue libre entre la culpabilité d’avoir fait du mal à la terre et la responsabilité de réparer le préjudice.
La question sécuritaire dans les discours géo-ingénieriques dignifie la posture éco-moderniste (J. Asafu-Adjaye et al., 2015) dont l’objectif est de montrer la capacité de l’homme à trouver des solutions technologiques à l’époque de l’Anthropocène qui, justement, se présente comme une scène de guerre où l’on doit combattre la crise climatique. Pour ce faire, un ensemble de techniques est en vue. Ces techniques vont de la fertilisation des océans à la construction de réflecteurs en orbite, mais s’inscrivent surtout dans une longue tradition d’intérêt militaire (C. Hamilton, 2013). L’attitude est d’office militaire que militante puisque cet ennemi est contigu au processus de conquête sociale de la nature.
Si cette vision sécuritaire est essentielle, il faut pourtant reconnaître que la solution géo-ingénierique a des conséquences environnementales, sociales et géopolitiques susceptibles d’envenimer la crise écologique actuelle. À ce titre, à l’inquiétude des populations face au dérèglement climatique s’ajoute celle d’une atteinte plus importante à leurs systèmes vitaux en cas d’expérimentations à grande échelle de modification délibérée du climat (M. de Guglielmo et al., 2022, p. 76). La démultiplication des inquiétudes entraîne non pas une attention particulière aux « inquiétudes éthiques » des projets géo-ingénieriques. Elle entraîne plutôt une instrumentalisation de ces projets à des fins stratégiques et économiques puisqu’ils sont perçus, par les éco-modernistes et les firmes privées, comme un nouvel eldorado de croissance économique. Est-ce à dire que le fond sécuritaire de la géo-ingénierie n’est qu’un prétexte pour mieux valoriser le fameux business as usual au lieu d’approfondir ses aspects éthiques ? Posée de la sorte, comment comprendre la tendance sécuritaire de la géo-ingénierie et quels sont ses repères théoriques ? En quoi, les projets géo-ingénieriques constituent-ils des paradoxes en termes d’éthique et de gouvernance environnementale ?
S’intéresser à la question éthique lorsqu’il s’agit de géo-ingénierie du climat n’est pas une entreprise qui vient amplifier un domaine déjà saturé par les discours politiques et technoscientifiques. C’est chercher à rendre explicite les voix silencieuses dans la mesure où, la géo-ingénierie du climat n’est pas la conséquence du fait unique du succès de la technique, mais de l’échec collectif à circonscrire les effets longtemps annoncés du réchauffement climatique. Une telle attitude épistémique, partant du principe que la réflexion sur les valeurs éthiques est portée par une exigence pratique, a pour objectif de montrer, à travers cette contribution, que les désirs sécuritaires des projets de géo-ingénierie du climat planétaire doivent mieux analyser leurs implications éthiques. Cet objectif doit permettre d’analyser, d’une part la philosophie sécuritaire de la géo-ingénierie du climat (I) ; d’autre part, ses paradoxes éthiques et sa gouvernance (II).
1. De la philosophie sécuritaire de la géo-ingénierie
La logique philosophique de la géo-ingénierie du climat planétaire, même si elle ne constitue pas une théorie unifiée, repose sur l’idée que la domination humaine de la nature entraîne sa prise en charge. Reste que cette prise en charge ne s’exprime pas dans une attitude contemplative, mais bien technoscientifique. Les technosciences, par leur caractère pragmatique, offrent la possibilité à l’homme d’intervenir sur le thermostat planétaire pour modifier son fonctionnement, pouvoir en fixer le degré qui convient et ainsi réparer l’emballement climatique qu’elles ont contribué à engendrer. C’est en soi confier à la maladie les clés de la guérison du malade. Dans le cas précis de la géo-ingénierie du climat, le principe fondamental est que si l’on tient l’être humain pour responsable des dérèglements du système-Terre, ce serait à lui de le réparer (Rémi Bénos, 2020, p. 991).
1.1. Réparer le climat : la bataille pour (re)construire la Terre
La réparation du climat est un vieux rêve que ne cesse de caresser la rationalité humaine. Dans les mythes fondateurs de nombreuses civilisations, l’on peut retrouver cette volonté manifeste de modifier ou de prendre le contrôle du « temps qu’il fait ». Les Aztèques, pour faire tomber la pluie, pratiquaient des sacrifices humains. Les Grecs recherchaient la bienveillance des dieux dans la clémence des météores. Le développement des navires de guerre et d’échanges ne se faisait pas sans l’accord préalable du divin. Selon la mythologie grecque, la déesse Artémis recevait des offrandes pour déclencher le vent nécessaire à l’avancée de la flotte achéenne, partie assiéger Troie (R. Bénos, 2020, p. 991). Dans ces conditions, réparer le climat n’avait de sens que dans l’idée d’en prendre le contrôle, d’un point de vue local. Il ne s’agissait aucunement de construire la Terre selon une certaine convenance, mais d’avoir la grâce d’une nature peu clémente. Pourtant, le contrôle du climat est un acte révolutionnaire qui saisit le climat « à la fois comme un moyen de régénération et, la réparation faisant suite à un dommage, comme un acte d’accusation dirigé contre le passé » (J.-B. Fressoz, F. Locher, 2020, p. 99). Si l’on se retrouve à envisager une réparation du climat, c’est pour corriger particulièrement les erreurs des civilisations précédentes.
(Re)construire la Terre qui nous semble fondamental dans l’acte de réparer le climat tel que promu par la géo-ingénierie ne vise pas une certaine prise de contrôle, mais bien plus l’orientation qu’on en fait, puisque le contrôle des systèmes climatiques était déjà acté depuis que la conquête de la Terre fut solidaire de la perte du ciel (J.-B. Fressoz et F. Locher, 2020, p. 22). Dans ce cas, ce qui importe est de pouvoir bien orienter les technologies pour réaliser un bon Anthropocène afin d’y vivre en toute sécurité. Ce qui alimente ce désir sécuritaire est le fait que le futur ne soit plus un horizon lumineux vers lequel nous marchons, mais une ligne ombrageuse, à caractère irréversible, que nous avons mis en mouvement vers nous (F. Hartog, 2003, p. 210). Mais, dans ce que l’on peut appeler le temps de l’écologie, l’on cherche bien plus à retrouver ou conserver un passé qui, malheureusement, ne passe pas. L’Anthropocène qui a resonné comme la prise de conscience de cette irréversibilité (P. Crutzen, 2007 ; C. Bonneuil et J.-B. Fressoz, 2016) constitue à la fois un diagnostic scientifique, une thèse générale, une cosmologie, un récit historique et prospectif (S. Aykut et A. Dahan, 2015, p. 46). La géo-ingénierie du climat, s’inscrivant dans la thèse historico-prospective, introduit une mise en perspective technologique sérieuse de l’avenir.
Toutefois, le rêve prométhéen d’un contrôle ingénierique massif de l’environnement planétaire remonte à l’époque de la guerre froide. Depuis la fin des années 40, s’accroissent les inquiétudes relatives aux changements climatiques, qu’ils soient liés à une prochaine glaciation, comme conséquence d’une guerre nucléaire ou du réchauffement actuel résultant des activités anthropiques. Durant la guerre froide, alors que la bombe nucléaire représentait une possible autodestruction de l’humanité, la bombe à hydrogène suscitait des craintes d’une autre nature, en raison de sa surpuissance et de sa possibilité à modifier les conditions météorologiques et climatiques (O. Boucher et al., 2014, p. 4).
L’utilisation des modifications de l’environnement comme une arme possible est devenue, du coup, un enjeu géopolitique important (L. Royer, 2021) pour les États-Unis, la Russie et certains Think tanks comme le laboratoire de Livermore, organisme spécialisé dans le développement des armes nucléaires pendant la guerre froide (C. Hamilton, 2013, p. 110). À cette époque, il était possible d’imaginer des projets de destruction de la couche d’ozone stratosphérique protectrice au-dessus des territoires ennemis, même si de tels projets étaient de pures spéculations au regard de l’insuffisance des savoirs sur la complexité du système climatique. Pourtant, les États-Unis ont mené des applications concrètes, sans grand succès, de modifications du climat dans les années 1950, 1960 et 1970, pendant la guerre du Vietnam.
Le caractère militaire de l’ingénierie climatique planétaire n’est qu’une facette du large projet d’exploration de l’espace. En effet, ce projet nécessite une meilleure compréhension et une maîtrise des climats et atmosphères planétaires du système solaire. Le désir de manipuler l’environnement stimule davantage l’essor des sciences de l’espace. Mais, si le contexte florissant de l’exploration spatiale détermine le géo-constructivisme, le caractère belliqueux de celui-ci ne disparaît pas pour autant. À la faveur de la dégradation anthropique accrue de l’environnement, les orientations changent : la guerre froide est finie, la guerre contre le climat commence. De là, la géo-ingénierie prend un double sens. Elle est « présentée ou perçue non seulement comme une technologie de combat, l’ennemi étant maintenant le changement climatique d’origine anthropique, mais aussi comme une technologie bienfaitrice » (O. Boucher et al., 2014, p. 5), pour la prospérité et la sécurité humaines.
L’Anthropocène reconduit cette dualité puisque Paul Crutzen (2007, p. 145), à la suite de la reconnaissance du caractère anthropique des transformations environnementales, propose des projets de géo-ingénierie de grande échelle internationalement acceptés. Si cette proposition semble relancer les réflexions sur les projets géo-ingénieriques, elle est déjà annoncée sur un ton réservé, à savoir son acceptation par la communauté des nations. En partant, des différences entre les pays en matière de stratégies de protection de l’environnement, surtout la résorption des gaz à effet de serre (GES), responsables du réchauffement global et la critique progressive d’un colonialisme vert (G. Blanc, 2020), l’on voit, à l’horizon, des possibles remises en cause de la géo-ingénierie.
