Volume XI – Numéro 21B Juin 2021 ISSN : 2313-7908N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016 |
PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES
Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines
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ISSN : 2313-7908
N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016
ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES
Directeur de publication : Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités
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Prof. N’Dri Marcel KOUASSI, Professeur des Universités, Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA
Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA
COMITÉ DE LECTURE
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COMITÉ DE RÉDACTION
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Dr. Donissongui SORO, Maître de Conférences
Dr Alexis KOFFI KOFFI, Maître-Assistant
Dr. Kouma YOUSSOUF, Maître de Conférences
Dr. Lucien BIAGNÉ, Maître de Conférences
Dr. Nicolas Kolotioloma YEO, Maître-Assistant
Secrétaire de rédaction : Dr. Blé Sylvère KOUAHO, Maître de Conférences
Trésorier : Dr. Grégoire TRAORÉ, Maître de Conférences
Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités
1. Hegel et la crise contemporaine de l’éducation,
Hervé NIAMIEN……………………………………………………………………….…1
2. La critique nietzschéenne du nihilisme éducatif,
Ouattara ISSIFOU………………………………………………………………….…19
3. Niveaux de connaissance de la réalité et limites du sens commun dans l’intelligibilité du discours scientifique,
Lamine AHMED……………………………………………………………………….37
4. Le savoir scientifique face au défi de la sécurité sanitaire en Afrique : atout ou obstacle ?,
Bernard Yao KOUASSI………………………………………………………………64
5. De la traduction à la communication : analyse d’une discontinuité à partir du modèle de Gavagai de Quine,
Amani Angèle KONAN Épse GROGUHE…………………………………………82
6. L’âge séculier et la querelle des valeurs : Repères pour une éthique publique,
Yawo Agbéko AMEWU……………………………………………………………..…97
7. Réhabilitation de l’hypothèse logiciste frégéenne : recours à la convention (T) de Tarski et à la notion husserlienne de l’autoréférence logique,
Augustin RUGWIRO, Gildas DAKOYI TOLI……………………………………119
8. Les relations entre le SNEPPCI et la CMOPE de 1953 à 1990,
Paul GUEU……………………………………………………………………………141
9. Facteurs institutionnels de réintégration des élèves-mères des établissements secondaires de Bondoukou,
Martin Armand SADIA, Yawa Ossi ESSIOMLE et Douohou Danielle BLESSON…………………………………………………………………………………..159
10. L’influence du marketing et le problème de la liberté du consommateur,
Doh Ludovic FIÉ,Sorombo ZOUZOU………………………………………..…179
LIGNE ÉDITORIALE
L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.
Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?
Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.
Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.
Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.
Le comité de rédaction
HEGEL ET LA CRISE CONTEMPORAINE DE L’ÉDUCATION
Hervé Kouakou NIAMIEN
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
De toutes les crises qui minent le monde actuel, nous pensons que celle qui est relative aux valeurs, à l’éducation est la plus profonde. Cette crise, au regard de la phénoménologie de ce monde est, en grande partie, provoquée par l’univers de la technique. Parce qu’il oriente l’éducation de l’homme contemporain vers un paradigme ineffectif, le technocosme ternit ainsi la destination effective de l’éducation vraie, qui est l’éducation socio-politique. C’est donc à bon droit que, pour remettre à l’endroit cette éducation renversée, nous proposons une éducation qui, adossée à l’hégélianisme, prend en compte, de façon dialectique, les deux sphères de la vie éthique, à savoir la société civile et l’État.
Mots-clés : Éducation, Éthique, Esprit, Extérieur, Intérieur, Liberté, Technique.
Abstract :
About all the crises that undermine the actual world, we believe that the one relating to values and education is the deepest. This crisis, with regard to the phenomenology of this world, is, in large part, caused by the world of technology. Because it leads the education of contemporary man towards an ineffective paradigm, the technocosm thus tarnishes the effective destination of true education, namely It is therefore with good reason that, in order to put this upside down education to the right place, we propose an education, backed by Hegelianism, which takes into account, in a dialectical way, the two spheres of ethical life, namely civil society and the state.
Keywords : Education, Éthical, Spirit, Exterior, Interior, Freedom, Technical.
Introduction
L’essor de la technique, depuis le XVIIème siècle, a donné au monde un visage beaucoup plus reluisant. Mais force est de constater que cette reluisance s’observe moins au plan spirituel et moral qu’au plan matériel. L’un des domaines de la vie humaine les plus touchés par ce déséquilibre existentiel est l’éducation qui, pour cette raison même, est en crise. En effet, puisqu’elle est chargée de conduire l’humanité vers des horizons humanistes, c’est-à-dire parsemés de valeurs qui pourront fonder le vivre-ensemble, l’éducation est sans nul doute, le moyen de formation par excellence à travers lequel, l’humain se déploie à volonté. Mais, le pouvoir de la technique, visible à travers son omniprésence, impose de nouvelles donnes à l’éducation. Cette nouvelle orientation de l’éducation tend à renverser les valeurs les plus sublimes du règne humain : tant les connaissances qu’elle inculque à l’homme lui sont extérieures[1]. Pour le dire simplement, l’éducation contemporaine, influencée par la technique, développe beaucoup plus en l’homme sa dimension physique ou matérielle que sa nature universelle. Cela pose un réel problème auquel la pensée hégélienne paraît la mieux avisée pour répondre avec rationalité. Par ailleurs, afin d’éviter tout équivoque autour d’un éventuel anachronisme que notre réflexion, adossée à l’hégélianisme, pourrait créer, nous tenons à préciser ceci : la philosophie hégélienne ne traite aucunement d’une crise de l’éducation contemporaine, étant donné que Hegel (les grands biographes et historiens de Hegel tels que B. Bourgeois, J. F. Kervégan, E. Bréhier et H. Althaus sont unanimes sur le fait qu’il) n’est pas un penseur de la période contemporaine, mais plutôt de la période moderne. Toutefois, nous nous approprions sa pensée, car il s’y trouve une philosophie de l’éducation, dialectisant vie sociale et vie politique, qui pourrait résorber la crise de l’éducation que connaît le monde actuel. Ainsi, Quel est le sens hégélien de l’éducation? En quel sens pourrait-elle redorer le blason de la crise contemporaine de l’éducation ? La saisie intelligible de cette question exige, dans une première analyse, une présentation de l’univers éducatif contemporain ; cet univers, comme on le sait, est influencé par le progrès technique. Cette présentation, qui nous servira en réalité de levier cognitif, nous permettra de comprendre, dans une seconde analyse, la nécessité au recours hégélien de l’éducation, puisqu’il y a au fond de celle-ci, en sa coloration spécifiquement contemporaine, un déchoir, une crise béante et stridente. En d’autres termes, eu égard au contenu ineffectif de ladite éducation, la conception hégélienne de l’éducation, parce qu’elle dialectise vie sociale et vie politique, pourrait être une piste de solution pour redresser l’éducation telle que phénoménalisée sous nos cieux.
1. Le visage contemporain de l’éducation : les traces visibles de la technique
La modernité et la postmodernité se nourrissent et s’abreuvent aux sources de l’esprit technoscientifique ; cette rationalité, sur le fondement de la science et la technique, privilégie l’efficacité et surtout la matérialité de la connaissance. En effet, l’homme ayant eu toujours soif de liberté, s’est vu contraint, à partir du XVIIIème siècle, de se créer un nouvel espace de vie plus pratique dans lequel il se sentirait chez soi. Se sentir chez soi, selon ce nouvel homme, signifie, se déployer et s’affirmer par soi. Il s’agissait pour ce dernier de se forger une conscience capable de sortir de la dictature du troupeau[2] dont les principes d’existence niaient absolument la nature libre de l’homme. Comment opérer ce changement dont le contenu pourra permettre à l’homme de vivre pleinement son essence ? Certes, la raison en sera le fondement naturel et spirituel. Elle est, selon les mots de Descartes, la lumière naturelle qui a permis à l’homme de s’autonomiser et de s’émanciper. Mais, puisqu’il est question pour lui d’affirmer son être libre, non pas abstraitement, mais concrètement, la raison humaine, dans son projet d’émancipation, va s’objectiver dans un monde beaucoup plus pratique appelé le technocosme. Entendons par technocosme, un univers où les objets techniques sont plus qu’indispensables à l’homme, au point de faire de celui-ci un esclave. C’est donc un milieu dans lequel le pouvoir appartient à la technique. Dans le technocosme, la raison humaine se sent libre, dans la stricte mesure où elle s’autodétermine. D’ailleurs, tous les domaines de l’existence humaine vont s’actualiser selon la marche du monde technique. En Occident, cet état de fait est beaucoup plus visible, comme le témoignent ces propos de J. Ellul (2012, p. 78) :
Je ne dis nullement que la technique a toujours et dans toutes les sociétés été ce facteur déterminant (…) ce que je dis, c’est que dans notre monde occidental (et depuis plus de vingt ans on peut généraliser) c’est la technique qui est le facteur déterminant.
Désormais faisant partie de l’univers technique, l’homme contemporain est donc contraint de s’accoutumer à de nouveaux principes de vie. Lesquels se fondent sur la liberté individuelle de création, d’expression et surtout d’appropriation de biens matériels. Par ailleurs, ce règne de la chose technique, à en croire la phénoménologie du monde actuel, a favorisé l’expansion de la vie sociale[3].
Au XIXème siècle, dans ses Principes de la philosophie du droit, Hegel faisait une remarque qui nous laisse croire la pertinence de l’idée évoquée ci-avant. Il affirme à cet effet ce qui suit :
Par la dialectique qui est la sienne, la société civile, (…) est poussé au-delà d’elle-même, afin de chercher (…) de manière générale, en ingéniosité technique, etc., des consommateurs et, partant, les moyens de subsistances nécessaires (G. W. F. Hegel, 2013, pp. 406-407).
Ces propos sous-entendent que l’avènement de la technique a accentué et donné plus de valeur à ce que Hegel a appelé la société civile, quasiment invisible aux yeux de certains philosophes comme E. Kant. En naissant grâce à l’éclatement de la famille, la société civile devient un espace, au sein de l’État, où les individus, grâce au travail, qui se rencontrent désirent satisfaire leurs besoins et intérêts personnels, avec la contribution des autres, lesquelles apparaissent de ce fait comme un simple moyen. Différente de l’état de nature, et pouvant aussi être désignée comme un ensemble de « (…) moyens appropriés aux besoins particularisés, eux aussi particularisés, [par] le travail qui, (…) spécifie en vue de ces fins multiples le matériau immédiatement livré par la nature » (G. W. F. Hegel, 2013, p. 196), la société civile désigne la part non politique du vivre en commun des hommes, portée au jour par le monde moderne. Selon G. W. F. Hegel (1970, p. 445) elle est :
La substance, en tant qu’esprit qui se particularise abstraitement en nombreuses personnes (…) en familles ou en singuliers, lesquels sont pour eux-mêmes dans une liberté autonome et à titre de particuliers, perd dès l’abord sa détermination au-niveau-des-bonnes-mœurs, étant donné que ces personnes comme telles ont dans leur conscience et pour but, non point l’unité absolue, mais leur propre particularité et leur être-pour-soi. La substance devient ainsi une simple corrélation universelle (…) des extrêmes autonomes et leurs intérêts particuliers ; la totalité de cette corrélation, développée en elle-même, est l’État comme société civile, (…).
Il est donc difficile de nier le fait que la société civile soit cet espace où s’expriment les libertés individuelles grâces aux activités menées, puisqu’elle réunit des personnes qui n’ont pour seul but que de rechercher leur satisfaction personnelle. Cette satisfaction est rendue beaucoup plus possible de nos jours par le pouvoir de la technique. Par ailleurs, si la technique vient donner plus d’expressions à la société civile, lesquelles se perçoivent à travers son désir d’individualiser la liberté humaine, de singulariser l’expression sociale de l’homme et surtout de faire de celui-ci une puissance matérielle personnifiée, il va sans dire que la déclinaison postmoderne de la société civile va imprimer sur l’homme une nouvelle forme d’éducation qui, fondée sur le progrès technique, développe une liberté qui, dans son commerce avec d’autres libertés, privilégie des intérêts personnels.
Il se développe ainsi une éducation basée sur l’homme[4]. Car la réalité est que, l’influence de la technique sur le système éducatif actuel est si importante, qu’elle impose à l’éducation un modèle de formation qui met l’accent sur l’appropriation ou la quête individuelle de l’avoir ou de la matière. En se conformant donc aux principes de la technique, l’éducation technicienne semble aiguiser en l’homme uniquement sa capacité à rechercher ses propres intérêts, au détriment de ceux des autres.
Dans Les nouveaux analphabètes, M. Horkheimer et T. Adorno estiment que depuis l’avènement de la technique en général, et de l’ordinateur en particulier, l’homme est contraint de se faire rééduquer. En effet, on exige un type d’éducation primaire, secondaire, universitaire et même familial qui prend en compte des disciplines dont le contenu accorde le privilège à la manipulation d’objets techniques. Puisque le monde est devenu un grand livre numérique, c’est-à-dire écrit dans un langage technique, l’homme contemporain doit impérativement s’éduquer à ce nouveau système. Ce phénomène éducatif propre à la contemporanéité est si réel, qu’il tend même à décrédibiliser l’importance des savoirs dits théoriques, ou les lettres tels que la sociologie, la philosophie, la logique, l’histoire, la géographie, etc., aujourd’hui jugés infructueux, eu égard à la stérilité supposée de leur réflexion. En effet, dans les universités encore en retard au niveau de la connaissance et des recherches, ces disciplines sont en train d’être considérées comme étant obsolètes, puisqu’elles ne sont pas pratiques, et n’impliquent pas l’usage d’objets techniques. En ce qui concerne l’enseignement du primaire et du secondaire, on initie déjà l’individu à des connaissances pratiques arrimées au numérique. De fait, on lui apprend, certes des connaissances basiques sur l’histoire, la philosophie, qui lui permettent de connaître plus ou moins ses origines historiques et l’histoire générale de l’humanité ; mais ce type de savoir n’a d’importance que parce qu’il satisfait un besoin cognitif facultatif ; ce qui importe réellement étant la connaissance technoscientifique. Dans les pays occidentaux, ces niveaux d’études initient des cours d’apprentissage de l’ordinateur et font même apprendre aux enfants la manipulation des objets techniques utiles pour leur sécurité professionnelle, une fois qu’ils auront l’occasion d’y avoir droit. Là encore, nous constatons les traces bien visibles de la technique qui impose à la formation scolaire des normes éducatives propres à son univers.
Dans la cellule familiale, l’éducation technicienne est bien visible. La famille, dans les paystechnologiquement avancés, est la première instance éthique qui met en application l’esprit d’une telle politique éducative. La cellule familiale, ayant conscience que l’enfant est destiné à une vie professionnelle extérieure dont le contenu impose une intelligence technicienne, s’emploie à éduquer l’enfant selon cette norme sociale. Ses tâches, jeux et divertissements sont prioritairement axés sur ce type de formation, de sorte qu’une fois à l’école, et plus tard dans la vie active, l’enfant ne se sente pas dépaysé. Cet état de fait montre à quel point la technique, en entrant dans la cellule familiale, impose un type d’éducation, sans lequel elle ne peut se conformer aux exigences extérieures.
L’homme de la société civile, ayant compris ce principe existentiel que lui inculque l’essence de la technique, est ainsi nourri par la soif de travailler afin de s’approprier de plus en plus de biens matériels pour sa subsistance sociale. K. Marx fera de cette réalité, qui considère la matière comme le fondement de l’existence humaine, le nœud de sa philosophie. Selon le disciple de Hegel, l’existence humaine est déterminée par la chose matérielle. Entendons ici par matière, certes le travail, mais aussi ce par quoi celui-ci est possible. Ainsi donc, de façon implicite, Marx était conscient de ce que l’homme ne saurait pleinement s’affirmer en dehors du système industriel, quoiqu’il s’opposât à la mauvaise gestion qu’en faisaient les bourgeois de son époque. Il est donc clair que pour lui,
le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. (K. Marx, 2007, p. 272).
À travers ces propos, on pourrait déduire que la technique a fortement influencé le monde du travail, imposant au travailleur ou à l’ouvrier une nouvelle forme d’éducation au travail. En s’invitant dans la sphère du travail, la technique confère à celui-ci une dimension aussi bien pratique qu’efficace ; pratique en raison de ce qu’elle agit directement sur l’existence matérielle de l’homme et efficace dans la mesure où elle produit des résultats concrets. Se faisant, c’est une éducation qu’elle forge et érige, car l’homme s’adapte désormais à un style de vie qui ne saurait se suffire et s’affirmer pleinement loin de l’univers technicien. Par ailleurs, dans son déploiement, l’univers technicien, parce qu’il fait croître en l’homme son caractère matérialiste, circonscrit nécessairement un monde d’intérêts. Ces intérêts deviennent l’enjeu de toute existence, obligeant même les hommes à saisir leur semblable comme des moyens pour atteindre cette fin. On se rend compte que l’éducation contemporaine, influencée par la chose technique, circonscrit un cadre de vie dans lequel l’homme est identifié à une chose, où du moins l’individu n’a de valeur que parce qu’il est propriétaire. Cependant, s’il faut saisir l’éducation contemporaine sous un tel joug, n’est-ce pas alors bien légitime de la craindre ? S’il faut la craindre, par ailleurs, c’est dire qu’elle soulève des problèmes, voire des insuffisances. Dans l’analyse qui suivra, nous nous efforcerons d’une part de révéler les limites de l’éducation contemporaine, et d’autre part de recourir à la philosophie hégélienne comme une piste de solution à la crise que connaît cette éducation.
2. De la phénoménologie du déchoir contemporain de l’éducation au recours à l’idée hégélienne d’une formation socio-politique
Avant Hegel, les dérives de l’éducation technicienne avaient attiré l’attention de Rousseau. Nous admirons particulièrement la plume de Rousseau consacrée à la fustigation des prouesses de la technique qui, au lieu de susciter en l’homme des valeurs communautaires et celles du vivre-ensemble, ont attisé et mettaient plutôt en relief des qualités individuelles, si bien que selon lui, l’éducation a pris une direction regrettable. Il affirme d’ailleurs ce qui suit :
Où il n’y a nul effet, il n’y a point de cause à chercher : mais ici l’effet est certain, la dépravation est réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. (J. -J. Rousseau, 2011, p. 11).
Cette pensée bien connue du philosophe du contrat social indique combien de fois les us et coutumes des hommes, depuis l’avènement de la connaissance scientifique et celle des arts, ont connu une décadence extraordinaire. En s’exprimant ainsi, le philosophe soutient expressément le fait que l’éducation, influencée par les arts et la science, ait instauré dans le comportement des individus des valeurs quasiment non-humaines, c’est-à-dire qui tendent à exclure l’humanisme du paysage humain. Il s’agit spécifiquement, dit J. -J. Rousseau (2011, p. 10.), d’
une absence d’amitiés sincères ; plus d’estime réelle ; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité.
Si, selon l’analyse rousseauiste, l’éducation technicienne entretient, entre les hommes, de telles qualités dont l’expression sociale dénature et affadit le vivre-ensemble authentique, alors le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est inconforme à la nature sociable de l’homme. De ce point de vue, il est légitime d’affirmer qu’une telle éducation serait ineffective.
On perçoit encore cette ineffectivité de l’éducation technicienne lorsqu’elle s’attèle surtout à créer en l’homme une conscience suiviste, qui ne pense plus par elle-même. Cette conscience, parce qu’elle perd l’une de ses valeurs fondamentales qui est de se poser comme une chose réfléchissante, est incapable de voir dans ce suivisme les dangers auxquels elle expose l’humanité. Ainsi, l’esprit technicien, au regard de ce qu’il s’impose comme une valeur à suivre, est, dans une certaine mesure, la négation d’une pensée par soi. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre ces propos de J. -J. Rousseau (2011, p. 10) :
On n’ose plus paraître ce qu’on est ; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent. On ne saura jamais bien à qui l’on a affaire : il faudra donc, pour connaître son ami, attendre les grandes occasions, c’est-à-dire attendre qu’il n’en soit plus temps, puisque c’est pour ces occasions mêmes qu’il eût été essentiel de le connaître.
Si, avec l’éducation technicienne, il est impossible pour l’homme de penser soi-même et par soi-même, c’est dire que cette forme d’éducation fait poser l’homme comme une conscience en dehors de soi, dans l’étrange brouhaha de l’inconnu. Hegel verra dans cet inconnu, symbole de la société civile au sein de laquelle les membres se côtoient à visage sublimé par intérêt,l’élévation d’un individualisme due à l’exagération d’un amour-propre.
L’éducation, telle qu’on l’observe aujourd’hui, phagocytée par la technique, laquelle renforce et se déploie dans la société civile, est empreinte d’un égoïsme absolu. Car, « dans son effectuation, [celle de l’éducation], la fin égoïste, ainsi conditionnée par l’universalité, fonde un système de dépendance multilatérale, de sorte que la subsistance et le bien-être de l’individu-singulier sont (…) garantis que dans ce contexte ». (G. W. F. Hegel 2013, p. 350). Les valeurs morales se sont personnalisées, tant et si bien que les individus s’appréhendent comme des moyens privilégiés par lesquels ils peuvent atteindre leurs intérêts. Dans ces conditions, chaque individu s’affirme au fond comme un être différent des autres, un être dont l’essence est de s’imposer. C’est pourquoi, selon M. Gauchet (2002, pp. 249-250),
nous avons basculé dans la période récente vers un individualisme de déliaison ou de désengagement, où l’exigence d’authenticité devient antagoniste de l’inscription collectif (…) Le geste par excellence de l’individu hypercontemporain, c’est non pas de s’affirmer en s’impliquant – l’individualisme de personnalisation – c’est de se reprendre.
Autrement dit, en faisant de l’homme un être matérialiste, ou intéressé par l’avoir, l’éducation contemporaine, séduite par la démarche de la technique, fait la promotion d’un développement personnel, individuel. Elle forge en tout individu une identité qui ne découvre son essence, parmi les autres, qu’exclusivement dans son égalité-à-soi. La personne éduquée devient alors une individualité qui tend de plus en plus à s’affirmer en face des autres comme une totalité exclusive. Or, le risque que cette sorte d’éducation fait courir à l’homme contemporain, c’est qu’elle fait taire en nous le besoin de collectivité et le désir de s’y référer pour une vie épanouie. Or, Hegel taxe d’ineffective toute forme d’éducation qui ne se soucie aucunement du visage d’autrui ou de la communauté (l’État) ; lieu où l’homme se saisit comme une substance universelle par la transcendance de sa singularité. C’est pourquoi, dans ses Principes de la philosophie du droit, il affirme : « À la question posée par un père sur la meilleure manière d’éduquer son fils de manière conforme à l’éthique, un pythagoricien donna la réponse suivante : « fais-le citoyen d’un État qui a de bonnes lois » » (G. W. F. Hegel, 2013, p. 324). Cela signifie, en d’autres termes, que toute éducation qui ne s’approche pas de l’autre avec une conscience dialectique, c’est-à-dire dédoublée et teintée d’amour, est bornée. On comprendra dès lors, selon cette perspective hégélienne, que l’éducation technicienne, puisqu’elle s’effectue loin de l’objectivité par l’affirmation plénière de la subjectivité humaine, est ineffective. C’est donc à juste titre que, parlant de ce genre d’homme éduqué par la technique, J. M. Lamarre (2006, p. 32.) écrit :
Ce type de personnalité se caractérise par « l’adhérence à soi », par une incapacité à se décentrer de soi-même pour se mettre au point de vue de l’autre et du public, abstraction faite de « ce qui m’intéresse moi » et de « ce que je pense moi ».
En nourrissant en soi le désir de ne considérer que le soi comme vérité absolue, dans une ambiance communautaire qui se veut le fruit d’une réciprocité conscientielle, l’éducation contemporaine élève à un degré exagéré l’être de droit qui caractérise l’homme, niant, certainement à son propre insu, qu’il est aussi un être de devoir. Cette réalité malheureusement met à mal la valeur du devoir dans la vie du citoyen. Tout se passe comme si, avec l’éducation technicienne, l’homme n’a que des droits et très peu de devoirs. Une telle approche de la vie éthique est inauthentique et ineffective. Qu’est-ce qu’une existence, au juste, ineffective, si ce n’est celle qui se mène loin et en dehors de l’autre ? N’est-ce pas celle dont « l’être soi-même dans la postmodernité est un être immédiat [?] ; l’individu hypercontemporain est « naturellement » ce qu’il est et qui il est, il l’est immédiatement et sans altération de soi » (J. M. Lamarre, 2006, p. 32.).À travers cette pensée, on constate clairement que la formation de l’esprit contemporain est en totale contradiction avec la vie communautaire. Elle s’oppose de façon permanente à l’autre, si bien que « (…) l’individu qui est d’emblée lui-même a seulement à développer, exprimer et faire connaître son identité » (J. M. Lamarre, 2006, p. 32).
Dans ces conditions, il faut avouer que le statut du citoyen dans la société politique se dégrade et perd de sa valeur. En réalité, dans un climat où la vie s’efforce de se conjuguer singulièrement, la citoyenneté, censée être l’image parfaite de l’homme politique, est contrainte de se singulariser et de se replier sur elle-même afin de n’être plus un autre que soi. Être un autre que soi, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, le fait de se perdre dans la personnalité d’autrui, mais de s’y trouver comme faisant partie d’une totalité singularisée ou d’une singularité totalisée. De ce fait, l’éducation du monde contemporain s’illustre comme une éducation extérieure, autrement dit, contraire à son essence éthique. Or, dans la philosophie de Hegel, le concept d’extériorité, correspondant dans son système à la Nature[5], parce qu’elle « (…) a pour caractéristique l’extériorité, consistant, pour elle, à laisser les différences choir les unes en dehors des autres et surgir comme des différences indifférentes » (G. W. F. Hegel, 2004, p. 41), est une détermination non accomplie de l’esprit. En effet, dans son procès spirituel, l’esprit se pose d’abord comme un concept abstrait, c’est-à-dire logique. L’esprit est, en ce moment, une simple[6] universalité. Ce moment processuel de l’esprit correspond à une éducation infantile. Il désigne cette formation inconcrète qui ne se déploie qu’intérieurement. Cette éducation désigne l’état d’une conscience à l’intérieur de laquelle se forme une culture, un savoir, mais dont le contenu est inconnu. Mais, dans le développement de soi, l’esprit trouve en lui-même l’exigence de sortir de cette abstraction qui néantise son contenu, afin de parvenir à un moment concret de soi. Dès cet instant, l’esprit s’objective et se pose comme extériorité, ou Nature. En tant qu’il prend la configuration d’une détermination naturelle, l’esprit est hors de soi, donc soumis aux velléités de la contingence, qui lui confère la nature d’une détermination non-résolue[7].
En réalité, cette détermination extérieure de l’absolu correspond à cette forme d’éducation contemporaine dont le contenu est privé de son essence. Se priver de son essence, c’est ne pas parvenir à correspondre avec son être profond. C’est, en errant hors de soi, s’objectiver dans une détermination inaccomplie. Ainsi, en privilégiant sa dimension extérieure, à travers un contenu matériel et technique, qui obstrue et restreint son champ de vision, l’éducation contemporaine fait l’aveu inavoué de son ineffectivité. De plus, parce qu’elle est une détermination extérieure et naturelle, par conséquent ineffective, l’éducation contemporaine ne saurait transcender les contradictions qui règnent en son sein. Dans cette existence parsemée de contradictions non-résolues, chaque terme de la contradiction désire immédiatement s’affirmer comme une opposition dominante, assujettissante et néantisante qui souhaite même, dans la confrontation, la mort de l’autre pour la survie de son être. L’esprit de cette lutte est traduit dans La Phénoménologie de l’esprit, en ces termes :
Le comportement des deux consciences de soi est déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent elles-mêmes et l’une et l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort. (…) Chaque individu doit tendre à la mort de l’autre quand il risque sa propre vie, car l’autre ne vaut pas plus pour lui que lui-même (…). (G. W. F. Hegel, 1975, p. 159).
C’est ainsi que la chose technique façonne l’esprit de l’homme contemporain. Par conséquent, nous sommes convaincu que cette illustration confère à cette éducation une détermination ineffective, donc renversée qu’il convient de mettre à l’endroit, à partir d’une conception socio-politique de l’éducation dont Hegel est l’un des initiateurs
En se laissant transporter par les principes de la technique, l’éducation est en train de conduire l’homme vers une conscience dont la liberté se déploie de façon ineffective. L’éducation contemporaine ou technicienne est, on s’en rend compte, une éducation qui nie une culture de l’universel. Dans ces conditions, nous avons des raisons de croire que cette forme d’éducation serait aux antipodes de la conscience citoyenne. Mais qu’est-ce qu’une conscience citoyenne ? On pourrait définir ce concept, sans trop de pédanterie, comme une existence qui valorise une conscience universelle. Une conscience universelle est une conscience qui se phénoménalise selon la dictée du principe qui veut que les actions de l’homme en société, dans leur manifestation, visent la totalité de la communauté humaine. On aura donc le sentiment que le citoyen est l’image parfaite de l’homme dont la société contemporaine a besoin. L’éducation contemporaine doit s’atteler à inculquer à l’homme les valeurs qui sont les siennes. Mais, on constate que de nos jours, les sociétés sont en train, à travers les aspirations techniciennes vers lesquelles elles sont tendues, de faire disparaître ce genre d’individus. Aujourd’hui, si certains programmes éducatifs font l’effort d’intégrer le concept d’éducation citoyenne à leur système de formation, c’est justement parce que certains hommes et décideurs politiques, ayant pris conscience du peu d’intérêt que l’on accorde audit concept, veulent réhabiliter ce visage de l’homme qui, seul, peut l’extirper de ces mœurs égocentriques.
Hegel fut l’un des philosophes à être particulièrement séduit par l’éducation citoyenne, dont les Grecs sont les initiateurs, parce qu’elle développe en l’homme un esprit qui, sans les nier, s’élève au-dessus des considérations particulières de l’existence. C’est pourquoi, sur la meilleure manière d’éduquer un individu, G. W. F. Hegel (1998, p. 324) donne ce conseil : « fais-le citoyen d’un État qui a de bonnes lois ». Cette pensée suppose qu’il n’y a que dans un État qu’une approche effective de l’éducation, manifestée dans le citoyen, est possible. Car, l’État, selon lui, « en tant qu’effectivité de la volonté substantielle, que celle-ci possède dans la conscience de soi particulière élevée à son universalité (…) est le rationnel en et pour soi » (G. W. F. Hegel, 2013, p. 417). On comprend dès lors, l’une des raisons pour lesquelles Hegel fut attiré par l’éducation grecque, laquelle mettait en avant l’idée que l’État, d’où se forge la citoyenneté, est le lieu approprié pour développer une conscience universelle. En effet, différente[8], d’un point de vue du contenu, de la société civile qui privilégie les intérêts personnels de chaque individu, l’État, selon Hegel, est un espace où les hommes s’affirment comme des êtres égaux, des êtres qui, grâce aux lois et aux institutions, se soucient du bien-être général. Ainsi, « l’essence de l’État est l’universel auprès de et pour lui-même, le rationnel du vouloir (…) » (G. W. F. Hegel, 1970, p. 453). C’est précisément là où l’homme, en tant que citoyen, acquiert une éducation éthique. En suscitant en lui des qualités telles que la solidarité, l’entraide, l’amour du prochain, l’éducation à la citoyenneté fait la promotion d’une liberté intérieure, c’est-à-dire qui ne saurait se singulariser et s’individualiser, de peur de cesser d’être objective.
N’est-ce pas qu’il s’élève a priori, à travers le citoyen, une dimension métaphysique qui manque à l’homme de la société civile, dont l’éducation est centrée sur l’individualisme et l’égoïsme ? À ce propos, A. Sangaré (2013, p. 175) pense que le citoyen est « (…) cet homme universel ou générique, sans couleur, ni nationalité, ni sexe ». En universalisant donc son être singulier, la nature du citoyen suscite en tout homme le désir de se sentir responsable des autres. Cela signifie que la nature citoyenne confère à l’homme qui s’ouvre à elle le droit d’avoir des devoirs envers la communauté. Avoir des droits envers la communauté, c’est sacrifier la singularité de sa personne pour penser l’universalité de la société comme le lieu de réalisation du bonheur. À cet effet, il existerait dans cette ascèse, une sorte de mortification et d’aliénation de soi, de mon être singulier. Par ailleurs, s’il faut reconnaître que cette conjugaison universalisante de l’être humain dans la société est essentielle à l’éducation de l’homme contemporain, toutefois, il faut s’abstenir de lui fait perdre sa valeur empirique qui, de toute évidence, ne peut être niée.
Cela signifie que dans la manifestation universalisante de l’éducation, celle-ci ne doit en aucun cas rompre avec la singularité pratique, c’est-à-dire sociale de l’homme. En effet, la dimension empirique de l’homme, parce qu’elle fait se concevoir l’individu comme un être sensible, capable de satisfaire ses besoins et de persévérer dans son être comme le disait Spinoza, est essentielle à la réalisation effective du concept d’éducation. En considérant donc aussi cet aspect de l’homme dans son processus de formation, l’éducation vraie reconnaît le citoyen comme un être ayant des droits, non pas seulement des devoirs. D’ailleurs, la formulation du droit, qui s’exprime dans la vie de l’individu social, n’exclut pas celle du devoir dont la citoyenneté est la résonnance conceptuelle la plus audible, car c’est dans cette conjugaison dialectique que l’homme éduqué s’équilibre véritablement. J. Y. Bindédou (2010, p. 8) pouvait à juste titre affirmer que « (…) le droit ainsi rétabli dans son idée première ne peut rester cantonné dans la raison théorique ; il doit pouvoir rejoindre la raison pratique dans son effectivité au niveau social et politique ».
Hegel, avant Bindédou, avait déjà intuitionné, dans son Encyclopédie des sciences philosophiques, la nécessité de cette dialectique entre droit et devoir, vie citoyenne et vie sociale, État et société civile, dans l’effectivité de l’éducation. En prêtant une oreille attentive à la pensée du philosophe de l’État prussien, surtout dans l’entre-deux des vieux et jeunes hégéliens, on s’aperçoit que cette exigence que manifeste l’éducation est l’essence de l’absolu, de l’esprit. Car l’esprit, en se déployant comme cette indétermination, marque de son universalité, qui se détermine comme l’expression de sa précision empirique, inculque aux déterminations qu’elle fait advenir le sens de la nécessité de s’éduquer à travers et dans cette double exigence. Ainsi, suivant la processualité du déploiement de l’esprit, lequel est considéré, chez Hegel, comme la diction effective de la vérité en sa totalité concrète, l’éducation, si elle veut se faire donation d’un espace où l’individu se forme avec perfection, doit aussi embrasser une telle dialectique. C’est justement dans cette dialectique qu’il faut concevoir l’édifice effectif de la conception hégélienne de l’éducation qui prône, en clair, l’articulation concrète de la vie sociale et de la vie politique, puisque
(…) la singularité de la personne et ses intérêts particuliers ont leur développement complet et la reconnaissance de leur droit pour soi (…), tout comme, d’une part, ils passent d’eux-mêmes à l’intérêt de l’universel, [et] d’autre part, avec [leur] savoir et [leur] vouloir, reconnaissent celui-ci, en l’occurrence comme leur propre esprit substantiel, et sont actifs à son service, en tant qu’il est leur fin ultime (…). (G. W. F. Hegel, 2013, p. 431).
Ce que veut dire Hegel, c’est que l’éducation vraie, celle dont le contenu se destine à équilibrer l’homme, doit se phénoménaliser selon la dictée de la dialectique qui veut qu’intérieur et extérieur, c’est-à-dire universalité et empirisme, vie sociale et vie citoyenne se dialectisent. C’est ainsi que l’homme éduqué peut avoir la prétention de se sentir chez soi dans l’autre, désormais son autre, c’est-à-dire s’affirmer comme un citoyen, tout en manifestant son être social. B. Bourgeois (2001, pp. 99-100) reprend magistralement cette idée en ces termes :
(…) si le citoyen peut revendiquer des droits en se soumettant à ses devoirs, c’est qu’il a acquis la conscience qu’il est quelque chose par lui-même, que son humanité ne se réduit donc pas à sa citoyenneté, et une telle conscience d’être un homme s’assure à travers la libération sociale de son individualité alors active par elle-même.
Une telle éducation, culturellement équilibrée parce que dialectiquement structurée, ne s’illustre que dans un État social. Lequel désigne un « un État politiquement fort parce qu’il sait libérer en lui et de lui une vie sociale affirmant dans l’homme le citoyen » (B. Bourgeois, 2000, p. 192). C’est dans un tel environnement que l’homme éduqué, selon Hegel, s’identifie comme un citoyen social ; citoyen, en raison de ce qu’il est une universalité indivisible, et social, eu égard à sa détermination immédiate relative à sa condition d’existence matérielle. On comprend, dès lors, que la conception hégélienne de l’éducation dépasse celle des antiques, en ce sens qu’elle ne se limite pas seulement à la grandeur de l’autorité, parfois écrasante, de l’État et entrevoit la possibilité d’une expression socialement libre de l’individu. Elle fait également un dépassement de l’éducation moderne, basée essentiellement sur le social et mettant en valeur la liberté individuelle. Tout en ne niant pas la valeur de la liberté individuelle, l’approche hégélienne de l’éducation la limite tout de même, par le pouvoir rationnel de l’État. En dépassant ces deux formes d’éducation abstraites prises individuellement, mais effectives dans leur unité organique, Hegel entend montrer le visage et le sens rationnel de l’éducation. Cette rationalité, en effet, l’est d’autant plus qu’il conjugue, dans une dialecticité effective, État et société civile.
Conclusion
S’il faut admettre que l’éducation contemporaine va mal, c’est dans la mesure où, obnubilée par la chose technique, elle fait la promotion d’un type de conscience dont le contenu se décline de façon subjective, voire égoïste. La philosophie hégélienne, selon son ossature et sa phénoménologie, la perçoit comme une détermination fondamentale de la société civile, puisque qu’elle communique à l’individu une vie dont la poursuite de l’intérêt personnel est la seule et unique priorité. Et pourtant, du point de vue de Hegel, l’essence de l’homme ne saurait se rendre effective par cette sorte d’éducation, étant donné le déséquilibre culturel auquel elle le destine. En réalité, l’éducation contemporaine ou technicienne forge en l’homme une nature essentiellement sociale dont l’ombre assombrit sa dimension universalisante. En élevant en l’homme son caractère pratique et singulier, elle ternit son caractère universel. Nous pensons que cela est un handicap. Pour guérir de ce mal, il est souhaitable que cette éducation renoue avec la vie citoyenne afin d’assurer à l’homme contemporain une formation aussi équilibrée qu’effective. En clair, une bonne éducation nécessite une dialectique non-muette entre la vie sociale et la vie citoyenne, le particulier et l’universel, la société civile et l’État.
Références bibliographiques
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LA CRITIQUE NIETZSCHÉENNE DU NIHILISME ÉDUCATIF
Ouattara ISSIFOU
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
La critique nietzschéenne du nihilisme éducatif que nous abordons, est une cure thérapeutique dont le but est de désabriter les sources causales de la dégénérescence et le rapetissement de l’homme moderne. Cultivée par les polissoirs moraux du socratisme et de la religion des pères de l’église, l’homme poli s’est métamorphosé en un être souffrant de ressentiment. C’est contre cette entreprise nihiliste que Nietzsche, dans son philosopher, va en guerre avec ses coups marteaux dont l’objectif est de détruire toutes les valeurs incubées par l’éducation morale et religieuse. C’est pourquoi, pense-t-il, l’on doit déconstruire le soratylisme, la métaphysique, la morale théologique, les valeurs démocratiques.
Mots-clés : Christianisme, Décadence, Éducation, Modernité, Moral, Nihilisme.
Abstract :
The Nietzschean critique of skeptical educational is a therapeutic cure whose aim is to disabuse the causal sources of modern man’s degeneracy and shrinking. Cultivated by Socratic moral polishers andthefathers’ church religion, the polite man has metamorphosed into a resentful being. It is against this nihilistic enterprise that Nietzsche, in his philosophy, goes to war with his hammer blows, whose aim is to destroy all the values incubated by moral and religious education. This is why, he thinks, one must deconstruct soratylism, metaphysics, theological morality, and democratic values.
Keywords : Christianity, Decadence, Education, Modernity, Moral, Nihilism.
Introduction
Les interminables querelles philosophico-religieuses qui opposent les partisans des Anciens à ceux des modernes, du point de vue éducatif, ne peuvent être closes que si un bon diagnostic de la culture est fait, afin de situer les différentes responsabilités dans le processus de la dégénérescence humaine. Si ce diagnostic est bien mené, il doit permettre de déceler les maux dont souffre l’humanité depuis le socratisme jusqu’aux Aufklärers. Il s’agit d’en déceler les origines de la mal éducation qui a entrainé le pourrissement des valeurs humaines et le rapetissement de l’homme moderne. Du moment où le médecin soigne le corps, le philosophe-psychologue doit s’occuper de l’homme souffrant de ce que Nietzsche appelle le nihilisme éducatif (F. Nietzsche, 1978, p. 63). S’il y a des méthodes éducatives qui éduquent l’homme au devenir meilleur, malheureusement, il y en a d’autres qui le condamnent à la dégénérescence. Face à cette bipolarisation des effets de l’éducation, Nietzsche se donne pour mission de guérir la culture de tout ce qui la gangrène depuis Socrate. Il affirme à cet effet, que « notre piété est d’essence plus haute et voit plus loin ; nous voyons l’homme rapetisser et nous voyons que c’est vous qui le rapetissez » (F. Nietzsche, 1998, p. 206). Par ces propos, le philosophe médecin de la culture ouvre la voie d’un diagnostic de toute la culture humaine afin de déceler les origines et les causes des plaies gangreneuses qui constituent les graves maladies de l’humanité.
Si la meilleure thérapie provient d’un bon diagnostic clinique de la maladie, nous soutenons Nietzsche dans sa méthode qui consiste à jeter un regard critique dans les profondeurs de la culture humaine afin d’y déceler les véritables causes de la mal-éducation qui font que « l’homme déchire le lien qui le rattache à son idéal » (F. Nietzsche, 2011, p. 597). Déchirure qui l’amène à cesser « d’être fécond et de procréer » (F. Nietzsche, 2011, p. 597) devenant ainsi « nuisible ou inutile » (F. Nietzsche, 2011, p. 597) pour lui-même et pour la société. Cette situation inquiétante mérite que nous replongions le regard dans le diagnostic nietzschéen de la culture et surtout de l’éducation nihiliste dont les conséquences sont néfastes pour l’homme. Comment appréhender la critique nietzschéenne du nihilisme éducatif ? Autrement dit, quelles sont les fondements ainsi que les grandes orientations de cette critique ? Comment comprendre que, hier, l’éducation conduisait aux valeurs du surhomme et qu’aujourd’hui, elle ne forme que des hommes courants qui courent à l’image de la monnaie courante ?
Pour répondre à ces questions, qui ont amené Nietzsche à peser dans des balances cliniques conçues à cet effet, toute l’action éducative, dans le but d’aboutir, par une extrême rigueur, à l’éradication des pathologies sociales liées au nihilisme éducatif, nous avons jugé nécessaire d’utiliser, à partir du philosopher nietzschéen, la méthode historique et critique afin de comprendre le diagnostic du nihilisme éducatif depuis l’antiquité jusqu’aujourd’hui. Le souci de clarté et de cohérence dans la mise en œuvre de ce diagnostic, nous amènera à explorer deux voies : la première que nous allons emprunter, nous conduira la morale, suspectée par Nietzsche, comme le fondement philosophique du nihilisme éducatif (I). Quant à la seconde voie, elle nous mènera à l’éducation de l’Aufklärer (II).
