Volume III – Numéro 7 Juin 2014 ISSN : 2313-7908 |
PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES
Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines
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ISSN : 2313-7908
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Rédacteur en chef : M. N’dri Marcel KOUASSI, Maître de Conférences
Rédacteur en chef adjoint : M. Assouma BAMBA, Maître de Conférences
Secrétaire de rédaction : Dr Blé Silvère KOUAHO, Maître-Assistant
COMITÉ DE REDACTION
: M. Abou SANGARÉ, Maître de Conférences
: M. Donissongui SORO, Maître de Conférences
: M. Kouassi Edmond YAO, Maître de Conférences
: Dr Alexis KOFFI KOFFI, Maître-Assistant
: Dr Kouma YOUSSOUF, Maître-Assistant
: Dr Lucien BIAGNÉ, Maître-Assistant
: Dr Nicolas Kolotioloma YEO, Maître-Assistant
: Dr Steven BROU, Maître-Assistant
Trésorier : Dr Grégoire TRAORÉ, Maître-Assistant
Responsable de la diffusion : M. Antoine KOUAKOU, Maître de Conférences
COMITÉ SCIENTIFIQUE
Prof. Aka Landry KOMÉNAN, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA
M. Antoine KOUAKOU, Maître de Conférences, Métaphysique et Éthique, Université Alassane OUATTARA
Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université Alassane OUATTARA
M. Azoumana OUATTARA, Maître de Conférences, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA
Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa
Prof. Daniel TANGUAY, Professeur des Universités, Philosophie Politique et Sociale, Université d’Ottawa
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Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université Alassane OUATTARA
Prof. Henri BAH, Professeur des Universités, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université Alassane OUATTARA
Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal
Prof. Jean Gobert TANOH, Professeur des Universités, Métaphysique et Théologie, Université Alassane OUATTARA
M. Kouassi Edmond YAO, Maître de Conférences, Philosophie politique et sociale, Université Alassane OUATTARA
Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA
Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou
M. N’Dri Marcel KOUASSI, Maître de Conférences, Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA
Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA
Prof. Yahot CHRISTOPHE, Professeur des Universités, Métaphysique, Université Alassane OUATTARA
SOMMAIRE
1. Le mythe de la performance et l’aventure de l’éthique dans la médecine du sport, Marcel N’dri KOUASSI …………………………………………1
2. Technoscience et foisonnement futurologique,
André Liboire TSALA MBANI ……………………………………………….…………22
3. Reconnaissance et nouvelles orientations normatives sur la justice sociale, Koffi AGNIDÉ ……………………………………………………………………38
4. Les droits de l’homme par la modernité endogène africaine
Eric Inespéré KOFFI …………………………………………………………….………..61
5.La notion de race et le problème du racisme chez Platon,
Nanou Pierre BROU ………………………………………………………………………82
6. La souveraineté chez Platon comme fondement à la bonne gouvernance, Amed Karamoko SANOGO …………………………………………102
7. Liberté du citoyen comme enjeu de la critique platonicienne de la démocratie, Fatogoma SILUÉ ……………………………….……………………….122
8. Le machiavélisme : une philosophie de la sincérité,
Souleymane MAHAMANE ………………………………………………………….….138
9. La question de l’unité de la science dans le penser cartésien,
Marcel Silvère KOUAHO ……………………………………………………………….151
10. Descartes et Husserl : une querelle de famille,
Cyrille SEMDE ……………………………………………………………………………169
11. Spinoza ou le plaidoyer de la liberté de philosopher,
Berni NAMAN ………………………………………………………………………….…184
12. Montesquieu et la question du républicanisme machiavélien,
Chifolo Daniel FOFANA ……………………………………………………….……….202
13. La problématique objectivité de l’épistémologie de Popper, Ouguéhi Lucien BIAGNÉ ………………………………………………………………221
14. Les pratiques salariales et le rendement du personnel de la SAFA Assurances (Côte d’Ivoire), Koré Claude BALLY ……………..………………..243
15. Les jeunes, les tic et la propagande politique pendant le conflit ivoirien, Koffi Parfait N’GORAN et N’tchabétien Oumar SILUÉ ………………260
16. L’amour et le dialogue des points de vue dans Moderato Cantabile de Marguerite Duras, Sylvie ZOHIN …………………………………………………..287
LIGNE ÉDITORIALE
L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.
Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?
Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.
Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.
Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.
Le comité de rédaction
LE MYTHE DE LA PERFORMANCE ET L’AVENTURE DE L’ÉTHIQUE DANS LA MÉDECINE DU SPORT
Marcel N’dri KOUASSI
Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Les politiques internationales du sport, sous l’influence des industries sportives et des intérêts considérables qui y sont associés, ne perçoivent pas toujours l’impérieuse nécessité d’une nouvelle intellection éthique de la médicalisation et du recours aux biotechnologies de pointe dans le sport de haut niveau, tant elles semblent s’accommoder du mythe de l’amélioration illimitée des performances des athlètes. Or, s’engager sur la voie de la quête cumulative et perpétuelle de la performance, en vue du dépassement des conditions physiques et psychiques naturelles, c’est aussi amorcer une pente an-éthique glissante dont le moyen terme est le dopage. Pour résister à la fascination du dopage, cet article propose l’éveil de la volonté individuelle que suscitera une bonne éducation à l’éthique contre le dopage.
Mots-clés : Amélioration, Dopage, Éthique, Industries sportives, Médicalisation du sport, Performance.
ABSTRACT :
Influenced by sport industries and the by-considerable interests, International policies of sports do not always perceive the important necessity of a new ethic intellection of medicalization and the resort to advanced biotechnologies in high level sports, as they seem to contend with the myth of unlimited improvement of athletes’ performance. And yet committing oneself in the perspective of cumulative and perpetual performance, in the view of going beyond natural psychic and physical conditions, is all the same to Beginning an an-ethic sliding slope which medium-dated consequence is doping.
Keywords : Performance, ethic, doping, sport medicalisation, sports industries.
INTRODUCTION
L’approche critique de la problématique du rapport des sportifs modernes à l’éthique au sein des sports de haut niveau impose au moins deux activités propédeutiques : il s’agit, d’une part, d’éclairer le mythe de l’amélioration des performances qui oriente la médicalisation excessive du sport, et de dévoiler les grands enjeux économiques qui structurent l’industrie sportive, d’autre part.
S’agissant du mythe de la performance ou de l’amélioration des capacités physiques et psychiques humaines, il faut l’appréhender d’abord comme un phénomène culturel très ancien qui, bien que paraissant de plus en plus an-éthique, n’était pas encore considéré comme immoral, d’autant plus que les intentions qui gouvernaient ces pratiques, quoique concurrentielles, s’inscrivaient dans les champs du culturellement et du socialement toléré[1]ou admis. L’immoralité n’interviendra qu’avec les projets de dopage[2] et de lutte antidopage. Ce qui donne, en effet, « à la question de l’amélioration des performances sportives une dimension philosophique et éthique qu’elle ne possédait pas antérieurement, c’est l’inclusion de la question du dopage dans un champ plus large, celui de la médecine d’amélioration »[3]. En s’enracinant dans ses fondements principiels et paradigmatiques, notamment l’intégrité, la justice et le respect, l’esprit sportif a la claire conscience de la nécessité d’une codification éthique positive et explicite du sport moderne pour que le jeu, lieu de la valorisation des capacités, reste strictement et exclusivement naturel. Ainsi, le dopage se dévoile comme le non-respect des règles et des valeurs codifiantes et régulatrices du jeu, connues et admises par tous les sportifs, et toutes les fédérations. En un sens éthique, le dopage nous apparaît alors comme une faute, une tricherie dans la mesure où le recours aux produits dopants, par le moyen de la ruse habile, rend le sport non équitable et non égalitaire. Le dopage est l’expression d’un double renversement paradigmatique et axiologique, à savoir celui du sport, disons plutôt du jeu, et celui de la médecine d’amélioration elle-même.
Quant aux enjeux économiques de l’industrie sportive, nous les mettrons en lumière ou en relief à partir de l’analyse du réseau des intervenants dans le sport moderne qui, en excluant l’idée du simple jeu de l’univers sportif, le réduit désormais au combat, à la rivalité presque suicidaire et à l’obsession de l’immédiateté des résultats positifs et des bilans probants. Visiblement, l’ambition, propulsant les athlètes vers les conduites dopantes, est le suivant : l’idéalité suprême de notre société marchande est la conformité exclusive à l’obligation de résultat. Cette réduction du jeu au résultat, au rendement et au combat n’est que la face visible de l’iceberg : sa grande partie non émergeante nous semble être la cupidité[4], l’avidité et, conséquemment, l’irresponsabilité éthique de tous les réseaux d’intérêts qui gravitent autour des sportifs et qui leur mettent des pressions auxquelles ils ne peuvent ni ne savent résister par manque d’une éducation éthique forte, adéquate. Il est indispensable de réfléchir, en premier lieu, à la construction des paradigmes propres à l’éthique du sport.
Ces activités propédeutiques nous permettent ainsi de comprendre que, pour l’industrie sportive qui phagocyte la politique internationale du sport, l’éthique n’est qu’une préoccupation périphérique et non essentielle. Les intérêts, les intentions et les motivations économiques ou financières des réseaux des intervenants intérieurs[5] et extérieurs[6] du sport l’emportant progressivement sur les exigences éthiques, sociales ou juridiques, la médicalisation du sport ne peut que favoriser les diverses formes de dopage.
Pour une meilleure perception des interactions entre le mythe de la performance des athlètes, la médicalisation du sport, le déclin de l’éthique et la résurgence du dopage, nous instruirons la problématique suivante : comment la quête perpétuelle de la performance a-t-elle favorisé la médicalisation et la technicisation excessives du sport qui ont engendré, à leur tour, la prolifération des pratiques dopantes ? L’obsession de l’amélioration des capacités physiques naturelles est-elle consubstantielle à la nature humaine, au regard de sa longue histoire ou résulte-t-elle de l’industrie sportive ? Comment réinventer ou renforcer l’éthique de la médecine du sport pour que les pratiques sportives soient moins dopées et immorales ?
La juste intellection de cette problématique nous impose d’articuler notre réflexion autour de quatre idées fondamentales, à savoir :
- Le mythe de l’amélioration illimitée des performances des athlètes,
- La médicalisation du sport : la boîte de Pandore,
- Le dopage : une conséquence de l’industrialisation excessive du sport,
- L’avenir de l’éthique sportive.
I- LE MYTHE DE L’AMÉLIORATION ILLIMITÉE DES PERFORMANCES EN SPORT
L’idée de l’amélioration des capacités physiques et psychiques des sportifs est liée à celle qui hante tout être, tout individu et toute société, à savoir la possession du bien-être, voire du mieux-être qui, en réalité, est un projet de dépassement de soi, du soi-même, rendu possible par l’ouverture de l’en-soi, c’est-à-dire de l’essence humaine, toujours en questions infinies et perpétuelle conquête d’elle-même. La conscience de la perfectibilité humaine crée, sans cesse, la volonté d’aller au-delà de l’existant, des données physiques et psychiques, des capacités naturelles, en face de la libre étendue des choses et de la complexité ou diversité des phénomènes sociaux et culturels. C’est d’ailleurs ce sentiment de perfectibilité qui est au fondement de l’histoire de l’évolution du monde. Rousseau[7], sans commune mesure, en faisait non seulement le principe explicatif de tout processus civilisationnel, mais aussi et surtout leur fondement. En prenant conscience de cette vérité fondamentale, les philosophes abordent la question de l’amélioration des performances sportives comme un pendentif de la problématique générale de l’amélioration des espèces, de l’eugénisme,de la nature humaine. Cette hypothèse rend intelligible à la fois la sortie de l’état de nature[8], le progrès des sciences et des arts ou l’exaltation de la volonté de puissance[9] qui n’est pas toujours réductible à la volonté de domination de l’autre et de la nature. La quête perpétuelle de la performance n’est donc pas une réalité accidentelle, mais plutôt essentielle, ontologique. Elle structure l’histoire de l’homme, des peuples, de l’humanité et ainsi des différentes civilisations, tant et si ben que le concept de remède fut abusivement assimilée à toute « activité amenant une amélioration dans l’économie générale d’un organisme »[10].
Dans les sociétés traditionnelles, par exemple, le maintien et surtout la croissance de l’élan vital passe inévitablement par plusieurs stratégies, techniques d’entretien et d’amélioration ou de croissance des capacités physiques et psychiques, en vue de mieux lutter contre l’hostilité de la nature. Bien que la nature soit une réserve de nourritures pour les hommes, elle ne manque pas d’être la source de plusieurs catastrophes face auxquelles ceux-ci font l’expérience de leur vulnérabilité. À preuve, les rituels initiatiques traditionnels s’inspirent de cette conception de l’humain. Les techniques traditionnelles du corps[11] partent inéluctablement de la double hypothèse que voici : l’organisme humain a des potentialités ou capacités cachées, c’est-à-dire encore insoupçonnées et non exploitées, qu’il convient de découvrir, d’utiliser en l’améliorant. Seulement, le principe mélioratif des performances ne justifie pas toutes ces démesures performatives auxquelles nous assistons à présent.
Quant à la deuxième hypothèse, elle consiste à postuler que l’amélioration des performances concourt au mieux-être/bien-être individuel et collectif : elle permet la résistance corporelle, l’entretien de l’élan vital et l’harmonie du corps, de l’esprit et de l’âme. Cette amélioration des performances naturelles renforcerait aussi la défense immunitaire et offrirait plus de capacité dans la lutte contre les infections microbiennes ou la fatigue précoce de notre organisme.
Partant de l’exploitation de ces hypothèses, la pratique sportive ne peut pas échapper au dopage. Il est évident que la volonté d’accroître indéfiniment les performances, et conséquemment le dopage, fasse alors « partie de la réalité de l’esprit de l’histoire »[12], des pratiques humaines. Seulement, en l’absence de toute interdiction explicite, globale et régulatrice de la pratique collective des jeux, il fut difficile, voire impossible de condamner ces moyens d’amélioration des performances, fussent-elles sportives.
Autrefois, il n’y avait ni tricherie ni fraude ni non respect des principes explicites d’équité et d’égalité qui caractérisent l’esprit sportif moderne. Autrement, sans l’existence de lois et de principes explicites préalablement admis par tous, il ne saurait y avoir de transgression, de condamnation ou d’immoralité. L’idée biblique est bien connue : ‘’sans la loi, il n’y a point de péché et de condamnation ; et encore, c’est par la présence de la loi que j’ai connu la tentation, le désir et la jouissance du péché ; bien que la loi soit en son principe comme en ses valeurs bonne’’[13].
Sans la présence d’une réglementation collective très précise, nous ne saurions qualifier ces comportements de pratiques an-éthiques d’immoraux. La pratique de la lutte, au Sénégal[14], en est une parfaite illustration. Même sous le rapport de la conscience individuelle, la condamnation des pratiques dopantes est subordonnée à la codification socioculturelle, toujours dynamique, qui formate les consciences individuelles.
Mais, à notre époque, l’éthique sportive s’affirme et est devenue assez explicite : les règles des différentes disciplines sportives sont promulguées, publiées quotidiennement. En clair, avec certaines organisations[15] bienveillantes des pratiques sportives qui veulent faire du sport de haut niveau un facteur de sociabilité et d’excellence, les consciences individuelles et collectives sont informées de l’exigence de pureté et d’équité qui doit accompagner toute véritable pratique sportive. Cette exigence d’équité, d’égalité et de justice apparaissant comme les conditionnalités irréfragables de la culture de l’excellence sportive, chaque pratique dopante devient principiellement immorale. Autrement dit, avec l’organisation collective de l’univers du sport, les exigences de l’éthique sportive sont vulgarisées. Dès cet instant, les exigences d’un environnement éthique du sport s’imposent à tous. Les volontés et les choix des sportifs doivent se soumettre aux valeurs et aux principes qui régissent désormais l’organisation des compétitions sportives.
Par ailleurs, la prolifération et la diversité des nouvelles formes de dopage n’impliquent ni de fait ni par principe la justification morale du dopage, même si le sportif moderne semble devenir un véritable «prisonnier du dopage »[16]. Avec la multiplication des possibles biotechnologiques modernes et le progrès de la médecine du sport, de la biologie moléculaire ou cellulaire contemporaines, le dopage prend, en effet, des formes fines, subtiles, pernicieuses, dangereuses et redoutables qui ruinent la santé des sportifs eux-mêmes.
Dans nos sociétés dites modernes, les pratiques dopantes sont si omniprésentes et récurrentes qu’il semble illusoire, utopique et surtout hypocrite de concevoir les pratiques sportives sans dopage. Cela est peu dire : il semble que nous sommes passés du mythe de l’amélioration des performances rendues possibles par la médicalisation du sport aux projets de création de nouvelles capacités physiques dont la pleine maturation exige le dopage. Si l’amélioration des performances fait penser à la thérapie génique et autres pratiques biomédicales connues, la création de nouvelles capacités de son côté peut se loger dans le cercle vicieux des transgénèses.
II- LA MÉDICALISATION DU SPORT : LA BOÎTE DE PANDORE
Au stade-ci de notre réflexion, nous ambitionnons de dévoiler la nature des rapports qui existent entre la médicalisation, la technicisation du sport et les pratiques éthiques. Il ne s’agit pas de faire abstraction de la réalité pour affirmer des principes généraux, mais plutôt d’observer le courant de la vie réelle des sportifs, de l’examiner pour qu’il nous instruise sur ce problème crucial du dopage. Perçues sous leur rapport au dopage, nous affirmons que les découvertes médicales influencent considérablement les pratiques humaines.
Certes, la médecine moderne du sport permet aux sportifs de se maintenir en très bonne santé. Elle intervient très efficacement en cas d’accident. Les guérisons sont plus rapides. Le corps fait l’objet de plus de soin et d’attention. Aussi, la connaissance du fonctionnement de l’organisme humain permet-elle de mieux gérer la santé des sportifs.
Toutefois, comme toutes les découvertes et les inventions humaines renferment, à la fois, le pouvoir et la puissance de faire le bien ou le mal, la médicalisation excessive du sport et la ruse habile de certains sportifs engendrent le déclin de l’éthique sportive et bien d’autres dérives. Les inventions dévoilent leur ambivalence. Le déclin de la morale est perceptible, et il se généralise progressivement.
Rousseau, dans Discours sur les sciences et les arts[17], constatait déjà un paradoxe semblable et nous instruisait profondément sur la nature contradictoire des rapports entre l’évolution des technosciences, des arts et celle de l’éthique. En observateur attentif du mode d’existence de l’humain, il découvre, à bon droit, que l’éthique et la technique, les sciences ou les arts évoluaient, trop souvent, en sens contraire.
À l’époque moderne, les mœurs et l’esprit sportif sont en voie de se corrompre, pervertis à cause de la médicalisation et des technicisations excessives du sport de haut niveau. À la vérité, depuis l’application des connaissances de la biologie moléculaire, de la génétique, de neurosciences dans l’univers sportif, laquelle est soutenue par l’ambition des sponsorts et l’espoir des parrains ou de certains organisateurs des compétions sportives de faire du sport une industrie, la rupture entre l’éthique et l’esprit sportif s’est accentuée. Pire, l’évolution de celle-ci a entraîné la dégénérescence de celle-là.
Mais, qu’est-ce qui justifierait cette contradiction permanente au cœur du rapport entre l’évolution de la médicalisation du sport et celle de la moralité ?
En réponse à cette interrogation, plusieurs hypothèses peuvent être émises. La première de celles-ci consiste à dire que la médicalisation et la technicisation du sport offrent des moyens ou des instruments d’action exploitables dans tous les sens ; la seconde fait des produits dopants, issus du progrès des technologies biomédicales, de véritables moyens de puissance et de domination des adversaires.
La troisième est celle selon laquelle le signe (ou la morale) et la technique sont naturellement opposés de sorte que le progrès de l’un signifie l’agonie de l’autre. Cette dernière hypothèse permet de constater aussi que l’humanité n’a jamais su se mettre à la hauteur des possibilités éthiques qu’offraient les techniques et les sciences. Examinons les attitudes au fondement de ces hypothèses pour apprécier, évaluer leur validité ou vérité.
La première hypothèse a consisté à dire que la technique ou la science est un moyen pour accomplir une action, pour améliorer un résultat. En effet, cette hypothèse met en rapport les moyens et les fins. Elle conduit inéluctablement à la notion de causalité. Car, le moyen en tant que ce que l’on fait ou ce que l’on utilise pour réaliser un objectif, une finalité, et la fin, de son côté, entendu comme ce à quoi l’on veut aboutir, renvoient tous deux à la relation cause-effet. Or, pénétrer dans cette relation de causalité, c’est par la même occasion s’enraciner dans le déterminisme qui malheureusement implique, ici, la négation de la responsabilité éthique ou de la conscience morale. Les sportifs exposés aux prétendues «gélules de la performance»[18] ont-ils encore réellement le choix ?
Leurs sources de moralité ne sont-elles pas soumis à un système de brouillage, infectées qu’elles sont par l’effet de halo qui entourent ces pilules ? Autrement dit, les technologies biomédicales, offrant des possibilités nouvelles dépourvues de toute sensibilité, excluent d’emblée tout élan éthique. Ainsi, plus elles évoluent et s’intègrent aux domaines du sport, plus elles excluent la dimension éthique de la pratique sportive. En ce sens, dès qu’on considère la technicisation/médicalisation comme un facteur d’amélioration des performances, l’une des conséquences qui en résulte est son évolution en sens contraire du progrès de la purification éthique du sport.
La deuxième hypothèse fait des sciences et techniques des moyens de puissance et de domination. Cette domination, bien que commençant par la nature, s’étend à toutes les sphères de la société et à l’homme lui-même. La quête de matière première exploitable est au centre de cet élan ravageur. Clairement exprimées par Descartes[19] et vécues massivement par les sociétés industrielles avancées, les techno-sciences biomédicales apparaissent comme l’arme fatale, déterminante aux mains de l’industrie sportive. Pour dominer les autres compétiteurs, les sportifs ont systématiquement, dans leur grande majorité, recours aux pouvoirs biotechnologiques. L’objet biotechnologique surdimensionne et démultiplie les efforts physiques naturels. Le handisport nous situe au cœur de la complexité du débat de l’association du mécanique et de l’humain, du naturel et de l’artificiel. Les performances réalisées par Aimée Mullins et Oscar Pistorius ne relèvent-elles que de l’organique, du mécanique ou de leur fusion, c’est-à-dire du biotechnique ? Les avis peuvent être contradictoires et divergents sur la question. Mais, toujours est-il qu’il n’est pas insensé de penser que la technicisation du sport améliore considérablement les performances sportives.
Ainsi, l’instrumentalisation ou la médicalisation du sport répond au désir de combler les insuffisances naturelles, de surmonter, grâce au pouvoir des artefacts ou des produits dopants, les obstacles imposés par les dispositions naturelles du corps. Dans le cas du dopage, ces désirs sont malveillants, vicieux. La preuve, pour les réaliser, on les dissimule pour mieux échapper aux contrôles anti-dopages. La vie sportive de Lance Armstrong en est un bel exemple dont l’examen nous permet d’attribuer ses succès, non plus à ses seuls efforts physiques naturels, ni à son courage, mais au surplus de pouvoir que lui conféraient les produits dopants. Ici, la médicalisation du sport est motivée par le mythe de la croissance des performances physiques liée au progrès de la rationalité instrumentale dont la préoccupation est la recherche des stratégies, des procédures pour s’imposer comme une médiation par laquelle l’homme peut toujours satisfaire sa volonté de puissance, selon l’expression bien connue de Nietzsche.
Cette volonté de puissance et de domination, propre à tout environnement concurrentiel, s’est muée en une pente glissante véritablement immorale, inique : en industrialisant les compétitions sportives, les acteurs extérieurs du sport ont créé la phobie de l’échec, d’une part, et ont produit l’illusion que le vainqueur est meilleur, d’autre part. Dès cet instant, on exalte une fausse culture de l’excellence qui dissimule mal le fait que l’industrie sportive soit une boîte de Pandore. La fausse culture de l’excellence n’entretient que de fausses espérances quant à la performance réelle des sportifs de haut niveau. Comme dans le mythe, seule l’espérance devient l’énergie vitale face à une industrie ultra-capitaliste en quête de profit. Que dit le mythe à cet effet ?
« Pandore, comme toutes les femmes, était dévorée par la curiosité. Il faillait qu’elle sût ce que contenait la boîte. Un jour, n’y tenant plus, elle souleva le couvercle et tous les maux, crimes et chagrins qui depuis affligent l’humanité s’en échappèrent. Terrorisée, Pandore rabattit le couvercle. Hélas, tous les maux s’étaient envolés. Seule restait ‘’unique don parmi tant d’autres néfastes ‘’ l’Espérance qui demeure jusqu’à ce jour le seul réconfort de l’humanité en détresse »[20].
En clair, l’espérance entretenue par les pratiques n’est que simple vapeur de performance.
La troisième hypothèse est plus fondamentale : toute instrumentalisation ou médicalisation au service des seuls intérêts économiques réduit la capacité éthique, d’autant plus que celles-ci (l’éthique) relève de la sensibilité, de l’émotivité, alors que la technè strictement opératoire, se situe par nature ou par essence dans l’univers implacable d’une rationalité instrumentale dépourvue de toute émotion ou sensation. C’est pour cette raison que, si l’on n’y prend garde, tout progrès technoscientifique biomédical s’accompagnera chaque fois d’une perversion ontologique. Cette perversion ontologique s’accroît avec ce que Jérôme Goffette désigne par le concept d’anthropotechnie qui a une finalité extensible par rapport à celle de la médecine classique.
« La médecine (écrit-il) a un but essentiel et bien défini : lutter contre la souffrance due à la maladie, lutter contre la mort. L’anthropotechnie s’ouvre à un autre horizon, non plus de restauration de l’état normal, mais d’instauration d’un état sur-normal, d’une condition modifiée censée répondre à nos demandes multiples : être plus beau, plus fort, plus intelligent »[21].
Ces demandes et phantasmes sont happés par les industries du sport qui favorisent trop souvent le dopage.
III- LE DOPAGE : UNE CONSÉQUENCE DE L’INDUSTRIALISATION EXCESSIVE DU SPORT
Le sport, au sein des sociétés modernes, est devenu une véritable industrie génératrice de considérables devises. À l’image de toutes les entreprises du système capitaliste néolibéral, le sport de haut niveau nécessite de gros investissements financiers. Dès lors, il échappe au contrôle et à la volonté, fussent-ils éthiques, des sportifs. Le sport de haut niveau s’est mué en un réseau très complexe de financements soumis aux stratégies des investisseurs, des intervenants extérieurs que sont les sponsors, les entreprises de communication ou de publicité, les clubs, les différents organisateurs de compétitions et de certains États en mal de sensations fortes ou de légitimation. Ceux-ci, fidèles à leur logique de rentabilité et d’accumulation de richesses ou de prestige, vident le sport de son sens ludique, tant ils ne raisonnent qu’en termes de capitaux, de rendements, d’efficacité, de résultats exclusivement positifs et de bénéfices.
La quête excessive et exclusive des bénéfices conduit inéluctablement à produire des machines à victoire[22]. Cette expression machine à victoire mérite d’être analysée avec minutie. Avec l’idée de machine à victoire, réapparaît le sens de la critique de la société industrielle avancée élaborée par l’École de Francfort, sous les plumes de Horkheimer, Adorno et Marcuse. La raison pensante, fondatrice des valeurs et des principes éthiques, une fois éclipsée, son versant instrumental actif en l’homme unidimensionnel ne peut que conduire à la déshumanisation ou désubstantialisation éthique du sport. D’où la négation de la liberté ou de la volonté individuelle et la subordination de toute émotion et sentiment, voire sensation au mécanique et au machinisme. Ce qui compte, dans une grande frange de la société industrielle avancée, c’est la capacité ou la puissance à propulser artificiellement les sportifs vers une finalité exclusive : la victoire. Dans pareil contexte, c’est peu dire d’affirmer que la fin justifie ou détermine les moyens : les fins et les moyens fusionnent dans les consciences unidimensionnalisées de certains organisateurs des compétitions. Dans la série causale instrumentale, toute subjectivité ou identité est niée au profit d’une objectivation conquérante qu’imposent les acteurs extérieurs des compétitions sportives. L’empire des parrains et des bailleurs-prédateurs de fonds n’a d’égard que pour les victoires abusivement théâtralisée. En leur conscience instrumentalisée, la règle d’or est l’absolue obligation de résultat, clé de voûte du profit et crédo du libéralisme économique de l’Occident-mondialisateur.
Par ailleurs, comme dans toutes les compétitions sportives, il ne faut qu’un seul vainqueur, alors il s’instaure un environnement concurrentiel de plus en plus cruel qui fait que le sport n’est plus un simple jeu, mais un véritable combat au sein duquel les vainqueurs sont identifiables aux meilleurs soldats, aux meilleurs combattants. Autrement dit, dans l’industrie sportive, tous les acteurs sont réductibles à de véritables outils de production de richesse, tant et si bien que l’attention accordée à la santé des athlètes est subordonnée à leur capacité à faire croître la plus value.
Conséquemment à tout ce qui précède, nous pensons que le processus d’industrialisation excessive engendre une corruption généralisée et favorise le déclin de l’éthique sportive. Car, pour parvenir à l’accumulation ininterrompue des bénéfices, il faut enchaîner les séries de victoires dont la seule conditionnalité devient le dopage. Les efforts et les intenses entrainements ne suffisent pas, disons plutôt ne suffisent plus à garantir une série ininterrompue de victoires, de succès. Le sport industrialisé, médicalisé n’est plus nécessairement ou impérativement perçu comme un moyen d’unification, de cohésion sociale et de pacification sociétale. L’harmonie du corps et de l’esprit que garantissaient les pratiques sportives n’est plus que l’ombre d’elle-même, c’est-à-dire une finalité périphérique.
Lorsque les intérêts économiques se sont associés aux pratiques des sports, et que les médias ont pris les relais d’amplification du mythe de la performance des héros sportifs, alors les loups ont décidé d’installer leur tanière dans la bergerie, non sans prendre soin de la dissimuler sous l’ombrage des discours humanistes, humanitaires, mais non humanisants ou éthiques. Dans ces conditions, quel est le véritable sort de l’éthique du sport?
IV- L’AVENIR DE L’ÉTHIQUE SPORTIVE
L’éthique sportive se résume globalement au respect de l’ensemble des valeurs et des principes qui fondent les devoirs et obligations des sportifs. Mieux, elle fait appel au fair-play, au respect des autres acteurs et du public, à l’intégrité, à l’éducation et à la discipline. Pour la société, le sport doit, en effet, demeurer à la fois un espace de liberté, de jeu, d’évasion, de plaisir et surtout d’équité, de pureté, d’intégrité, de justice, donc du respect inconditionnel des autres acteurs, des spectateurs, de la société et des règles sportives. Ainsi, l’esprit du sportif doit pouvoir garder vivace son enracinement éthique. Tout vrai sportif doit ressentir la nécessité de se soumettre aux recommandations et aux décisions des différentes fédérations et de respecter les règles qui régissent chaque pratique sportive. BUIST souligne que :
« Faire du sport, c’est s’engager à respecter certaines règles, comme on respecte les clauses d’un contrat. Personne n’est contraint de participer, mais tous les sportifs ont l’obligation de se conformer aux règlements. Le dopage constitue une rupture du contrat du sportif. Ce dernier trahit ainsi ses engagements envers son sport et envers les autres participants, tant le sportif a des responsabilités »[23].
Si c’est la valeur et la beauté du jeu qui constituent les sources d’émulation des spectateurs, c’est surtout le respect de l’éthique sportive qui fonde l’élégance et la grandeur des vrais sportifs.