Pourtant, il faut remonter à l’échec de la conférence hautement médiatisée de Copenhague en 2009 pour observer de réelles avancées en matière d’ingénierie du climat (N. Klein, 2015, p. 316). Les idées que développe la géo-ingénierie planétaire sont multiples. Selon Clive Hamilton (2013), parmi quelque quarante-cinq propositions de géo-ingénierie et leurs variantes, seulement une dizaine fait l’objet d’une attention sérieuse. Par exemple, la fertilisation des océans, les injections de gaz dans le sous-sol, la simulation de la production de biomasse, la construction d’une structure géante de réflecteurs, etc. Certaines sont extrêmement ambitieuses et risquées, d’autres sont purement spéculatives, mais toutes nous révèlent quelque chose sur la bataille à l’œuvre pour la re-construction de la Terre. En termes de risques, nous savons par exemple que les techniques de fertilisation des océans font courir des risques sur la biodiversité marine qui joue pourtant un rôle très important dans la lutte contre le dérèglement climatique. La modification de la composition de l’atmosphère risque de générer des impacts négatifs comme l’augmentation des sécheresses, le dérèglement du cycle de l’eau, une modification des rendements agricoles ou encore une intensification des événements météorologiques extrêmes. Les injections de gaz dans le sous-sol peuvent induire des risques de séisme.
En théorie, les propositions géo-ingénieriques peuvent être classées en deux catégories : celle du climat et celle des cycles biogéochimiques. Au niveau des cycles biogéochimiques, la géo-ingénierie réfléchit sur le degré d’acidité des océans, le cycle de l’eau, les cycles géochimiques, la qualité de l’air, l’hydrosystème, les pollutions dans les océans. Au niveau du climat, qui est le plus étudié, les propositions portent sur les températures, les précipitations et les événements extrêmes. La géo-ingénierie du climat se subdivise, à son tour, en deux grandes catégories : l’élimination du CO2 dans l’atmosphère et le contrôle du rayonnement solaire. La première catégorie consiste en l’élimination des GES (Gaz à effet de serre) et la seconde, en la gestion du rayonnement solaire (GRS).
Au niveau de cette dernière, l’on évoque l’effet albédo qui consiste à blanchir une large partie de la surface terrestre – avec l’abattage des arbres de Sibérie et du Canada pour créer un tapis neigeux immense – afin de refléter davantage de rayons solaires et d’en absorber moins. L’on parle également de l’injection de sels marins dans les nuages et d’aérosols (le soufre, le sulfure d’hydrogène, le carbonate de calcium) dans la stratosphère afin d’augmenter l’albédo atmosphérique ; de positionner en orbite une immense structure de réflecteurs, etc. Ces divers procédés restent, néanmoins, discutables au regard de la méconnaissance, au niveau local et global, de leurs effets collatéraux et de l’incertitude concernant leurs efficacités sur le long terme tant à l’échelle régionale que globale. Ils visent à freiner l’épineux problème du réchauffement climatique et à (re)construire une Terre qui semble ne pas aller dans la direction annoncée par les (re)pères de la modernité. Mais dans le même temps, cet ambitieux projet géo-ingénierique de (re)construction de la Terre nous semble exprimer une autre forme de modernité.
1.2. L’hypermodernité : le géo-constructivisme ou défendre la modernité sans fin
L’urgence climatique déstructure la manière dont la modernité scientifique, hypostasiée dans l’industrialisme, avait présenté le futur en termes d’horizon lumineux. Mais, la recherche de cet horizon lumineux pousse les hommes à proposer des alternatives technologiques au discours défaitistes ou collapsologiques (P. Servigne et G. Chapelle, 2022). Puisque le futur ne se donne plus sous les mêmes auspices que dans le passé, reste maintenant à faire preuve de plus d’ingéniosité si l’on veut pouvoir contrôler l’emballement climatique. C’est pourquoi, aujourd’hui, alors même que l’étude des techniques s’est complexifiée, l’espérance dans les technosciences continue de saturer, non seulement les discours des experts, mais aussi les programmes politiques. L’innovation demeure un mot magique auquel on s’abandonne pour résoudre la question sociale, la pénurie des ressources, la crise climatique. De la sorte, toute opinion contraire semble impossible, tout point de vue sceptique est rejeté comme stupide, voire dangereux (F. Jarrige, 2016, p. 14).
Mais, la réorientation des rationalités sur l’innovation prend ses racines bien plus dans la critique philosophique des techniques que dans la rationalité technique elle-même, en raison de ce que cette critique n’a pu conjurer l’illusion tenace que les hommes nourrissent dans leur croyance d’être indépendants du monde dans lequel ils vivent. Ce que l’on remarque d’un tel fait est que l’inscription progressive des risques écologiques comme faisant partie désormais de l’aventure technoscientifique a donné forme à une hypermodernité.
Contrairement à l’idéal de réflexivité proposé par U. Beck (2001) qui devait donner naissance à une véritable critique écologiste de la modernité, les réflexions se sont plutôt orientées vers un renforcement de son projet progressiste. Sans purger la modernité de son anthropocentrisme conquérant, la réflexivité n’a pu réaliser son projet. Bien plus, le géo-constructivisme se saisissant de l’idée de réflexivité en a fait un moyen de reconduction de la modernité. En ce sens, selon F. Neyrat (2016, p. 17) le géo-constructivisme « se présente comme un discours réflexif qui, ayant analysé et dépassé les erreurs de la première modernité (fondée sur l’idée de progrès), aurait su prendre en considération les critiques écologistes et les risques engendrés par les technologies industrielles ». L’hypermodernité tient compte du danger technoscientifique non pour le conjurer par une quelconque autolimitation de la puissance technologique, mais par une amélioration des inventions technologiques (F. Neyrat, p. 17). Nous savons que nos sociétés techno-industrielles produisent du danger. Mais, nous intégrons ce danger comme simple élément d’un savoir qui deviendrait supérieur.
Ce qui justifie l’hypermodernité est le passage des théories du progrès aux théories de la conservation ou de la préservation du vivant. Ses théories sont axées sur le souci de garantir un avenir meilleur à l’espèce humaine. Mais ces deux théories sont complémentaires. Seulement, c’est la seconde qui rend maintenant possible la première : préserver le vivant dans l’agir techno-industriel produit le progrès de l’humain. Ce n’est plus comme on pouvait le voir au XVIIe siècle où le progrès qui garantissait la préservation de l’humain. C’est la préservation des conditions d’existence du vivant qui garantit dorénavant le progrès de l’humain. Ce changement n’est en rien anodin puisqu’il permet de justifier l’aventure géo-constructiviste en dépit des risques qu’elle comporte.
Ces risques sont corrélés aux diverses limites de la géo-ingénierie. De la sorte, « nous n’en saurons jamais assez pour pouvoir la déployer de manière responsable » (N. Klein, 2015, p. 334). Or, la responsabilité demeure l’élément essentiel de cette aventure géo-ingénierique puisqu’il faut pouvoir assumer ses répercussions en dépit du doute existant sur chacune de ses solutions. Le doute croissant sur les possibles effets destructeurs, par exemple de la pulvérisation des particules d’aérosols dans l’atmosphère pour réduire le rayonnement solaire, réduit tout espoir de maîtrise technique de l’Anthropocène. Les technologies ne sont pas encore assez matures. En outre, les procédés sont très controversés et provoquent des débats dans le milieu scientifique, en ce sens que la modification volontaire de la composition de l’atmosphère fait peser des risques d’ordre environnemental, éthique ou géopolitique (L. Royer, 2021, p. 5).
2. Éthique et gouvernance de la géo-ingénierie du climat
Le philosophe éthicien Hans Jonas (1995, p. 219-220)remarque que la construction des conditions futures à la manière des ingénieurs n’est plus impossible en principe. À cette possibilité s’oppose « pourtant la complexité, chaque jour moins transparente, des processus sociaux qu’il faudrait maîtriser théoriquement et pratiquement ; le nombre des inconnues s’accroît à proportion de l’inventaire des grandeurs connues ». L’existence de ces inconnus est une donnée propre aux expériences des ingénieurs qui ne peuvent prévoir tous les effets de leurs actions sur le futur. Ces inconnus ne font que s’accroître progressivement en raison de ce que l’action technologique « comprenant un horizon temporel bien plus ample vers l’avant, est enchevêtrée avec la direction des destins collectifs » (H. Jonas, 1995, p. 220). Ainsi, l’intrication du futur indéterminé au destin de toute l’humanité est une nouveauté à laquelle se trouve confrontée l’ingénieur et plus largement tout art de gouverner. Cette nouveauté indique que tout gouvernant doit faire preuve de prudence dans l’application d’une invention technologique.