1. La morale : fondement philosophique du nihilisme éducatif
Le problème de l’éducation fait couler beaucoup d’encre et de salive car, l’humanité n’est pas encore sur la voie de la construction d’un monde meilleur en lequel, il n’y aura plus de germes de rapetissement de l’homme. Malgré les différentes réflexions et propositions pouvant mettre tout être humain sur la voie de la grandeur et de l’élitisme, nous remarquons que le rapetissement de l’homme, depuis le socratylisme, ne fait que s’accroître. Cette situation inquiétante nécessite une nouvelle exigence qui consiste à faire une « critique des valeurs morales, à commencer par mettre en question la valeur de ces valeurs » (F. Nietzsche, 1978, p. 121) que la raison nous impose. Il s’agit pour nous, dans cette investigation, de considérer « la morale comme conséquence, comme symptômes, comme masque, comme tartuferie, comme maladie » (F. Nietzsche, 1978, p. 121) de l’époque moderne. Pour mener à bien ce diagnostic, deux voies sont à explorer. D’une part, le socratylisme (Niamkey-Koffi, 2021, p. 258) comme le polissoir moral de l’homme et l’éducation ecclésiastique qui s’annonce comme le lieu de la déchéance humaine.
1.1. Le socratylisme: le polissoir philosophico-moral de l’homme
La criarde dégénérescence de l’homme, enclenchée par la morale socratique, inscrite dans les cœurs de la jeunesse grecque par le biais de la maïeutique et de la dialectique, est la cause fondamentale de la condamnation de ce philosophe qui a impacté son époque. Retenons que sa pensée continue d’influencer le monde. Si Niamkey KOFFI parle de Socratylisme, c’est parce que Socrate est perçu comme un décadent. Le socratylisme caractérise ce courant philosophique caractérisé par l’expression de la destruction des valeurs humaines. Il justifie, en outre, la corruption des mœurs aristocratiques issues du « monde antique » (F. Nietzsche, 1978, p. 108). Cette décadence humaine qui s’étend jusqu’à la modernité, fait de Socrate, l’un « des symptômes d’une vie épuisée, fatiguée, malade » (Niamkey-Koffi, 2021, p. 258) à qui, il faut impérativement trouver des curatifs éducatifs, afin d’obtenir la régénérescence d’une humanité libérée des valeurs corruptibles de la morale socratique. Comment guérir l’humanité de cette morale corrosive à laquelle les valeurs de grandeur humaine sont soumises ? Pour parvenir à cette thérapie, il faut nécessairement décrypter, par un diagnostic opératoire, les causes du pourrissement des valeurs de l’ennoblissement de l’homme.
Pour Nietzsche, Socrate est la cause fondamentale de cette dégénérescence humaine. Le socratylisme moral fait du père de la maïeutique un « instrument de la décadence grecque » (F. Nietzsche, 1971, p. 63). Il est, dans cette perspective, « le décadent typique » pour avoir opposé la raison à l’instinct. Le philosophe médecin de la culture nous fait comprendre que les principes de la raison constituent un danger pour l’homme. C’est pourquoi, il conçoit cette faculté comme une « puissance criminelle qui tue la vie » (F. Nietzsche, 1971, p. 63). Pourtant, au cœur du socratisme, la raison est le gouvernail de l’action humaine. On pourrait dire de cette pauvre raison dont les rayons éblouissent l’homme naïf, qu’elle est une faculté trompeuse dont la beauté légendaire l’amène à se perdre en s’évanouissant. L’homme, sous l’influence de cette faculté, se méprend en « laissant le gouvernail (de son être) non aux sens et au désir qui, depuis le socratylisme, ont conduit la barque » (P. Rosard, 1997, p. 215) humaine non pas vers la grandeur humaine, mais à cette fallacieuse faculté qui, pour Nietzsche, est la petite raison qui est au service de la grande raison, à savoir, le corps.
Le socratylisme se caractérise par le raisonnement abstrait qui met en place une morale dont la pureté ne peut produire que l’homme théorique. Ces hommes théoriques sont, selon Nietzsche, « de vrais propres à rien, de vrais fainéants » (F. Nietzsche, 1971, p. 181). C’est cette fainéantise que Charles Baudelaire peint en ces termes : « la paresse maternelle, la fainéantise créole qui coulait dans ses veines l’empêchait de souffrir du désordre de sa chambre, de son linge et de ses cheveux encrassés et emmêlés à l’excès ». (C. Baudelaire, 1988, p. 371). Cette paresse est ce qui empêche l’homme moderne de créer de nouvelles valeurs afin d’échapper au polissoir socratique et au pouvoir de la morale qui font de lui un homme courant ou un philistin de la culture.
Pour philosophe Bâlois, la grandeur de l’homme obéit à une seule condition. Il s’agit pour tout homme de « conserver son attitude véritablement antique » (F. Nietzsche, 2000, p. 519) et non de se rapetisser dans le socratylisme en lequel la « connaissance est une sorte d’hospice » (F. Nietzsche, 2000, p. 519) à la reproduction de l’homme polis, domestiqué, dompté, apprivoisé, mou et inoffensif. Cette forme d’éducation rejetée par Nietzsche, est celle qui consiste en la reproduction « de l’homme timoré et du chien battu » (F. Nietzsche, 2000, p. 519). Ce domestique est le produit du nihilisme éducatif qui consiste à utiliser le polissoir socratique, à l’image de celui du menuisier, pour obtenir en fin de compte « l’homme théorique » (F. Nietzsche, 2000, p. 620) qui est incapable de « réaliser le plus souvent sa destinée scientifique » (F. Nietzsche, 2000, p. 621). Dans cette incapacité de produire par soi et pour soi-même, il « sacrifie la pureté de son caractère, tel qu’un « gredin » (F. Nietzsche, 2000, p. 621) qui s’adonne aux pratiques inhumaines. L’homme, produit du polissoir socratique, est selon Nietzsche, une « créature plus morne et plus répugnante que l’homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout » (F. Nietzsche, 2000, p. 621) cherchant la voie qui conduit au dionysisme et à la joie de vivre, sans pouvoir croiser ce noble chemin. Dans cette optique, Socrate est perçu comme l’expression de la déchéance qui a forgée le préjugé de lettré et d’illettré, de bon et de mauvais, de bien et de mal. Ainsi, en Socrate, Nietzsche nous invite à voir les symptômes du nihilisme. Il est un « instrument de la décomposition grecque » (F. Nietzsche, 1978, p. 13) dont l’inexistence aurait pu épargner l’humanité du pourrissement dont elle souffre.
Si Nietzsche présente Socrate comme un « criminel, … un décadent », c’est parce qu’il a tué en l’homme l’acquisition et la quête de la « puissance de la culture » (F. Nietzsche, 1978, p. 54). Retenons qu’ « avant Socrate, on écartait, dans la bonne société, les manières dialectiques : on les tenait pour de mauvaises manières car, elles étaient compromettantes. On en détournait la jeunesse. Aussi se méfiait-on de tous ceux qui présentent leurs raisons de telle manière » (F. Nietzsche, 1978, p. 14) avec dédain et avec rapetissement. La philosophie de l’éducation socratique, dans sa posture de décadence humaine à caractère fascinante, a fait de l’homme du moyen âge « le polichinelle qui se fit prendre au sérieux » (F. Nietzsche, 1978, p. 14). Comment guérir l’humanité de cette pensée corrosive ? « Où donc a passé toute réflexion au sujet des questions morales dont se sont préoccupées de tous temps les sociétés les plus évoluées » (F. Nietzsche, 2000, p. 332) ? La réponse à ces questions permettra de donner un nouvel élan à l’homme dans le processus du devenir meilleur de l’humanité.
Nous devons retenir de cette critique nietzschéenne qui accuse la pensée socratique d’être l’origine causale du rapetissement de l’homme, cette place prépondérante accordée à la raison chargée de chercher par la voie dialectique le bien, le vrai, le beau, le bon, le juste. Ces valeurs sont les causes de notre rapetissement et de notre déliquescence. Pourtant, avant Socrate, la préoccupation des hommes étaient de rechercher la grandeur à travers la créativité qui est la source du développement de la volonté de puissance. Avec le socratylisme, il « n’existe plus d’hommes illustres qui cultivent ces questions ; personne ne se livre plus à des méditations qui s’y rattachent » (F. Nietzsche, 2000, p. 332) ; « on se nourrit sur le capital de moralité que nos ancêtres ont amassé et que nous ne nous entendons pas à augmenter au lieu de le gaspiller » (F. Nietzsche, 2000, p. 332). Il faut améliorer la voie de la grandeur humaine au lieu de nous enfoncer dans des morales de déliquescence dont la singerie qui est l’expression de notre animalité soit l’expression de notre ipséité.
Pour Nietzsche, si la morale est la connaissance du bien et du mal, elle est encore cette théorie qui est conçue sous une forme normative pour réguler l’action humaine dans un groupe social donné en tant qu’elle est soumise au devoir. Dans cette optique, Durkheim nous fait remarquer qu’elle « est un ensemble de règles de conduite admises à une époque ou par un groupe d’hommes » (E. Durkheim, 1989, p. 262) dans le but de favoriser la coexistence pacifique. Cet ensemble de règles qui sera perçu par Nietzsche « comme un tout imbue de préjugés moraux d’origine plébéienne ou chrétienne » (F. Nietzsche, 1998, p. 11) nous met sur la voie d’un diagnostic partant du socratisme au christianisme. Le point de départ de la critique nietzschéenne des valeurs morales est lié au fait qu’il voit dans cette invention humaine un certain masochisme d’abord moral, ensuite social et en fin politique. Tout se déclenche avec le pessimisme nihiliste de Schopenhauer que le disciple conçoit comme un véritable symptôme de la maladie morale dont souffre l’humanité. La morale est, pour Nietzsche, source de dépression car, elle ronge l’homme sans lui permettre de pouvoir dire oui ou non.
Mais, dans cette critique de la morale nihiliste, Nietzsche révèle une équivoque. Il y a deux sources de la morale qui donnent deux sortes de morales en conflit : la morale des esclaves et celle des maîtres. La morale qui a causé le rapetissement de l’homme est celle qui part du ressentiment né des faibles. Ce ressentiment étant devenu une « haine contre le naturel –la réalité » (F. Nietzsche, 1974, p. 27), il crée les valeurs de bon et mauvais, par l’idée de bien et de mal pour les imposer comme règles de conduite. Ces valeurs font de nous des singes ou des êtres de troupeau dont la conduite est guidée par le conformisme. Il s’érige donc en « créateur et enfante des valeurs (le bien et le mal) » (F. Nietzsche, 1978, p. 50). Dans cet élan nihiliste où les méthodes éducatives sont conçues pour rechercher le bien, il y a lieu de comprendre que « l’histoire de l’homme et de l’humanité » (F. Nietzsche, 2012, p. 241) va « s’écouler à notre insu » (F. Nietzsche, 2012, p. 241). Cette histoire de l’humanité qui s’écoule désormais à notre insu favorise la « falsification systématique des grands hommes, des grands créateurs des grandes époques » (F. Nietzsche, 2012, P. 241). Ainsi, l’homme qui est déjà atteint par la maladie du rapetissement par sa propre négation, « refoule sa révolte et la retourne contre lui-même, empêchant ses instincts de se libérer » (F. Nietzsche, 1978, p. 215). Cette castration de l’esprit est un véritable déclin de la philosophie qui devrait ouvrir la voie de notre ennoblissement. « Le déclin de la philosophie comme motif essentiel de la critique nietzschéenne de la rationalité » (Niamkey-Koffi, 2021, p. 240) présente celle-ci comme « décadente parce qu’elle est philosophie mutilée de la vie mutilée » (F. Nietzsche, 1978, p. 56). Cette mutilation est la maladie devenue incurable dont souffre l’homme depuis Socrate.
Le socratylisme n’a-t-il pas influencé toutes les autres morales y compris la morale chrétienne ? A. Beaudart disait de Socrate, que « le profane a annoncé le sacré. Il l’a préfiguré, l’a mis en scène » à travers sa philosophie qui scinde le monde en deux. Tout le malheur de l’homme se trouve donc dans la négation de la vie au profit d’un monde dont nous n’avons aucune expérience exacte et démontrable. Socrate, le précurseur de cette théologie, a payé les frais en buvant la cigüe, Jésus à son tour, a été crucifié, des hommes et des femmes après eux, ont été brulés vifs. Et l’existence humaine n’a pas cessé de compter les drames au nom de la vie après la mort. C’est du socratisme et ensuite du judaïsme que sont nés le christianisme et l’islam dont les différentes doctrines font leur encrage.
1. 2. L’éducation ecclésiastique : la déchéance humaine
L’éducation ecclésiastique est ce nihilisme éducatif qui transforme l’homme en un révolté contre les conditions fondamentales de la vie. Elle rend l’individu craintif et éveille en lui « le besoin d’être protégé » (S. Freud, 1989, p. 102). Cette éducation dont le fond est la morale judéo-chrétienne met l’homme dans un état de fébrilité qui l’amène à vouloir le néant. Nietzsche nous fait comprendre que « dans le christianisme, ni la morale, ni la religion, n’a aucun point de contact avec la réalité. Il n’y a là que des causes imaginaires (« Dieu», « âme », « moi », « libre arbitre ») » (F. Nietzsche, 1978, p. 27). Il y a lieu de se demander comment ce monde que Nietzsche définit comme : « un monstre de force, …, une somme fixe de force, dure comme l’airain, …, une force partout présente » (F. Nietzsche, 2000, p. 216) puisse être transformé en un monde « diminué et inhumain » (F. Nietzsche, 2000, p. 216) ? L’éducation ecclésiastique a transformé l’homme et avec lui, « le monde de la volonté de puissance » (F. Nietzsche, 2000, p. 216) en le rendant faible. L’homme dégénéré est devenu un « animal domestique, un animal grégaire, un animal malade, le chrétien » (F. Nietzsche, 1978, p. 13). Les causes de sa maladie que révèle le diagnostic nietzschéen sont de deux ordres. La première cause se trouve dans la morale du christ : « si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un prend ton manteau ne l’empêche pas de prendre encore ta tunique » (La Bible, Luc 7 v 29). La seconde est le fait que « dans l’homme, le créateur et la créature se trouvent unis » (F. Nietzsche, 1998, p. 207). Union qui fait résider en lui des ordures qu’il faut extirper par le biais de l’éducation. Ces ordures que le nihilisme éducatif issu du christianisme ne peut extraire de l’homme sont « la matière, le fragment, le superflu, l’argile, la boue, la folie, le chaos » (F. Nietzsche, 1988, p. 207). Cette nature malsaine de l’homme lui a été transmise par la morale chrétienne amorcée depuis Socrate.
Dans la littérature philosophique nietzschéenne, l’une des causes du nihilisme ecclésiastique est la compassion. Cette pitié pour les pauvres est la cause de la prolifération des mendiants, des clochards, des incapables et surtout des enfants talibés. Ces natures calquées sur le parasitisme est encouragé dans la morale religieuse en ces termes : « lorsque tu donnes un festin, invites des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles » (La Bible, Luc 14 v 13). Cette morale construite sur la compassion pour les pauvres ne fait qu’augmenter le nombre de fainéants, de mendiants, de corrompus et de corrupteurs. Face à cette réalité, nous disons que rien n’est plus gênant « au milieu de notre modernité que la compassion chrétienne » (F. Nietzsche, 1978, p. 17) pour les débonnaires. Au-delà de cette compassion, il y a les pauvres en esprit à qui le royaume des cieux est ouvert : « heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! » (La Bible, Luc 14 v 13). Si les pauvres en esprit doivent se sentir heureux malgré leur état de disette, comment pourraient-ils cultiver en eux l’esprit de créativité et d’entrepreneuriat ? Ils se contenteront d’attendre leur supposée entrée au ciel qui est, à n’en point douter, la source de leur malheur.
Quelle est l’origine de la décadence humaine ? C’est « quand on place le centre de gravité de la vie non dans la vie, mais dans « l’au-delà » – dans le Néant » (F. Nietzsche, 1978, p. 73) en fixant le regard au ciel. Cette situation nous éloigne des réalités de la terre. L’homme moderne, plongé dans ce sommeil dogmatique, est devenu un homme théorique. Toute sa pensée se trouve orientée vers le ciel d’où il attend descendre son bonheur. Pour corroborer cet idée, Paul nous fait cette recommandation : « affectionnez-vous aux choses d’en haut, et non à celles qui sont sur la terre » (La Bible, Colossiens 3 v 2). Dans cette contemplation extatique, l’homme éloigne son regard des objets environnants. Il a le regard fixé entre deux abîmes : « l’abîme entre homme et homme, entre une classe et une autre » (F. Nietzsche, 1978, p. 90). Ce regard inquiet placé entrele ciel bleu et la terre sombre fait de l’homme un être timoré, un parasitaire, un incapable car, il ne produit point pour lui-même encore moins pour l’augmentation de la qualité de l’humanité.
L’homme théorique issu de ce rationalisme abstrait est un être faible et timoré. Il se comporte comme un mouton. Ce sont ces caractères de faiblesse, de mollesse, d’absence d’autorité et de volonté de puissance qui rendent l’homme incapable de se dominer soi-même et d’entreprendre pour une créativité artistique et ensuite d’innover. Si la Bible considère l’homme comme une brebis, c’est parce que la morale chrétienne est parvenue à le transformer en brebis. C’est pourquoi, Nietzsche adresse une critique virulente aux partisans de ces différentes morales de rapetissement de l’homme. Son maître Schopenhauer n’échappe pas à cette critique car, il voit dans le pessimisme nihiliste de celui-ci, un symptôme de la maladie morale, dépressive, qui ronge la société dans le déclin. Il y a lieu, selon Nietzsche, de réagir en remettant en question la valeur des valeurs morales répugnantes afin de guérir l’homme moderne de la maladie de polissement.
Mais, d’où est venu ce pessimisme, où le mal emporte sur le bien, l’impuissance sur la puissance ? Le point de départ du pourrissement des valeurs humaines est lié à l’existence de deux classes opposées : les faibles, les incapables, les prolétaires d’un côté et de l’autre, les forts, les nobles, les aristocrates et les créateurs. En fait, ce sont les hommes puissants (les aristocrates) qui, en désignant leurs actes comme « bons », s’arrogent le droit de créer des valeurs qu’ils ont imposées aux plus faibles. Les faibles à leur tour luttent avec des idées et des mots contre ces puissants, faisant des faibles les « vrais bons » ! Le ressentiment des esclaves crée ainsi de nouvelles valeurs, qui ne font qu’entériner leur soumission plutôt qu’elles ne les libèrent du joug du rapetissement. Cette nouvelle morale est alors celle de la misère, de la pitié et du renoncement de la vie que la morale religieuse et la démocratie vont imposer à la minorité puissante devenue impuissante. Cette situation de reversement de la valeur des valeurs, nous plonge dans une modernité dont le produit est l’homme courant.
2. La modernité éducative ou la culture de l’homme courant
Toute la pensée philosophique de Nietzsche est une déconstruction des valeurs négatrices de la vie : la métaphysique, la morale, la raison, l’âme, la conscience, le mal, le bien, Dieu etc. Le couronnement de son criticisme est la modernité, la science, l’art, et surtout la démocratie. L’un des points focaux de la critique nietzschéenne de la modernité est l’état démocratique qui agit comme un monstre. La démocratie est cette civilisation qui fait que l’homme s’enlise et se perd dans les valeurs de rapetissement et de dégénérescence. La modernité est pour Nietzsche l’époque de la barbarise, de la vraie maladie de l’homme et de la civilisation. Ses valeurs sont considérées comme les symptômes de la décomposition du type-modèle, le grec antique. Cette critique fait de Nietzsche le philosophe médecin de la culture. Mais, comment un siècle nommé le siècle des Lumières, peut-il plonger l’homme dans l’obscurantisme pour enfin le rendre malade en le transformant en un homme courant ? C’est ce diagnostic de l’Afklärung dont le produit est l’homme courant (Afklärer) que nous allons entamer pour parvenir à la régénérescence du surhomme.
2.1. De l’éducation de l’Aufklärer à l’instrumentalisation de l’homme
L’Aufklärung, comme l’âge d’or de la raison véhicule l’idée de lumière. À l’aurore du XVIIème siècle, la lumière est synonyme de raison en tant qu’elle exprime un ensemble de vérités immédiates et indubitablement évidentes à tout esprit qui y prête attention. Le mal qui s’est glissé dans l’avènement de l’Aufklärer est lié au fait que Descartes, l’un des philosophes qui ont influencé la pensée moderne, ait considéré la raison comme « la faculté de connaître que Dieu nous a donnée, et que nous appelons lumière » (R. Descartes, 2009, p. 30). Cette légitimation de la raison, est perçue comme une maladie. C’est pourquoi, Horkheimer, critiquant cette raison devenue instrumentale, la perçoit comme une raison malade « née de la tendance impulsive de l’homme à dominer la nature » (M. HORKHEIMER, 1997, P. 82). La cause de cette maladie qui est cachée dans la recherche d’une maîtrise des règles de la nature est effectivement la maladie de l’homme moderne devenu trop prétentieux. Au-delà de cette difficulté, il y a le capitalisme né de la modernité qui rend l’homme « marchand d’esclaves » (K. Marx, 1998, p. 180). Marx nous fait comprendre que l’homme moderne est devenu un homme sans cœur puisque la raison a pris le pouvoir de décision.
Face au capital, l’homme renverse l’ordre des choses. Karl Marl nous a prévenus des dangers qui sont liés au pouvoir de l’argent. Le désir de posséder l’argent amène l’homme moderne à vendre « sa propre force de travail dont il pouvait librement disposer » (K. Marx, 1998, p. 180). Au cas où cette force ne suffit pas pour satisfaire son désir devenu insatiable, l’homme assoiffé d’argent et épris de mégalomanie, « vend femme et enfants » (K. Marx, 1998, P. 180). Ici la plaie de la modernité est l’amour de l’argent, de la luxure ou la recherche de la gloire. Tout ceci rend difficiles les conditions de vie et d’acquisition des biens matériels. Ainsi, débutent d’autres problèmes d’ordre moral. L’homme extra morale, devient un être « sans cœur » (K. Marx, 1975, p. 41). Cet état de fait est celui qui a rendu l’homme ennemi de l’homme. Le travail des enfants décrié ça et là, de nos jours, ne vient pas de voir le jour. Il est le fait des premières heures du capitalisme car, selon Marx « la demande du travail des enfants » (K. Marx, 1975, p. 41) est cette forme d’esclavage qu’on leur impose afin de s’enrichir. Et c’est là l’une des formes de l’instrumentalisation de l’homme.
Si la modernité a prodigieusement modifié la condition de vie matérielle des hommes, cette action n’a pas été seulement l’œuvre des lois, des mœurs, de la politique, mais également, celle de la technique et des prouesses de la science. Mais l’amélioration des conditions de vie des hommes n’est pas sans conséquences. L’époque moderne « qui est si vaniteuse, apparaît comme une vraie maladie, tel que les symptômes caractéristiques de la décomposition de cette amélioration spectaculaire des conditions de vie de l’homme moderne » (F. Nietzsche, 1971, p. 10). Pour Nietzsche, la modernité, par le biais de la science et de la technique n’a pas fait de l’homme « un ange ou un humain, mais un objet, un dégénéré » (F. Nietzsche, 1971, p. 10). Sa dégénérescence est liée au fait que : ce ne sont pas « les hommes vivants qui gouvernent, mais des apparences d’hommes » (F. Nietzsche, 2000, p. 15) ou des momies. Nietzsche nous dit que c’est « à cause de cela que notre époque passera peut être, aux yeux de quelque lointaine postérité, pour la tranche la plus obscure et la plus immense de l’histoire, parce que la plus inhumaine » (F. Nietzsche, 2000, p. 15). L’humain est devenu trop humain, et dans la succession des époques, des philosophies et des morales il est devenu inhumain.
Ainsi, pouvons-nous retenir que le mal dont souffre l’homme moderne est le fait qu’il se trouve dans un « va-et-vient entre le christianisme et l’antiquité, entre un timide et mensonger christianisme de mœurs et un goût de l’antiquité tout aussi découragé et tout aussi embarrassé » (F. Nietzsche, 1971, p. 10). Ce qui nous fait dire que toutes ces créations sont les productions de la raison trompeuse. L’une des causes de cette caractéristique de l’homme devenu inhumain, est le vent démocratique qui a soufflé sur le monde depuis les années quatre-vingt-dix. Nous disons, à la lumière du Nietzschéisme, que la démocratie à l’époque moderne qui fait son ancrage dans le platonisme, décline la forme historique de la décadence de l’État. C’est justement la raison pour laquelle Nietzche considère l’État comme la plus ancienne forme de « tyrannie effroyable et une impitoyable machine d’oppression, jusqu’à ce que cette matière première, le peuple, les semi-animaux, ait fini non seulement par devenir malléable et docile mais aussi par être formé » (F. Nietzsche, 2000, p. 227). Ici, nous sentons encore le polissoir socratique qui continue son œuvre, mais cette fois-ci entre ‛‛les bras’’ de l’État démocratique.
2. 2. L’homme courant : l’œuvre parfaite de la modernité éducative
Qu’est-ce que la modernité dans la terminologie nietzschéenne pour que l’homme courant, en qui l’existence est purement théorique et exempté de toute action pratique, soit le produit de cette époque dont le caractère calamiteux a débuté depuis le socratylisme ? Nietzsche part d’un constat pour définir la modernité qui s’appréhende à partir des caractéristiques et du modèle de vie inhérente à l’homme moderne. Ainsi, affirme-t-il : « dans ce va-et-vient entre le christianisme et l’antiquité, entre un timide et mensonger christianisme de mœurs et un goût de l’antiquité tout aussi découragé et tout aussi embarrassé, vit l’homme moderne » (F. Nietzsche, 2000, p. 621). Ici, nous saisissons la modernité comme la période qui s’enracine dans l’antiquité socratique dont le prolongement est le christianisme. Cette époque se singularise par les rapports entre les individus : « l’un vit de l’autre, l’un prospère au détriment de l’autre » (F. Nietzsche, 1978, p. 54). Cette existence, à l’image d’une chaîne alimentaire, est l’expression d’un parasitisme qui est le produit du pessimisme éducatif dont les caractéristiques sont le déclin des valeurs d’ennoblissement, la dégénérescence et le rapetissement de l’homme. Nietzsche nous dit que le « penseur moderne, souffrira toujours d’un désir non réalisé … il estimera qu’il est nécessaire qu’il soit un homme vivant avant d’avoir le droit de croire qu’il peut être un juge équitable » (F. Nietzsche, 2000, p. 534) de ses actions et de sa propre pensée. Cette époque est l’intelligence mise en ordre pour pouvoir accommoder nos « besoins et leur satisfaction, … en disposant, en même temps, les meilleurs moyens pour gagner de l’argent aussi facilement que possible » (F. Nietzsche, 2000, p. 269). Ce qui donne à l’éducation de la modernité le caractère d’une massification et d’une rumination. Dans cette perspective de recherche de l’égalité et de l’équité, elle perd le caractère sélectif et élitiste. Le mal de l’éducation à l’époque moderne est lié, au fait qu’il faut former la majorité des citoyens à la lecture, à l’écriture et au calcul, ouvrant tout simplement la voie du raisonnement logique aux plus experts.
Cette population formée intellectuellement est, dans la majorité des cas, incapable d’inventer, de produire ou d’innover. Dans ce processus, on obtient l’homme cultivé c’est-à-dire l’homme nourri aux lettres et non à l’action créatrice de valeurs nouvelles. Nietzsche nous fait comprendre que : « l’homme cultivé a dégénéré pour devenir le plus grand ennemi de la culture » (F. Nietzsche, 2000, p. 603) car, il est celui qui a atteint un degré « très élevé de culture » (F. Nietzsche, 2000, p. 115) quand bien même qu’il n’arrive pas « à surmonter les idées et les inquiétudes superstitieuses et religieuses » (F. Nietzsche, 2000, p. 515) nées de l’Afklärung. Pourtant, l’homme cultivé à l’image de Zarathoustra, ne devrait plus croire « à l’ange gardien ou au péché originel » (F. Nietzsche, 2000, p. 525), il devrait être capable de se départir des idées de salut des âmes, de paradis et d’enfer. « Une fois à ce degré de libération, il a encore, au prix des efforts les plus extrêmes de son intelligence, à triompher de la métaphysique » (F. Nietzsche, 2000, p. 525). Le triomphe de l’homme moderne de la métaphysique doit l’aider à sortir de cet « état de dégénérescence, en lequel il perd la nature d’homme créateur de valeur et devient comme une monnaie courante qui « circule … comme argent courant » (F. Nietzsche, 2000, p. 703). Cette circulation mérite d’être stoppée afin de guérir l’homme moderne de la maladie qui le gangrène depuis le moyen âge.
Pour le philosophe errant, l’homme étant malade de ses propres inventions, son salut dépend de ce diagnostic qui va prévoir les remèdes qui le guériront certainement. Si ce diagnostic est bien posé tel que nous essayons de le faire dans le présent travail, l’homme deviendra « une race guerrière et turbulente, plus d’occasion de vivre pour lui-même et par là de devenir plus calme et plus sage » (F. Nietzsche, 1906, p. 83). Dans cette sérénité du point de vue de son raisonnement et dans sa prise de décision, Nietzsche nous dit que la guérison de l’homme moderne donnera les effets suivants « le borgne aura un œil plus fort, l’aveugle verra plus profond dans l’être intime et en tout cas le sourd entendra plus finement. Dans ces conditions, le fameux combat pour l’existence me paraît n’être pas le seul point de vue d’où peut être expliqué le progrès ou l’accroissement de force d’un homme, d’une race » (F. Nietzsche, 1906, p. 83).
Nietzsche voit dans nos unions, l’une des causes de notre déliquescence. Pour comprendre cet état de fait, il affirme : « Si l’on se met une fois au-dessus des exigences de la morale, on pourrait examiner peut-être si la nature et la raison ne mènent pas l’homme à plusieurs unions successives » (F. Nietzsche, 1906, p. 125). Ces unions, si nécessaires pour la cohésion sociale pourraient, à cet effet, causer à tout homme un préjudice parce que la plupart des hommes ne font pas une analyse sérieuse dans leur prise de décision. « Si à l’âge de vingt-deux ans, un homme épouse une dame plus âgée, qui lui serait supérieure intellectuellement et moralement et pourrait devenir son guide à travers les périls de la vingtaine » (F. Nietzsche, 1906, p. 125) car l’écart d’âge devient une influence et un complexe d’infériorité. Le diagnostic nietzschéen de l’éducation nihiliste doit ouvrir la voie de la régénérescence. Ainsi, une fois que la voie de la grandeur de l’homme sera ré-ouverte, la décadence et ses suites : « le vice – le caractère vicieux ; la maladie – l’état maladif ; le crime – la criminalité ; le célibat – la stérilité ; l’hystérisme – la faiblesse de volonté ; l’alcoolisme ; le pessimisme ; l’anarchisme » (F. Nietzsche, 2012, p. 58) prendront indubitablement fin pour laisser la place aux vertus qui leur sont contraires.
Conclusion
Nous retenons de ce diagnostic du nihilisme éducatif que les sources de la maladie de l’homme moderne sont le socratylisme, le christianisme, l’industrialisation, le capitalisme et la démocratie qui sont les produits de la raison devenue par la suite instrumentale. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche présente la nécessité de cette critique des valeurs morales, politiques et métaphysiques. Il poursuivra cette critique durant toute sa carrière philosophique. Pour lui, le rapetissement de l’homme, son infantilisation et son assujettissement ont pour causes la mal éducation qui se met en place à partir des mauvaises théories issues du socratylisme. Socrate est la cause du malheur de l’humanité car, son enseignement a « abêti, enlaidi, envenimé » (F. Nietzsche, 1982, p. 169) l’homme. La culture grecque, phare du savoir humain évoluait vite dans la quête de la grandeur humaine. Mais le recul s’est également vite opéré avec la morale socratique.
Retenons que « la marche de toute la machine (culturelle) est si intense qu’une seule pierre jetée dans ses roues la fait sauter. Une de ces pierres fut … Socrate : en une seule nuit, l’évolution de la science philosophique, jusqu’alors si merveilleusement régulière, mais aussi trop hâtive » (F. Nietzsche, 1906, p. 95), fut dérangée par le démon socratique. Il faut la restaurer à partir d’un bon diagnostic situant les causes profondes qu’il faut remédier par une nouvelle philosophie morale plus pratique et créatrice de valeurs d’ennoblissement afin de faire sortir l’homme du rapetissement en lequel il est plongé depuis la pierre socratique. Le nihilisme éducatif a fait de l’homme moderne, un être « opprimé et à moitié écrasé » (F. Nietzsche, 2000, p. 244) par le poids « des fantômes du passé » (F. Nietzsche, 1906, p. 91) sculptés par Socrate. Ces fantômes ont été enrichis et imposés comme vérités absolues à l’âge de l’Aufklärung qui est l’un des moments de destruction des valeurs antiques.
L’un de ces fantômes étant la démocratie, Nietzsche nous fait comprendre que l’État démocratique est « le plus froid de tous monstres froids » (F. Nietzsche, 1971, p. 72). La démocratie est la mort des peuples et des libertés individuelles. D’une manière douce et subtile, elle fait absorber par tous « des poisons, les bons et les mauvais » (F. Nietzsche, 1971, p. 72). Elle est la tribune « où tous se perdent…, les bons et les mauvais. L’État, (est là) où le lent suicide de tous s’appelle – « la vie » » (F. Nietzsche, 1971, p. 72). Comment sortir l’homme moderne des griffes de ces productions humaines ? Nous pensons qu’il faut impérativement trouver la porte qui permettra à l’homme moderne de se régénérer et de reconquérir le monde comme « une somme de force, …, un univers dionysiaque » (F. Nietzsche, 2000, p. 216). Univers qui doit se créer et se détruire perpétuellement pour s’améliorer. L’univers dionysiaque qu’il faut créer pour le bonheur de l’homme moderne est celui de son devenir meilleur. La réalisation de ce devenir ne s’obtiendra que lorsque nous aurons décidé de briser les anciennes valeurs, les veilles structures pour construire, d’une manière perpétuelle, de nouvelles tables de valeurs dont la condition de réalisation dépend des remèdes et de la posologie à proposer.
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NIVEAUX DE CONNAISSANCE DE LA RÉALITÉ ET LIMITES DU SENS COMMUN DANS L’INTELLIGIBILITÉ DU DISCOURS SCIENTIFIQUE
Lamine AHMED
Université de Zinder (Niger)
Résumé :
Il existe principalement deux niveaux de connaissance de la réalité : la connaissance fondée sur le sens commun qui s’attache aux principes de notre expérience directe et celle qui est élaborée selon les exigences scientifiques. Ce texte pose en priorité le problème de l’accessibilité de la science au sens commun quel que soit le réel qu’elle décrit. Dans cette perspective, on est conduit à remarquer que la traductibilité du discours scientifique dans le langage du sens commun dépend de notre capacité de substituer les notions scientifiques par les notions familières sur lesquelles reposent les connaissances communes. Si cette substitution des notions peut être réalisable à un certain niveau de la science, nous butons sur des obstacles majeurs lorsque l’on se situe dans un contexte des sciences contemporaines dont la complexité ontologique des objets d’étude contraste avec les principes de l’expérience directe qui caractérisent notre sens commun.
Mots-clés : connaissance scientifique, intelligibilité, limites, niveau de réalité, sens commun.
Abstract :
There are basically two levels of knowledge of reality: knowledge based on common sense which attaches to the principles of our direct experience and that which is developed according to scientific requirements. This study mainly poses the problem of the accessibility of science to common sense whatever the reality it describes. In this perspective, it is worth noting that the translatability of science into common sense depends on our ability to substitute scientific notions by familiar notions on which common knowledge is based. If this substitution of notions may be achievable at a certain level of science, we come up against major obstacles when we find ourselves in a context of contemporary sciences whose ontological complexity of the objects of study contrasts with the principles of direct experience that characterize our common sense.
Keywords : common sense, intelligibility, levels of reality, limits, scientific knowledge.
Introduction
La question des limites du sens commun dans l’intelligibilité des connaissances scientifiques se pose sous deux angles étroitement liés : l’angle de la possibilité que le réel soit décrit tel qu’il se présente à nos capacités empiriques et celui de la traductibilité dans le langage du sens commun de ce que la science elle-même a pu élaborer comme connaissance grâce à la découverte des principes et lois qui expliquent ce réel. Ces deux dimensions de la question posent donc non seulement le problème de l’accès au réel en tant qu’objet de connaissance, mais aussi de la compréhension du langage scientifique. Est-il alors possible de parvenir, par le sens commun, à une intelligibilité de la complexité du réel exprimée dans le discours scientifique ? Tout en permettant d’appréhender les différents niveaux de complexité du discours scientifique sur le réel, cette question suscite une réflexion critique sur la portée et les limites du sens commun dans l’intelligibilité des représentations scientifiques du monde.
1. Connaître la réalité dans les rapports entre les éléments constitutifs du sens commun et la science
L’expérience directe, l’évidence et l’intuition sensible jouent un rôle important dans le mode opératoire du sens commun à rendre intelligible la réalité. Ces éléments établissent aussi les principes de son fonctionnement qui exigent une existence concrète et perceptible ou une conscience a priori des objets. Ils déterminent également le niveau de rationalité du sens commun qui lui permet d’avoir une capacité de discernement pouvant se substituer au déterminisme scientifique qui fonde notre compréhension des phénomènes. Cependant, le lien avec ces éléments constitue un facteur qui instaure une démarcation entre le sens commun et le fait scientifique en tant qu’élaboration des normes scientifiques.
1.1 Les déterminations du sens commun et leur niveau de complexité et de rationalité
À la question « qu’est-ce que la réalité ? », la réponse conforme au sens commun renvoie à une traduction du rapport direct du sujet à un monde extérieur ayant une existence empiriquement perceptible. Cette forme de perception de la réalité suppose que celle-ci existe indépendamment du sujet connaissant et directement accessible aux facultés sensorielles. La réalité est donc d’abord de l’ordre du caractère restrictif de notre perception immédiate du monde extérieur qui traduit, pour emprunter l’expression de G. Bachelard (1966, p. 41), un « réalisme naïf » dont le niveau d’appréhension des choses ne peut dépasser les limites de la matière massive.
Certes à ce stade de la perception des choses, une détermination de la réalité n’exige pas un véritable effort de construction de la pensée, mais elle reste quand même un acte primaire de connaissance qui traduit une identification consciente des spécificités des choses. Il s’agit donc d’un niveau de saisie du monde dont le caractère immédiat, spontané, n’exclut pas le rôle de la conscience. Mais malgré sa simplicité, cette détermination présente un certain niveau de complexité parce qu’elle peut impliquer en arrière-plan des affects liés à des valeurs utilitaires des objets considérés quantitativement ou qualitativement. Ces affects qui agissent en arrière-plan sur la conscience du sujet peuvent se rapporter à des sentiments de goût, à l’avidité ou encore à un besoin organique comme le désir de manger par exemple. G. Bachelard (1966, p. 23) qualifiait une telle appréciation de la réalité, dans son analyse portant sur les différentes représentions de la notion de masse, d’une « appréciation quantitative grossière et comme gourmande de la réalité ».
Les affects ont donc bel et bien un rôle à jouer dans le mécanisme spontané d’opération de choix par le sujet. Par exemple, un sentiment traduisant une fixation sur la quantité dans un choix spontané d’un objet destiné à une satisfaction d’un besoin organique suppose aussi une conscience a priori du « gros », du « grand » comme éléments qui entrent en ligne de compte dans ce choix. C’est toujours G. Bachelard (1966, p.23) qui trouve les mots justes pour caractériser le rôle joué par l’a priori dans le mode opératoire du sens commun. Il mentionne en effet que « pour un enfant avide, le plus gros fruit est le meilleur, celui qui parle le plus clairement à son désir, celui qui est l’objet substantiel du désir ».
Certes un réalisme de cette nature ne parvient pas à intégrer la connaissance des objets dans un véritable processus de cognition selon les règles de conduite de l’esprit scientifique, mais l’implication d’affects ou d’autres formes d’a priori liés aux ancrages psychologiques des choses du monde extérieur montre que la détermination de ces objets est plus complexe qu’une simple réaction spontanée des facultés sensorielles. Cependant il est important de faire une distinction entre les formes d’affects irrationnels, qui peuvent nous conduire à construire une conscience des objets, et les formes d’a priori qui régulent le fonctionnement de notre sens commun. Dans une détermination du sens commun, l’esprit peut se libérer de certains facteurs irrationnels de notre construction du monde extérieur pour appréhender les réalités selon les règles de la logique qui commande le « bon sens ». Le sens commun produit notre connaissance immédiate des choses en s’appuyant en général sur des éléments rationnels tels que l’évidence, l’analogie, etc. Quel lien peut-on alors établir entre le sens commun et le fait d’expérience directe ?
On ne peut pas parler de fait d’expérience directe si l’objet sur lequel le sujet porte un intérêt n’est pas directement observable ou accessible par une représentation intuitive de notre expérience commune des choses. En tant que tel, un fait d’expérience directe est d’abord un fait d’observation qui implique un constat du sujet de la manifestation de l’objet. Il y a donc là une exigence que le sujet soit immédiatement affecté par les caractéristiques physiques perceptibles de l’objet qui sont spontanément enregistrées par la conscience de sorte que l’on pourra, même à défaut d’un contact direct, se construire une image de cet objet par une représentation de ce qu’il est en fait.
Mais le fait d’expérience directe revêt un intérêt épistémologique capital si l’on considère son aspect qui se rapporte à son accessibilité à notre expérience commune. Notre expérience commune peut être une des sources de notre compréhension du monde extérieur, car elle nous permet non seulement d’appréhender des faits présents à partir de l’évidence des choses, mais aussi et surtout par analogie aux faits vécus. L’évidence et l’analogie nourrissent notre intuition sensible et nous rapprochent, dans une certaine mesure, de l’homme de science, car la seule différence entre ce dernier et le profane réside dans le fait que le premier s’inscrit dans un système complexe normatif, lieu d’application des principes et lois scientifiques, pour déterminer ce que l’évidence établit sans aucun effort de l’esprit. L’évidence donne force au sens commun en lui permettant de saisir intuitivement ce que la science saisit par les lois de la nature. Un homme qui use du sens commun peut par exemple appréhender, sans être un physicien (Newton), le mécanisme de la chute d’un corps (pomme) sans aucune connaissance de la loi physique qui l’explique (la première loi de la mécanique ou loi d’inertie), car son intuition lui donne la possibilité de saisir par l’intelligence naturelle querien ne peut arrêter une pomme qui se détache d’une branche d’un pommier si ce n’est le sol, et que sa trajectoire se fait selon un mouvement uniforme à partir du moment où elle n’a pas percuté sur cette trajectoire un autre objet interposé entre elle et le sol.
Emile Meyerson avait déjà établi ce lien entre un processus de la manifestation de l’esprit connaissant par un déploiement des normes scientifiques et le mode de représentation de la réalité par le bon sens ou le sens commun. Il s’opposait ainsi à l’idée de discontinuité épistémologique dans le progrès scientifique, défendue par certains de ses contemporains, en soutenant que :
la science prend son point de départ dans les perceptions communes, [et qu’il est évident que]les hypothèses les plus extravagantes des physiciens ne peuvent poursuivre d’autre but que celui d’expliquer des constatations que nous faisons, soit directement par nos organes de sensation, soit à l’aide de ces organes, affinés, rendus plus puissants, prolongés en quelque sorte, par l’emploi des instruments »(E. Meyerson , 1925, p. 303).