De plus, pour un meilleur déroulement des compétitions sportives, les sociétés attendent des sportifs qu’ils fassent preuve d’exemplarité. Autrement dit, le public attend, des sportifs, la promotion des valeurs, des attitudes et des types de comportements qui servent de modèles aux jeunes sportifs et aux générations futures. Dans la conscience populaire, le dopage est un abus de confiance.
« Le dopage constitue d’abord un manquement aux règles et à l’éthique du sport. On l’interdit, car il procure un avantage injuste sur les autres compétiteurs. Sans règles, il n’y aurait plus de sport ! (…) Le sport propose des défis, et sa pratique favorise l’exploration de ses limites personnelles et le dépassement de soi. Par la compétition, on peut mesurer et célébrer l’excellence sportive et humaine. Or, celle-ci ne peut s’atteindre que par l’utilisation de moyens illégaux. La victoire, ce n’est pas seulement de battre l’adversaire. Les champions qui méritent notre estime ne recourent pas au dopage. L’excellence s’atteint en gagnant dans le respect des règles»[24].
Cependant, avec le mythe de la performance et l’industrialisation du sport, l’éthique est subtilement contournée grâce à de nouvelles formes de dopages. Comme l’adolescent en quête de neurostimulants, le sport déshumanisé par le mythe de la performance n’a qu’un but précis et un enjeu exclusif, tant «le produit (dopant) garde une place centrale chez lui ; il ne se soucie que de son stock, de ses prescriptions, d’une réserve ‘’en cas de besoin’’. Il ne parvient plus à se reconstruire, à s’ouvrir vers les autres»[25] pour penser et évaluer la dimension morale, éthique de son agir. La confession tardive et sans contrition de Lance Armstrong en 2013, date à laquelle l’étau saisissant des vérités irréfutables l’enferma dans la confusion et l’humiliation totales, est une preuve patente. Cette confession n’est pas, à la vérité, l’effet d’un sursaut éthique, mais de l’épuisement de son immense réservoir de mensonge. Mais, malheureusement, Lance Armstrong n’est pas un cas atypique : il n’est que la face visible de l’iceberg.
Dans nos sociétés modernes, les compétitions impliquent l’immédiateté des résultats, la garantie des meilleurs résultats, le souci des enjeux économiques, de la notoriété, de promotion de l’image. Désormais, l’effort de l’homo économicus l’emporte sur celui de l’homo éthicus, l’avoir sur l’être. C’est le sort tragique auquel conduit la scientificisation du sport. Et bien, la fin justifie toujours et encore les moyens! Loin d’entretenir une quelconque phobie de la science, il s’agit de comprendre que les possibilités offertes par la médecine et la pharmacologie peuvent être utilisées dans le sens du dopage. Plusieurs possibles biotechnologiques ou biomédicaux utilisés dans les domaines thérapeutiques sont potentiellement chargés de pouvoir d’amélioration des capacités physiques et psychiques. Ainsi, l’éthique sportive est soumise à rudes épreuves. Elle devient une préoccupation périphérique. Son fonctionnement rationnel ne paraît pas auto-justificatif. Bon nombre d’arguments utilisés pour lutter contre le dopage sont loin d’être éthiques. Par exemple, l’un des arguments utilisés est le danger sanitaire. Mais, devons-nous croire que nous accepterons, dans un proche avenir, toutes les formes de dopages qui ne nuisent pas directement à la santé des sportifs ? L’exigence de validation éthique doit avoir un fondement plus rationnel et plus autonome. Que faire dans ces conditions ?
Pour que l’éthique sportive survive, voire triomphe de toutes les tentations et illusions qui conduisent au dopage, il est, d’abord, nécessaire d’éduquer les sportifs eux-mêmes pour qu’ils se rendent compte de l’indispensabilité de se conformer à la nature éminemment éthique de leur essence pensante, de leur être : les sportifs doivent se convaincre qu’ils ne sont ni des animaux ni des bêtes de somme, ni des machines conçues pour remporter des victoires. En dépit des pressions des intervenants dans les différents domaines du sport, l’éducation à l’éthique sportive reste encore possible. Le sport est le lieu d’expression de la liberté des différents acteurs : on peut faire comprendre aux sportifs qu’à leur liberté s’associent inéluctablement des responsabilités éthiques.
Autrement dit, il est irresponsable de s’engager librement dans une pratique sportive et enfreindre ses principes fondateurs, structurels et fonctionnels. Nous convenons que les résultats d’une telle éducation ne sont pas immédiatement probants. Toutefois, c’est cette seule voie qui est porteuse à long terme. C’est la conscience des contraintes intérieures et leur libre acceptation qui nourrissent et anoblissent les volontés et les motivations individuelles. Le développement de la conscience, véritable source de l’éthique sportive, et la libre acceptation des règles du jeu peuvent transformer les sportifs eux-mêmes en de vrais acteurs de lutte contre le dopage.
Pour parvenir à cette finalité, il faut associer les sportifs à l’invention des valeurs et principes éthiques qui doivent régir le sport. Cet argument n’est pas utopique si nous prenons la peine de comprendre les raisons pour lesquelles Socrate refusait de s’évader de la prison et attendait patiemment la mort. La force inébranlable de Socrate réside dans ses convictions éthiques : il lui est impossible de se dérober de ses responsabilités et devoir éthiques. C’est l’agir vertueux qui est son énergie motrice et vitale. Cette énergie motrice s’obtient par l’éducation au centre de laquelle se trouve l’entraîneur :
« L’entraîneur est la personne la mieux placée pour offrir aux participants une éducation en matière d’éthique sportive. Prenez le temps de transmettre des valeurs positives et, par votre comportement, donnez l’exemple aux sportifs. Au besoin, intervenez dans des situations où les règles de l’éthique sont transgressées »[26].
Grâce à cette éducation, le sportif doit comprendre que sont art est une grande et permanente école de la vie.
À cette première phrase d’éducation éthique des sportifs, il faut associer la formation à la prise des décisions éthiques pour qu’ils opèrent des choix éthiques individuels en toute responsabilité et connaissance des causes et des conséquences. La bonne prise des décisions éthiques exige la connaissance des étapes des raisonnements éthiques que sont successivement celles des discussions des faits, des valeurs et des devoirs. Au terme de ces trois étapes, commence la phase de la vérification de la cohérence des arguments qui aboutit à la conclusion qui est elle-même le lieu de l’adoption de décisions bien analysées, discutées, avisées, et relativement consensuelles. Pour éviter les conflits d’intérêts récurrents entre les sportifs et les intervenants intérieurs et extérieurs du sport, il faut étendre la formation éthique à ceux-ci.
Cette formation éthique permet de transformer qualitativement les intentions et motivations sulfureuses, mercantilistes qui poussent les sportifs au dopage. Fondamentalement, il est question d’œuvrer à l’amélioration éthique de l’environnement du sportif. Car, la fonction éthique des intervenants est de créer un environnement hostile au dopage et non de le favoriser : si le sportif est convaincu que son environnement est absolument hostile au dopage, il commence alors par se soumettre aux règles sportives. Enfin, il faut œuvrer à la production continue des paradigmes éthiques qui structureront et accompagneront la médicalisation du sport.
CONSIDÉRATIONS FINALES
Tout individu se situant dans les sphères hautement concurrentielles peut être tenté de recourir à la pratique du dopage pour améliorer sa performance. Succomber à cette tentation est contraire à l’éthique sportive don l’esprit doit prévaloir sur l’idéologie des sanctions juridiques. L’essentiel de la lutte contre le dopage, nous en sommes convaincu, ne réside pas dans la sophistication des contrôles anti-dopages ou dans les mécanismes de renforcement des sanctions en la matière. On a beau sanctionner des sportifs éthiquement ignorants ou affaiblis, on ne parvient pas à faire d’eux des anges : ils s’abstiendront, juste le temps de développer des mécanismes plus fins et subtiles pour contourner les stratégies du contrôle anti-dopage. Ce qui peut résister à la fascination du dopage, c’est la volonté individuelle qui est l’expression de la conscience de la contrainte intérieure.
Pour éveiller la voix de la conscience, il est nécessaire de bâtir une éducation à l’éthique contre le dopage. Cette éducation éthique doit féconder et réorienter l’éthique médicale, en contexte sportif. Le médecin du sport du XXIe siècle ne doit plus se limiter à l’éthique médicale classique. Il doit s’ouvrir à l’éthique sportive qui lui permettra de comprendre que les sportifs sont, en certains points, des personnes vulnérables dont il a la responsabilité. Cette disposition ne nous dispense pas de l’éducation éthique et bioéthique des sportifs eux-mêmes. L’avenir de l’éthique sportive réside, en définitive, dans la formation et l’éducation éthiques des différents acteurs de cet univers.
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TECHNOSCIENCE ET FOISONNEMENT FUTUROLOGIQUE
André Liboire TSALA MBANI
Université de Dschang (Cameroun)
RÉSUMÉ :
Les représentations en général, et les fantasmes en particulier, offrent à l’être humain la possibilité de vaincre, par le moyen de l’imagination, la finitude et l’imperfection qui sont le lot de la condition humaine. D’où la déferlante futurologique que l’on observe aujourd’hui à travers la dynamique technoscientifique, laquelle se traduit par des constructions mentales présageant des prouesses technoscientifiques mirobolantes à venir, susceptibles de changer le cours de l’histoire de l’humanité. Seulement, les êtres fantasmatiques issus de la science-fiction, à cause de leur capacité opératoire et manipulatrice, aliènent les repères ontologiques de l’humain que sont : l’autonomie, la liberté et la dignité.
Mots-clés : Technoscience, Futurologie, Fantasme, Dignité, Aliénation, Liberté.
ABSTRACT :
The representation in general and fantasies in particular offer the human being the possibility of conquering through imagination, limit and imperfection which are general characteristics of human being. This leads to different mind projections as a result of dynamic techno-scientific model. This technology helps one to project into the future through mental constructions; this techno-scientific prouess also helps to envisage changes of the course of humanity. But fantasies being from science-fiction deconstruct what makes sense to humanity: autonomy, liberty and dignity.
Keywords : Techno-science, Futurologie, Fantasy, Dignity, Alienation, Liberty.
INTRODUCTION
Le concept de technoscience traduit la radicalisation contemporaine de l’opérativité technicienne impulsée par Galilée à la suite de Copernic, à la faveur de l’introduction, au XVIIe siècle, des mathématiques et de l’expérimentation dans le champ scientifique, jusqu’alors théorétique et « logothéorique », c’est-à-dire contemplatif et discursif. Cette radicalisation se décline, en effet, par un enchevêtrement ou une imbrication inextricable de la technique et de la science ; et, dans ce couplage, c’est le pôle technique qui a la prédominance et donc qui détermine le pôle scientifique ou théorique. C’est dire qu’à l’ère contemporaine, c’est l’appareillage technique qui détermine en tous points de vue la recherche fondamentale. L’omnipotence de la technique a pour corolaire, entre autres, la fertilisation de l’imaginaire collectif en termes de représentations fantasmatiques sur les capacités réelles ou supposées de celle-ci relativement à l’implémentation d’un mieux-être ou d’un plus-être de la condition humaine.
Aussi assiste-t-on aujourd’hui à une déferlante futurologique qui se traduit par des constructions mentales présageant des prouesses technoscientifiques mirobolantes à venir, lesquelles seraient susceptibles de changer le cours de l’histoire de l’humanité : celles-ci vont de la création de la « posthumanité » à connotation cybernanthropique à la conquête de l’immortalité qui serait induite par la technique procréatique du clonage humain reproductif, en passant par la régénération cellulaire gage de la pérennité existentielle. A l’analyse, ces représentations, en dépit de leur prise en charge de l’aspiration profonde et légitime de l’humain à un optimum existentiel, sont néanmoins de nature à remettre en cause les attributs essentiels de celui-ci, parce qu’elles lui ôtent toute autonomie, toute liberté et toute dignité.
Dans ce contexte, une question s’impose: quels sont les enjeux d’un tel dynamisme techno-prophétiste, qui est certes à inscrire dans le champ extrêmement plastique des possibles technoscientifiques, mais dont la posture négatrice des repères de la réalité humaine est si avérée? En d’autres termes, quelle est la plus-value dont l’humanité peut bénéficier en s’investissant tant dans la science-fiction, lorsqu’on connaît le pouvoir d’aliénation de la perception du référentiel ontologique de l’espèce humaine dont ces représentations sont assorties ?
I- LA « POSTHUMANITÉ »
La « posthumanité » que notre humanité technoscientifique serait en passe d’engendrer, est un concept vaticinateur qui a été inventé par des ingénieurs en informatique d’origine américaine. Sa tonalité est plutôt enthousiaste parce qu’ « il présente une humanité future délestée de ses limites charnelles, délivrée de la mort, accédant donc à l’éternité »[27]. La posthumanité serait donc constituée de mutants sur-humains qui prennent le relais des pauvres humains que nous sommes. Elle traduit, en effet, une vision techno-prophétiste, voire messianique, qui appréhende l’outil technologique comme « rédemptrice, ou comme annonciatrice et instrument d’un retour de l’homme à l’état d’avant la Chute »[28]. Il s’agit d’une construction mentale aux relents nostalgiques, puisqu’elle ambitionne de ressusciter la condition humaine qui était celle de l’époque glorieuse d’avant le péché originel commis par nos ancêtres primitifs au Jardin d’Eden, synonyme de déchéance de l’humanité.
Pour les techno-prophètes américains, en effet, la technoscience contemporaine est investie d’une mission quasi messianique, laquelle consiste à conférer à l’humain le pouvoir de venir à bout des conséquences maléfiques et injustes de la Chute, la perspective téléologique étant de l’installer dans le bonheur, la félicité et l’ataraxie que connurent Adam et Eve au Paradis terrestre. Ce qui frappe dans ces discours futurologiques, c’est le vocabulaire du salut et de la vie éternelle suscité par l’intelligence artificielle qui est porteuse, selon Dominique Lecourt, « d’une nouvelle ère de l’humanité, où les robots ayant hérité de notre intelligence pourraient en accroître les capacités d’une façon littéralement prodigieuse. Ces penseurs annoncent tous la venue d’esprits (« minds ») sans entraves, libérés du corps, affranchis des passions et accédant à l’immortalité»[29].
Hans Moravec, l’une des figures de proue de cette futurologie, affirme qu’il ne faudra pas plus de quarante ans à partir de l’an 2000, année de référence quasi magique, pour que soit comblé l’écart entre l’intelligence artificielle des ordinateurs et le cerveau humain ; car, selon lui, si l’on se réfère à l’histoire, l’on se rendra bien compte que l’augmentation de la puissance des ordinateurs est exponentielle. Elle double tous les dix-huit mois au cours des années 1980, tous les ans à partir de l’an 1990 . Il est suivi dans sa future futurologique et vaticinatrice par Danny Hillis. Ce qui les préoccupe tous les deux, c’est la transcendance des limites de la condition humaine. Danny Hillis précise que leur ambition partagée, c’est le rejet de la finitude de la dimension somatique de l’être humain qu’il a en partage avec les animaux, d’une part, et la négation de la fatalité de la mort imputable à notre corporéité, d’autre part. Martèle-t-il:
« L’essence humaine ne résiderait pas dans sa part animale, mais dans son intelligence. Le malheur veut que cette intelligence se trouve comme empêtrée dans la confusion des émotions dont le corps l’assaille, et qu’elle soit de surcroît terriblement limitée par une durée de vie qui, du fait du vieillissement de notre machine corporelle, n’excède pas à ce jour cent à cent-vingt ans »[30].
Danny Hillis ambitionne ainsi de libérer l’esprit humain du tombeau que constitue le corps dans lequel il est emprisonné, et qui le condamne inéluctablement à une mort précoce. Voilà pourquoi notre futurologue envisage sa libération de l’emprise et du carcan somatique, à l’effet de lui conférer un surcroît de longévité mille fois supérieure à celle du corps qui va rarement au-delà de cent-vingt ans. C’est au prix de cette libération, semblable à celle du dialecticien de Platon, que notre esprit, qui constitue par ailleurs, d’après ce spécialiste de la robotique, la seule dimension de notre essence véritable, pourra connaître les délices de la performance entéléchéique et de la vie éternelle. Le prophétisme, ici, est sans voile. Les promoteurs de la « posthumanité » ne s’encombrent pas de clauses de style ambiguës et superfétatoires pour prédire le destin futur de l’humanité ; un destin dont le profil s’apparente à un véritable cataclysme jamais connu dans l’histoire de l’humanité, l’histoire de la planète Terre, voire l’histoire de l’univers tout entier, pas moins : « L’avenir de la vie artificielle constituera l’événement historique le plus important depuis l’émergence de l’homme… Ce sera le moment fort de l’histoire de la Terre, et peut-être de l’univers »[31].
Au regard de ces représentations du pouvoir quasi divin de la technoscience, il est loisible de penser de concert avec Jean-Claude Guillebaud que la machine est en train de coloniser l’homme, de le pénétrer, de le compléter et, peut-être, à la limite, de l’abolir. Les nouvelles interfaces envisagées entre l’homme et la machine, ou mieux, le mariage de la biosphère et de la technosphère ont fait dire à Joël Rosnay que l’homme du troisième millénaire sera un homme symbiotique[32].
Le même optimisme prophétique est affiché par le biologiste Morgan dans un dialogue sur la science-fiction grandeur nature avec l’éthicien Gillian, lorsqu’il confie à ce dernier que l’avenir de l’espèce humaine est cybernanthropologique, un être relevant de ce que Gilbert Hottois appelle « espèce technique » synthétique, voire syncrétique mi-robot mi-humain communément appelé cyborg (cybernetic organism) ou encore cybernanhrope :
« Dès que nous pourrons marier les cellules nerveuses avec le Biomat, indique le biologiste Morgan, la synthèse cybernanthropologique sera une possibilité réelle. Plus rien ne nous empêchera d’insérer un cerveau artificiel, vivant et fonctionnel […]. Voyez-vous, Professeur Gillian, j’estime que le futur n’est pas opaque comme vous l’entendez. L’avenir de l’espèce est cybernanthropologique »[33].
Ce qu’il convient de cerner, en dernière analyse sur cette question, c’est que le concept de « posthumanité » est un prolongement de la théorie lamo-darwinienne de l’évolution dans le domaine de l’intelligence artificielle. Dès les premières années du XIXe siècle, en effet, Jean-Baptiste Lamarck, véritable inventeur de la théorie de l’évolution, affirme que « toutes les espèces se transforment les unes en les autres, sous l’effet de l’usage et de la désuétude»[34]. Ce qui caractérise Lamarck, c’est sa croyance à la génération spontanée, il pense que le vivant peut naître à tout moment de l’inanimé et se transformer peu à peu et par étapes successives, engendrant toutes les espèces vivantes qui existent, y compris l’homme. Le mécanisme qui sous-tend la conception lamarckienne de l’évolution est celui de l’usage et de la désuétude, c’est-à-dire le processus à travers lequel les organes ou les fonctions utilisés se conservent, s’hypertrophient et se développent tandis que, à l’inverse, ceux qui cessent de l’être s’atrophient et disparaissent.
« Avec Lamarck, écrit Axel Kahn, l’homme tombe brutalement de son piédestal : cessant d’être la créature privilégiée de Dieu, avatars possibles d’un phénomène universel de transformation d’êtres vivants élémentaires apparus spontanément et de façon aléatoire »[35].
Autrement dit, Lamarck inaugure véritablement le vaste et iconoclaste mouvement évolutionniste qui condamne l’homme à la déchéance, en lui faisant perdre son statut de créature supérieure de Dieu, et en le ravalant au rang de vulgaire créature cosmique dont l’existence obéit à la loi du hasard de la transformation des êtres vivants.
Cinquante ans plus tard, Charles Darwin va confirmer, développer et corriger les travaux de Lamarck. L’apport de Darwin, même s’il est colossal, n’est pas pour autant, comme il est généralement admis, la première formulation de la théorie scientifique de l’évolution ; il est juste et honnête d’en reconnaître le mérite à Lamarck. En revanche, c’est Charles Darwin qui a proposé l’explication la plus cohérente des mécanismes de l’évolution, très largement acceptée aujourd’hui par le monde scientifique. Il ne s’agit pas de l’usage et de la désuétude, comme le pensait Lamarck, mais de la lutte pour la vie, « struggle for life ». Pour Darwin, la sélection s’opère au sein même des espèces dont les individus sont biologiquement différents.
Si l’on suit la logique de ce raisonnement de Lamarck et de Darwin, l’on sera en droit d’établir un parallèle avec la posture des ingénieurs de la robotique. En leur subconscient en effet, la « posthumanité » est un effet de l’usage et de la désuétude de l’humanité, suivant l’argumentaire de Lamarck, et une lutte tragique pour la vie entre l’Homo sapiens sapiens et le cybernanthrope, en cohérence avec la thèse darminienne. Les individus les plus aptes à se reproduire dans un environnement « technocosmique » en perpétuel changement et en quête d’éternité seraient donc les cybernanthropes ; et les plus faibles, les humains, dont la pente descendante vers la disparition est largement amorcée, sont condamnés à libérer le plancher parce qu’incapables de s’arrimer à la nouvelle donne caractérisée par une forte propension perfectionniste et une soif inextinguible d’éternité.
Ce faisant, « posthumanité » et évolutionnisme sont donc inextricablement liés. Mais il n’y a pas que la représentation de la posthumanité, corollaire de la robotique, qui soit au cœur du foisonnement futurologique contemporain, il existe aussi en bonne place l’utopie de la régénérescence cellulaire entretenue par la médecine régénératrice, synonyme de longévité indéfinie, privilège jusqu’ici dévolu à l’amphibien urodèle terrestre d’Europe appelé salamandre.
II- MÉDECINE RÉGÉNÉRATRICE ET QUÊTE DU SECRET DE LA SALAMANDRE
Lephénomène biologique de régénération fascine l’humanité. Il est à l’origine de plusieurs mythes. La causalité de cet attrait est liée au fait qu’il charrie l’espoir narcissique d’une jouvence perpétuelle. L’oiseau mythologique du Phénix traduit cette quête inaccessible où la vie fait bon ménage avec la mort. Cet oiseau occupait une place de choix dans l’Antiquité classique. Il avait une longévité qui avoisinait cinq cents années. L’homme peut-il se muer en Phénix ? La Nature, si généreuse soit-elle, pourra-t-elle l’aider au travers de la dynamique biomédicale à déceler en lui les secrets de divers mécanismes de « réparation » et de reconstruction ? Un animal concret celui-là, bien loin de celui mythologique dénommé Phénix, semble incarner le plus ce dessein : la salamandre. Cette dernière est dotée de fabuleuses capacités reconstructrices. Elle est capable en effet de régénérer les membres (pattes, queue), voire des portions d’organe (œil, cœur). Le batracien nourrit même à son tour la légende de « bêtes immortelles ».
L’être humain aura-t-il les moyens un jour d’accéder au secret de la salamandre ? La complexité anatomique et physiologique de son soma pourra-t-elle s’ouvrir naturellement à la régénérescence ? Bien des spécialistes de la régénération, à l’instar des chercheurs américains David Garnier et Mark Keating, caressent volontiers cet espoir et invitent par la même occasion les populations consommatrices des prouesses de la médecine régénératrice au rêve. Mais en dehors de quelques tissus ou organes, certes fort précieux, pourrons-nous vivre éternellement ? Ne plus mourir, offrir une cure de jouvence perpétuelle à nos cellules ?
La théorie évolutionniste décrite tantôt, même si elle ne fait pas l’unanimité, a le mérite de nous présenter la longue et fascinante aventure de la vie, depuis les toutes premières cellules vivantes, c’est-à-dire les métazoaires jusqu’à la complexité ultime de la structuration cellulaire humaine. Elle a surtout le mérite de nous édifier sur chaque étape de la pérégrination de la vie, en nous permettant d’acquérir « les fondements nécessaires à l’appréhension de l’extraordinaire faculté permettant à un grand nombre d’espèces vivantes de se régénérer, en tout ou partie »[36]. Cette faculté de régénération des espèces vivantes suit une courbe descendante partant des métazoaires jusqu’aux cellules structurées de l’homme. C’est dire que la capacité de régénération des cellules humaines est minimale, un minimalisme qui frise le néant comparée à celle d’un métazoaire, qui est quasi optimale, voire paroxysmique. « Il semble qu’au gré de l’évolution, la faculté de régénération se soit peu à peu atténuée, au fil de la complexification des espèces […]. En règle générale, les organismes les plus simples font preuve d’une exceptionnelle aptitude à la régénération »[37].
La vraie question, eu égard au principe de sélection naturelle, est de savoir si l’évolution a activement rejeté la régénération qui aurait pu s’opposer à la sélection d’un processus plus avantageux ; ou bien si les espèces de plus en plus complexes ont fini par se départir de cette faculté tout simplement parce qu’elle n’était plus vraiment indispensable au succès dans la lutte pour la vie. Pour Stéphane Roy, la cicatrisation a volontairement remplacé la régénération :
« Si l’on coupe la patte d’un axolotl, il va pouvoir continuer de nager et de se nourrir normalement pendant toute la période de régénération, qui peut prendre plus d’un mois. Mais, chez les animaux terrestres, il n’est pas avantageux de rester avec une plaie ouverte ; la cicatrisation, plus rapide que la régénération, permet d’assurer la survie »[38].
Il en ressort que l’évolution aurait disqualifié la régénération chez les animaux complexes au profit de la cicatrisation du fait de l’inadaptation de celle-là aux espèces actuelles comparée à celle-ci. C’est bien ce paradis perdu de la régénération systématique et optimale dont bénéficient les métazoaires, parmi lesquels l’hydre, que la médecine régénératrice ambitionne fortement aujourd’hui de reconquérir avec plus ou moins de bonheur. La perspective téléologique étant d’offrir à l’être humain la possibilité de goutter aux délices de la jouvence éternelle, qui sont l’apanage de ses ancêtres métazoaires du fait de la complexité de sa structure cellulaire acquise, d’après Darwin, à la faveur du long processus évolutionniste.
Les réminiscences d’un Eden perdu que nous venons de ressasser ne doivent pas toutefois faire obstruction à une vérité scientifique implacable : « la régénération est la règle, bien plus que l’exception dans le monde vivant[39]». Il s’ensuit que l’homme, métazoaire structurellement complexifié, conserve, malgré tout, une certaine faculté de régénération bien qu’elle soit infime. Et c’est bien cette relative faculté de régénération qui fonde et nourrit les espérances, voire les fantasmes que développent des spécialistes de la médecine régénératrice relativement à une éventuelle immortalité de l’homme. Ainsi, les professionnels de la régénération projettent d’apprivoiser le secret de la salamandre. Le chercheur Alejandro Sanchez Alvarado confirme le caractère quasi systématique de la régénération chez des organismes pluricellulaires:
« La régénération semble […] un trait archaïque du monde animal qui aurait été conservé chez certains organismes métazoaires et perdu secondairement chez les autres, pour des raisons inconnues. La régénération devrait donc être considérée de façon légitime comme un fait biologique de base des organismes pluricellulaires, ce qu’avait bien noté Thomas Morgan en 1901 »[40].
Thomas Morgan avait en effet publié une monographie au titre fort à propos Regeneration, où il tire cette conclusion aux allures sentencieuses : « le processus de la régénération est l’un des attributs fondamentaux des êtres vivants »[41].C’est cette constante ontologique notée chez les végétaux, à savoir la régénérescence à perpétuité, synonyme d’immortalité, laquelle est en voie de disparition chez l’homme, qui mobilise la classe biomédicale internationale, à l’effet de la réhabiliter. Ce processus de réhabilitation de l’immortalité de l’humain se fait avec l’aide de la génétique de Gregor Mendel, tel que présentée dans Regeneration qui. Cette approche génétique a subi une révolution interne avec la découverte du génie génétique. Celui-ci a engendré cet autre fantasme, à savoir l’hypothèse narcissique d’une immortalité induite par le clonage.
III- CLONAGE HUMAIN REPRODUCTIF ET MYTHE D’IMMORTALITÉ
Le clonage est une forme de reproduction asexuée qui consiste à introduire dans une cellule réceptrice préalablement énucléée, la totalité du patrimoine génétique du donneur de la semence, c’est-à-dire l’œuf d’une cellule donneuse. Si la nidation a lieu, on aura alors un embryon génétiquement identique au donneur de la semence. En février 1997, l’on assista à la naissance de la brebis Dolly, premier mammifère cloné à partir d’une cellule adulte. Ce clonage fut réalisé par l’équipe écossaise d’Ian Wilmut, à Edimbourg pendant l’été 1996, après 276 tentatives infructueuses. Depuis Dolly, de nombreux autres mammifères ont été clonés.
Qu’en est-il du clonage humain alors ? Depuis ces premières expériences du clonage réalisées chez des mammifères, des ingénieurs du vivant et l’opinion publique se surprennent à rêver d’un clone à visage humain. L’éventualité de la mise sur pied de celui-ci charrie toute une cohorte de fantasmes que l’on retrouve principalement dans ce qu’il est convenu d’appeler clonage reproductif, notamment celui de l’immortalité.Le clonage reproductif est en effet la forme la plus ancienne du clonage. Elle permet de développer une lignée cellulaire génétiquement identique à partir d’une seule cellule souche. Il s’agit en effet d’une technique procréatique qui, appliquée à l’humain, se traduit par l’énucléation d’une cellule à laquelle l’on fait joindre une autre avec tout son patrimoine génétique. Elle consiste à produire de vrais jumeaux par séparation des cellules d’un embryon à un stade précoce de son développement (quatre cellules, par exemple). Chacune des cellules ainsi séparées se développe alors en autant de d’individus viables et identiques. Le clonage reproductif est remarquable par sa fécondité fantasmatique. Le fantasme le plus récurrent et le plus tenace qui y est associé est celui de l’immortalité. La représentation collective du clonage humain en effet,
« c’est l’idée d’un accès à l’immortalité de son individualité propre, de sa conscience personnelle, etc. ‘Moi, je veux être cloné parce que je ne veux pas mourir et que je veux me retrouver dans une vie prolongée’. Autrement dit, les propriétés traditionnelles de l’âme, soit l’immortalité, soit la réincarnation, sont projetées sur les gènes. Le fantasme par excellence, c’est de projeter sur des molécules tout ce que les traditions anciennes ont pu nous dire sur l’âme. Evidemment, rien de tout cela ne concerne l’ADN, cela concerne ce qu’on appelle l’âme et qui n’a rien à voir avec ça »[42].
Ainsi, l’imaginaire collectif fait preuve d’un confusionnisme absurde entre le corps génétique et la conscience. Mieux, il assimile le clonage du soma à celui de la conscience. Or la conscience est une entité autrement complexe, laquelle est la résultante d’un conglomérat de paramètres symboliques strictement personnels. Etablir un parallèle entre elle et les éléments génétiques essentiellement biophysiques, correspond à ce que Roger-Pol Droit appelle, avec raison du reste, « une bêtise monstrueuse ». Car, martèle-t-il, « même si le code génétique dure, les organismes sont distincts, leurs trajectoires différentes, leurs synapses autres et leurs expériences particulières… »[43].
Ces trois représentations présentent un dénominateur commun : l’inclination profonde de l’être humain à l’éternité. Cet instinct de survie ou de conservation est porté à son paroxysme par la technoscience contemporaine qui se révèle au fil du temps comme une industrie du fantasme, du fait sans doute des espérances légitimes de toutes sortes qu’elle charrie ; lesquelles répondent à un besoin quasi consubstantiel de l’homme : l’amélioration de sa condition existentielle. En dépit de la légitimité que revêtent les représentations prophétistes, il n’en demeure pas moins que celles-ci constituent un redoutable facteur d’aliénation et de dévoiement de la perception des repères de la réalité humaine.