2.1. De la gouvernance de la géo-ingénierie du climat : un engagement intéressé
L’histoire montre que l’expérience in situ d’une invention technologique est souvent suivie de peu par son application. Malgré la réticence de nombreux scientifiques associés au projet Manhattan sur la bombe nucléaire, Hiroshima et Nagasaki ont été bombardées moins d’un mois après Trinity, le premier essai nucléaire réussi (N. Klein, 2015, p. 334). Cette réalité dépend des choix souvent complexes qu’il faut opérer devant une situation aussi complexe. La question du réchauffement climatique, au regard de sa globalité, dessine une scène de combat comparable à l’époque du projet Manhattan. Dans ce cas, l’idée n’est pas l’illogique de la géo-ingénierie, mais le moment où elle sera appliquée. Sa mise en œuvre n’est qu’une question de temps à partir du moment où les changements climatiques et les techniques géo-ingénieriques sont appréciés en termes desquels entraineront le plus d’externalités négatives. Si les recherches arrivent à prouver que les dangers liés aux dérèglements climatiques sont plus importants que les risques des technologies géo-ingénieriques, il est admissible que certains décideurs politiques envisagent sérieusement le déploiement de certaines technologies géo-ingénieriques au niveau climatique. Déjà, plusieurs technologies de séquestration du carbone sont à l’œuvre en Afrique, aux États-Unis, en Chine, en Europe[27].
Ces pratiques attendent moins la dissipation, d’un point de vue scientifique, des dangers possibles de la géo-ingénierie. L’urgence climatique est posée comme une raison suffisante qui cache des enjeux politico-juridiques et économiques. Au niveau politico-juridique, l’injection d’aérosols dans la stratosphère et le blanchiment des nuages, par exemple, interviennent directement sur les grands systèmes naturels, en occurrence la stratosphère et les océans. Un tel acte pose des questions de gouvernance internationale d’espace jugé commun et de globalité des impacts liés à leur déploiement (M. de Guglielmo et al., 2022, p. 64). Dans ce cas, comme le précise le GIEC (2014, p. 99), leurs implications en termes de gouvernance sont particulièrement préoccupantes, notamment du fait que des mesures prises unilatéralement pourraient entraîner des conséquences et des coûts importants pour d’autres parties.
Dans ce cas, les impacts de la géo-ingénierie sur le système Terre et son fonctionnement risquent d’avoir des répercussions géopolitiques en particulier au niveau sécuritaire (L. Royer, 2021, p. 7). L’on retrouve déjà cette préoccupation au niveau des techniques de modification de la météo, dont l’ensemencement des nuages à l’aide de sel (largement utilisé en Arabie saoudite) ou d’iodure d’argent fait naître des tensions interétatiques qui se restructurent, partiellement, autour du savoir-faire technique et des ressources nécessaires à l’ensemencement (M. de Guglielmo et al., 2022, p. 70). La mise à contribution des ressources comme le sel s’accompagne de celles de l’eau et des terres arables dont les diverses modifications impactent les équilibres géopolitiques dans les régions à très forte pression démographique. Se posent alors des questions de conflits territoriaux qu’il faut sérieusement envisager puisqu’autant la modification délibérée du climat comporte des enjeux stratégiques vitaux pour les États, autant l’on assiste à l’absence de cadre international de régulation de la géo-ingénierie qui soit vraiment contraignant. À par la Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles (ENMOD) adoptée en 1977, l’on peut dénombrer 13 traités internationaux auxquels la géo-ingénierie pourrait contrevenir (L. Royer, 2021, p. 7).
Au niveau économique, le coût de la recherche en géo-ingénierie est tellement élevé qu’il engage des acteurs privés. Ces acteurs que l’on peut retrouver au sein de ce que Eli Kintisch, appelle « géoclique » vont des chercheurs comme David Keith et Ken Caldeira à des financiers comme Bill Gates et Murray Edwards. Si les deux premiers sont considérés comme des scientifiques de renom omniprésents et spécialistes « vers qui se tourner », les seconds, précisément, Bill Gates est le plus important financeur de la recherche en géo-ingénierie dans le monde (C. Hamilton, 2013, pp. 70-71). Il a déjà engagé plusieurs millions de dollars dans les recherches, dans des entreprises comme Silver Lining, dans des start-ups comme Carbon Engineering Ltd, dans des sociétés comme Intellectual Ventures qui a fait breveter plusieurs concepts de géo-ingénierie et tend à faire de la monopolisation du savoir en géo-ingénierie, le garant d’un meilleur contrôle des idées. Ce qu’il y a d’inconvenant dans cet intérêt économique est moins l’investissement privé, que la privatisation de l’environnement pour se faire « un paquet d’argent » (C. Hamilton, 2013, p. 72). Cette attitude présentant les recherches en ingénierie du climat comme des opportunités commerciales est fondamentalement descriptif des rapports incestueux qui apparaissent, lorsque l’argent s’y invite, entre l’univers de la recherche et le monde des affaires.
2.2. Des paradoxes éthiques de la géo-ingénierie du climat
L’implication des firmes privées dans la gouvernance de l’ingénierie du climat s’accompagne d’une inquiétude sur la possibilité que cette ingénierie devienne de facto l’apanage de ces firmes. Ces sociétés privées ont toujours cette « tendance à survendre les potentialités de leurs produits ou de leurs technologies, tout en en sous-estimant les effets néfastes » (S. Aykut, A. Dahan, 2015, p. 532), c’est-à-dire les rétroactions négatives à long terme des technologies géo-ingénieriques. Selon Naomi Klein, tous les défenseurs de la géo-ingénierie ne banalisent pas les dangers inhérents à cette approche. Ils sont néanmoins nombreux à ne pas en tenir compte, affirmant que la vie est pleine de risques et que : « la géo-ingénierie tente de résoudre les problèmes engendrés par l’industrialisation, tout comme on cherchera sans doute un jour à résoudre ceux qu’aura engendrés la géo-ingénierie » (N. Klein, 2014, p. 335). Le caractère vicieux de ce cercle repose pourtant sur un étrange paradoxe. D’une part, la géo-ingénierie représente le plus ambitieux et dangereux projet d’ingénierie jamais tenté par les humains. D’autre part, elle repose sur une vision linéaire de l’histoire, comme si la longue histoire de la domination humaine de la nature menait inéluctablement à son avènement. Contrairement à la réduction des émissions fossiles, le recours à la géo-ingénierie n’impose aucune modification de nos habitudes de vie. Autrement dit, nous nous contentons de pratiquer le business as usual, responsable de la concentration de CO2 dans l’atmosphère supérieure actuellement à 412 ppm (parties par million).
Se lancer dans l’aventure géo-ingénierique sans retenue, c’est perdre de vue l’idée selon laquelle le système Terre est un acteur impliqué dans ce que nous faisons, ce qui rend son comportement totalement imprédictible. Il est composé d’un assemblage vivant d’organismes et de micro-organismes évoluant continuellement. En fait, il est un système adaptatif, autoorganisé et complexe. Un tel système comporte des propriétés émergentes dont la prédictibilité relève de l’impossible. Ignorer ce fait et continuer à scander une géo-ingénierie de l’environnement planétaire, c’est faire preuve d’une ignorance arrogante. Car, « la Terre étant ronde et finie, toute action industrielle sur Terre aura des conséquences industrielles – sur Terre » (F. Neyrat, 2016, p. 51). La Terre est bien plus une bête incontrôlable qu’une boîte vide. Elle est susceptible de sur-réagir de manière inattendue. Pour Frédéric Neyrat, les ingénieurs devraient cesser de s’ingénier à contrôler l’incontrôlable pour accepter la part inconnaissable et indicible de la planète Terre. Cette posture que Neyrat suggère aux ingénieurs est empreinte de sagesse et de modestie. Elle symbolise l’attitude que les humains devraient avoir face à la Terre, en acceptant que la complexité de son fonctionnement les dépasse en une trajectoire ouvrant sur l’inconnu. La reconnaissance de cet inconnu est déjà une bonne entrée pour des inquiétudes éthiques vis-à-vis de la géo-ingénierie. Mais, à la base, la géo-ingénierie du climat planétaire est une question éthique qui se structure autour de trois points : le gain de temps, l’urgence climatique et la meilleure option économique (C. Hamilton, 2013, p. 142).
Le premier point s’appuie sur l’argument de l’incapacité de réduire les émissions fossiles mondiales comme résultant de la paralysie politique ou des intérêts en jeu. Le déblocage de cette situation serait possible avec le développement d’une alternative moins chère à l’énergie fossile et l’adoption de nouvelles technologies. Selon cet argument, la géo-ingénierie est un mal nécessaire pour faire face au mal plus grand que constitue la paralysie politique. Le deuxième point se base sur l’idée que nous avons peu de temps pour inverser la courbe du réchauffement planétaire. Cet argument suscite l’inquiétude quant à l’avenir de l’humanité, mais aussi, au regard de l’urgence actuelle, fait de la géo-ingénierie une opportunité de solution avec la condition de veiller à son application durale.
Le troisième point se fonde sur l’idée qu’il n’y a pas de meilleures solutions sur la table que l’option géo-ingénierique. Plutôt que d’observer l’aggravation de la situation, autant déployer préventivement cette ingénierie. Cet argument soutient que la question climatique étant une affaire de survie, rien n’est mauvais en soi tant que la survie est garantie. La décision éthique ne repose pas sur le bienfondé de la géo-ingénierie, mais sur l’évaluation complète des conséquences économiques de chaque approche, c’est-à-dire l’évaluation des coûts et avantages. Dans cette approche conséquentialiste, la décision éthique est celle qui maximise le rapport avantages/coûts de cette ingénierie au lieu de réfléchir sur ses effets néfastes dans le temps et dans l’espace. Dans ce cas,
l’effet d’échelle potentiel inédit, spatial et temporel, de la géo-ingénierie, requiert un travail préalable approfondi sur les conditions de son acceptabilité. Ensuite, un effort éthique d’une nouvelle dimension devra être développé dans la mesure où ce qui conditionne l’éthique traditionnelle des ingénieurs ne s’applique pas forcément. La responsabilité des ingénieurs repose sur le principe général que l’on comprend et contrôle ce que l’on a conçu et fabriqué. Or, la géo-ingénierie se déploie en régime d’incertitude et déclenche des processus naturels qu’on ne contrôle pas (O. Boucher et al., 2014, p. 40).