Pourtant Meyerson parvient à faire une distinction entre le sens commun et un fait élaboré selon des exigences de l’esprit scientifique. Si le point de départ de la science constitue, selon lui, un ensemble de représentations communes, il admet que celle-ci s’en éloigne de plus en plus : « la science, partant du sens commun, n’y retourne en aucune façon. Tout au contraire, il est aisé de reconnaître qu’elle s’en éloigne forcément de plus en plus, à mesure qu’elle progresse ». (E. Meyerson, 1925, p. 304).
1.2. Fait d’expérience directe et fait scientifique : quelle différence ?
Le fait d’expérience directe, en tant qu’une émanation du sens commun auquel la science se libère à mesure qu’elle privilégie les lois de la nature dans l’étude des phénomènes, diffère fondamentalement du fait scientifique. Les faits vécus et les évidences fondent, indépendamment d’une démarche scientifique, notre savoir commun qui repose, dans une large mesure, sur nos expériences directes des réalités du monde extérieur. Ainsi les éléments sur lesquels s’édifie le savoir commun (le sens commun) sont essentiels pour se construire des faits d’expérience directe qui renvoient à des représentations de la réalité qui vont de soi, aussi bien pour le savant que pour le profane. Notre capacité de détermination directe des choses donne ainsi au profane l’avantage d’être au même niveau de compréhension des choses que le savant qui devient, comme le souligne G. Bachelard (1970, pp.13-14), « l’un d’entre nous ». Cependant, le savant aura un précieux avantage sur le profane lorsqu’il entreprendra un travail de transformation des faits d’expériences directes en faits scientifiques. Il peut s’adonner à une substitution épistémologique des savoirs en s’appropriant des représentations traduisant des perceptions du sens commun pour les transformer en connaissances qui intègrent le savoir scientifique.
L’expérience directe constitue donc une étape de la saisie empirique du monde qui pourra dialectiquement nous permettre de passer à l’étape de la saisie scientifique par une interprétation, mieux, une traduction des données du sens commun en fait scientifique. De l’expérience directe qui renvoie à une appréciation empirique des choses, il est ainsi possible de se construire une version scientifique de la réalité. Si le faitd’expérience directe représente ce qui apparait, on peut soutenir avec G. Bachelard (1968 p. 15)que l’esprit scientifique « renforce ce qui transparait derrière ce qui apparait ».Une fois revenu à l’activité scientifique proprement dite, le savant a donc la possibilité de reprendre avec plus de finesse nos expériences directes de la réalité en les transposant par une transmutation de leur signification dans un système d’application de règles et d’expérience scientifiques. C’est là qu’on découvre précisément la signification du fait scientifique par opposition au fait d’expérience directe : il obéit aux règles de la démarche scientifique qui inscrit toute connaissance objective dans un processus d’établissement de la vérité par une application rigoureuse des normes scientifiques. Un fait scientifique, à la différence d’une perception immédiate que caractérise un fait d’expérience directe, est une conquête, un construit des principes et lois scientifiques.
Cependant, il est possible que la science parvienne à un raffinement des perceptions que l’on se fait communément des phénomènes par la découverte des fondements normatifs de leurs relations de causes à effets. Ainsi, le passage de nos représentations communes à la connaissance scientifique proprement dite peut être réalisé par une simple transposition conceptuelle qui consiste à traduire nos perceptions communes par le discours scientifique. Le physicien contemporain, A. Einstein (2016, p.20), semble soutenir une telle possibilité lorsqu’il affirme que « toute la science n’est rien de plus qu’un raffinement de la pensée de tous les jours ». Par cette affirmation, Einstein, dont la pensée demeure un des principaux vecteurs des bouleversements radicaux opérés au sein de la physique, s’accorde avec la conception de la continuité épistémologique développée par E. Meyerson pour qui, la science, dans son aspect contemporain, ne constitue rien d’autre qu’une version complexe de notre savoir issu de nos représentations communes des choses. Einstein place ainsi sa propre conception de la réalité spatio-temporelle et du phénomène de la lumière, qu’il formule à travers les postulats de la Relativité, dans la continuité des travaux de Newton, de Maxwell et de Lorentz. La mécanique classique, considérée comme une physique du monde ordinaire qui peut être intelligible pour le sens commun, était donc indispensable pour en donner la version complexe par un nouveau réseau de concepts et de lois.
Mais Meyerson et Einstein semblent être parvenus à faire une nette distinction entre le savoir commun issu de nos représentations immédiates et l’irrationnel. Une représentation immédiate de la réalité peut correspondre à un niveau de rationalité dont le degré de proximité à la loi scientifique peut être évalué. Par exemple un profane des lois physiques qui parvient à réaliser qu’une boule de pétanque lancée par un athlète plus fort que son concurrent ira plus loin, et que, une fois le lancement effectué, cette boule n’aura pas de possibilité de revenir en arrière, est en l’esprit dans la compréhension de la deuxième loi de la dynamique. Cette loi énonce que le rythme des variations du mouvement d’un corps dépend de la force appliquée sur ce corps, et ces variations ont lieu dans le sens de la force. L’intérêt épistémologique de ce constat fondé sur le bon sens du profane, dont la version scientifique peut se donner par référence à la loi, réside dans le fait qu’il n’est entaché d’aucune irrationalité. Il est l’œuvre de la manifestation de l’intelligence qui réactive automatiquement l’intuition sensible des notions de Mouvement, de Force, de Vitesse, de Temps et d’Espace. Cette forme d’intuition des notions est essentielle dans l’usage de notre bon sens,car, c’est elle qui provoque l’effet de réminiscence immédiate qui nous permet de saisir par la raison ce que le scientifique s’évertue à déterminer par l’usage méticuleux des principes, des lois, des théorèmes, d’axiomes, des postulats, etc.
Cette analyse portant sur la notion d’expérience directe ou immédiate, par une mise en rapport avec le sens commun, l’intuition sensible et le bon sens, nous édifie ainsi sur le fait que toute connaissance rationnelle n’est pas nécessairement scientifique même si le principe de rationalité forme, avec celui d’objectivité, les principes fondateurs de la science. Logiquement, les éléments qui produisent l’expérience directe que caractérise notre sens commundéterminent aussi son niveau de rationalité, même si le niveau de rationalité de ces éléments dépend de l’impact de l’esprit scientifique sur l’esprit humain qui les utilise. Autrement dit, la valeur rationnelle du bon sens, de l’expérience commune et de l’intuition sensible qui commandent le mécanisme de notre expérience directe du monde est l’expression de l’ancrage psychologique des principes de l’esprit scientifique par les hommes d’une époque donnée. Une expérience directe porte plus de rationalité lorsqu’elle émane de l’influence de l’intuition sensible sur l’intelligence d’un homme actuel qui a sans conteste plus de possibilité de développer des aptitudes psychologiques ou mentales d’assimilation des principes de l’esprit scientifique sécrété par les sciences contemporaines.
Dans la société grecque antique, les « physiologues » et les atomistes ont pu développer des conceptions de la matière qui, parfois, du point de vue de la cohérence formelle, n’auraient rien à envier aux formalismes modernes. Cela est surtout remarquable chez les atomistes comme Epicure et Démocrite qui avaient fait montre d’un usage rationnel de l’intelligence en parvenant à avoir l’intuition du phénomène atomique à partir d’une conviction que l’on peut aboutir à un point matériel, infinitésimal, insécable en procédant par une miniaturisation continue de la matière. C’est à ce niveau que se situe véritablement l’influence de l’intuition sur la façon de percevoir directement le monde : une division continue conduit inéluctablement à quelque chose d’indivisible. Si les atomistes s’arrêtaient à ce niveau de l’intuition, ils seraient sans doute des précurseurs de la théorie corpusculaire des phénomènes microphysiques. Démocrite avait même poussé l’ingéniosité à octroyer des formes géométriques aux atomes : atomes crochus, atomes ronds, atomes anguleux, etc., dont l’assemblage par groupes de compatibles formerait la matière. Du point de vue du bon sens, l’élément crochet est fondamental dans un mécanisme d’assemblage. En effet, le crochet permet aux uns de s’accrocher aux autres, et, par conséquent, l’intuition de son rôle facilite l’établissement d’une perception immédiate et intelligible du mécanisme de l’entrelacement ou de l’assemblage des atomes pour constituer des corps.
Il se peut que, dans une certaine mesure, l’intuition des formes rondes et anguleuses pose une difficulté logique au sens commun pour accéder à une intuition qui engendre cette perception immédiate de leur entrelacement respectif. Cependant, cette éventuelle objection du sens commun ne remet pas en cause l’essentiel de la cohérence du système de représentation primaire du phénomène. Car Démocrite était même parvenu à apporter la solution à une question qui se posait de façon récurrente à l’intelligentsia grecque sur la possibilité du mouvement : le mouvement des atomes est rendu possible par l’existence d’un milieu appelé le vide. Il partait du principe selon lequel, si tout était plein, le mouvement serait impossible, et cela constituait un fait d’expérience directe du facteur qui rend ce mouvement évident pour le sens commun.
Mais, les Grecs avaient eu la maladresse d’entacher d’irrationalité cette conception qui repose sur le bon sens caractérisant les perceptions immédiates des choses. En croyant par exemple à l’existence d’atomes mentaux à côté d’atomes corporels, Démocrite fait un glissement extraordinaire vers un matérialisme inédit qui inclut des phénomènes mentaux et de l’âme. En effet, il considère que l’âme elle-même est matière et que le phénomène de la mort survient selon lui à la suite d’une rareté d’atomes mentaux dans l’organisme par l’effet de l’expiration. Il semble ainsi apporter une modification majeure à la philosophie dualiste dominante dans la société grecque antique dont Platon en sera plus tard le plus grand rempart. Le bon sensde l’homme, même non instruit, aurait pu rendre intelligible cette position de Démocrite si ce dernier s’inscrivait dans la logique du dualisme ordinaire qui détermine l’être comme le résultat d’une union du corps et de l’âme, ou, ce qui revient au même, du corps et de l’esprit. Cependant, ce dualisme ordinaire et accessible au sens commun ne peut non plus être une base rationnelle d’une expérience directe du monde extérieur dans la mesure où elle intègre des éléments irrationnels dans la perception de la réalité. Aussi cette incrustation de la métaphysique dans le physique pour en faire un pan-matérialisme conférant même à des entités non matérielles comme l’âme une dimension corporelle, peut-elle heurter le sens commun qui jouit d’un certain niveau de rationalité, et par conséquent, faire obstacle à la formation de l’intuition qui devrait permettre notre appréhension immédiate des phénomènes.
Le problème de l’intelligibilité des conceptions matérialistes de l’Antiquité grecque sur la formation de la matière se poserait avec plus d’acuité lorsqu’on s’adonne à une recherche des faits d’expérience directe dans les positions des « Physiologues »[9]. Certes, le sens commun ne s’attarde pas sur la pertinence dans le choix des quatre éléments, mais sa lucidité le confronte au problème de la possibilité de l’existence d’une voie rationnelle de l’idéalisation d’une intuition qui pourrait induire la conscience à se construire, selon la logique du bon sens, l’image d’un corps formé d’une superposition d’éléments aussi disparates que l’Eau, la Terre, le Feu et l’Air. En effet, les plus anciens d’entre les « physiologues » considéraient la matière comme résultat d’un briquetage des quatre éléments précités. Ainsi, la première préoccupation de l’homme imbu d’une culture de la rationalité, et qui construit son esprit critique sur une base rationnelle, serait la faisabilité d’une superposition ou d’un briquetage de l’Eau, de la Terre, du Feu et de l’Air.
En définitive, on se rend compte que les faits d’expérience directe constituent des simplicités logiques qui fondent nos représentions immédiates de la réalité. Ils exigent à la fois un cadre logique et rationnel d’expression de nos intuitions et de notre bon sens qui les produisent. Ils se déterminent comme des connaissances immédiates de l’homme qui use de son intelligence naturelle en dehors de toute irrationalité, mais sans référence consciente à des lois et principes scientifiques.
En tant que production de l’intelligence et de la raison humaine, le fait d’expérience directe peut donc être valorisé par une interprétation scientifique de son contenu. Corrélativement, les savoirs endogènes, établis sur la base du sens commun, peuvent être mis à contribution pour comprendre certains phénomènes. A. Einstein. (2016, p. 24) soutenait que « le but de la science est, la compréhension, aussi complète que possible, et la mise en relation des expériences sensibles, dans toute leur variété, et, d’autre part, le parachèvement de ce but en employant un minimum de concepts primaires et de relation ». Il confirme que ces concepts primaires dont la science s’approprie sont « des concepts directement liés aux expériences sensibles » (A. Einstein, 2016, p. 24). L’expérience directe qui est une expérience commune peut donc être l’objet de notre étude scientifique, et, par conséquent, il ne sera plus ridicule pour l’homme de science de s’engager dans une collecte de faits d’expérience commune, c’est-à dire de faits du sens commun qui caractérisent les savoirs traditionnels, pour leur donner un fondement scientifique.
2. Portée et limites du sens commun et de l’expérience directe dans la science
La connaissance de la réalité est-elle un pur formalisme mathématique sans aucune référence à des objets matériels constitutifs d’un monde extérieur ? Ou bien, est-elle le produit d’une interaction équilibrée entre sujet et objet ? Centre d’intérêt des systèmes philosophiques dominants, ces questions semblent avoir une réponse définitive avec l’avènement de la mécanique classique, mais elles refont surface avec la naissance de la mécanique quantique et les théories relativistes pour troubler la stabilité acquise depuis Newton. Il convient de reposer ce problème en considérant les différents niveaux de réalité définissant des critères de l’existence des objets. Cela permet de saisir la portée et les limites du sens commun, et, corrélativement, celles de notre expérience directe dans l’activité scientifique.
2.1. La physique classique comme un cadre normalisé du sens commun
Il est remarquable qu’à l’état actuel du développement de la science, l’expression de « formes de réalités » est plus adéquate avec le nouveau statut que reçoit le réel dans les sciences contemporaines. En général toutes les déterminations sur lesquelles repose notre compréhension de ces formes de réalités se font d’abord dans un cadre de construction logique de la raison avant d’être soumise à l’épreuve de l’expérience. C’est ce système logique de représentation de la réalité qui correspond à ce qu’on désigne communément par l’expression de théorie scientifique. Quel que soit le référentiel, la théorie scientifique garde toujours son statut de formalisme en tant qu’une représentation du monde réel ou supposé qui procède par des opérations de l’intelligence indépendamment de l’expérience. Si l’expérience a un rôle à jouer, c’est celui de prouver la valeur pratique de la théorie.
Mais ce qui fait la spécificité d’une construction théorique dans un référentiel classique (galiléen ou newtonien par exemple), c’est le fait que le monde qu’elle décrit dans sa représentation est un monde réel qui existe indépendamment du sujet pensant. Cette existence des objets du monde extérieur, indépendamment du sujet, répond aux quatre critères classiques de l’existence sur lesquels s’accordent scientifiques et philosophes. Ces quatre critères sont énumérés et analysés avec une grande clarté par M. L. Lareymondie dans son ouvrage de 2006, intitulée Une philosophie pour la physique quantique.
Le premier critère est établi à partir d’une préoccupation exprimée sur la valeur pratique des théories scientifiques que les savants mettent en œuvre pour expliquer la réalité, tout en sachant que cette valeur pratique se rapporte à leur applicabilité au réel. L’accessibilité du réel est un acquis pour la physique classique, et, de ce fait, toutes les théories scientifiques déployées dans ce référentiel correspondent à des déterminations de la réalité selon les règles arithmétiques ou géométriques. La réussite même de la physique classique, notamment avec Newton, est étroitement liée au fait que l’on considérait que toute construction mathématique devrait être une forme de symbolisme conçu sur la base d’une mise en rapport de notions mathématiques avec des réalités accessibles au sens commun. Par exemple, la mise en rapport des notions mathématiques de force(f) et d’accélération(a) permet de calculer la masse (m) qui se donne comme le quotient de la force par l’accélération : m= f/a
Puisque la physique et les mathématiques font un même corps de connaissances, aussi bien dans un référentiel classique que relativiste, la physique classique a aussi son propre support mathématique qui lui fournit les lois de détermination des objets ayant un statut ontologique empirique. Ainsi les objets de la physique classique sont décrits par les règles de la géométrie euclidienne, de l’arithmétique archimédienne ou des mathématiques pythagoriciennes et même de la logique aristotélicienne. Il s’agit donc d’une physique modeste qui s’applique à la réalité physique ayant une dimension géométrique, une position dans l’espace et qui ne contredit pas les principes élémentaires de la logique.
L’accès à la réalité en physique classique est donc possible, car elle décrit des objets simples, à l’échelle macroscopique, qui se donnent aux sens ou par le truchement d’instruments d’observation. L’instrument technique est utilisé pour faciliter l’observation à distance, par exemple, celle des planètes ou des étoiles à l’aide des lunettes astronomiques.
Le deuxième critère montre que l’existence des objets indépendamment du sujet est un facteur qui impose une neutralité de l’esprit humain dans l’observation de la réalité de sorte qu’il n’y ait pas, dans leurs interactions, de prééminence du sujet qui pourrait affecter l’objectivité de la connaissance de l’objet. C’est ce même esprit d’équilibre dans les interactions entre l’observateur et l’objet observé qui guide la pratique scientifique, plus précisément les rapports entre théorie et expérience. Ainsi, en physique classique, une théorie a une garantie de sa validité lorsqu’elle parvient à décrire la réalité telle qu’elle est dans son indépendance vis-à-vis du sujet. Dans sa quête du réel, la physique classique a maintenu l’expérience et la théorie dans leur fonction traditionnelle, et les lois qui décrivent les phénomènes à l’intérieur de ces théories doivent avoir leur confirmation expérimentale dans une perspective que les expériences « n’apportent aucune modification aux phénomènes observés », comme le précise M. L. Lareymondie (2006, p. 8). À l’image même de son objet, la physique classique fonctionne sur la base des lois simples qui décrivent les phénomènes dans leur aspect simple.
Cette option de la physique classique fonde aussi l’assurance sur le caractère manifeste des vérités scientifiques qu’elle établit sur la réalité. C’est toujours la définition traditionnelle de la vérité qui prime, c’est-à-dire cette adéquation sans détours de nos représentations de la réalité avec les faits. C’est en quelque sorte l’esprit optimiste cartésien et baconien qui gouverne la physique classique et ses principes : la vérité se donne dans son caractère manifeste en tant qu’elle se distingue nettement de l’erreur. Chez Descartes, elle se manifeste par l’activité de l’entendement, chez Bacon par le truchement des sens, et la physique classique parvient à concilier ces deux extrêmes en instaurant une dialectique dans les rapports entre théorie et expérience.
C’est certainement cette option réaliste qui limite la marge de manœuvre de la physique classique pour accéder à la réalité complexe, n’ayant pas de propriétés physiques qui se donnent à nos capacités sensorielles ou que l’on peut quantifier par nos instruments ordinaires de mesure. Cette incapacité se trouve exprimée à travers le troisième critère qui présente la physique classique comme une science de l’objet concret déterminable en tant qu’entité physique et substantielle. Pour M. L. Lareymondie (2006, p. 28), « Le monde de la physique est alors un monde macroscopique que l’on peut voir, toucher, déplacer, peser, etc., se manifestant par des entités qui sont clairement individualisées et divisibles par la pensée ». Aussi la physique classique a-t-elle toujours gardé un lien solide avec les intuitions des entités physiques ayant une position définie, localisable dans l’espace ou effectuant des mouvements précisément déterminables. Elle s’exerce sur la réalité dans la simple limite des relations expérimentales avec les phénomènes.
Contrairement à la mécanique quantique et à la relativité, les difficultés de la physique classique ne sont pas donc liées à un caractère problématique des réalités qu’elle étudie. S’il arrive que ces théories ouvrent la voie à des projections, les formalismes mathématiques qui les sous-tendent gardent toujours une attache avec la réalité empirique, et reste dans le champ d’application des lois classiques. De ce point de vue, une théorie classique peut faire des prévisions comme toute théorie scientifique, mais ses projections sont réduites à des déductions des faits futurs à explorer sur la base des données fournies par l’étude des faits expérimentalement maitrisés ou possibles. Les lois de la physique classique ne peuvent donc se déployer que sur des réalités simples ayant des propriétés appréhendables et saisissables par notre intuition sensible. Il n’y a pas de pure abstraction sans lien avec ce qui est déjà établi par un rapport dialectique entre théorie et expérience. Le formalisme mathématique devient à cet égard une forme d’ouverture de la pensée scientifique rendue possible par une mise en relation causale entre la réalité déterminée et la réalité possible tout en inscrivant ce déterminisme dans la limite des lois classiques. Des constructions logiques indépendantes de la réalité n’existent pas et ne sont même pas nécessaires dans un contexte des lois qui s’appliquent à un monde réel, macroscopique qui se livre déjà à notre expérience commune.
Ce monde réel, qui obéit au principe de localisation, est conditionné par l’existence en soi de l’espace et du temps en tant que réalités indépendantes du sujet et des objets. Le quatrième critère de la physique classique établit effectivement un rapport de dépendance entre toute détermination des objets et les notions d’espace et de temps, étant entendu que ces objets ne peuvent être que des objets situés et localisables dans l’espace et le temps. C’est parce qu’« ils offrent un cadre dans lequel on place les « objets » de la physique » que le rationalisme classique les désigne comme des a priori de la pensée qui donnent sens à toute existence des objets. Ils sont considérés comme des absolus qui sont des conditions nécessaires de notre connaissance et de nos intuitions sensibles de la réalité physique. Les concepts de temps et d’espace absolus, en tant que « modes a priori » de l’appréhension des objets, ont donc joué un rôle primordial dans l’édification de la physique newtonienne et a servi de base pour Kant dans l’élaboration de sa philosophie de la connaissance. Idem (2006, p.29) souligne qu’il y a chez Kant cette survivance des règles classiques de détermination de la réalité héritées de la géométrie euclidienne et de la physique newtonienne en mentionnant que « pour lui l’espace est l’espace euclidien et le temps est le temps newtonien universel ».
On peut retenir également, dans la physique newtonienne et le rationalisme kantien, que l’espace et le temps sont des réalités qui, du fait de leur caractère absolu, échappent à toute variation, et que, par conséquent, les principes mathématiques qui les régissent sont aussi limités au point de ne pas pouvoir donner la possibilité d’envisager une extension vers un modèle spatio-temporel relativiste par lequel notre connaissance des phénomènes pourra trouver un fondement scientifique renouvelé. Cette ouverture scientifique sera possible avec l’avènement de la théorie physique de la relativité qui entraine une refonte de notre conception de l’espace et du temps en ce sens qu’elle contraste radicalement avec les concepts simples et figés de la physique classique qui étaient aussi traductibles dans le langage du sens commun. La relativité découvre que le temps et l’espace sont des réalités complexes non seulement par le fait qu’il n’y a pas un référentiel unique et universel par rapport auquel on peut les mesurer, mais aussi qu’ils ne peuvent plus être considérés séparément.
La relativité introduit alors la notion d’espace-temps, un concept totalement étranger aux intuitions sensibles qui guident nos simples habitudes cognitives. Il faut souligner que certaines de ces habitudes cognitives ont été sécrétées par l’esprit cartésien en fondant le processus de la connaissance sur un procédé de simplification qui s’obtenait par décomposition des objets. Cet esprit gouvernait dans une large mesure la démarche de la physique classique dont les règles de conduite scientifique s’en tenaient à déterminer l’espace et le temps comme des réalités séparées qui s’offrent facilement à notre entendement. La physique classique est, de ce point de vue, une science de la simplicité et fonctionne sur des règles claires de la logique traditionnelle qui ne heurtent pas en général le sens commun. Cette incapacité du système physique classique à se détacher du cadre des normes du sens commun traduit son inertie qui ne lui permet pas de donner à ses principes et lois une portée plus large.
C’est certainement ce caractère limitatif qui ne permet pas aux lois de la physique classique de s’étendre sur certains aspects complexes des réalités de son champ d’étude. Par exemple, elles ne peuvent envisager une étude complète du phénomène de la lumière en incluant son aspect électromagnétique ou ondulatoire, du moins avant la théorie de Maxwell, dans la mesure où cet aspect implique les notions de champ, d’onde, de vibration, d’oscillation, de fréquence, etc., qui semblent avoir un statut ontologique métaphysique. Elles ne peuvent pas, plus particulièrement, concevoir une fonction électromagnétique de la lumière qui pourrait expliquer le mécanisme de son mouvement, parce qu’une telle fonction n’a aucune attache avec le sensible ou l’intuition sensible. On fonde alors la possibilité du mouvement ou de la propagation sur l’existence d’un espace fluide, subtile, facilement concevable par le sens commun, l’éther[10]. La lumière était définie par les lois de la physique comme une entité ayant des propriétés physiques dont l’espace et l’éther rendent possible son mouvement, c’est-à-dire sa propagation. Aussi les lois de la physique classique fournissent-elles une connaissance qui peut être valable scientifiquement en première approximation du phénomène, mais la complexité interne qui l’identifie au phénomène d’énergie leur échappe totalement par le fait que l’intuition du carré de la vitesse de la lumière dans la formule einsteinienne E= MC2, ne peut être saisie par l’intuition sensible. Or cette forme d’intuition est nécessaire pour faire fonctionner notre sens commun par lequel toute connaissance scientifique a la possibilité d’être traduite en fait d’expérience directe ou commune.
2.2. La problématique de la traductibilité des connaissances scientifiques contemporaines dans le langage du sens commun et en faits d’expérience directe
Si les lois de la physique classique prétendent pouvoir nous livrer un état réel du monde en tant qu’ensemble de phénomènes qui se donnent à nos possibilitésexpérimentales, la réalité devient problématique lorsque l’on se situe dans la sphère des sciences contemporaines, plus particulièrement, de la microphysique. La physique quantique est communément présentée comme une microphysique dans laquelle les particules à l’échelle subatomique sont paradoxalement nommées par des mots qui semblent en apparence désigner des choses se rapportant à des « intuitions de la vie usuelle ».
Ainsi une psychanalyse de la connaissance scientifique doit relever les raisons subconscientes de l’omniprésence d’une terminologie propre au sens commun dans le vocabulaire de la physique quantique dont les phénomènes d‘étude contrastent pourtant radicalement avec nos représentations communes des choses. G. Bachelard (1951, p. 105) mentionnait qu’« un philosophe qui aborde l’étude de la science physique contemporaine est gêné d’abord, comme tout le monde, par le poids des connaissances communes (…) ». Il semble que l’esprit scientifique éprouve encore des difficultés à rompre avec les habitudes classiques de détermination des objets même dans la pratique scientifique contemporaine. Le sens commun repartit ces objets en macro-objets et micro-objets. Les objets macroscopiques sont censés être sans complexité, et, de ce fait, peuvent se donner plus facilement à notre esprit. L’état manifeste que traduit l’aspect macroscopique des objets rassure donc plus la conscience dans la mesure où elle peut les saisir en priorité dans leur forme, leur localisation, le processus de leur changement d’état et même leur clarté liée à la simplicité des lois et des règles logiques qui gouvernent le monde macroscopique.
Finalement, dans l’explication des choses, le savant dédaigne inconsciemment la complexité dans sa signification quantique et, par conséquent, se laisse dominer par ce désir inconscient de retrouver les principes et lois traductibles en faits d’expérience communequi se donnent à la compréhension du sens commun. C’est en général ce qui explique la survivance des concepts de la physique classique dans la désignation des objets quantiques. Mais, paradoxalement, ces concepts ne conservent pas le même contenu empirique, au regarddes descriptions fournies par l’étude des réalités. Alors, il se passe comme si, dans les sciences contemporaines, plus particulièrement en physique quantique, les mots ne désignent pas fidèlement la réalité des choses mais expriment une survivance d’un état d’esprit. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’état d’esprit du scientifique qui s’adonne parfois à des abus de langage pour exprimer la complexité dans un contexte des sciences contemporaines. Or la persistance de ces abus de langage n’indique rien d’autre qu’un refus inconscient de se désolidariser radicalement des concepts classiques. C’est ce désir inconscient qui commande l’attitude du savant à ramener en apparence toute la complexité, du moins par les termes qu’il emploie, à l’aspect microscopique des phénomènes. Puisque la physique quantique traite des phénomènes très complexes et totalement étrangers aux intuitions que l’on se fait des objets macroscopiques, le terme adéquat pour la « nommer », et qui soit le plus intelligible possible pour notre sens commun, est le terme de Microphysique qui renvoie en quelque sorte à une physique des « petites choses ». (Idem, 1997, p. 213) définissait par exemple la partie de la physique qui étudie les constituants ultimes de la matière en ces termes simples et accessibles pour tous : « la physique des particules élémentaires (c’est-à-dire des ultimes constituants de la matière et des lois selon lesquelles ils se combinent) se préoccupe des plus petites de toutes les choses ».
Le sens commun peut ainsi construire sa propre intuition de la complexité des phénomènes microphysique en considérant leur caractère corpusculaire fugace dans le sens où ils ne se donnent pas directement à nos capacités empiriques. Par contre, il ne pourra pas poser cette complexité en termes de problème ontologique qui contredit les règles et la logique classiques consacrées à l’intelligibilité de l’existence des objets. On sait que l’existence des objets selon les principes et les règles de la logique classique est tributaire des notions simples de localisation, de quantification, de description géométrique, d’espace et de temps en tant qu’absolus et invariants.
L’intuition de la complexité instaurée par référence à ces notions classiques sus-dessus mentionnées ne traduit donc pas fidèlement la complexité spécifique aux phénomènes microphysiques, car certains objets physiques peuvent obéir aux principes de mesure ou de détermination des lois classiques tout en échappant à nos simples capacités empiriques de détermination. Même en se situant dans un contexte d’un système de lois classiques, la réalité ne se manifeste pas de façon identique pour la simple raison que, comme le mentionne si justement G. Bachelard (1966, p.52), dans sa critique du réalisme substantialiste, « tout n’est pas réel de la même façon, la substance n’a pas à tous les niveaux la même cohérence ; l’existence n’est pas une fonction monotone ; elle ne peut pas s’affirmer partout et toujours du même ton ». Par exemple, la notion de l’infiniment petit ne doit pas avoir la même signification en microbiologie qu’en physique quantique. Le phénomène microbiologique représente une entité matérielle qui, du fait de son caractère infinitésimal, échappe à nos capacités d’observation directe tout en demeurant une entité physique localisable dans un milieu donné et déterminable par les lois de la géométrie et de l’arithmétique ordinaires.
Il existe donc deux variantes de la complexité qu’il faut distinguer pour tracer une véritable « frontière épistémologique » Idem (1970, p.63) entre le sens commun et la science, plus particulièrement, la science contemporaine. La première complexité, quoique échappant à ce que Kant appelle « la perception immédiate des sens », montre que ce qui est empirique n’est pas toujours un fait d’expérience directe. L’empirique désigne aussi ce qui peut être accessible, d’une façon directe ou indirecte, à notre sens commun. L’exemple le plus illustratif est celui des phénomènes de la microbiologie qui, malgré leur complexité liée à leur nature, n’échappent pas aux règles classiques de déterminations de la réalité, et de ce fait, ne sont pas radicalement étrangers à notre réalisme qui s’attache à une quantification, une localisation spatiale ou une description géométrique des phénomènes. On peut dire que les phénomènes de la microbiologie tels que les bactéries, sans être à proprement parler des réalités qui se donnent directement à nos facultés empiriques, présentent des caractéristiques physiques qui obéissent au critère de la physique classique de localisation spatiale. De surcroit ils peuvent faire, grâce aux instruments techniques, l’objet de nos représentations quantitatives qui nous permettent de les saisir dans leurs divers aspects physiques, malgré leur complexité liée aux mutations qu’ils opèrent dans les organismes ou autres milieux naturels. Les notions d’usage dans nos représentations quantitativesdes phénomènes de la microbiologie nous ramènent toujoursà nos habitudes classiques de détermination qui font de l’existence physique des objets une condition nécessaire de la connaissance. Même en physique il convient de « distinguer entre deux sortes d’objets extérieurs : les objets corporels, qui se perçoivent, et les objets physiques, qui ne peuvent être observés qu’indirectement grâce au modus operandi du physicien expérimental ». (Idem, 2008, p. 52).
Si le physique se dissocie du sensible, on a toujours la possibilité de le rendre intelligible pour le sens commun en se forgeant une version plus complexe du fait d’expérience commune correspondant à sa représentation scientifique. Le discours scientifique devient alors accessible par la possibilité qui s’offre à nous de pouvoir le traduire dans le « logos-langage » du sens commun dont la complexité reflète le niveau de complexité d’une détermination scientifique. Comme le phénomène, quel qu’il soit, se présente toujours à la science comme une complexité, son expression fidèle dans le langage du sens commun doit tenir compte de ce paramètre.
Malgré leur niveau de complexité, les phénomènes peuvent donc faire, dans une certaine mesure, l’objet de nos descriptions communes par le recours aux principes de représentation immédiate du sens commun. Corrélativement, le sens commun peut jouer un rôle important dans la vulgarisation de certaines connaissances scientifiques dont l’intelligibilité peut être acquise en recourant à des concepts familiers, ou, pour utiliser l’expression d’Albert Einstein (2016, p. 24), à des « concepts directement liés aux expériences sensibles ». Ainsi la complexité des phénomènes et du discours scientifique qui les décrit ne contrastent pas radicalement avec le sens commun, car ils se donnent à notre entendement respectivement comme des faits d’expérience directe ou des représentations théoriques de ces faits.
Les théories scientifiques classiques étudient les phénomènes dans leur état empirique, ne serait-ce que par l’entremise d’une voie indirecte de la pratique scientifique, par exemple, le recours à des instruments techniques d’observation. Le niveau de complexité de la réalité étudiée n’est pas tel qu’il exige une rupture avec ce que G. Bachelard (1937, p. 4) appelle « l’expérience de localisation » qui permet de donner, directement ou indirectement, « une description purement spatiale » des objets. Les théories classiques représentent à cet égard des cadres réalistes où l’objet désigne un « être-là » qui a toutes les qualités existentielles déterminables selon les règles simples de description des objets, et c’est en cela qu’ils n’échappent pas au mode opératoire plus ou moins simple du sens commun dans la connaissance des phénomènes : observer de façon directe ou indirecte par une mise à contribution d’instruments techniques, quantifier, situé dans le sens de la détermination de la place qu’occupent ces phénomènes dans l’espace, etc.
Cependant, ce réalisme ontologique ne peut pas servir dans un contexte des sciences contemporaines dominées par les mécaniques relativiste et quantique. Ainsi, dans la mesure où le recours au sens commun n’y est d’aucune utilité, la possibilité de se construire des faits d’expérience directepour appréhender les éléments de réalité du champ d’étude de la relativité et de la mécanique quantique est totalement écartée. Il convient donc d’insistersur la problématique de la réalité dans les sciences physiques contemporaines pour marquer les limites du sens commun qui est le seul cadre d’émanation de nos perceptions communes par lesquellesl’esprit non scientifique a la possibilité d’appréhender desfaits scientifiques.
Ce qu’on peut désigner par réalité en mécanique quantique se présente sous la deuxième forme de complexité qui oblige le réalisme du sens commun, pour emprunter l‘expression de B. d’Espagnat, à « jeter du lest » dans ses tentatives de s’en approprier, car il n’existe pas dans ce domaine des réalités qui se donnent à notre entendement comme « un monde extérieur et grossièrement conforme à ce que nous en percevons… » (B. d’Espagnat, 2012, p. 4).Cette position du physicien B. d’Espagnat est largement partagée par les épistémologues et historiens des sciences de l’époque contemporaine. G. Bachelard (1970, p. 13-14) soutient par exemple, à juste titre, que la physique quantique « nous apporte des messages d’un monde inconnu » qui rendent inopérants les principes du sens commun dans l’activité scientifique. Ces messages nouveaux, « rédigés en hiéroglyphes » indéchiffrables par le sens commun, nécessitent une révision radicale de nos habitudes classiques relevant d’un « mécanicisme naïf ». Il faut souligner que ce « mécanisme naïf » fonctionne chez Descartes et Galilée avec des règles intelligibles de la logique traditionnelle compatibles avec les principes simples de la raison, étant entendu que ces principes sont d’usage dans la définition des objets ayant une existence objective par leur étendue, leur figure, leur mouvement et leur position dans un espace euclidien.
Ce qui pose problème en physique quantique, c’est d’abord la nature des « objets » qu’elle décrit sans avoir recours à des propriétés physiques bien définies et conformes aux règles logiques qui régissent le bon sens qui commande le sens commun. Dans la logique du sens commun on ne peut pas parler des propriétés physiques d’une chose sans avoir accès à l’état de cette chose en tant qu’un réel qui existe dans sa res extensa ou « accessible (…) à la connaissance quantitative et au calcul ». (B. d’Espagnat 1956, p. 24). Or, la physique quantique se présente comme un formalisme qui n’a aucun lien avec des objets réels ayant une existence matérielle quantitativement cernable. En parlant du phénomène microphysique, G. Bachelard (1951, p. 6) mentionne que « le corpuscule n’est pas un fragment de substance. Il n’a pas de qualités proprement substantielle ». La quête de cette forme de réalité exige un formalisme mathématique qui ne fait pas référence à un objet que l’on peut percevoir ou même imaginer.
Il est évident qu’un tel formalisme ne peut pas faire l’objet d’une représentation de notre sens commun dans la mesure où il manque à ce dernier des concepts adéquats pour se le figurer, étant donné que ce formalisme ne renvoie pas à une description des choses qui désignent ce que M. Paty (2000, p.205) considère comme « des grandeurs physiques directement ou intuitivement concevables ». Certes, le sens commun a aussi la capacité de se construire intuitivement des images de la réalité, mais cette construction ne se fait pas ex nihilo. Au contraire la réalité faisant l’objet de notre intuition devient une représentation idéelle des choses faite en référence à un monde dont on a déjà l’expérience. Ce monde constitue le facteur exclusif de la constitution des faits d’expérience sur lesquels repose notre connaissance immédiate. C’est surtout ce qui explique que le sens commun ne peut pas se faire une représentation de la réalité des phénomènes subatomiques tels que l’électron, le proton, le neutron ou le positron, etc., parce qu’il n’existe pas des faits d’expérience équivalents aux descriptions fournies par la physique contemporaine, surtout qu’il s’agira de construire des images des réalités métaphysiques d’un monde totalement étranger à nos « habitudes usuelles ». Pour appréhender ces phénomènes complexes, il faut alors, comme le remarque si justement L. de Broglie (1941, p. 72) renoncer « aux idées de position, d’instant, d’objet et à tout ce qui constitue notre intuition usuelle ». Les notions de position, d’instant, d’objet sont des a priori de notre expérience sensible sans lesquels la réalité ne peut faire l’objet de nos représentations immédiates.
Ensuite,l’indiscernabilitédu monde quantique par le sens commun réside dans l’illogisme qui semble caractériser le comportement des phénomènes microphysiques. En physique quantique, un même phénomène peut se présenter de façon simultanée sous des aspects multiples qui heurtent les principes de la logique traditionnelle d’identité et du tiers exclu. Par exemple, le phénomène de l’électron a à la fois un aspect corpusculaire et ondulatoire ou être dans une superposition d’états différents (il s’agit de l’intrication quantique). Si on se situe dans le cadre logique du sens commun, tous ces aspects des phénomènes du monde quantique se présentent donc à l’esprit comme des aspects contradictoires dont la compréhension appelle nécessairement l’adoption d’une attitude irrationnelle dans l’acte de connaitre. La science semble alors s’éloigner de la rationalité ordinaire et paradoxalement les règles logiques du sens commun semblent être en adéquation avec les principes intelligibles de la raison.
Enfin, dans la mesure où le sens commun fonctionne sur la base des principes simples par lesquels sont déterminés les objets en tant que choses qui occupent une place bien précise dans l’espace, l’indéterminisme qui caractérise le mouvement des phénomènes quantiques implique qu’ils ne peuvent en constituer des objets de connaissance. Heisenberg explique cette indétermination par un principe d’incertitude selon lequel on ne peut pas assigner un état précisément déterminé à une particule en mouvement dans le sens où il est impossible de le connaitre à la fois dans sa position et son état dynamique.
Quant à la relativité, elle révolutionne les fondements de la physique par une remise en cause radicale des notions qui semblaient être des certitudes évidentes et en harmonie avec le sens commun. Il s’agit précisément d’une remise en cause de nos certitudes sur les notions d’espace et de temps absolus, conçus séparément et par rapport auxquels sont déterminés les objets et le mouvement. Dans la conception relativiste, le temps se trouve incorporé dans un espace quadridimensionnel en formant ainsi le couple espace-temps. Une telle intelligibilité du cadre spatio-temporel échappe au sens commun, et par conséquent, ne peut faire l’objet d’une traduction en fait d’expérience directe.
Conclusion
L’accès au réel et à l’intelligibilité des connaissances scientifiques par le sens commun dépendent de notre ingéniosité à concevoir des faits d’expérience directe qui traduisent les faits scientifiques explicatifs des phénomènes. Ainsi, on peut soutenir que la science et la réalité qu’elle décrit pourraient être l’objet des représentations du sens commun si les procédés classiques de détermination et les règles logiques qui les caractérisent pouvaient être d’usage pour saisir les descriptions scientifiques ou appréhender le phénomène à tous les niveaux de sa complexité.
Or il manque au sens commun d’instruments nécessaires pour s’aventurer dans la connaissance des phénomènes aussi étranges que ceux étudiés par les sciences contemporaines qui échappent aux procédures et à la logique classiques de détermination du réel. A ce niveau de la complexité, il lui manque plus précisément des faits d’expérience directede substitution qui peuvent décrire des images équivalentes aux représentations scientifiques. La matière massive telle qu’elle se donne à nos sens ne porte pas d’informations suffisantes pour fonder une connaissance du réel. Seule dans le cadre des nouvelles perspectives scientifiques sur la matière à l’échelle d’une complexité étrangère au sens commun que l’on peut donc accéder aux secrets de la nature.
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LE SAVOIR SCIENTIFIQUE FACE AU DÉFI DE LA SÉCURITÉ SANITAIRE EN AFRIQUE : ATOUT OU OBSTACLE ?
Bernard Yao KOUASSI
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
En Afrique, de nombreuses populations manquent de soins de santé. Ce constat montre que, soit, la sécurité sanitaire des populations ne constitue pas un enjeu majeur pour les gouvernants, soit, le système politique mis en place pour relever le défi de la sécurité sanitaire est peu efficace. Il s’avère donc urgent que l’Afrique trouve une solution adéquate pour lutter contre les maladies et les pandémies qui sévissent sur le continent. Le savoir scientifique apparait, à cet effet, comme un instrument susceptible de libérer l’Afrique du joug de ce fléau. De fait, les États africains doivent investir dans la recherche scientifique en général, et dans la médecine, en particulier. Cet article, qui interroge le rapport entre les experts occidentaux en sciences médicales et la médecine traditionnelle africaine, dénonce l’ostracisme des occidentaux à l’égard des pratiques thérapeutiques africaines. Cette politique protectionniste des occidentaux, qui tend à exclure la médecine traditionnelle africaine du rang de médecine, est une pesanteur contre le défi de la sécurité sanitaire en Afrique. Pour réussir ce défi, la médecine traditionnelle et les médicaments africains doivent être homologués au même titre que la médecine occidentale et les médicaments pharmaceutiques.
Mots-clés : Afrique, maladie, médecine traditionnelle, médicament, Ostracisme, Savoir, Science.