IV- TECHNO-PROPHÉTISME : UNE POSTURE D’ALIÉNATION DE L’ONTOLOGIE HUMAINE
L’homme a de tout temps été perçu comme un être de désirs et de besoins, lesquels concourent à un seul et même idéal, à savoir l’aspiration à un mieux-être ou à un plus-être. Mais la réalisation de ces désirs et de ces besoins ne va pas de soi, elle butte souvent au principe de réalité qui veut que tout désir ou tout besoin ne soit pas réalisable lorsque les modalités pratiques de sa réalisation ne sont pas réunies. Les désirs et les besoins ainsi rattrapés par le principe de réalité sont refoulés dans le subconscient, qui se charge de tempérer leurs ardeurs et de contenir leurs assauts.
Toutefois, le refoulement des désirs et des besoins dans le subconscient, du fait des contraintes de la réalité, n’annule pas totalement leurs velléités de réalisation pas plus qu’il ne garantit la stabilité psycho-somatique de l’humain qui y est assujetti. Aussi, rejaillissent-ils dans la conscience sous forme de représentations ou de fantasmes faute de leur réalisation concrète. Les représentations constituent ainsi un exutoire pour l’être humain, en ce sens qu’elles lui permettent de se libérer de la pression induite par le trop plein de désirs et de besoins emmagasinés dans le subconscient tel un magma en ébullition sous l’écorce terrestre. Elles participent de ce fait à son équilibre. La fonction cathartique des représentations est exprimée par Jean-Jacques Lecercle en termes de « solution imaginaire d’une contradiction réelle insoluble »[44].
Les représentations traduisent une attitude de révolte ou une volonté d’insoumission de l’homme aux contraintes de la réalité de sa condition. Elles constituent ce que notre auteur appelle « l’incarnation de notre liberté »[45]. La liberté de nier notre condition qui est parfois hideuse, dédaigneuse, répugnante et déprimante ; et de postuler ainsi un « devoir-être », c’est-à-dire son amélioration, voire sa perfection au travers des constructions mentales cathartiques. Les représentations ont une certaine teneur axiologique à laquelle se réfèrent les membres d’une collectivité pour fonder leur jugement et diriger leur conduite. En d’autres termes, la valeur confère à la règle de conduite une transcendance par rapport à l’empiricité. Elle situe la règle à une certaine distance de la réalité sensible, empirique, naturelle. La valeur est assortie d’un devoir-être qui nie l’être ou la réalité. Mais la convergence qui existe entre une représentation et une valeur n’annule pas leur divergence, car la valeur diffère de la représentation parce qu’elle est porteuse d’un idéal moral humanisant, ce qui n’est pas toujours le cas pour une représentation, à l’instar de celles sur lesquelles a porté notre analyse, et qui se révèlent être des constructions mentales aliénantes relativement aux repères de l’ontologie humaine.
Les fantasmes de posthumanité, de régénérescence cellulaire et de clonage humain reproductif présentent en effet un dénominateur commun : c’est qu’ils traduisent l’aspiration de l’être humain à l’éternité ou à l’immortalité, ce qui en soi est légitime eu égard aux délices dont regorge la vie et qui forgent l’envie de s’y accrocher, même de façon imaginaire. Mais là où le bât blesse, c’est que ces représentations ont un pouvoir considérable d’aliénation des repères ontologiques de l’humain. Elles dévoient en effet les attributs de la réalité humaine que sont l’autonomie, la liberté et la dignité. Les exploits de la technoscience contemporaine ainsi imaginés et prophétisés réifient l’homme, en le soumettant à une manipulation dégradante et inconsidérée. Peut-on, par exemple, envisager la connexion des facultés supérieures proprement humaines aux éléments cybernétiques, c’est-à-dire le cerveau humain branché et connecté à l’ordinateur ? L’être issu de ce mécanisme robotique sera appelé cybernanthrope ou cyborg ou encore posthumain. Dans quelle espèce pourra-t-on le classer ? Appartiendra-t-il à l’espèce humaine ou alors à l’ « espèce technique », pour reprendre la terminologie de Gilbert Hottois ?
Nous sommes là en présence d’une négation de l’autonomie et de la dignité humaines. Cela correspond au terrorisme ontologique[46] ou à la barbarie humaine onto-centrée[47], pour signifier la violence inouïe envisagée ou exercée sur les repères identitaires de l’espèce humaine, laquelle contribue à la « naturalisation » de l’homme, c’est-à-dire à sa dépréciation ou à sa dévalorisation au travers de sa réduction à une vulgaire entité naturelle dé/reconstructible, refaçonnable et reprofilable à loisir, au même titre que les autres êtres qui peuplent la nature.
CONCLUSION
Toute représentation répond à un idéal humainement légitime d’évasion et d’émancipation des contraintes, des contradictions et des absurdités de l’humaine condition. Elle traduit la volonté de libération du carcan de la finitude humaine routinière, étouffante et lassante, et donc finalement contraire à l’accomplissement plénier de l’homme. Pour cela, elle est quasi consubstantielle à celui-ci. On pourrait même se demander à quoi aurait pu ressembler l’homme si la nature ne lui avait pas gratifié de la faculté d’imagination, dont Emmanuel Kant a reconnu les mérites, à côté de l’entendement ou de la raison, tant elle participe à la régulation de l’existence humaine.
Toutefois, le rôle appréciable des représentions dans l’équilibre psycho-somatique de l’être humain ne devrait pas faire oublier leur capacité de nuisance en termes de promotion, voire de consécration du prisme déformant de l’essence générique de l’espèce humaine à travers lequel elles projettent son devenir, ainsi que nous avons pu nous en apercevoir tout au long de notre pérégrination analytique portant sur quelques fantasmes générés par la dynamique technoscientifique.
Aussi, nous a-t-il semblé nécessaire de dénoncer la dérive fantasmatique induite par cette dernière, à l’effet de confiner les représentations à leur vocation originelle d’exutoire, de défoulement et de catharsis. L’humain a besoin d’une illusion de bien-être, d’infinitude et de grandeur favorisés par la création illimitée des êtres de l’esprit qui rendent finalement supportables les absurdités et les contradictions liées à sa condition. Mais cette créativité fantasmatique ne saurait se déployer au prix de l’altération de sa propre spécificité d’être-au-monde. L’humanisation de la dynamique fantasmatique passe donc par son arrimage au principe de la dignité de la personne humaine. Cela pourrait s’appeler l’éthique du fantasme.
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RECONNAISSANCE ET NOUVELLES ORIENTATIONS NORMATIVES SUR LA JUSTICE SOCIALE
Koffi AGNIDÉ
Université de Lomé (Togo)
RÉSUMÉ :
Les différentes formes d’attentes et de revendications de reconnaissance à l’œuvre dans les sociétés contemporaines donnent à penser. Elles ont remis à l’ordre du jour le problème de la justice sociale pendant très longtemps réduit à la question de la redistribution. Précisément, les diverses formes d’attentes et de revendications de reconnaissance qui traversent les sociétés contemporaines invitent à la redéfinition de la justice sociale. La justice sociale n’est pas une simple question d’avoir, de possession ou de matérialité. Elle est aussi une question d’être, d’identité, de dignité et de reconnaissance. L’on ne peut poser aujourd’hui le problème de la justice sociale sans penser aux attentes et revendications de reconnaissance des individus et des groupes sociaux.
Mots-clés : Attentes et revendications de reconnaissance, justice sociale, modèle dualiste de la justice sociale, paradigme de la reconnaissance, reconnaissance et redistribution.
ABSTRACT:
The various forms of waitings and claims of recognition in the contemporary societies give to think. They gave to the agenda the problem of social justice during very a long time reduced to the question of the redistribution. Exactly, the various forms of waitings and claims of recognition which cross the contemporary societies invite to redefine social justice. Social justice is not a simple question of possession or materiality. It is also a question of being, of identity, dignity and recognition. One cannot speak today about the problem of social justice without thinking of waitings and claims of recognition of the individuals and the social groups.
Keywords : Waitings and claims of recognition, social justice, model dualistic of social justice, paradigm of the recognition, recognition and redistribution.
INTRODUCTION
Depuis la publication de la Théorie de la justice[48], le paradigme de la redistribution s’est imposé comme le cadre théorique dominant dans le débat sur la justice sociale. C’est justement la centralité théorique de ce paradigme que les débats actuels sur la thématique de la reconnaissance invitent à dépasser. La préoccupation pour la reconnaissance dans les sociétés contemporaines a remis à l’ordre du jour la question de la justice sociale. Elle convainc que le malaise des sociétés contemporaines ne se limite pas à l’unique question des inégalités économiques, ni à l’ampleur des risques[49]. Trop de membres des sociétés contemporaines souffrent du manque ou du déni de reconnaissance qui entre en contradiction avec leurs attentes légitimes de reconnaissance. Un changement sans précédant serait même intervenu dans la lutte pour la justice sociale. « Pendant deux siècles, souligne Alain Caillé, l’essentiel du conflit social dans les sociétés modernes a porté sur les inégalités économiques. Depuis les deux ou trois dernières décennies, au contraire, il s’organise au premier chef à partir de la question de la reconnaissance[50]». Le souci pour la reconnaissance et le respect est présent dans la quasi-totalité des compartiments de la vie sociale. Il est devenu un « nouveau phénomène social total[51]» et l’une des questions morales et politico-juridiques centrales des temps contemporains. La reconnaissance mobilise aussi bien les acteurs individuels que collectifs, les minorités religieuses et culturelles. Et tout laisse croire que c’est dans la reconnaissance de l’altérité que les sujets et groupes humains trouvent le soutien indispensable à leur existence[52].
Le problème que soulève la montée en puissance des diverses formes d’attentes et de revendications de reconnaissance dans les sociétés contemporaines est celui de la conception même de la justice sociale. Si toutes les formes d’attentes et de revendications de reconnaissance ne sont pas légitimes[53], la question de la reconnaissance telle quelle se pose dans les sociétés contemporaines donne à penser et invite à de nouvelles réflexions sur la justice sociale. Le débat sur la justice sociale doit prendre en compte les différentes formes d’expériences de l’injustice, en particulier celles qui découlent de la déception des attentes de reconnaissance des agents. Autrement dit, la question de la justice sociale doit être élargie aux revendications légitimes de reconnaissance des individus et des groupes sociaux étant donné qu’elles sont considérées comme indispensables à la formation et au maintien de leur identité. Ou, comme le souligne Axel Honneth, la définition de la justice sociale ne doit pas perdre de vue « nos conceptions sur la manière dont les sujets se reconnaissent les uns les autres et sur l’identité qu’ils se reconnaissent mutuellement [54]». Que l’on soit avec Axel Honneth, Charles Taylor, Emmanuel Renault ou Nancy Fraser, pour ne citer que quelques figures principales, la reconnaissance est conçue comme une condition indispensable du rapport positive à soi et aux autres et élevée au rang de principe de justice. Nancy Fraser est arrivée à défendre la pertinence d’une conception bidimensionnelle de la justice sociale axée sur la redistribution et la reconnaissance[55].
L’objet de cet article est d’établir que la quête presque généralisée de la reconnaissance dans les sociétés contemporaines invite à revisiter la conception matérialiste de la justice sociale. Le souci pour la reconnaissance et le respect des acteurs individuels et des groupes sociaux doit être intégré dans la définition de la justice sociale pendant très longtemps réduite à une simple question d’équité dans la redistribution. S’agissant de la méthodologie, l’article prend essentiellement appui sur les travaux des penseurs contemporains se réclamant de l’idée hégélienne de la reconnaissance. Dans la première partie, il s’agira de faire brièvement le point sur le cheminement ayant conduit à l’avènement des théories de la reconnaissance sur la « scène philosophique ». La deuxième partie est consacrée à l’idée du renouvellement de la question de la justice sociale dans un contexte historique où la proximité entre la reconnaissance et la justice est désormais établie. La troisième et dernière partie élucide le modèle dualiste de la justice sociale tel que développé par Nancy Fraser.
I- LE PARADIGME DE LA RECONNAISSANCE : DE HEGEL AUX CONTEMPORAINS
Le concept de reconnaissance est loin d’être un concept nouveau dans la tradition philosophique, d’où sa polysémie[56]. Dans leur parcours généalogique du concept de reconnaissance, Haud Guéguen et Guillaume Malochet ont établi une équivalence entre la reconnaissance et le terme grec anagnôrisis. Ce terme grec signifie une opération cognitive par laquelle l’on identifie un objet ou une personne quelconque[57]. La reconnaissance au sens d’anagnôrisis, précisent les deux auteurs, signifie chez Platon, qui l’utilise dans un sens épistémologique, une opération d’identification de quelque chose qui est actuellement perçu et que l’on connaît déjà par l’intellect. Chez Descartes, « reconnaître, c’est vraiment connaître ce que l’on connaît, mais dont on doutait qu’il fût vraiment connu[58] ». Dans la perspective bergsonienne, le concept de reconnaissance a le sens de souvenance, reconnaître, c’est se souvenir. Au sens wittgensteinien du terme, la reconnaissance signifie une réaction performative aux expressions d’autres personnes[59]. Bref, une approche reconstructive du concept de reconnaissance à la lumière de la tradition philosophique révélerait autant que possible ses différents usages philosophiques.
Ce qui est cependant nouveau et particulier dans l’usage contemporain de la thématique de la reconnaissance, c’est le renversement au plan grammatical du verbe « reconnaître » de son usage à la voix active à son usage à la voix passive, au lieu de reconnaître quelque chose, d’autres personnes ou soi-même, le sujet demande à être reconnu par les autres[60]. L’auteur dont le nom est lié à cette révolution sémantique est Hegel qui a lui-même emprunté le concept à Fichte. Ce dernier utilisa le concept de reconnaissance pour penser la relation juridique[61]. Hegel, au-delà de tout ce qu’il lui doit, pense la reconnaissance en termes d’exigence morale. L’idée de Hegel est que la conscience de soi dépend de l’expérience de la reconnaissance sociale. La subjectivité n’advient comme telle que dans l’intersubjectivité. L’altérité est la condition d’effectivité de la conscience de soi. Le processus d’individuation s’opère dans la reconnaissance, c’est « seulement par la reconnaissance d’autrui qu’un individu peut accéder à une véritable conscience de soi, ou à la “vérité” de la conscience de soi[62]».
En reprenant à leur compte l’idée hégélienne de la lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth et Charles Taylor ont respectivement publié La lutte pour la reconnaissance[63] et « Politique de reconnaissance[64]». Mais, comme le note Haud Guéguen et Guillaume Malochet, « la théorie de la reconnaissance qu’un penseur contemporain dégage de la philosophie de Hegel est toujours tributaire du choix des textes utilisés, ainsi, bien sûr, que des enjeux et problématiques qui président au départ de ces choix[65].» Axel Honneth a utilisé le paradigme hégélien de la lutte pour la reconnaissance dans sa tentative de réactualisation de la Théorie critique de l’Ecole de Francfort alors que Charles Taylor l’a utilisé pour développer une théorie de la reconnaissance des minorités culturelles. Il y a eu aussi des tentatives de récupération de Hegel par d’autres auteurs à l’instar d’Alexandre Kojève. Ce dernier s’est servi de l’héritage hégélien dans les années 1930 pour lire la lutte des classes, cette idée marxiste, en termes d’une lutte pour la reconnaissance. Francis Fukuyama s’est servi de la lecture kojèvienne de Hegel pour penser la fin idéologique de l’histoire[66].
S’agissant d’Axel Honneth, la philosophie de la reconnaissance qu’il développe constitue le troisième moment de la Théorie critique après ses prédécesseurs tels que Walter Benjamin, Max Horkheimer, Theodor Adorno, Herbert Marcuse et Jürgen Habermas. Le premier moment profondément marxiste axé sur le paradigme de la production fut l’œuvre de Walter Benjamin, de Max Horkheimer, de Theodor Adorno et de Herbert Marcuse, pour ne retenir que les grandes figures. Le second moment ou le tournant communicationnel de la Théorie critique est l’œuvre de Jürgen Habermas. En rupture avec ses prédécesseurs, Habermas leur reproche leur manque d’audace, celui d’avoir voulu sacrifié le potentiel émancipateur du projet de la modernité en réduisant les rapports sociaux aux rapports de production. Tout en leur concédant l’idée selon laquelle l’un des traits essentiels de la modernité est le triomphe de la raison instrumentale, Habermas objecte que la modernité n’est pas que cela. Il entend donc réhabiliter la modernité et invite à une distinction entre la raison instrumentale guidée par la seule espérance du succès et la raison communicationnelle qui se caractérise par la recherche d’un consensus juste ou d’une universalité à partir d’une pluralité de points de vue divergents. C’est au tournant habermassien de la Théorie critique dont l’idée phare est l’agir communicationnel[67] orienté vers l’intercompréhension qu’a succédé la philosophie honnethienne de la reconnaissance.
Axel Honneth reconnaît à Habermas un certain nombre de mérites dont celui d’avoir relevé un défi fondamental des premiers penseurs de la Théorie critique en relançant la recherche philosophique sur le social à base de son paradigme de la communication. Il lui reproche cependant son sacrifice de la structure du social sur l’autel de l’impératif du consensus. Contrairement à Habermas qui fait la promotion du consensus, Honneth pense que l’enjeu fondamental au cœur de la structure du social est la lutte pour la reconnaissance. Et c’est pour rendre compte de cette idée fondamentale jusque-là ignorée « aussi bien par l’ancienne Théorie critique que par Habermas » qu’Axel Honneth a fait appel aux sources hégéliennes, en particulier aux écrits hégéliens de la période d’Iéna. Il note : « Ce conflit dans l’entente me semblait être analysable au mieux à l’aune du paradigme de la lutte pour la reconnaissance développé par Hegel[68].» En préférant le paradigme hégélien de la lutte pour la reconnaissance à celui de la communication développé par Habermas, Axel Honneth a opéré une nouvelle révolution dans l’histoire de la Théorie critique.
Tout en reconnaissant la pertinence de l’éthique de la reconnaissance dont Axel Honneth fait la promotion, Emmanuel Renault[69] trouve que la philosophie de la reconnaissance doit étendre son champ d’analyse aux problèmes politiques. Il considère que « l’éthique de la reconnaissance élaborée par Honneth constitue sans doute la tentative la plus significative pour renouveler philosophiquement une théorie critique de la société, mais cette tentative ne peut être menée à bien qu’à condition de ne pas reculer devant ses dimensions politiques[70]». C’est ainsi qu’en assumant la dimension politique de la philosophie de la reconnaissance, Emmanuel Renault fait de celle-ci une théorie d’analyse des institutions sociales. Ceci dans la mesure où les institutions jouent un rôle déterminant dans la répartition des relations de reconnaissance dans une communauté politique. Comme il le dit, « les institutions expriment la reconnaissance quand elles permettent aux individus d’entretenir des relations de reconnaissance positive, et elles expriment un déni de la reconnaissance quand elles font obstacle à ces relations entre individus[71].»
De Honneth à Renault en passant par Taylor et Fraser, l’idée qui s’impose est que la philosophie de la reconnaissance est fille de son époque, pour reprendre l’enseignement de Hegel. L’émergence des théories de la reconnaissance est contemporaine de la quête de reconnaissance quasi-généralisée dans les sociétés contemporaines. Jamais, les sociétés humaines ne sont mues avec autant d’ampleur par la lutte pour la reconnaissance. Individus et groupes sociaux aspirent à la reconnaissance. Minorités ethniques, religieuses, culturelles et nationales expriment leur ardent désir d’avoir droit au respect. Chaque acteur social demande la reconnaissance de sa dignité et le respect qui lui est dû. Tous aspirent aux mêmes droits, mais également affirment avec fierté dans l’espace public leurs différences jusque-là cachées ou casernées dans la sphère privée. Dans les relations interpersonnelles, les relations entre les groupes sociaux, les traditions culturelles, les générations, dans les rapports des citoyens aux institutions, à l’Etat et à l’administration, les acteurs évoquent ou mobilisent le concept de reconnaissance. Le concept de reconnaissance est mobilisé dans les luttes sociales et politiques. Il est mobilisé quand les attentes de justice des différents acteurs et des groupes sociaux sont déçues. Les travailleurs mal payés ou exploités parlent du manque de reconnaissance. Les jeunes supportent mal des mois de stages que leur imposent les chefs d’entreprises et assimilent la longueur de la durée de leurs stages à une remise en cause des compétences ou qualifications acquises après de longues années d’études[72]. Les attentes de reconnaissance s’expriment avec acuité dans les milieux de mémoire[73] et dans les périodes de justice transitionnelle[74].
Cette montée en puissance de la thématique de la reconnaissance dans le monde contemporain fait penser à cette idée de Robert Antelme : « L’histoire de chacun se fait à travers le besoin d’être reconnu sans limite […] et c’est l’enfer de la vie quand on y manque[75]». Tout compte fait, l’actualité de la thématique de la reconnaissance aussi bien dans la réalité qu’en philosophie a réussi à enrichir la réflexion normative sur la justice sociale. La demande de reconnaissance, de considération ou respect est désormais traitée comme une question de justice sociale en philosophie politique. La justice sociale est une question de société décente[76].
II- RENOUVELLEMENT DE LA QUESTION DE LA JUSTICE : RECONNAISSANCE ET JUSTICE SOCIALE
La justice sociale n’est pas une simple question d’équité dans la redistribution. Il ne suffit pas de redistribuer les biens et services matériels pour espérer relever le défi de la justice sociale. D’ailleurs, les politiques publiques compatibles avec les principes de justice tels que définis par Rawls sont à même d’imposer des formes de vie mutilées ou dégradées aux agents[77]. Même si Rawls soulevait dans la Théorie de la justice la question des conditions d’accès au respect de soi défini comme le « bien premier le plus important », il l’a fait dans le cadre d’une théorie de la justice distributive « visant tout à la fois à justifier une distribution égale des droits civils et des droits politiques, et une distribution inégale des ressources pour autant qu’elles profitent aux plus démunis[78]».
Si le libéralisme déontologique de Rawls disposait d’une théorie de la reconnaissance[79] fondée sur le respect et l’estime de soi, l’idée phare qui est absente dans l’édifice théorique du philosophe américain est que le fonctionnement des sociétés contemporaines entre en contradiction avec les attentes légitimes de reconnaissance de « catégories importantes de citoyens qui ont un rapport d’autant plus négatif à eux-mêmes qu’ils sont ignorés, rejetés ou plus exactement « méprisés »[80]». Ou, comme le dit Catherine Audard, « Trop de membres de la société sont exclus par les politiques qui visent à corriger les inégalités sans lutter contre les discriminations. Trop de citoyens restent passifs parce qu’ils continuent à être traités comme des étrangers, à être humiliés par le racisme, le sexisme[81]». La vie d’un important nombre d’acteurs est précarisée par le procès d’invisibilité sociale[82]. À l’image du héros du roman Homme invisible, pour qui chantes-tu ?[83], nombreuses sont des personnes et catégories sociales qui souffrent de leur situation d’anonymat et d’êtres invisibles dans les sociétés contemporaines. L’invisibilité sociale peut avoir comme conséquence ultime chez les agents l’impossibilité de la participation à la vie publique[84].
Dans un contexte historique où nombreuses sont les catégories de personnes et de groupes sociaux qui sont convaincues qu’ils vivent dans une « société de mépris[85]», la conduite à tenir au plan public donne à penser. C’est dans cette perspective que les théoriciens de la reconnaissance pour leur part invitent à surmonter les situations de mépris et d’humiliation vécues par les acteurs par la reconnaissance. Par-delà les détails et différences d’ordre argumentaire et d’orientation, les théoriciens de la reconnaissance s’accorent tous sur l’idée selon laquelle la reconnaissance constitue une alternative, ou si l’on veut, un correctif aux situations de déni de reconnaissance et de mépris qui privent les acteurs des conditions de formation positive de leur identité.
Dans son programme théorique, Axel Honneth fait la promotion d’une éthique de la reconnaissance axée précisément sur trois sphères différentes et complémentaires de reconnaissance : la reconnaissance affective, la reconnaissance juridique et la reconnaissance sociale. Il était convaincu que pour accéder à la conscience de soi ou jouer un rôle dans la société, le sujet a « besoin d’une reconnaissance qui peut être comprise comme le jugement généralisé des autres membres sur la pertinence de ses accomplissements cognitifs ou pratiques[86] ». Les trois sphères de reconnaissance qu’il emprunte à Hegel constituent de son point de vue des « protections intersubjectives garantissant les conditions de liberté intérieure et extérieure[87] » à tous les agents et rendent effectives un « ensemble de conditions sociales dans lesquelles les sujets humains peuvent parvenir à une attitude positive envers eux-mêmes ». Il pense que c’est seulement quand le sujet fait l’expérience de ces trois formes de reconnaissance qu’il acquiert un fonds suffisant de « confiance en soi, de respect de soi et d’estime de soi » et peut par conséquent se « comprendre pleinement comme un être à la fois autonome et individualisé, de s’identifier à ses désirs[88]». La première forme de reconnaissance répond aux besoins affectifs du sujet, la reconnaissance juridique lui confère le statut de sujet de droit ou moral et la reconnaissance sociale répond à ses besoins liés à l’estime sociale. Cette dernière forme de reconnaissance insiste surtout sur l’importance de la participation à la division sociale du travail comme condition de l’estime sociale et de l’estime de soi.
Chez Axel Honneth, la justice sociale est dès lors conçue comme une question de qualité des rapports intersubjectifs et sociaux en usage dans une communauté politique. Elle est fonction des relations de reconnaissance et de réciprocité d’obligation en vigueur[89]. Selon le philosophe allemand, « ce qu’il y a de juste ou de bon dans une société se mesure à sa capacité à assurer les conditions de la reconnaissance réciproque qui permettent à la formation de l’identité personnelle – et donc à la réalisation de soi de l’individu – de s’accomplir de façon satisfaisante[90]». Il fait des trois formes de reconnaissance indispensables à une autonomie réelle des acteurs le fond normatif de sa conception de la justice sociale. Autrement dit, il élève les trois formes de reconnaissance au rang de principes de justice. Il note : « Aujourd’hui une éthique politique ou une morale de la société devrait être axée sur les trois principes de reconnaissance qui règlent, dans nos sociétés, quelles sont les attentes légitimes susceptibles d’être reconnues par les autres membres de la société. En conséquence, ce sont les trois principes fondamentaux que sont l’amour, l’égalité et la contribution à la société (Leistung) qui, pris ensemble, déterminent ce que l’on devrait comprendre aujourd’hui par l’idée de justice sociale[91]».
Le modèle honnethien de la reconnaissance s’adresse aux acteurs individuels et vise à les protéger contre l’atteinte à l’identité et à l’intégrité personnelle que représente le mépris qui peut prendre trois formes : l’atteinte physique, l’atteinte juridique et l’atteinte à la dignité de l’individu. Honneth n’a pas fait des revendications de reconnaissance culturelle des minorités une question d’importance majeure alors que, comme le dit Amy Gutmann, « la reconnaissance publique pleine et entière comme citoyens égaux peut requérir deux formes de respect : respect pour l’identité unique de chaque individu, sans considération de sexe, de race ou d’ethnie, et respect pour ces activités, pratiques et conceptions du monde[92] ». C’est justement ce défi que Charles Taylor a su relever dans sa réflexion multiculturelle.
Si Taylor partage avec Honneth la paternité hégélienne, ses préoccupations sont autres. Il considère que l’idéal de la pleine réalisation de soi dont la modernité fait la promotion est tributaire d’une idée de la façon dont les gens vivent ensemble, d’une conception du bien. De son point de vue, le souci émancipateur de la modernité, la pleine réalisation de soi n’est pas incompatible avec les « relations stables et les exigences morales qui transcendent le moi[93] ». La réalisation de soi requiert un contexte de choix qui la transcende. Taylor trouve illusoire l’idée d’indépendance du sujet à l’égard de toute valeur préexistante et estime que l’identité d’une personne inclut ses traits d’appartenance ou culturels[94]. C’est ainsi qu’il est arrivé à défendre l’idée d’une politique de la reconnaissance culturelle et son corollaire la citoyenneté multiculturelle. Dans les sociétés multiculturelles, il subordonne la légitimité des institutions démocratiques à leur capacité à reconnaître publiquement les spécificités culturelles des groupes minoritaires.
L’enjeu de toute la démarche de Taylor est d’arriver à faire des revendications de reconnaissance des minorités culturelles une question de justice et de la justice une question d’interprétation culturelle. Il estime qu’une personne ou « un groupe de personnes peuvent subir un dommage ou une déformation réelle si les gens ou la société qui les entourent leur renvoient une image limitée, avilissante ou méprisable d’eux-mêmes[95] ». Et il invite à repenser le projet démocratique dans les conditions contemporaines en tenant compte de la pluralité humaine dans sa dimension culturelle. Les sociétés multiculturelles ont non seulement besoin d’« une politique de respect égal » au sens kantien du terme, mais aussi et surtout d’« une politique de la différence ». La politique de la différence que préconise Taylor conçoit la justice sociale en termes de reconnaissance des différences culturelles. Elle invite au dépassement de l’universalisme juridique moderne qui définit la justice en termes de garantie de l’égalité des droits individuels universels.
Dans la même lignée que Taylor, Will Kymlicka défend le droit des minorités culturelles[96]. Mais, contrairement à Taylor qui défend une vision communautariste de la citoyenneté multiculturelle[97], Kymlicka milite en faveur d’un multiculturalisme libéral, c’est-à-dire adapté à l’ossature individualiste des sociétés modernes et contemporaines. Il insiste sur l’inviolabilité des droits individuels et défend des « droits collectifs se situant hors de la sphère d’action des droits individuels[98]». D’où son invitation à une distinction entre les mesures de « protection externe » et les mesures de « contrainte interne » dans le cadre de la politique multiculturelle.
Kymlicka développe une théorie libérale des droits des minorités et n’encourage que les mesures de « protection externe » des minorités culturelles. Il trouve qu’il n’est pas légitime qu’un groupe social dispose de mesures de « protection interne » qui lui permettraient d’exercer un pouvoir sur ses membres en les obligeant à pratiquer leur culture. Une théorie libérale du multiculturalisme visant la promotion de la liberté individuelle ne peut encourager des mesures qui seraient des moyens de domination du groupe sur l’individu. Dans le cadre d’une politique multiculturelle libérale, les mesures de « protection externe » que défend Kymlicka et oppose aux mesures de « protection interne » visent à protéger la culture sociétale des minorités « nationales et ethniques) de la domination de la culture majoritaire. Ce qui est sans conteste, c’est que Will Kymlicka pose l’individu, un concept clé du libéralisme, comme principe et finalité du multiculturalisme. Il pense la citoyenneté multiculturelle comme une citoyenneté se servant de la culture d’appartenance de chaque acteur pour construire l’autonomie de l’individu. Cette vision beaucoup plus viable de la citoyenneté multiculturelle est celle défendue également par Catherine Audard[99].
Dans tous les cas, la demande de reconnaissance, qu’elle vienne des acteurs individuels ou collectifs, est une question de justice et est traitée comme telle dans la philosophie politique contemporaine. Mais, la préoccupation qui demeure est de savoir le lien que le paradigme de la reconnaissance devrait désormais entretenir avec le paradigme de la redistribution qu’il prétend absorber. Le modèle dualiste de la justice sociale que préconise Nancy Fraser permet de clarifier cet enjeu et d’en faire une idée.