Dans le cadre, par exemple, de la gestion du rayonnement solaire, une étude publiée en 2013, à l’issue d’un exercice de modélisation portant sur la pulvérisation de dioxyde de soufre à partir de différents sites situés en Amérique du Nord, prévoit une diminution de 60 à 100% de la productivité végétale dans les pays comme le Burkina Faso, le Tchad, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Soudan (N. Klein, 2015, p 326). Autrement dit, avec la géo-ingénierie, il est impossible de mener des actions dans l’atmosphère et d’en isoler une partie. Cela illustre en fait l’effet papillon marquant l’imprévisibilité à l’œuvre sur l’étendue du globe terrestre. L’envergure de l’ingénierie climatique est planétaire, ce qui signifie que l’on ne peut mener des tests concluants sans contraindre des milliards d’êtres humains à y prendre part. La prise en compte de cet aspect requiert plusieurs variables dans l’évaluation des conséquences de la géo-ingénierie. Il s’agit de l’échelle spatiale consistant en la distinction des techniques et leurs impacts globaux ou locaux. Il est question également de la durée, de la réversibilité ou l’irréversibilité des techniques et de leurs impacts sur la nature. Il s’agit enfin de la distribution égalitaire de ces impacts.
La complexité de ces variables est assujettie au fait que toute action géo-ingénierique peut produire des effets non intentionnels et des conséquences non voulues. De ce fait, la responsabilité morale du géo-ingénieur s’étend à ce qu’il produit, indépendamment de ses intentions, à son insu et sur une longue durée. Cette responsabilité est donc intergénérationnelle. Elle intègre la vie des générations futures. Elle suscite des questions éthiques qui consistent à savoir en quoi la géo-ingénierie pourrait éviter aux générations futures un réchauffement critique du climat ? Avant d’opter pour la géo-ingénierie a-t-on considéré les alternatives pour atteindre les mêmes objectifs ? A-t-on pris le temps nécessaire pour peser les avantages et inconvénients de chaque option sur le plan social ? Au regard, des risques globaux de la géo-ingénierie le bien à tirer justifie-t-il le mal encouru ?
L’analyse de ces questions est essentiellement éthique puisque les recherches et actions en géo-ingénierie climatique se déroulent dans un contexte saturé d’agents moraux dispersés dans diverses cultures et religions. Chaque culture et chaque religion vit différemment son rapport à la nature. Ainsi, si la géo-ingénierie peut apparaître aux promoteurs de cette technique comme la promesse de maintenir notre confort à peu de frais en modifiant la nature, elle peut aussi être considérée comme une transgression de nos limites, une démesure, une ivresse prométhéenne, ou comme portant atteinte à l’équilibre de la nature. Sur cette base, il se pose en profondeur la question du caractère approprié de l’intervention technique de l’humain dans la nature à une échelle inédite, par-delà les conséquences qui pourraient en résulter. La géo-ingénierie du climat exige de s’interroger sur les dispositions éthiques que l’humanité doit prendre pour penser l’Anthropocène.
Conclusion
Chaque jour, nous portons atteinte à la nature de manière irréversible. Le paradoxe est qu’à travers le dérèglement climatique, l’extinction des espèces, etc., nous ne pouvons plus feindre de le savoir. La raison ne vient du fait que notre responsabilité y est largement reconnue, mais de ce que notre nature d’être anti-nature traduit, de plus en plus, notre dépendance des entités dites naturelles. C’est la reconnaissance de cette dépendance qui anime cette volonté de protéger l’environnement que l’on retrouve autant dans les discours politiques sur l’écologie, les éthiques environnementales, les discours collapsologiques, que les solutions technoscientifiques comme la géo-ingénierie.
Mais dans ce champ d’idées, si l’on en est arrivé à envisager les applications des technologies géo-ingénieriques, c’est en raison de ce que les promesses technoscientifiques dominent les discussions sur les réponses à apporter au dérèglement climatique. Dans ce cas, dire que la géo-ingénierie n’est qu’une question de temps n’est en rien prémonitoire ; c’est plutôt logique au regard du règne actuel du technosolutionnisme.
Le solutionnisme technique n’est pas mauvais en soi. Il faut pouvoir assumer ses conséquences sur le réel lui-même et sur le vivant puisque à mesure que les solutions géo-ingénieriques sont avancées, la complexité des interactions à l’œuvre dans les sphères sociales et écologiques se font jour. À cet effet, les inquiétudes soulevées par la géo-ingénierie du climat ne doivent pas être relativisées en fonction du principe d’ambivalence des techniques, mais bien plus au regard de l’inquiétude relative à cette part inconstructible de la Terre (F. Neyrat, 2016) qui rend gloire à l’idée que nous ne saurons jamais assez pour déployer, en toute sérénité, les technologies géo-ingénieriques. Doit-on pour autant surseoir aux recherches en géo-ingénierie ?
Sûrement non, mais il faut garder à l’esprit qu’une manipulation délibérée du climat ferait basculer le monde dans un niveau jamais atteint de l’Anthropocène, en dépit des questionnements éthiques (L. Royer, 2021, p. 14) et inciter les États à établir des règles communes pour encadrer strictement les activités géo-ingénieriques (M. de Guglielmo et al., 2022, p. 76).
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ENSEIGNEMENT DES ÉQUATIONS EN CLASSE DE 5ème AU BURKINA FASO : MÉTHODE INTUITIVE VERSUS MÉTHODE FORMELLE
1. Kirsi Jean-Pierre DOUAMBA
École Normale Supérieure (Burkina Faso)
2. Sekhna SYLLA
École Normale Supérieure (Burkina Faso)
Résumé :
La réforme du programme de mathématiques de 2009 au Burkina Faso n’intègre pas comme celui de 1992 le contenu sur « égalité et opérations », mais a introduit des instructions et des commentaires qui sont source de pratiques divergentes des enseignants dans l’enseignement-apprentissage des équations en classe de 5ème. À travers une analyse de cahiers de cours d’élèves, de questionnaire-enseignants, de questionnaire-encadreurs pédagogiques et d’entrevues semi-dirigées, nous trouvons que les enseignants et les encadreurs pédagogiques ont des compréhensions et des interprétations diverses des instructions et des commentaires contenus dans ce programme réformé. Cela a impacté négativement l’apprentissage des équations du premier degré dans la classe de 5ème.
Mots-clés : Enseignement-apprentissage, Équation, Méthode formelle, Méthode intuitive.
Abstract :
The reform of the mathematics program of 2009 does not integrate, like that of 1992, the content on “equality and operations”, but has introduced instructions and comments which are a source of divergent practices of teachers in the teaching-learning of equations in 5th class. Through an analysis of student notebooks, questionnaire-teachers, questionnaire-pedagogical supervisors and semi-directed interviews, we find that teachers and pedagogical supervisors have various understandings and interpretations of the instructions and comments contained in this reformed program. This negatively impacted the learning of first degree equations in the 5th grade.
Keywords : Teaching-learning; Equation; Formal method; Intuitive method.
Introduction
Une équation[28] est une égalité entre deux expressions mathématiques A et B ; A et B qui sont les deux membres de l’équation contiennent au moins une variable inconnue, représentée par une lettre. La présence d’au moins une variable inconnue fait de l’égalité une équation (S. Baruk, 1995). Résoudre une équation consiste à déterminer des solutions qui sont les valeurs des variables inconnues.
Dans le système éducatif burkinabè, une approche du concept « équation » est faite très tôt dès les premières années de l’école primaire à travers les égalités à trou. Les solutions de ces égalités à trou sont d’abord à rechercher dans l’ensemble des entiers naturels et par la suite dans l’ensemble des décimaux positifs. Au post-primaire, en classe de 6ème (7ème année de scolarité) la notion d’égalité à trou se poursuit avec les égalités de la forme : +=5,2 ; -=1,2 ; ; =7,3 ; les valeurs recherchées sont dans l’ensemble des décimaux positifs. C’est en classe de 5ème (8ème année de scolarité), que la notion d’équation est formellement définie. Conformément au programme de 2009, les élèves apprennent à résoudre des équations simples et des problèmes simples dont les mises en équations conduisent à des équations du type : , , ; a et b étant des décimaux relatifs. Contrairement au programme de 1992 où la méthode formelle est utilisée, c’est la méthode intuitive qui est actuellement recommandée en classe de 5ème pour l’enseignement des équations. Dans l’enseignement, la méthode est la manière ou la façon de procéder pour instruire les apprenants dans les conditions les meilleures et les plus efficaces (J. Leif, G. Rustin, 1970). Pour cet article, nous retenons les définitions de « l’intuition » et la « méthode intuitive » faites par G. Ubrich (2011). Pour lui, l’intuition n’est pas de l’ordre du raisonnement. Par conséquent, les connaissances qui en découlent ne sont pas le produit d’une analyse réfléchie et méthodique et il y a une absence de doute.
Les connaissances intuitives sont donc acquises en tant que vérités. Elles ne sont pas soumises au débat, encore moins à la contestation car elles sont validées par leur caractère évident. Cette notion d’évidence est importante dans la mesure où c’est elle qui permet d’affirmer l’absence de doute et l’absence de raisonnement. C’est parce qu’il y a évidence qu’il y a connaissance immédiate et sûre (G. Ubrich, 2011, p. 62).
Selon cet auteur, l’esprit de la méthode intuitive est de lutter contre les apprentissages mécaniques et routiniers qui font la part belle au travail de la mémoire, les exercices systématiques dont la logique est intimement liée à un ordre méthodique, la passivité de l’élève dans son rapport avec le maître.