Abstract :
In Africa, many populations lack health care. This observation shows that, either, the health security of populations is not a major concern for those in power, or the political system put in place to meet the challenge of health security is ineffective. It is therefore urgent that Africa find an adequate solution to fight against diseases and pandemics which threaten the continent. Scientific knowledge appears to this end as an instrument capable of freeing Africa from the yoke of this scourge. In fact, African states must invest in scientific research in general and in medicine in particular. This article which questions the relationship of Western experts in medical science and traditional African medicine, denounces the ostracism of Westerners with regard to African therapeutic practices. This protectionist policy of the West, which tends to exclude traditional African medicine from the rank of medicine, weighs against the challenge of health security in Africa. To meet this challenge, traditional medicine and African drugs must be licensed alongside Western medicine and pharmaceutical drugs.
Keywords : Africa, disease, traditional medicine, drug, Ostracism, Knowledge, Science.
Introduction
Le défi de la sécurité sanitaire est devenu une préoccupation majeure en Afrique. La fréquence des épidémies qui minent le continent cause l’insécurité sanitaire. Des politiques et des scientifiques s’activent dans la recherche d’une solution adéquate et durable. Pour des politiques, la sécurité sanitaire passe par une stratégie qui accentue l’investissement dans la recherche scientifique en accordant la primauté au secteur médical. Pour des scientifiques, par contre, la complémentarité du savoir scientifique des techniques médicales et les pratiques thérapeutiques constituent une voie royale pour combattre les maladies et éradiquer les épidémies. En effet, la réalisation du bien-être de l’humanité en soins de santé est l’un des enjeux de la recherche scientifique et des pratiques thérapeutiques africaines. Cela signifie que les appuis de la médecine traditionnelle africaine par les sciences occidentales peuvent contribuer à relever le défi de la sécurité sanitaire. Mais, de fait, nous assistons au rejet de la médecine traditionnelle africaine et les médicaments issus de cette médecine par des experts en médecine et des pharmaciens occidentaux. Dès lors, nous sommes en droit de nous interroger : La médecine moderne peut-elle, à elle seule résoudre les difficultés sanitaires en Afrique ? La tyrannie de la science occidentale sur la médecine traditionnelle africaine n’est-elle pas un obstacle contre le défi de sécurité sanitaire en Afrique ?
Notre objectif est de montrer que la science est une des voies qui conduit au développement de la médecine pour lutter contre les maladies. Cependant, en Afrique, elle semble constituer un obstacle dans la lutte contre les maladies. Pour atteindre cet objectif, nous utiliserons la méthode analytique et la méthode critique. Elles seront conduites selon un rythme binaire. La première partie analysera le savoir scientifique comme un atout dans la sauvegarde de la santé et la lutte contre les maladies. La seconde portera une réflexion critique sur la tyrannie de la science comme une entrave à la mise en place de meilleurs soins de santé en Afrique.
1. Le savoir scientifique : une solution au défi de la sécurité sanitaire
La science a pour objectif la saisie du réel. Cependant, depuis le siècle des Lumières avec Kant qui a posé l’homme comme la matrice de la connaissance, les recherches scientifiques sont de plus en plus orientées vers la recherche du bien-être de l’humanité. Elles se présentent, aujourd’hui, comme un facteur d’éradication des pandémies qui troublent la quiétude des hommes, surtout lorsqu’il s’agit de guérir les maladies et de préserver la santé.
Le problème de la santé est un problème complexe qui obéit à des normes sociales préétablies. En fait, depuis 1946 la santé apparait, selon les experts de l’OMS, comme un état complet de bien-être physique, mental et social, dans la mesure où elle ne se résume pas seulement à un manque de pathologie ou d’infirmité. Elle réside principalement dans la différence constatée entre l’état de santé véritable, jaugé par les acteurs en santé et l’état de santé préconisé par des règles sociales préétablies. D’ailleurs, pour l’OMS, par la voix de ses experts, aucune mesure réelle ne peut mesurer la santé, puisqu’elle est le fait de satisfaire tous ses besoins affectifs, nutritionnels, relationnels et sanitaires. Vu cette définition, il faut dire que, être en bonne santé, ne se limite pas uniquement à la physiologie de l’individu. Elle prend en compte le mental, le social, l’environnement et l’alimentation. Cela sous-entend que l’état de santé d’un individu ou d’une population découle des rapports permanents entre cet individu et son environnement. Hervé Anctil (2012, p. 26) le souligne en ces termes :
La santé résulte d’une interaction constante entre l’individu et son milieu et représente donc cette capacité physique, psychique et sociale des personnes d’agir dans leur milieu et d’accomplir les rôles qu’elles entendent assumer d’une manière acceptable pour elles-mêmes et pour les groupes dont elles font partie.
J.-M. Pelt partage la conception de l’OMS, selon laquelle, la santé de l’homme provient de son rapport avec la nature. En effet, selon lui, la bonne santé est tributaire d’un environnement sain. Un environnement malsain entraine le déclin de l’homme. Il écrit : « Sauver l’homme, sauver la nature » (J.-M. Pelt (1986, p. 1). Cette conception qui incite à préserver la nature pour le bien-être de l’homme, existait dans l’Antiquité où pour Hippocrate la santé découle d’une parfaite symbiose entre l’homme et son habitat. Il est alors évident que le déséquilibre physique et mental d’un individu est le résultat d’une disharmonie entre lui et son milieu. Ce déséquilibre rend son organisme incapable d’accomplir les rôles qu’il doit assumer de façon convenable pour son épanouissement et pour la quiétude de sa communauté. Parler donc de sécurité sanitaire, c’est évoquer l’ensemble des décisions, des programmes et des actions visant à protéger la population contre tous les dangers et les risques pour la santé qui échappent au contrôle des individus et qui relèvent surtout de la responsabilité du pouvoir de l’État. Elle est un défi urgent qui doit être surmonté pour le bonheur de la population. La clé de ce défi réside, sans doute, dans la recherche scientifique, le but de la science étant de procurer à l’homme le plus grand bien. C’est justement cette capacité de la connaissance scientifique que Descartes (1637, p. 168) souligne en ces termes :
Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusque où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes.
Par ces mots, Descartes invite à considérer les lois de la nature et à employer les sciences qui en découlent et, particulièrement, les sciences médicales, dans la recherche de solutions aux problèmes qui étreignent l’humanité. Pour pallier le problème sanitaire, l’Afrique doit impérativement investir dans les recherches scientifiques, en général, et, en particulier, dans la médecine et la pharmacie. Selon Hippocrate (1994, p. 98-99), pour améliorer, la médecine, nous devons avoir une maîtrise des lois de la nature. Il affirme à cet effet : « Celui qui veut approfondir la médecine doit faire ce qui suit : il considérera d’abord les saisons de l’année et l’influence respective que chacune d’elle exerce (…) ; puis il examinera quels sont les vents chauds et froids (…). Il est nécessaire aussi de connaître les qualités des eaux ». Le savoir scientifique est donc, un atout pour la sauvegarde de la santé dans le monde et nécessairement en Afrique. De fait, le savoir scientifique se présente indubitablement comme l’un des facteurs essentiels dans la résolution de l’insécurité sanitaire. C’est pourquoi, face aux variations climatiques qui seraient, aussi, à l’origine des épidémies, nous devons multiplier et approfondir les recherches scientifiques, parce que les découvertes scientifiques, comme l’affirme René Descartes (1966, p. 168), « ne sont pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ».
À travers cette affirmation, il est évident que la valorisation de la connaissance scientifique et l’investissement dans le secteur médical constituent un facteur important pour améliorer la médecine sur le continent africain et, par conséquent, garantir la santé des populations. La considération de la dimension pratique de la connaissance scientifique, nous permettra de bénéficier des produits de la nature et de pouvoir conserver la santé qui « est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». (Descartes, 1966, p. 168). La garantie de ce bien passe par la connaissance scientifique. L’Afrique n’arrivera à relever le défi de la sécurité sanitaire qu’à travers les prouesses de la science. Claude Bernard (1987, préface, p. XXII) le dit en ces termes : « La médecine arrivera par l’évolution de la science, elle représente l’état le plus avancé de la médecine. (…). En écrivant ce livre je ne fais que signaler la voie naturelle et spontanée de la science afin d’attirer les travailleur de ce côté et de faire que le progrès soit plus rapide ».
Claude Bernard semble avoir raison, dans la mesure où les pays en développement, comme l’Algérie, qui investissent dans la recherche médicale ont pris une longueur d’avance sur les autres pays africains qui investissent moins dans la recherche médicale.
Ce pays a compris que « la santé est non seulement un droit universel fondamental, mais aussi une ressource majeure pour le développement individuel, social et économique. Ainsi, l’Algérie a consacré, dans sa Constitution, le droit des citoyens à la protection de leur santé. » (F. Zahi, 2010. http://fr.wikipédia.org. Consulté le 18 septembre 2021 à 14h 16 mn).
De nombreuses structures de recherches ont été créées pour développer le secteur de la santé. Nous citons, entre autres, l’Agence Nationale de Document de la Santé (ANDS), l’Agence Thématique de Recherche en Science de la Santé (ATRSS), l’Institut National Pédagogique de Formation Paramédicale (INPFP), l’Institut National de Santé Publique (INSEP), l’Institut Pasteurs d’Algérie (IPA), etc. Ces structures sont appuyées par des Laboratoires Nationales de Recherches de Contrôle des Produits Pharmaceutiques (LNCPP), ainsi que des centres Hospitaliers Universitaires (CHU). Grâce au travail accru de ces structures et de ces Laboratoires :
Le secteur de santé en Algérie a connu une amélioration de tous les paramètres de santé quantifiables, des progrès ont été réalisés surtout depuis des années 2000 avec une priorité redonnée à la garantie de l’accès à la santé et une part croissante du budget de l’État consacrée à la santé. La dépense courante de santé en Algérie représente pour 2016, 6,6 % du produit intérieur brut. La santé est ainsi le quatrième poste de dépense avec 410 milliards de dollars Algérien investis en 2021. (S. Abdelmalek, https://www.algerie-eco.com, 17 novembre 2020. Consulté le 18 septembre 2021 à 14h 16mn).
Les résultats du programme algérien d’investissement dans la recherche scientifique pour développer le secteur de la santé sont visibles depuis 2019. Des données disponibles permettent de suivre l’évolution à l’accessibilité aux structures sanitaires et aux soins maternels et infantiles en Algérie. L’Algérie présente un tableau sanitaire appréciable, d’autant plus que :
La réduction du nombre des décès chez les mères et les enfants a sensiblement progressé en Algérie ces dernières décennies. Toutefois, les décès évitables des mères continuent à survenir, et l’Algérie se doit d’aller résolument vers la réalisation du 5ème objectif du millénaire pour le développement. Ainsi et ayant conscience de la situation, l’Algérie a décidé de mettre en place un dispositif permettant non seulement de réduire les décès évitables des mères en donnant la vie mais aussi de réduire les séquelles secondaires à l’accouchement. (A. Ouchfoun. D. Hamouda, 2019, p. 381).
Au regard de ce plateau sanitaire appréciable que présente l’Algérie, nous pouvons affirmer avec Dr Matshidiso Moeti, directrice régionale de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) pour l’Afrique, que l’Algérie est un « modèle » qui doit inspirer d’autres pays africains en matière de politique sanitaire :
L’Algérie a réalisé beaucoup de progrès grâce à une forte politique d’investissements en matière de politique sanitaire (…) et je pense qu’elle constitue un modèle qui peut inspirer d’autres pays africains. Nous allons collaborer pour en faire profiter ces derniers”, a déclaré Dr Moeti lors d’un point de presse qu’elle a animé conjointement avec le ministre de la Santé, de la Population et de la Réforme hospitalière, Mokhtar Hasbellaoui, à l’issue d’une rencontre de présentation des principaux axes du système national de santé en présence des représentants de l’OMS, de l’ONU, de l’Unicef et du FNUAP en Algérie, du ministère des Affaires étrangères (MAE) ainsi que des responsables centraux du secteur de la santé. (A. Ouchfoun. D. Hamouda, 2019, p. 383).
Les résultats de cet effort consenti dans la recherche scientifique dans le domaine de la santé par l’État algérien est impressionnant, révèle Abderrahmane Benbouzid.
Le taux de mortalité est de : 4,4 ‰ en 2020. Le taux de mortalité infantile 17,6 ‰ 2020. L’âge de l’expérience de vie à la naissance continue sa progression à la hausse. En 2019, elle a atteint 77,8 ans au niveau global. Déclinée par sexe, elle est de 77,2 ans pour les hommes et 78,6 ans pour les femmes. Entre 2019 et 2001, l’espérance de vie à la naissance d’une personne de sexe masculin a gagné un peu plus de 5 ans alors qu’une personne de sexe féminin a gagné 4 ans. L’espérance de vie à la naissance Homme est passée à 77,5 ans en 2020. Déclinée par sexe elle est de : 76,1 ans les hommes et de 79,1 ans femmes. (A. Benbouzid, ONS[11], https://www.cia.gov.ons.dz. Consulté le 18 septembre 2021 à 14h 16 mn).
Fort de ce résultat, le système de santé algérien occupe le quatre-vingt deuxième rang mondial et le deuxième rang africain, derrière les Îles Seychelles, selon le PNUD, dans son rapport publié en 2019, sur le classement mondial des pays, suivant l’Indice de Développement Humain (IDH). Elle est parmi les pays dont l’Indice de développement Humain est jugé élevé par l’OMS. S’inspirant du modèle algérien, le professeur Awa Marie Coll-Seck, présidente du Comité scientifique du Forum Galien Afrique et ancienne ministre de la Santé du Sénégal, plaide pour que les États et le secteur privé soutiennent résolument la recherche scientifique sur le continent. Elle déclare :
Il faut que nos gouvernements et le secteur privé africain soutiennent et financent la recherche scientifique. Personne ne le fera au niveau nécessaire à notre place ! Avec le soutien approprié, les scientifiques africains peuvent façonner le programme de recherche du continent et contribuer à résoudre les problèmes de santé les plus urgents du monde. L’Afrique détient 1% de la production scientifique; or, elle a 20% de la charge mondiale de morbidité. (www.wathi.org, consulté le 18 septembre à 15h 47mn).
De plus, les innovations récentes de la recherche médicale ont conduit à des réalisations incroyables pour la santé publique, la prévention et le traitement de nombreux problèmes de santé publique et à l’établissement de bases solides pour nos systèmes de santé. Selon Awa Marie Coll-Seck, certains pays africains à l’image du Botswana, du Burkina Faso et du Niger l’ont compris. Ils consacrent ces dernières années une plus grande part de leur budget au secteur de la santé. Sur tout le continent, d’excellents scientifiques travaillent sur des innovations remarquables qui contribuent à l’amélioration de la santé publique. « Le 3e Forum Galien Afrique a réuni un grand nombre de scientifiques de renom et de jeunes étudiants parmi les plus méritants du 8 au 11 décembre 2020 pour communiquer sur leurs travaux en matière de recherche et d’innovation dans le domaine de la santé ». (www.afro.who.int. Consulté le 18 septembre à 16h 50mn).
Toutes ces illustrations constituent des preuves tangibles de l’idée que la connaissance scientifique contribue à relever le défi de la sécurité alimentaire et sanitaire. Cependant, il faut révéler que la bonne volonté affichée par les africains de relever le défi de la sécurité sanitaire, rencontre des obstacles à savoir, la tyrannie exercée par certains experts occidentaux en science médicale sur la médecine traditionnelle et sur les médicaments africains.
2. L’ostracisme la médecine traditionnelle africaine par des scientifiques occidentaux : une entrave à la sécurité sanitaire en Afrique
L’ostracisme est synonyme d’oppression de violence allant jusqu’au bannissement ou à la proscription d’une chose. Du Grec ostrakimos de ʺostrakonʺ : « Bannissement à la suite d’un jugement du peuple (…). Décisions d’exclure d’écarter une personne ou un groupement politique. Hostilité d’un collectif qui rejette un de ses membres.» (P. Robert, 2017, p. 1767). Ainsi, définit, l’ostracisme désigne une attitude d’exclusion, de réserve, d’hostilité ou de rejet injuste et discriminatoire d’une personne, d’une culture ou d’une pratique. Il est caractérisé par l’arbitraire que justifie, la défense d’un bien, ou d’un marché, mieux, d’un intérêt contre des envahisseurs. L’ostracisme de la médecine occidentale sur la médecine traditionnelle africaine procède de la montée du rationalisme européen qui a abouti à une domination et à une consolidation d’une conception oppressive de la rationalité occidentale sur les pratiques thérapeutiques africaines avec une ferme volonté de les annihiler sur le marché mondial. Cette domination et ce phagocytose[12] a débuté par la mise en cause des fondements des pratiques médicales africaines. Cette hostilité contre la médecine traditionnelle telle que pratiquée en Afrique remonte à l’époque coloniale et se poursuit de nos jours. Elle est traitée de charlatanisme et de pratique occulte. Or, la médecine traditionnelle africaine ou la thérapie par les plantes contribue de façon significative à améliorer la santé de plusieurs personnes en Afrique. Dans Médecine et magique africaine, D. Traoré (2009, p. 186), rapporte :
Avoir assisté à des guérisons étonnantes, au moyen des plantes, dans des contrées africaines dépourvues de formation sanitaire et de centres de santé. Il dit avoir vu des personnes complètement guéries de la lèpre, de l’éléphantiasis, de la tuberculose pulmonaire, d’affections cardiaques, de l’asthme, de cirrhose du foie. Il a même ajouté qu’il a lui-même, en compagnie de certains de ses collègues, sauvé plusieurs vies humaines en utilisant uniquement des plantes, au cours de leurs voyages de prospection dans l’Afrique profonde.
Ce témoignage de Dominique Traoré va dans le même sens que celui de l’ethnologue Pierre Verger. En effet, comme Dominique Traoré, Verger rapporte également que : « Les guérisseurs du Dahomey (ancien Benin) et du Nigeria déterminent de façon précise les vertus thérapeutiques des plantes. À travers cette connaissance des plantes, ils guérissent les maladies comme le cancer, la folie et cicatrisent les plaies. Ils utilisent l’aloès pour cicatriser les plaies, le rauwofla pour soigner et guérir la folie ».
Ces propos de Verger mettent, à la fois, en exergue le pouvoir de guérison des Africains et l’efficacité de la médecine africaine. Cela explique pourquoi bon nombre d’Africains croient en la médecine africaine de source végétale. J.-M. Pelt n’a pas manqué de souligner cette confiance des Africains en la vertu médicinale des plantes. En effet, dans son livre La médecine par les plantes, il relève que :
Les questions posées à un échantillon moyen de la population montrent l’intérêt que le public attache à la médecine par les plantes, aussi le crédit dont continuent de jouir les guérisseurs locaux. 81% des personnes interrogées se prononcent en faveur de médecine par les plantes, et 5% seulement l’estiment dépassées. (…). Certains remèdes bénéficient d’une notoriété spectaculaire. Sur 100 personnes, près de 80 connaissent les propriétés hypotensives de l’ail, (…). Enfin sur les personnes ayant répondues à l’enquête 52 % ont pu citer un ou plusieurs remèdes, 83% d’entre eux étaient d’origine végétales, (…). (J.-M. Pelt, 1986, p. 14).
Cette statistique de Pelt signifie que le recours aux plantes par la pratique médicale africaine et l’efficacité de cette médecine ne sont plus à démontrer. Plusieurs maladies en Afrique ont été guéries grâce aux vertus thérapeutiques des plantes.
Au regard de ce qui précède, la médecine traditionnelle devrait être complémentaire de la médecine moderne dans la lutte contre les maladies. Ayant compris que les plantes contrarient les effets des maladies, l’Afrique offre un ensemble de recours thérapeutiques à base de plantes pour pallier les soucis de santé et garantir la sécurité sanitaire. Mais, cette ambition rencontre l’hostilité des Occidentaux. En effet, les scientifiques occidentaux ont tendance à rejeter cette médecine traditionnelle africaine. Cette mise à l’index est fondée sur un certain nombre de raisons : le critère de scientificité, les préjugés et les enjeux politico-économiques. Pour les puissances occidentales et les industries pharmaceutiques comme Johnson & Johnson, Roche, Pfizer et Novartis, le fait que les pratiques thérapeutiques s’organisent souvent en rituels en passant par toute une gamme de cérémonies mystiques, les fait apparaître comme non conventionnelles. Pour eux, en effet, la médecine conventionnelle est une science. « Par la science on entend une connaissance rigoureuse, objective, incontestable et vraie » (M. Hervé, 1988, p. 6). Comme telle, elle doit obéir aux critères d’objectivité. Or, selon eux, la médecine traditionnelle n’obéit à aucun critère scientifique. De fait, lorsque les Occidentaux observent la médecine traditionnelle africaine, ils sont tentés d’affirmer qu’elle est une connaissance médicinale douteuse, voire une somme de croyances ou de superstitions, en ce sens que, pour l’OMS, la médecine traditionnelle :
Se rapporte aux pratiques, méthodes, savoirs et croyances en matière de santé qui impliquent l’usage à des fins médicales de plantes, de parties d’animaux et de minéraux, de thérapies spirituelles, de techniques et d’exercices manuels – séparément ou en association – pour soigner, diagnostiquer et prévenir les maladies ou préserver la santé. (https://fr.wikipédia. Consulté le 06/11/2021 à 14 :16mn).
À travers cette pensée, il est clair que pour les experts de l’Organisation Mondiale de la Santé, la médecine traditionnelle constitue un ensemble de croyances parce que la conception du médicament qu’elle administre aux patients ne reposerait sur aucune démarche scientifique, au contraire, il est doté d’un caractère sacré. Dans ce même ordre d’idées, Jean-Marie Pelt (1986, p. 15) écrit :
L’exercice de la médecine populaire est profondément chargé de signes. Et ces signes qui accompagnent inévitablement dans les traditions authentiques, toute prescription ou tout acte thérapeutique sont sacrés. Ils traduisent le pouvoir proprement religieux du guérisseur, pouvoir que son art communique aux médicaments qu’il dérive.
Pour l’OMS et les occidentaux, la médecine moderne occidentale se distingue de la médecine traditionnelle par la puissance de ses évidences, de ses démonstrations et de ses preuves en même temps que par ses résultats. Cet argument qui est à l’origine de la proscription de la médecine traditionnelle du rang de la médecine résulte d’une appréciation subjective. L’explication généralement admise est que la médecine moderne fait d’immenses progrès. Elle admet plusieurs types de recherches et met à la disposition des agents de santé de nombreuses découvertes conduites par des méthodes rigoureuses vérifiables par une communauté de scientifiques ou de savants. À l’opposé, la médecine traditionnelle est toujours confinée dans le sacré et demeure une connaissance ésotérique, elle ne fait aucun progrès. Cette exclusion de la médecine africaine contrarie non seulement sa place dans le système mondial des soins, mais elle constitue également un obstacle pour les Africains dans la quête pour relever le défi de la sécurité sanitaire. Selon l’OMS et les scientifiques occidentaux, l’évaluation scientifique est primordiale dans la validation d’un remède qui doit être utilisé pour lutter contre une maladie. Cette preuve a été à l’origine de la polémique sur « le covid organics » entre le président malgache et l’OMS. Pour combattre la pandémie du coronavirus, le président Malgache avait lancé le 20 avril 2021, un remède susceptible de prévenir et guérir le coronavirus. Mais, l’OMS s’est dressée contre la consommation et la distribution de ce remède. Car, selon les experts de l’OMS, il n’existait aucune preuve scientifique que le remède de Madagascar, « le covid organics » soit efficace. L’Académie Nationale de Médecine de Madagascar (ANAMEM) a également remis en cause l’efficacité du remède conçu par l’Institut Malgache de Recherche Appliquée (IMRA). Une telle attitude de l’OMS, qui doit être qualifiée de dogmatique, constitue une pesanteur contre l’effort fourni par l’Afrique pour relever le défi de la sécurité sanitaire. En effet, le Professeur Ratsimamanga, de l’Institut Malgache de Recherche Appliquée (IMRA) a développé plus de 50 produits en alliant médecine traditionnelle et sciences modernes, dont ʺCovid-Organicsʺ, remède traditionnel amélioré à base d’artemisia annua et de plantes endémiques, curatif et préventif contre le Covid-19. Face aux réserves de l’OMS, le président malgache s’est défendu d’avoir déjà procédé à des tests concluants. Julien DANG dans son article, « Coronavirus : des scientifiques de Madagascar ont-ils mis au point un remède à base de plantes médicinales ? », rapporte que :
Andry Rajoelina affirmait ainsi le 12 mai à France 24 que “la majeure partie des 105 malades guéris sur les 826 déclarés officiellement atteints de Covid-19, soit 12, 71%, ont pris uniquement le produit Covid-Organics. Si ce n’était pas Madagascar, mais si c’était un pays européen qui avait découvert en fait ce remède, est-ce qu’il y aurait autant de doutes ? Je ne pense pas » (https://www.madagascar.com. Consulté le 18 décembre 2021 à 11h 34mn).
Outre le critère de scientificité qui apparait comme une condition sine qua non de l’acceptation d’un remède présenté par la médecine traditionnelle, il faut ajouter les préjugés formulés à l’égard du continent noir avant la colonisation qui se sont manifestés pendant toute la période coloniale et qui se manifestent encore de nos jours. Cette réalité prend sa source dans le rapport entre la culture du dominant et celle du dominé. Les sociétés africaines se sont transformées depuis l’époque coloniale ; de ce fait, leur destin est intimement lié à celui des puissances occidentales, étant donné qu’elles ne cessent d’asseoir leurs dominations aux niveaux de l’éducation, de la science et de la politique. Ce rapport de force a entrainé une crise culturelle qui a provoqué l’effondrement de plusieurs valeurs et pratiques africaines. Ainsi, tout ce que les Africains avaient élaboré et conquis sur la base d’un investissement civilisationnel spécifique s’est trouvé remis en cause. L’interprétation de la crise de la culture qui découle du rapport dominant-dominé résulte de la restriction du savoir qui obéit à la volonté de rigueur d’objectivité et qui sont des critères assignés à un comportement rationnel. En dehors de ses critères, aucun autre savoir n’est rationnel, mais plutôt émotionnel. Le rejet des médicaments africains témoigne d’un ressentiment contre la qualité de la médecine traditionnelle africaine. À travers cette proscription, les Occidentaux brandissent leur supériorité rationnelle sur les Africains qu’ils qualifient d’irrationnels et émotifs.
Cette attitude qui suscite le désarroi des Africains ne vise pas uniquement à ébranler les valeurs africaines, mais, aussi, leur anéantissement total. « Cette hostilité des Occidentaux, ce n’est pas en réalité d’une crise de la culture qu’il s’agit mais bien de sa destruction » (M. Henry, 1988, p. 7). Ainsi, cette volonté de destruction de l’Afrique traduit le rejet d’une médecine très élaborée dont l’efficacité et la pratique marquent une rupture avec les pratiques thérapeutiques africaines. Une sorte de monarchie exercée par les experts occidentaux en médecine et en pharmacie sur le marché mondial en matière de santé.
L’anéantissement de la médecine traditionnelle entraine la ruine de tout espoir des Africains de parvenir, par eux-mêmes, à guérir les maladies. Or, tous les diagnostics médicaux mis en place par la médecine occidentale ne constituent qu’une solution partielle aux problèmes que pose la maladie. C’est dire que la médecine traditionnelle africaine a sa place dans le système de santé mondial. Elle peut contribuer à préserver la santé en Afrique lorsque la médecine moderne rencontre des difficultés. Ces difficultés résident dans le fait que le traitement d’une maladie n’est pas immédiat. Pour qu’un nouveau médicament soit homologué par l’Organisation Mondiale de la Santé, il lui faut franchir toutes les étapes de la fabrication ; ce qui occasionne, très souvent, un retard dans le combat contre une épidémie ou une pandémie. Nous avons l’exemple typique du covid-19, dont le bilan le plus lourd est enregistré en Occident.
La solution pour que les chercheurs et les sociétés pharmaceutiques trouvent rapidement de nouvelles sources de traitements est de prendre en compte les médicaments issus de la médecine traditionnelle. Donc, tout dogmatisme ainsi que tout scepticisme à l’égard de la médecine traditionnelle doit prendre fin pour raviver l’intérêt pour la médecine traditionnelle qui se révèle être une source de traitements efficaces. D’ailleurs, selon Alexandre poussin, un médicament traditionnel, sous la forme de tisane à base d’artémisia a triomphé du paludisme pendant que les médicaments pharmaceutiques n’arrivaient pas à soulager les malades. « L’artémisia est la première plante qui a consacré une victoire de la médecine traditionnelle sur la médecine conventionnelle pendant la guerre de Vietnam. (A. Cormery, 2019, http:// f24.my//youtube. Reporters, Le doc. Consulté, le 04 décembre 2021 à 05h 40 mn).
À notre humble avis, c’est la seule condition pour que l’Afrique parvienne à relever le défi en matière de santé. En plus, du critère de scientificité et du rapport de supériorité qui ont contribué à exclure la médecine traditionnelle africaine du rang de médicine, il y a l’enjeu politique et économique.
La politique et l’économique peuvent aussi justifier le rejet de la médecine traditionnelle africaine par les Occidentaux. Les pays occidentaux prônent le développement économique par l’enrichissement des nations au moyen d’un commerce extérieur convenablement organisé en vue de dégager un excédent de la balance commerciale. Ce résultat est obtenu par un investissement raisonné et volontaire dans des activités économiques à rendement croissant. Parmi ces activités, se trouvent les produits pharmaceutiques dans lesquels les Occidentaux et les multinationales investissent d’énormes sommes d’argent pour stimuler la recherche.
Ainsi, les pays industrialisés se donnent pour impératifs d’accroître la richesse nationale, en adoptant des politiques pertinentes de nature protectionniste. Cette politique économique est menée par certains États membres fondateurs et décideurs dans les institutions internationales de santé comme l’OMS. Elle consiste à protéger leurs sciences, ou leurs découvertes médicinales et/ou pharmaceutiques résultant des investissements colossaux contre la concurrence des chercheurs ou des producteurs étrangers. L’objectif est de maintenir la suprématie de la médecine occidentale sur la médecine traditionnelle, de même que celle des produits pharmaceutiques sur les médicaments traditionnels. Cette mesure protectionniste vise, d’une part, à freiner les importations et la prolifération des médicaments traditionnels africains de plus en plus sollicités. Et, d’autre part, elle vise à empêcher des médicaments traditionnels de peur que, par leur l’efficacité, ils ne développent et n’accroissent une réticence des hommes à l’égard des produits pharmaceutiques qu’ils jugeraient inefficaces quant aux traitements de certaines maladies. Cela est d’autant plus vrai que German Velasquez, ancien directeur de l’OMS, affirme :
Dans les premiers 50 ans de l’existence de l’OMS, 50% des financements venait des pays membres, c’est-à-dire des aides publiques. Dans cette période l’OMS développait des médicaments pour guérir les maladies. Mais, dans ces derniers 50 ans seulement 18 à 20% des financements sont publics, 82 à 80 % des financements provient des firmes pharmaceutiques. Depuis ces derniers 50 ans, l’OMS développe des médicaments pour traiter les maladies et non pas pour guérir les maladies. (G. Velasquez, 2019, http:// f24.my//youtube. Reporters, Le doc Consulté, le 04 décembre 2021 à 05h 40 mn).
Étant donc les principales sources de financement de l’OMS, la décision des industries pharmaceutiques influencent nécessairement celle de l’Organisation Mondiale de la Santé. Les laboratoires pharmaceutiques font de certaines maladies un business avec la complicité de l’OMS. Elles contraignent cette institution mondiale à interdire la consommation et la prolifération de certains médicaments reconnus efficaces sur le marché sanitaire. Antoine Cormery dans Malaria business : les laboratoires contre la médecine naturelle, dénonce l’attitude complice de l’Organisation Mondiale de la Santé dans l’interdiction de l’artémisia annua dans le traitement du paludisme :
Alors que le paludisme fait plus de 500 000 morts par an, principalement en Afrique depuis de nombreuses années, et que les parasites développent des résistances aux molécules anti-paludisme, les autorités sont toujours réticentes à recourir à l’artémisia annua. Il n’existe pas de vaccin contre la maladie. Pourtant une plante originaire de chine, l’artémisia annua soigne efficacement la malaria (le paludisme), mais cette plante est interdite par l’OMS, pourtant elle n’est pas toxique. Cette plante est cultivée en grande quantité et consommée à Madagascar. (A. Cormery, 2019, http:// f24.my//youtube. Reporters, Le doc. Consulté, le 04 décembre 2021 à 05h 40 mn).
Selon Cormery, l’OMS refuse de reconnaitre les vertus thérapeutiques de l’artémisia annua qui, pourtant traite efficacement le paludisme à 99%. La raison évoquée est celle qui est en rapport avec le principe de précaution, selon lequel, il faut s’abstenir de consommer une plante, dès lors que l’on ignore ses propriétés. Mais aux yeux de Cormery, les vraies raisons résident dans la politique financière. Ainsi, les laboratoires pharmaceutiques qui financent l’OMS et qui ont fait du paludisme un business voient l’artémisia annua comme une plante toxique et dangereuse. Or, affirme A. Cormery (2019, http://f24.my//youtube. Reporters, Le doc Consulté, le 04 décembre 2021 à 05h 40 mn) :
L’artémisia annua n’est dangereuse que pour les laboratoires pharmaceutiques qui font de la malaria un business. Les laboratoires pharmaceutiques, pour préserver aussi longtemps leurs business préfèrent voir les africains mourir que de fabriquer des vaccins pour protéger la population africaine contre la malaria.
La politique économique est la justification de la monarchie des grandes puissances sur le continent africain qui se manifeste toujours par l’interdiction de la distribution ou la vente des médicaments de la médecine traditionnelle qualifiés de non homologués. Dès lors, il est clair que la place qu’occupe la médecine traditionnelle africaine parmi les autres recours thérapeutiques dépend du statut des États africains dans le concert des nations. Sous cet angle, nous pourrons nous attendre à ce que sa situation soit de plus en plus précaire. Les fondements de cet ostracisme accentué par le dogmatisme et le scepticisme à l’égard de l’Afrique et de sa culture qui rejaillit sur ses pratiques thérapeutiques, au lieu d’aider l’Afrique à surmonter le défi de la sécurité sanitaire, favorise au contraire l’insécurité sanitaire à laquelle elle est confrontée.
Conclusion
Le savoir scientifique et le développement du système de santé sont étroitement liés. Le développement du système de santé d’un pays est tributaire du budget alloué à la recherche dans ce secteur. Ainsi, le statut du plateau sanitaire présenté par un pays est fonction du degré de l’investissement consacré à la recherche dans ce secteur. Le savoir scientifique a contribué à l’amélioration du système de santé dans de nombreux États. Pour maintenir et présenté durablement un meilleur tableau sanitaire, les États africains doivent définir une politique d’investissement de plus en plus orientée vers la recherche dans le domaine de la santé. L’Afrique a besoin que les résultats des chercheurs africains soient reconnus et homologués par l’OMS, par les pays occidentaux. Il est temps que les chercheurs africains n’assistent plus, de manière impuissante aux décès de leurs compatriotes des suites de pathologies qui peuvent trouver des solutions curatives en Afrique. Plutôt que d’attendre que les médicaments soient fabriqués en Europe, aux États-Unis et en Inde, les Africains doivent trouver en toute liberté des remèdes avec des plantes qui peuvent être cultivées en Afrique.
Références bibliographiques
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DE LA TRADUCTION À LA COMMUNICATION : ANALYSE D’UNE DISCONTINUITÉ À PARTIR DU MODÈLE DE GAVAGAI DE QUINE
Amani Angèle KONAN Épse GROGUHE
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Ce texte est une réflexion épistémologique à partir des thèses de Quine sur la base de la traduction qui fait partie de la vie humaine car nous vivons dans un monde qui se globalise. Par conséquent, la nécessité de supprimer les barrières communicationnelles sont indispensables pour que les connaissances, voire, les cultures soient partagées. Cependant, la traduction ne permet pas toujours d’avoir accès à la signification d’une langue étrangère. Cet article vise à remettre en lumière le problème de la communication liée à la traduction à partir du modèle de traduction de « Gavagai » de Quine. Notre objectif est de montrer que le problème de la traduction se prolonge dans celui de la communication. Dans une situation de traduction, on ne peut relier à un mot une référence univoque. Certes la traduction est difficile, mais la communication l’est aussi à cause de la représentation qui est subjective.
Mots-clés : behaviorisme, communication, hypothèse analytique, langage, linguiste, représentation, signification, traduction.
Abstract :
This text is an epistemological reflection based on Quine’s theses on translation who is part of human life because we live in a globalizing world, therefore, the need to remove communication barriers are essential for knowledge and even cultures to be shared. However, the translation does not provide access to the meaning of a foreign language. This article aims to bring to light the problem of communication linked to translation based on Quine’s « Gavagai » translation model. Our objective is to show that the problem of translation extends into that of communication. In a translation situation, a unique reference cannot be linked to a word. Certainly, translation is difficult, but communication is also because of the representation, which is subjective.
Keywords : behaviorism, communication, analytical hypothesis, language, linguist, representation, meaning, translation.
Introduction
L’expérience humaine est une expérience linguistique, voire de communication intersubjective. C’est cette intersubjectivité intercommunicationnelle qui permet la croissance humaine. Autrement dit, l’expérience humaine ne se fait pas en tant qu’un être isolé mais celle d’un être en rapport avec d’autres individus. Il s’établit la communication outil de transmission de leurs idées respectives. W. V. O. Quine (1992, p. 37) témoigne : « Les choses dont on dit couramment qu’elles se communiquent, à part les maladies, ce sont les idées. L’idée qui occupait un esprit se trouve reproduire en double, dirait-on, dans un autre. “Sondant l’obscurité d’un autre esprit”, (…), il ne nous est guère facile de dire si la duplication est fidèle ».
Dans un monde marqué par l’ouverture à l’autre grâce à la mondialisation, la communication permet de créer du lien social. Pour parvenir à communiquer, il s’avère nécessaire de traduire la langue de l’autre. La question de la traduction est l’objet d’un grand nombre de travaux en linguistique. Ces travaux ont réactivé l’intérêt pour la traduction en renouvelant la difficulté inhérente à toute traduction linguistique. Le problème sur lequel nous voudrions revenir ici s’inscrit dans cette thématique quoique son origine disciplinaire soit différente : il s’agit de réévaluer la notion de la signification qui est importante chez Quine :
La confusion de la signification avec la référence a encouragé la tendance à tenir pour acquis la notion de signification. Comme si la signification du mot “homme” étant aussi tangible que notre voisin (…) comme si remettre en question, ou désavouer, cette notion revenait à supposer un monde où il n’y a que du langage (…) sans jamais intéresser à la question de la signification. (W. V. O. Quine, 2003, pp. 83-84).
Dans son livre intitulé Le mot et la chose, Quine traite de la traduction en se servant d’une expérience de pensée. Le fait utilisé est une partie de chasse pendant laquelle un linguiste doit traduire l’expression “Gavagai”. Le linguiste est amené à établir des hypothèses à propos de la traduction de Gavagai” dans sa langue en observant les données de comportements verbaux par la méthode directe c’est-à-dire sans dictionnaire, en observant ce que disent les indigènes. L’objectif visé par la traduction est la réussite de la communication. Cependant, il résulte de cette expérience de pensée que nous ne puissions pas connaître ce que veut vraiment dire le locuteur d’une langue étrangère, et qu’à terme, nous ne puissions pas saisir de quoi il parle. Quine entend montrer qu’il est possible de traduire de plusieurs manières un même énoncé d’un langage étranger. La ruine de l’idée de signification conduit à une incompréhension de l’autre en ce sens que lorsqu’on quitte sa communauté linguistique, la synonymie devient difficile car il y a une inscrutabilité de la référence. Nous ne pouvons pas savoir de manière exacte, à quels objets croient renvoyer les mots des autres locuteurs. Les ruptures entre la traduction et la signification qui rendent approximatives le sens de certains mots lorsqu’il s’agit de trouver leurs équivalents dans un autre système linguistique, sont ici les facteurs motivants de la réflexion.
En effet, les données du comportement verbal ne permettent pas de décider ou de traduire la langue d’un locuteur avec précision. De là, comment la difficulté de la traduction des langues étrangères constitue-t-elle un obstacle à la communication ? À partir de cette interrogation primordiale découlent plusieurs préoccupations qui se présentent comme suit : Est-il possible de savoir que mes objets sont les mêmes que ceux de mon interlocuteur ? Quand on dit la même chose est ce qu’on parle de la même chose ? qu’elle est la logique qui guide la représentation ?
Nous souhaitons non seulement démontrer que la diversité linguistique et culturelles exige la traduction des langues l’une dans l’autre, mais également qu’il y a rupture entre la traduction et la communication. Pour atteindre cet objectif, nous comptons mener notre réflexion suivant deux méthodes à savoir la méthode explicative et la méthode historico-analytique. Cela suggère à l’analyse trois pistes de réflexion qui sont : la conception behavioriste de la signification chez Quine ; la quête de la synonymie interlinguistique de « Gavagai » ; la rupture de la communication.
1. La conception behavioriste de la signification chez Quine
Le tournant linguistique en philosophie a véritablement commencé au début du 20ème siècle. Les philosophes semblent se mettre d’accord sur ce qui constitue le leitmotiv de la philosophie à savoir l’analyse logico-linguistique : « Toute philosophie est “critique du langage” » (L. Wittgenstein, 1961, 4.0031). La clarification du langage devient la tâche préalable voire exclusive de la philosophie. L’objectif visé est la quête d’une méthode qui rende la philosophie scientifique. Pour y parvenir, il convient de produire une explication qu’on pourrait qualifier de philosophie de la pensée. La production d’une explication philosophique demande de se livrer à une analyse du langage. M. Dummett (1991, p. 13) témoigne :
Ce qui distingue la philosophie analytique en ses divers aspects d’autres courants philosophiques, c’est en premier lieu la conviction qu’une analyse philosophique du langage peut conduire à une explication philosophique de la pensée et, en second lieu, la conviction que c’est la seule façon de parvenir à une explication globale.
En se basant sur sa conception de l’épistémologie naturalisée, Quine pense que la véritable méthode admise par la science est celle de l’empirisme. Étant donné que la philosophie est en continuité avec la science, et que la philosophie se réduit à l’épistémologie naturalisée, il convient d’appliquer la méthode empiriste en philosophie. Or cette méthode exige de ne partir que de ce qui est observable pour construire les théories. C’est aussi le point de vue de J. Vidal-Rosset (2006, p. 38) : « le behaviorisme de Quine est une expression de son empirisme : la connaissance scientifique du monde repose sur des données observables dont l’une, quasi constante, est le comportement de nos semblables ». L’ambition de construction d’une théorie scientifique du langage repose sur des faits observables et surtout publiquement assignable.
À partir de cette conception, certains philosophes en l’occurrence Frege, optent pour l’univocité référentielle. En d’autres termes, il faut trouver un référent unique pour les mots du langage. Le référent d’un nom est l’objet qui est désigné par ce nom et son sens est la manière de désigner l’objet. C’est pourquoi les noms “étoile du matin” et “étoile du soir” ont le même référent qui est Vénus. Mais ils ont un sens différent : « La désignation d’un objet singulier peut consister en plusieurs mots ou autres signes » (G. Frege, 1971, p. 103). Un seul objet peut avoir plusieurs noms. Le référent est ce qu’il faut prendre en compte puisque le sens peut varier. Il y a une opposition claire à Frege pour qui le locuteur du langage devrait d’abord saisir le sens des constituants d’une phrase. Ainsi, il déterminerait leur référence. C’est pourquoi il détermine d’une part le sens d’un énoncé et d’autre part sa référence : le vrai, le faux, ou l’absence de valeur de vérité.