III- LE MODELE DUALISTE DE LA JUSTICE SOCIALE : RECONNAISSANCE ET REDISTRIBUTION
Nancy Fraser est l’une des penseurs qui a clairement souligné et assumé le basculement qui a eu lieu dans la question de la justice sociale dans les sociétés contemporaines suite à ce qu’elle nomme leur « tournant culturel ». Elle estime que les luttes politiques modernes qui, pendant plus de deux siècles, avaient été des luttes pour la redistribution sont devenues prioritairement des luttes pour la reconnaissance culturelle. Ce basculement qui se caractérise par le passage de la redistribution à la reconnaissance ne devrait pas cependant occulter la réalité des injustices socioéconomiques. Toute la démarche de Fraser prend la forme d’une interrogation sur la définition du concept de la reconnaissance pour en souligner aussi bien la pertinence et les limites dans le débat sur la justice sociale. Fraser dénonce la tendance de certains penseurs politiques contemporains à faire de la reconnaissance la seule sphère légitime de la justice. Ce que Fraser dénonce, ce n’est pas tant le paradigme de la reconnaissance en lui-même, mais l’approche qui consiste à en faire l’unique modèle de la justice sociale dans le monde contemporain et ceci à l’exclusion de toute référence au paradigme de la redistribution. De son point de vue, les théories de la reconnaissance telles que celles d’Axel Honneth et de Charles Taylor qui envisagent les interactions sociales dans une optique essentiellement morale, identitaire ou culturelle auraient pour conséquence la renonciation à une conception économique ou redistributive de la justice sociale. Cette position qui l’a mise aux prises avec Axel Honneth qui subsume la redistribution sous la catégorie de la reconnaissance est bien connue[100].
Selon Fraser, de même que le paradigme de la redistribution s’est révélé comme une forme de monisme théorique privilégiant les enjeux économiques aux luttes pour la reconnaissance, le paradigme de la reconnaissance se présente lui-même comme une espèce de monisme théorique susceptible d’inverser la situation antérieure en donnant la priorité aux revendications de reconnaissance au détriment des logiques économiques qu’il prétend absorber[101]. Privilégiant les enjeux économiques, le paradigme de la redistribution est incapable de voir dans l’injustice sociale les revendications de reconnaissance identitaires des personnes et catégories sociales lésées. S’agissant du paradigme de la reconnaissance, il privilégie les enjeux de survivance culturelle et refuse de voir dans le déni de reconnaissance et le manque du respect les formes économiques d’injustice sociale. Le paradigme de la redistribution privilégie dans une perspective marxiste les injustices matérielles ou liées à l’exploitation alors que le paradigme de la reconnaissance privilégie les injustices symboliques, celles qui portent sur les identités et les différences culturelles.
Si chacune des deux modèles théoriques présente une certaine pertinence, aucun des deux ne peut néanmoins à lui seul revendiquer le monopole dans la clarification des enjeux contemporains de la justice sociale. Selon Fraser, il est illusoire de vouloir réduire le paradigme de la reconnaissance au paradigme de la redistribution tout comme il est contre-productif de vouloir réduire le paradigme de la redistribution au paradigme de la reconnaissance. La redistribution et la reconnaissance constitueraient deux sphères différentes et irréductibles de la justice, l’une relevant du domaine économique, l’autre du domaine culturel. Fraser s’est proposée de lutter contre le schéma moniste qui valoriserait l’un ou l’autre des deux modèles explicatifs et défend un schéma dualiste spécifique capable de « préserver les atouts théoriques et politiques de l’approche par l’économie et par la culture en délimitant de façon aussi précise que possible leur sphère d’action respective et sans négliger, si possible, leur capacité d’interaction par effet de combinaison[102]».
Tout en plaidant pour l’autonomie de chacune des deux sphères, la philosophe américaine développe une conception « bivalente » ou bidimensionnelle de la justice sociale qui articule les revendications redistributives et les revendications identitaires. Fraser s’est donnée une « orientation programmatique » qui concilie avantageusement les aspects positifs des démarches politiques fondées sur la redistribution d’une part et celles fondées sur la reconnaissance d’autre part. L’enjeu de la démarche de Fraser est comment articuler dans un même fond théorique les impératifs de redistribution et ceux relatifs à la reconnaissance. Elle note :
Nous nous trouvons en fait devant une opposition plutôt improductive des termes constitutifs de la justice sociale. Nous ne devrions pas avoir à choisir entre redistribution et reconnaissance, entre lutte de classes et lutte identitaire ou entre multiculturalisme et social-démocratie. Ce sont là des dichotomies trompeuses. L’idée de justice sociale requiert au contraire que l’on intègre à la fois la charge émancipatoire de l’un et l’autre paradigme à l’intérieur du même cadre conceptuel[103].
Le pari de Fraser de mettre ensemble la redistribution et la reconnaissance dans un même cadre conceptuel repose sur la conviction que les deux principes pris isolément ne résolvent en rien le problème de la justice sociale. Quand l’on considère le principe de redistribution, il est opérationnel dans le traitement des questions relatives à la répartition équitable des revenus et des ressources, mais ne dit rien en ce qui concerne les enjeux de reconnaissance des identités et des différences culturelles. Le principe de redistribution permet de garantir aux personnes la sécurité économique sans pour autant leur garantir la protection contre l’humiliation, la mésestime et le non-respect de leurs identités et formes de vie culturelles. Les discriminations d’ordre ethnoculturel, d’origine pour les immigrés, de race et de sexe handicapent même le plus souvent les objectifs de la redistribution. Les acteurs qui font l’expérience du déni de reconnaissance sous ses différentes formes bénéficient rarement des meilleures conditions matérielles.
S’agissant du principe de reconnaissance, il est opérationnel dans le traitement des questions liées aux revendications de survivance des minorités culturelles, de formes de vie, de race et de genre. Mais, tout comme le principe de redistribution, le principe de reconnaissance ne règle qu’une partie du problème. Il protège les individus et groupes sociaux contre l’humiliation et la souffrance symbolique sans pour autant leur garantir la sécurité économique.
La conception bidimensionnelle de la justice sociale développée par Fraser vise à régler le problème de la justice sociale tel qu’il se pose dans le monde contemporain. Il est question de prendre en compte à la fois les injustices de type socioéconomique qui « résulte de la structure économique de la société et se manifeste par l’exploitation et la marginalisation économiques [104]» et les injustices de type culturel ou symbolique qui prennent la forme de la domination culturelle, du mépris et de l’invisibilité sociale.
La correction des injustices de type socioéconomique passe par la redistribution des revenus, la réorganisation de la division du travail, le contrôle démocratique de l’économie et des décisions d’investissement. En ce qui concerne les injustices d’ordre culturel ou symbolique, leur correction passe par une « approche transformative[105]» impliquant une politique dont la visée est la désinstitutionnalisation des hiérarchies injustes et l’abolition des lois, des règlements administratifs et des pratiques professionnelles qui font de certains citoyens des acteurs de seconde zone. Fraser insiste sur le rôle des institutions et des normes sociales dans la production des mécanismes discriminatoires et invite à la transformation ou au remplacement de celles qui ignorent les différences culturelles par d’autres qui les acceptent afin de « construire un monde où les minoritaires pourraient faire accepter leurs différences, quelle qu’en soit la nature[106]».
Elle réinterprète la reconnaissance en termes de statut et ce dont elle exige la reconnaissance, ce « n’est pas l’identité de groupe, mais plutôt le statut de membres individuels considérés comme des partenaires à part entière dans l’interaction sociale[107]» afin de garantir la parité de la participation. Il est question de rendre optimales les chances de participation égalitaire au destin de la collectivité par des normes et mesures adéquates. Selon Fraser, la reconnaissance est un problème qui doit se régler au niveau des institutions et des pratiques sociales. Elle ne doit pas être pensée en termes psychologiques, éthiques de vie bonne et de réalisation de soi ou identitaire comme le suggèrent Axel Honneth et Charles Taylor. Fraser oppose au modèle identitaire de la reconnaissance, dont Axel Honneth et Charles Taylor font la promotion, un modèle statutaire de la reconnaissance. Dans l’optique frasérienne, la reconnaissance n’implique pas l’affirmation des différences ou une politique de l’identité qui accroit la force des attachements communautaires aux dépens de l’autonomie individuelle en réduisant la responsabilité personnelle et l’importance des affiliations multiples[108].
Fraser a pris ses distances vis-à-vis de l’« approche affirmative » de la reconnaissance qui se contente de valoriser les identités dévaluées ou méprisées. Elle pense que ce qui doit faire l’objet de reconnaissance n’est l’identité propre à un groupe social ou culturel, mais le statut pour les membres de ce groupe à être traités comme des partenaires à part entière dans la coopération sociale. Sa position est que chaque acteur adulte de la société doit pouvoir « interagir avec les autres en tant que pair[109]».
Chez Fraser, le pivot normatif de la justice sociale réside dans la « parité de participation » par rapport à laquelle la redistribution et la reconnaissance apparaissent comme des conditions indispensables. Fraser a su intégrer la redistribution et la reconnaissance dans une vision cohérente de la justice sociale dont l’enjeu est la garantie de la participation égalitaire de tous les acteurs à la vie sociale. Toute la portée de sa démarche réside dans son effort de combinaison des deux paradigmes. Il se dégage donc de sa pensée que la justice sociale est à la fois une question de redistribution et de reconnaissance. Aucun des deux paradigmes n’a la primauté sur l’autre. Même si la tentative de distinction de la philosophe américaine entre la sphère de la redistribution et celle de la reconnaissance pose problème et relève plus d’une préoccupation méthodologique que d’un constat empirique[110], tout son mérite est d’avoir mis dans un seul et même fond théorique les deux paradigmes. La redistribution et la reconnaissance constituent deux exigences de la justice sociale.
CONCLUSION
On l’aura bien compris. La quête quasi-générale de la reconnaissance dans les sociétés contemporaines pose un problème de justice sociale. L’on ne peut poser aujourd’hui le problème de la justice sociale sans penser aux attentes et revendications de reconnaissance des individus et des groupes sociaux. En remettant à l’ordre du jour le problème de la justice sociale, les différentes formes d’attentes et de revendications de reconnaissance qui envahissent l’espace public des sociétés contemporaines obligent à l’élargir au souci des acteurs d’avoir droit au respect, à la considération et la reconnaissance. Tout semble faire croire que la reconnaissance est ce bien certes symbolique mais fondamental dont les agents ont besoin pour leur plein épanouissement. Les besoins du sujet humain ne se limitent pas à la question d’avoir, de possession ou de matérialité. Ces besoins englobent le désir d’être, d’identité, de dignité et de reconnaissance qui élève le sujet humain au dessus du monde animal ou de ce que Hegel nomme la « naturalité ». Toute personnalité humaine aspire à la reconnaissance et c’est le sentiment d’injustice quand la reconnaissance ne vient pas. Notre conception de la justice sociale doit tenir compte de cette vérité première.
Cette vérité première traverse aussi bien l’œuvre d’Axel Honneth que celle des penseurs multiculturalistes. Les travaux des penseurs qui se réclament du paradigme de la reconnaissance ont contribué dans environ une trentaine d’années à enrichir la réflexion normative sur la question de la justice sociale. Ces penseurs tiennent tous pour acquis que la définition de la justice sociale doit être élargie aux revendications de reconnaissance des individus et des groupes sociaux. Les attentes légitimes de reconnaissance des individualités et des groupes sociaux devraient être intégrées dans la définition généralement admise de la justice sociale. Mais, la question qui demeure est de savoir si le fait manifeste que les sujets et groupes sociaux désirent être reconnus autorise à défendre la pertinence d’un droit imprescriptible à la reconnaissance. Si la demande de reconnaissance est une question de justice sociale, le lien entre la justice et la reconnaissance reste à élucider. Mais ceci est une question qui ne peut être traitée dans le cadre de cet article. Elle peut bien entendu faire l’objet d’un autre article.
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LES DROITS DE L’HOMME PAR LA MODERNITÉ ENDOGÈNE AFRICAINE
Éric Inespéré KOFFI
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Si, à l’origine, l’enjeu de la revendication et de la déclaration des droits de l’homme est de libérer l’individu de l’emprise du divin, de la société et du pouvoir d’État pour affirmer son individualité, ce départ, marqué du sceau de la culture occidentale, n’exclut pas leur mise en culture rationnelle en Afrique, eu égard à la perception singulière du rapport entre la société et l’individu par les Africains. Avec Emmanuel Kant, se légitime notre thèse selon laquelle une modernité endogène africaine est nécessaire pour que les droits de l’homme soient en congruence avec la société, les valeurs humaines africaines et les droits des peuples, au-delà de la liberté individuelle que l’Occident tend à sacraliser, en vue d’une complémentarité de toutes les générations des droits de l’homme.
Mots-clés : Droits de l’homme, Droits des peuples, Individualisme, Libéralisme, Liberté, Modernité endogène, Société, Valeurs africaines.
ABSTRACT :
If in the origin, the aim of the claiming and the declaration of the human rights is to free man from the divine, the society and the power of the state to assert its individuality, this beginning marked with the seal of the western culture, does not exclude their putting in rational culture in Africa because of their singular perception of the link between the society and the individual by the Africans. With Immanuel Kant, we find the justification of our argument according to which an endogenous African modernity is necessary for human rights to be in congruence with the society, African human values and people’s rights, beyond the personal freedom the West tends to consider as sacred, with a view to a complementary of all the generations of human rights.
Key words : African values, Endogenous modernity, Freedom, Human rights, Individualism, Liberalism, Rights of peoples, Society.
INTRODUCTION
Les Lumières sont une condition essentielle de la Modernité politique, par l’accélération qu’elles apportent au processus de conquête des droits de l’homme. Elles ont contribué, en effet, à leur première déclaration en France pour libérer l’individu de l’emprise de la société et du pouvoir d’État. Ce processus, millénaire, mais toujours actuel, est innervé par une tension entre l’individu et la société dont la cause finale serait la liberté individuelle. Cependant, les Africains entretiennent une relation privilégiée avec la société au point de déplorer un individualisme envahissant au non de la modernité occidentale.
Ainsi se justifie la problématique du juste rapport entre l’individu et la société dans la compréhension des droits de l’homme. En ce sens, une modernité endogène africaine par une conceptualisation des droits de l’homme valorisant davantage la société face à l’individu n’est-elle pas nécessaire pour leur équilibre véritable ? Autour de quelles valeurs cette modernité endogène africaine pourrait-elle s’articuler ? Ces valeurs endogènes favoriseront-elles une modernité locale et close ou ouverte à l’universel ?
Notre hypothèse est qu’il existe déjà dans l’histoire du continent les germes d’une modernité endogène ouverte à l’universel qu’il faut se réapproprier pour équilibrer les droits de l’homme aujourd’hui. Pour la confirmer, nous adopterons une démarche génésique et critique pour montrer que notre thèse, affirmant la nécessité d’une modernité endogène africaine des droits de l’homme, est justifiée par l’opposition entre leurs conceptions antique et moderne.
Aussi, commencerons-nous par rappeler le souci des antiques d’une complémentarité entre droits sociaux et individuels malgré leur environnement holiste (I), afin de montrer que la révolution copernicienne de l’individu opérée par les Modernes dégénère en négation de la société (II) au point de nécessiter la modernité endogène africaine pour une compréhension plus équilibrée des droits de l’homme et un monde plus apaisé (III).
I- LA COMPLÉMENTARITÉ ORIGINELLE DE LA SOCIÉTÉ ET DE L’INDIVIDU DANS L’ÉMERGENCE DES DROITS DE L’HOMME
Les Déclarations des droits de l’homme font aujourd’hui l’apologie des droits subjectifs au détriment des sociaux. Mais une analyse génésique de leur maturation philosophique depuis l’Antiquité grecque révèle plutôt la prépondérance initiale de la société sur l’individu en vue de la complémentarité de leurs droits.
1- Les droits de la société et de l’individu chez Platon et Aristote
Platon et Aristote, sous la double influence de la structure autarcique de la Cité grecque (polis) et de son respect par Socrate, au prix de sa vie, ont en partage une conception holiste des rapports sociaux. Au regard des droits de l’homme, le mérite de Socrate est, déjà, dans ce contexte holiste, d’introduire dans les cités (poleis) l’obligation, pour les individus et surtout pour les autorités politiques, de rendre raison de leur attitude morale et politique, par la maïeutique comme « tribunal de la raison »[111]. Animés par des motivations différentes, Platon et Aristote, resteront fidèles au respect de la Cité comme but, telos, valeur indépassable de l’existence humaine et au tribunal de la raison comme moyen de juger l’activité politique. Leurs philosophies politiques respectives assurent donc les droits individuels par les droits sociaux.
Horrifié par la condamnation injuste de son maître, Platon élabore une théorie politique dont la justesse de la Cité, La République[112], assure la justice et la liberté des individus. La complémentarité entre les droits subjectifs et sociaux est théoriquement fondée par la structure ternaire de la société à l’image de celle de l’individu. La justice distributive du pouvoir aristocratique en découlant a le double avantage de préserver l’harmonie de la polis, la république, et la sécurité des individus. Si tous n’ont pas droit aux mêmes fonctions et libertés, la république leur assure, néanmoins, les droits primaires et naturels : la vie, l’éducation républicaine des enfants, le travail et la paix, en retour de leur fonction sociale respective bien comprise et exécutée. Les « philosophes rois » sont ainsi les juges du tribunal de la raison à l’œuvre dans la république pour le respect des justices individuelle et sociale.
Aristote, plus détaché de la mort de Socrate, s’en tient, par pragmatisme, à la diversité et à l’autonomie des poleis en privilégiant la raison pratique, la phronesis, par la recherche parmi elles du meilleur juste légal (droit positif) qui est aussi le juste naturel (droit naturel). Soucieux de parvenir au pouvoir politique du juste milieu entre l’aristocratie et la démocratie, il a pour ambition de garantir l’existence de la société sans laquelle il n’y a pas d’existence et de bonheur individuels possibles d’autant plus que l’homme est « un animal politique »[113]. Au contraire de Platon, il reconnait des droits politiques aux individus par l’intérêt qu’il accorde à la délibération politique à travers la rhétorique. Le tribunal de la raison s’étend alors à « celui qui a la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire »[114] : le citoyen. Au terme des débats à l’agora, la décision politique est consensuelle dans l’intérêt de l’individu et la société.
Par ailleurs, Platon et Aristote pensent que le bonheur est un droit naturel à la fois social et individuel. Seulement, il n’est accessible que par l’activité philosophique qui nécessite des aptitudes particulières telles que l’étonnement, la contemplation, la logique, la rhétorique, le discernement, Etc., que tous n’ont pas. Ainsi, au départ, la philosophie est un droit pour tous et les philosophes ne deviennent une élite politique ou morale qu’a posteriori, avec la responsabilité sociale d’éduquer les individus.
Il apparait que certains droits subjectifs existaient chez Platon et Aristote. Mais, développés dans un cadre holiste et assujettis à un ordre transcendant, respectivement le monde intelligible et le cosmos mis en mouvement par le premier moteur, ces droits n’avaient pas encore la portée de ceux de la Modernité. Le telos de la politique était alors de se rapprocher au mieux de cet ordre. Ce qui fait dire à Guy Haarscher que les égalités (éducation chez Platon, rhétorique chez Aristote) autant que les inégalités (esclavage, condition de la femme) n’étaient pas « de principe mais de circonstance »[115], c’est-à-dire des moyens pour assurer l’équilibre de la société. Aristote prévoyait, en effet, la fin de l’esclavage avec les progrès de la technique.
En somme, les philosophes de la polis, Socrate, Platon et Aristote ont initié la philosophie des droits de l’homme en introduisant le tribunal de la raison en politique et en élaborant des théories politiques assurant les droits individuels[116] par les droits sociaux. Le primat ainsi accordé à la cité n’exclut donc pas la complémentarité entre droits sociaux et subjectifs. Les transformations futures de la société grecque entraineront d’autres progrès de cette philosophie avec les stoïciens et les chrétiens.
2- Les droits de la société et de l’individu chez les stoïciens et les chrétiens
La conquête de la Grèce par Philippe de Macédoine contribuera à des avancées notables dans la conquête des droits subjectifs. L’individualisme est, dans ce contexte, une conséquence directe de la dislocation de la structure des poleis et de la fin de la délibération politique publiquedont l’épicurisme théorisera les principes du moment. L’individu, livré à lui-même, doit se limiter à « vivre en philosophe, diriger sa maison (…) et se dégager de la prison des affaires quotidiennes et publiques »[117] dans un monde toujours holiste mais plus hostile. La recherche de l’ataraxie épicurienne conduit à l’autarcie de l’individu qui se méfie de la politique et se contente d’un contrat moral avec les autres membres de la société pour protéger sa vie, sa liberté et son bonheur. Ses droits subjectifs sont toujours tributaires des droits sociaux. Mais il manque à l’individualisme épicurien l’universalité caractéristique du stoïcisme.
Le stoïcisme, en tirant les conséquences rationalistes de la dislocation des poleis, déduit du déracinement social des individus l’universalité de leur rationalité qui les révèle citoyens du monde, de la cosmospolis que de la polis. Mais cette nouvelle citoyenneté est encore idéale, transcendante, parce que uniquement intellectuelle. Pour protéger ses droits subjectifs, le sage stoïcien se contente de murer sa volonté dans son monde idéal pour échapper aux avanies du monde terrestre et de son corps qui y est englué : « il t’est permis, à l’heure que tu veux, de te retirer dans toi-même. Nulle part l’homme n’a de retraite plus tranquille, moins troublée par les affaires, que celle qu’il trouve dans son âme »[118]. D’où le sens de la fatalité (fatum) stoïcienne : « tout ce que la constitution de l’univers nous astreint à souffrir, endurons-le en faisant preuve de grandeur d’âme »[119]. Le stoïcisme rejoint donc l’autarcie individuelle du fait de l’épicurisme encore placé sous la coupe d’un ordre social englobant. La pensée chrétienne apportera une contribution ambivalente à cette conquête des droits individuels.
Le christianisme reconnait à l’individu la dignité de la personne humaine. Par ailleurs, l’idée du droit naturel fait des progrès par son origine divine qui a le double avantage d’être, d’une part, rattachée à l’autorité religieuse et par là opposable au droit positif ; d’autre part, de conférer des droits subjectifs aux individus qui héritent, par exemple, de la liberté de leur père céleste. En ce sens, les commandements du décalogue qui interdisent le vol et l’homicide portent déjà en germe les droits naturels à la propriété privée et à la vie.
La liberté de conscience apparaît avec la Réforme protestante qui permettra véritablement à l’individu de choisir une religion et d’envisager une lecture et une interprétation personnelles de la Bible. Mieux, l’attachement du protestantisme au capitalisme[120] comme moyen de présumer ici-bas du salut de chacun donne à l’individualisme une assise économique qui ne peut que lui être profitable.
Mais, la force de la foi chrétienne est aussi sa faiblesse car elle peut se révéler passionnée. Elle causera, ainsi, aux droits de l’homme de lourds préjudices en théorie et en pratique. En théorie, la Réforme introduite par Luther et Calvin, en affaiblissant l’autorité de l’Église catholique, renforce celle du pouvoir séculier, dépouillant les individus de tout recours de taille. En pratique, l’Église elle-même ne jouera pas toujours ce rôle de secours des opprimés pour des raisons politiques et économiques qui en feront plutôt « l’opium du peuple »[121]. Les guerres de religion favoriseront les pires violations des droits de l’homme depuis l’Antiquité.
Il n’en demeure pas moins que la pensée chrétienne a apporté sa pierre à l’édifice des droits individuels dans les mêmes conditions que les philosophes car la majorité des acquis étaient circonscrite dans les communautés chrétiennes. De fait, « la conception de la société reflétée par la Bible reste holiste »[122].
Au total, de l’Antiquité à la fin du Moyen-âge, l’odyssée des droits de l’homme se fait toujours dans un contexte holiste reposant sur la complémentarité des droits individuels et sociaux. Même si ces droits ne sont pas encore ceux de la Modernité, leur conscience a existé contrairement à l’opinion de Danièle Lochak pour qui, pendant toute cette longue période, « les droits de l’homme sont (…) tout simplement impensables »[123]. Guy Haarscher qui les perçoit dans une dynamique génésique situe, à juste titre, leur origine dans la pensée grecque mais les juge plutôt insuffisants « tant que la Cité existe en fait comme entité autonome, et corrélativement comme idéal, comme horizon indépassable »[124]. Les philosophes modernes vont libérer l’individu de l’emprise de la société.
II- LA RÉVOLUTION COPERNICIENNE DE L’INDIVIDU[125] PAR LA MODERNITÉ OCCIDENTALE
Alain Laurent compare à juste titre le renversement des rapports qu’opère la Modernité entre l’individu et la société à une révolution copernicienne. Mais le passage du holisme à l’individualisme se révèlera ambivalent à l’égard des droits de l’homme. Quels en sont donc les avantages et les inconvénients ?
1- L’individualisme éthique du contractualisme
Hobbes inaugure la théorie du primat de l’individu par sa théorie du contrat social qu’il oppose à l’anthropologie aristotélicienne en affirmant que « cet axiome, quoique reçu si communément ne laisse pas d’être faux, et l’erreur vient d’une trop légère contemplation de la nature humaine »[126]. À sa suite, Locke et Rousseau, malgré les différences de leur contractualisme, contribuent à centrer l’individu dans la vie sociale et politique. Dorénavant, les individus précèdent l’État institué pour préserver leurs droits innés et inaliénables : la liberté, l’égalité, la propriété privée, Etc. Le droit naturel rationnel est supérieur au droit positif par son antériorité.
La proclamation des Droits de l’homme et du citoyen en 1789 a pour but de les porter à la connaissance de tous, gouvernants et gouvernés, afin qu’elle « leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs …»[127]. La fonction de l’État est de respecter ces droits et de les protéger contre les abus des pouvoirs religieux et politique dans l’intérêt de l’individu.
Toutefois, le contractualisme, en bonne logique, reconnait la nécessité de l’autorité de l’État et du droit positif à condition qu’elle soit bridée par les droits subjectifs. Malgré l’ascendance de l’individu, il est encore dépendant de la société. Rousseau, moins absolutiste que l’auteur du Léviathan, est néanmoins, sans équivoque, en accord avec lui à cet égard : « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre »[128].
L’individualisme contractualiste est donc dit éthique parce qu’il a l’autre en regard par la reconnaissance des normes morales et sociales. Il s’ensuit que même la liberté, présentée comme le premier des droits de l’homme, garde la même valeur juridique que l’égalité, la dignité humaine, la justice et favorise le bien public, le bonheur de tous et la justice sociale qui sont les droits sociaux ou droits-créances. Cette deuxième génération des droits de l’homme, reconnaissant la nécessité de l’État, consolide davantage l’individualisme, car elle crée les conditions pour l’effectivité de ceux de la première génération. Mais la révolution ne s’arrêtera pas là.
2- L’individualisme absolu du néo-libéralisme
Le néo-libéralisme apparait au XIXe siècle comme l’héritier du libéralisme nourrissant plus d’ambitions pour l’individu. Mais la démesure de son ambition portera préjudice aux droits de l’homme à certains égards.
Au-delà des diverses tendances du néo-libéralisme, la théorie de Friedrich August Von Hayek[129] suscite de nombreux travaux de recherche pour son libéralisme intégral articulant les aspects philosophique, économique, politique, juridique et culturel de la vie sociale. Mais, il les faits tous dépendre du paradigme de l’économie de marché où la liberté individuelle est la mesure de toute chose. Elle se dresse face à l’État comme inviolable en lui exigeant de créer les conditions sécuritaires d’expansion et d’épanouissement par le libre échange. La liberté, perçue dans le prisme économique néolibéral prend alors le sens négatif d’une « propriété caractérisant la situation de la personne qui ne se trouve pas contrainte d’agir contre sa volonté »[130].
Cette liberté économique aux allures de liberté naturelle laisse penser que l’activité économique est strictement privée, au sens où elle s’effectuerait sans rapport avec les intérêts des autres, et peut donc les ignorer. En tout état de cause, « la société libérale est celle qui protège et respecte la liberté économique des individus qui la composent (et non pas d’abord leurs ʺdroits et libertésʺ au sens de la charte onusienne des droits de la personne) »[131]. Il apparait d’une part que le sens de la liberté chez Hayek est réducteur, car comme le souligne Raymond Aron[132], il ne renvoie plus au choix démocratique de ses dirigeants politiques, à la satisfaction de ses désirs propres et au pouvoir de choisir délibérément et rationnellement sa voie propre d’existence. D’autre part, la liberté économique s’élève infiniment au-dessus des autres valeurs proclamées, implicitement ou explicitement, en 1789 et en 1948. D’où l’ampleur de la menace que fait peser le néo-libéralisme sur les droits de l’homme.
La réduction de l’autorité de l’État consiste également à lui retirer tout pouvoir de planification rationnelle des activités économiques en vue de projets précis. D’abord parce qu’une telle initiative relèverait de l’interventionnisme étatique incompatible avec le néo-libéralisme. Ensuite, parce que la planification est principiellement vouée à l’échec par le mécanisme de sélection naturelle du marché. Se faisant l’écho de Hume, Hayek réaffirme l’incapacité de la raison à construire le réel autant que la vie économique et sociale. L’ordre spontané est plutôt animé par des évènements imprévisibles auxquels ne survivent que ceux qui savent adopter des « règles de juste conduite » inspirées de la tradition économique ou de la coutume en terminologie humienne. Allant plus loin qu’Adam Smith, il postule que l’histoire n’ayant pas une trajectoire intelligible et prévisible, elle est l’œuvre impersonnelle du marché qui « est une instance régulatrice, mais une instance vide qui n’est personne. La main n’est pas seulement invisible, il n’y a pas de main »[133]. En réalité, chez Hayek, il n’y a d’État que l’ombre de lui-même.
En effet, si personne n’organise les actions individuelles et les activités économiques en vue du bien commun, alors il n’y a plus de souveraineté, ni d’intérêt public. Mais un monde où il n’y a pas de débat sur les fins communes et individuelles, où la loi se limite à codifier le marché en développant ses moyens que les individus ont le loisir d’utiliser selon leur bon plaisir, est un monde où les hommes ne vivent plus ensemble, une non société, car chaque individu est devenu absolu, du moins tant qu’il survit à la sélection naturelle du marché. Sans société, sans État, comment les droits de l’homme sont-ils encore possibles, eux qui ont été déclarés pour la bonne gouvernance nationale et pour le bonheur de tous ?
De fait, sa conception impersonnelle de l’histoire de l’humanité conduit Hayek à dissocier l’ordre économique du moral. Par suite, les faillites des entreprises et des États ne sont la responsabilité de personne mais le fruit d’une conjoncture des forces aveugles du marché. Pour lui, « dans l’ordre spontané du système de marché, nous recevons tous continuellement des avantages que nous n’avons mérités moralement en aucune façon ; et ce fait, nous impose l’obligation d’accepter aussi des diminutions de revenu sans les avoir méritées »[134]. Il est donc profondément insensé et arbitraire pour l’État d’envisager la justice sociale pour soutenir certains individus en peine sur le marché. En logique néolibérale, « une société libérale ne suppose rien d’autre que l’adhésion au principe de la liberté individuelle, qui a l’avantage de ne pas exiger une vision commune du Bien commun »[135]. Alors s’éclairent le refus du projet d’assurance maladie universelle du Président américain Barack Obama par le thea party et l’indifférence néolibérale face aux injustices du système économique mondial.
Hayek veut trouver le fondement philosophique de son rejet de la justice sociale et du bien commun dans l’articulation entre la morale du devoir qui fait du bonheur un idéal de l’imagination et de la philosophie politique kantienne jugeant paternaliste et despotique tout État désireux de faire le bonheur de ses citoyens. Bernard Manin en conclut un accord de Hayek avec Kant «pour affirmer que le principe de la politique ne saurait être le bonheur, mais seulement la liberté. Il est des principes universels de la liberté, il n’en est pas du bonheur »[136].