Quant à la méthode formelle, elle suit des étapes définies d’un point de vue mathématique et est soumise à des règles strictes. Elle procède par équations équivalentes ; une équation équivalente est une nouvelle équation qui dérive de la transformation algébrique permise à une équation (A. Cortés, N. Kavafian, 1999 ; J. Proulx, 2020). Selon J. Vlassis et I. Demonty (2000), la procédure est basée sur les propriétés des opérations et permet de résoudre toutes les équations du premier degré à une inconnue. Ainsi, elle consiste à appliquer un opérateur aux deux membres de l’équation pour la transformer en une autre équation ayant le même ensemble de solution que celle de départ. Elle nécessite une autre conception de l’égalité ainsi que des manipulations simultanées sur les deux membres de l’équation. Elle correspond donc à une vision structurale de l’équation, puisque celle-ci n’est plus considérée comme un enchaînement d’opérations effectuées pour obtenir un nombre donné, mais plutôt comme deux expressions d’un même nombre, comprenant une inconnue. Selon toujours Vlassis et Demonty (2000), cette procédure implique deux niveaux de résolution : (i) l’application des propriétés fondamentales de l’égalité ; (ii) l’application des règles d’action ; la méthode formelle de résolution se résume à la présentation des deux règles : tout terme qui change de membre change de signe ; tout facteur qui change de membre est remplacé par son inverse.
D’autre part, J. Vlassis et I. Demonty (2000) déclarent que les procédures de substitution, de recouvrement et par opération réciproque relèvent de la méthode intuitive, parce qu’elles nécessitent des changements locaux sur une même équation. La méthode intuitive ne demande pas d’utiliser le concept d’équations équivalentes et le plus souvent, les procédures sont issues des apprentissages arithmétiques de l’école primaire ; elles ne sont pas codifiées par des règles précises. Elles traduisent plutôt l’évolution du raisonnement de chaque élève. Nous explicitons chacune de ces trois procédures ci-dessus évoquées.
La procédure de substitution consiste à poser une valeur à l’inconnue et à calculer les valeurs numériques des deux membres jusqu’à obtenir une égalité vraie. Cela peut se faire par reconnaissance numérique. L’élève peut également procéder par essais-erreurs. Quant à la procédure de recouvrement, elle est un procédé récurrent qui consiste à considérer, comme inconnue, l’expression algébrique contenant l’inconnue. D’un point de vue développemental, cette procédure se situe dans le prolongement direct de la substitution puisqu’il s’agit d’étendre la notion d’inconnue-lettre à l’inconnue-expression algébrique (Bernard, Cohen, 1988). La procédure de recouvrement, plus complexe que celle de la substitution, même si elle part de la même question, peut amener chez les élèves une réflexion approfondie sur certaines notions mathématiques. Pour la procédure par opérations réciproques, elle consiste à dégager les opérations qui ont été appliquées à l’inconnue pour obtenir le résultat et à effectuer les opérations réciproques (G. Vergnaud, 1994) sur le résultat pour trouver au terme du processus la valeur de l’inconnue.
Les procédures (équations équivalentes, substitution, recouvrement, opérations réciproques) de résolution des équations du premier degré citées ne sont pas exhaustives. Comment bien enseigner les équations dans ID en classe de 5ème ?
Différentes études semblent montrer que l’utilisation adéquate et raisonnée des modes de raisonnement intuitif et formel permet d’atteindre une plus grande performance en mathématiques. Il serait judicieux d’utiliser les méthodes intuitives (arithmétiques) pour faire renaître les connaissances antérieures des élèves (J. Vlassis, I. Demonty, 2000) et mettre ces élèves en confiance quant à leurs capacités intellectuelles (H. G. Furths, H. Wachs, 1974). Ils vont découvrir que leurs propres connaissances de base concordent avec les structures de l’algèbre élémentaire (A. Petitto, 1979). Les équations qui ne peuvent pas être résolues par la méthode intuitive, baliseront les limites de cette méthode et permettront d’introduire la méthode formelle. Par exemple, pour les équations qui n’ont pas de solutions, la résolution formelle est indiquée (F. Chalancon, S. Coppé, N. Pascal, 2002). Ainsi, après l’acquisition des techniques de résolution, on reviendra sur les problèmes concrets.
La compréhension des avantages à introduire l’enseignement-apprentissage des équations par la méthode intuitive a-t-elle influencé la sous-commission des programmes de mathématiques du Burkina Faso lors de la réforme des programmes de 2009 ? Cependant cette méthode formelle est toujours une pratique quotidienne d’enseignants de mathématiques dans l’enseignement/apprentissage des équations dans ID en classe de 5ème. En effet, nous avons participé à des sorties de terrain pour des suivis-conseils et des examens pratiques de futurs enseignants formés à l’Institut Des Sciences (IDS). Nous avons constaté en ces occasions que lors de l’enseignement-apprentissage des équations dans ID en classe de 5ème, les méthodes intuitives ou les méthodes formelles sont pratiquées dans les classes. La résolution des équations constitue un contenu important dans le cursus scolaire des élèves (J. Vlassis, I. Demonty, 2000), son enseignement doit être bien structuré.
Pourquoi l’enseignement-apprentissage des équations du premier degré est-elle source de pratiques disparates en classe de 5ème ? Pour mieux comprendre le phénomène des pratiques d’enseignement non recommandées dans les instructions du programme de mathématiques en vigueur en classe de 5ème, nous adressons des questionnaires aux enseignants et aux encadreurs pédagogiques de mathématiques, et réalisons un entretien avec des personnes ressources. Nous développons dans la partie suivante notre méthodologie de recherche.
1. Méthodologie de la recherche
Nous utilisons une méthode mixte qui est une combinaison d’éléments d’approches qualitative et quantitative, afin d’avoir une meilleure compréhension du problème à l’étude. Cependant, l’accent est mis sur l’approche qualitative/interprétative, car selon M. Anadón (2006), elle permet de comprendre le point de vue et le sens que les acteurs (enseignants et encadreurs pédagogiques) ont sur le problème à l’étude.
Les populations concernées sont constituées de professeurs certifiés de l’IDS et des encadreurs pédagogiques (conseillers et inspecteurs) ayant au moins trois ans d’ancienneté dans l’exercice de leur fonction. Les professeurs certifiés, chargés de dispenser les cours, sont un maillon très important dans le processus de l’enseignement-apprentissage des mathématiques. Formés à l’IDS, ils doivent mettre en pratique leurs acquis de la formation.
Quant aux encadreurs pédagogiques qui ont au moins trois ans d’ancienneté, ils ont une meilleure connaissance des difficultés de l’enseignement de certaines notions et de l’évolution de l’enseignement de ces notions dans le système éducatif burkinabè. Outre leur ancienneté, nous ciblons aussi des encadreurs pédagogiques qui sont de la sous-commission des programmes de mathématiques, structure chargée de définir les contenus lors des réformes des programmes.
Les instruments de collecte des données retenus pour nos investigations sont : les cahiers d’élèves ; le questionnaire adressé aux professeurs certifiés ; le questionnaire adressé aux encadreurs pédagogiques ; l’entretien semi-dirigé pour des encadreurs pédagogiques.
Le cahier de l’élève est un document pédagogique dans lequel l’élève laisse les traces écrites du cours, les énoncés des évaluations formatives. Il permet de ressortir les contenus enseignés, les démarches pédagogiques utilisées et la qualité des évaluations formatives. Pour notre étude, l’analyse des cahiers des élèves est d’un grand intérêt puisqu’il pourrait nous fournir des informations précieuses sur ce qui est fait dans les classes de 5ème sur l’enseignement-apprentissage des équations dans ID Nous avons prélevé 46 cahiers dans 23 classes de 5ème, soit deux (02) cahiers par classe. Ce sont des élèves volontaires qui ont bien voulu remettre leurs cahiers.
Le questionnaire-enseignants comporte des questions sur les difficultés des élèves dans l’apprentissage des équations, des questions sur les difficultés des enseignants dans la préparation d’une leçon sur les équations et des questions sur l’enseignement des équations en classe de cinquième. Nous espérons à travers ces questions, recueillir auprès des professeurs des informations substantielles pour notre recherche. Soixante-dix-sept (77) enseignants issus aussi bien de zones rurales qu’urbaines ont bien voulu remplir le questionnaire-enseignant.
Le questionnaire-encadreurs pédagogiques comporte des questions sur le programme de mathématiques de 2009 au post-primaire et des questions sur l’enseignement des équations en classe de cinquième. Spécialistes de certains domaines du système éducatif, les encadreurs pédagogiques ont pour attribution d’encadrer et d’effectuer le suivi pédagogique des enseignants, d’organiser les séances d’animations pédagogiques, de participer à la formation initiale et continue des enseignants, de contribuer à l’élaboration, l’évaluation et à la révision des référentiels, des curricula, des programmes, des instructions officielles, des manuels et des supports didactiques, de participer à la certification des professeurs et à l’organisation des examens et concours du secondaire et du baccalauréat… Outre ces attributions, on les retrouve dans certaines instances décisionnelles du ministère de l’éducation nationale et de l’alphabétisation comme, les sous-commissions des programmes, les commissions des programmes… Ils pourraient nous fournir des informations précieuses. Ce sont au total douze (12) encadreurs pédagogiques venant de la DGEPFIC[29], des DREPS[30] et de l’IDS qui ont également bien voulu remplir le questionnaire-encadreur.