Par contre, Quine rejette la notion de signification telle qu’elle est perçue traditionnellement, dans son système philosophique, le langage occupe une place de choix. Sa thèse relative à la traduction d’une langue étrangère est une critique de la signification. Comme le souligne S. Laugier-Rabaté (1992, p. 103) : « Il est curieux de remarquer que la question de la signification se centre progressivement dans l’œuvre de Quine, sur le problème de la traduction, comme s’il s’avérait que, d’un « point de vue logique », la traduction radicale était la meilleure formulation de cette question ». Pour Quine, la notion de signification est non seulement mal fondée, mais aussi superflue :
Ce contre quoi je m’insurge plus particulièrement, c’est l’idée d’une identité ou d’une communauté de sens sous le signe ou d’une théorie de la signification qui en ferait une sorte d’abstraction supra linguistique, dont les formes du langage seraient le pendant, ou l’expression. En somme, c’est à la signification en tant qu’idée que j’en ai (W. V. O. Quine, 1962, p. 139).
Par conséquent, l’on ne peut pas partir de la notion de signification telle qu’elle est conçue naturellement par les philosophes comme une entité idéale indépendante pour bâtir une théorie correcte du langage. En d’autres termes, on ne peut pas comprendre la manière dont des énoncés signifient, si on veut l’expliquer en accordant l’aspect mental à ces énoncés. Il s’agit en réalité de rejeter le caractère explicatif de l’appel à des réalités mentales ou idéales. La sémantique est altérée par un mentalisme préjudiciable tant l’on considère la sémantique d’un individu comme étant déterminée dans son esprit, au-delà de ce qui est implicite dans ses dispositions au comportement public. Ce sont donc les faits qui concernent la signification qui doivent être conçus en termes de comportements et non les entités signifiées en ce sens que les faits dits mentaux qui sont censés apporter la signification et fonder la compréhension sont inaccessibles à l’observation et par ricochet inaccessibles à la science. Sur cette base les faits sont totalement dénués d’objectivité. Il convient de se concentrer sur les comportements verbaux car ce sont les seules données accessibles voire les seuls éléments dont on puisse partir pour élaborer des hypothèses explicatives. Pour Quine, en linguistique, être behavioriste est une obligation parce que nous n’avons accès au langage que par l’observation du comportement verbal des autres. Il a pour avantage de mettre sur le même pied d’égalité les deux locuteurs. La construction d’un manuel de traduction privilégie les énoncés observationnels.
En effet, Les phrases observationnelles sont les phrases dont leurs significations sont visibles. Elles portent en quelque sorte « leur signification comme un galon sur leur manche » (W. V. O. Quine, 1977, p. 78). Autrement dit, elles sont évidentes pour le traducteur et son informateur. Leurs significations stimulus coïncident pour différents locuteurs. Pour Quine, les énoncés observationnels témoignent de la notion de signification : « Au sens strict, la phrase « rouge » pourrait seule se qualifier comme phrase d’observation ; en un sens plus large, les phrases “Lapin” et “La marche descend” le feront aussi. C’est pour les phrases observationnelles entendues dans une de ces acceptions que la notion de signification-stimulus constitue une notion raisonnable de signification » (W. V. O. Quine, 1977, p. 78). La signification-stimulus d’un énoncé correspond aux stimulations sensorielles qui affectent un individu en présence de certains événements observables et auxquelles on lui a appris à associer cet énoncé. En d’autres termes, un énoncé possède une certaine signification en ce sens qu’il correspond aussi à certaines stimulations sensorielles.
Quine insiste en traitant les énoncés observationnels de refuge pour les scientifiques, car ils offrent une seule voie d’accès à la vérité annulant toute erreur et toute controverse tandis que les autres connexions « à l’expérience, d’après lesquelles les phrases sont appréciées, seraient multiples et indirectes, médiatisées dans le temps par des théories suivants des voies opposées » (W. V. O. Quine, 1977, p. 80). Le fait est qu’en ce qui concerne ces phrases observationnelles, les verdicts sont directement rivés à une stimulation présente, non seulement mais aussi, ils ne dépendent pas de la multiplicité des locuteurs.
Le linguiste qui s’exerce à traduire une langue culturellement isolée en d’autres termes, qui cherche à construire une grammaire est limité à des observations et aux comportements verbaux pour établir un « dictionnaire bilingue permettant d’apparier les phrases interlinguistiquement synonymes » (P. Gochet, 1978, p. 62). Ce sont donc les stimulations sensorielles et les réactions verbales qui permettent de traduire radicalement la langue de l’indigène en celle du linguiste. La signification des phrases de l’indigène en celle du linguiste doit comporter à sa base les stimulations sensorielles et les réactions verbales.
La signification d’une phrase est selon Quine : « ce que cette phrase possède en commun avec sa traduction ; et la traduction, au point où nous en sommes, repose exclusivement sur des corrélations avec des stimulations non verbales » (W. V. O. Quine, 1977, p. 65). Il parle dans ce cas de « signification stimulus ». La « signification stimulus » d’une phrase pour un locuteur est l’ensemble des stimulations qui conduisent à l’acquiescement de la phrase et à l’ensemble de celles qui conduiraient à son rejet. La traduction de la langue c’est-à-dire la maîtrise de la sémantique de ce langage, repose entièrement sur l’observation du comportement visible des autres locuteurs. Quine définit dans ce cas la signification stimulus d’une phrase affirmative phrase telle que « Gavagai » pour un locuteur « comme étant la classe de toutes les stimulations c’est-à-dire des structures évoluantes d’irradiation oculaire entre des phrases d’occultation rythmées de façon convenable) qui lui dicterait son acquiescement à cette phrase » (W. V. O. Quine, 1977, p. 65). En l’absence des stimulations qui poussent à l’acquiescement, la traduction devient difficile voire impossible : « rien de ce qui n’est pas distingué dans la signification-stimulus ne peut être distingué lorsqu’on se donne la ressource supplémentaire de montrer l’objet du doigt » (W. V. O. Quine, 1977, p. 92). Pour Quine, ce sont les phrases observationnelles qui constituent la meilleure voie d’accès à la traduction. Il se pose cependant une question cruciale à savoir : comment notre linguiste fera véritablement sa traduction après l’observation en général ? Quine répond qu’ « il fractionnera les phrases recueillies en sections maniables, en retenant les vocables qui viennent souvent. De cette manière, il constituera une liste de mot indigène » (W. V. O. Quine, 1962, p. 153). Cette correspondance qu’effectue le linguiste constitue une hypothèque analytique. L’avantage du behaviorisme est sa capacité à mettre sur le même plan linguistique les deux langues à traduire l’une dans l’autre. D’où l’idée qu’il faut traduire pour avoir accès à la signification et pour traduire il convient d’observer les comportements verbaux.
2. La quête de la synonymie interlinguistique de « Gavagai »
Pour parler du problème de la synonymie interlinguistique, Quine a développé une expérience de pensée qui consiste en la traduction d’un langage en un autre sur la base des données comportementales. Il utilise la méthode des hypothèses analytiques pour parvenir à la conclusion de l’incompréhension entre deux locuteurs de langue différente. Cette situation hypothétique est celle d’un linguiste qui envisage d’apprendre la langue et de construire un manuel de traduction des expressions linguistiques. La meilleure voie d’accès à la traduction par le linguiste est constituée par les phrases observationnelles. Le linguiste regroupe les fractions de mots qu’il a obtenu de sa rencontre avec son interlocuteur, ensuite il fait une correspondance entre ces mots et ceux de sa propre langue. Quine expose la procédure du linguiste en ces termes :
Il découpe les élocutions qu’il entend en parties récurrentes suffisamment courtes, et dresse de la sorte une liste de ” mots ” indigènes. Alors de façon conjecturale, il met en concordance certains d’entre eux avec des mots et des bouts de phrases de sa propre langue de manière à se conformer aux résultats acquis. Ces tables de concordance, je les appelle ses « hypothèses analytiques » (W. V. O. Quine, 1977, p. 112).
Le traducteur effectue des hypothèses analytiques, a des suppositions qu’il cherchera à confirmer ou à infirmer. Cette démarche fausse ou entache le résultat : « on commence à poser des hypothèses analytiques, mais à titre de conjectures, bien avant que le travail (…) ne soit achevé, et elles servent à nous guider dans le choix des exemples à soumettre à l’examen » (W. V. O. Quine, 1977, p. 112). En présence des données c’est-à-dire les stimulations sensorielles et émissions verbales, dont dispose notre linguiste, il va établir des corrélations entre ces deux phénomènes.
En effet, l’hypothèse analytique sert à accoupler un mot ou une tournure indigène avec son équivalent présumé en français, en vue d’établir des binômes de mots. Ce qui compte dans cette correspondance, ce n’est pas la manière dont elle est faite. Il s’agit surtout de la corrélation sémantique. Autrement dit, la valeur de vérité se juge à la corrélation sémantique que le linguiste permet de faire entre des phrases de la langue à traduire et sa langue. C’est cette idée que Quine véhicule en ces termes : « la méthode des hypothèses analytiques est une façon de se catapulter soi-même dans le langage de la jungle par la vitesse acquise du langage domestique » (W. V. O. Quine, 1977, p. 115). Le problème est que pour parvenir à faire cette correspondance de mots ou de bouts de phrases, le linguiste projette ses propres habitudes linguistiques sur celle de l’indigène pour trouver des termes qui conviennent aux tiens. Par l’observation, il analyse les gestes et les sons de l’indigène son informateur.
Le fait quotidien que Quine a retenu est la chasse. En effet, dans une partie de chasse organisée par l’indigène et le linguiste, il surgit de la brousse un lapin et à la vue du lapin l’indigène dit « Gavagai », le linguiste note devant le mot « Gavagai », « lapin » ou encore « tiens un lapin ». Pour le linguiste la traduction de « Gavagai » dans la langue de l’indigène correspond à lapin. Il va établir une table de correspondances. Ces premières informations que le linguiste recueille sont provisoires car il cherchera par la suite leur confirmation en soumettant à l’approbation de son informateur les données qu’il a notées. Il pose alors la question « Gavagai » ? Chaque fois qu’un nouveau lapin lui apparaît, il attend de l’indigène qu’il approuve ou désapprouve sa question.
La réponse du linguiste est faite par rapport au ” stimulation-stimulus” en ce sens que lorsque le linguiste en quête d’approbation pose la question concernant « Gavagai », il ne peut pas compter sur les gestes car selon Quine les signes peuvent différer d’un peuple à l’autre : « Comment le linguiste reconnaitra-t-il une approbation ou une désapprobation de l’indigène lorsqu’il la voit ou l’entend ? Les gestes des Turcs sont à peu près le contraire des nôtres » (W. V. O. Quine, 1977, p. 65). Autrement dit, ce que le linguiste doit faire, c’est de deviner à partir d’observation et ensuite de voir comment ses conjectures réussissent. Par cette interrogation c’est la quête d’une uniformité dans l’information entre le linguiste et l’indigène qui est recherchée. Ils doivent pour communiquer avoir les mêmes données en ce qui concerne les choses qu’ils croisent dans la nature : « supposons [dit Quine] qu’après avoir demandé « Gavagai » ? et de semblables questions en présence patente de lapins et d’animaux de ce genre, le linguiste recueille assez souvent les réponses « Evet » et « York » pour soupçonner qu’elles puissent correspondre à « oui » et « non », mais qu’il ne sache pas laquelle des deux corrélations possible est la bonne » (W.V O. Quine, 1977, p. 61). Le linguiste ne peut pas se référer au langage puisqu’il ne le connait pas et qu’il cherche à le décoder, mais plutôt aux stimulations qui pousseront à l’assentiment ou au dissentiment :
Supposons alors que le linguiste ait pris une décision sur ce qu’il va considérer comme un signe indigène d’assentiment ou de dissentiment. Il est alors en état d’accumuler des justifications inductives à l’appui de la traduction de « Gavagai » par la phrase « lapin ». La loi générale, pour laquelle il rassemblera des exemples, est, en gros, que l’indigène approuve « Gavagai » précisément lorsque cette élocution suit immédiatement les stimulations après lesquelles, si on nous interrogeait, nous donnerions notre assentiment à la phrase « lapin », et de façon correspondante notre dissentiment » (W. V. O. Quine, 1977, p. 62).
Le problème est que lorsque le linguiste forme l’hypothèse selon laquelle « Gavagai » veut dire « lapin », il n’arrivera pas à distinguer par des gestes une partie quelconque de lapin, du lapin comme tel. Si en effet, il montre le lapin tout entier par un geste, il montre simultanément une infinité de partie de lapin. Lorsqu’il indique du doigt une partie de lapin, il indique simultanément le lapin tout entier. Il est donc impossible de distinguer par des gestes les phases temporelles de lapin, des parties de lapin, ou encore du lapin tout entier. En d’autres termes, nous ne pouvons jamais délimiter le voisinage spatio-temporel d’un point montré du doigt.
Il n’y a donc pas un noyau commun à plusieurs langues. Par conséquent, lorsque l’on dépasse les limites d’une communauté linguistique voire culturelle, la synonymie devient opaque. En d’autres termes, il faut traduire pour avoir accès à la signification, à ce que dit l’autre. Cette traduction se fait à partir des données de comportements. Cependant, il n’est pas aisé de communiquer avec l’étranger car il y a rupture du lien entre la traduction et la communication.
3. La rupture de la communication
La communication est une question qui mobilise des attentes, l’imagination et autre. Le langage est le moyen de communication de toute connaissance. L’épistémologie dans une de ses traditions, prend la forme d’une analyse en vue de s’assurer que le langage ne fasse pénétrer dans la connaissance des notions ambigües. La philosophie analytique ambitionne d’approfondir la compréhension des concepts qui composent le langage pour en maitriser toutes les nuances : « par l’étude, l’analyse exacte et approfondie de ces façons de penser du sens commun on parviendra peut-être à mieux appréhender la réalité » (J. O. Urmson, 1962, p. 12). Une analyse de la structure du langage doit nous donner une analyse de la structure des pensées.
La véritable méthode requise par la science est celle de l’empirisme. Et cette méthode recommande de ne construire les théories qu’à partir de ce qui est observable. Cependant, il y a un problème au niveau de la référence en ce sens que même le behaviorisme qui constitue le principe de pertinence chez Quine pose problème car il n’est pas possible de savoir avec exactitude à quoi font référence les propos de son interlocuteur. C’est la raison pour laquelle Quine parle « d’inscrutabilité de la référence : « Les termes “lapin”, “partie non détachée de lapin », et « segment temporel de lapin » ne diffèrent pas seulement sous le rapport de la signification ; ils sont vrais de choses différentes. La référence elle-même se révèle inscrutabilité » (W. V. O. Quine, 1977, p. 48). Il y a une confusion dans la nomination précise de la chose qui se présente aux locuteurs. Il n’y a aucun moyen pour dire à quoi font référence exactement les propos d’un interlocuteur et même en se basant sur les données comportementales empiriques. Or pour Quine, il n’y a que ce moyen dont disposent les personnes en matière de signification et de communication. L’objet de référence n’est pas dans ce cas le même sous les différentes paroles.
La communication est biaisée par les multiples manières d’interpréter le comportement verbal de locuteurs : « Des manuels pour traduire une langue dans une autre peuvent être élaborés selon des principes divergents, tous compatibles avec la totalité des dispositions à parler et cependant incompatibles entre eux. Dans un nombre incalculable d’endroit, ces manuels divergeront » (W. V. O. Quine, 1977, p. 58). Autrement dit, un même mot peut être traduit différemment par les interlocuteurs. S’il y en a six traducteurs, il est alors possible d’avoir six traductions du même mot.
Nous avons vu plus haut que le linguiste pour parvenir à traduire la langue de l’indigène commence par découper les brides de mots de l’indigène qu’il entend et par la suite établit une correspondance entre les mots de sa langue et ceux de l’indigène. C’est cette correspondance que Quine appelle hypothèse analytique. Cependant, par ce procédé, nous constatons qu’il y a une confusion dans la nomination exacte de la chose qui se présente à l’indigène et à l’étranger. Car lorsque l’indigène dit « Gavagai », il est impossible de savoir de quoi il parle exactement. S’agit-il d’un lapin, d’une phrase de lapin, de la fusion de tous les lapins ou encore d’une partie de lapin ? Toutes ces parties sont montrées au même moment. C’est ce qui indique cette pensée de Quine :
Si vous montrez un lapin du doigt, vous avez indiqué en même temps une phrase de lapin, une partie intégrante de lapin, une fusion de tous les lapins et un endroit où la léporité se trouve manifestée. Si vous montrez du doigt une partie intégrante de lapin, vous avez de nouveau indiqué les quatre autres espèces de choses ; et ainsi de suite (W.V. O. Quine, 1977, p. 91-92).
La signification des mots ne se confond pas avec la signification-stimulus, en ce sens que rien de ce qui n’est pas indiqué dans la signification-stimulus ne peut être indiqué lorsqu’on se donne la ressource supplémentaire de montrer l’objet du doigt. Lorsqu’on part de la similitude des significations-stimuli de « Gavagai », le linguiste établit une ressemblance entre lui et l’indigène. La signification stimulus est la classe des stimulations qui amènent à poser l’hypothèse que « Gavagai » équivaut à lapin. En dehors des stimulations, il est impossible de distinguer les choses puisque, c’est à partir de l’observation que la correspondante est faite.
C’est à travers le langage que se fait la représentation du monde. Puisque le langage représente le monde, il doit tenir aux exigences logiques de toute représentation. Le langage est alors élaboré selon une logique qui lui impose les règles de formation. Autrement, il devient défectueux : « La proposition est une image de la réalité. La proposition est une transposition de la réalité telle que nous la pensons » (L. Wittgenstein, 1961, 4.0031). Le but du langage consiste en la description du monde. La thèse de Quine sur l’inscrutabilité stipule qu’il n’y a aucun moyen de dire à quoi se réfèrent les mots d’un langage traduit surtout à partir de l’ensemble des données empiriques comportementales. Même si chacun d’entre nous ne connaît le langage que par le biais d’une éducation, il n’en est pas moins vrai que les choses auxquelles le langage se réfère de la façon la plus simple et la plus directe sont du champ public. Même lorsqu’un groupe linguistique apprend à utiliser un langage de façon uniforme à l’intérieur de ce groupe, on peut avoir des raisons de douter que les membres se réfèrent à la même chose en prononçant les mêmes mots. Car chacun reste enfermé dans son propre appareil référentiel.
En acceptant que le langage n’est pas essentiellement descriptif, la logique ne peut prétendre rendre compte du fonctionnement du langage qui est plus riche et surtout divers. La signification d’un mot ne peut se réduire à son rapport aux choses car entre le mot et la chose s’intercale les représentations. La représentation est un tableau intérieur formé des souvenirs et des impressions sensibles c’est la raison pour laquelle Frege demande de se fier qu’au référent :
La représentation associée à un signe doit être distinguée de la notation et du sens de ce signe. Si un signe dénote un objet perceptible au moyen des sens, ma représentation est un intérieur, formé du savoir des impressions sensibles et des actions externes ou internes auxquelles je me suis livré. Dans ce tableau, les sentiments pénètrent les représentations ; la distinction de ses diverses parties est inégale et inconstante (G. Frege, 1971, p. 105).
La représentation se distingue du sens d’un signe qui peut être la propriété commune de plusieurs personnes. Celui-ci n’est pas partie de l’âme individuelle. C’est pourquoi Frege pense que la référence d’un nom propre est l’objet même que l’on désigne par ce nom. La représentation que l’on lui associe est subjective surtout entre les deux se situe le sens.
À travers la représentation, interviennent les sentiments. Ceux-ci sont subjectifs et diffèrent d’une personne à l’autre. Par ailleurs, chez un individu, la même représentation n’est toujours pas liée au même sens pense G. Frege (1973, p. 105) : « chez le même individu, la même représentation n’est pas toujours liée au même sens. Car la représentation est subjective ; celle de l’un n’est pas celle de l’autre. Et il est bien naturel que les représentations associées au même sens diffèrent grandement entre elles ». Les représentations associées au même sens se différentient beaucoup entre elles. Plusieurs personnes peuvent comprendre le même sens par contre ils ne peuvent pas avoir la même représentation. Lorsque deux individus se représentent le même objet, chacun d’eux a une représentation qui lui est propre, comme le souligne A. Gallerand (2013, p. 8) : « d’aucuns ont pensé qu’il valait mieux chercher les significations dans l’esprit humain, à l’intérieur de la conscience : chaque fois que j’entends ou je lis un mot, une image mentale se forme en moi ». La signification dans ce cas est le produit d’une opération subjective de la conscience qui permet d’associer une image à chaque signe de l’objet désigné.
Conclusion
La communication est un besoin social, témoignent P. Watzlawick et J. Helmicck Beavin (1972, p. 7) : « il est d’autre part évident que la communication est une condition sine qua non de la vie humaine et de l’ordre social ». À partir du modèle de traduction de « Gavaguï », nous avons tenté d’exposer le problème du rapport entre la traduction et la communication. L’opération de traduction pour Quine consiste à rendre plus possible voire plus fluide la communication. La traduction, de ce fait, est la voie d’accès à la signification. Cette traduction se fait par l’observation du comportement verbal des autres. Il fait du behaviorisme un impératif en linguistique car celui-ci a pour avantage de mettre sur le même plan le linguiste traducteur et son interlocuteur à l’aide de qui il doit traduire une langue. Cependant, les données de comportements sur lesquels s’appuie Quine pour définir sa philosophie de traduction, ne permettent pas de traduire avec exactitude les mots d’une langue étrangère en ce sens que la traduction doit prendre en compte un autre paradigme, celui de la représentation mentale d’une situation par les interlocuteurs.
Références bibliographiques
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L’ÂGE SÉCULIER ET LA QUERELLE DES VALEURS : REPÈRES POUR UNE ÉTHIQUE PUBLIQUE
Yawo Agbéko AMEWU
Université de Lomé (TOGO)
aguyeloi@yahoo.com / amewuguy73@yahoo.fr
Résumé :
Cet article se propose de questionner le destin de la sécularisation dans le contexte contemporain du réenchantement du monde et de la querelle des valeurs. La renaissance politique du religieux, à travers des manifestations aussi pernicieuses que les fondamentalismes et les intégrismes, semble mettre en échec la sécularisation qui s’est pourtant imposée comme l’une des valeurs fondatrices de la modernité. S’inscrivant dans la perspective rawlso-habermassienne d’une raison publique, ce travail postule la promotion d’une éthique publique à partir d’un aggiornamento par lequel l’État laïc s’accommode de la querelle des valeurs.
Mots-clés : Aggiornamento, État démocratique, éthique publique, querelle des valeurs, raison publique, sécularisation.
Abstract :
This article proposes to question the destiny of secularization in the contemporary context of the reenchantment of the world and the quarrel of values. The political rebirth of the religious, through such pernicious manifestations as fundamentalisms and fundamentalisms, seems to put in check the secularization which was nevertheless imposed as one of the founding values of modernity. Inscribing itself in the Rawlso-Habermasian perspective of a public reason, this work postulates the promotion of a public ethics starting from an aggiornamento by which the secular State accommodates the quarrel of the values.
Keywords : Aggiornamento, democratic state, public ethics, quarrel of values, public reason, secularization.
Introduction
Au regard du réenchantement du monde et de la situation inflationniste des valeurs, la sécularisation perçue idéologiquement comme sacre de la modernité, apparaît comme l’expression d’une dialectique inachevée. C’est dire que la rhétorique sécularisante qui n’a eu de cesse de proclamer la sortie du religieux, avec pour corollaire, la création d’un espace public capable de s’autoréguler, sans aucune référence au transcendant, reste quelque peu discutable. Le revêtement de l’espace public par le religieux, entraînant l’affaissement des structures et institutions sociales, incite à questionner, à nouveaux frais, le processus de la sécularisation. Le reflux du religieux dans l’espace public à travers des manifestations aussi pernicieuses que les fondamentalismes et les intégrismes, semble jeter du doute sur la sécularisation qui s’est pourtant imposée comme l’une des valeurs fondatrices de la modernité. Doit-on, pour autant, concevoir la sécularisation comme un idéal périmé? La posture post-séculière semble s’offrir, comme un recadrage théorique et un accommodement éthico-politique de la sécularisation. Cette posture révèle les limites de la sécularisation ainsi que la nécessité de son infléchissement, elle qui se trouve prise entre deux feux : la querelle des valeurs et la nécessité d’une éthique publique.
Quels sont les enjeux éthico-politiques de cet infléchissement ? S’inscrivant dans la perspective rawlso-habermassienne d’une raison publique, ce travail postule la promotion d’une éthique publique à partir d’un aggiornamento par lequel l’État laïc s’accommode de la querelle des valeurs, inhérente à la nouvelle « société des individus ». Notre argumentation est tripartite. Elle conceptualise, d’abord, la sécularisation, dans le double contexte de la modernité et de l’éclatement des repères normatifs. Elle évoque, ensuite, les enjeux contemporains de la sécularisation à l’épreuve du choc des civilisations. Elle explore, enfin, la perspective d’une éthique publique, sur fond de la raison publique, comme l’horizon de la post-sécularisation.
1. La sécularisation et l’éclatement des repères normatifs
Le reflux du religieux dans l’espace public contemporain apparaît aux yeux de plusieurs observateurs comme consécutif au réenchantement du monde. On y voit une crise de la sécularisation, à rebours de la promesse d’une autonomisation de tous les ordres vis-à-vis du religieux. Le défi majeur, c’est le statut du religieux dans l’espace public. En effet, la sécularisation a apporté de nouveaux principes ; elle a permis une transformation radicale de la société, en la dégageant de ses liens avec un cosmos enchanté, en faisant disparaître les vestiges des anciennes complémentarités « entre le spirituel et le temporel, la vie consacrée à Dieu et la vie dans le monde, l’ordre et le chaos » (C. Taylor, 2011, p. 281). Pour C. Taylor, la sécularisation, ce « parfait désencastrement », dans son mode opératoire, induit une « refonte disciplinée des conduites et des formes sociales par le biais d’une objectivation et d’une posture instrumentale » (Id). L’impact de ce désencastrement, c’est la déstabilisation des formes religieuses dominantes qui ont subi un double revers. Il y a d’un côté, l’ébranlement des Églises, liées à de fortes identités nationales ou minoritaires, de l’autre, « le détachement à l’égard d’une bonne part de l’éthique et du style de l’autorité de ces Églises » (C. Taylor, 2011, p. 861).
Ceci n’est pas étonnant, quand on sait que la sécularisation inhérente aux sociétés démocratiques consiste à mettre à distance l’énoncé religieux dans sa prétention à fournir « publiquement une structure d’accueil acceptable pour la pensée commune d’un peuple émancipé des tutelles » (A. Renaut, 2011, p. 43). C’est un truisme, la sécularisation s’inscrit dans la dynamique des sociétés modernes ; elle est induite, à bien des égards, par les mutations sociales et les progrès technoscientifiques. Cependant, si le processus de la sécularisation s’inscrit dans « l’esprit du temps », son institutionnalisation donne à penser. Ce qui est généralement mis en cause, c’est son idéologisation, sa politisation, bref son incarnation dans la laïcité.
La laïcité est généralement perçue comme l’organisation par l’État du rapport au religieux. G. Coq (1995, p. 27) y voit « l’émergence d’un ordre social soustrait au pouvoir des dieux, du sacré ». Vue sous cet angle, la laïcité se différencie de la sécularisation qui renvoie plutôt au « désenchantement du monde », au sens wébérien du terme, c’est-à-dire, au processus de rationalisation systématique de l’ensemble des sphères de la vie sociale qui a conduit, historiquement, au déclassement de la religion, comme facteur explicatif et organisationnel de la société. Les progrès de la technoscience, l’emprise de la dimension économique, la complexification et l’individualisation des rapports sociaux, etc., imposent une autonomisation des différentes sphères vis-à-vis de la religion. On comprend pourquoi, dans plusieurs États contemporains, y compris les États islamiques (qui ne sont pas en marge des progrès), la sécularisation se vit d’une manière ou d’une autre, dans la mesure où la religion ne fournit pas toujours les éléments explicatifs du progrès social. Malgré leur prosélytisme, les États islamiques sont à la cadence des mutations du monde.
La difficulté dans le cadre de la laïcité concerne le maintien du lien social ainsi que la garantie d’une éthique publique, par-delà les différentes croyances ou conceptions du bien. Cette difficulté vient du fait que l’État laïc, qui doit garantir la coexistence des différentes valeurs et qui assigne à la sphère privée le choix de toutes les options spirituelles ou conceptions du bien, ne peut concevoir une norme qui transcende les particularismes sans se contredire. Comment parvenir alors à un cadre laïc, c’est-à-dire unitaire, un cadre de référence commune à tout le peuple, dans un contexte de pluralité de croyances ou de fins légitimes ? Précisons que le laïc, ce substantif ou adjectif, dérive du grec « laos » (peuple). Le laïc renvoie à ce qui appartient au peuple en corps. Comment la laïcité s’accommode-t-elle du pluralisme tout en incarnant le peuple en corps ?
Il convient de reconnaître que le boulet que traîne la laïcité, c’est le pluralisme. Pour D. Weinstock (2002, p. 68-69), le pluralisme se conçoit sous trois angles. Il y a d’abord, le pluralisme axiologique qui naît du fait qu’il existe au sein des sociétés modernes une importante variété d’ensembles de croyances et de conceptions du bien. Il y a ensuite le pluralisme culturel qui fait suite à la difficulté de faire coexister à l’intérieur d’un même espace politique des groupes culturels dont les membres sont soucieux de préserver leur identité culturelle mais perçoivent, à tort ou à raison, leur survie culturelle comme étant en conflit avec celle d’autres groupes avec lesquels ils ont à partager le même espace politique. Enfin le pluralisme identitaire qui naît du fait que les individus au sein d’une société pluraliste, puisent leurs identités de multiples sources, notamment par leur participation à des groupes et à des formes de vie organisées autour de traits ou de valeurs de toutes sortes. Tout compte fait, aux yeux de D. Weinstock (2002, p. 69), il y a une sorte de « gouffre moral » qui sépare les différentes conceptions du bien dans une société pluraliste. Aussi l’espoir de fonder un cadre de référence commune et de promouvoir une éthique publique, semble-t-il vain. Rien n’est moins sûr, surtout quand il s’agit des religions !
Pour le cas spécifique des religions, et abstraction faite de la tendance du libéralisme politique à « constituer une sorte de métalangage politique capable de créer un pont et d’arbitrer les conflits entre les différentes conceptions » (D. Weinstock, 2002, p. 72), la question d’une éthique publique semble problématique, au regard de ce qui s’offre dans le contexte contemporain comme la nouvelle guerre des dieux. Face à l’éclatement des repères normatifs, ce qui importe, c’est de déterminer « la place des religions dans la conflictualité démocratique » (A. Renaut, 2011, p. 43). Il faut y voir l’une des conséquences de l’émancipation de la morale par rapport la religion. On le sait, cette émancipation qui fut lente et difficile, est vécue par les sociétés modernes comme une victoire à la Pyrrhus. Il s’ensuit une démultiplication des morales et la question de fonder des valeurs communes susceptibles de maintenir le lien social se pose. La situation paraît plus complexe surtout avec la démultiplication des morales concurrentes, voire contradictoires. Par quelle inventivité éthique pourrait-on donc conjurer le spectre de la guerre des dieux et garantir le lien social ?
Il s’agit d’une question non résolue à laquelle se confronte la laïcité et qui révèle ses paradoxes, surtout en prenant l’expérience française, dans sa tendance à homogénéiser la sphère publique. On peut reprocher à la laïcité (à la française, surtout), sa posture ethnocentriste et raciste, dans la mesure où elle fait fi du caractère multiculturel de la société. C’est ce caractère multiculturel de la société qui introduit le risque d’une « guerre des dieux », surtout avec le développement de l’intégrisme religieux perçu en termes de réaction contre la posture homogénéisante de la laïcité. A. Renaut (1996, p.19) y voit l’affrontement entre deux systèmes de valeurs. Dans cet affrontement, on ne perdra pas de vue, non plus, le problème de l’hégémonie des religions, chacune se revendiquant le monopole de la moralité et de l’authenticité.
On comprend toute la difficulté à définir un cadre normatif à la laïcité qui ne peut que s’accommoder des séries de compromis indispensables pour repenser les rapports entre la religion et la démocratie. Dans cette perspective, le questionnement de J. Rawls (2006, p. 179) vaut son pesant d’or : « Comment est-il possible – ou est-il simplement possible – pour les croyants, ainsi que les non-religieux (séculiers) de souscrire à un régime constitutionnel » ? Ce qui importe aujourd’hui, pour éviter la guerre des dieux, c’est tout autant les modes de justification publique de l’État laïc sur la base du consensus moral que la prise en compte des différences. Car, ce qu’on a de cesse de reprocher à la laïcité, c’est de reposer sur la base d’un monisme philosophique. L’idée d’un accommodement raisonnable des démocraties libérales et pluralistes au contexte multiculturel et pluriethnique, sur la base d’un dialogue intelligent, apparaît pour ainsi dire comme gage de paix. Elle est susceptible de conjurer le spectre de la guerre des dieux et du choc des civilisations.
2. Les paradoxes de la laïcité et le choc des civilisations
Peut-on fumer le calumet de la paix, dans le contexte actuel de la guerre des dieux ? La promotion d’un dialogue intelligent entre les religions semble, en effet, la voie. On y trouve une orientation normative permettant aux différents acteurs de travailler à la réinsertion des différentes conceptions et des croyances dans l’espace public. Mais, comment le faire dans le respect de la neutralité axiologique de l’État ? Comment l’État démocratique s’accommode-t-il du contexte multiculturel et multiconfessionnel si volatile, si versatile, où certaines valeurs religieuses, incompatibles avec les principes de la laïcité, prennent d’assaut l’espace public ? Cette situation qui ressemble à un cercle vicieux, oriente davantage la réflexion par rapport à la place des religions dans ce qu’Alain Renaut (2011, p. 55) appelle la « conflictualité démocratique », due au réenchantement du monde et à la querelle des valeurs, dont la piètre expression, la forme calamiteuse est la « présence des formes radicalisées de l’islam ».
Ce qui donne à penser, c’est bien le retour du religieux. Perçu comme facteur du réenchantement du monde, ce retour introduit un bouleversement inouï dans les modalités de la démocratie moderne et apparaît, à bien des égards, comme l’expression d’une fracture civilisationnelle. Pour Plusieurs analystes, cette fracture civilisationnelle est due à l’ancrage occidentalocentré du processus de la sécularisation, conduit malheureusement avec mégalomanie et condescendance, dans le mépris des autres civilisations. Le djihadisme islamiste, prototype singulier du fondamentalisme religieux, semble, de ce point de vue, l’expression d’une revanche.
Sous la bannière du religieux et autour des mouvements terroristes, le monde devient de plus en plus « le théâtre d’un processus de conflictualisation » (A. Renaut & G. Lauvau, 2020, p. 27), avec pour corollaire, la globalisation du terrorisme qui s’étend du Moyen-Orient à Afrique (surtout subsaharienne), avec son cortège funèbre. Même l’Europe perçue pendant longtemps comme un îlot de sécularisme ne semble pas épargnée. En Afrique, on sait comment sévissent les groupes djihadistes : 271 attentats terroristes en 2006, 3 093 en 2015, avec au total 12 020 attaques dont le Nigéria semble payer le plus lourd tribut (17 930 morts). Il en de même de la Somalie, de la bande sahélo-sahélienne, du Mali, du Burkina Faso, etc. (A. Renaut & G. Lauvau, 2020, p. 15).
Comment ne pas s’interroger, dans ces conditions, sur l’impérieuse nécessité de changer de paradigme(s) pour (re)penser l’idée d’une éthique publique ? Pour S. P. Huntington (1997), dans un contexte de « choc des civilisations », l’idée d’une éthique publique ne peut se concevoir qu’à l’aune d’une politique multicivilisationnelle et multipolaire, étant donné que dans le contexte actuel, le rapport de forces entre les civilisations change. On assiste de plus en plus au déclassement de l’Occident qui ne peut plus être le centre de gravité de la civilisation. Les relations entre civilisations sont passées d’une période dominée par l’influence unidirectionnelle d’une civilisation, en particulier sur les autres à une phase d’intenses « interactions multidirectionnelles entre toutes les civilisations ». Cette phase marque, sans nul doute, la fin de « l’expansion de l’Occident », ouvrant, par-dessus tout, des vannes à « la révolte contre l’Occident » (S. P. Huntington, 1997, p. 52).
Aujourd’hui, le système international s’étend au-delà de l’Occident et est « multicivilisationnel ». Dans ce contexte, l’Occident semble en déclin face à une Asie et un islam en pleine expansion politique, démographique, économique, militaire et aussi religieuse. Par ailleurs, la prétention de l’Occident à l’universalité devient source de conflits, notamment avec l’islam, la Chine, la Russie, la Turquie et bien d’autres pays. Il y a un constat de « fragmentation culturelle » et de télescopages civilisationnels qui constituent, dans une certaine mesure, une « menace pour les démocraties » (C. Audard, 2020, p.420). En effet, la fragmentation culturelle dans les sociétés libérales contemporaines est avant tout un « fait » lié à la fois aux progrès de la mondialisation et d’un monde ouvert, sans frontières, où les cultures les plus éloignées se rencontrent et se mêlent sans cesse, ainsi qu’aux progrès de la liberté individuelle, permettant l’expression sans contraintes d’une pluralité de visions du monde (Ibidem).
La préoccupation de S. Huntington semble d’actualité, au regard du télescopage des civilisations auquel nous assistons. Menacé par la puissance grandissante de l’islam et de la Chine, le déclassement de l’Occident devient de plus en plus manifeste. Pour S. Huntington, les peuples se regroupent en fonction de leurs affinités culturelles. Aussi la religion est-elle l’âme des peuples et des civilisations : les grandes religions sont au fondement des grandes civilisations. À preuve, parmi les cinq « grandes religions » du monde, quatre – le christianisme, l’islam, l’hindouisme et le confucianisme – sont associées à de grandes civilisations (S. Huntington, 1997, p. 46).
Dans ces conditions, on estime que les frontières politiques comptent moins que les barrières religieuses, ethniques, intellectuelles. Par ailleurs, au conflit entre les blocs idéologique, succède le choc des civilisations. Il importe, en tout état de cause, de prendre au sérieux ce nouveau tournant de l’ordre mondial, autour du mouvement des civilisations, en ce qu’elles représententle mode le plus élevé de regroupement des sociétés. Dans cette perspective, les civilisations sont des repères qui déterminent les formes de cohésions, mais aussi de désintégrations et de conflits.
Ce qui retient notre attention ici, c’est le risque de désintégrations et de conflits que revêtent de nos jours les civilisations qui, dans leur choc, installent dans la perspective d’une nouvelle « guerre des dieux ». Au-delà de ce qui se présente globalement comme « valeurs d’un univers désenchanté » (A. Renaut & S. Mesure, 1996, p. 10), en raison de la démultiplication des morales, c’est la question du lien social qui se pose avec acuité, c’est-à-dire la possibilité de fonder des valeurs communes sans lesquelles il n’est point de tissu social possible. Mieux, le problème à résoudre, c’est tout à la fois, la coexistence des individus au sein d’une même société et la coexistence des diverses sociétés au sein des relations internationales, interétatiques et interculturelles. Pour A. Renaut et S. Mesure (1996, p. 12), le risque majeur de la démultiplication des morales concurrentes et même contradictoires, c’est l’effondrement des repères normatifs et, par-dessus tout, l’annihilation de toute prétention à une éthique publique.
Par ailleurs, le retour du religieux participe de la démultiplication des morales, porteuse du « principe d’un conflit entre les divers systèmes de valeurs » : elle est révélatrice d’une « guerre des dieux » généralisée. L’équation à résoudre est donc comment faire face, à la fois, au retour du religieux et à la guerre des dieux. Ce qui est évident, c’est qu’on est frappé de nos jours par la réapparition potentielle entre les sociétés, ou entre certains groupes de sociétés, d’un risque de « guerre des dieux » au sens où le conflit des systèmes de valeurs tend à remobiliser leur incarnation, sinon dans les dieux, du moins dans des religions différentes.
Cette situation se trouve aggravée par la résurgence des fondamentalismes et de l’intégrisme religieux surtout islamistes. Dans le cas d’espèce, on assiste à une sorte d’affrontement entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman, c’est-à-dire entre deux systèmes de valeurs. L’une perçue comme fondatrice de l’humanisme et l’autre tenue en piètre estime. Cette condescendance est potentiellement conflictogène. Elle suscite la réaction contre ce qui apparaît comme un processus unilinéaire de l’histoire où l’Occident s’impose comme l’épicentre. Les mouvements islamistes apparaissent à bien des égards comme des processus de réaction contre la condescendance de l’Occident.
L’idéologisation de l’islam dans le djihadisme rappelle certes les réminiscences douloureuses d’un passé peu glorieux de la religion : « c’est la religion avec tous ses oripeaux, inégalité entre les sexes, loi du talion et tabous divers corsetant la parole et le corps », écrit pertinemment M. Chebel (2010, p. 12). Mais le djihadisme islamiste peut être interprété aussi et surtout comme la revanche d’une religion et de façon extensive, la riposte d’une civilisation pendant longtemps spoliée. Il est, certes, très préoccupant qu’on assiste à l’érection d’un « islam foncièrement défiguré » (E. Santoni, 1993, p. 67) par des mouvements en effervescence, en transe, fanatisés (sunnites, chiites, ayatollahs, mollahs, etc.), prêts à s’exprimer de façon explosive et à écrire leur histoire avec le sang. Cette situation est plutôt un revers pour la civilisation contemporaine, héritière d’une modernité qui a fait de la sécularisation un sacre, une victoire à la Pyrrhus, mais qui se fourvoie malheureusement dans la laïcité. Elle interpelle par rapport aux vraies motivations de ce qui ressemble au choc des civilisations, et de façon plus précise, au choc Occident-Orient.
Dans une mise en cause qui explique à la fois les paradoxes de la laïcité et le choc Occident-Orient, H. Peña-Ruiz disait que l’Occidentalisation du monde
ne fait qu’ attiser les rancœurs, et contribuer à la construction d’un récit victimaire, où les identités collectives plus ou moins fantasmées se saisissent comme blessées à mort, et font retour vers des professions de foi auxquelles le religieux fournit son pathos, ses promesses de revanche, et ses repères sacralisés, tout en sommant la politique et le droit de se plier aux traditions les plus rétrogrades. (H. Peña-Ruiz, 2004, p. 261).
Pour H. Peña- Ruiz, les frustrations et les aspirations blessées nourrissent les ressourcements les plus dangereux, les plus aliénants. Aussi le djihadisme islamiste apparaît-il comme « l’opium identitaire des peuples blessés » (Idem, p. 261). Le phénomène du choc des civilisations en appelle à un recul par rapport à plusieurs réquisits fonctionnels de la modernité. L’ancrage occidentalocentré de cette dernière semble la pomme de discorde au cœur des télescopages civilisationnels contemporains. L’hégémonie occidentale est certes manifeste, mais il importe de reconnaître qu’elle est contestée de nos jours. Elle est d’ailleurs en perte de vitesse, au regard, non seulement, de sa confrontation au monde musulman, mais aussi de son déclassement perceptible ici et là. Ceci recadre l’annonce ampoulée de la fin de l’histoire où la démocratie libérale occidentale constituerait l’horizon idéologique des temps, au sortir de la Guerre froide (F. Fukuyama, 2009). S. Huntington (2000) a raison d’estimer que la fin de la Guerre froide ne signifiait pas la fin des guerres, encore moins le triomphe d’une idéologie sur une autre. Elle n’est rien d’autre que la mutation de la Guerre froide en affrontements civilisationnels.