Mais ce recours à Kant est une méprise dans la mesure où le rationalisme kantien postule plutôt qu’il est un devoir moral pour chaque personne de se rendre digne du bonheur. Il est de son devoir de mener une vie décente conforme à la dignité humaine. Il incombe alors à l’État, en tant qu’ « Idée de la raison pratique »[137], de traiter la personne humaine « toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen »[138]. D’où l’intérêt de la justice sociale et la condamnation de la guerre à travers son projet de paix perpétuelle[139] impliquant une certaine influence de l’homme sur l’histoire et rendant possible une planification économique et politique au double plan national et international. Kant assujettit la politique et donc l’économie à la morale car elles ne peuvent faire un pas sans lui rendre hommage, contrairement aux actions de la politique néolibérale telles que « la dérégulation, la privatisation, le retrait de l’État, l’explosion des inégalités et la mise en concurrence généralisée »[140]à travers la mondialisation.
Au regard des menaces que font peser l’individualisme absolu et le néo-libéralisme sur les droits de l’homme, les États et les peuples africains n’ont-ils pas le droit d’envisager la modernité autrement ?
III- LA MODERNITÉ ENDOGÈNE AFRICAINE POUR LA RÉHABILITATION DE LA SOCIÉTÉ ET LA REVITALISATION DES DROITS DE L’HOMME
Par l’impérialisme et la mondialisation, les Africains se retrouvent pris aujourd’hui dans les rets de l’individualisme absolu et du néo-libéralisme. Cette posture se révélant inconfortable pour eux, il importe de savoir si elle sied à leur culture et comment s’en libérer. À cette fin, la réhabilitation de la société face à l’individu peut contribuer à plus de cohérence et de respect des droits de l’homme mis en péril par le néo-libéralisme.
1- Modernité endogène africaine et réhabilitation de la société
Il n’est pas abusif de dire, malgré les influences actuelles de l’individualisme absolu et du néo-libéralisme, que la culture des Africains les dispose à une conscience aiguë de l’importance de la société. Sans nier ses imperfections, ils entretiennent avec elle des rapports nécessaires plutôt qu’antagonistes. Ils se sentent animés d’un devoir à son égard, reflétant ainsi la relation que Kant établit entre une société structurée et ses membres :
« l’union de ces (…) hommes, qui est en soi-même une fin (que chacun doit avoir), par conséquent l’union en tout rapport extérieur des hommes en général qui ne peuvent se dispenser d’en venir à s’influencer réciproquement, est un devoir inconditionné et premier : une telle union ne peut se rencontrer que dans une société se trouvant dans une constitution civile, c’est-à-dire constituant un être commun »[141].
Depuis la colonisation, la conscience africaine de la communauté a toujours été exprimée par ses intellectuels qui ont affirmé la nécessité de préserver leurs structures sociales fondant leurs personnalités individuelles et culturelles. C’est donc à bon escient que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples est la seule à mentionner « les peuples » dans sa dénomination en référence aux sociétés et aux populations d’Afrique. Par suite, « c’est la première fois qu’un instrument international, en l’occurrence dans son article 20, consacre expessis verbis le droit des peuples à l’existence : ʺtout peuple a droit à l’existenceʺ »[142].
S’il était encore nécessaire, eu égard au contexte colonial d’élaboration de cette Charte, de prouver que l’attachement africain à la société n’est pas accidentel, pas une simple réaction anticoloniale, mais essentiel, culturel et viscéral, la découverte récente de la Charte de Kurukan Fuga[143] devrait suffire. En effet, selon Djibril Tamsir Niane, l’enjeu de l’élaboration de cette Charte sous la haute direction de Soundjata Kéita, roi du Mali ancien, est la consolidation de la société mandingue par la détermination des conditions idoines pour « une paix durable »[144] dans la région après cent ans de guerre. À cet effet, les principes des droits de l’homme sont érigés pour l’organisation sociale, le règlement des conflits, la propriété privée, la succession, l’esclavage, le statut des femmes, l’environnement et la bonne gouvernance.
À travers cette Charte de 1236, se confirment les valeurs proprement africaines aujourd’hui en déclin et que les Africains doivent se réapproprier plutôt que de se laisser aller à la dérive par l’individualisme absolu et le néo-libéralisme envahissants. Ce sont, dans la complémentarité de l’individu et de la société, la sociabilité, la solidarité et l’altruisme, la moralité et la dignité humaine, l’unité dans la diversité, le respect des ainés, l’éducation sociale, la parenté à plaisanterie ou alliances ethniques et le consensus politique.
Qu’il nous suffise, pour montrer l’impact de ces valeurs sur les droits de l’homme, de montrer la portée sociale de la parenté à plaisanterie et du consensus politique, valeurs qui, bien comprises et juridiquement institutionnalisées, sont, en fait, des mécanismes de prévention et de résolution des conflits ethniques qui minent la cohésion sociale et la paix sur le continent. En effet, en les mettant en scène par la plaisanterie, ils y sont circonscrits et ne peuvent ni ne doivent dégénérer.
Ainsi, autant il est juridiquement interdit aux individus et aux sociétés de se porter atteinte physiquement au nom de leur alliance, autant il leur est fait l’obligation d’être solidaires. Le réseau d’alliances conduit donc à verrouiller les conflits physiques et sanglants en les évacuant par la parole désarmée de la plaisanterie. Mais ce mécanisme culturel, qui s’étend au moins sur toute l’Afrique occidentale, est mis entre parenthèses par les passions politiques attisées par des leaders individualistes absolus prêts à sacrifier la société pour leur seule gloire, surtout à l’occasion des élections. Il devrait être un outil institutionnel de bonne gouvernance sociale. À défaut, les pertes humaines et sociales sont, à terme, immenses pour très peu d’acquis individuels et politiques. Aminata Diaw est donc fondée à penser que
« c’est justement cette démocratie libérale qu’il convient d’interroger, dans sa capacité à gérer le pluralisme sans que cela ne se traduise par une contestation ou déliquescence du lien social, dans son aptitude à faire de ce dernier un facteur d’inclusion et non producteur d’exclusion »[145].
Même si la révolution fait partie de l’histoire des peuples, la récurrence des coups d’États, des rebellions, des troubles postélectoraux, des mutineries en Afrique concourt plus à sa régression qu’à son progrès. Au contraire, le consensus politique, qui peut intégrer le principe de la réforme constitutionnelle kantienne[146] plutôt que le droit à la révolte, dans un cadre républicain, apparaît comme le moyen de sauver les acquis de la société, même minimes, par une gouvernance solidaire et apaisée. Le républicanisme kantien permet de gouverner la société par la loi et le consensus, de surmonter les difficultés politiques par le dialogue et la reforme constitutionnelle. Ce qui suppose un respect absolu de la vie car « toute vie humaine est une vie (…) et aucune vie n’est supérieure à une autre »[147].
Il apparaît que l’enjeu de la découverte de cette première Charte africaine n’est pas seulement historique mais aussi politique et juridique. Le défi lancé aux Africains par Soundjata est de respecter scrupuleusement les droits de l’homme pour une paix sociale et régionale durable. Pour bien montrer leur attachement à la société, ils devraient mettre en œuvre une solidarité moderne et institutionnelle[148] dont la sécurité sociale et l’assurance maladie universelle sont des exemples. Tel est le sens de la modernité endogène africaine qui est actualisation des valeurs sociales traditionnelles pour le respect et l’épanouissement de l’individu. Le libéralisme moderne par l’individualisme éthique est donc moins en cause que le néo-libéralisme. Djibril Tamsir Niane ne dit pas autre chose quand il parle de la Renaissance de l’Afrique grâce à cette charte. Cet équilibre entre la société et l’individu réconcilie l’Afrique, l’Antiquité grecque et les Lumières et isole l’individualisme néolibéral sur la question des droits de l’homme. Ces propos de Rousseau l’attestent bien :
« Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune ; en somme que chaque particulier ne se croie plus un mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout »[149].
En assumant cette modernité endogène, les États africains amélioreront leur gouvernance afin de faire entendre une voix commune sur la scène internationale.
2- Modernité endogène africaine et droits des peuples
Le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en sont paragraphe 7, considère qu’ « une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance » pour que les États membres de l’Organisation des Nations Unies (ONU) assurent leur respect effectif dans le monde entier. Mais cette conception commune est loin d’être acquise face aux différences régionales et politiques d’interprétation de leurs trois générations. Ainsi, les néolibéraux, essentiellement occidentaux développés, privilégient les droits subjectifs dits de première génération avec leur corollaire d’individualisme absolu et de capitalisme extrême. Les États du Tiers-monde privilégient les droits sociaux dits de seconde génération avec en toile de fond le socialisme. Comme pour les réconcilier, la Déclaration de 1948, contrairement à celle de 1789, reconnait aux peuples la troisième génération constituée par l’égalité de droit des nations, le droit au développement équitable, le droit d’être préservés du fléau de la guerre ou droit à la paix et le droit à la justice internationale.
Guy Haarscher s’inquiète et s’interroge sur une possible « banalisation des droits de l’homme » et une « inflation des revendications »[150]. Danièle Lochak, pour sa part, veut savoir s’ils sont des « exigences politiques ou (d’) authentiques droits de l’homme ? »[151] Ces inquiétudes se justifient par le fait que, contrairement à l’individu, les peuples ne sont pas des sujets de droit. Subséquemment, le droit des peuples n’a pas de titulaire qui puisse le revendiquer, pas d’objet qui donne un contenu au droit, pas d’opposabilité qui permette au titulaire de faire valoir son droit à l’endroit d’une instance et, enfin, pas de sanction organisée en cas de violation. Il y a même lieu de craindre que « les droits revendiqués se ramènent à de vagues exigences morales »[152]. Enfin, la logique idéologique et politique de ces droits tend à les présenter comme des exigences particulières. D’où le risque, en les satisfaisant, « de donner le primat à de vagues droits des peuples, ou de l’humanité, ou des générations futures, sur la protection précise, ici et maintenant, de l’individu, sur la lutte contre le despotisme »[153].
En réalité, comme on le voit, ces hésitations dans le respect de ces droits reposent sur le primat dogmatique de l’individu sur la société. À ce propos, leur perception africaine peut contribuer à équilibrer le rapport entre l’individu et la société en montrant leur complémentarité à l’instar de celle des droits de l’homme et des peuples. Comme l’a bien montré Philippe Richard, par leur synergie, ils sont « indivisibles » et les droits des peuples servent « d’infrastructure à la mise en œuvre des droits de la personne »[154]. Pour les Africains, le Préambule de 1948 reconnait à juste titre l’existence « d’une famille humaine » qui se décline en humanité, peuples, sociétés et États, familles cellulaires et individus. Or, l’absence de personnalité juridique du peuple est compensée par l’État en tant que nation. De là la revendication de l’État-nation par les intellectuels africains pour jouir du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Par ailleurs, le droit à la paix reconnu aux peuples comme fondamental ne saurait être une vague exigence morale. La paix est la première condition de tous les droits. Kant l’a bien compris en concevant un projet de paix perpétuelle dont il a confié la responsabilité à une fédération de nations républicaines légiférant à partir des droits international et cosmopolitique. Avec lui, il apparait également qu’il n’est pas contradictoire que ces droits aient une valeur morale comme l’atteste le respect de la vie et de la dignité humaine. Or, la morale légitime l’importance incontestable de la société car l’impératif catégorique prend son sens en son sein, face aux autres. Comte partage cette réhabilitation de la société au nom de l’humanité : « la décomposition de l’humanité en individus proprement dits ne constitue qu’une analyse anarchique, autant irrationnelle qu’immorale, qui tend à dissoudre l’existence sociale au lieu de l’expliquer, puisqu’elle ne devient applicable que quand l’association cesse »[155]. La rigueur de la morale s’appliquant même aux États, il est compréhensible que la Déclaration universelle leur fasse obligation de créer les conditions de la paix. Les peuples africains ont donc le droit de réclamer la complémentarité de toutes les générations des droits de l’homme. En retour, pour que leur voix porte, ils doivent en donner l’exemple entre eux et dans leurs États.
CONCLUSION
La Modernité est marquée, selon Kant, par la reconnaissance de l’universalité de sa dignité par l’humanité. La Déclaration de 1789 apparait alors comme un moment crucial dans la quête du respect de cette dignité par et pour tous à travers les droits libertés. À juste titre, elle permet à l’individu de se dégager d’une emprise excessive de la société. Mais la nature sociale de l’homme ne lui permet pas de la dissoudre par un individualisme absolu au risque de perdre tous ces droits, y compris la sacrosainte liberté individuelle. Face à cet individualisme absolu et périlleux pour l’humanité, l’approche sociale des droits de l’homme par les Africains apparait comme un autre moment tout aussi crucial de cette quête pour faire valoir les droits des peuples après les droits sociaux.
Une modernité endogène africaine a donc le mérite de permettre aux droits de l’homme d’embrasser toutes les dimensions de l’humain, et par suite, véritablement tous les humains, pour la mise en œuvre du projet de paix perpétuelle kantien. À cette fin, elle repose sur les valeurs universelles que sont la sociabilité, la moralité, la solidarité, le dialogue et le consensus politique. La plaisanterie à palabre propre au continent reste ouverte à l’universel comme moyen de reconnaissance de l’autre. Mais le paradigme d’une telle modernité endogène oblige les Africains à en donner l’exemple et à faire davantage coïncider ces valeurs et le respect quotidien des droits de l’homme pour une Afrique qui fait l’économie des larmes et du sang de ses enfants.
BIBLIOGRAPHIE
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LA NOTION DE RACE ET LE PROBLÈME DU RACISME CHEZ PLATON
BROU Nanou Pierre
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
La classification des hommes par races et la division du travail en fonction de ces races telles qu’élaborées par Platon conduisent certains penseurs à le considérer comme un raciste. Mais, suffit-il de classer les hommes par races et de trouver pour chaque race une fonction pour être raciste ? Notre analyse vise à montrer que Platon n’est pas un raciste dans la mesure où sa conception de la race n’est pas biologique, mais psychologique et parce qu’elle constitue ce en quoi sa théorie de la justice sociale trouve sa justification naturaliste.
Mots clés : Âme, classes sociales, corps, égalité, humanité, justice sociale, race, racisme.
ABSTRACT :
The classification of men by races and the division of the work according to these races lead some to consider Plato as a racist. It’s therefore to know if classifying men by races and finding for each race a function, is sufficient to be treated like a racist. Our analyze tries to show that Plato is not a racist, because his conception of the race is not biological, but psychological and because his conception of the race is the thing by which his social justice theory finds his naturalist justification.
Keywords : Soul, social classes, body, equality, human kind, social justice, race, racism.
INTRODUCTION
L’injustice sociale, cause de la ruine de la cité d’Athènes, a conduit Platon à réorganiser cette cité en proposant la répartition des tâches ou des emplois en fonction de la nature des individus. Il s’agit donc de mettre chaque citoyen à la place qui lui convient naturellement. Cette exigence, c’est la justice sociale platonicienne. Elle repose sur le fait que les hommes, en tant qu’hommes, sont différents d’aptitudes et aptes à telle ou telle fonction. Car certains ont de l’or dans leur âme, d’autres, de l’argent et du fer et de l’airain. La présence de ces métaux dans l’âme humaine détermine les types humains ou les races humaines.
Ainsi, selon Platon, l’humanité est composée de trois races humaines : la race d’or, la race d’argent et la race du fer et de l’airain. Ces races sont psychologiques pour la simple raison que c’est dans l’âme des individus que se trouvent les métaux évoqués par Platon. À la race d’or correspond la noble et difficile tâche de gouverner la cité. À la race d’argent, il revient de protéger la cité et les citoyens et de défendre les lois, les institutions et ceux qui les incarnent. Quant à la race du fer et de l’airain, son rôle est de loger, de vêtir et de nourrir toute la cité[156].
En mettant en rapport sa conception de la race avec sa conception tripartite de l’âme humaine, en classant les citoyens par races et en faisant correspondre à chaque race humaine une fonction, certains penseurs soupçonnent Platon d’être à la fois un idéologue, un esprit clanique, un théoricien du totalitarisme et surtout un raciste. Ceux qui le perçoivent ainsi pensent qu’en tant qu’aristocrate, il sert les intérêts de sa caste immobilisant ainsi la vie de certains citoyens dans des castes ou des classes inférieures. Pour eux, il annihile la dynamique sociale qui permet dans une société ouverte de passer d’une classe à une autre classe donnée en fonction du mérite des individus. Dans son livre Pour connaître Platon, Simone Manon révèle justement, les inquiétudes et les soupçons des uns et des autres sur Platon et le platonisme par rapport à sa conception de la race et sa théorie de la justice sociale :
« Platon ne chercherait-il pas à justifier un système de classes sociales ou de castes sous le fallacieux alibi d’un déterminisme génétique ? Ne serait-il pas un redoutable idéologue par cette manière à peine déguisée de projeter sur la nature un modèle politique et sur la cité un modèle naturaliste à des fins de justification ? Platon, penseur « de droite », aristocrate soucieux de défendre les privilèges de sa caste […]. Onne s’est pas privé d’interpréter ainsi le platonisme »[157].
Cependant, le fait d’évoquer l’existence de trois races humaines et de faire correspondre à chacune de ces races une fonction spécifique, suffit-il pour qualifier Platon de raciste ? Cette question fondamentale appelle d’autres interrogations : que signifie, en effet, la race en général et qu’est-ce que le racisme ? Quel est le statut du corps et de l’âme chez Platon ? Quel sens donne t-il à la notion de race et quel rapport y a-t-il entre sa conception de la race, les races humaines et les classes sociales ? Quelles sont les enjeux de la conception psychologique de la race chez Platon ?
Cette étude vise à montrer que, loin d’être une théorie raciste banale et choquante, la théorie platonicienne des races est une théorie raciale non biologique, à partir de laquelle, l’on peut faire face aux problèmes d’injustice et d’inégalités sociales, d’intolérance, de préjugés et de conflits raciaux, etc. qui sont autant de maux qui fragilisent les États et menacent parfois même, la sécurité et la paix dans le monde.
Pour atteindre notre objectif, nous commenceront par montrer les limites d’une conception biologique de la race. Cela nous conduira à évoquer la supériorité de l’âme humaine par rapport au corps chez Platon. Ensuite, nous établiront le lien entre la conception psychologique de la race chez Platon, les races humaines et les classes sociales. Enfin, nous nous intéresserons aux enjeux de la conception psychologique de la race chez Platon. Il s’agira de montrer qu’au fond, pour ce dernier, les hommes sont biologiquement égaux[158], mais psychologiquement différents.
I- DE LA RACE COMME NOTION BIOLOGIQUE AU RACISME SOCIAL ET POLITIQUE
En général, la notion de race est liée à la biologie. La race est une subdivision de l’espèce zoologique, constituée par des individus ayant des caractères héréditaires communs. Appliquée à l’espèce humaine, la race se définit comme une division de cette dernière, fondée sur certains caractères physiques héréditaires. La notion de race biologique[159] est donc en rapport avec deux aspects de l’espèce humaine correspondant à deux positions par rapport aux critères de classification du genre humain. Il s’agit de la position physique qui lie la race à des traits morphologiques et mensurables comme la couleur de la peau, la forme des cheveux, la forme de la tête, la forme du nez, la stature, le profil de la face ; et de la position génétique qui s’appuie sur les caractères génétiques de l’espèce humaine comme le groupe sanguin, le facteur rhésus et la sensibilité gustative.
Sur la base des différences morphologiques et mensurables d’une part et d’autre part des différences génétiques existant entre les êtres humains, des races humaines ont été répertoriées. Mais leur nombre varie d’un chercheur à un autre. Par exemple, comme le montre De Fontette dans Le racisme[160], l’homo sapiens comprend quatre groupes selon Linné : « Europaeus », « Asiatius », « Afer » et « Americanus ». Chez Blumembach, en montrant l’intérêt de la forme de la tête, l’humanité comporte cinq races, quand la classification de Deniker, en identifie vingt-sept.
Le nombre exact de races humaines ne fait donc pas l’unanimité. Cela s’explique par le fait que les caractéristiques telles que la couleur de la peau, la forme du crâne, la nature des cheveux, que l’on pourrait considérer comme certaines, ne le sont absolument pas. Car à l’intérieur même de ce que l’on considère comme une race, il y a selon Arthur Gregor, un vaste éventail de prétendues caractéristiques typiques. Il nous en donne deux exemples précis :
« Parmi les Caucasiques, la couleur blanche qui passe pour être caractéristique va du brun à peine rosé du Hollandais au brun foncé de l’Indien […] le Hollandais et l’Indien étant tous deux de race blanche. Ensuite, à l’intérieur même de n’importe quelle subdivision ethnique […] il y a des différences considérables : quand on regarde les crânes de Descartes et de Saint-Simon au Musée de l’Homme, à Paris, l’on croirait qu’ils sont racialement distincts, tellement sont fortes les différences entre eux. Et pourtant, ils étaient tous deux de même race, de même nationalité, et de même région géographique »[161].
Il n’est donc pas facile de classer les êtres humains par races, à partir de leurs différences physiques et génétiques. C’est pourquoi, nous partageons le point de vue de Guillaumin pour qui, « le système classificatoire raciste n’est pas toujours aussi facile à appliquer que le souhaiterait l’idéologie de la différence biologique »[162].Selon Bohannan et Curtin, c’est la société qui, dans un élan maladif a « créé le problème “racial” à partir de concepts d’un ordre tout à fait différent de celui du biologiste ou du généticien »[163]. Ce problème racial est ce qu’il est convenu d’appeler le racisme.
Dans le Vocabulaire philosophique de Cuvillier, le racisme est la doctrine qui prend la notion de race comme base d’un système politique et qui privilégie une race par rapport aux autres. Cette définition du racisme montre qu’il s’agit surtout et avant tout d’une hiérarchie des êtres humains à partir de leurs différences physiques. Ces différences physiques déterminent les races biologiques. Selon De Fontette, la race biologique constitue pour le raciste une donnée fondamentale : telle race biologique est supérieure, telle autre est inférieure. Ni écoulement du temps, ni transplantation géographique ne pourront modifier quoi que ce soit : la couleur de la peau d’un individu, la forme de son nez, la couleur et la forme de ses cheveux, etc. suffisent pour qu’il soit l’objet d’un déterminisme étroit. Nous sommes donc dans un domaine où dominent et gouvernent les préjugés qui en constituent la sève vivifiante. Ce sont ces préjugés qui semblent avoir structuré la pensée de certains intellectuels occidentaux dans leur approche de l’autre et surtout du “Noir’’. Au nombre de ces intellectuels se trouvent scandaleusement des philosophes tels que Kant, Hegel et Montesquieu. Pour le premier cité, « l’humanité, atteint sa plus grande perfection avec la race des ‘’Blancs’’. Les Indiens ont déjà moins de talents. Les Noirs sont situés bien plus bas »[164]. Hegel, lui, considère tout simplement “le Noir’’ comme une bête dans la mesure où « on ne peut rien trouver dans son caractère qui rappelle l’homme »[165]. Quant à Montesquieu, il a exprimé toute la haine qu’il a pour celui-ci en écrivant qu’« on ne peut mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir »[166].
Avec ces philosophes, l’humanité ou l’animalité d’un être vivant est donc jugée par rapport à « la blanche humanité »[167]. Dans cette entreprise pathologique de ravalement de certains types humains et de surestimation de l’homme blanc, le rôle de Gobineau sera de biologiser les conceptions racistes et surtout anti-noirs de ces philosophes pour leur donner un caractère scientifique, synonyme de vérité. À travers leurs opinions sur les “races biologiques” et la “race noire’’ en particulier, ces philosophes justifient et légitiment ainsi, consciemment ou inconsciemment des pratiques déshumanisantes comme la traite négrière, l’esclavage, la colonisation, le néo-colonialisme, l’apartheid et l’antisémitisme. Ces maux peuvent être considérés comme les avatars du racisme. En tout état de cause, la notion de race, dans son rapport avec la biologie est perçue par certains peuples et notamment les Noirs, les Juifs et les Indiens comme une notion funeste.
En ce qui concerne Platon, il n’établit aucun lien entre les races humaines et les traits biologiques ou physiques des hommes. Car il estime que les différences physiques entre ceux-ci ne constituent pas un critère fiable et valable de classification et d’hiérarchisation des hommes. Une telle position découle chez lui, de ce que le corps est relégué au second plan dans sa relation avec l’âme.
II- INFÉRIORITÉ DU CORPS PAR RAPPORT À L’ÂME : LAIDEUR PHYSIQUE ET BEAUTÉ INTÉRIEURE DE SOCRATE
Les Grecs ne distinguaient pas l’intérieur d’un homme de son extérieur, c’est-à-dire son âme de son aspect physique. Ils estimaient que la beauté physique est le reflet de la beauté intérieure. Être beau, c’est avoir des traits physiques harmonieux et une belle âme. Nous sommes à une époque « où la beauté est la manifestation sensible de la vertu »[168], où le corps et l’âme sont irrémédiablement entrelacés au point de les confondre.
Mais, Platon ne souscrit pas à une telle philosophie. Pour lui, le corps et l’âme sont distincts, mais liés par un rapport nécessaire de subordination. Dans ce rapport, le corps doit être subordonné à l’âme pour trouver sa beauté – harmonie – et sa perfection – agilité et vigueur. À propos de cette subordination, Platon écrit : « Ce n’est pas, à mon avis, le corps si bien constitué qu’il soit, qui par sa vertu rend propre l’âme bonne, mais au contraire l’âme qui, lorsqu’elle est bonne, donne au corps, par sa vertu propre, toute la perfection dont il est capable »[169].
De ce qui précède, nous pouvons tirer deux conséquences majeures : premièrement, il ne suffit pas d’être physiquement beau pour avoir ipso facto, une belle âme et deuxièmement, l’âme a plus de réalité ontologique que le corps. Ces deux conséquences inaugurent la division platonicienne du monde en deux mondes et préfigurent ces deux mondes. Dans sa théorie de la connaissance, en effet, Platon divise le monde en deux : le monde sensible et le monde intelligible[170]. Entre ce qui est changeant, contradictoire et éphémère correspondant au monde sensible et ce qui est stable, pur et éternel renvoyant au monde intelligible, Platon choisit le second. En faisant ce choix, il signifie ainsi qu’ontologiquement, le monde intelligible a plus de réalité et de valeur que le monde sensible et est supérieur à ce dernier. C’est ce qui semble expliquer son silence sur la laideur physique de Socrate, son maître.Socrate était laid :« Cou massif, traits lourds, grande bouche à lèvres épaisses, yeux saillants »[171].
Cependant, au regard du statut du monde sensible chez Platon, le corps physique de Socrate est la partie inessentielle de son être. Le corps est ce qui entrave l’accès de l’homme à la réflexion, à la connaissance, à la paix, au bonheur et à la liberté :
« Le corps nous cause mille difficultés dans la nécessité où nous sommes de le nourrir ; qu’avec cela des maladies surviennent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrables sottises […] il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en sont cause ; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient en esclavage »[172].
Cette réflexion dépréciative du corps fondée sur le fait qu’il « est défectueux »[173], vise à montrer que l’âme constitue l’essence de l’homme et la marque de sa dignité. C’est à juste titre que dans le Premier Alcibiade, Platon fait consister la nature de l’homme en l’âme :« L’homme n’est autre chose que l’âme »[174]. Il appréhende ainsi l’homme comme un être exclusivement pensant dans la mesure où il « possède la faculté d’apprendre et l’organe destiné à cet usage »[175]. Cet organe, c’est la raison.
Mais, l’essentiel n’est pas de posséder la raison. Il faut en prendre le plus grand soin possible que le corps et tout ce qui s’y rattache. Tel est le but que voulait atteindre Socrate en interrogeant ces concitoyens. D’ailleurs, il l’avoue en ces termes : « Je n’ai pas d’autre but, en allant par les rues, que de vous persuader, jeunes et vieux, qu’il ne faut pas donner le pas au corps et aux richesses et s’en occuper avec autant d’ardeur que le perfectionnement de son âme »[176].
En invitant chaque citoyen à l’amélioration de son âme, il désirait ainsi, le bonheur de toute la cité. Cette invitation constitue un véritable acte de fraternité, d’amour et de citoyenneté qui ne peut être que celui d’un homme qui a contemplé le Bien et qui l’a pratiqué. Socrate est donc un éveilleur de conscience, une sorte de taon[177] dans la cité. Il est aussi comparable aux Silènes et au Satyre, ainsi que le témoignent ces propos d’Alcibiade : « Il ressemble tout à fait à ces Silènes […] Je soutiens aussi qu’il ressemble au Satyre Marsyas »[178].
En comparant Socrate à un Satyre, le but était de montrer qu’il était le lieu d’une rencontre harmonieuse entre un physique laid, considéré comme le négatif et une belle âme, considérée comme le positif. Il symbolise ainsi, cette rencontre ontologiquement nécessaire entre le négatif et le positif, c’est-à-dire entre le sensible et l’intelligible. En le comparant aussi aux Silènes, Platon a voulu montrer que « ce physique grossier »[179] de Socrate recelait un trésor. Et ce trésor était sa disponibilité à faire le bien, son amour infini pour ses concitoyens et ses semblables, sa rigueur intellectuelle, sa simplicité, son humilité, son patriotisme, son respect des lois, son désintéressement des choses éphémères, la beauté de ses choix, sa foi en la raison et la profondeur ainsi que l’universalité de sa pensée. La conjugaison de toutes ces qualités a fait de Socrate le plus sage des hommes de son temps.
Le lien qu’établit Platon entre la laideur physique et la beauté morale, spirituelle et intellectuelle de son maître, révèle quelque chose de fondamental : l’apparaître n’est pas l’être et par conséquent, la vérité : ce qu’est l’être en lui-même, doit être saisi au-delà du caractère mouvant des choses sensibles. Cela revient à dire que ce qu’est Socrate en lui-même et qui fait sa dignité d’homme et d’ambassadeur permanent de la culture grecque en particulier et de la pensée philosophique occidentale en général, déborde le cadre de son aspect physique et peut être perçu comme la conséquence de ses bonnes dispositions intérieures. Ainsi, la laideur physique de Socrate ne le déshumanise pas. Il n’a point vécu un seul instant comme un sous-homme au milieu de ces beaux corps d’Athéniens de son époque. Il n’était donc pas moins homme qu’eux, malgré sa laideur physique. Au contraire, il était un homme hors du commun. Cette humanité hors du commun est révélée à la fois par sa vie, sa pensée et sa mort.
Dans son œuvre, La cité de Dieu, Saint Augustin partagera cette conviction de Platon selon laquelle, quels que soient les traits physiques d’un homme, il reste un homme. Il le dit en ces termes : « Quelque part et de quelque figure que naisse un homme […], quelque insolites soient à nos yeux la forme de son corps, sa couleur […], aucun fidèle ne doutera que cet homme tire son origine de l’homme modèle unique et primitif »[180]. Le fond de la pensée de Platon et de Saint Augustin relativement à l’essence de l’homme ou de l’humanité s’oppose donc à la conviction de Montesquieu selon laquelle, « c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité »[181].
Au regard de ce qui précède, se perçoit aisément les limites d’une conception de la race reposant sur la biologie ou sur les traits physiques des hommes. C’est pourquoi, la conception platonicienne de la race doit être saisie dans un autre champ que celui de la biologie. Et ce champ est la psychologie entendue comme univers de l’âme humaine en ses différentes parties et en leurs caractéristiques.