Pour mieux appréhender le problème étudié, nous avons eu des entretiens semi-dirigés avec des encadreurs pédagogiques (membres de la sous-commission des programmes de mathématiques). Il s’agit pour nous, par ces entretiens, d’aller beaucoup plus en profondeur dans la compréhension de l’enseignement-apprentissage des équations dans ID en classe de 5ème. Ces différents instruments d’investigation retenus nous ont permis de collecter des données importantes que nous analysons dans la suite.
2. Analyse des données et interprétations des résultats
Les données analysées proviennent de cahiers de cours des élèves de la classe 5ème, de questionnaires (enseignants, encadreurs pédagogiques) et d’interviews semi dirigés.
2.1. Analyse de cahiers d’élèves de 5ème
Sur vingt-trois (23) classes, les équations ont été enseignées dans seulement six (06) classes au cours de l’année scolaire 2019-2020 (soit 26 %). De l’avis des enseignants, le faible pourcentage dans l’enseignement des équations dans les classes serait lié aux perturbations de l’année scolaire dues aux multiples grèves, à la COVID-19 et la position des équations au regard de la progression dans le programme de mathématiques (mois de mars). Quatre (04) classes ont donc traité tous les types d’équations et une (01), n’a traité que l’équation du type « a + x = b ».
L’analyse des cahiers des élèves montre que toutes les classes ont commencé par la résolution directe des équations avant de passer à la modélisation. De plus, la démarche formelle de résolution des équations est pratiquée par plusieurs enseignants. L’extrait n°1 ci-dessous est illustratif.
Extrait n°1
L’enseignant de cette classe semble suivre une méthode démonstrative (faire et faire faire) qui n’est pas préconisée dans les instructions et les commentaires du programme de la classe.
Dans l’extrait n°2 ci-dessous, l’enseignant se contente juste de donner la solution abstraite par type d’équation et d’appuyer cette solution par des exemples. C’est comme s’il n’y avait rien à comprendre et il suffit d’appliquer la formule pour trouver la solution. Cette façon de faire ne favorise pas le raisonnement de l’élève. Ces pratiques sont très voisines de l’enseignement dogmatique qui transmet les idées, les connaissances de façon autoritaire. Elles ne favorisent pas l’apprentissage des équations. En plus de cela, l’enseignant semble oublier que la résolution se fait dans ID. Or 4/-3 n’est pas élément de ID. Il n’a pas choisi conséquemment ses variables didactiques.
Extrait n°2
Par rapport à la modélisation, les enseignants ont aussi utilisé la méthode démonstrative. L’extrait n°3 ci-dessous est un exemple type.
Extrait n°3
Dans leurs pratiques pédagogiques, les enseignants semblent utiliser la méthode démonstrative dans la résolution des équations aux détriments d’une approche socioconstructiviste.
2.2. Pratiques des enseignants dans l’enseignement des équations dans ID
Nous avons recensé des difficultés rencontrées par les enseignants dans la préparation de la leçon sur les équations dans ID dans le questionnaire qui leur a été adressé.
Plus de 50 % des enseignants de mathématiques enquêtés éprouvent des difficultés à élaborer une activité pour introduire la notion d’équation et à choisir une démarche pédagogique d’enseignement de la notion. Pourtant un commentaire relatif à l’enseignement des équations dans ID en classe de 5ème pour orienter les enseignants est fait dans le programme de 1992. Il est le suivant : « Le professeur entraînera les élèves à la résolution de ces équations en faisant appel à leurs connaissances antérieures et à leur intuition, notamment le sens des opérations dans ID »[31]. Nous avons recueilli des réponses sur leur compréhension de ce commentaire et nous les avons classées suivant la pertinence ou la non pertinence (de notre point de vue) de chaque réponse. Le tableau n°1 ci-dessous est un récapitulatif des réponses.
Tableau n°1 : Compréhension des enseignants sur le commentaire.
Réponses jugées pertinentes | Réponses jugées non pertinentes |
– Faire appel aux sens des opérations dansID.Exemple : 7+…=15, 8+…=12 – Rappeler aux élèves l’intérêt de l’addition, la soustraction, la division et la multiplication dans la compréhension de la leçon sur les équations – Bien choisir l’énoncé pour capter l’attention des élèves, car les équations sont vues pour la première fois – Revenir sur les égalités à trou vues en 6ème en faisant appel aux techniques des opérations (addition, soustraction, multiplication, division) – Permettre à l’apprenant de libérer son génie en dehors des méthodes mises en œuvre – Trouver les solutions des équations simples par leur intuition (les élèves) – Amener l’élève à deviner, à prévoir. | – Savoir résoudre les 4 types d’équations grâce au savoir-faire reçu dans le sens des opérations dans ID – Guider les élèves jusqu’à trouver la valeur de l’inconnue « x » en faisant appliquer certaines propriétés déjà vues – Aider les élèves à retrouver la valeur de l’inconnue en s’appuyant sur les acquis des élèves – Aider à résoudre des problèmes rencontrés dans leur vie en se basant sur les notions déjà enseignées dans ID – Aider progressivement les élèves à résoudre les équations en utilisant les méthodes et techniques demandant la réflexion – Amener les élèves à utiliser une méthode appropriée la transposition et la règle des signes. |
Source : Données du questionnaire-enseignants
Les divergences de compréhension du commentaire sur l’enseignement des équations pourraient expliquer les pratiques enseignantes disparates sur les équations en classe de 5ème. Le tableau n°2 ci-dessous porte sur les méthodes utilisées par les enseignants pour enseigner les équations dans ID.
Tableau n°2 : Méthodes utilisées pour enseigner les équations dans ID
Méthode utilisées pour enseigner les équations | Méthode de la redécouverte | Méthode de la découverte | Méthode intuitive d’observation | Méthode interrogative |
Effectif | 53 | 10 | 12 | 14 |
Pourcentage | 69% | 13% | 16% | 18% |
Source : Données du questionnaire-enseignants
69% des enseignants utilisent la méthode de la redécouverte et seuls 16% utilisent la méthode intuitive d’observation, méthode suggérée par le programme de mathématiques de la classe de 5ème. Cela montre une fois de plus que le programme de mathématiques semble ne pas être compris par les enseignants. Après un passage dans une école de formation, l’on est en droit de se demander pourquoi les enseignants ont des interprétations divergentes des commentaires.
2.3. Appréciation des encadreurs pédagogiques sur l’enseignement des équations en classe de 5ème
La suppression du contenu « égalité et opérations » dans le programme de 2009 (celui en vigueur) est différemment apprécié par les encadreurs pédagogiques. Ils ont vu en cette suppression des avantages et des inconvénients dans l’enseignement des équations. Nous présentons dans le tableau ci-dessous leurs appréciations.
Tableau n°3 : Avantages et inconvénients dégagés par les encadreurs pédagogiques
Avantages | Inconvénients |
– Marquer une différence nette entre la résolution des équations d’une classe à l’autre (5ème et 4ème par exemple) – Alléger le programme de la classe de 5ème – Éviter le formalisme creux – Mobiliser l’intuition de l’élève pour le rendre actif – Pallier à la mauvaise manière d’enseigner les équations | – Difficultés de conception des activités faisant appel à l’intuition des élèves – Difficultés pour introduire les équations – Règle de transposition n’est pas vue en 5ème – Résolution des équations en 5ème pose problème – Ce chapitre prend beaucoup de temps, il inhibe l’intuition de l’élève. |
Source : Données du questionnaire-enseignants
Les divergences de point de vue des encadreurs pédagogiques pourraient impacter positivement ou négativement les conseils prodigués aux enseignants dans leurs planifications des cours sur les équations. En effet, la majorité des encadreurs pédagogiques interrogés (plus de 80%) estiment que la démarche préconisée dans les instructions et commentaires du programme de 1992 est belle et bien efficace ; de plus, elle met l’accent sur le formalisme par l’utilisation des techniques de résolution. Pour cette majorité, les avantages de l’ancienne démarche sont : la démarche est explicite ; il y a un gain en temps pour l’enseignant ; elle facilite la compréhension des élèves moyens ; il y a une formalisation de la solution des équations ; elle entraine l’élève à la pensée déductive sur de courtes séances.
Tandis que la minorité trouve que la démarche préconisée dans les instructions et commentaires du programme de 2009 s’appuie sur les notions d’équations vues à l’école primaire et en 6ème pour la résolution des équations en classe de 5ème, stimule l’imagination en favorisant l’initiative, met l’élève en réelle activité et développe l’intuition chez lui.
L’intérêt de l’enseignement-apprentissage des équations tel que prévu par le programme (2009) est aussi connu par les encadreurs. Il y a entre autres : une utilisation de ce qui est connu dans les classes antérieures pour bâtir une nouvelle connaissance ; une découverte de la solution d’une équation par l’élève lui-même, une culture de l’autonomie chez l’élève, un sens donné à la notion d’équation, une résolution de problèmes concrets dans la vie courante, un développement et une consolidation de l’intuition de l’élève.
Pour finir, d’autres observations stipulées par les encadreurs pédagogiques par rapport à l’enseignement des équations dans ID sont : la nouvelle démarche ne formalise pas, ce qui pourrait compliquer l’apprentissage ; il y a des difficultés liées d’une part à une mauvaise lecture du programme et, d’autre part à une incompréhension de la méthode intuitive ; la démarche actuelle ne facilite pas la tâche aux enseignants. Nous creusons davantage sur les divergences des pratiques de classes des enseignants en allant interviewer des membres de l’équipe de conception du programme de 2009.