Le retour du religieux est symptomatique des affrontements civilisationnels. Ce dernier apparaît en effet comme un démenti historique de la proclamation emphatique de la « sortie de la religion » (M. Gauchet, 1985, p. 73). Pour M. Gauchet, la sortie de la religion repose sur les trois axes fondamentaux que sont : la rationalité, l’individualité/liberté et l’appropriation transformatrice du monde naturel. Cependant, il importe de réfléchir sur les enjeux idéologiques de cette sortie de la religion, surtout quand on sait qu’elle induit un bouleversement inouï dans l’espace public.
Par-delà ce qui est apparu plus tard comme paradoxes de la laïcité, le principe qui sous-tend la sortie de la religion mérite d’être mis en exergue. Il s’agit du sécularisme qui désigne, à la vérité, un idéal politique instrumental dans la protection de la liberté des citoyens et de l’égalité de leurs convictions religieuses ainsi que la paix civile. Cet idéal consacre la séparation de l’Église et de l’État, tant elle apparaît comme la meilleure réponse aux conflits religieux des siècles de l’obscurantisme, un saut qualitatif dans la modernité politique. Mais alors en quoi peut-on parler de l’échec de la sécularisation de nos jours ? C’est sans doute l’idéologisation du processus qui est mise en question. En s’inspirant de la philosophie rawlsienne, le sécularisme apparaît comme un idéal « compréhensif » et non politique en ce qu’il ne représente qu’un segment de la population et de ses valeurs. Il est donc loin d’être neutre. C’est dans cette perspective qu’on estime que la laïcité, inspirée de la philosophie des Lumières et du positivisme du XIXe siècle, serait trop dépendante des doctrines compréhensives pour jouer son rôle d’arbitre neutre des conflits religieux et culturels (C. Audard, 2019, p. 464-465). La question de l’éthique publique se pose toujours et on se demande si la laïcité peut légitimement la garantir.
3. Querelle des valeurs et repères pour une éthique publique
J. Rawls (2006), au regard des apories de la sécularisation, invite à comprendre comme fait du pluralisme, toutes les conceptions du bien, religieusement incarnées ou non. Cette approche s’inscrit, en effet, dans la perspective d’une morale commune, celle d’une éthique publique qui invite à aller au-delà de la recherche procédurale de l’entente sociale sur la vie bonne. Mais que peut signifier une telle initiative vis-à-vis du comportement islamoïde par exemple ? L’idée d’un « consensus démocratique pour un monde fragmenté » (C. Audard, 2019, p. 430) est-elle possible ? Il n’est point de doute qu’aujourd’hui, plus que jamais, les valeurs de la sécularisation, fondements incontournables de la modernité, sont mises à rude épreuve et connaissent des revers historiques, à cause du déchaînement et du déferlement carnavalesques des fondamentalismes religieux, qui à tort ou à raison, défient toute logique impartiale et menacent l’État-nation séculier de désagrégation.
La querelle des valeurs sonne le glas du discours sur la fin des idéologies, sur fond de la promesse d’un large consensus idéologique. À preuve, l’envolée prophétique de la « fin de l’histoire» (F. Fukuyama, 2009) sur la base du triomphe de la démocratie libérale sur toutes les idéologies rivales, qu’elles soient de gauche ou de droite, semble démentie par les faits. D’ailleurs, les événements du 21 septembre 2001, vécus à la fois comme « effondrement d’une paix précaire » et « lézardement d’un monde déjà lourdement éprouvé », (B. Melkevik, 2006, p. 133), semblent proclamer définitivement la fin des utopies consensualistes. Ils confirment la réalité des faits : en lieu et place d’un consensus moral, l’humanité est le théâtre d’une série de chocs civilisationnels. Ceux-ci sont d’autant plus perceptibles au regard de la résurgence des fondamentalismes religieux, de l’idéologisation des religions, de la démultiplication sans précédent des conflits à caractère religieux. Doit-on pour autant en conclure aux désillusions d’un âge d’or démocratique ?
Il est évident que le réenchantement actuel du monde apparaît comme un revers pour la démocratie moderne, à voir la manière dont le religieux refait surface, la chronique des scènes d’horreur, au nom de la religion. Dans ces conditions, l’idée de clarifier la laïcité à un moment où « elle se trouve confrontée à diverses remises en cause », (G. Coq, 1995, p.11), évidemment en raison de sa « genèse polémique » (Ibid., p.14), semble plus que nécessaire. Il y a une crise de la laïcité qui en appelle, somme toute, à l’infléchissement des théories de la laïcité, surtout au regard des débats philosophiques parfois passionnés entre communautariens et libéraux sur la question. Les premiers semblent reprocher aux seconds ce que nous pouvons appeler les limites fonctionnelles des théories procédurales de la laïcité, inapplicables aux sociétés post-séculières. Pour leurs détracteurs, ces théories fondées sur l’idéal d’un « consensus moral », gardent toujours les stigmates d’une phase métaphysique qu’il convient de déconstruire. Pour G. Coq, l’un des écueils à la compréhension de la laïcité tient au fait que sa genèse est mêlée à une « série de combats philosophiques » incarnés surtout par les Lumières. Celles-ci ont créé en effet les conditions d’une reconnaissance de la laïcité comme principe d’une société accueillante des libertés et d’une pensée philosophique détachée des Églises. Mais le problème qui est au cœur de la laïcité est « comment trouver le point d’équilibre entre une conception de combat antireligieux de la laïcité et une laïcité non inféodée à une option philosophique particulière ? » (G. Coq, 1995, 36).
Le principal boulet que traîne la laïcité réside dans ses performances intégratives. C’est connu, la laïcité renvoie à « l’affirmation originaire du peuple comme union d’hommes libres et égaux » (H. Peña-Ruiz, 2004, p. 23). Dans cette perspective, l’espace laïc se construit dans la transcendance des particularismes, il « ne se construit pas par addition des différents « collectifs » », mais par la mise en valeur d’un plan de référence qui les transcende sans les nier » (Ibidem). Le problème qu’il convient de résoudre est celui de savoir comment la laïcité peut transcender les particularismes sans les nier. On se heurte à la sempiternelle question de la neutralité axiologique de l’État libéral qui s’offre théoriquement comme vecteur d’universalité. On ne peut donc s’étonner que l’espace laïc se présente par principe ouvert à tous. Sous cet angle, les différenciations culturelles, religieuses apparaissent comme n’étant pas un obstacle pour l’intégration à la république laïque. On retrouve dans cette posture une illusion, étant donné que l’espace laïc voile idéologiquement les identités qui, de nos jours, sont de plus en plus revendiquées. La laïcité apparaît dans cette optique comme « l’opium identitaire des peuples » (H. Peña-Ruiz, 2004, p. 23), susceptible de devenir le lit de Procuste des « frustrations et aspirations blessées » des peuples et des civilisations.
Face à cette difficulté, la solution ne consisterait pas à la libéralisation aveugle de l’espace public, en donnant libre cours aux valeurs. Le risque majeur c’est l’atomisation du lien social et la négation de la laïcité elle-même. L’espace démocratique qui garantit un choix libre des valeurs n’est pas viable dans une situation d’extrême individualisation des choix axiologiques. C’est connu depuis Tocqueville que le principal risque auquel s’exposent les sociétés individualistes et pluralistes est précisément la « dispersion sans cesse plus forte des choix normatifs effectués au nom de la liberté » (A. Renaut, 2011, p. 26). Cette dispersion des choix normatifs pose le problème du vivre-ensemble et de coexistence pacifique des religions. Mais que faire ?
Le libéralisme politique de J. Rawls semble, à bien des égards, instructif pour la compréhension de la relation entre la raison publique et les religions. S’il est une leçon à retenir, c’est que pour Rawls, l’humanité s’incarne dans une diversité irréductible de cultures, de styles de vie et de valeurs. Dans cette optique, la raison humaine ne peut qu’être dialogique. Qui plus est, la promotion d’une éthique publique ne peut se faire que sur la base d’un consensus politico-moral, avec comme toile de fond, la prise en compte du caractère polyphonique et multiculturel de l’espace public. Vues du point de la raison publique, les religions se présentent comme des doctrines « raisonnables », capables de présenter des arguments recevables dans le domaine politique, mais à condition qu’elles renoncent à faire appel à la vérité. Pour Rawls, l’idée de raison publique (qu’il tient de Kant) se veut « une conception idéale de la citoyenneté », mieux, un « optimum » dans la compréhension du fait religieux (J. Rawls, 1995, p.260). Les religions qui font partie de la raison publique sont donc « raisonnables » parce qu’elles sont capables d’apporter des arguments dans la discussion publique et de participer positivement aux débats les plus importants pour le bien public surtout pour la paix (J. Rawls, 1995, p.259-260) ou encore (J. Rawls, 1997, p. 69-70).
Il s’agit, en tout état de cause, d’un changement de cap dans le traitement des religions dans l’espace public. L’usage de la raison publique, dans la perspective rawlsienne transforme « les simples allégeances et négociations personnelles entre identités publiques et personnelles en une acceptation durable et à part entière de la conception commune de la justice » (C. Audard, 2019, p. 446). On trouve, pour ainsi dire, dans l’usage de la raison publique, une garantie de stabilité démocratique, dans la mesure où « il engendre des sentiments de réciprocité et de confiance et renforce ce que les citoyens ont en commun, malgré la diversité de leurs appartenances religieuses et culturelles » (Idem, p. 446-447). On comprend pourquoi dans sa « Réponse à Habermas », Rawls soutenait avec force que l’argument principal pour introduire l’idée de la raison publique dérive du principe de légitimité démocratique selon lequel « le pouvoir politique devrait être exercé d’une manière que tous les citoyens peuvent publiquement approuver la lumière de leur propre raison » (J. Rawls, 1997, p .71-81).
Aux yeux de J. Rawls, les religions sont l’œuvre de la raison argumentative, pas au sens évidemment d’une faculté universelle de saisir le vrai, mais simplement de l’effort pour produire des raisons valides dans le débat public, des arguments acceptables pour défendre des positions pourtant incompatibles et incommensurables les unes avec les autres. Grâce à cette conception minimaliste et discursive de la raison humaine comme « réciprocité », Rawls réintègre les religions dans le dialogue public. Il se limite certes à celles qui acceptent de fournir leurs raisons dans des termes compréhensibles par les autres sur la base du « devoir de civilité » (C. Audard, 2019, p. 445) qui demande d’utiliser des raisons autres que des raisons religieuses par respect pour les autres.
En suivant cet argumentaire, on a l’impression que Rawls minimise la vraie nature des sociétés pluralistes, perçues comme groupes d’intérêts et de pressions, entretenant entre eux des rivalités. Comment réaliser un consensus politique qui soit surtout républicain dans un contexte de querelle des valeurs? Le consensus n’est stable, en effet, que si les citoyens reconnaissent la valeur des principes politiques auxquels ils se soumettent. Dans cette perspective, seul un consensus « moral » sur des valeurs politiques peut gagner l’adhésion des citoyens religieux. Mais cela n’est-il pas en totale contradiction avec le principe de la laïcité et de la neutralité axiologique de l’État ? Il s’agit d’un dilemme. Car un consensus de ce type est exclu par le libéralisme car il ne peut résulter que de l’intervention du pouvoir coercitif de l’État illibéral : « Si nous nous représentons la société politique comme une communauté unie dans l’adhésion à une seule et même doctrine, alors l’utilisation tyrannique du pouvoir de l’État est nécessaire », écrit pertinemment J. Rawls (1995, p. 64). Comment résoudre ce dilemme ?
Seule la méthode de justification qu’incarne la raison publique semble constitutive de vertus intégratives et serait susceptible de jouer le rôle de premier plan dans la construction d’une citoyenneté démocratique et pluraliste. Mais quelle est la pertinence normative et l’efficacité de cette méthode face au comportement islamoïde des groupes djihadistes par exemple ? La difficulté majeure aujourd’hui est l’idéologisation de la religion et dont la piètre illustration est le djihadisme islamiste, sur fond d’attentats terroristes. On sait que depuis le lancement de la fatwa pour le « djihad contre les juifs et les croisés » par le Front islamique, le monde vit sous la menace constante d’attaques terroristes. Il se produit globalement un « attentat majeur » par an, écrit M. Sifaoui (2007, p. 12). Évidemment, il importe de faire une mise au point sur la question de l’idéologisation des religions. Pour le cas du djihadisme islamiste, plusieurs spécialistes invitent à démêler tout amalgame : ce n’est point la religion musulmane qui appelle au terrorisme « mais l’instrumentalisation politique d’une lecture littérale de cette même religion qui se retrouve ainsi, de fait, idéologisée », écrit avec raison M. Sifaoui (2007, p. 27). Comme on peut le constater, l’horizon d’une éthique publique semble peu serein, il s’obscurcit avec la renaissance politique du religieux.
C’est précisément pour répondre à cette inquiétude fondamentale qu’Habermas entend, à sa manière, assigner à la pensée religieuse, une orientation nouvelle, à même de s’inscrire dans la post-sécularité qu’impose la phase post-métaphysique de la sécularisation. Cet auteur entend ainsi repréciser le statut de la religion, en la repositionnant dans notre contexte contemporain plus que jamais acquis au polythéisme des valeurs, à la « différenciation de l’espace public », traits-caractéristiques d’un « monde multicentré » (B. Badie, M.-C. Smouts, 1995, p. 32) et où « la politisation des grandes religions universelles » attise des tensions sur le plan international (J. Habermas, 2008, p. 289). Pour Habermas, il s’agit de repositionner la religion dans une posture nouvelle, celle d’un « nouvel humanisme » (C. Taylor, 2011, p. 527). L’idée, c’est de repenser la religion comme un médium d’intégration sociale d’individus vivant dans des sociétés complexes, théâtres de diversification, et dans un contexte où les formes religieuses dominantes marquant « l’âge de la mobilisation » ont été déstabilisées par la révolution culturelle moderne. On pourra donc se demander si la religion pourra continuer de jouer son rôle de garant de la moralité de la civilisation.
Pour J. Habermas, le pari n’est pas perdu. Mais il est impérieux que soient rendus dans un langage séculier et dans une « perspective intramondaine » (J. Habermas, 2008, p. 35) les contenus religieux. Pour Habermas, les contenus religieux peuvent servir de fondement normatif à l’État, à condition qu’ils soient traduits en langage de raison. Il s’agit, en tout état de cause, d’une mise en relief de « la raison publique », concept introduit dans le cadre des Lumières par Kant. Il s’agit pour la pensée post-métaphysique de se réapproprier le concept en y voyant un devoir des citoyens, une pratique éthique à l’aune de la discussion publique, de débats contradictoires, autour des valeurs morales et politiques communes en l’absence desquelles le pouvoir politique pourrait revêtir un caractère répressif (Idem, p. 180). Habermas reconnaît, en effet, aux contenus religieux un potentiel de vérité susceptible de contribuer à la solidarité civique, mais à condition qu’ils soient traduits dans un langage séculier, dans « une langue universellement accessible » (J. Habermas, 2008, p. 190).
Tout comme Rawls, Habermas invite à la raison publique. Mais le défi majeur, ce sont les menaces, les forces disruptives à la fois endogènes et exogènes qui pèsent sur les contenus normatifs de la laïcité, surtout par l’entremise d’idéologies réactionnaires (l’intégrisme religieux ou les fondamentalismes de tous ordres). Pour Habermas, il s’agit globalement d’une perversion de la modernité qui, malgré les garde-fous, a tendance à entrer dans une logique d’autodestruction, à « sortir de ses rails » (Idem, p. 48). Le déclin des repères normatifs, la descente aux enfers de la religion, nous interpellent tous et introduisent dans la pensée et dans l’action, l’idée d’une impasse au sujet de la promotion d’une éthique publique.
Pour notre part, cette impasse est symptomatique de la conflictualisation du monde contemporain, à travers laquelle la religion est servie comme un simple épouvantail. L’idéologisation des religions est aussi et surtout révélatrice des inégalités dans le monde, tout comme d’autres formes de déni de reconnaissance. Dans une belle analyse, la philosophe américaine N. Fraser (2011, p. 93) invite à tirer les leçons des attentats du 11 septembre 2001 ainsi que leurs suites qui selon elle, ont rendu douloureusement évident que « les luttes pour la religion, la nationalité et le genre sont désormais imbriquées de telle manière qu’il est impossible d’ignorer la reconnaissance ».
La perspective taylorienne d’une « politique de la reconnaissance » semble, de ce point de vue, prometteuse. Pour C. Taylor (1994), cette politique s’impose comme un « besoin humain vital » et qui en appelle à une éthique d’ouverture et de partage (Idem, p. 49-50). La promotion d’une éthique publique, sur fond d’une « politique de la reconnaissance » co-intégrant l’idée de la dignité la personne humaine (par-delà les différenciations raciales) et le pluralisme des cultures (dans le sens d’un dialogue intelligent entre les différentes valeurs), est gage d’une déconflictualisation du monde. Le mouvement du multiculturalisme n’a pas démérité en intégrant la politique de la reconnaissance au programme normatif de la modernité. Nous estimons que ce programme gagnerait à être approfondi, au regard des nouveaux enjeux. On sait que la « politique de reconnaissance » de Taylor, couplée à « la politique de la différence », renvoie à deux options théoriques pour sauver la modernité (C. Taylor, 1994, p. 57-63).
La première option correspond à ce que Taylor désigne par« libéralisme ». Cette option estime digne de valeur et de respect, chez tous les êtres humains, ce qu’ils ont d’identique, à savoir leur « potentiel humain universel ». On voit là que la politique de la reconnaissance taylorienne s’inscrit dans une perspective kantienne de l’homme en tant qu’agent moral ou sujet moral agissant, doué d’une volonté raisonnable garantissant son autonomie. En tant que sujet et auteur de la loi morale, il doit être considéré comme une « fin en soi », c’est-à-dire la valeur des valeurs. Pour C. Taylor, cette première version du programme de la modernité correspond à une « politique d’universalisme» avec comme toile de fond, un souci primordial de non-discrimination.
La deuxième option, constitutive elle aussi de la modernité, correspond à ce que Taylor appelle « politique de la différence ». Ce principe entend en effet situer le « potentiel universel » dans la perspective de la capacité de tout être humain à former et à définir sa propre identité en tant qu’individu et en tant que culture.
Ces deux options appliquées à l’État-nation démocratique, en appellent à l’échéance d’un accommodement raisonnable, vis-à-vis du pluralisme ainsi qu’un aggiornamento avec les religions. La vision unitaire de la laïcité semble obsolète au regard de l’éclatement des repères normatifs caractérisant le monde contemporain. Le cadre laïc gagnerait, de ce fait, à être redéfini en lien avec le multiculturalisme, porté par une réévaluation des différences culturelles et cultuelles. Ceci est en parfaite consonance avec le contexte du monde globalisé, où les processus d’intégration (ethnique, religieuse, nationale, régionale, etc.), passent désormais par une redescription du lien entre la liberté individuelle et la culture d’appartenance, contrairement aux cadres normatifs traditionnels de l’État démocratique séculier. La perspective d’une éthique publique indispensable pour la pacification des relations entre les valeurs, n’est possible qu’avec l’infléchissement éthique de l’État laïc. Assigner à l’État démocratique l’échéance d’un aggiornamento, c’est l’amener à intégrer la question du multiculturalisme comme indissociable du devenir de l’État-nation. L’idée d’un aggiornamento n’est rien d’autre que la reconnaissance des « métamorphoses démocratiques de l’identité » (P. Savidan, 2009, p. 29) face à la querelle des valeurs.
Nous estimons que ces options sont salutaires pour restructurer le lien social en décomposition. Cependant, elles méritent selon nous d’être élargies dans le sens d’autres vulnérabilités qui fragilisent aussi le lien social. Il s’agit des inégalités environnementales et économiques qui sont aujourd’hui les principales sources de la conflictualisation du monde contemporain. On a cru pendant longtemps que la déconflictualisation du monde passe par la résolution des « inégalités ethnoculturelles », en tant que « situation inique, illégitime et injustifiable » (A. Renaut, 2016, p. 248), induite par une certaine occidentalisation du monde. Nous estimons qu’il convient d’aller aujourd’hui bien au-delà. Quoi qu’on en dise, la question de la querelle des valeurs n’est pas dissociable de la nouvelle question de la « société des individus » et du lien social. Elle se pose dans de termes nouveaux, distincts des valeurs idéologisées de la laïcité.
Conclusion
L’État démocratique moderne, en optant pour la forme nationale, a fait de la sécularisation son principe. Sur cette base, l’autonomie politique résulte de la constitution d’un corps politique organisé sur la base d’une volonté générale qui permet de définir la citoyenneté organisée autour d’un principe d’homogénéité sociale et politique. Ceci a conduit à l’érosion des particularismes et à la dissolution des repères normatifs et axiologiques traditionnels qui régissent le vivre-ensemble. Plusieurs y voient des apories à l’origine de ce qui apparaît de nos jours comme « échec de la sécularisation » (C. Audard, 2009, p. 608) ainsi qu’une porte ouverte à la querelle des valeurs.
Ce n’est point la querelle des valeurs, en soi, qui est redoutée (elle est constitutive des sociétés modernes qui sont pluralistes), ce sont ses manifestations les plus pernicieuses dans les fondamentalismes et intégrismes religieux qui font peser une menace sur l’éclatement des contenus normatifs de l’État-nation démocratique. Ces dernières mettent à rude épreuve l’idéal de la laïcité comme référence commune d’un peuple. Le défi de la création d’un espace public apaisé, devient dès lors un impératif. Aussi incite-t-il à la promotion d’une éthique publique fondée sur la valorisation du pluralisme des conceptions du bien. Sur le plan religieux, le dialogue interreligieux est non seulement inévitable, mais crucial pour l’avenir de la paix dans les communautés et entre les peuples. Dans cette perspective, l’idée d’une refondation de la laïcité n’est pas superflue. Mais cette refondation suppose que la laïcité soit dépouillée de ses scories occidentalocentriques. Quoi qu’on en dise, la solution réside dans la reconnaissance, préalable incontournable au réexamen des politiques actuelles de la laïcité qui doivent s’assigner l’échéance d’un aggiornamento, dans le sens de la reconnaissance de la dignité des peuples et des civilisations, ainsi que le traitement de toutes les formes d’inégalités.
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RÉHABILITATION DE L’HYPOTHESE LOGICISTE FRÉGÉENNE : RECOURS A LA CONVENTION (T) DE TARSKI ET A LA NOTION HUSSERLIENNE DE L’AUTORÉFÉRENCE LOGIQUE
1. Augustin RUGWIRO
Université Marien Ngouabi-FLASH (Congo)
2. Gildas DAKOYI TOLI
Université Marien Ngouabi-FLASH (Congo)
Résumé :
Ce travail reprend la question centrale du logicisme frégéen telle qu’elle surgit à l’occasion de son axiome V. Contrairement à la thèse de Russell, les arguments avancés dans cette contribution prouvent que cet axiome n’est pas dans tous les cas contradictoire. Il est question de mettre en exergue le contexte dans lequel il joue pleinement sa fonction et justifie par conséquent l’hypothèse logiciste. Il s’agit bien du contexte purement logique qui se fonde sur les enjeux du concept numérique d’ « infini ». Dans cette perspective, la « convention (T) » de Tarski et la notion husserlienne de « l’autoréférence logique » ne sont pas évoquées dans l’intention de compléter la thèse de Frege mais plutôt de rendre plus intelligible et compréhensible sa justification.
Mots-clés : Axiome V, Convention (T), Hypothèse logiciste, Infini, Nombre, Rétroréférence logique.
Abstract :
This work still dealing with the central question of Fregean logicism as it arises on the occasion of its axiom V. Contrary to Russell’s thesis, the arguments developed here prove that this axiom is not in all cases contradictory. It is a question of highlighting the context in which this axiom fully plays its function and therefore justifies the logicism hypothesis. This is the purely logical context which is based on the challenges of the mathematical concept of “infinity”. In this perspective, Tarski’s “convention (T)” and the Husserlian notion of “logical self-reference” are not evoked with the intention of completing Frege’s thesis but rather to make its justification more intelligible and understandable.
Keywords : Axiom V, Convention (T), Logicism hypothesis, Infinity, Number, Logical self-reference.
Introduction
La justification de l’hypothèse logiciste[13] a toujours conduit au problème des paradoxes[14] qui l’infirmaient à leur tour. Sa réhabilitation suppose au préalable la justification possible de ces paradoxes.
Il suffit de lire les textes intitulés : « Sur Schoenflies : Les paradoxes logiques de la théorie des ensembles », « Logique », publiés dans les Ecrits posthumes, pour se rendre compte que l’analyse frégéenne pouvait, à partir du niveau des significations, rendre cohérente l’interprétation de certaines propositions considérées comme des paradoxes. Tel est l’exemple de la justification de la proposition du « paradoxe du menteur », autrement dit d’un crétois qui dit que les crétois sont des menteurs. En effet, si tous les crétois sont des menteurs, ce que dit ce crétois est faux car il est aussi menteur. Mais si c’est faux, tous les crétois ne sont pas les menteurs, donc ce qu’il dit est vrai. Toute solution conduit au paradoxe.
Certaines notions mathématiques conduisent à des telles difficultés. La notion qui nous interpelle dans ce travail, est le terme numérique d’infini qui, dans sa signification peut conduire au paradoxe des ensembles. Peut-on considérer le nombre « infini » comme l’ensemble de tous les nombres ? Si l’infini est aussi un nombre comment il peut être élément de lui-même pour pouvoir réunir tous les nombres comme éléments de lui-même ? Il est très utile pour nous de souligner que l’axiome V de la démonstration logiciste de Frege a aussi conduit à ce genre de difficultés.
Frege a tenté de donner une justification possible au paradoxe du menteur. A ce sujet il a insisté sur le fait que si quelqu’un s’avisait de contester que ce qui est vrai est vrai indépendamment du fait que nous le connaissons comme vrai, il contredirait, par son assertion même, ce qu’il asserte, de la même façon que le Crétois qui disait que tous les Crétois étaient des menteurs. Le caractère indépendant de ce qui est vrai implique que le crétois reconnaît ici un contenu objectif indépendant de son statut, autrement dit une « pensée ».
La résolution des paradoxes causés par l’interprétation de l’axiome V de FREGE n’est-elle pas aussi possible ? Qu’elle est la raison qui a conduit l’interprétation de cet axiome au paradoxe ? Comment peut-on contourner la mauvaise interprétation dudit axiome pour échapper au paradoxe et justifier légitimement l’hypothèse logiciste qui stipule que les mathématiques sont déductibles de la logique ? Comment envisager par conséquent la signification du terme numérique d’infini ?
Frege, Husserl et Russell font partie des penseurs qui ont soutenu une conception logiciste[15]. Contrairement à Kant, ils considèrent les mathématiques pures, notamment l’arithmétique, comme une science purement analytique. Notre analyse porte principalement sur la perspective frégéenne. Il y est question, plus précisément, de se fonder sur les implications de la signification en logique formelle afin de saisir une justification philosophique et logique possible du programme frégéen au-delà de son échec historique. La démarche consiste à revenir sur la perspective de Frege, telle qu’elle se présente dans les Grundlagen[16], dans son effort à justifier comment le nombre nous est donné à partir de l’analyse du langage, notamment en nous appuyant sur la signification des propositions qui utilisent le terme de nombre. Cependant, une attention sera portée sur un type particulier de ces propositions, à savoir celui des propositions qui utilisent le terme de nombre et qui portent en même temps sur les nombres eux-mêmes. La complexité du terme numérique d’infini, va nous contraindre d’avoir recours à la convention (T) de Tarski et à la thèse husserlienne de « retroréférence ou autoréférence logique ». Ainsi, la méthode analytique et comparative nous sera utile dans l’élucidation de nos résultats.
1. Le contexte possible de justification de l’hypothèse logiciste
Après la publication des Grundgesetze[17], au moment où Frege croyait avoir prouvé que l’arithmétique n’est que l’extension de la logique, Russell a découvert que l’axiome V de son système logiciste était contradictoire. Frege a vite reconnu l’échec de ses investigations. Cependant, les analyses récentes portant sur l’hypothèse logiciste et les antinomies, ceux de Georges Boolos, Allen Hazen, John Burgess et Harold Hodes, justifient la cohérence des résultats de Frege.
C’est seulement à une époque récente qu’il est devenu clair que la situation provoquée par l’antinomie de Russell n’était en aucun cas univoque et que l’optimisme initial de Frege n’était pas injustifié. Il a tout d’abord été montré que la fausseté de la loi fondamentale V laisse intacts des résultats cardinaux obtenus par Frege au cours de sa recherche des fondements. A l’exception des modifications rendues nécessaires par l’introduction et la justification formelles des parcours de valeur, les définitions des concepts fondamentaux de l’arithmétique et les preuves des lois fondamentales de Dedekind-Peano que l’on trouve dans le premier tome des Grundgesetze suivent en grande partie les esquisses des preuves des Grundlagen. Or celles-ci n’utilisent les extensions conceptuelles que pour la dérivation du principe de Hume. Toutes les autres preuves reposent sur le seul principe de Hume et il est très vraisemblable que le système d’axiomes restreint à ce dont on a besoin ici est dépourvu de contradiction. (M. Stepanians, 2007, p. 79).
Contre le « paradoxe de Russell »[18], Georges Boolos fait par exemple une objection intéressante : « comment ne peut-il pas exister un ensemble qui contient tous les ensembles, et uniquement des ensembles, qui ne se contiennent pas eux-mêmes ? »[19] Il insiste en effet sur le fait que si les ensembles qui ne se contiennent pas existent, leur réunion pourrait, sans aucun doute, exister.
Malgré la possibilité qui s’offre sur le plan purement sémantique dans la résolution des paradoxes, le niveau purement syntaxique, purement formel, demeurait une énigme. Comme conséquence, le « problème de César »[20], celui de la donation des nombres, est resté chez Frege irrésolu, et l’« axiome V » des Grundgesetze, incompréhensible. Par ailleurs, la nouvelle tentative frégéenne de fondation de l’arithmétique[21] n’apparaît pas entièrement justifiée. Il est en effet difficile de comprendre comment la géométrie qui, dans Grundlagen, servait dans un raisonnement analogique, a été du coup considérée comme le domaine de la démonstration même du fondement de l’arithmétique.
Notre réflexion se veut une étude complémentaire de ces travaux récents. Mais les résultats que nous visons soutiennent d’avantage l’hypothèse selon laquelle l’axiome V des Grundgesetze n’est pas dans tous les cas faux ou contradictoire. Un domaine particulier peut légitimer sa cohérence, le domaine énoncé par Frege lui-même, à savoir le domaine de la logique pure. Il importe de rappeler ici sa déclaration relative à cet axiome :
A dispute can arise, so far as I can see, only with regard to my Basic Law concerning course-of-values (V), which logicians perhaps have not yet expressly enunciated, and yet is what people have in mind, for example, where they speak of the extensions of concepts. (Frege, 1964, pp. 3-4)
Frege lui-même l’avait déjà prédit. Et il est nécessaire de souligner que cet « axiome V » n’avait pour rôle que la justification du principe de Hume (ou principe des nombres) à partir duquel les lois de l’arithmétique disponibles à l’époque de Frege, à savoir les « axiomes de Dedekind-Peano », étaient fondés. Le principe de Hume stipule que « le nombre de F et le même que le nombre de G, si et seulement si, les F et les G sont équinumériques »[22], et est en rapport avec la question du comment les nombres en tant qu’objets logiques nous sont donnés, puisque nous n’avons ni leur représentation ni leur intuition.
2. La signification du terme numérique d’« infini » et la donation des nombres
Dans la justification de l’axiome V des Grundgesetze qui a conduit au « paradoxe de Russell », Frege était au départ convaincu que l’analyse de l’identité devait jouer un grand rôle. C’est ce dont témoigne cette affirmation :
Nous donnerons un critère général pour juger de l’identité des nombres. Et quand nous aurons le moyen de saisir un nombre déterminé et de reconnaître son identité, nous pourrons lui donner un terme numérique pour nom propre. (Frege, 1884, p. 188)
Pour justifier comment les nombres en tant qu’objets logiques nous sont donnés, il suffit ainsi de partir du sens des propositions où figurent les termes numériques, saisir leur identité à partir des critères précis. Mais pour que cette identité puisse conduire au but recherché, à savoir la définition du nombre, une exigence s’impose. Celle-ci se dévoile à travers l’affirmation suivante de Frege (1884, p. 189): « Notre intention est de construire un contenu de jugement qui se laisse interpréter comme une identité, et une identité telle que les termes de part et d’autre soient des nombres ». C’est à partir de ce moment que la géométrie, à partir de l’identité de deux droites parallèles, lui a servi de modèle pour construire une analogie dans le contexte de l’arithmétique. Mais au-delà de toute analogie fondée sur la géométrie, nous sommes convaincus que Frege pouvait accéder à des résultats satisfaisants, à partir de l’analyse purement sémantique des propositions où figure le terme numérique. Et, nous pensons fermement que le besoin de recourir à l’extension des concepts a été occasionné par le fait qu’il a généralisé le sens des propositions où figure le terme de nombre sans analyser leur différenciation sémantique possible. Nous soutenons ici l’idée selon laquelle tous les concepts dont l’extension s’applique sur les nombres comme objets logiques n’entrainent pas les mêmes conséquences sémantiques.
On peut facilement prouver, sur le plan sémantique qui se réfère aux significations, que par exemple les expressions « le nombre cinq appartient au concept africains », autrement dit « cinq africains », et l’expression « le nombre cinq appartient au concept nombre cardinal », c’est-à-dire « cinq nombres cardinaux », ne conduisent pas aux mêmes conséquences. Selon la conception frégéenne développée dans Grundlagen, l’expression « cinq africains » supposerait un concept « africain » dans son extension à l’objet logique « cinq ». Dans ce genre de cas, il est nécessaire que l’analyse relative à la définition de nombre cardinal puisse se questionner sur la manière dont « cinq » en tant qu’objet logique nous est donné, puisque l’essence de celui-ci ne tire rien d’un concept qui effectue l’extension sur lui. Cependant, l’expression « cinq nombres cardinaux » entraine la complexité de la signification. Il est non seulement sous-entendu ici que le terme « nombre cardinal » fait une extension sur l’« objet logique cinq », mais aussi qu’il ne renvoie qu’aux nombres.
Nous reconnaissons à travers la particularité de tel type de proposition, à savoir de celles qui font usage d’un terme numérique et qui portent en même temps sur les nombres eux-mêmes, une identité entre l’extension numérique et l’extension de signification. Pour mieux appréhender la différence, l’extension numérique de l’expression « cinq africains » porte sur l’« objet logique cinq » mais son extension de signification porte sur les africains. Et si l’on se focalise sur la particularité des propositions où figure le terme numérique et qui portent en même temps sur les nombres eux-mêmes, nous nous rendons compte que l’extension de la signification qu’elle permet, considère en même temps le terme de nombre comme une entité linguistique qui renvoie à une collection de nombres en tant qu’objets logiques, collection dont la délimitation non-ambigüe peut se transformer en un ensemble. Ces propositions feraient ainsi l’usage du nombre, non seulement comme des objets logiques mais aussi comme des ensembles ; ce qui ne serait pas le cas pour les autres propositions où figure le terme numérique mais qui ne portent pas sur les nombres eux-mêmes.
La complexité des propositions où figure le terme numérique et qui portent sur les nombres eux-mêmes peut être aussi dévoilée à partir de la différence catégoriale de signification entre l’objet et le concept. Ces deux concepts, « objet » et « concept », constituent les notions fondamentales de l’analyse sémantique frégéenne des significations, assimilées souvent aux notions de « fonction » et « argument » sur le plan formel. Frege, dans sa critique contre Schoenflies qui croit à la cohérence de « l’extension de l’ensemble de tous les ensembles qui ne sont pas ensembles d’eux-mêmes », a dénoncé la confusion que celui-ci fait entre le concept et l’objet. L’analyse des Grundlagen présente le nombre comme « objet », à savoir l’objet logique, jamais comme un « concept ». Mais si on revient à ce qui concerne le nouveau type de propositions que nous venons d’identifier, on se rend compte que la tâche n’est pas si facile à ce niveau.
L’expression « le nombre des nombres » par exemple fait usage du terme nombre d’abord comme un « objet » et ensuite comme un « concept », ce qui ne serait pas le cas si l’on dit « le nombre des africains ». Et si l’on disait « le nombre des nombres des nombres », il y aurait visiblement une confusion entre le statut d’« objet » et de « concept » pour le terme de nombre. Nous pensons que ce cas particulier est légitimé par le fait que la signification spécifique de ce type de propositions renvoie non seulement à l’extension numérique mais aussi à l’extension de signification.
Il nous semble important de revenir à la question qui a été à l’origine de la notion problématique de l’extension des concepts, ainsi qu’à la manière dont Frege pense la résoudre. Pour être plus explicite, nous invoquons Frege lui-même :
Si nous n’avons aucune représentation ni intuition d’un nombre, comment peut-il jamais nous être donné ? Les mots n’ont de signification qu’au sein d’une proposition ; il s’agira donc de définir le sens d’une proposition où figure un terme numérique. Cette prescription laisse encore s’exercer notre libre choix. (Frege, 1884, p. 188)
L’erreur que commet Frege dans sa tentative de résoudre ce problème de donation du nombre, est d’avoir ignoré la particularité et l’avantage qu’offrent les propositions qui utilisent les termes numériques mais qui portent en même temps sur les nombres. Car, l’identité ou mieux l’assimilation que celles-ci rendent possible par leur essence entre leur extension numérique et leur extension de signification, pourrait nous permettre non seulement de saisir comment les nombres sont utilisés mais aussi comment ils sont donnés. Et il semble que cette même identité, entre l’extension numérique et l’extension de signification, au sein d’une même proposition, pourrait accomplir l’idéal de l’identité que Frege recherche et qui faisait qu’il puisse hésiter à construire un nouveau type d’identité. Rappelons que cet idéal consistait à construire un contenu de jugement « telle que les termes de part et d’autre soient des nombres » (Frege, 1884, p. 189). Et nous pensons que ce modèle de propositions et d’expressions purement numériques, c’est-à-dire qui portent sur les nombres et qui font l’usage des termes numériques, pourrait remplacer le modèle géométrique de l’identité utilisé dans les Grundlagen et qui a conduit à la nécessité de l’extension des concepts.
3. Le concept d’« infini » et la convention (T) de Tarski
Supposons les expressions suivantes qui portent sur le « nombre des nombres cardinaux » :
- Un nombre cardinal,
- Deux nombres cardinaux,
- Trois nombres cardinaux,
Ce type d’expressions nous permettra de focaliser notre analyse logiciste uniquement sur l’arithmétique pure, sans inquiétude d’être exposé aux problèmes posés par l’« arithmétique appliquée » qui n’est pas concernée par l’hypothèse logiciste au sens étroit.
A travers chacune de ces expressions, nous appréhendons, conformément à la conception frégéenne, que le concept « nombre cardinal » fait son extension au nombre en tant qu’objet logique, soit « un », « deux » ou « trois ». Mais aussi la signification de ce concept renvoie en même temps aux nombres concernés. Cependant, pouvons-nous dire qu’un tel exemple nous permet de définir le concept « nombre cardinal » ? Visiblement « non ». Car, ce concept est donné sans aucune définition qui l’accompagne. Mais, il faut aussi reconnaître que les nombres désignés, « un », « deux », « trois », illustrent en même temps sa signification. Ce constat est d’une importance capitale et ne doit pas être négligé. L’objet logique « un » illustre la signification du concept « nombre cardinal » mais n’épuise pas sa signification. Il en est de même pour le « deux » et le « trois ». Mais à partir de ce moment, il suffit de s’inspirer de la convention (T) de Tarski pour saisir la définition matérielle adéquate du concept « nombre cardinal ».
La convention (T) de Tarski intervient dans le cadre de la définition de la vérité. Elle suppose qu’une définition matérielle de la vérité devient adéquate, lorsqu’« elle entraîne comme conséquence toutes les propositions pouvant être obtenues à partir de l’expression x Є Vr si et seulement si p » (S. Richard, 2008, p. 27). Le symbole Vr est dans ce contexte considéré comme la classe de toutes les propositions vraies du langage considéré.De la même façon, la définition matérielle de notre concept serait, conformément à la démarche de Tarski, adéquate du moment où, au lieu de dénombrer chaque nombre, nous considérions la classe de tous les nombres cardinaux. Qu’en serait le résultat ? La réponse se révèlerait à partir de la généralisation des nombres en termes « d’infini ». Le tableau suivant nous en donne une illustration :
Nombre comme objet logique | Concept « nombre cardinal » |
Un (1) | Nombre cardinal |
Deux (2) | Nombres cardinaux |
Trois (3) | Nombres cardinaux |
… | Nombres cardinaux |
… | Nombres cardinaux |
Infini (∞1)[23] | Nombres cardinaux |
La saisie du terme numérique « infini » à partir de l’inspiration de la convention (T) de Tarski, le considère comme une classe de tous les nombres cardinaux, autrement dit comme un concept. Pourtant, nous savons que ce terme renvoie en arithmétique à un nombre déterminé, l’infini, que Frege (1884, p. 209) symbolise dans Les Grundlagen par ∞1. Cependant, nous continuons à être convaincus que l’énigme de la définition du concept de nombre cardinal et de celle de « l’extension d’un ensemble de tous les ensembles qui ne sont pas éléments d’eux-mêmes » peut trouver une esquisse de réponse à partir du terme numérique d’« infini ». Mais nous sommes conscients que cela n’est pas encore clair à partir de ce tableau préliminaire. Car, le terme « infini », y apparaît seulement comme « un objet logique » de la même manière que les autres nombres, en rapport avec le concept de « nombre cardinal ». Cependant, si ce terme y apparaissait comme un concept, en tant qu’ensemble de tous les nombres, pour l’identifier au concept dont l’extension non seulement se fait aux nombres mais aussi nous donne tous les nombres cardinaux ; il contiendrait dans ces conditions tout l’essentiel de la définition matérielle adéquate au sens tarskien du terme, du concept de « nombre cardinal ».
Frege lui-même semble reconnaître, mais de façon implicite, le rapport entre ce nouveau terme numérique, à savoir l’infini, et la donation des nombres cardinaux. C’est ce qui, à notre avis, constitue l’arrière-plan de cette affirmation de Frege (1884, p. 208) : « « Le nombre cardinal qui appartient au concept F est ∞1 », cela ne veut rien dire d’autre que : il existe une relation qui met en correspondance biunivoque les objets qui tombent sous le concept F et les nombres finis ».
On constate aisément à travers cet énoncé que le terme numérique « infini » renvoie, dans une relation biunivoque, aux nombres finis, certainement à tous les nombres finis possibles. La question que nous pouvons nous poser est la suivante : pourquoi Frege n’a pas considéré que ce soit à partir de ce terme d’« infini » que les nombres nous sont donnés ? Pourtant s’il en était ainsi, le « problème de César » allait être résolu, et la légitimation logiciste du principe de Hume devait être garantie sans la nécessité de l’« axiome V ». Deux raisons justifient pourquoi Frege ne pouvait pas le faire.