III- DE LA CONCEPTION PSYCHOLOGIQUE DE LA RACE AUX RACES HUMAINES ET CLASSES SOCIALES CHEZ PLATON
C’est surtout dans La République, que nous pouvons parler d’une véritable théorie de la race chez Platon. Pour mieux saisir le sens qu’il donne à cette notion, il faut se référer à ses synonymes qu’il emploie. Dans le Timée par exemple, il parle certes, de « la race des poètes »[182], mais il parle également de « la tribu des imitateurs »[183], de « l’espèce des sophistes »[184] et de « la classe des laboureurs et de tous les autres artisans »[185]. Nous remarquerons que les mots suivants : « Tribu », « espèce » et « classe » précèdent des mots qui sont au pluriel. Et ce sont : « imitateurs », « sophistes » et « laboureurs et artisans ». Aussi, pouvons-nous dire que « tribu », « espèce » et « classe » signifient : « ensemble de … » ou « groupe de… ». Ainsi, en partant de ce qui précède, parler de race des poètes, c’est faire allusion à l’ensemble des poètes ou au groupe des poètes.
Sur cette base et dans la perspective d’une théorie raciale non biologique, la race désigne un ensemble d’hommes ayant les mêmes caractères et aptitudes psychologiques qui déterminent leur profession et leur classe sociale. La diversité des caractères et des aptitudes psychologiques aboutit forcément à une diversité de races humaines. Chez Platon – en saisissant la notion de race hors du champ de la biologie – il existe trois races humaines. Au cours de ses voyages en Égypte, il s’est rendu compte que la société égyptienne était divisée en classes sociales séparées les unes des autres. Voici ce qu’il écrit à ce propos : « La classe des prêtres est séparée des autres ; de même celle des artisans […] et celle des bergers, des chasseurs, des laboureurs. Pour la classe des guerriers […] elle est […] également séparée de toutes les autres […] »[186].
L’Égypte antique était donc une société structurée, c’est-à-dire ordonnée, harmonieuse. Les Égyptiens semblent avoir été les premiers à comprendre que l’ordre ou l’harmonie sociale garantit la permanence de la stabilité sociale, politique, économique et culturelle, condition de la paix et du bonheur dans la société. Dans le cadre de son projet politique et social pour la Grèce et particulièrement pour la cité d’Athènes, Platon s’inspirera de la structuration de la société égyptienne. Au travers d’un mythe, celui relatif aux trois races humaines, il essaiera de fonder en raison les différences psychologiques entre les individus, lesquelles différences déterminent et fondent sa conception des races humaines. Ce mythe d’origine hésiodique, par lequel sont ramenées « les races humaines à leur nature métallique »[187] est relaté comme suit :
« Vous êtes tous des frères dans la cité […] mais le Dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre vous qui sont capables de commander ; aussi sont-ils les plus précieux ; il a mêlé de l’argent dans la composition des auxiliaires ; du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et autres artisans »[188].
Il y a donc selon ce mythe platonicien, trois différentes races humaines non biologiques. Cela veut dire quelles ne sont pas le résultat de la différenciation des traits physiques des hommes. Ces races sont plutôt psychologiques dans la mesure où, chez chaque être humain, un métal « se trouve mêlé »[189] à son âme depuis la naissance. Ainsi, c’est dans l’âme humaine qu’il faut rechercher les métaux comme l’or, l’argent et le fer et l’airain auxquels Platon fait allusion. Chaque race psychologique coïncide nécessairement avec une classe sociale et une fonction. La première race est la race d’or. Les hommes ont toujours considéré l’or comme le plus précieux des métaux. Le gouvernement d’un État, constituant la plus haute fonction, doit nécessairement revenir à des hommes aptes à cette tâche. Aussi la race d’or désigne-t-elle l’ensemble de tous ceux qui ont prouvé qu’ils ont la capacité de gérer la cité. Leur vertu principale est la sagesse, c’est-à-dire la prudence dans l’action politique. Mais ils doivent aussi être courageux et tempérants. Outre cela, la maîtrise de certains arts comme l’art militaire, l’art de compter, etc. permettra aux véritables gouvernants qui ont contemplé les essences et au-delà d’elles, l’Idée du Bien, de gérer la cité comme il se doit. Ainsi, « les meilleurs gardiens de la cité doivent être des philosophes »[190] et considérés comme les hommes les plus précieux, non pas biologiquement, mais socialement et politiquement.
Dans la psychologie platonicienne, cette première race correspond à la partie supérieure de l’âme humaine : le « noûs » ou la raison. C’est la faculté contemplative, c’est-à-dire l’élément par lequel l’homme connaît les choses[191]. Elle est faite pour gouverner et maintenir l’harmonie entre elle et les autres parties inférieures de l’âme humaine. Une cité gouvernée par un véritable philosophe seradonc« prudente dans ses délibérations »[192].
La deuxième race est la race d’argent. Dans les échanges entre les hommes et dans presque toutes les sociétés humaines, l’argent a moins de valeur que l’or. Il va donc de soi que la race d’or soit supérieure à la race d’argent. Cette deuxième race est celle des guerriers, c’est-à-dire « ceux qui sont par nature aptes à garder la cité »[193].Ils se distinguent par leur courage, mais ont aussi une autre vertu qui est la tempérance. Ce sont des auxiliaires dans la mesure où, d’une part, ils aident les chefs dans le gouvernement des États en surveillant les ennemis de l’extérieur et en veillant sur les amis de l’intérieur et d’autre part, en défendant la vision des gouvernants. Tel est chez Platon, le rôle des gardiens accomplis et des auxiliaires ou guerriers :
« Il convient d’appeler, d’une part, gardiens accomplis ceux qui veillent sur les ennemis de l’extérieur et les amis de l’intérieur, afin d’ôter aux uns la volonté, aux autres le pouvoir de nuire, et de donner, d’autre part, aux jeunes que nous appelions tout à l’heure gardiens, le nom d’auxiliaires et de défenseurs de la pensée du chef »[194].
La race d’argent correspond ainsi à la deuxième partie de l’âme humaine : le « thûmos » ou l’élément irascible. Par le courage, les guerriers trouvent « la force qui sauvegarde constamment l’opinion droite et légitime, touchant les choses qui sont ou ne sont pas à craindre »[195]. Par la tempérance, ils s’ordonnent, se maîtrisent face à certains plaisirs et certaines passions pour être maîtres d’eux-mêmes.
La troisième race est la race du fer et de l’airain. Si l’or et l’argent ne s’oxydent pas, ce n’est pas le cas du fer et de l’airain qui ont l’oxydation comme caractéristique commune. L’oxydation est une réaction chimique qui se produit par l’action de l’humidité atmosphérique sur la surface de certains métaux et qui forme la rouille. Cette rouille corrompt ces métaux. Or, ce qui se corrompt est de nature composée et inférieure à ce qui ne se corrompt pas, parce qu’étant de nature simple.
Cette dernière race d’hommes n’est rien d’autre que la corporation des artisans et de tous ceux qui vivent dans la cité. En évoquant ces deux métaux : le fer et l’airain, Platon a voulu mettre en exergue le caractère hétéroclite du peuple. C’est donc naturellement, à ce niveau qu’on trouve, « en grand nombre et de toutes sortes, passions, plaisirs et peines, surtout chez les enfants, les femmes, les serviteurs et la foule des hommes de peu qu’on appelle libres »[196].
La race du fer et de l’airain correspond donc à la troisième partie de l’âme humaine : l’« epithûmia » ou l’élément concupiscible, siège des instincts et désirs qui tirent l’homme vers les objets sensibles et les désirs grossiers. La vertu qu’il faut donc à cette dernière race est la tempérance. Cette vertu est indispensable, car sans elle, il ne peut y avoir de paix, de stabilité et de bonheur dans la cité.
Tel est le trifonctionnalisme platonicien que révèle l’analyse du mythe des trois races. À travers ce trifonctionnalisme, Platon nous apprend qu’aucune des trois classes sociales – celle des dirigeants, des gardiens et des artisans – ne peut prétendre se suffire à elle seule. Il y a par nécessité, une complémentarité et une unité de ces différentes classes qui concourent au bien-être de la cité. Cette complémentarité et cette unité, c’est la justice. « Elle n’est pas une quatrième vertu associée à une quatrième fonction de l’âme et une quatrième classe de la cité. Elle n’est autre que la hiérarchie naturelle des fonctions de l’âme et de celles de la cité »[197]. La logique et la rigueur de la pensée naturaliste platonicienne a poussé Ajavon à écrire que : « Le gardien vaut résolument plus que l’artisan, et l’or que le fer ; la justice aristocratique stricte de Platon se retrouve dans toute sa rude rigueur »[198].
Mais s’il s’agit de déterminer les races et les classes sociales à partir des caractères psychologiques des hommes, alors, quelles sont les enjeux de la conception psychologique de la race chez Platon ?
IV- LES ENJEUX DE LA CONCEPTION PSYCHOLOGIQUE DE LA RACE CHEZ PLATON : LA BI-APPARTENANCE RACIALE ET L’ÉGALITÉ BIOLOGIQUE DES HOMMES
Dans son livre, La société ouverte et ses ennemis : l’ascendant de Platon, Popper montre que Platon utilise à des fins racistes les notions de Bien et de Justice. En le faisant, ne signifie-t-il pas ainsi que ce dernier est un raciste et qu’il pourrait donc être rapproché de Kant, Hegel, Montesquieu et Gobineau qui considèrent l’homme Noir comme un sous homme ou carrément comme une bête ? Mais en réalité, peut-on raisonnablement dire de Platon qu’il est un raciste ?
Est raciste, celui qui considère, à partir des différences physiques entre les hommes, un type d’hommes supérieur aux autres et qui s’y appuie théoriquement ou dans la pratique pour atteindre un objectif politique, économique, sociologique, culturel, anthropologique, social, idéologique. Or, cela semble ne pas être le cas chez Platon qui ne se réfère, ni à la biologie ni aux traits physiques des hommes dans sa conception de la race, des races humaines et des classes sociales. Mais comment comprendre qu’il n’évoque pas les races biologiques ou les types humains comme les Noirs, les Jaunes, les Rouges et les Blancs ?
En réalité, « l’idée de race – biologique – et a fortiori les conséquences de supériorité et d’infériorité qu’on en pourrait tirer apparaissent étrangères à la pensée grecque »[199] dont est plus ou moins tributaire la pensée de Platon. C’est en cela qu’il parle plutôt en termes de race d’or, de race d’argent et de race du fer et de l’airain. Ces races étant psychologiques, même si Platon manifeste une préférence pour la race d’or, cela ne fait pour autant pas de lui un raciste comme le pense Popper. Malgré tous les sens que l’on veut donner à la notion de racisme, elle reste foncièrement liée à la couleur de la peau et à d’autres traits physiques des hommes comme la forme et la couleur des cheveux, la forme du nez et du visage, etc. Ainsi, pourrait-on dire qu’il n’y a pas de racisme psychologique et donc Platon n’est ni un raciste biologique, ni un raciste psychologique. C’est un penseur de l’ordre ou de la justice sociale qui semblait ne pas avoir de préjugé racial biologique et donc qui ne méprisait ni le Noir, ni le Jaune et le Rouge. Pour lui, chaque homme, quelles que soient la couleur de sa peau, la forme de son nez, etc. a une valeur ontologique et une valeur sociale. Si sa valeur ontologique dépend de sa simple présence dans le monde, sa valeur sociale quant à elle, est liée à la fonction qu’il occupe selon son caractère psychologique, c’est-à-dire selon la disposition des éléments de son âme et non parce qu’il est noir, blanc, rouge ou jaune.
À travers sa psychologie, Platon se propose donc de nous inviter sur la voie de la recherche de la nature profonde de chaque être humain afin de saisir son état psychologique. L’enjeu ici, est de voir si chez ce dernier, c’est l’élément rationnel qui prime sur les deux autres éléments à savoir l’élément irascible et l’élément concupiscible ou non. Cette quête de la nature des individus n’est pas fortuite. Elle s’inscrit irréversiblement dans le projet platonicien de justice sociale dont les conséquences sont la paix, le développement et le bonheur commun. Toute société, en effet, aspire au bonheur. Pour cela, elle a besoin de se développer. Mais, son développement ne peut se faire sans l’ordre et la professionnalisation ou la spécialisation qui conduisent à la performance et à l’efficacité dans le travail. La société ou la cité juste n’est-elle pas celle dans laquelle, chaque individu est pour ainsi dire, contraint à « s’occuper de l’unique tâche propre à sa nature »[200] ?Il ne s’agit donc pas de répartir les citoyens en différentes classes sociales en s’appuyant sur de simples conventions sociales. La répartition des citoyens en différentes classes sociales doit reposer sur une base psychologique réelle et profonde. Si dans une société, la configuration de la stratification sociale ne reflète pas la réalité naturelle parce que les hommes se dérobent aux fonctions pour lesquelles ils sont naturellement aptes ou si certains exercent plusieurs fonctions en même temps, cette société est une société injuste et exposée au chaos. C’est ce que Platon a voulu exprimer en ces termes :
« Quand un homme que la nature destine à être un artisan ou à occuper quelque autre emploi lucratif, exalté par sa richesse, le grand nombre de ses relations, sa force ou un autre avantage semblable, tente de s’élever au rang de guerrier, ou un guerrier au rang de chef et de gardien dont il est indigne ; quand ce sont ceux-là qui font échange de leurs instruments et de leurs privilèges respectifs, ou quand un même homme essaie de remplir toutes ces fonctions à la fois, alors […] ce changement et cette confusion entraînent la ruine de la cité »[201].
Dans une société, les individus doivent donc monter ou descendre au niveau auquel les destine la qualité de leur âme. C’est dire que le caractère de chaque homme détermine son destin. Car, « la nature n’a pas fait chacun de nous semblable à chacun, mais différents d’aptitudes, et propre à telle ou telle fonction »[202]. Penser ainsi, ne nous semble pas être du racisme dans la mesure où nous partageons le point vue selon lequel, devant un besoin d’ordre, il n’est pas mauvais de se référer à la nature de chaque homme. Platon n’a rien fait d’autre que de se plier aux exigences de la quête de l’ordre ou de la justice sociale en tenant compte de la spécificité de chaque homme. C’est pourquoi, il n’exclut aucun citoyen valide de la construction de la cité. Au contraire, chez lui, chaque citoyen doit être à la place qui lui échoit naturellement pour jouer pleinement et efficacement sa partition dans l’entreprise d’édification de la société.
En fondant sa théorie de la justice sociale sur les races ou les types psychologiques, Platon n’ignorait sans doute pas l’existence d’êtres humains qualifiés de Noirs, de Jaunes, de Rouges et de Blancs. Il était convaincu que du point de vue ontologique ou de la présentification et de l’humanité, les hommes sont égaux. Mais. il voulait montrer qu’ils étaient différents sur le plan psychologique. Autrement dit, aucune couleur de peau ou aucun trait physique humain ne renvoie exclusivement à un type psychologique. Ce que les uns et les autres appellent “race blanche” par exemple, ne renvoie pas systématiquement à la race d’or, et donc tous les Blancs ne sont pas forcément sages ou intelligents.
Nous pouvons par là, percevoir au fond de la pensée de Platon, une sorte de bi-appartenance raciale des hommes. La bi-appartenance raciale est le fait que chaque être humain correspond à la fois à une “race biologique” liée à la couleur de la peau et à d’autres spécificités physiques et génétiques – race noire, race jaune, race rouge ou race blanche et à une race psychologique – race d’or, race d’argent et race du fer et de l’airain. Ainsi, un Noir, en appartenant évidemment à la “race noire’’ appartient obligatoirement à l’une ou l’autre des trois races psychologiques évoquées par Platon à savoir la race d’or, la race d’argent et la race du fer et de l’airain. La conséquence que nous pouvons tirer et qui est contraire à ce que pensent Kant, Hegel, Montesquieu et Gobineau, en un mot, à tous les racistes et particulièrement, à tous les racistes anti-noirs, est que parmi les Noirs, il y a des intelligents ou des sages, des courageux et des sensuels comme il en est de même pour les autres types humains. La tripartition de l’âme humaine chez Platon n’est donc pas spécifique à un type humain donné. Elle s’applique à tous les hommes. Ce qui signifie que chaque homme, qu’il soit noir, jaune, rouge ou blanc ; nain, bossu, laid, beau, grand, fort, intelligent, courageux ou ignorant a une âme composée de trois parties : la partie rationnelle, la partie irascible et la partie concupiscible. Son caractère est fonction de la domination qu’une partie de son âme exerce sur les autres parties de celle-ci.
S’il y a dans chaque race psychologique – race d’or, race d’argent et race du fer et de l’airain – des individus de chaque type humain – “race noire”, “race jaune”, “race jaune” et “race blanche” – alors, nous pouvons conclure qu’en plus de la bi-appartenance raciale, les hommes sont biologiquement égaux. Et cela prouverait bien que Platon n’est pas un raciste dans la mesure où chez lui, il n’y a pas de “race biologique” supérieure et qui ne serait naturellement composée que des hommes les plus intelligents. Ce manque de référence à cette “race biologique” dite supérieure montre que contrairement à Kant, Hegel, Montesquieu et Gobineau, Platon a une très haute idée de l’humanité. C’est la raison pour laquelle, il refuse de déshumaniser les uns et de faire des autres les propriétaires exclusifs de cette humanité. En réalité, ce qu’il voulait, c’est la complémentarité, le respect et l’unité dans la différence de tous les citoyens afin de vivre un bonheur commun.
CONCLUSION
À travers sa conception de la race, Platon a voulu répondre à une nécessité : celle de redonner à la cité d’Athènes, son rayonnement avant les graves crises sociopolitiques successives qui l’ont traversée et qui ont fini par la désorganiser et par l’affaiblir. C’est donc en tant que penseur en lutte contre la décadence de sa cité qu’il faut comprendre la conception de la race chez Platon et sa théorie de la justice sociale qui consiste à s’occuper de l’unique tâche propre à la nature de chaque homme. Cette théorie a ses exigences : le refus de l’arbitraire ou de la complaisance, la recherche rigoureuse de la nature profonde de chaque homme et sa mise en relation objective avec le système d’attribution des tâches ou des fonctions.
Parce qu’il ne classifie pas les hommes par “races biologiques” et ne hiérarchise pas ces “races biologiques”, nous pouvons donc conclure que Platon n’est pas un raciste même si chez lui, c’est psychologiquement que les hommes diffèrents les uns des autres et que leurs différences psychologiques déterminent leurs classes sociales qui devront s’accepter, se respecter et dans une sorte d’unité, manifester une complémentarité qui contribuera à l’épanouissement de chacun et de toute la société, puisqu’au fond, « il n’y a pas antinomie entre salut individuel et salut collectif »[203].
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LA SOUVERAINETÉ CHEZ PLATON COMME FONDEMENT À LA BONNE GOUVERNANCE
SANOGO Amed Karamoko
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Existe-t-il un moyen propre qui détermine l’aptitude de l’homme à gérer les affaires publiques de la société ? Cette question fait l’objet de discussion à la lumière de ce que préconise Platon pour l’exercice de la souveraineté. La souveraineté ne peut s’acquérir qu’à partir de la « bonne gouvernance ». Cela ne peut se faire que lorsque les charges administratives reposent uniquement sur le mérite, la compétence et l’honnêteté. La valeur intrinsèque est donc exigible pour le contrôle du pouvoir.
Mots clés : Aristocratie, Démocratie, Gouvernance, Peuple, Pouvoir, Société, Souveraineté.
ABSTRACT :
Is there a specific means to man that determines is ability to menage the public affair of the society? This issue is subject of debate in the light of what Plato recommends for the implementation of sovereignty. Sovereignty will only be obtained on the basis of tangible results with regards to “good governance”. This is only possible when the administrative responsibilities lean on the merit, competence and honesty. Therefore, the intrinsic value for the control of power is required.
Keywords : Aristocracy, Capacity, Company, Democracy, Governance, People, Sovereignty.
INTRODUCTION
Une longue tradition philosophique attribue à l’élite la responsabilité de l’exercice du pouvoir. Il oriente et influence le destin des collectivités. Ainsi, la philosophie politique de Platon présente-t-elle l’aristocratie comme l’élite habilitée à incarner la souveraineté dans la « cité parfaite ». La souveraineté semble s’exercer sur un territoire et n’a de sens que dans les limites de ce dernier. Il appartient à celui qui veut instituer une cité ou un royaume, écrit Thomas d’Aquin, « de choisir, tout d’abord, une région au climat tempéré, en raison de ses effets sur la santé, l’aptitude au combat et à la vie politique »[204], puis « un lieu convenable pour l’établissement d’une cité, caractérisé par la salubrité de l’air, de l’eau et des aliments »[205]. Ces facteurs qui déterminent la viabilité du territoire ont un impact fécond sur l’existence et conditionnent l’une des certitudes platoniciennes à savoir: « l’unité de la cité »[206]. Cela a pour avantage d’assurer la vie heureuse comme finalité de la communauté politique. Toutefois, la souveraineté doit être dissociée de toute inscription territoriale, puisque le territoire, en tant que son fondement, pourrait entretenir une guerre perpétuelle des conquérants et des vaincus.
Cette mise entre parenthèses du territoire dans l’analyse des fondements du pouvoir politique marque une rupture avec la pensée héritée de Platon et de Rousseau. Cette tradition, depuis ces auteurs, s’est développée autour du problème de la fondation de la cité la « mieux gouvernée» en vue de la vie heureuse. Les différents pouvoirs définis par la constitution de nos États dérivent de la souveraineté détenue par le peuple constitué en un corps politique, la nation. Le président de la République et celui de l’Assemblée nationale apparaissent comme les dépositaires de cette souveraineté nationale, puisqu’ils sont tous deux élus au suffrage universel direct.
Rousseau semble avoir saisi l’existence d’une souveraineté fondée sur la volonté générale qui seule « peut diriger les forces de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien-commun »[207]. D’après l’œuvre Du contrat social, la souveraineté populaire peut conduire au bien que le peuple veut, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. L’admiration de Rousseau pour le gouvernement aristocratique – le meilleur des gouvernements – ne signifie pas qu’il abandonne l’idée de la souveraineté absolue du peuple. Une telle finalité suscite des interrogations chez le lecteur de Platon : quel est le fondement de la légitimation de la souveraineté politique et sociale ? Est-ce l’individu ou le peuple ? En quoi le mérite, en termes de compétence, de droiture de caractère et de lumière, nécessaires à l’exercice du pouvoir, garantit-il le bien-être des citoyens comme une expression de la bonne gouvernance ? Notre analyse sera construite en deux parties : nous tenterons d’ouvrir la réflexion sur l’héritage politico-social légué par Platon qui permet l’enracinement de la théorie élitiste dans la société comme vecteur de la souveraineté. Mais avant, il sera exposé ce qui pourrait constituer des entraves à cette souveraineté.
I- DE L’AVEUGLEMENT POPULAIRE COMME REFUS DE LA SOUVERAINETÉ
La démocratie actuelle, souvent présentée dans la vie politique courante comme une nouveauté sans histoire, n’est pas sans racine. En effet, plusieurs siècles avant le nôtre, elle existait dans la Grèce antique. L’administration en vigueur à Athènes est régie par la démocratie, rétablie en 403 avant Jésus-Christ après le triste épisode des « trente tyrans »[208]. Cette démocratie directe repose sur une assemblée ou encore la boulê, où tout citoyen[209] peut intervenir directement dans la vie et la politique de sa cité. Cela n’est possible que dans de petites cités, avec peu d’habitants et ayant une structure sociale homogène. Cependant, depuis le VIIIeme siècle l’autorité du peuple s’exerce indirectement.
La démocratie représentative peut être comprise, dès lors, comme l’exercice de la souveraineté sur et par le peuple selon l’expression d’Abraham Lincoln. Le peuple comme communauté sociale organisée s’auto détermine et réalise par lui-même sa propre volonté. Dans un État démocratique, la souveraineté des pouvoirs exécutif et législatif est l’émanation du peuple. Les différents représentants sont élus par les populations de sorte qu’aucun homme n’est prédestiné naturellement à commander aux autres ou à les guider. Par principe, les hommes naissent libres et égaux en droit. De ce fait, l’autorité en leur sein ne peut s’établir que par leur consentement.
Toutefois, Platon porte un jugement défavorable au gouvernorat du peuple en raison de ses aspects nuisibles à la justice sociale, conséquences de l’aveuglement populaire. La justice, pour Platon, résulte de l’harmonie qui s’établit en chaque homme entre les trois parties de l’âme (Épithumia, Thumos et Noùs)[210] ou qui s’instaure dans la cité entre les diverses classes (artisans, guerriers et Archontes ou gardiens parfaits) de citoyens. Or, dans la démocratie, cette harmonie, par principe et par définition, fait défaut puisque seule la classe populaire constituée d’artisans, de subalternes, de gens de métiers entend gouverner, c’est-à-dire prendre un total ascendant sur les deux autres. Il est par conséquent inévitable à la démocratie qu’elle s’installe dans le déséquilibre.
Pour Platon, le peuple est mû par des sentiments incontrôlés, car la psychologie du groupe inhibe l’activité rationnelle. En effet, au cours de la guerre du Péloponnèse[211], Athènes devait conquérir la Sicile afin d’affermir son empire maritime. Avant l’expédition en Sicile, le débat fût dominé par le désir du peuple. Suite à une consultation du peuple, la guerre eut lieu et ce fut un désastre pour Athènes. Au sujet de la conquête, voter contre cette expédition, c’était voter contre la patrie. « Cet engouement du plus grand nombre faisait que ceux-là mêmes qui n’approuvaient pas craignaient, en votant contre, de passer pour mauvais patriotes et se tenaient cois »[212]. Dès lors, la légitimité d’une décision se mesure au plus grand nombre. Abandonnés à eux-mêmes, les citoyens n’arrivent pas à gérer de façon conséquente la liberté que leur accorde la démocratie.
En réalité, « l’essence de la démocratie est d’accorder aux citoyens une trop grande liberté qui dégénère en licence »[213]. Ainsi, pour Platon, la démocratie athénienne ne possède-t-elle pas une constitution. Elle est un régime bigarré et livré au commandement de tous sans que l’autorité soit fondée sur des principes valables, où chacun choisit de se conduire comme il lui convient. La démocratie ne peut donc mener qu’au désordre et à l’immoralité, puisque la liberté de tous, qui en est le fondement, dégénère en ” licence”, c’est-à-dire en droit de faire tout ce qu’on veut. La liberté démocratique met aux prises dirigeants et dirigés, patrons et employés, contribuables et fiscs, enseignants et enseignés, parents et enfants, époux et femmes, les vieux adoptent les mœurs des jeunes pour ne pas paraître despotiques et démodés, les individus sont sans crainte ni respect. Au nom de la liberté, l’individu bannit la pudeur, la tempérance ou la modération, avant d’adopter un comportement insolent, impudent et décadent.
Dans cette anarchie morale, chacun vit comme bon lui semble. Dès lors, il faut se méfier des revendications corporatistes lorsque, non satisfaites, les membres jouent à défier l’ordre. Ils pourraient favoriser une rébellion affectant la cohésion sociale[214]. Au bout du compte, les discordes et les dissensions grondent. La cohésion de la communauté n’est plus possible. Au lieu de libérer, la liberté se retourne contre ceux qui l’invoquent et les asservit au déferlement de leurs désirs. Plus personne n’accepte de règles ou d’obligations qui régissent la vie communautaire, plus personne ne veut obéir. Marcel Gauchet verra dans cette mutation sociale une sorte de « retournement de la démocratie contre elle-même »[215].
Par ailleurs, l’administration en vigueur à Athènes est régie par la démocratie, rétablie en 403 avant Jésus-Christ après le triste épisode des « trente tyrans »[216]. Cette démocratie directe repose sur une assemblée ou encore la boulê, où tout citoyen peut prendre la parole, une forme de liberté d’expression qui annihile finalement la notion de liberté dont se prévaut la démocratie elle-même. Pour Platon, c’est ce type de gouvernement qui permet l’institution du désordre, le règne des démagogues qui manipulent la foule, non celui des meilleurs citoyens. En effet, dans ce système politique, chacun est autorisé à donner son opinion sur la conduite à tenir lorsque la situation de l’État l’exige.
Chaque citoyen, qu’il soit compétent ou non, donne son avis quand le problème en discussion est d’importance capitale. Cependant, lorsqu’il s’agit de fabriquer des armes atomiques ou de faire des opérations chirurgicales, seuls les spécialistes sont consultés. En revanche, il est interdit aux profanes de donner leur avis. De même que l’art de la médecine et que l’art de la navigation ne peuvent s’exercer que si le médecin et le pilote possèdent le savoir requis, l’art directif de l’homme politique est inconcevable sans la connaissance théorique des vérités humaines. Or, cette connaissance, pour être authentique, ne se laisse pas diviser entre plusieurs individus ; a fortiori ne se disperse-t-elle pas dans le ” grand nombre “, qui est “prisonnier de la caverne”, donc, des apparences et des préjugés.
Platon n’éprouve pas de la sympathie pour la doxa et pour tout ce qui vient d’elle, à savoir ses opinions et ses jugements ; car la doxa est l’homme de la rue qui professe une apparence de vérité. Elle est comparable au peuple prisonnier de la caverne ombreuse qui n’a de savoir que la pâle copie de la réalité. Pour cette raison, il est impossible que le peuple ou la foule exerce une souveraineté politique. La foule dont il s’agit ici, est celle qui a son esprit façonné par les préjugés, liés à la coutume, aux mauvaises habitudes enregistrées et qui se sont développées en elle. Face à une telle situation, le philosophe ne perd pas espoir en la foule. Il propose la modération à l’égard de celle-ci de manière à lui faire perdre ces mauvaises dispositions au profit des meilleurs. Pour y arriver, la méthode réside dans la persuasion de la multitude. « Il faut amener la patrie à changer d’idée ou obéir à ses ordres »[217].
Platon espère persuader la foule par la bienveillance et la douceur. « Adouci et obéissant »[218] à l’égard du philosophe, le peuple se laissera persuader d’abandonner le soin de la réforme qu’on lui proposera. Les espoirs de rénovation de la cité semblent reposer finalement sur un individu supérieur, c’est-à-dire celui qui ne se croit pas tel, mais celui qui l’est effectivement. Le droit sur lequel se fonde Platon n’est pas celui de Calliclès qui est celui du plus fort, mais celui du plus méritant. Mieux, l’individu sur lequel Platon compte conduira la gestion des affaires de la cité non pas pour ses propres avantages, mais plutôt dans l’intérêt de la communauté. De toute évidence, il ne s’agit pas de privilégier un homme singulier quelconque, mais bien plus, le spécialiste, le technicien. L’identité particulière[219] de cet homme est faite de traits singuliers propres à différencier l’individu parmi tous les autres, évitant ainsi qu’elle se dissolve dans le grégaire.
La foule est incapable d’accéder à la science du philosophe qui permet d’accéder aux plus hautes fonctions. Elle n’y a pas été préparée par de longs travaux ni profiter des biens faits d’une éducation excellente. La foule ignorante ne peut participer aux délibérations politiques. Seuls les meilleurs le peuvent, à savoir les « aristocrates ». La masse est incapable d’un raisonnement droit. Elle ne peut, par conséquent, conduire la cité dans le droit chemin. Comment expliquer alors que la prise de la parole de toute personne, y compris les profanes de l’art politique lorsqu’il s’agit des intérêts de cité ? Il convient de se méfier de cette égalité isonomique ; car « c’est, comme tu vois, un gouvernement agréable, anarchique et bigarré, qui dispense une sorte d’égalité aussi à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal »[220]. La véritable égalité politique, selon Platon, est d’ordre géométrique, c’est-à-dire qu’elle fait la part belle au compétent, et moins à celui qui l’est à un degré moindre. Les mérites sont inégaux ; il ne faut pas accorder la même chose aux bons comme aux méchants, mais au contraire leur accorder des biens selon leurs mérites. L’auteur de La République ne croit pas au fait que tous les citoyens puissent avoir des titres égaux à l’exercice du pouvoir. Aristote est plus affirmatif à ce sujet : « ni ceux qui sont égaux sur un seul point ne doivent avoir l’égalité en tout, ni ceux qui sont inégaux sur un seul point ne doivent l’être en tout »[221].