2.4. Contenus des interviews sur l’enseignement/apprentissage des équations en 5ème
Pour le premier interviewé, l’ancienne démarche (programme de 1992) qui repose sur le chapitre « égalité et opérations » dérive d’une résolution avec la loi de composition interne. Comme les enseignants ont déjà travaillé sur la loi de composition interne à l’université, ils sont à l’aise dans cette démarche. Avec cette démarche, on fait un raisonnement par analogie avec l’équilibre de la balance et c’est un raisonnement artificiel. Cela ne correspond pas à ce que nos élèves savent déjà. Nos élèves savent que si 5 + 3 = 8 c’est que 8-3 = 5. Il est donc tout naturel qu’on leur dise que si x + a =b c’est que b – a =x. C’est sur cette logique que se fonde la nouvelle démarche d’enseignement des équations en classe de 5ème. C’est pour établir ce lien, pour ne pas faire une certaine rupture et ne pas rester dans un truc artificiel qu’on a supprimé le chapitre égalité et opérations pour favoriser le raisonnement.
Le second interviewé semble lier l’intuition de l’élève avec son expérience. Pour lui, si l’élève a la chance d’avoir traité beaucoup d’exercices, il peut savoir dans quel sens aller pour la solution de l’exercice. Sinon, ce serait faire des « essais et erreurs ». Il y a la bonne intuition, il y a la mauvaise intuition. Ce qui est bien mathématiques, si tu as pris le mauvais sens et que ça ne marche pas, tu reviens changer. Au moins, ça te permet de baliser une stratégie. Pour lui, l’intuition permet aux élèves d’élaborer une stratégie de résolution. Quant à l’expression « faire appel aux connaissances antérieures, à l’intuition de l’élève et au sens des opérations dans ID », il pense qu’elle n’est pas communicable. Il estime qu’il n’y a pas de démarche d’enseignement des équations dans le programme de 2009, car une démarche suppose une cohérence dans les étapes. Cependant, il estime qu’il aurait fallu éditer un guide pédagogique qui explicite certains aspects du programme.
Les argumentations des deux personnes de ressource divergent sur l’approche de résolution des équations. Cependant, ils reconnaissent tous les difficultés d’enseignement des équations dont certaines dérivent du programme de mathématiques.
Après l’analyse interprétative des données sur les cahiers d’élèves, sur le questionnaire-enseignants, le questionnaire-encadreurs pédagogiques et les interviews, nous discutons des résultats dans la partie suivante.
3. Discussion
Les enseignants interrogés attestent que les difficultés des élèves sont beaucoup plus marquées au niveau de la résolution des équations de type et ; d’autres difficultés qu’ils rencontrent sont : « traduire un énoncé sous forme d’équation », « comprendre le sens de la résolution d’un problème concret ». Ces difficultés éprouvées par les élèves semblent être une des conséquences de toute une série d’autres difficultés provenant des enseignants, des encadreurs pédagogiques, des programmes…
En effet, les enseignants, censés être à mesure d’expliquer les choses aux élèves, éprouvent eux-mêmes des insuffisances dans la préparation des leçons sur les équations. Ils ont des interprétations multiples des commentaires du programme de 2009 qui sont à l’origine d’application d’approches variées dans leur enseignement-apprentissage des équations du premier degré en classe de 5ème. Ils prétendent utiliser (69 % des enseignants interrogés) la méthode de redécouverte. Mais, que mettent-ils dans leur planification de leçon ? Généralement, ils se projettent dans une approche mettant l’élève au centre de son apprentissage, mais leurs pratiques de classe sont de type transmissif, en témoignent les extraits des contenus des cahiers de cours.
Dans les cahiers des élèves, les contenus sur les équations ne sont pas tous enseignés et les approches d’enseignement-apprentissage utilisées semblent de type démonstratif. Cette pratique d’enseignement est contraire à ce qui est préconisé par les instructions et les commentaires du programme de mathématiques de la classe de 5ème. Elle semble être générée par le fait que certains enseignants ont des insuffisances dans le choix d’une démarche pédagogique adaptée, et même ceux qui font un choix raisonné, semblent avoir des insuffisances, soit à identifier des prérequis, soit à élaborer une activité pour introduire la notion d’équation…
Les enseignants qui ont connu le programme de 1992 et qui le trouvent d’une pratique efficace, car il était accompagné d’un ouvrage scolaire et d’un guide pédagogique, pourraient également influencer les pratiques de classes des nouveaux enseignants, au regard des difficultés d’exploitation du programme de 2009. En outre, l’interprétation plurielle des instructions et des commentaires sur l’enseignement-apprentissage des équations dans ID par les encadreurs pédagogiques ne peut qu’accentuer les pratiques divergentes des enseignants. Ces interprétations sont probablement à l’origine des conseils disparates donnés aux enseignants qui ont la charge d’implémenter ledit programme. Par exemple, une explicitation de l’expression « le professeur entraînera les élèves à la résolution de ces équations ( , , , ) en faisant appel à leurs connaissances antérieures et à leur intuition, notamment le sens des opérations dans ID » contribuera à un bon enseignement/apprentissage des équations dans ID.
En somme, nous retenons que le programme de mathématiques de la classe de 5ème n’est pas assez clair et explicite. Les 30% des enseignants et les 46% des encadreurs qui trouvent que le programme n’est pas explicite, sont assez significatifs. À cela s’ajoute le manque de document d’accompagnement et de guide pédagogique qui devraient apporter les clarifications complémentaires. Selon S. Knez (2017, p. 143) lorsque « les programmes sont indiscutablement clairs pour l’enseignant, il sait parfaitement ce qu’il doit enseigner, et si l’enseignant est expérimenté, il sait également à quel niveau de complexité situer ses interventions ».
Des questions soulevées dans les questionnaires sont la suppression du contenu « égalité et opérations » (qui était dans le programme de 1992) et l’introduction de la démarche intuitive dans le programme de 2009. Cette suppression et cet apport ont été justifiés par le fait que les élèves doivent partir de leurs connaissances antérieures de l’école primaire pour travailler les mathématiques. Mais quelle stratégie pour un enseignement efficace des équations en classe de 5ème ?
Notre stratégie doit permettre à l’élève d’avoir une certaine assurance dans l’apprentissage. Cela lui permettra d’utiliser son intuition. L’enseignement des équations comporte deux contenus : la modélisation à travers la mise en équation de problème et la méthode de résolution. Pour Vlassis et Demonty (2000), plusieurs auteurs comme Herscovics et Kieran (1980), défendent l’idée que ces deux points de vue doivent faire dans un premier temps l’objet d’un apprentissage distinct afin de ne pas cumuler les difficultés inhérentes à chacun. Nous pensons que la notion de problème est déjà connue des élèves depuis la classe de CM2 et c’est la modélisation qui permet de donner du sens à la notion d’équation. Sinon, ils font une résolution arithmétique sans faire appel à la notion d’inconnue. Pour ce faire, nous priorisons une entrée par la modélisation. Il s’agit de proposer aux élèves, un problème concret qui a du sens pour eux et qu’ils ne peuvent pas résoudre sans faire appel à la notion d’inconnue. Un problème se ramenant à une équation du type ax+b=c pourrait être utilisé. À travers ce problème, l’élève va dans une première étape apprendre à trouver l’inconnue et à traduire un énoncé sous forme d’équation. Dans la deuxième étape, il va apprendre à déterminer ax, puis x et donner la solution du problème. On laissera l’élève exercer son intuition et on s’appuiera sur ce que l’élève sait déjà depuis le primaire et qui ne ressort pas dans les programmes de mathématiques du post-primaire : si a+b=c, c’est que a=c–b ; si a´b=c, c’est que a=c/b. Puis on reviendra sur les cas comme x+a=b, ax=b. L’enseignant prendra le soin de séparer les deux étapes pour minimiser les difficultés des élèves. Après tout cela on pourrait montrer aux élèves les méthodes formelles de résolution des équations. Ce qui va contribuer à renforcer leur capacité dans la résolution des équations du premier degré en classe de 5ème.
Nous signalons, d’autre part, que la commutativité, l’associativité, la distributivité de certaines opérations et la notion d’opposé d’un nombre introduites en classes de 6ème ou de 5ème avant le chapitre « égalité et opérations » pourraient être judicieusement exploitées avec des stratégies socioconstructivistes pour l’apprentissage des équations en classe de 5ème. Cependant, il est impératif, comme le deuxième interviewé l’a relevé, de produire un guide pédagogique assorti d’exemples de pratiques de l’approche souhaitée pour mettre tout le monde d’accord, car comme dit l’adage : « la théorie est facile, mais la pratique est difficile ».
Conclusion
Le programme de mathématiques réformé de 2009, dans ses instructions et ses commentaires, préconise une approche qui suscite à l’élève l’usage de ses connaissances antérieures et de son intuition dans la résolution des équations dans ID en classe de 5ème. Cependant les élèves ont des difficultés dans l’apprentissage de la notion et ces difficultés semblent découler des pratiques d’enseignement de type transmissif réalisées par les enseignants au regard des contenus des cahiers de cours des élèves que nous avons analysés.
Les raisons de cette pratique transmissive des enseignants sont que ces derniers ont des compréhensions diverses dans l’interprétation des instructions et des commentaires décrits dans le programme sur l’enseignement-apprentissage des équations. Ils sont donc restés attachés à l’approche d’enseignement préconisée dans le programme de 1992 et matérialisée dans les ouvrages scolaires de la classe (Faso-Math 5ème, CIAM 5ème, Guide pédagogique 5ème). Ils ne semblent pas être aidés par les encadreurs pédagogiques enquêtés, car ces derniers (à 80 %) jugent la démarche conseillée dans le programme de 1992 efficace et pratique pour l’apprentissage de la notion. Il serait opportun de mettre à la disposition des enseignants un guide pédagogique élaboré dans l’esprit du programme. Pour un apprentissage efficient des équations en classe de 5ème, nous proposons de commencer par une situation problème aboutissant à une mise en équation simple. Cette démarche possible est d’initier d’abord l’élève à la modélisation, de passer ensuite aux méthodes de résolution permettant à l’élève d’utiliser son intuition et de terminer avec les méthodes de résolution formelle.