Premièrement, il définit le terme numérique d’infini uniquement comme objet logique au même titre que les autres, sans lui accorder aucune particularité, à part le fait qu’il représente le nombre cardinal infini alors que les autres nombres sont finis. Voilà pourquoi il précise avec insistance que « le nombre cardinal infini ∞1, défini comme nous l’avons fait, ne recèle rien de mystérieux ou d’étonnant »16. Et, conformément à sa théorie de la signification, le nombre ∞1 ne pouvait pas en même temps être « objet » et « concept ». Le principe de la signification selon la théorie frégéenne rejette toute confusion entre ces deux statuts sémantiques distincts, contrairement à ce qu’a fait Schoenflies dont nous parle Frege.
La deuxième raison, est que le terme numérique d’infini tel que conçu par Frege ne saurait être interprété en faveur de la justification de la donation des nombres par extension, sans tomber dans le paradoxe et de la manière décrite par le paradoxe de Russell. Ainsi s’il avait justifié la donation des nombres à partir de ce terme numérique d’infini, qui représente pourtant un nombre, on n’allait pas se demander si ce terme justifie la donation du nombre infini lui-même en tant qu’objet logique au même titre que les autres nombres. Il serait question dans ce contexte d’un nombre qui justifie la donation des autres nombres, y compris ce nombre lui-même. Cette compréhension allait de cette façon confirmer le paradoxe de l’« axiome V » tel qu’interprété par Russell, autrement dit sans pouvoir le résoudre.
Au-delà de toute conviction hâtive, nous ne pensons pas que cet axiome taxé de paradoxe, soit dans tous les cas contradictoires, au moment où presque tous les exégètes qui ont travaillé sur Frege reconnaissent qu’il permet la dérivation d’un principe de Hume qui n’est pas pourtant contradictoire. Et il nous semble qu’il serait très intéressant d’examiner en profondeur le terme numérique d’infini.
4. Le terme numérique d’infini et la donation des nombres
Dans les Grundlagen, Frege (1884, p. 208) semble donner une esquisse de définition du nombre cardinal d’infini en ces termes : « Le nombre cardinal qui appartient au concept « nombre cardinal fini » est un cardinal infini ». Reformulé de façon simple, cet énoncé de Frege constitue une autre façon de dire que les nombres cardinaux finis sont infinis. Mais on peut aussi se poser la question de savoir le « nombre des nombres cardinaux », sans se limiter uniquement aux « nombres cardinaux finis ». Une représentation de cette question dans un tableau peut nous aider à en comprendre la quintessence:
Il ressort de ce tableau que le nombre des nombres cardinaux = les nombres cardinaux finis + les nombres cardinaux infinis.
Bien que Frege ne l’ait pas reconnu, le terme numérique « infini » semble avoir un statut double. Il pourrait non seulement être considéré comme le « nombre des nombres cardinaux finis » mais aussi comme le nombre de tous les « nombres cardinaux ». Celui-ci rassemble non seulement les « nombres cardinaux fini » mais aussi les « nombres cardinaux infinis ». Nous reconnaissons ici les enjeux de la confusion entre les concepts et les objets, l’extension de signification et l’extension sur les nombres que pose la complexité des propositions qui utilisent le terme numérique et qui portent sur les nombres.
Il est vrai que Frege ne s’est pas posé la question de savoir le nombre qui appartient au concept « nombre cardinal », sans se limiter uniquement aux nombre cardinaux finis. Mais, on voit clairement que le nombre des nombres cardinaux ne peut être à son tour qu’un nombre « infini ». Cette considération qui n’a pas retenu l’attention de Frege pour des raisons inconnues et qui considère aussi le nombre des nombres cardinaux comme le nombre infini, nous permet d’attribuer une nouvelle signification à l’expression « le nombre cardinal qui appartient au concept F est ∞1 ».
Il est très intéressant de rappeler au préalable, que la signification que Frege (1884, p. 208) attribuait à cette expression, à partir de l’appréhension du nombre infini comme le nombre des nombres cardinaux fini, stipulait qu’« il existe une relation qui met en correspondance biunivoque les objets qui tombent sous le concept F et les nombres finis ». Ainsi suffit-il d’appréhender le « nombre infini » comme le nombre des nombres cardinaux en général, autrement dit sans se limiter aux nombres cardinaux finis. Cela ne veut dire rien d’autre que : il existe une relation qui met en correspondance biunivoque les objets qui tombent sous le concept F et les nombres cardinaux.
A travers cette analyse, on peut comprendre comment les nombres nous sont donnés à partir du terme numérique d’infini. Le problème de César ne se pose pas ici. Car la signification du jugement « le nombre des nombres cardinaux est l’infini » fait que la relation biunivoque à partir des objets qui tombent sous le concept F dans ce contexte renvoie directement aux nombres cardinaux et non à César. Elle symbolise en effet l’arithmétique pure et non l’arithmétique appliquée. Il est question non seulement du « nombre » des nombres qui est recherché, mais aussi de la signification du concept sur lequel porte ce nombre recherché qui renvoie aussi aux nombres (nombres cardinaux). Aucune confusion ou équivoque ne se pose dans ce sens.
Il nous paraît important de souligner ici que l’une des raisons qui a conduit Frege à se tourner vers la géométrie, dans sa deuxième tentative des fondements, est que celle-ci justifie sans aucune difficulté la notion d’infini.
« Il est évident que l’on ne peut rien atteindre d’infini par la perception sensible. Quelle que soit la multiplicité d’étoiles que nous puissions enregistrer dans nos inventaires, il n’y en aura jamais une infinité, et il en est de même des grains de sable au bord de la mer. Par conséquent, là où nous reconnaissons à bon droit l’infini, nous ne l’avons pas atteint à partir de la perception sensible. Pour cela, nous avons besoin d’une source particulière de connaissance, et telle est la source géométrique.
A côté du spatial, le temporel doit aussi être reconnu. Il correspond également à ce dernier une source de connaissance, où nous puisons également l’infini. Le temps, infini des deux côtés, est analogue à une droite, infini des deux côtés. (Frege, 1994, p. 323)
On peut comprendre dès le début de ce texte, qui s’inscrit dans le cadre de la deuxième tentative des fondements de l’arithmétique par Frege, sa conviction selon laquelle le nombre infini n’est pas donné grâce à la perception sensible. On peut aussi imaginer jusqu’à ce niveau qu’il va dire que ce nombre est de nature purement logique, mais curieusement il place à son origine la source géométrique de la connaissance. La raison en est que le spatial garantit de façon a priori l’infini, tel est le cas d’une droite infinie des deux côtés.
Cependant, il nous semble que ce privilège de la source géométrique de la connaissance ne semble pas être justifié ici. Car, de la même façon qu’une droite est supposée être infinie dans sa longueur, la suite naturelle des nombres est supposée s’étendre à l’infini, sans attendre ce qui en est des droites. Contentons-nous seulement ici de l’importance que Frege accorde au terme numérique d’infini, ce qui accorde une valeur à notre hypothèse qui considère ce terme comme fondamental dans la définition matérielle adéquate du concept « nombre cardinal ». C’est en ayant recours à la convention (T) de Tarski que nous avons pu justifier sa donation, et cela de façon purement logique et non à partir de la géométrie. Et, c’est en rapport à nombre particulier que d’autres nombres nous sont donnés, dans une relation biunivoque avec le concept F. A partir de ces résultats, nous sommes en droit de nous poser la question de savoir ce qu’il en est du problème de l’extension de l’ensemble de tous les ensembles qui ne sont pas éléments d’eux-mêmes.
5. Recours à la notion husserlienne de l’autoréférence logique
Contrairement aux propositions dans lesquelles figurent les termes numériques appliqués aux choses, les propositions purement numériques au sens où nous les avons définies, permettent de faire usage du terme numérique non seulement comme objet mais aussi comme collection ou ensemble en tant que concept. Cette assimilation est occasionnée par l’extension de signification du concept « nombre cardinal » dans son rapport avec les objets logiques, et sur lesquels il effectue son extension numérique. C’est dans ce sens que le terme numérique infini a été appréhendé tantôt comme objet logique au même titre que les autres nombres, tantôt comme un ensemble dont l’extension de la relation biunivoque au concept F renvoie à tous les nombres cardinaux, y compris l’infini lui-même en tant que nombre. C’est dans ce contexte que l’infini numérique se présente comme un ensemble dont l’extension se fait sur tous les nombres qui ne sont pas extension d’eux-mêmes. Autrement dit, le terme d’infini fait son extension sur tous les nombres, y compris sur le nombre d’infini lui-même, sans être extension sur lui-même.
Cependant on peut se poser la question de savoir si ce terme en tant qu’ensemble des autres nombres y compris du nombre infini, est différent de ce dernier. La réponse est négative, l’infini est toujours identique à lui-même, c’est visiblement la même entité. Cependant, comment justifier que ce terme numérique d’infini fait extension sur l’infini sans être extension sur lui-même ? Deux raisons peuvent-être avancées, l’une technique et l’autre philosophique.
La première est que l’utilisation du nombre d’infini en arithmétique n’est jamais clos sur lui-même bien qu’identique à lui-même. C’est la raison par laquelle un segment qui s’étend jusqu’à l’infini ne peut autoriser une inclusion de l’infini. On peut ainsi écrire par exemple “[…, ∞1[” pour symboliser que l’accolade du côté de l’infini est ouvert ( … [ ), mais on ne peut jamais supposer en mathématique l’inclusion de l’infini en écrivant par exemple « […, ∞1] ». Il faut aussi souligner, avec Frege, le fait qu’en tant que nombre infini différent des nombres finis, le nombre infini (∞1) a la propriété de se succéder à lui-même.
La deuxième raison qui est philosophique et qui fonde d’autres raisons possibles est que l’extension de la signification du terme numérique de l’infini sur « tous les nombres » se fait par rétroréférence logique au sens husserlien du terme. Ainsi, de la même façon que les vérités logiques contiennent les principes qui régissent tout le raisonnement y compris ces vérités elles-mêmes et sans qu’il puisse y avoir une circularité logique, grâce à la rétroréférence logique, l’extension du terme d’infini suppose tous les nombres cardinaux y compris celui qui fonctionne comme le miroir de lui-même, à savoir l’infini, légitimant ainsi l’extension sur la totalité de tous les nombres y compris sur lui-même, par identité de signification, mais sans qu’il soit extension de lui-même, grâce à sa doublure ontologique.
Si notre hypothèse est justifiée, nous constatons qu’à partir du terme numérique d’infini et grâce à la notion de rétroréférence logique, l’interprétation cohérente de l’axiome V des Grundgesetze devient aussi possible, ce que ne pouvait imaginer Frege, bien qu’il en ait élucidé la condition de possibilité. Mais cette interprétation ne devient possible que dans le cadre de l’arithmétique pure, autrement dit dans le domaine où tout le contexte est réduit à celui des nombres et sans supposer aucune application empirique. Nous pensons que tout domaine qui permet le phénomène purement rationnel de « rétroréférence logique » pourrait permettre une interprétation cohérente de cet axiome, sans qu’une contradiction s’impose.
En se limitant à l’analyse des propositions où figure le terme nombre, sans saisir, de façon particulière, l’opportunité qu’offrent les propositions purement numériques, Frege devait nécessairement croiser la difficulté du « problème de César » sans pouvoir la résoudre. Ainsi, dès les Grundlagen, l’analyse de Frege avait d’une certaine façon déviée. Par ce constat, on peut soutenir l’idée selon laquelle, par le manque de précision, Frege s’est mis à démontrer le logicisme de l’arithmétique en général, y compris l’arithmétique appliquée. C’est la raison pour laquelle sa démarche pouvait permettre la justification du logicisme au sens large, ce que les travaux récents y afférents, ceux de Georges Boolos, Crispin Wright, Allen Hazen, John Burgess et Harold Hodes, ont rendu vraisemblable, par la substitution du principe de Hume à la « loi fondamentale V ». Mais il était difficile de passer du logicisme au sens large au logicisme au sens étroit. A ce sujet, Stepanians a su remarquer ce qui suit :
(…) la substitution du principe de Hume à la loi fondamentale V a beau résoudre les problèmes formels soulevés par l’antinomie de Russell, elle ne résout pas la difficulté philosophique qui a conduit Frege à introduire les extensions conceptuelles, à savoir le problème de César. Il faut bien se rappeler que dans les Fondements Frege écarte la définition contextuelle qu’il a d’abord examinée de « le nombre cardinal de F » sous prétexte qu’elle ne nous permettrait pas de décider (au moins en principe) des équations telles que « le nombre cardinal des F = Jules César. C’est là que réside la difficulté fondamentale. (M. Stepanians, 2007, p. 80-81)
À partir de l’analyse que nous venons de faire, la question de Jules César ne se pose pas dans un domaine purement logique à savoir le domaine où l’autoréférence logique est à l’œuvre au-delà de tout paradoxe logique possible. Car, Jules César ne représente aucunement un objet ou une entité purement logique.
Conclusion
Il est nécessaire de rappeler qu’à cause des incompréhensions qui étaient prévisibles aux yeux de Frege dès l’élaboration de son « axiome V », celui-ci avait posé une condition qui recommande de l’interpréter uniquement à partir d’un contexte purement logique[24]. Mais, presque toutes les illustrations connues qui en démontrent l’aspect contradictoire portent sur des objets non logiques, tel est l’exemple du paradoxe du menteur, le paradoxe du barbier, le paradoxe du catalogue. Pourtant Frege avait précisé que son interprétation ne pouvait se faire dans aucune des circonstances qui ne relèvent pas de la logique pure. Nous croyons que la notion numérique d’infini, telle que nous l’avons élucidée à partir des propositions où elle figure et qui porte sur les nombres eux-mêmes, soit l’occasion propice pour l’interprétation parfaite de cet axiome.
Une leçon relative à l’aventure des investigations logicistes de Frege, notamment celles des Grundlagen et celles des Grundgesetze, est ainsi sans appel. Si l’hypothèse frégéenne du logicisme porte sur l’arithmétique et non sur les mathématiques appliquées, la preuve de ce logicisme devait partir uniquement des propositions utilisant des termes numériques et qui portent sur les nombres eux-mêmes. La présence du terme numérique dans une proposition ne suffirait pas comme exigence. Car si la proposition fait usage d’un terme numérique mais pour porter sur le contenu d’autre chose que les nombres, elle symbolise le domaine de l’arithmétique appliquée et non de l’arithmétique pure. Et par confusion, la justification de l’hypothèse logiciste dans ce cadre se solderait par un échec.
La stratégie qui nous a permis de contourner le problème de César, celle qui consiste à focaliser notre attention sur les propositions purement numériques, c’est-à-dire celles qui utilisent le terme numérique et qui portent aussi sur les nombres eux-mêmes, ne consiste en réalité qu’à replacer l’analyse des fondements de l’arithmétique dans le cadre de l’arithmétique pure sur laquelle porte l’hypothèse logiciste frégéenne. C’est le seul contexte qui, au-delà de toute contradiction possible, garantit la cohérence de l’interprétation de l’« axiome V » des Grundgesetze. Ce n’est seulement qu’à cette exigence que la démonstration serait épargnée des difficultés relatives à l’arithmétique appliquée et conduisant aux paradoxes logiques.
Références bibliographiques
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LES RELATIONS ENTRE LE SNEPPCI ET LA CMOPE DE 1953 À 1990
Paul GUEU
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Le syndicat national de l’enseignement primaire public de Côte d’Ivoire (SNEPPCI), premier syndicat enseignant des personnels africains, s’est investi très tôt dans l’environnement syndical mondial. C’est dans cet élan qu’il adhère à la confédération mondiale des organisations de la profession enseignante (CMOPE). Ce fleuron des organisations de la profession enseignante, monté sur les fonts baptismaux au début de la décennie 1950-1960, vise principalement à rassembler les enseignants de tous les horizons en vue de défendre leurs intérêts matériels et moraux de manière efficace.
Le but de son affiliation étant de jouir de la puissante force de cette faîtière internationale, le SNEPPCI, par un militantisme acharné, va gravir ses arcanes et s’afficher à sa tête comme leader entre 1972 et 1975. Ce leadership va bonifier l’image du syndicalisme ivoirien au cours des trois premières décennies d’indépendance
Mots clés : décennie, organisation, international, SNEPPCI, syndicat.
Abstract :
The national Union of Public Primary Education of Côte d’Ivoire, the leading union teaching African staff, got involved early on in the global union environment. It is in this momentum that it adheres the World confederation of organizations of the teaching profession (WCOTP). This flaship of organizations of the teaching profession, mounted on the baptismal font at the beginning of decade 1950-1960, mainly aims to bring together teachers from all walk of life in order to defend their material and moral interests effectively.
The purpose of its affiliation being to benefit from the powerful strengh of this international umbrella body, the SNEPPCI, through relentless activism, will clim bits mysteries and appear at its head as a leader between 1972 and 1975. This leadership will improve the image of Ivorian trade unionism of the first three decades.
Keywords : decade, organization, international, SNEPPCI, union.
Introduction
En prospectant l’histoire du syndicalisme enseignant en Côte d’Ivoire, l’on note que plusieurs publications scientifiques, littéraires et médiatiques, traitent de nombreux pans du parcours du syndicat national de l’enseignement primaire public de Côte d’Ivoire(SNEPPCI). Si le grand nombre de ces productions témoigne de l’intérêt porté sur la vie de cette organisation, certains traits de cette vie et non des moindres, restent jusqu’alors ignorés. C’est tout l’intérêt de ce travail qui entent lever le voile sur un épisode de l’immense trajectoire de ce syndicat, à savoir, sa place dans l’environnement syndical international.
En effet, le syndicalisme étant un mouvement qui tire sa force du poids de ses effectifs et de leur soutien, le SNEPPCI fait de la collaboration intersyndicale un maillon essentiel de sa démarche depuis son avènement sur l’échiquier national. Dans cet élan, il parvient à transcender les frontières ivoiriennes, au début des années 1950 pour intégrer d’autres organisations ouvrières dans le monde, spécifiquement celles de la profession enseignante.
Pourquoi le SNEPPCI choisit-il d’adhérer à la Confédération Mondiale des Organisations de la Profession enseignante (CMOPE) ? Quelles sont les retombées de cette affiliation pour le SNEPPCI ?
Résoudre ces problèmes que soulèvent ces interrogations a été possible, grâce aux informations recueillies dans les archives du SNEPPCI, dans les coupures de journaux et dans les témoignages recueillis en 2003 sur le SNEPPCI de 1960 à 1991. Les informations véhiculées par ces sources ont été analysées, synthétisées et passées dans le moule de la critique historique, pour en extraire la substance que nous entendons partager.
La présente étude débute en 1953, date d’affiliation du SNEPPCI à la CMOPE et prend fin en 1990, année où cette organisation accepte la proposition des confédérations internationales sœurs de fondre en une seule organisation internationale des enseignants Doté de ce statut de syndicat d’envergure internationale, le SNEPPCI peut être supposé fort conquérant dans un environnement sociopolitique qui n’est pas toujours favorable à la libre expression syndicale. L’autre hypothèse est que ce rayonnement a aussi positivement impacté divers domaines de la vie de la nation ivoirienne, principalement sa place dans le concert des nations.
Les résultats de cette recherche ont été ordonnés en trois points : le premier relate les causes de l’initiative d’intégrer la CMOPE ; le deuxième présente le parcours du SNEPPCI au sein cette confédération et le dernier fait le bilan des avantages de cette collaboration pour ce syndicat et pour la Côte d’Ivoire entière.
1. Facteurs de l’adhésion du SNEPPCI à la CMOPE (1953-1975)
Créé sous occupation coloniale, le syndicat national de l’enseignement primaire public de Côte d’Ivoire est soumis aux contraintes du régime qui gouverne le pays. Le joug colonial étant généralement un frein à la libre expression pour le colonisé, s’affilier à une faitière mondiale s’impose au SNEPPCI dans sa lutte pour l’émancipation socioprofessionnelle des enseignants ivoiriens.
1.1. La CMOPE, vue comme une panacée au joug colonial
La panacée étant un terme à connotation thérapeutique et même religieuse, quels maux l’adhésion du SNEPPCI à la CMOPE est-elle sensée guérir ? Quelles solutions miracles aux maux qui l’assaillent, espère le syndicat des instituteurs ivoiriens à travers l’affiliation à cette confédération ? Ces interrogations appellent une brève analyse des rapports de la France impérialiste à ses colonies d’Afrique noire en général et à celle de la Côte d’Ivoire pour apprécier les motivations du besoin d’affiliation du SNEPPCI à la CMOPE.
En effet, au cours de la décennie 1950-1960, la France est sur plusieurs fronts dans ses rapports à ses colonies. L’hégémonie française contestée dans son empire colonial est à son paroxysme[25]. En Afrique, depuis 1946, les avancées sociopolitiques concédées aux populations autrefois sujets français, ont sensiblement amélioré la vie coloniale. Cependant, ces droits concédés ne sont toujours pas respectés car les colons veulent à tous prix redorer le blason de tutorat terni par la longue et humiliante occupation par l’Allemagne nazi. Cette initiative de restauration de l‘image de supériorité perdue, passe par la multiplication des abus et discriminations à l’égard des populations, spécifiquement des travailleurs[26].
Au nombre de ces actes discriminatoires, l’entorse régulière à la liberté syndicale est une plaie que vont endurer les instituteurs ivoiriens contrairement à leurs homologues européens. Dans ce domaine des relations de travail, les propos de Frederick Cooper rapportés par H. Gamble (2010, p.129), nous donne la pleine mesure de l’opinion des colons au sujet des travailleurs africains quand il déclare que « (…) les discours égalitaires de la quatrième république ont servi de leviers permettant aux travailleurs africains d’exiger les mêmes avantages que les travailleurs européens (…) ». Une telle réflexion atteste de l’élan discriminatoire du colon vis-à-vis du travailleur africain et nie le principe de l’égalité de traitement pour les travailleurs de la même profession comme le recommande la convention n° 100 de l’OIT en son article1. B. Fall (2006, p.53.) ne dit pas autre chose quand il avance que : «(…) la cassure est très nette entre travailleurs africains et européens : disposant d’une situation très privilégiée, ces derniers se montrent racistes et prennent position en faveur du patronat et du gouvernement (…) ».
L’autre front qui catalyse chez le colon l’intensification des abus dans ses rapports aux populations ivoiriennes est la lutte anticoloniale engagée au cours des années1944-1945 par les organisations nationalistes. Cette lutte d’émancipation qui mobilise toutes les couches sociales est mal vécue par le colon qui met tout en œuvre pour l’étouffer. Dans cet élan, les syndicats, considérés comme un maillon essentiel de ce combat, sont pris à parti. Dans ce domaine, la situation du SNEPPCI et de ses militants est d’autant délicate que l’école, leur champ d’activité par sa fonction d’instruction et d’éducation, est généralement considérée antinomique à la colonisation.[27] Ainsi, les syndicalistes sont régulièrement brimés[28] ou surveillés. Les revendications sociales sont étiquetées comme des actes subversifs et réprimées. Yacé Philipe Grégoire, secrétaire général du syndicat des instituteurs africains de Cote d’Ivoire est affecté à l’intérieur du pays pas seulement pour son militantisme au RDA mais aussi et surtout pour ses multiples revendications au sujet du profil de carrière de ses militants[29].
Dans un tel climat où le droit perd sa substance au profit de l’arbitraire, s’appuyer sur une organisation d’envergure internationale devient une nécessité. Dans cet environnement syndical mondial, c’est à la CMOPE que le SNEPPCI choisit de s’affilier.
1.2. Le SNI à la CMOPE, un exemple à copier
Le syndicalisme enseignant nait en Côte d’Ivoire à l’initiative des instituteurs français. Ces enseignants venus de la métropole, vont se regrouper à partir de 1920 au sein du syndicat national des instituteurs (SNI) en constitution depuis fin XIXème siècle en France B. Mauboulès, (1992, p.25). Avec l’avènement de ce mouvement social dans la sphère professionnelle des enseignants, les instituteurs africains vont y faire leur classe avant de se saisir du décret d’août 1944 du gouvernement provisoire de la résistance basé à Alger pour se bâtir une organisation autonome, vus les divergences d’intérêts avec leurs homologues français de la colonie.
Entre 1945 et 1951, le SNEPPCI fait ses classes au sein de l’union territoriale CGT, démembrement colonial de la centrale syndicale française. Sa présence dans cette organisation métropolitaine, amène ses dirigeants à observer le SNI, également membre de la même organisation, pour copier ses actions et initiatives jugées nécessaires à l’épanouissement de ses adhérents[30]. Ainsi, le SNI devient une sorte d’école ou de modèle pour le SNEPPCI malgré l’élan raciste de cette organisation dans sa lutte corporatiste.
En effet, selon B. Mauboulès, (1992, p.29.), « le SNI au regard des textes réglementaires en vigueur dans la France métropolitaine a une existence clandestine ». La tolérance dont il jouit en métropole comme dans les colonies tire sa source de son accointance avec le pouvoir politique[31] et de ses appuis extérieurs.[32] L’importance du SNI dans le paysage social français avant et après la constitution de 1946 qui consacre la liberté syndicale pour tous, est tellement évocatrice que copier cette organisation dans ses choix idéologiques qu’organisationnels devient une aspiration pour le SNEPPCI. Ce syndicat des instituteurs français est en effet une force sociale d’envergure par sa représentativité et ses tentacules dans le milieu de l’enseignement dans le monde. J. Girault (2008, p.1.) le montre éloquemment quand il affirme que « la fédération internationale des associations des instituteurs (FIAI) a été créée au cours de la conférence de Paris le 26 juin 1926 par le SNI et le syndicat des instituteurs allemands, le Deutscher Lehrerverein (DLV) ».
À partir de 1951, Amon Tanoh Lambert prend la direction du syndicat des instituteurs africains. Dès son avènement à la tête de ce syndicat, il va s’inspirer, voire imiter la gestion de la section locale du SNI en Côte d’Ivoire. Ses relations privées intimes avec plusieurs enseignants français tant dans la colonie qu’à la métropole, permettent de tisser relations de coopération formelles entre le NEPPCI et le SNI au début de l’année 1953 P. GUEU, (2016, p.68). Au moment où la coopération intersyndicale se formalise, le SNI est membre la confédération des organisations mondiale des organisations de la profession enseignante(CMOPE) créée le 4 août 1952 à Copenhague. Cette confédération avait deux fédérations constituantes : la FIAI qui regroupe les organisations du premier degré de l’enseignement et la Fédération Internationale des Professeurs de l’enseignement Secondaire Officiel(FIPESO). Quand on sait que la SNI est co-fondatrice de la FIAI, intégrer la CMOPE s’imposait à elle.
La coopération intersyndicale induisant le partage d’expérience, le SNEPPCI est admis comme observateur aux congrès annuels de la FIAI. Ce statut aussi officieux soit il permet à cette organisation d’explorer les arcanes des organisations des enseignants au plan international. Cette prospection permet au SNEPPCI de cerner l’intérêt de la collaboration au plan international et finit par le décider à adhérer à la CMOPE. Ce choix est d’autant important que la FIAI même est membre de cette confédération.
Au regard de cette analyse, il est clair que l’aspiration du SNEPPCI à adhérer à la CMOPE est un choix fondé sur le capitale d’expérience acquise dans sa collaboration avec le SNI. Mais y parvenir est tout un processus.
2. Tisser des relations privilégiées avec la CMOPE, un défi pour le SNEPPCI (1953- 1975)
Si l’acte d’adhésion confirme l’entrée effective du SNEPPCI dans la confédération mondiale des organisations de la profession enseignante, l’intégration de ce syndicat dans le fonctionnement cette organisation est un long processus que nous tenterons de cerner.
2.1. Intégrer la Confédération Mondiale des Organisations de la Profession Enseignante, un objectif premier pour le SNEPPCI(1953)
Entendons par intégration, l’adhésion du SNEPPCI à la faîtière des organisations des enseignants dans le monde. Parler d’adhésion du SNEPPCI à la CMOPE passe par faire l’historique de l’avènement de cette organisation, l’analyse de ses principaux objectifs et leur mise en adéquation avec les motivations du syndicat enseignant ivoirien.
La création de la CMOPE est l’aboutissement d’une longue tentative d’unification du mouvement syndical enseignant dans le monde. Elle a une origine américaine même si comme on le verra après, ce sont les initiatives prises en Europe, notamment par des organisations françaises qui vont lui donner naissance. Comme le raconte L. Weber (2012, p.3) : « C’est aux Etats Unis d’Amérique que la National Education Association (NEA) crée en 1923 organisation tente de s’associer à la FIAI et la FIPESO pour former une confédération internationale d’organisations d’enseignants mais n’y parvient, chaque organisation restant attachée à son autonomie ». L’après deuxième guerre mondiale étant marqué par le regroupement des syndicats professionnels de tous les bords, suscite à nouveau l’éveil de cette initiative dans le monde enseignant. Ce projet est relancé en 1947 par l’organisation des enseignants américains avec un changement d’appellation (World Organisation of Teaching Profession(WOTP)) mais ne recueille pas l’adhésion de la FIAI et de la FIPESO. Cependant, la division syndicale qui survient entre 1947 et 1949 dans le monde suite à la bipolarisation finit par crédibiliser le projet américain surtout que comme le dit L. Weber (2012, p.5.) « (…) depuis 1947 un comité permanent d’union est créée entre la FIAI et la FIPESO (…) ». Ainsi, de 1949 à 1952, le WOTP, la FIAI, la FIPESO et la FISE fédèrent leur force pour créer la confédération mondiale des organisations de la profession enseignante (CMOPE). Cette organisation est finalement fondée le 1er août 1952 à Copenhague au Danemark après signature de plusieurs accords entre ces fédérations.
À sa fondation, quelques objectifs fondamentaux sont assignés à la confédération. À cet effet, elle vise entre autres à :
– rassembler les enseignants en une seule organisation capable d’exercer une influence proportionnée à l’importance sociale de la fonction ;
– promouvoir un concept d’éducation orientée vers la promotion de la compréhension et de la bonne volonté internationale, la sauvegarde de la paix et de la liberté et le respect de la dignité humaine ;
– améliorer les méthodes d’enseignement, les programmes éducatifs, l’organisation de l’éducation et la préparation académique et professionnelle initiale et continue des enseignants afin que les intérêts de tous soient mieux servis ;
– défendre le droit des enseignants et de leurs organisations, ainsi que les intérêts matériels et moraux de la profession enseignante[33]
Le constat qui se dégage de la lecture de ces objectifs est qu’ils s’intéressent à la fois à la promotion de l’image sociale des enseignants, à leurs intérêts ainsi qu’à ceux de leurs organisations professionnelles. Ils appellent par ailleurs à une éducation favorable aux rapports internationaux apaisés et un monde paisible, libre, vecteur du respect de la dignité humaine.
Ces objectifs sont dictés par l’environnement professionnel des enseignants souvent marqué par des traitements dégradants et toutes sortes d’abus des autorités administratives et pédagogiques surtout dans les colonies.[34]Un tel milieu empêchant les enseignants d’accomplir librement leur devoir sacerdotal d’éducation et d’instruction, viser son assainissement s’imposait à cette confédération. Par ailleurs, l’insistance sur la sauvegarde de la paix, est un appel à un dépassement des rivalités gestationnelles de conflits entre puissances géopolitiques dans le monde. Les souvenirs des guerres mondiales et leurs désastres humains et matériels ne pouvaient que susciter un tel but de la part d’une organisation d’éducateurs.
De tels objectifs ne pouvaient pas laisser indifférent le SNEPPCI et pour causes. L’environnement sociopolitique dans lequel évolue cette jeune et frêle organisation ne favorise pas la récolte des avancées sociales pour ses militants. En 1953, le SNEPPCI n’a que 9 ans d’existence. Si avec 350 membres, il est une l’une des organisations syndicale phare en Côte d’Ivoire au cours de la décennie 1950-1960, cet effectif reste très léger pour véritablement influencer la lutte sociale dans le pays. S’adosser à une organisation internationale qui regroupe à sa naissance plus de 2 millions d’enseignants de 30 pays[35] différents devient alors une nécessité. Ces objectifs visant la promotion de l’image sociale des enseignants et leur promotion professionnelle dans une société moderne résolument concurrentielle, requièrent l’agrément du syndicat des instituteurs ivoiriens. S’affilier à la CMOPE est donc perçu par ceux-ci comme un facteur de valorisation de leur image dans ce milieu professionnel où ils ont généralement le statut d’employés subalternes.
Alléché par ces divers avantages et encouragé par la section ivoirienne du SNI, le SNEPPCI s’affilie à la CMOPE à sa deuxième assemblée générale annuelle de 1953[36]. La demande d’affiliation parrainée par le SNI est agréé par ce forum. Aussitôt affilié, le SNEPPCI s’affiche dans la vie de la confédération par sa participation aux différentes rencontres et activités comme les assemblées générales.[37]
Ce zèle militant manifesté par le syndicat des instituteurs de Côte d’Ivoire sous la colonisation ne faiblit pas l’indépendance survenue. Bien au contraire, sa fidélité dans ses obligations et sa participation assidue aux différentes rencontres de la confédération sont de véritables projecteurs qui finissent par braquer l’attention des instances dirigeantes sur lui pour le coopter en leur sein.
2.2. Le SNEPPCI dans la gestion administrative de la CMOPE
Une fois admise au sein de la CMOPE, le SNEPPCI va doubler d’efforts pour pénétrer les arcanes de cette organisation. Il s’agit de gravir les marches des hautes sphères de la vie de cette organisation mondiale que sont le secrétariat général et la présidence de la CMOPE. Pour y parvenir, la direction de ce syndicat va se singulariser au fil des années par l’effectivité de sa participation à toutes les rencontres de cette organisation. Pour l’attester, écoutons le témoignage d’Adiko Niamkey Hyacinthe, membre de la direction du SNEPPCI sous les différents mandats d’Amon Tanoh Lambert sous la colonisation puis secrétaire général de ce syndicat de 1963 à 1975 :
(…) déjà sous Amon Tanoh, nous voyagions beaucoup dans le cadre des assemblées générales de la CMOPE et l’animation de ses organes directeurs. J’ai été en Allemagne fédérale, en Yougoslavie, dans au moins deux pays d’Amérique du sud et même aux Etats unis d’Amérique sans compter la France, l’Angleterre…etc (…)[38]
Les multiples voyages d’Adiko dans le monde, témoignent de l’assiduité du SNEPPCI aux diverses activités de la confédération. La fidélité étant un critère clé dans le choix de collaborateurs dans la gestion de toute organisation humaine, celle observée par le SNEPPCI et son dirigeant, finit par imprimer une certaine admiration à leur endroit au sein de la CMOPE. Ainsi, Adiko Niamkey est élu au comité exécutif au cours de l’assemblée annuelle de 1965[39] La présence d’Adiko Niamkey au sein de la direction mondiale de la CMOPE, couplée à l’image de stabilité politique et de progrès économique relatif de la Côte d’Ivoire, finissent par faire porter le choix de cette confédération sur le pays pour l’organisation de sa 18ème assemblée générale. Ce choix est d’autant significatif que la Côte d’Ivoire bénéficie du privilège d’être le premier pays d’Afrique francophone et le dix-huitième au monde à jouir de cet honneur.
3. Impact du leadership du SNEPPCI sur la vie sociopolitique nationale
Organisation syndicale d’un pays sous-développé, le SNEPPCI va finir par étonner les observateurs de la scène syndicale mondiale, par son ascension fulgurante et continue au sein des instances de la CMOPE. La 18ème assemblée générale constitue une étape décisive dans cette ascension.
3.1. L’avènement du SNEPPCI à la tête de la CMOPE
La 18ème assemblée générale de la CMOPE est un tournant décisif dans la vie du SNEPPCI au sein de cette confédération internationale. Pour apprécier son importance pour le syndicat des instituteurs ivoiriens, parcourons ensemble le bilan qu’en fait Adiko Niamkey Hyacinthe au XXIIIème congrès du SNEPPCI en 1970 :
(…) Venons-en au plus grand événement enregistré en Côte d’Ivoire en 1969. Notre pays a été le premier pays d’Afrique francophone à accueillir la CMOPE à sa 18ème assemblée des délégués du 29 juillet au 5 Août 1969 dans sa capitale. La séance inaugurale placée sous le haut patronage du chef de l’Etat, a été présidée par le président Auguste Denise, ministre d’Etat, en présence de tout le gouvernement, des présidents des institutions de l’Etat et des ambassadeurs accrédités en Côte d’Ivoire.(…) Cette assemblée des délégués doit sa réussite aussi bien à l’hospitalité du peuple ivoirien, à la générosité de l’Etat qu’à l’efficacité du comité d’organisation dirigé par les camarades Kleber Vielot et Paul Achy. (…) Elle a rassemblé de nombreux enseignants venus des quatre coins du monde puisque la CMOPE est composée de 105 organisations nationales de 90 pays.
(…) Nous croyons que l’assemblée d’Abidjan a permis au peuple ivoirien et ses autorités politiques et administratives de se rendre compte de la place qui nous est faite parmi les enseignants du monde. L’élection d’un ivoirien à la vice-présidence de la CMOPE est un honneur pour la Côte d’Ivoire et pour l’Afrique(…) »[40]
On peut retenir de cet extrait du bilan de la 18ème assemblée des délégués de la CMOPE trois faits majeurs qui mettent en relief son importance pour le SNEPPCI. Le premier est relatif à la solennité de la séance d’ouverture. Elle est marquée par la présence effective des personnalités de la haute sphère politique, administrative et diplomatique en Côte d’Ivoire. Si cette présence est en parti liée à l’image du chef de l’État qui a plané sur cette cérémonie malgré son absence[41], elle est aussi et surtout liée à l’audience que le syndicat des instituteurs ivoiriens a auprès de l’État et ses institutions. Le constat d’une telle considération a milité en faveur du choix d’Adiko Niamkey au sein du comité exécutif de la CMOPE.
L’élection du secrétaire général du SNEPPCI au poste de vice-président de la confédération mondiale est le second fait d’importance pour ce syndicat. En effet, depuis 1965 ce leader syndical ivoirien était aux portes de ce prestigieux organe[42]. Si pour lui, son élection est un honneur pour la Côte d’Ivoire et pour l’Afrique, celle-ci reste pour tout observateur de la vie de cette organisation, le poignant témoignage de sa maturité syndicale et celle de son dirigeant.
Cette maturité apparait clairement dans l’organisation de ce forum. Le succès de la 18ème assemblée des délégués porte la marque de deux personnalités dont l’une est le premier adjoint d’Adiko Niamkey au SNEPPCI. La réussite de cette assemblée est la certification de l’efficacité et la minutie du SNEPPCI dans l’organisation. Copter le dirigeant d’une telle organisation à la direction de la confédération est un choix judicieux puisqu’il peut lui apporter l’économie de ses expériences.
La 18ème assemblée de la CMOPE à Abidjan au regard de ses résultats, devient une référence qui va longtemps marquer la vie du SNEPPCI et de son leader au sein de la CMOPE. La suite de son parcours au sein de cette organisation va l’attester. Ainsi, c’est sans surprise qu’Adiko Niamkey est réélu au cours de la 19ème assemblée en 1970. Cet autre succès bonifiant le leadership d’Adiko et de son syndicat dans cette confédération, sa présidence leur échoit en 1972 pendant l’assemblée annuelle des délégués à Vancouver au Canada. Cette élection est la manifestation de la confiance que lui accordent tous les acteurs clés de cette organisation. Aussi, le leader syndical ivoirien mit-il les bouchées doubles pour conserver pendant quatre longues années cet honorable poste de président de la CMOPE. Il ne quitte cette fonction qu’en 1975 pour mettre ses multiples acquis au service du syndicalisme ivoirien P. Gueu (2016, p. 440.)
Mais ce départ ne ferme pas la porte de cette organisation au SNEPPCI puisqu’il revient au comité directeur en 1980 avec Anne Allangba. Celle-ci est même élue vice-présidente de la CMOPE en 1984 au cours de l’assemblée générale des délégués à Lomé, au Togo. Elle ne démissionne de ce poste qu’en mars 1987[43] Il est clair qu’au regard de la place que le SNEPPCI et son principal dirigeant occupent dans la CMOPE, l’intégration dudit syndicat dans la confédération est consommée. Cette place de choix au sein de cette faîtière mondiale impacte aussi bien ce syndicat dans l’environnement social national que la vie sociopolitique ivoirienne dans son ensemble.
3.2. L’impact du leadership du SNEPPCI à la CMOPE sur la Côte d’Ivoire
Depuis 1965, le SNEPPCI, par la présence de son secrétaire général dans l’organe directeur de la CMOPE, gouverne aux destinées de cette organisation internationale. Ce leadership, bonifié au fil des années, a autant positivement influencé l’image de ce syndicat d’instituteurs tant au plan national qu’internationale. Il a même impacté la vie de la Côte d’Ivoire entière dans le concert des nations.
Pour ce qui concerne le SNEPPCI, nous nous contenterons de deux faits pour illustrer l’importance du reflet de sa pole position dans l’environnement associatif et syndical mondial. En effet, quand le syndicat qui au plan juridique et institutionnel, est une organisation privée, peut mobiliser l’État, ses institutions et les représentations diplomatiques dans le cadre de ses activités internationales, cela dénote de sa place au sein de cette société. La cérémonie d’ouverture de la 18ème assemblée des délégués de la CMOPE, marquée par la présence effective du gouvernement, du président de l’assemblée nationale, du conseil économique et social, de la cour suprême et celle des différents ambassadeurs, témoigne de la grande considération dont jouit le SNEPPCI en Côte d’Ivoire. Cette attention qui frise même l’affection, a pour principale explication, l’adéquation entre la politique syndicale de cette organisation depuis l’avènement d’Adiko Niamkey à sa tête en 1963 et l’orientation sociale des pouvoirs publics depuis 1959[44]. Par ailleurs, Adiko Niamkey est un acteur politique de premier plan en Côte d’Ivoire, puisqu’il est le secrétaire général du parti dans sa circonscription[45]. On peut donc imputer en partie la grande attention dont jouit le syndicat des instituteurs ivoiriens auprès des pouvoirs publics aux vertus du parti unique. Mais au plan international, la place de leader de ce syndicat est surtout liée à l’ardeur de son dirigeant au travail et à sa longue expérience de gestion de la chose syndicale[46].
Ce rayonnement du SNEPPCI dans le syndicalisme enseignant dans le monde a également bénéficié à la Côte d’Ivoire à plus d’un titre. Il a favorisé au plan socioéconomique l’épanouissement du tourisme ivoirien[47]. Outre la 18ème assemblée des délégués qui a enregistré plus de 400 participants, au cours de ce troisième trimestre de l’année 1969, la Côte d’Ivoire a abrité par le canal du SNEPPCI, les congrès du conseil de la santé, de l’éducation physique et des loisirs (ICHPER) et du conseil international de la préparation à l’enseignement (ICET). Ces deux congrès, ont attirés à Abidjan plus de 200 participants. Leur hébergement, leur nourriture, leur déplacement et divers autres besoins, ont approvisionné la bourse des réceptifs hôteliers, des restaurants, des transporteurs, des artisans et commerçants[48]. Par ailleurs, les résolutions de l’assemblée de la CMOPE, ont recommandé aux syndicats des pays industrialisés de peser sur les programmes d’assistance technique pour les rendre plus réalistes et adaptés aux besoins réels des pays intéressés[49]. Quand on sait qu’au cours des vingt premières années d’indépendance, l’enseignement secondaire en Côte d’Ivoire était dépendant de l’assistance technique, débarrasser cette coopération de toutes les faiblesses[50] est un gain substantiel pour le pays. C’est à la fois un gain économique car cela réduirait les dépenses liées aux salaires et un avantage social considérable. Il éviterait ainsi d’accueillir des assistants techniques aux compétences inadaptées aux besoins du pays.