La dénonciation platonicienne de la démocratie est une dénonciation du pouvoir du peuple. Platon n’établit pas une différence entre la foule, le grand nombre (pletos) constitué de la masse de gens qui ne sont ni beaux ni bons et le peuple (demos) proprement dit qui tombe dans l’irresponsabilité en cédant soit à la colère et à l’emportement, soit à l’apathie et à l’indifférence. La démocratie, au sens large du terme, fait l’éloge de la loi du scrutin populaire. Dans son application, seul le grand nombre l’emporte. Ainsi, elle est capable de juger en bloc et de condamner à tort. L’illustration parfaite de cette idée se lit chez les stratèges de la bataille des Argenuses. En effet, après la victoire de la flotte athénienne sur les forces péloponnésiennes sur les îles Argenuses, une tempête n’a pas permis de récupérer les corps des naufragés.
De retour à Athènes, l’Ecclésia juge et condamne les stratèges à mort. Dès lors, les droits de la minorité sont abolis au profit de ceux de la majorité ; cela constitue une tyrannie[222] de la masse. Or, la masse ou le grand nombre ou encore le philodoxe a une apparence de vérité. L’incompétence de l’opinion est exprimée dans le Protagoras en des propos clairs et précis : « S’il s’agit de construire des vaisseaux, on fait venir les constructeurs de navires et de même pour tout ce qu’on tient susceptible d’être appris et enseigné (…). Si au contraire, il faut délibérer sur le gouvernement de la cité, chacun se lève pour donner des avis, charpentiers, forgeron, cordonnier, marchand, armateur, riche ou pauvre, noble ou routier, indifféremment »[223].
La démocratie athénienne manque de rigueur, c’est-à-dire de définition des règles de jeu rationnelles et explicites qui engagent la vie à la fois des personnes et des communautés censées les faire respecter. Socrate fut sans doute victime de ce déficit de rigueur. Car, à l’issue de son plaidoyer, il accepte le verdict avec sérénité, mais persiste effrontément à en contester le bien-fondé. Le pouvoir de persuasion de ses accusateurs (Mélétos, Anytos et Lycon) réside moins dans la qualité argumentative que dans l’importance sociale. Condamné par l’Héliée « à une majorité de soixante voix »[224] et contraint de boire la cigüe, le poison mortel, la mort de Socrate est le symbole de l’intolérance démocratique. Finley traduit cela en ces termes : « La plus grande démocratie grecque gagna sa plus grande renommée pour avoir exécuté Socrate et nourri Platon, le plus puissant et le plus radical penseur antidémocratique que le monde ait jamais connu »[225].
Dans l’esprit de Platon, le seul moyen d’être approuvé par la foule, c’est de la flatter. Et en démocratie, n’accède à la souveraineté que celui qui pratique une telle démagogie. Par conséquent, les décisions prises de commerce avec le peuple sont des erreurs dommageables pour l’ensemble de la cité. Pour prendre une bonne décision, le technicien ou le spécialiste doit être capable d’imposer ses idées, sans concertation ni approbation par le reste de la collectivité. L’idée d’un gouvernement du peuple est donc fondée sur une illusion. « Bien que le peuple puisse exercer une influence sur les actes des dirigeants en menaçant de les remplacer, il ne gouverne jamais lui-même »[226]. Le pouvoir est toujours exercé par une supra-structure administrative. De ce point de vue, il est irréaliste de croire que le seul vrai et légitime détenteur du pouvoir de gouverner, c’est le peuple. Car « nulle part le peuple n’exerce réellement le pouvoir »[227]. Le gouvernement du peuple, entendu comme souveraineté populaire, apparaît sous cet angle comme une impossibilité de fait. Selon Rousseau, le gouvernement démocratique accorde au peuple, en plus de ses prérogatives législatives, le pouvoir exécutif. Cette éventualité chimérique, l’amène à affirmer que la puissance législative ne peut se confondre avec la puissance exécutive, puisqu’ « il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne »[228].
En somme, la possibilité d’un gouvernement du peuple est un leurre. La démocratie est de plus en plus décriée en raison des crises qui justifient en partie la désaffection de Platon. La souveraineté n’appartient plus au peuple, mais à une personne ou un petit nombre. Platon insiste sur le rapport hiérarchique entre les dirigeants et les dirigés. Les dirigeants sont soumis à l’art de gouverner dans lequel ils sont experts. Ce caractère particulier semble essentiel à la bonne gouvernance. Luccion insiste sur le fait que « les rois et les chefs, sont non pas ceux qui portent, un spectre, ni ceux qui ont été choisis par la foule, ni ceux qui ont été désignés par le sort, ni ceux qui se sont emparés du pouvoir par la violence ou la ruse, mais ceux qui savent commander »[229].
II- L’EXERCICE DE LA SOUVERAINETÉ PLATONICIENNE, UN APPEL À LA « BONNE GOUVERNANCE »
La cité idéale platonicienne consiste vraisemblablement, pour une bonne part, dans une organisation politique et sociale où l’ordre règnerait, où chacun resterait à sa place, s’acquittant des fonctions qui lui seraient attribuées selon ses compétences, et cela en vue de l’intérêt général. Le titulaire du pouvoir politique est une personne unique qui a des qualités morales et intellectuelles telles que : la sincérité, l’horreur du mensonge (même s’il peut être utilisé comme un remède pour instaurer la stabilité dans la cité), l’amour de la vérité, le dédain des plaisirs du corps, l’absence de cupidité, de bassesse, de vanité, de lâcheté et un caractère facile. L’aristocratie que prescrit Platon installe au pouvoir le meilleur du corps social. À ses yeux, l’aristocratie est composée de tous ceux qui manifestent des qualités exceptionnelles ou qui font preuve d’aptitudes éminentes dans leurs domaines ou dans quelques autres activités. En d’autres propos, font partie de l’aristocratie ceux qui, par leur travail ou par des dons naturels, connaissent un succès supérieur par rapport à la moyenne des autres hommes. Et Platon donne en particulier l’exemple du « philosophe-roi »[230] qui mérite la notoriété et le prestige. Pour lui, le philosophe-roi est plus apte à gouverner la cité du fait de ses vertus intellectuelles de clarté et de raisonnement. Le sérieux qui caractérise cet homme « commence, selon David Soro, au moment où l’aspirant philosophe franchit le seuil de l’Académie, correspondant à la sortie de la pitis qui est la dernière étape du monde sensible »[231].
La définition de l’aristocratie platonicienne attribue une valeur exceptionnelle à l’être humain. Ainsi, l’aristocratie est composée des membres « supérieurs » du corps social, en raison de leur savoir, de leur élévation morale et de leur compétence avérée. Selon cette théorie, l’appartenance à la classe gouvernante n’est pas nécessairement héréditaire : les enfants n’ont pas tous les qualités éminentes de leurs parents. L’appartenance à la classe dominante ou dirigeante ne sera pas déterminée par la filiation, encore moins par le sexe, mais par les aptitudes de chaque citoyen. Mieux, l’installation au pouvoir des meilleurs doit être justifiée par le niveau d’éducation de sorte que « les enfants doués des classes inférieures seront placés dans des familles supérieures »[232].
Il se produit alors une dynamique au sein de l’aristocratie qui intègre de façon continue des individus aptes à exercer le pouvoir sans tenir compte de leurs classes sociales. L’aristocratie n’est pas un terme figé chez Platon, il est évolutif et s’acquiert par un travail continu et assidu. Il n’est pas non plus l’apanage d’une classe d’individus, n’a pas pour principe l’hérédité mais plutôt le travail personnel, qui met au-devant de la scène le courage, la témérité, la productivité et l’excellence. Dès lors, la mobilité ascendante des meilleurs esprits est assurée de manière à maintenir l’équilibre du système social.
Il n’est pas anodin que Platon ait eu quelques déconvenues avec le roi Denys II lors de son voyage à Syracuse. Les péripéties débouchent sur un véritable besoin de se sentir gouverné par les meilleurs, tant l’arbitraire du souverain et de ses proches avait semblé néfaste par son irrationalité. Platon voit dans l’aristocratie, les hommes qui ont à un degré remarquable des qualités d’intelligence, de caractère et d’adresse. La seule chose qui puisse faire prendre conscience aux individus de la nécessité et du bien-fondé du gouvernement, c’est sa supériorité effective, qui prévoit l’installation des meilleurs au pouvoir pour un progrès de la société.
Personne ne refuserait l’amélioration. Personne n’admettrait que des affaires compliquées reviennent aux personnes les moins instruites. Pour Platon, ce serait nier l’évidence. Si on admet que rien n’est au-dessus de la science, alors personne ne doit être au-dessus de l’homme qui la possède ou qui se propose de l’atteindre. À la suite de Platon, Aristote estime que l’aristocratie est le pouvoir de ceux qui ont « la science de la vérité »[233]. Les aristoi étaient les plus aptes à gouverner la polis du fait de leurs vertus dianoétique et éthique[234]. En tant que telle, elle est une science que tout le monde ne possède pas en raison de son excellence. Celui qui la possède est capable de « bonne gouvernance » ou de gouverner selon un art.
Pour le plus célèbre disciple de Socrate, le bon gestionnaire n’est pas un expert de processus, c’est-à-dire celui qui planifie des actions pour aboutir à un résultat, mais celui qui produit un « grand bien » pour son environnement. Cet homme ne cherche pas le profit, mais ses décisions ont une valeur ajoutée pour son État. Son service vise à améliorer la vie de ceux auxquels il est destiné. Possédant la science de la vérité, cet homme est appelé à « à retourner dans la (demeure souterraine) pour éclairer ses compagnons d’infortunes »[235]. C’est pour vérifier le bien-fondé de cette analyse que Platon propose le mythe de la caverne. Dans le cadre de la gestion contemporaine d’une entreprise, le mythe aura pour fonction d’illustrer les difficultés que rencontre celui qui veut contribuer au mieux-être de la communauté[236].
Le mythe de la caverne présente deux aspects essentiels : premièrement, le monde de la caverne qui représente notre enchaînement au monde sensible. En effet, ancré dans le sensible, l’homme se trouve oublié, dénaturé, dépouillé pour ainsi dire de son essence. Deuxièmement, la montée vers le jour, figure l’ascension de l’âme vers le monde intelligible. Le soleil qui illumine le monde du jour représente le bien qui est source de tout ce qui est beau et droit dont la contemplation assure la sagesse véritable et immuable. Comme on le voit, il y a le passage d’un milieu moins bon vers un milieu plus acceptable. Ce mouvement s’accomplit par une conversion de l’âme contraignant celle-ci « à regarder en haut et à passer des choses d’ici-bas aux choses du ciel»[237].
La réalité, selon Platon, est composée de deux mondes : le monde sensible et celui des idées qui donne sens au premier. Le monde des idées consiste en nos valeurs morales (l’amour et la justice qui guident nos actions) alors que le monde sensible est constitué de nos perceptions. Selon cette théorie, le bien est la valeur morale la plus importante. Il permet de comprendre que ce qui est plus important pour une organisation, ce ne sont pas nos perceptions sensibles, mais bien plus la question du sens de nos initiatives. Il s’agit de la pratique du questionnement – qui facilite la critique constructive – comme outil, qui éclaire le sens du travail des hommes et des femmes. Cela constitue un leitmotiv susceptible de briser les chaînes. Le mythe permet de percevoir par un effort d’attention ce qui est plus utile, c’est-à-dire produire et fournir des biens ou des services à destination d’un ensemble d’usagers. Par ailleurs, il identifie les difficultés ou obstacles (les ombres) qui empêchent de décliner, en plan d’action, un projet. Il permet enfin aux employés de s’approprier les valeurs empreintes d’humanisme au sein d’une unité institutionnelle.
Le mythe de la caverne part de l’idée selon laquelle seule l’éducation peut nous libérer des chaînes qui nous asservissent. Le but de l’éducation, pour Platon, est de détourner le regard (l’âme) du monde sensible vers le monde intelligible en vue de la contemplation de l’idée du bien. De la même manière, les employés doivent être éduqués par le gestionnaire à la compréhension et à la maîtrise des valeurs de l’organisation. Toutefois, le gestionnaire, autant que Platon, est conscient du fait que cette entreprise d’éducation est parsemée d’embûches. Le mythe expose ainsi une vision pessimiste de la société. En effet, les hommes qui y vivent depuis leur enfance, chérissent la prison qui les opprime. Ils se complaisent dans leur enchaînement au monde sensible, où ils se trouvent oubliés, dénaturés, dépouillés, pour ainsi dire, de leur essence. Pourtant, lorsqu’ils rencontrent un libérateur pour les conduire vers la liberté, au lieu de l’écouter et le suivre, ils préfèrent le mépriser et le ridiculiser. Sur cette base, nous trouvons encore dans la pensée de Platon, un véritable outil et les éléments qui fondent l’actualité politique contemporaine de la bonne gouvernance.
La bonne gouvernance, telle que nous la comprenons, est une feuille de route en vue du développement dans nos États. C’est aussi et surtout une question de volonté politique. Pour cette raison, même si tous les citoyens sont concernés, l’exemple doit venir des gouvernants. Cependant, contrairement aux croyances héritées des milieux financiers et politiques, quiconque connaît l’histoire de la philosophie grecque sait à quel point cette notion est chargée d’intuitions platoniciennes. En 387 avant Jésus-Christ, Platon fonde l’Académie dans le but de remédier, par l’enseignement, aux maux qui affligeaient Athènes à savoir : l’ambition des honneurs et la rivalité. À propos de ces mots qui ne sont que l’expression des maux misérables, le philosophe grec affirme que « ceux qui rivalisent entre eux, pour gérer la république, agissent comme des matelots qui se disputeraient à qui sera celui qui tiendra le gouvernail»[238]. Dans ce décor, tous les matelots sont obsédés par le contrôle du navire, négligeant ainsi le fait qu’une seule personne puisse véritablement s’en occuper ; en l’occurrence le pilote. La gouvernance renvoie à l’acte de gouverner, d’administrer et de diriger les hommes. À ces origines, gouverner suppose l’existence d’un guide pour piloter ses semblables et par ricochet, un État. Ainsi, l’individu est placé au centre du processus décisionnel.
À travers cette image métaphorique des matelots, Xavier Brouillette soutient la contribution de Platon qui a consisté à « instaurer une conception particulière de la politique comme navigation »[239]. La navigation désigne un ensemble de science et de technique permettant le déplacement sur l’eau ou dans l’air d’un bateau ou d’un aéronef. En tant qu’activité de pilotage, elle « est à l’origine de deux termes, à savoir : le gouvernement et la gouvernance »[240]. La contribution que Platon fait au gouvernement des hommes est importante à plus d’un titre : il a su dissocier le gestionnaire du pouvoir de l’ignorant. En effet, celui qui gouverne ses semblables est investi d’une autorité ou d’un pouvoir de décision, tandis que l’ignorant, n’ayant jamais connu le Bien[241], est incapable de le réaliser.
Dès lors, le gouvernement revient non pas à l’homme inadéquat et très peu digne de foi, mais au plus digne de sagesse, au plus capable. Nous avons les caractères de la véritable légitimité de l’autorité d’un gouvernement non public, un gouvernement secret, un « conseil nocturne »[242]. Par conséquent, si cet individu-gouvernant doit prendre des décisions conformes à l’idée du Bien, le savoir qui en résulte est un moyen de transformation de la société. Ce savoir procède de l’idée du Beau qui est la perfection ou la vérité issue du monde intelligible. Le destinataire de ce Bien transcendant agira à l’abri du regard et du jugement de la foule et ne peut mentir au peuple que lorsque l’exige l’intérêt de l’État. « S’il appartient à d’autres de mentir, c’est aux chefs de la cité, pour tromper, dans l’intérêt de la cité, les ennemis ou les citoyens ; à toute autre personne le mensonge est interdit »[243]. Le mensonge apparaît comme un crime de lèse-majesté lorsqu’on ment à dessein ou qu’on agisse de propos délibérés dans l’intention de tromper. Or, la parole de celui qui ment en sachant qu’il ment est franche, impeccable et noble dans la perspective platonicienne.
La valeur du pouvoir réside en un homme capable de gouverner selon « le principe de moindre contrainte »[244]. Le pouvoir, chez Platon, apparaît comme une fin en soi si bien que l’on peut savoir qui par sa sagesse devrait gouverner les autres. Pour lui, la vertu est la qualité morale que doit posséder un gouvernant. Dans La République, Platon définit la nature de la vertu dans le gouvernement des hommes. Les gouvernants commandent en vue de l’harmonie générale fondée sur la justice comme bien transcendant. Selon Aristote, l’homme qui est en possession de cette vertu complète, c’est-à-dire la justice est capable d’en user à l’égard des autres et non seulement pour lui-même. La bonne gouvernance, comme le pense Philipe Defarges Moreau, est fondée sur des principes éthiques et une exigence de bien commun ou une vision de l’intérêt collectif.
Mais Platon va plus loin en évoquant une forme de sanction de sorte que les experts et les spécialistes, les philosophes ou encore les gens de bien prennent part à la gestion des affaires. Pour qu’ils gouvernent, ils doivent être contraints sinon d’autres moins capables le feront. De ce point de vue, sans attendre le besoin de gouvernance, ils devancent l’appel et prennent le risque de gouverner volontairement.
« Les gens de bien ne veulent gouverner ni pour les richesses ni pour l’honneur, car ils ne veulent pas être traités de mercenaires en exigent ouvertement le salaire de leur fonction ni de voleurs en tirant de cette fonction des profits secrets ; ils n’agissent pas non plus pour l’honneur ; car ils ne sont ambitieux. Il faut donc qu’il ait châtiment pour qu’ils consentent à gouverner, et le grand châtiment consiste à être gouverné par un plus méchant que soi, quand on ne veut pas gouverner soi-même »[245].
La pensée de Platon se comprend à travers une sorte de syllogisme : c’est par une punition qu’il faut contraindre les gens de bien à prendre part aux affaires. Or la punition la plus grave est d’être gouverné par plus méchant que soi. Être gouverné par un homme plus méchant que soi, contraint les gens de bien à prendre part aux affaires.
Au regard de ce qui précède, personne ne doit se prêter spontanément à diriger politiquement les hommes. Autrement dit, les dirigeants ne doivent pas se mêler des affaires, pour leur intérêt, mais par pure nécessité, et cela pour éviter que de pires qu’eux-mêmes prennent le pouvoir. Par ailleurs, en l’absence de cette forme de punition, les gens de bien ne seraient pas contraints à gouverner. D’après Platon, gouverner apparaît alors comme une contrainte, une sanction pour les honnêtes personnes.
CONCLUSION
Nous avons voulu établir, dans la gouvernance de la cité, le lien entre la souveraineté et la bonne gouvernance. Notre réflexion a consisté en deux parties. Dans la première, il a été exposé une critique de la démocratie athénienne. Celle-ci a permis de mettre à nu l’incapacité du demos à gouverner la cité. C’est autour du décor de l’aveuglement populaire qu’on nie au peuple le pouvoir de décision, c’est-à-dire la souveraineté. De cette considération nous en sommes arrivé, dans la deuxième partie, à l’exercice de la souveraineté dévolue, non pas au peuple, mais à un être singulier. La souveraineté n’est pas un bien commun. Son champ est fortement marqué par la détention du pouvoir par des hommes qui méritent de l’exercer par leur compétence, leur expérience au bénéfice du bien commun.
De ce point de vue, il existe une minorité dont la pensée va guider le peuple. Car, seule, elle accède à la pleine intelligence théorique du modèle pur et parfait de l’État. Dans cette optique, l’individu est supérieur au peuple. Situé au-dessus, il a pour mission d’expliquer et d’appliquer les directives du sommet au reste de la population, puisqu’il en comprend le sens généralisé. Son engagement, comme l’a indiqué Savadogo, « s’exprime à travers des actes de la vie normale tels que parler, penser, agir et décider »[246].
Chez Platon, la souveraineté est liée à la tête d’un individu capable de contribuer à la marche heureuse vers le bien-être des cités. La pensée platonicienne offre des perspectives pour la souveraineté et la gouvernance de nos sociétés. « Les idées gestionnaires à la mode nous ramènent en partie à la position platonicienne où des experts doivent avoir le pouvoir »[247]. La gestion de la « Res-publica », c’est-à-dire la chose commune doit être orientée avec une forte exigence éthique, parce que sans finalité transcendante, l’homme se fragilise et perd ses convictions au détriment du bien commun. On aura compris que chez Platon ce qui est plus important dans un État, c’est le gouvernant. À cet homme, on demande de fournir la preuve de sa science et de sa sagesse. Il ne suffit plus qu’on lui fasse confiance, qu’il affirme son dévouement à la cause du peuple. La souveraineté doit être exercée par un responsable compétent, digne qu’on le suive. Face à la remise en question de plus en plus croissante du principe de la souveraineté, il semble conforme à la bonne gouvernance que le pouvoir soit réservé aux gens de bien.
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LA LIBERTÉ DU CITOYEN COMME ENJEU DE LA CRITIQUE PLATONICIENNE DE LA DÉMOCRATIE
Fatogoma SILUÉ
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Platon est un critique de la démocratie. Partant de ce fait, il est souvent présenté par les détracteurs de sa pensée politique comme un adversaire de la liberté. Mais si sa critique de la démocratie peut être perçue comme une opposition à la liberté humaine, il n’en demeure pas moins que certains écrits expriment sa conception de la liberté qui ne va pas sans la connaissance de la vérité. C’est pourquoi, il fait du retour du philosophe dans la caverne un impératif afin de contribuer à la libération de ses concitoyens. Dans cette perspective, la liberté du citoyen est d’abord une libération des chaînes de l’ignorance et ensuite une obéissance aux lois de la cité qui lui prescrivent ses obligations.
Mots clés : Caverne, Démocratie, Ignorance, Libération, Liberté, Philosophie politique, Vérité.
ABSTRACT :
Platon is a critic of the democracy. Leaving therefore, he is often presented by the detractors of his political thought as an opponent of the freedom. But if his criticism of the democracy can be perceived as an opposition to the human freedom, the fact remains that certain papers express his conception of the freedom which does not go without the knowledge of the truth. That is why he makes of the return of the philosopher in the cavern an imperative to contribute to the liberation of his fellow citizens. In this perspective, the freedom of the citizen is at first a liberation of the chains of the ignorance and then an obedience in the laws of the city which prescribe him his obligations.
Keywords : Cavern, Democracy, Ignorance, Liberation, Freedom, Philosophy politics, Truth.
INTRODUCTION
Ouvrage central et incontournable dans la réflexion sur la philosophie politique de Platon, La République aborde et développe plusieurs thèmes d’intérêt politique. Ainsi, à côté de la question manifeste de la justice qui constitue le fil d’Ariane du dialogue et dont la réflexion sur la nature de celle-ci conduit finalement à la fondation de la cité idéale[248], nous pouvons lire en filigrane l’examen de la notion politique de la liberté. C’est le lieu d’indiquer que l’analyse de cette notion ne va pas sans celle de la démocratie car elles sont intimement liées.
Dans Les fondements de la démocratie, John Hallowell exprime l’idée de leurs liens indissolubles en écrivant : « Lorsqu’on pense (…) à la sauvegarde de la démocratie, (…) il s’agit surtout de la sauvegarde de la liberté. Nous nous rendons compte que le sens primordial et fondamental des principes de la démocratie et de ses institutions est la sauvegarde et le développement de la liberté humaine »[249]. Mais si la démocratie et la liberté sont inséparables, ne pouvons-nous pas dire que quiconque fait le procès de l’une fait aussi le procès de l’autre ? Autrement dit, le procès platonicien de la démocratie doit-il être perçu comme un refus de la liberté ? Platon serait-il alors un adversaire, sinon un ennemi de la liberté comme veut le faire croire Karl Popper[250] ? Une lecture plus attentive des écrits de Platon ne révèle-t-elle pas que la promotion de la véritable liberté du citoyen est l’enjeu de sa critique de la démocratie ?
L’objectif de cette contribution est de dégager la conception platonicienne de la liberté politique à partir de sa critique de la démocratie athénienne. S’il est vrai que le disciple de Socrate n’est point partisan de ce régime politique, cela ne signifie pas qu’il est un ennemi de la liberté ou qu’on ne trouve pas dans sa philosophie politique une conception de cette notion essentielle. Ainsi, nous présenterons d’abord le regard critique que le philosophe porta sur la liberté en démocratie athénienne. Ensuite, il s’agira de dégager son sens de la liberté authentique.
I- LA CRITIQUE PLATONICIENNE DE LA LIBERTÉ EN DÉMOCRATIE
Le regard critique que Platon porta sur la société athénienne de son temps consista à analyser la genèse du régime politique de la démocratie et à dénoncer l’excès de liberté qui y régnait.
1- Au fondement de l’avènement de la démocratie : la quête de la liberté
De prime abord, il n’est pas superflu de préciser que la politique est le champ originel de l’idée de la liberté. En effet, à considérer toutes les activités politiques, nous pouvons dire qu’elles présupposent l’idée que la liberté existe et qu’elle est consubstantielle à l’être humain. Hannah Arendt, dans son ouvrage La crise de la culture, exprime cette idée en déclarant que « nous tenons la liberté humaine pour une vérité qui va de soi, et c’est sur cet axiome que les lois reposent dans les communautés humaines, que les décisions sont prises, que les jugements sont rendus »[251]. Plus loin, elle précise que « l’action et la politique, parmi toutes les capacités et possibilités de la vie humaine, sont les seules choses dont nous ne pourrions même pas avoir l’idée sans présumer au moins que la liberté existe, et nous ne pouvons toucher à une seule question politique sans mettre le doigt sur une question où la liberté est en jeu »[252]. En d’autres termes, la liberté est étroitement liée au champ politique et toute action politique la met en jeu.
Pour les Grecs, cette « signification originellement politique »[253] de la liberté était manifeste car l’homme libre, par opposition à l’esclave, se définissait par sa participation à la gestion politique de la cité. Robert Muller précise : « Est dit libre celui qui, dans le contexte de la cité possède un certain nombre de prérogatives, et en particulier participe de droit à l’exercice de la souveraineté, par opposition, essentiellement, à l’esclave »[254]. On le voit, la liberté de participation à la gestion politique de la cité est pour le grec, dirons-nous en termes modernes, un droit inaliénable. Il est en effet ce qui le démarque fondamentalement de l’esclave et du métèque. Dans son analyse des régimes politiques, Platon en fera la revendication majeure qui préside à l’avènement de la démocratie.
Dans La République, plus précisément dans le livre VIII,Platon examine les différents régimes politiques qui, sous l’effet de la loi de la génération et de la corruption, peuvent se déduire du meilleur régime. Ainsi, il passe progressivement en revue la timocratie, l’oligarchie, la démocratie et enfin la tyrannie. L’avènement de la démocratie qui nous intéresse ici révèle qu’elle trouve son origine dans le mode de vie des oligarques qui excluent les pauvres de la gestion du pouvoir politique et finalement, aveuglés par la cupidité, détournent leur attention de toute discipline dans la cité car ils ne considèrent plus l’intérêt supérieur de la cité. Ce mode de vie délétère des oligarques ne va pas sans favoriser l’apparition d’une nouvelle catégorie de personnes à savoir les parasites, les libertins et les oisifs qui s’adonnent aux complots dans la cité. Un tel mode de vie engendre l’insécurité sociale et surtout la fragilisation du tissu social qui aboutissent à une révolution des pauvres qui revendiquent leur droit de participation à la gestion du pouvoir politique.
De cette analyse de Platon, nous pouvons dire que le droit de participation à la gestion politique de la cité est ce qui préside à l’avènement de la démocratie. Dans la cité d’Athènes, cette liberté s’exprimait par les principes de l’isonomie, l’isotomie et l’isègorie.
L’isonomie : Du grec isos qui signifie égal et nomos qui renvoie à la loi, l’isonomie est le principe de l’égalité de tous devant la loi. Pour les Athéniens, la loi doit être la même pour tous et elle doit s’étendre à tous les citoyens de la même cité. Ainsi, l’égalité qu’induit l’isonomie est non seulement civique mais aussi politique car tous, suivant les lois, en jouissent. Ce qui revient à dire que personne ne doit être défavorisé ou privilégié en raison de sa position sociale. L’isonomie a ainsi pour corollaire le principe de l’isotomie.
L’isotomie : Ce principe confère à chaque citoyen le droit aux mêmes honneurs conférés par le mérite personnel et non par la naissance ou la classe sociale. Dans leur analyse de ce principe, Lescuyer et Prélot écrivent : « Peut-on rendre quelques services à l’État ? On ne doit pas être repoussé parce qu’on est obscur ou pauvre… Les mêmes hommes se livrent à leurs affaires particulières et à celles du gouvernement. Ceux qui font profession de travail manuel ne sont pas étrangers à la politique »[255]. Selon ce principe, la participation aux affaires publiques est ouverte à tous y compris aux travailleurs manuels. La politique n’est point une science trop élevée pour eux. Soulignons que cette participation à la gestion politique de la cité n’est pas seulement un droit. Elle est aussi un devoir, car celui qui se désintéresse de la conduite de la cité est mal vu. À ces principes correspond le droit égal à la parole devant les tribunaux et devant l’Assemblée du peuple à savoir l’isègorie.
L’isègorie : Traduit dans un langage moderne, ce principe n’est autre que la liberté d’opinion. Périclès[256] l’exprime en déclarant que tous les citoyens peuvent librement donner leur avis sur les intérêts publics. Chaque citoyen peut opiner selon son avis personnel. Il n’y a pas, dans le système démocratique, de point de vue obligé, de doctrine d’État ou d’orthodoxie. Un tel système est aux antipodes de la pensée unique. Les décisions concernant les affaires publiques résultent du débat contradictoire entre les citoyens. Ainsi, la participation de tous à la vie publique est souhaitée. L’orateur athénien, Périclès, exprime sa foi en les avantages du débat en faisant le panégyrique du discours. Il s’exprima en ces termes : « Nous ne croyons pas que les discours nuisent aux actions, mais ce qui nous paraît nuisible, c’est de ne pas s’instruire d’avance par le discours de ce qu’il nous faut exécuter »[257].
On le voit, la liberté d’expression est, pour Périclès, source d’instruction. Sa vocation est d’éclairer l’action politique. En d’autres termes, le débat politique doit précéder les décisions politiques et leur application. Assurément, le régime démocratique est un régime d’égalité et de légalité. Il répondait à l’exigence de liberté du peuple athénien, laquelle exigence trouvait son expression la plus haute dans la liberté d’opinion.
De ce qui précède, nous pouvons dire que la liberté d’expression est le moyen par excellence pour les Athéniens de manifester leur droit de participation aux affaires de la cité. Car, si tous ne peuvent exercer une fonction politique, chacun peut néanmoins exprimer son avis, donner son point de vue lors des débats qui précèdent les décisions concernant la cité. Dans ses échanges avec Polos, Socrate souligne avec force cette liberté d’expression qui, selon lui, caractérise la cité d’Athènes. Pour lui, Athènes est « la ville de Grèce où la liberté de parler est la plus grande »[258]. De là, il est aisé à comprendre le succès des sophistes qui, moyennant un salaire, enseignaient à leurs élèves, c’est-à-dire à tous les jeunes gens qui avaient des ambitions politiques « les recettes qui leur permettront de persuader les auditeurs, de défendre avec autant d’habileté le pour et le contre (antilogie) »[259].