Références bibliographiques
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HERSCOVICS Nicolas, KIERAN Carolyn, 1980, « Constructing meaning for the concept of equation », in The Mathematics Teacher, Vol. 73 N°8, pp. 572-580.
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VLASSIS Joëlle, DEMONTY Isabelle, 2000, La résolution des équations du premier degré à une inconnue, Cahiers du Service de Pédagogie expérimentale, Liège, Université de Liège – 3-4.
[1] L’ésotérisme ou l’hermétisme d’une manière générale, le rosicrucisme et la maçonnerie de manière particulière, était très actif au 17ème et 18ème siècles dans les sociétés en Europe et dans les colonies américaines. On pourrait lire, à titre illustratif, les œuvres d’Alain Pascal La trahison des initiés : la franc-maçonnerie, du combat à la guerre de religion (2013), Le siècle des Rose-croix (2018).
[2] Épiméthée signifie dans la langue grecque le non-avisé, le niais, celui1 qui réfléchit après, après coup. Prométhée est celui qui pense en avant, qui fait preuve de prudence.
[3] Kant ne cite pas toujours ses sources. Mais on sait qu’il a eu un contact précoce et soutenu avec la littérature latine et sans doute avec Horace qu’il cite du reste dans Traité de pédagogie : « Vir propositi tenax » (Un homme ferme dans ses desseins ». p. 54) ; « Multa tulit fecitque puer, sudavit et alsit » (L’enfant a beaucoup supporté et peiné. Il a sué et il a souffert du froid. p. 57). On suppose aussi qu’à travers sa large connaissance de l’histoire de la philosophie il peut avoir lu cette formule chez Pierre Gassendi. Les « Amis de la vérité » étaient très actifs et sans en avoir été un membre, Kant peut avoir eu connaissance de leur devise et l’avoir jugée très appropriée pour décrire l’idéal des Lumières.
[4] Ce passage de Pope que reprend Ernst Cassirer (1966, p. 75) pourrait être traduit ainsi : « La nature et les lois de la nature restaient cachées dans l’obscurité. Dieu dit : « Que Newton soit ! » Et tout devint clair ».
[5] Les Pères de la Révolution américaine sont, entre autres, John Adams, George Washington, James Madison, Benjamin Franklin, Patrick Henry, Thomas Jefferson.
[6] Ces auteurs ont théorisé sur les droits de l’homme, sur le droit pour les peuples de choisir leurs dirigeants, sur le droit à la révolte.
[7] Pierre André Taguief y voit « la fermeture sur soi, l’arrogance mêlée d’ignorance, l’intolérance à l’égard des normes culturelles autres que celles du groupe d’appartenance du sujet, voire le mépris pour tout ce qui n’est pas « nôtre ». D’une part, donc, le rejet, l’hostilité, l’aversion ; d’autre part, la mise à distance, la surdité culturelle ou l’infériorisation des « autres » que nous. »
[8] Il traita en public les Juifs de « francs ignorantins, imbéciles, emportés ».
[9] Ces figures se sont dressées contre l’esclavage au nom de « l’unité de type dans l’espèce humaine, proclamée par la Révélation ». Selon ces humanistes, au grand crime d’avoir déporté les Africains, de les avoir enchaînés, on a décidé de flétrir leur couleur, de les ravaler au dernier rang des êtres humains. Ils critiquent la vanité et l’arrogance des Européens.
[10] Originaire de la Gold Coast ce philosophe a vécu en Allemagne : il y a enseigné dans diverses universités allemandes.
[11] Quobna Ottobah Cugoano et Olaudah Equiano, esclaves affranchis, participent aux actions du mouvement abolitionniste, considérant la révolte contre l’esclavage comme un devoir. Ils voient la source de cette pratique inhumaine dans des institutions sociales, économiques, politiques pernicieuses et déconstruisent les arguments prétendument scientifiques (anthropologie physique, culturelle) et religieux (explication par la malédiction de Cham, passages bibliques qui autoriseraient l’esclavage). Ils démontrent que ces arguments reposent sur les plus sots préjugés et qu’ils encouragent l’inimitié entre les hommes.
[12] Marion Sigaut, 2018, Le règne de la violence, des Lumières à la Révolution, in https://www.youtube.com/watch?v=HT49cMFEnLY, consulté le 15 mai 2022 à 12 h 45.
[13] Ce sujet de réflexion est la conséquence de mes participations à la 10ème et 11ème édition du Marché des Arts du Spectacle d’Abidjan (MASA) en tant que membre du Comité d’organisation. Autour du Thème « L’Afrique-Monde », le Comité Artistique International (CAI), reparti selon les différentes figures de l’art (Musique, conte, danse (danse patrimoniale – danse contemporaine), humour, Théâtre, Slam) travaille à sélectionner les groupes artistiques dont le talent et l’originalité sont sources de performance.
[14] Nous empruntons cette notion à Nietzsche pour exprimer la platitude, la décadence, l’incapacité à se dépasser et à triompher comme Œdipe triomphe face au Sphinx. Voir Nietzsche, La naissance de la tragédie, 1964, Paris, Denoël, p. 23.
[15] Il existe un pessimisme positif, ce que Nietzsche appelle le « pessimisme de la force ». Le pessimisme nihilisme est un état de vie qui détruit toute volonté de puissance, de triomphe sur le tragique.
[16] En effet, avant cette question sur la nature du monde, il n’y avait que de réponses qui décrivaient le monde par des mythes qui rendaient compte des phénomènes. Lorsque par cette question Thales et les milésiens découvrent la nature, il faut y voir la saisie de la distinction entre naturel et surnaturel, c’est-à-dire la reconnaissance que les phénomènes naturels, loin d’être produits par des influences fortuits ou arbitraires sont réguliers et régis par de successions déterminables de causes à effets. Bien des idées qui leurs sont attribuées rappellent fortement les mythes antérieurs mais à la différence des explications mythiques, leurs idées omettent toutes références à des forces surnaturelles. Le surnaturel ne joue aucun rôle dans leurs explications.
[17] Platon disait que « l’homme est cet être intermédiaire entre deux formes extrêmes d’existence : l’existence purement animale et l’existence purement divine ».
[18] Pour Hegel, dans ses Leçons sur l’esthétique, l’art grec a répondu à l’énigme du Sphinx : l’esprit, c’est l’homme. Il en est de même pour Nietzsche qui, dans La Naissance de la tragédie, perçoit la crise comme une « épreuve » qui révèle les vertus et l’ascèse qui caractérisent Œdipe.
[19] Suivant les perspectives du Vérisme, du Réalisme ou du Naturalisme.
[20] À la manière de Schiller, de Spencer, etc.
[21] Ce livre traite de l’engagement, mais en l’érigeant en une dimension fondamentale de l’existence conformément aux thèses développées dans Philosophie et existence. Une telle manière de concevoir l’engagement dégage l’horizon pour rompre définitivement avec les idéologies de la fin : fin de la philosophie, fin de l’histoire, fin de la politique, fin de l’art, fin des idéologies, … (Voir M. Savadogo, Penser l’engagement, Paris, L’Harmattan, 2012).
[22] Nietzsche affirme que l’artiste est un être transmué, un être en perpétuelle métamorphose puisqu’il est constamment entrainé dans les sphères de la création, sphère de la sensibilité, de l’imagination et de l’innovation. C’est cet être qui a appris à baisser les yeux physiques pour animer et activer ceux de l’esprit.
[23] Par exemple, feu Dj Arafat avait un succès musical énorme vis-à-vis de la jeunesse ivoirienne et africaine, mais qui était estimé comme un mauvais artiste selon le point de vue de l’arrangeur émérite David Tayorault.
[24] L’objectivité de l’artiste est fonction des styles, des idéologies esthétiques et des techniques.
[25] Certes, il n’y a pas de laideur dans l’œuvre d’art car construction, forme travaillée, absolue et finie sortie de l’obscurité pour parvenir à la lumière. En soi, dans l’entendement et la perception de l’artiste, elle est toujours belle. Mais cette beauté est relative.
[26] Dans bien de festivals, ils sont considérés comme des critiques d’art, des experts reconnus pour leur savoir et maîtrise des catégories esthétiques comme le Comité Artistique International du Marché des Arts et du Spectacle d’Abidjan (MASA) mais aussi le Comité de sélection de Visa for Music du Maroc.
[27] Se référer à la carte interactive des projets de modifications du climat et de la météo de l’ONG ETC Group, in https://map.geoengineeringmonitor.org.
[28] Gilles LACHAUD, « ÉQUATION, mathématique », Encyclopædia Universalis [en ligne], in https://www.universalis.fr/encyclopedie/equation-mathematique, consulté le 13 mai 2022.
[29] DGEPFIC : Direction générale de l’Encadrement pédagogique et de la Formation initiale et continue.
[30] DREPS : Direction régionale des Enseignements post-primaire et secondaire.
[31] Arrêté n° 2009-308/MESSRS/SG/DGIFPE/DI/IM du 19 octobre 2009 portant application des nouveaux programmes de mathématiques en classe 6ème, 5ème, 4ème et 3ème dans l’enseignement général post-primaire.