Ces recommandations résolvent sans que la Côte d’Ivoire politique ne le demande, cette faiblesse de la coopération dans le domaine éducatif avec l’ancienne métropole. Mais le leadership du SNEPPCI à la CMOPE n’embrasse pas que ce seul volet de la coopération internationale de la Côte d’Ivoire. Pour s’en persuader, recourons au témoignage d’Adiko Niamkey, le leader syndical ivoirien :
En 1970, nous étions en Australie. Au cours de l’assemblée des délégués à Sydney, le gouvernement australien m’a invité à Canberra la capitale et m’a demandé de porter une lettre au président Houphouët-Boigny, l’invitant à nouer des relations diplomatiques avec ce pays. (P. Gueu, 2016, p. 443)
Ces propos montrent que le leadership du SNEPPCI et de son secrétaire général permet à la Côte d’Ivoire d’étendre ses relations diplomatiques dans le monde. Cet intérêt affiché par l’Australie, l’un des pays les plus développés au monde au cours de la décennie 1970-1980 pour la Côte d’Ivoire, peut s’expliquer à la fois par la bonne image du leader politique ivoirien et celle de leader syndical ivoirien dans le syndicalisme mondial. Cette image d’homme écouté et respecté dans le cercle des leaders mondiaux, couplé à celle d’une Côte d’Ivoire paisible et en pleine expansion économique au cours de cette deuxième décennie d’indépendance, ne pouvait que favoriser sa découverte et son expansion diplomatique.
Conclusion
Un an après la fondation de la CMOPE, le SNEPPCI adhère à cette faîtière internationale et s’y taille au fil des années une place de choix. Il finit même par diriger cette organisation pendant quatre longues années, après sa nomination à la vice-présidence en 1969. Il doit cette place prépondérante dans une organisation qui regroupe plus de huit millions d’adhérents à la poigne de son leader nourri à l’école du syndicalisme par son long apprentissage du métier de syndicaliste. Cette position centrale dans cet instrument de régulation des relations de travail dans le milieu enseignant dans le monde ne profite pas qu’aux seuls instituteurs que regroupe le SNEPPCI. La Côte d’Ivoire entière tire parti de cette image gagnante de l’organisation de ses enseignants tant au plan socioéconomique que politique.
L’organisation de la 18ème assemblée statutaire de la CMOPE en Côte d’Ivoire témoigne effectivement des avantages du positionnement du SNEPPCI au sein de cette organisation au bénéfice du pays. Cette place de leader dans cette confédération internationale est longtemps restée la plus belle récolte réalisée par un syndicat ivoirien dans l’environnement syndicale mondiale. N’est-ce d’ailleurs pas cette étiquette de leader mondial du syndicalisme enseignant qui a valu à Adiko Niamkey la succession de feu Coffi Joseph à la tête de la centrale UGTCI au soir de sa vie[51] ?
Références bibliographiques
Sources orales
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KOUAME J. B., membre de la direction du SNEPPCI depuis 1963, il est secrétaire général de 1987 à 1991. Entretien réalisé le 13 septembre 2003 à sa résidence d’Abijan, Cocody- 7ème tranche.
TUCKSON C., instituteur à la retraite, membre de la direction du SNEPPCI de 1951 à 1961. Entretien du 8 novembre 2003 à son domicile à Abidjan, Cocody-Angré.
ZADI S., dissident puis secrétaire général du SNEPPCI, a siégé dans les différentes directions sous les mandats d’Anne Allangba. Entretiens des 19 et 21 juillet 2003 à son domicile d’Abidjan, Yopougon-SELMER.
Sources d’archives
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Weber (L), 2012, « brève histoire d’un engagement international : la FIPESO », Carrefour de l’éducation n°33, pp. 97 à 113.
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
2. Yawa Ossi ESSIOMLE
École Normale Supérieure-Abidjan (Côte d’Ivoire)
3. Douohou Danielle BLESSON
Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)
Résumé :
La présente recherche s’attaque à l’une des conséquences des grossesses en milieu scolaire à savoir le décrochage. L’étude attire l’attention des décideurs quant à l’utilisation de nouvelles stratégies favorisant la résilience scolaire des filles-mères avec l’implication du milieu institutionnel. L’objectif consiste à analyser la relation entre les facteurs institutionnels de résilience (famille, école) et la réintégration scolaire de 68 élèves-mères recensées dans dix établissements secondaires de la ville de Bondoukou. L’hypothèse générale stipule qu’il existe un lien entre les mécanismes institutionnels de résilience et la réintégration scolaire des jeunes filles. Celles-ci ont été soumises à un questionnaire à administration directe en vue de recueillir les informations nécessaires pour l’étude. La saisie, le traitement et l’analyse des données ont été effectués avec le logiciel SPSS version 18.La théorie de l’attachement et la théorie de la motivation ont aidé à expliquer les résultats obtenus. L’on retient que la réintégration scolaire d’une fille-mère est possible si cette dernière trouve dans son environnement familial, des mécanismes susceptibles de favoriser sa résilience. Concernant la famille, il s’agit de la communication positive, du soutien psychologique ainsi que l’aide matérielle. En outre, la confiance que les parents placent en ses filles a plus contribué à l’émergence d’un processus de reconstruction comparativement à la situation socioéconomique. Enfin, les ressources en milieu scolaire, notamment le climat positif, l’aide des pairs, des éducateurs et des enseignants. Par ailleurs, le lien supposé entre le soutien institutionnel et la reprise des cours a été validé.
Mots clés : Résilience, réintégration scolaire, filles-mères, soutien institutionnel, grossesses.
Abstract:
This research addresses one of the consequences of school pregnancy, namely dropping out. The study draws the attention of policy makers to the use of new strategies to promote the school resilience of girl-mothers with the involvement of the institutional environment. The objective is to analyze the relationship between institutional factors of resilience (family, school) and the school reintegration of 68 student-mothers identified in ten secondary schools in the city of Bondoukou. The general hypothesis is that there is a link between institutional mechanisms of resilience and the school reintegration of young girls. The girls were subjected to a direct-administration questionnaire in order to collect the information necessary for the study. Data entry, processing, and analysis were conducted using SPSS version 18 software. Attachment theory and motivation theory helped to explain the results obtained. It is noted that the reintegration of a girl-mother into school is possible if she finds mechanisms in her family environment that are likely to promote her resilience. As far as the family is concerned, these are positive communication, psychological support and material assistance. In addition, the trust that the parents place in their daughters contributed more to the emergence of a reconstruction process than the socio-economic situation. Finally, resources in the school environment, including positive climate, peer support, educators and teachers. In addition, the hypothesized link between institutional support and return to school was validated.
Keywords : Resilience, school reintegration, girl-mothers, institutional support, pregnancies.
1. Introduction
Depuis près d’une décennie, l’école ivoirienne fait face à l’ampleur des grossesses. Ce fléau, observé chez les filles âgées de 14 à 22 ans, menace le système éducatif en général et la scolarisation féminine en particulier (G.B. Dagnogo, 2014 ; A. C. N’dri, 2010). Certaines régions, à l’instar du Gontougo, sont particulièrement touchées. Les informations recueillies à la Direction régionale de l’éducation nationale, de l’enseignement technique et de la formation professionnelle (DRENET-FP) donnent un aperçu de la situation.
Tableau 1 : Evolution des grossesses dans la région du Gontougo
Année | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | 2016 | 2017 | Total |
Enseignement primaire | 110 | 69 | 58 | 33 | 58 | 24 | 352 |
Enseignement secondaire | 135 | 267 | 301 | 292 | 406 | 324 | 1725 |
Total | 245 | 336 | 359 | 325 | 464 | 348 | 2077 |
Source : DRENET-FP Bondoukou, 2017
Les chiffres relatifs aux grossesses en milieu scolaire ont connu une hausse de 2012 à 2014, contrairement à la tendance au plan national, pour ensuite diminuer en 2015. Ils remontent en 2016 pour redescendre en 2017. Selon P. N’cho (2018) le responsable du Service des stratégies, de la planification et des statistiques (SSPS) de la DRENET-FP de Bondoukou, la légère baisse en 2015 est due aux activités et moyens mis en œuvre par le gouvernement. A ce propos, R. Gogoua (2015) évoque le plan accéléré adopté en Conseil des ministres le 2 avril 2014, qui s’est matérialisé par plusieurs actions au nombre desquelles la campagne « zéro grossesse à l’école ». Cependant, l’insuffisance de ressources financières et matérielles a empêché la multiplication ainsi que l’extension des séances de sensibilisation à tous les établissements de la région ; d’où l’augmentation du nombre de filles-mères. Celles-ci sont des élèves célibataires devenues mères en étant sous la dépendance des parents ou d’un tuteur.
Certaines recherches entreprises sur le sujet ont été abordées en termes d’analyse des facteurs explicatifs. Les auteurs avancent l’argumentaire des mariages précoces (F. Akindes, 2016), de la vulnérabilité économique des filles liée à la pauvreté des parents (J. Berrewaerts et F. Noirhomme-Renard, 2006 ; M. Dubois, 2011 ; B. J. P. Kouakou et A. T. Konan, 2018 ; UNFPA, 2015). Ils s’indignent également du tabou autour de la question du sexe dans les entretiens parents/enfants (C.T. Drabo, 2018 ; S.Omar, 2014) alors qu’on assiste à l’exposition de contenus à caractère sexuel dans les clips, les films, les réseaux sociaux, et ce, sans garde-fous (C. Kouassi, 2017).
D’autres études ont permis d’identifier les conséquences du phénomène. Celui-ci nuit aux taux d’achèvement des cycles d’étude dont les niveaux restent faibles et problématiques. Pour l’année scolaire 2014-2015, ils sont de 60% au primaire, 36% au premier cycle et 20,1% au second cycle (F. Akindes, 2016). Par ailleurs, les filles-mères ou enceintes font face à la stigmatisation, aux problèmes financiers, aux difficultés relatives à la garde de l’enfant (UNFPA, 2013). Aussi, selon l’UNFPA (2015), au Sénégal, 54,43% des filles concernées abandonnent-elles leur scolarité. L’organisme relève également la baisse de rendement due au retard dans l’acquisition de savoirs, le redoublement (39,39%) ainsi que la dépression, la culpabilité et la perte de l’estime de soi. C.T. Drabo (2018) va plus loin en évoquant les conflits familiaux. En outre, l’UNFPA (2013) souligne que la marginalisation et la discrimination scolaire, familiale ou communautaire résultent de la peur que les filles-mères influencent les autres élèves. Au Mali, K. Diallo (2001) a décrit et analysé l’influence des facteurs familiaux, scolaires et individuels sur l’abandon de l’école fondamentale en milieu rural, plus précisément dans la région du Ségou.
Au regard des difficultés énumérées, tout porterait à croire qu’il est impossible à une fille-mère ou une élève enceinte, de poursuivre normalement les études. Toutefois, au Sénégal, 15,16% des élèves parviennent à reprendre les cours (UNFPA, 2015). Mieux, les éducateurs des lycées et collèges de la ville de Bondoukou ont enregistré au cours de l’année scolaire 2017-2018, le retour de 25 élèves sur 60, soit 41,7%. Celles-ci se sont à nouveau intégrées à l’environnement scolaire, faisant preuve de résilience.
H. Lefebvre, M-J. Levert et K. Imen (2011 : 104) ont défini la résilience comme : « une force motrice qui aide la personne à convertir de manière cohérente des expériences lui permettant de changer sa trajectoire de vie. L’activation de cette force dépend de sa capacité à interpréter l’adversité comme un défi ou une opportunité de changement ». Selon M. Anaut (2006), tout individu peut faire preuve d’une adaptation résiliente uniquement dans un domaine en particulier ou dans un contexte donné. Dans cette perspective, E. Bouteyre (2010) définit la résilience scolaire comme la capacité, pour un élève, de poursuivre ses études et d’évoluer positivement malgré les mauvais pronostics découlant des situations adverses. Cela consiste, pour les filles-mères, à retourner à l’école et à progresser malgré les difficultés qu’elles éprouvent à concilier études et soins du bébé.
Le processus de résilience implique l’interaction dynamique d’éléments individuels, familiaux, communautaires et sociaux (M. Anaut, 2006 ; S. Rousseau, 2010). En effet, on ne peut être résilient tout seul. Le recours aux ressources externes favorise la mobilisation des ressources internes (M. Delage, 2010). B. Cyrulnik et J. P. Pourtois (2007), V. Gagné (2018), J. Gosselin-Gagné (2012) ainsi que M. Kouakou (2019) ont relevé comme ressources personnelles, l’estime de soi, l’auto-efficacité, la capacité à solliciter de l’aide, la capacité à créer de nouvelles amitiés. Interviennent aussi les facteurs institutionnels dans la construction de la résilience scolaire (M. Anaut, 2005 ; E. Bouteyre, 2010). Nous privilégions les ressources socio-familiales dans cette étude qui cherche à comprendre l’implication de la famille et de l’école dans la réintégration scolaire des filles-mères.
La famille représente la première institution. Les parents sont les personnes les plus importantes dans la vie d’un enfant. A ce titre, ils interviennent dans le développement de leur résilience (V. Gagné, 2012). D. Bader et R. Fibbi (2012) précisent que le capital social, défini comme étant le soutien socio-familial, joue un rôle décisif dans le façonnement des carrières scolaires des élèves. L’aide en question se décline en trois axes à savoir le soutien émotionnel, le soutien instrumental et le soutien informationnel. Dans cette continuité, V. Gagné (2018) révèle dans une étude que les raccrocheuses ont bénéficié du soutien et de l’encouragement des parents à la suite de leur inscription au Centre d’Education des Adultes (CEA). Le fait de pouvoir compter sur la famille a renforcé la motivation, les comportements positifs des filles et par conséquent leur capacité à rebondir face à l’adversité. L’étude d’E. Kayitesi (2006) s’inscrit dans cette même lignée. Le soutien matériel a permis aux participantes à l’enquête de poursuivre les études. Il est aussi fait mention du suivi scolaire réalisé par les parents.
S. Vanistendael (2002) et l’UNFPA (2013) reconnaissent l’acceptation de l’autre comme facteur de reconstruction. L’acceptation s’exprime de diverses manières : prendre du temps pour l’autre, l’écouter attentivement, croire en lui, ne pas le laisser tomber. Gagné (2018), pour sa part, souligne la communication positive au sein de la famille. J. Gosselin-Gagné (2012) va plus loin en précisant l’impact des discours relatifs à l’importance de l’école. Cet auteur rejoignent ainsi B. Cyrulnik et J. P. Pourtois (2007) qui mettent en évidence la collaboration école-famille.
Le milieu scolaire, lieu d’apprentissage mais aussi de soutien, fournit une stabilité et un encadrement favorables à l’émergence et la croissance du sentiment de sécurité chez l’enfant (M. Anaut, 2006). Selon V. Gagné (2018), l’ambiance agréable et conviviale qui découle des activités parascolaires, les rapports harmonieux, amicaux avec les autres élèves, les enseignants et l’ensemble des membres du personnel offrent un climat social favorable à la résilience des élèves. Les enseignants figurent en bonne place parmi les « tuteurs de développement » (D. Bader et R. Fibbi, 2012 ; B. Cyrulnik et J.P. Pourtois, 2007). Ceux-ci sont décrits comme des adultes optimistes quant aux capacités de l’enfant, à se reconstruire. Ils fournissent une aide aux élèves à travers l’écoute et la validation des émotions. De même, ils sont respectueux et manifestent de l’empathie (E. Bouteyre, 2010 ; S. Drapeau et al., 2003). Le soutien apporté par les pairs est un autre élément important dans le construit de la résilience scolaire. Le fait d’avoir un réseau d’amis faisant face aux mêmes difficultés que soi permet d’affronter les obstacles et de compenser les ressources manquantes par une force motivationnelle commune (D. Bader et R. Fibbi, 2012). Ce soutien mutuel peut être pratique (révision des cours) ou psychologique (échanges sur les problèmes intra et extrascolaires, partage d’expériences).
Par ailleurs, B. Cyrulnik et J.P. Pourtois (2007) révèlent que les facteurs de résilience scolaire ne se limitent pas aux interactions sociales, plus précisément aux gestes isolés de quelques enseignants. Ils soulignent l’importance du leadership des directions. De leur point de vue, l’école devrait promouvoir le sentiment d’appartenance et d’engagement parmi les élèves au lieu de les pousser à se sentir aliénés. Quant à R. Doré (2001), il identifie un certain nombre d’indicateurs rendant compte de l’intégration réussie de l’élève. Il note la présence régulière, l’acceptation par les autres élèves, la participation aux activités intra et extrascolaires, l’établissement de relations d’amitié ne se limitant pas au cadre de l’institution. L’hypothèse générale stipule qu’il existe un lien entre les mécanismes institutionnels de résilience et la réintégration scolaire des jeunes filles. L’objectif poursuivi par la recherche consiste en l’analyse de la relation entre les facteurs institutionnels de résilience et la réintégration scolaire des filles-mères. L’étude s’appuie sur la théorie de l’attachement et la théorie de la motivation.
L’attachement est un lien affectif durable entre l’enfant et un donneur de soins ou care giver. Il est caractérisé par la tendance du sujet à rechercher la sécurité et le réconfort auprès de cette figure en période de détresse (M. Vrai, 2012). Ce lien, une fois intériorisé, sert de modèle à toutes les relations intimes et sociales. La figure d’attachement est la personne qui est non seulement présente lors des moments importants mais aussi celle qui est capable de gérer efficacement les sensations et émotions du sujet (F. Atger, C. Lamas, L. Vulliez-Coady, 2017). Les auteurs mettent en évidence l’influence des représentations d’attachement sur le processus d’adolescence. L’adolescent sécure dispose des ressources nécessaires afin de faire face aux défis de son âge : indépendance, construction de relations affectives avec les pairs et diversification des relations d’attachement. Les liens positifs tissés avec des personnes de l’entourage permettent aux individus de surmonter les difficultés de la vie (M. Anaut, 2006, S. Vanistendael, 2002). La théorie de l’attachement contribue à expliquer comment les filles-mères réussissent leur réintégration scolaire par le moyen des interactions existant entre les parents, les pairs, le personnel scolaire et elles.
Selon E. L. Deci et R. M. Ryan (2016,p. 16), « la motivation, c’est ce qui incite les personnes à penser, à agir et à se développer ». Relativement au climat social, l’ambiance générale reliée à la qualité des relations interpersonnelles peut avoir une incidence sur la motivation intrinsèque. En effet, tendu, il influe négativement sur la motivation intrinsèque. Celle-ci est rehaussée dans un climat d’encouragement et d’ouverture. L’on retient que la motivation conduit le sujet à s’engager dans une activité et à atteindre son objectif. La motivation des filles-mères explique leur retour à l’école et le progrès dans leur cursus scolaire. Comment avons-nous procédé pour mener l’enquête ?
2. Méthodologie
2.1. Site et participantes à l’enquête
F. Akindes (2016) déclare que la coutume du mariage forcé favorise les grossesses précoces dans la région du Gontougo. Cependant, étant donné l’inexistence de registre officiel pour les élèves-mères réintégrant l’école, nous avons fait une tournée dans tous les établissements secondaires de Bondoukou, en vue de les identifier. Le choix de cette localité est lié au fait qu’elle est ciblée par les services de l’éducation nationale comme une zone à risque de grossesse. Au cours de cette enquête exploratoire, 81 filles ont été recensées dans dix écoles. Toutefois, 68 d’entre elles, présentes lors de la collecte des données, ont accepté de renseigner le questionnaire. La technique d’échantillonnage est alors un échantillonnage de volontaire. Les critères d’inclusion sont ainsi libellés :
- être une fille-mère ;
- être inscrite dans un établissement secondaire ;
- avoir repris les cours après l’accouchement ;
- accepter de participer à l’enquête.
2.2. Méthodes et instruments de collecte des données
Le questionnaire a été administré du 25 février au 8 mars 2019. Etant donné l’impossibilité de réunir toutes les filles au même endroit, l’aide des éducateurs a été sollicitée. Ces derniers ont été formés en vue d’administrer l’instrument d’enquête. Les outils, renseignés, ont été récupérés progressivement jusqu’au 8 mars 2019.
Le questionnaire adressé aux filles-mères est composé de 48 questions se rapportant :
- aux caractéristiques sociodémographiques ;
- aux facteurs familiaux de résilience ;
- aux facteurs scolaires de résilience ;
- à la réintégration scolaire.
La saisie et le traitement des données ont été réalisés avec le logiciel Statistical Package for the Social Sciences (SSPS) version 18. Les variables qualitatives ont été exprimées en termes d’effectif et de pourcentage. L’analyse quantitative comprend les statistiques descriptives et les statistiques inférentielles (coefficient de corrélation de Pearson).
3. Résultats
3.1. Caractéristiques sociodémographiques
Les informations présentées révèlent l’âge de survenue de la grossesse ainsi que le niveau d’instruction et la profession des parents.
Figure 1 : Age de survenue de la grossesse
Source : Données de l’enquête
Avant 15 ans les grossesses sont peu fréquentes (11,8%). Les élèves les contractent en majorité entre 15 et 22 ans (88,1%).
Figure 2 : Niveau d’instruction des parents
Source : Données de l’enquête
Plus de la moitié des parents est analphabète. Viennent ensuite, en moindres proportions, ceux issus des cycles du primaire, du secondaire et du supérieur.
Tableau 2 : Profession des parents
Effectif (n) | Pourcentage (%) | ||
Profession du père | Fonctionnaire | 2 | 2,9 |
Planteur | 47 | 69,1 | |
Commerçant | 5 | 7,4 | |
Petit métier | 11 | 16,2 | |
Sans emploi | 3 | 4,4 | |
TOTAL | 68 | 100 | |
Profession de la mère | Fonctionnaire | 1 | 1,5 |
Planteur | 2 | 2,9 | |
Commerçant | 15 | 22,1 | |
Petit métier | 3 | 4,4 | |
Sans emploi | 47 | 69,1 | |
TOTAL | 68 | 100 |
Source : Données de l’enquête
Au vu des résultats du Tableau 2, il y a autant de pères paysans (69,1%) que de mères ménagères (69,1%).
3.2. Environnement familial et réintégration scolaire
Le soutien reçu de la famille a contribué à la réintégration scolaire des filles-mères. Il se décline en communication positive, soutien psychologique et soutien matériel.
Même si au départ, la nouvelle de la grossesse des filles a suscité la colère des parents, ils finissent par l’accepter. Les échanges communicationnels existent entre parents et enfants. Cependant, la majorité des filles-mères expriment difficilement leurs besoins, probablement à cause de la situation socio-économique des parents. Les géniteurs encouragent les enfants à plus d’efforts en cas de mauvais résultats scolaires. Lorsque les résultats sont bons, elles sont félicitées.
Or les félicitations suscitent le désir de mieux faire ainsi que le sentiment d’efficacité personnelle. Les encouragements et les félicitations des parents motivent les filles-mères à redoubler d’efforts. Les enquêtées reconnaissent que le retour à l’école a été possible surtout grâce à l’encouragement des parents. Il faut également prendre en compte leur motivation personnelle et l’action de l’auteur de la grossesse.
Les parents interviennent à tous les niveaux. Ils soutiennent émotionnellement, payent la scolarité, donnent l’argent de poche et assurent la garde de l’enfant. L’aide financière de l’auteur de la grossesse est non négligeable concernant l’argent de poche (33,8%).
L’implication des parents est déterminante pour le retour et le maintien des filles-mères à l’école. On note l’intervention à un faible niveau, des auteurs de grossesses et des éducateurs.
3.3. Environnement scolaire et réintégration scolaire
L’environnement scolaire a constitué un cadre de reconstruction. Plus de la moitié des filles mères reçoit différentes formes de soutien en milieu scolaire. Les répondantes assurent qu’elles n’ont été ni moquées, ni rejetées pendant la grossesse contrairement à 11,8% des répondantes. La même observation est faite après l’accouchement. Les répondantes ont pu compter sur des adultes en cas de difficultés. Il s’agit d’enseignants, d’assistants sociaux, et d’éducateurs. L’aide consiste en conseils, encouragements et appui financier. Plus de la moitié des enquêtées (58,8%) ont des amis sur qui compter en cas de besoins contre 41,2% qui n’en ont pas. L’aide reçue varie entre la révision des cours (67,8%), le soutien financier (22,03%), le réseau de soutien (10,17%).
Le retour à l’école des élèves-mères dépend essentiellement du soutien apporté conjointement par les parents et l’école. Pour eux, les parents assurent la garde de l’enfant et apportent de l’aide matérielle et financière quand l’auteur de la grossesse est incapable d’assumer ses responsabilités. Ils apportent aussi un soutien moral.
4. Discussion
L’objectif de cette étude est d’analyser la relation entre les facteurs institutionnels de résilience (famille, école) et la réintégration scolaire des élèves-mères recensées dans dix établissements secondaires de la ville de Bondoukou. L’hypothèse générale stipule qu’il existe un lien entre les mécanismes institutionnels de résilience et la réintégration scolaire des jeunes filles. Autrement dit, plus les filles-mères se sentent soutenues par leurs parents et par les acteurs de l’école, plus elles parviennent à se réintégrer dans le tissu scolaire après l’accouchement. Les principaux résultats de cette étude révèlent une prééminence des grossesses chez les adolescentes (72,1% sont enregistrées). Cette situation pourrait s’expliquer par le fait qu’à cet âge, l’activité sexuel est intense en raison des bouleversements hormonaux qui s’opèrent dans leur corps. Cette tendance est observée par F. Akindes (2016), G. B. Dagnogo, 2014 et A. C. N’dri, (2010). Les auteurs attribuent ce résultat à la précocité des rapports sexuels chez les jeunes et au manque d’informations suffisantes pour permettre aux adolescentes de comprendre la sexualité.
En outre, l’étude a révélé que les parents ont un faible niveau d’instruction et sont de condition modeste. Cependant, cette situation n’a pas empêché les parents de jouer leur rôle de soutien auprès de leurs enfants. Ces résultats contrarient l’idée de B. Cyrulnik et J. P. Pourtois (2007) ainsi que B. Terrisse et F. Larose (2001) qui soutiennent que le statut social des parents ainsi que leur niveau d’étude influencent la résilience scolaire des enfants. Pour eux, plus le statut social des parents est élevé et plus ils ont un bon niveau d’étude, leur projet de vie est centré sur l’éducation et la formation de l’enfant. Malgré la survenue de la grossesse, les parents continuent de croire en leurs enfants. Ils voient en elles les personnes qui pourront les sortir, plus tard, de la précarité sociale. En effet, dans cette recherche, le statut socioéconomique importe peu. Il est question de présence positive et de communication. Les filles-mères ont été acceptées par leurs parents lorsque la grossesse est survenue. S. Vanistendael (2002) reconnaît que l’acceptation de l’autre favorise la résilience. Au Burundi, certaines élèves-mères ont témoigné que lorsque les parents les acceptent, la situation se stabilise et elles redeviennent enfants comme les autres (UNFPA, 2013).
Toutefois, il ressort que les parents réagissent d’abord par la colère avant de se ressaisir. En outre, les éducateurs soutiennent que la scolarisation de l’enfant constitue un investissement pour les parents. Ainsi cette conception précoce, synonyme de déshonneur et fin des rêves de réussite, provoque la colère de ceux-ci.
Par ailleurs, les données de l’enquête montrent que les élèves-mères ont été informées par leurs parents sur la conduite à tenir pour le bon déroulement de leur grossesse. Ces résultats cadrent avec les écrits de D. Bader et R. Fibbi (2012) qui évoquent le soutien informationnel pouvant se manifester sous forme de conseils et d’informations visant à aider la personne à tendre vers la résolution du problème vécu. En plus, les parents des filles-mères entretiennent un discours positif à propos de l’école en général. Ces résultats rejoignent ceux de Gosselin-Gagné (2012) qui souligne l’importance d’un discours positif quant à l’éducation dans la construction de la résilience scolaire.
De même, la présence de discussions ouvertes entre parents et filles-mères produit des effets positifs sur la motivation au travail et même sur l’estime de soi. Or l’estime de soi est classée parmi les facteurs personnels pouvant favoriser la résilience des individus (V. Gagné, 2018, J. Gosselin-Gagné, 2012, B. Cyrulnik et J.P. Pourtois, 2007).
Par ailleurs, le soutien matériel des parents a été d’une importance capitale en matière de réintégration. Les parents subviennent à tous les besoins essentiels de leurs filles. Ces résultats cadrent bien avec les études de Bader et Fibbi (2012). Selon elles, le soutien instrumental renvoie aux services et à l’aide matérielle apportés dans le but de modifier la source de détresse. Elles rejoignent aussi B. Kayitesi (2006) qui soutient l’engagement d’un professeur en vue d’aider les enfants, en dehors des cours reçus en classe a favorisé leur résilience. Cependant les résultats ne corroborent pas ceux de l’UNFPA (2013) qui relèvent que les filles sont laissées pour compte par leurs parents qui ne les considèrent plus comme enfants du moment où elles sont devenues mères.
Dans notre étude, les parents n’engagent pas de répétiteurs pour les filles-mères par manque de moyens financiers. Elles ne sont point considérées comme une charge, contrairement aux affirmations de l’UNFPA (2013). Les filles étudient avec les pairs pour compenser leurs faiblesses et le retard. De plus les éducateurs soutiennent qu’elles sont plus consciencieuses et cela s’aperçoit au travers de leur comportement.
La théorie de la motivation trouve toute sa place dans la présente étude. En effet, l’analyse des résultats révèle la présence de motivation dans les réponses des filles-mères. La plupart d’entre elles soutient que le retour à l’école a été possible grâce aux encouragements des personnes de leur entourage. Il s’agit notamment des parents, de l’auteur de la grossesse et des encadreurs. Elles évoquent également leur motivation personnelle. Or, des recherches expliquent que la motivation de l’individu le conduit à s’engager dans une activité et à aller jusqu’au bout. Celle-ci peut être intrinsèque ou extrinsèque. Quelle que soit sa nature, elle favorise l’atteinte des objectifs que l’on se fixe (E. L.Deci et R. M. Ryan, 2016). Ainsi le désir de reprendre les cours, associé aux encouragements a permis de surmonter les difficultés (enfants malades, moquerie, difficultés financières…) et de progresser dans les études.
B. Cyrulnik et J. P. Pourtois (2007) ont insisté sur l’importance de créer un climat scolaire favorable à la résilience des enfants. L’on retient que la plupart des enquêtées (88,2%) n’ont pas été moquées ou rejetées pendant la grossesse, encore moins après l’accouchement (92.6%). De même, elles ont le sentiment d’appartenir à l’école. Nous pouvons donc dire que ces dernières évoluent dans un environnement favorable à la reconstruction. Selon les éducateurs, cela est la conséquence de la sensibilisation menée en faveur des filles-mères au sein des établissements.
Les résultats montrent la présence de liens positifs au sein de l’institution scolaire. En effet, les élèves-mères reçoivent de l’aide des camarades et des adultes à l’école. L’aide reçue s’étend aussi aux mesures prises pour favoriser le retour des filles ou à leur maintien à l’école.
Par ailleurs, la collaboration école-famille est pratiquement inexistante. Néanmoins, ces élèves mères sont résilientes parce que chaque acteur joue son rôle. Les résultats ne rejoignent pas les écrits de certains auteurs (B. Cyrulnik et J. P.Pourtois, 2007 ; J. Gosselin-Gagné, 2012) qui soutiennent que la collaboration école-famille favorise la résilience scolaire des enfants. L’on pourrait attribuer cette absence de collaboration à l’éloignement de certains parents et à leur niveau d’instruction qui reste bas.
La théorie de l’attachement stipule que les liens positifs tissés avec des personnes de l’entourage, permettent aux individus de surmonter les difficultés de la vie (M. Anaut, 2006, S. Vanistendael, 2002). A la lumière des résultats de l’enquête, les filles-mères évoquent la présence de personnes dans le milieu scolaire dont l’aide a été indéniable dans la construction de leur résilience. Il s’agit des camarades de classe et des adultes tels que les enseignants, les éducateurs, les assistants sociaux. Ces résultats rejoignent ceux de V. Gagné (2018) qui relèvent que les rapports harmonieux, amicaux avec les autres élèves, les enseignants et l’ensemble des membres du personnel ainsi que l’aide apportée par ceux-ci, offrent un climat social favorable à la résilience des élèves.
Cependant, ils sont en déphasage avec l’étude de l’UNFPA (2013) qui stipule qu’à l’école, les filles-mères sont stigmatisées par leurs camarades de classe. Ces derniers les excluent de leur groupe et se moquent parfois d’elles. C’est aussi le cas de certains professeurs qui les maltraitent et les appellent filles-mères en classe. Selon cette institution, la société burundaise conçoit mal les rapports sexuels avant mariage. Par conséquent, les grossesses survenues avant le mariage sont sévèrement punies. C’est cette représentation des filles-mères qui, sans doute, justifie le traitement qui leur est réservé en milieu scolaire. La différence de traitement observée pourrait s’expliquer par les divergences culturelles. Ces résultats contrastent avec les écrits de B. Cyrulnik et J.P. Pourtois, (2007) et J. Gosselin-Gagné, (2012) qui soutiennent que la collaboration école-famille favorise la résilience scolaire des enfants. L’on pourrait attribuer cette absence de collaboration à l’éloignement de certains parents et à leur niveau d’instruction qui reste bas.
En ce qui concerne, l’analyse du point de vue de la théorie de l’attachement, il ressort que les liens positifs tissés avec des personnes de l’entourage, permettent aux individus de surmonter les difficultés de la vie (M. Anaut, 2006, S. Vanistendael, 2002). A la lumière des résultats de l’enquête, les filles-mères évoquent la présence de personnes dans le milieu scolaire dont l’aide a été indéniable dans la construction de leur résilience. Il s’agit des camarades de classe et des adultes tels que les enseignants, les éducateurs, les assistants sociaux.
Conclusion
Les grossesses en milieu scolaires restent une problématique préoccupante pour tous les acteurs du système éducatif. Dans la lutte contre ce fléau, il importe de prendre en compte le dispositif d’accueil des parturientes après le postpartum. La qualité de l’escorte sociale, est une garantie non seulement pour la réinsertion de ces filles-mères, mais pourrait aussi contribuer à la récidive. Le fait de se sentir aimé et soutenu après cette épreuve de la grossesse, permet aux filles de développer la résilience.
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L’INFLUENCE DU MARKETING ET LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ DU CONSOMMATEUR
1. Doh Ludovic FIÉ
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
2. Sorombo ZOUZOU
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Le genre, en raison de la cristallisation contemporaine des attentions et des débats politiques liés aux questions de différence sexuelle qu’il mobilise, du défi de l’égalité homme-femme en vue d’un traitement égalitaire entre les deux sexes.
Mots-clés : anti-sexisme, effectivité, genre, perceptions, unité ontologique.
Abstract :
Gender, because of the contemporary crystallization of attention and political approach to the challenge of gender equality for equal treatment between the two sexes.
Keywords : anti-sexism, effectiveness, gender, perceptions, ontological unit.
Introduction
Tenter une réflexion proprement philosophique sur le concept de genre, devenu pour le monde d’aujourd’hui un sujet cristallisant les attentions, c’est
1. De la perception de la femme dans l’espace socio-culturel africain
.
Conclusion
Références bibliographiques
TSHIBILONDI Ngoy Albertine, 2014, « L’égalité hommes et femmes dans l’église catholique en Afrique », Cairn-info, Volume LXIX pp. 295-310.
[1] Ce concept désigne, dans le lexique hégélien, le fait pour une chose d’être en contradiction avec son essence.
[2] Concept employé par Nietzche pour désigner toute conscience suiviste, c’est-à-dire qui ne pense pas par soi.
[3] Concept qui désigne, dans la philosophie hégélienne, cet espace non politique au sein duquel les individus recherchent uniquement leurs satisfactions personnelles.
[4] Dans l’entendement hégélien, ce concept désigne cet individu de la société civile qui ne poursuit que ses propres intérêts. Il s’oppose donc à l’esprit-citoyen.
[5] Dans L’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel montre que la Nature est le deuxième moment du déploiement de l’absolu. La nature est le moment extériorisé du Concept.
[6] Ce concept désigne, chez Hegel, un moment abstrait de l’esprit qui n’a pas encore pris la pleine mesure du déploiement extérieur de soi.
[7] Chez Hegel, ce moment de l’absolu traduit l’idée d’une contradiction qui ne parvient jamais à correspondre avec son concept ou son essence.
[8] Cette différence est formelle
[9] Appellation donnée par Aristote à un ensemble de penseurs présocratiques considérés comme les premiers physiciens ou matérialistes grecs qui concevaient la nature comme une association de quatre éléments : Eau, Terre, Feu et Air (ou Ether pour l’un d’entre eux, Empédocle).
[10] Le sens commun peut se construire une image de la propagation à partir de l’intuition que l’on se fait du rôle de l’Ether en tant que phénomène qui provoque un effet de glissement ou d’entraînement d’un objet solide par ruissellement, de l’eau par exemple.
[11] ONS : Office Nationale de Santé.
[12] Processus qui consiste à se débarrasser des éléments gênants. Destruction progressive de quelque chose ou de quelqu’un.
[13] C’est une hypothèse qui affirme que les mathématiques sont déductibles et entièrement fondées sur la logique.
[14] Sorte de dilemmes qui entrainent des contradictions dans une théorie ou un système.
[15] Approche qui considère les mathématiques comme étant l’extension de la logique. Les mathématiques ne seraient ainsi dans leur essence que de la logique.
[16] Livre de Frege intitulé Die Grundlagen der Arithmetik (Les fondements de l’arithmétique) publié en 1884.
[17] Livre de Frege intitulé Die Grundgesetze der Arithmetik (Les Lois fondamentales de l’arithmétique) publié en 1893.
[18] Paradoxe des ensembles découvert par Russell à partir des travaux de Frege. Il se présente de la manière suivante : l’ensemble des ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? Toute réponse à cette question entraine une contradiction, ce qui rend paradoxale l’existence d’un tel ensemble.
[19] Boolos (G.), « Gottlob Frege et les fondements de l’arithmétique », dans Frege, logique et philosophie, article traduit en français par Lionel Perrin, Montréal, Harmattan, 1998, p. 25.
[20] Le « problème de César » est une objection que Frege s’est fait lui-même lorsqu’il a donné la définition contextuelle formelle de la donation des nombres : le nombre cardinal des F = le nombre cardinal des G. Ce problème est lié au fait que la définition contextuelle de Frege ne garantit pas que le nombre cardinal des G soit toujours un nombre. Sur le plan formel, qu’est-ce qui empêche que le nombre cardinal des F ne conduise pas à « Jule César » (le nombre cardinal des F = Jule César ) ?
[21] Cf. Frege (G.), « Nouvelle tentative de fondation de l’arithmétique », dans Ecrits Posthumes, tr. fr. sous la direction de Philippe de Rouilhan et de Claudine Tiercelin, Paris, Jacqueline Chambon, 1994.
[22] Heck, Jnr (R. G.), « Introduction au théorème de Frege » dans Frege, logique et philosophie, Op. cit., p. 47.
[23] Le symbole utilisé par Frege. (Cf. Les fondements de l’arithmétique, op. cit., p. 208).
[24] « I hold that it is a law of pure logic. In any event the place is pointed out where the decision must be made » (Frege (G.), The Basic Laws of Aritmetic: Exposition of the System, op. cit., 1964, p. 4.)
[25] Le mythe du blanc tout puissant et invincible démenti par la deuxième guerre mondiale, la domination française est régulièrement contestée dans tous les territoires occupés depuis les années 1940.
[26] Archives du SNEPPCI, 1972, p. 6.
[27] La création de la ligue ivoirienne d’instruction à l’initiative du syndicat des instituteurs africains de Côte d’Ivoire vise à éveiller la conscience populaire pour l’impliquer dans la lutte émancipatrice.
[28] Témoignage de Tuckson Christian, instituteur à la retraite, recueilli à son domicile à Abidjan, Cocody_Angré le 8 novembre 2003 de 16h à 16h43.
[29] Comme Yacé Philipe Grégoire, plusieurs enseignants africains perdent leurs postes dans les écoles urbaines ou à la direction des écoles ou même sont affectés dans des postes déshérités.
[30] Témoignage de Koné Kodiara, instituteur puis inspecteur de l’enseignement primaire à la retraite, reçu le 5 juin 2003 à son domicile à Abidjan, Cocody-lesdeux Plateaux, de 9h45 à 11h30.
[31] Le gouvernement Edouard HERRIOT issu de la victoire du cartel de gauche appuyé par les enseignants, reconnait en 1924 le droit des fonctionnaires à former des syndicats.
[32] Le SNI est aussi membre de la fédération internationale des associations d’instituteurs créée au cours de l’année scolaire 1926-1927 par des syndicalistes français et allemands. Cette faitière regroupant plus de deux millions d’instituteurs est une vaste tribune pour porter la lutte des instituteurs français.
[33] Unesco, annuaire des organisations internationales en ligne, https://atom.archives.unesco.org
[34] Les excès d’abus en Côte d’Ivoire des administrations publiques et scolaires sont une cause majeure de la création du syndicat des personnels enseignants africains en juillet 1945 qui prend la dénomination SNEPPCI à partir de 1970.
[35] Rapport moral du XXIIIème congrès annuel du SNEPPCI (11 au 15 juillet 1970), p. 3.
[36] Idem.
[37] Ibidem.
[38] Cet entretien a eu lieu dans le cadre d’élaboration de mon mémoire de maitrise en février 2003, de 10h15 à 11h40 s’est tenu à la bourse du travail, siège de l’UGTCI qu’il dirigeait. En réalité, Adiko Niamkey nous a reçu également en juillet 2003 pour recueil de complément d’informations dans le même cadre et au même endroit.
[39] Témoignage d’Adiko Niamkey Hyacinth recueilli à son bureau de l’UGTCI d’Abidjan-Treichville le 22 juin 2003 de 9h à 11h.
[40] N. H. Adiko, 1970, p. 4.
[41] Le président Félix Houphouët-Boigny était hors de la Côte d’Ivoire et c’est le ministre d’Etat Auguste Denise qui assurait son intérim. C’est à ce titre d’intérimaire qu’il a présidé l’ouverture de cette assemblée.
[42] Témoignage de Kouamé Jean Baptiste, successeur d’anne Allangba en 1987, recueilli à son domicile à Abidjan, Cocody-Angré, la 8ème tranche, le 13 septembr 2003 de 9h à 12h.
[43] Archives du SNEPPCI, 1988, formation syndicale au cours du conseil de noël à Bouaké p. 15.
[44] En 1959, le PDCI-RDA décide au cours de son congrès, recommande l’alignement de l’orientation idéologique des syndicats sur sa politique sociale qui prône la collaboration, dans le but de construire une nation forte et paisible.
[45] IL dirige la circonscription politique de Bonoua de 1960 à 1980, comme secrétaire général du PDCI-RDA.
[46] Adiko Niamkey a exercé sous les différents mandats d’Amon Tanoh Lambert sous la colonisation avant de prendre les rênes de ce syndicat à partir de 1963.
[47] Témoignage de Zadi Sessegnon, leader de la dissidence au SNEPPCI de 1985 à 1986 puis secrétaire général de ce syndicat à partir de 1991. Entretien du 19 juillet 2003 de 10h à 11h à son domicile à Abidjan-Yopougon.
[48] Archives du SNEPPCI, actes du congrès de juillet 1970, p. 9.
[49] La 18ème assemblée de la CMOPE est organisée autour du thème « le rôle des organisations d’enseignants dans l’assistance technique aux pays en voie de développement ».
[50] Au nombre de ces faiblesses, nous avons le bas niveau de certains assistants techniques.
[51] Adiko Niamkey était déjà à la retraite lorsqu’il prenait la tête de l’UGTCI en 1983.