2- Le procès de l’excès de liberté
Dans La République, la description de la cité démocratique est essentiellement centrée sur la liberté. Ce qui signifie que cette valeur est sa caractéristique fondamentale. Elle constitue, pour le citoyen qui y vit, le bien le plus précieux et le plus recherché. Socrate s’emploie à préciser cette idée lorsqu’il déclare qu’un « homme libre par sa naissance »[260] ne jugera digne de s’établir dans aucune cité, autre que la cité démocratique. En effet, pour un tel homme, seul le régime démocratique garantit la pleine expression de sa liberté. Mais si la liberté est pour l’homme libre par sa naissance « le bien le plus beau »[261], il convient de préciser qu’elle a aussi pour lui une signification particulière. Il s’agit de disposer du « pouvoir de faire ce que l’on veut »[262].
Cette expression (disposer du pouvoir de faire tout ce que l’on veut) signifie primordialement que l’individu s’appartient à lui-même. Il est maître de lui-même et de sa vie. La présence des autres, c’est-à-dire de ses concitoyens n’a aucune prise sur lui et aucun pouvoir coercitif ne s’exerce sur lui. Aussi peut-il donner libre cours à tous ses désirs sans se soucier de réprimer certains d’entre eux. D’ailleurs, la répression dont il est ici question et qui se fonde sur l’idée que tous les désirs ne se valent pas est méprisée, sinon royalement ignorée. Pour lui, il existe une égalité entre les désirs et aucun n’est meilleur que les autres. C’est pourquoi « il confie toujours le commandement de son âme au plaisir qui surgit soudainement, comme s’il était soumis au destin, jusqu’à ce qu’il en soit rassasié, puis il s’abandonne à un autre, et cela sans en mépriser aucun, mais en les nourrissant de manière égale »[263]. On le voit, l’idée de l’égalité entre les désirs induit une vie de spontanéité. Ainsi, la vie de l’homme démocratique ne répond à aucun principe d’ordonnancement ni à aucune nécessité. Il « passe ses journées à satisfaire sur cette lancée le désir qui fait irruption : aujourd’hui il s’enivre au son des flûtes, demain, il se contente de boire de l’eau et se laisse maigrir ; un jour il s’entraîne au gymnase, le lendemain il est lascif et indifférent à tout, et parfois on le voit même donner son temps à ce qu’il croit être la philosophie. Souvent il s’engage dans la vie politique et, se levant sur un coup de tête, il dit et fait ce que le hasard lui dicte »[264].
Assurément, celui qui agit spontanément, c’est-à-dire sans hiérarchiser ses désirs est un homme irrésolu. Il manque de fermeté, de cohérence et de stabilité. Au fond, c’est la connaissance et la discipline qui lui font défaut. Ainsi, nous pouvons dire que dans la cité démocratique règnent l’indiscipline et le manque de connaissance qui induisent une floraison de styles différents. C’est pourquoi le disciple de Socrate la compare à un « manteau bigarré, orné de toutes les couleurs »[265] ou encore à un « gouvernement bariolé de tous les caractères »[266].
Cette idée de la diversité des styles est bien comprise par Allan Bloom lorsqu’il déclare que « c’est dans une cité démocratique que les diverses sortes d’âmes semblent pouvoir s’épanouir d’elles-mêmes »[267]. De son côté, Julia Annas analyse la même idée de la manière suivante : « Dans la démocratie, les citoyens sont encouragés à développer des styles de vie divergents. Platon qualifie la démocratie de « grand marché des régimes » à cause de la façon dont ses citoyens manquent de se conformer à un mode de vie unique »[268]. Il n’est pas superflu de préciser qu’une telle cité fait l’admiration du grand nombre qui n’aspire qu’à satisfaire ses « passions aussi fulgurantes que passagères »[269], selon le mot d’Antoine Nguidjol.
La diversité des styles de vie dont il est question dans la cité démocratique ne va pas sans conséquence. En effet, que chacun pense qu’il ne s’appartient qu’à lui-même et, de ce fait, s’aménage une vie selon son bon plaisir signifie que l’individu est au-dessus de la cité et n’est donc soumis à aucune obligation. Platon écrit :
« Dans une cité de ce genre, on ne se voit soumis à aucune obligation de gouverner, même si on en possède les capacités, pas plus que l’on n’est soumis au gouvernement des autres si l’on n’y consent pas. Il n’y a aucune obligation de faire la guerre, même si les autres y sont engagés, ni de maintenir la paix, quand les autres s’y attachent, si on ne le désire pas »[270].
De cette référence textuelle, il est aisé à comprendre que, selon le fondateur de l’Académie, la liberté individuelle qui s’exerce sans le contrôle d’une autorité étatique ou supérieure est source de cacophonie et d’anarchie. Il y a plus. Une telle liberté rend la cité ingouvernable car le lien politique est inexistant. Chacun ignore royalement la notion fondamentale de bien commun. Julia Annas parle à, ce sujet, de l’effondrement de l’unité. Elle écrit : « Dans une démocratie, l’effondrement de l’unité est total ; non seulement il n’y a pas de bien commun universellement respecté mais il n’y a pas non plus de gouvernement universellement respecté »[271].
Le sens de la critique platonicienne de la liberté démocratique se situe dans l’analyse des abus et des conséquences de celle-ci. En effet, que chaque individu dispose du pouvoir de faire tout ce qu’il veut revient à rendre la cité ingouvernable en raison de l’anarchie et de la cacophonie qui y règnent. La diversité des styles de vie rend caduque les notions d’unité et de bien commun. Ainsi, l’individu ne se voit soumis à aucune obligation de respect des institutions de la cité. Robert Muller résume avec éloquence cette critique platonicienne lorsqu’il écrit : « L’ordre public, la bonne administration des affaires de l’État exigent que les lois soient respectées et appliquées, et c’est très précisément ce non respect que Platon dénonce lorsqu’il s’en prend aux abus de la liberté »[272]. C’est le lieu de préciser que le philosophe ne s’est pas contenté de dénoncer les abus de la liberté individuelle. Il élabora une conception de ce bien précieux qu’il s’efforça de promouvoir.
II- L’APPROCHE PLATONICIENNE DE LA LIBERTÉ DU CITOYEN
La conception platonicienne de la liberté se déduit de sa critique de la démocratie. Il s’agit d’une libération car elle implique la connaissance de la vérité et l’obéissance aux lois de la cité.
1- La vérité comme présupposition de la liberté
Pour mieux critiquer le monde historique réel dans lequel il vivait, Platon avait recours à des stratagèmes philosophiques dont l’allégorie. Cette forme de pensée consiste à se représenter un tableau ou un objet pour exprimer l’idée d’un autre. Ainsi, elle est un effort de pensée et d’imagination. À l’instar de la parabole, elle constitue une forme de recherche qui ne s’effectue ni par la pratique, ni par l’histoire mais par l’intellect. Il s’agit d’une théorie pure. Michel Alexandre affirme à ce sujet qu’il s’agit de « la connaissance de l’homme connaissant »[273]. Par son intellect, l’homme connaissant se représente un hypothétique état de nature, c’est-à-dire un état primitif des hommes ou encore l’état des hommes en l’absence de toute éducation. De sa plume, Platon précise qu’il s’agit de présenter la nature de l’homme « considérée sous l’angle de l’éducation et de l’absence d’éducation »[274]. Sous cet angle, Platon peint des hommes qui sont « dans cette grotte depuis l’enfance, les jambes et le cou ligotés de telle sorte qu’ils restent sur place et ne peuvent regarder que ce qui se trouve devant eux, incapables de tourner la tête à cause de leurs liens »[275].
Les liens, dont il est ici question, symbolisent l’ignorance et l’absence de liberté des hommes de la caverne. Enchaînés, ces hommes ne sont pas maîtres d’eux-mêmes ; ils ne sont pas libres de leurs mouvements. Ils sont liés et assujettis à une condition : ne regarder que ce qui se trouve devant eux. Ils contemplent le spectacle qui s’offre à eux, discutant entre eux et s’imaginant qu’ils voient des êtres réels. Le philosophe précise :
« S’ils avaient la possibilité de discuter les uns avec les autres, n’es-tu pas d’avis qu’ils considéreraient comme des êtres réels les choses qu’ils voient ? (…) et que se passerait-il si la prison recevait aussi un écho provenant de la paroi d’en face ? Chaque fois que l’un de ceux qui passent se mettrait à parler, crois-tu qu’ils penseraient que celui qui parle est quelque chose d’autre que l’ombre qui passe ? »[276].
Cette pensée nous situe sur l’état d’ignorance qui s’ignore des prisonniers. De toute évidence, ils sont embourbés dans l’évidence sans fondement. Liés, enchaînés, ils ignorent leur condition et certainement s’imaginent libres. Mais, cette liberté est une illusion.
Devenu moins énigmatique, le philosophe décrypte la symbolique de la caverne. Pour lui, comprendre son allégorie revient à assimiler « l’espace qui se révèle grâce à la vue à l’habitation dans la prison, et le feu qui s’y trouve à la puissance du soleil »[277]. Ce qui revient à dire que le monde sensible qui s’offre à la vue est un monde d’illusion et de fausseté ; c’est le monde du jugement non éclairé, de l’évidence première entaché d’irrégularité. Dans ce monde règne l’illusion. L’allégorie de la caverne n’a d’autre vocation que de dépeindre la condition des concitoyens du philosophe. Ce qui signifie que l’idée qu’ils se faisaient de la liberté était pour Platon une illusion. Cette notion, si chère au régime démocratique, était donc mal comprise car, pour lui, la liberté a une présupposition fondamentale, à savoir la connaissance des valeurs du monde intelligible, surtout la contemplation du Bien. C’est pourquoi, seuls les philosophes sont véritablement libres, car, ayant contemplés le Bien, ils sont désormais capables de mener une vie vertueuse ou encore une vie conforme au Bien. Être libre, c’est donc être capable de mener une vie vertueuse. C’est le sens des propos de Hallowell lorsqu’il écrit :
« La véritable liberté exige à la fois la connaissance du bien et la volonté de choisir le bien lorsqu’on a eu connaissance de ce dernier. Refuser une de ces conditions, c’est refuser la liberté, et le refus de la liberté, c’est le rejet de cette capacité morale chez l’homme qui caractérise ce qui est humain en lui »[278].
De ce qui précède, nous pouvons dire que selon le fondateur de l’Académie, la liberté a une présupposition fondamentale, à savoir la contemplation des réalités intelligibles et surtout du Bien. Ainsi, l’on ne peut raisonnablement dire d’un homme qu’il est libre que lorsque, illuminé par le Bien, il fait usage de son intellect pour agir bien. Car, de toute évidence, il ne commettra aucun mal. Dans son entretien avec Alcibiade, Socrate situait déjà l’importance de l’intellect dans l’acquisition de la liberté en s’interrogeant en ces termes :
« Le particulier ou la cité qui auraient la liberté de faire tout ce qu’ils veulent alors qu’ils sont dépourvus d’intellect, que leur arrivera-t-il selon toute vraisemblance ? Par exemple, un malade qui a la liberté d’agir comme il veut, alors qu’il est dépourvu d’intellect propre à guérir, et qui soit tyrannique au point de ne pouvoir se blâmer lui-même, que lui arrivera-t-il ? Selon toute vraisemblance, ne détruira-t-il pas son propre corps ? »[279]
À analyser ce questionnement de Socrate, il ressort que l’intellect (la faculté de l’âme qui peut percevoir les réalités véritables, c’est-à-dire les formes) qui fonde l’excellence de l’homme est la présupposition de la vraie liberté. L’homme illuminé est donc libre de faire ce qu’il veut car il sait ce qu’il faut ou ce qu’il convient de faire. Il s’ensuit que l’homme de la caverne ou encore l’homme qui ignore l’existence du monde intelligible ne peut être déclaré libre.
2- La liberté politique comme obéissance aux lois de la cité
Le philosophe, par opposition à l’homme démocratique, sait hiérarchiser ses désirs, ses plaisirs en accordant la prééminence aux meilleurs d’entre eux. Cette idée de savoir hiérarchiser ses désirs est importante aux yeux de Platon. Elle permet de définir les deux traits fondamentaux qui caractérisent la liberté politique : savoir le bien commun et l’obéissance aux lois. La réflexion sur l’origine de la cité nous apprend qu’elle « se forme parce que chacun d’entre nous se trouve dans la situation de ne pas se suffire à lui-même, mais au contraire de manquer de beaucoup de choses »[280]. Assurément, l’idée de l’essence sociale de l’homme est une idée chère aux Grecs. Privé des autres, l’homme ne peut s’épanouir pleinement. Ainsi, le recours à l’autre est nécessaire pour fonder une société dont le but est l’entraide et le bonheur partagé. Au sein de cette société, la nature nous a différenciés, pourvoyant chacun d’une compétence particulière. Suivant la nature, sur ce point, le philosophe introduit dans la cité le principe de spécialisation, selon le mot de Julia Annas.
Ce principe qui stipule que chacun doit exercer la tâche pour laquelle il est naturellement doué pourrait faire penser que Platon préconise que chacun s’occupe de ses propres affaires. Loin s’en faut ! Pour lui, la société ne peut subsister que si chacun privilégie le bien commun. Ce qui revient à dire que chacun doit offrir « le service de son propre travail, le mettant en commun à la disposition de tous les autres »[281]. Chacun n’est libre que dans son rôle social car « quiconque suit ses inclinations personnelles plutôt que celles qui naissent du rôle social auquel il est le mieux adapté, sera toujours irresponsable et immature, et que quiconque refuse de coopérer aussi pleinement que possible à la production du bien commun fera toujours preuve d’égoïsme »[282].
On le voit, contrairement à la conception populaire qui stipule que la liberté consiste à faire ce que l’on veut, Platon déclare qu’elle consiste à mettre sa compétence au service de la cité. Ainsi, est libre celui qui sait que le bien commun doit l’emporter sur l’intérêt individuel. C’est d’ailleurs le sens de la dialectique descendante. En effet, que le philosophe ou encore l’homme illuminé par le Bien redescende dans la caverne pour contribuer au salut de ses concitoyens signifie qu’il privilégie l’intérêt collectif au détriment de son intérêt individuel.
Accorder la prééminence à l’intérêt général au détriment de l’intérêt personnel implique que les citoyens obéissent aux lois dont le but est de réguler la vie sociale et de « faire atteindre à la cité l’excellence qu’est son unité »[283]. De ce point de vue, le citoyen libre n’est point celui qui agit selon son bon vouloir, mais plutôt, celui qui se conforme aux prescriptions des lois. Platon déclare, à ce sujet, que le bon citoyen, c’est « celui qui a passé sa vie à obéir sans défaillance aux prescriptions écrites du législateur, qu’elles fussent lois, éloges ou blâmes[284] ». C’est le lieu d’indiquer que la tâche prescrite au législateur est noble car, en édictant les lois, il vise à enseigner aux citoyens la vertu, sinon la conduite vertueuse. Létitia Mouze écrit : « Le législateur n’a pas pour but d’édicter des lois, comme on pourrait le croire, mais bien d’améliorer les citoyens. Dès lors, s’il édicte des lois, c’est pour qu’elles soient efficaces, donc obéies »[285].
Au sujet de l’obéissance du citoyen aux lois, nous pouvons dire que Socrate est la figure mythique de la liberté. Dans le Criton, il s’oppose à son ami Criton qui tente de le persuader de désobéir aux lois en s’évadant. Pour lui, le citoyen ne doit point se révolter contre les lois de sa cité car elles garantissent sa stabilité et sa conservation. Ainsi, celui qui désobéit aux lois ne vise rien d’autre que la destruction de la cité. De même, dans la Lettre VIII, Platon exhortera les siciliens à vivre sous l’autorité des lois. Il écrit :
« En effet, servitude et liberté, quand elles sont excessives, représentent chacune le mal absolu, mais, modérées, elles sont le bien absolu. La servitude à l’égard d’un dieu ressortit à la mesure, mais c’est au manque de mesure que ressortit la servitude à l’égard d’hommes. Or dieu, pour les hommes sages, c’est la loi, tandis que pour les insensés, c’est le plaisir »[286].
Vouloir se soustraire à l’ordre social pour son propre plaisir, c’est se rendre coupable de prévarication. Aucune cité ne peut subsister sans une instance supérieure qui prescrit un bien commun que tous les citoyens ont obligation de respecter. L’individu n’est point au-dessus de la cité. Il appartient à celle-ci et en conséquence, il doit privilégier l’intérêt général au détriment de son bonheur individuel. C’est pourquoi, il doit s’exercer à se conformer à l’exigence des lois qui lui prescrivent ses obligations.
CONCLUSION
En définitive, nous pouvons dire que Platon est, certes, un critique de la démocratie mais il ne doit point être considéré comme un ennemi de la liberté. Ce qu’il dénonce, ce sont les excès de la liberté qui peuvent conduire à l’anarchie, c’est-à-dire au désordre. Cette critique nous permet par ailleurs d’affirmer que Platon n’a point ignoré cette notion centrale du régime démocratique.
Pour lui, il n’y a point de liberté sans la connaissance du Bien, cette lumière qui illumine les actes du citoyen et l’éclaire sur le sens de l’existence sociale. Le désir de liberté ne doit point se manifester par la recherche d’une vie autarcique, sans souci du bien commun. La véritable liberté est non seulement une libération des chaînes de l’ignorance mais elle est aussi et surtout au service du bien commun. Plus précisément, elle consiste à mettre sa compétence ou son aptitude au service de la cité tout entière. C’est pourquoi, illuminé par les valeurs contemplées dans le monde intelligible, le philosophe ne doit point rechercher une vie pour lui-même, mais il doit, dans un mouvement de dialectique descendante, rejoindre les siens pour contribuer à rendre meilleure leur existence. Avec Platon, le citoyen libre, c’est-à-dire libéré de l’ignorance et de l’illusion, est au service de la cité. Il mène une vie réglée par le Bien et il obéit aux lois de sa cité.
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LE MACHIAVÉLISME : UNE PHILOSOPHIE DE LA SINCÉRITÉ
Mahamane SOULEYMANE
Université de Niamey (Niger)
RÉSUMÉ :
Le machiavélisme est l’une des pensées philosophiques qui a connu une renommée ambivalente. En introduisant un langage nouveau dans l’univers des idées philosophiques et politiques, Machiavel a porté un coup à la vision politique du monde en attaquant certaines idéologies.
Mais au-delà des critiques, il est important de souligner la franchise et la sincérité qui justifient la pertinence du bien fondé du discours machiavélien. En effet, chercher à comprendre le bien fondé d’une action politique est l’un des principes qui fondent et justifient la doctrine machiavélienne.
La théorie machiavélienne nous permet ainsi de comprendre qu’une action politique ne peut être comprise qu’à la lumière de ses mobiles et c’est pourquoi l’on ne peut la juger d’un point de vue d’une certaine valeur. Il faut plutôt s’en tenir à la réalité, c’est-à-dire à la vérité effective. Le machiavélisme est d’abord une philosophie de la connaissance avant d’être au service d’une tâche pratique.
Mots clés : Action, Connaissance, Discours, Franchise, Image, Réalité.
ABSTRACT :
Machiavellianism is one of the philosophies that have acquired quite an ambivalent reputation. As he introduced a new language in the universe of philosophical and political thought, Machiavelli struck hard the worldview at the same time that he targeted particular ideologies. Beyond the criticism it faced, it is important to stress the straightforwardness and the pertinence that justify Machiavellian discourse. Actually, understanding the legitimacy of a political action is one of the principles on which the Machiavellian doctrine rests.
Thus Machiavellian theory brings to light the fact that only through its motive can one understand a political action; and that is why no other value can be used to assess this action. One has to stick to reality, or put another way, true efficiency. Machiavellianism is first and foremost about knowledge before it becomes a useful tool for a practical task.
Keywords : Action, discourse, knowledge, straightforwardness, image, reality.
INTRODUCTION
Admis au titre de pensée philosophique, le machiavélisme a conféré à son auteur une renommée ambivalente parce qu’il a introduit dans l’univers des idées philosophiques et politiques un langage nouveau pour expliquer le fait politique. En s’exprimant dans un langage autre, le contraire de ce que l’on a toujours connu, c’est-à-dire auquel l’on est habitué, Machiavel dévoile la vérité de ce qui est. Ce qui incontestablement a choqué certaines idéologies dans la mesure où en disant les choses telles qu’elles sont, Machiavel donna un coup à leur vision du monde.
En effet, la manière par laquelle il dit les choses, les nomme, a été perçu par certaines classes sociales comme une offense à la religion et à la morale. À l’opposé de cette adversité, le machiavélisme a pourtant donné naissance dans l’univers des idées, à une théorie qui jeta les bases de la science politique. À partir de Machiavel, la politique acquiert son autonomie en se séparant de la religion. Elle devient ainsi une affaire d’hommes et toute action politique doit s’inscrire en fonction des préoccupations et aspirations réelles de ceux sur qui doit s’exercer le pouvoir.
Mais au-delà des aspects idéologiques et théoriques, il est indispensable de révéler la franchise qui justifie la pertinence du bien fondé du discours machiavélien. Dès lors, ce qui a valu à Machiavel la triste renommée n’est-il pas lié à son discours empreint de franchise et de vérité dans une époque où les hommes sont accoutumés à une certaine manière de dire et de faire les choses ? La franchise de Machiavel ne se justifie-t-elle pas à travers le rapport qu’il établit entre le pouvoir et la réalité social ?
Il n’est pas surprenant au regard de la situation dans laquelle vivait le théoricien du machiavélisme et au regard de sa connaissance de l’histoire, qu’il fasse appel à la volonté d’un prince pour instaurer une politique afin d’unir les Italiens. Une action politique comme le pense Machiavel est toujours rendue nécessaire par une situation. Dans la pensée politique de Machiavel, l’histoire en constitue la matrice car elle est le lieu d’imitation par excellence, fournissant ainsi des modèles concrets à la réflexion. Le prince auquel Machiavel fait appel n’est donc pas un imposteur mais un homme dont l’image est construite à partir des exemples des princes anciens sensés être proches des couches populaires. En ce sens, le machiavélisme est donc une philosophie d’excellence.
I- LE STATUT D’UNE ACTION POLITIQUE
Chercher à comprendre le bien fondé d’une action politique est une des caractéristiques qui fondent et justifient la doctrine machiavélienne. Une action politique n’a alors de sens qu’au regard des motifs et des objectifs qui la sous- tendent. De ce point de vue, à la lumière des expériences, l’action politique pose le problème de la relation entre le pouvoir qui est incarné dans la personne du prince et les sujets communément appelés peuple. La relation entre le prince et le peuple est appréciée dans la théorie machiavélienne sous un double rapport difficilement indissociable. C’est nécessairement au regard de ce rapport qu’il convient d’apprécier le statut d’une action politique. De quel point de vue apprécier une action politique ? Existe t-il un principe d’une bonne action politique ?
Le rapport entre le prince et le peuple que nous évoquions tantôt est révélateur par expérience de l’existence d’un problème. Cette relation exprime deux réalités inséparables analysées sous l’angle du principe de la conquête du pouvoir. En effet, si l’on se situe dans la logique machiavélienne, les deux réalités dont nous posons l’existence renvoient à la conquête et à la conservation du pouvoir. La relation entre la conquête et la conservation du pouvoir pose donc un problème dans le rapport entre le prince et ses sujets car ce qui est mis en cause c’est surtout l’image du prince. Référer le problème de la relation entre le prince et le peuple au niveau de l’image du prince, cela revient à analyser la situation dans laquelle agit le prince. Autrement dit, qu’est ce qui est susceptible de modifier la conduite d’un prince d’une situation à une autre ?
En effet, il est facile de comprendre qu’en démocratie le pouvoir s’acquiert par l’expression d’un vote à travers les urnes. Mais, ce pouvoir ne peut être conquis que par un homme de grandes qualités intrinsèques et qui sait convaincre le peuple à travers des projets communément appelés un programme politique. Qu’il s’agisse du régime républicain ou monarchique, au-delà de la conquête du pouvoir, il existe une réalité qui correspond à l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire à la situation à laquelle le prince doit faire face. Telle est l’idée exprimée par Claude Lefort en ces termes : « Les problèmes à résoudre dans une république et dans une principauté ne sont pas foncièrement différents, qu’il faut dans tous les cas lier la défensematérielle de la cité à une politique soucieuse des intérêts du bas peuple ».[287]
Ainsi, l’action politique ne peut être analysée qu’au regard de ses mobiles et c’est pourquoi l’on ne peut la juger d’un point de vue d’une certaine valeur car pour comprendre le fait politique, il convient de s’en tenir à la réalité, à la vérité effective pour pouvoir apprécier sa signification
En somme, l’action politique ne peut se réduire à certains aspects qui déterminent nécessairement la conduite du prince et qui lui imposent par exemple le recours à certains moyens politiques. Quelles que soient les considérations arithmétiques, l’action politique échappe au déterminisme. Cette idée est exprimée par Machiavel à travers l’exemple de César Borgia : « Car je ne sache point meilleurs enseignements pour un nouveau Prince que l’exemple des faits de ce Duc ; et si les moyens qu’il employa ne lui profitèrent point, ce ne fut par une faute, mais par une extraordinaire et extrême malignité de fortune ».[288]
1- La nécessité
L’action politique est toujours en situation mais également positionnelle. En situation en effet, parce qu’aucun homme ne peut agir indépendamment d’une réalité déterminée par un certain nombre de considérations. En politique, l’action est mue en général par des considérations sociales, économiques ou politiques comme étant ce qui détermine en dernière instance l’entreprise politique. En ce sens, la nécessité est comprise comme étant une façon de comprendre et de saisir le réel dans ses manifestations logiques qui imposent à l’homme un choix dont il ne peut se soustraire. C’est pourquoi, chez Machiavel, la valeur d’une action politique est fonction de l’enjeu pour lequel elle se déploie c’est- à- dire en fonction des intérêts qui poussent le prince à agir et cela en fonction d’un choix résultant de l’analyse de la réalité pour laquelle il se propose un idéal dont la poursuite dévoile le sens de l’action politique. L’intérêt pour lequel le prince agit se nomme en général, le salut public, le bien être social, la liberté pour tous. Nous comprenons ainsi pourquoi dans le Prince, Machiavel justifie l’action politique par le recours à la violence légitime du prince car comme nous le savons, la situation de crise à laquelle fait face l’Italie de son époque impose nécessairement une telle conduite.
2- La liberté
Dans l’analyse du statut de l’action politique, le lien entre la liberté et la nécessité fait ressortir une complémentarité entre les deux notions. En effet, dans la philosophie machiavélienne, la liberté peut être appréciée sous un double rapport. Le premier rapport est celui qui justifie et légitime l’action politique en ce qu’elle prend naissance à partir d’un contrat tacite entre le prince et son peuple auquel se sent lié le prince dans toutes ses entreprises. Dans le contexte actuel dans lequel nous vivons c’est à dire le contexte démocratique, l’entreprise politique se conçoit plus clairement en ce qu’elle devient un lien d’obligation entre le peuple et le prince en ce que le dernier conquiert généralement le pouvoir grâce à sa capacité de concevoir un projet d’une société qui guidera ses actions politiques.
Dès lors, nous comprenons bien que c’est un abus de langage que d’entendre parler de bonne gouvernance en démocratie car un prince qui désire conserver son pouvoir n’a de choix que d’assumer sa responsabilité qui tire sa signification dans le choix porté sur lui par le peuple et cela en toute liberté. C’est de ce point de vue que l’on peut comprendre en quoi la liberté confère un statut à une action politique. Le second rapport sous lequel le machiavélisme fonde l’action politique à travers la liberté est incontestablement l’analyse historique de sa théorie. En effet, pour bien comprendre la préoccupation intellectuelle et théorique du machiavélisme, il s’avère nécessaire de se référer à la situation contextuelle de son époque. La recherche des solutions à la crise de l’Italie à son époque est non seulement la justification d’une éthique pouvant guider la conduite de tout prince mais également une exhortation à comprendre la nécessité de faire droit au désir du peuple italien à retrouver sa liberté.
II- LE SENS DU SOSIE
Ce qu’il faut retenir à ce stade de notre démonstration de la sincérité de la pensée de Machiavel, c’est surtout son caractère scientifique fondé sur le réalisme. Notre analyse de l’action politique nous révèle le sérieux dans l’entreprise du prince dans la théorie machiavélienne, en ce sens que, ce dernier doit prendre appui sur la réalité, déterminée par des mobiles qui constituent les exigences d’une situation sociale ou politique et qui nous dévoile ainsi la sincérité d’une pensée. C’est pourquoi l’œuvre du secrétaire florentin appréciée du point de vue de son prince ne peut être considérée d’imposture. En effet, le machiavélisme est à la fois une théorie de la connaissance et une pratique. La connaissance des réalités est une donnée première dans une entreprise politique. Pour comprendre le sens du Sosie, il est important de savoir que Machiavel établit un lien entre la politique et l’histoire. C’est pourquoi toute action politique doit s’inscrire dans l’effort qui consiste à bien cerner la réalité en cherchant à travers l’histoire des exemples qui en soient le sosie c’est-à-dire le modèle pour le Prince. L’identification dans la théorie machiavélienne n’est possible qu’en connaissance d’une réalité qui permet d’établir les ressemblances.
1- L’imitation
S’il existe une théorie forte dans la pensée machiavélienne, c’est sans doute sa conception de l’imitation. Chez Machiavel en effet, l’imitation est le point d’ancrage à travers lequel on apprécie la catégorie à laquelle appartient un dirigeant au sens où Machiavel classe les dirigeants en trois catégories : excellents, bons et mauvais. Mais toute appréciation n’est possible qu’au regard d’une action, d’une conduite ou plus encore à travers une entreprise politique en ce qu’elle dévoile un style, qui devient la mesure qui éclaire sur une référence parmi tant de modèles déclinés par Machiavel.
Toutefois, l’imitation est un aspect très complexe de la théorie machiavélienne en particulier et en politique en général. Si l’expérience donne droit à un savoir, à une connaissance à travers les actions de ceux qui furent excellents par exemple, il n’en demeure pas moins que l’appropriation d’un tel savoir reste une préoccupation intellectuelle à notre avis dans la mesure où les réalités peuvent varier selon les lieux et les contextes, c’est- à- dire le moment. Ce qui revient à dire qu’il ne s’agit pas en politique de chercher à s’identifier à quelqu’un, en le prenant comme modèle en essayant de devenir son sosie pour que l’entreprise politique marche à merveille. La politique est certes une entreprise à travers des actions menées mais aucune action politique ne peut poursuivre un objectif, ne peut réaliser des succès que si elle se dessine à travers une réflexion, une pensée sur une réalité qu’elle entreprend de changer dans l’optique de transformer cette réalité. Ainsi, tout style politique ne s’adapte pas à toutes les réalités. C’est dire que la politique est à la fois une activité pratique et théorique. Il convient donc de connaître le réel, de le penser afin d’adapter les expériences au contexte de l’heure.
2- L’image du prince
Contrairement au sens commun, la pensée politique de Machiavel ne conçoit pas un sosie comme étant une personne qui ressemble à une autre dans la mesure où le prince comme incarnation de l’idéal de l’homme politique ne s’identifie à aucun visage. Tout de même, il y a dans le machiavélisme une certaine idée qui exprime l’image de l’homme politique et à travers laquelle le machiavélisme se représente l’homme politique. Cette représentation est l’expression de la théorie machiavélienne fondée à partir d’un savoir. C’est-à-dire la connaissance de l’histoire des pratiques politiques des hommes et de l’idéal du prince à l’époque de la renaissance.
Pour expliquer ce qu’est l’image de l’homme politique, la pensée machiavélienne s’appuie sur des exemples de personnages d’hommes politiques tirés de l’histoire et qui traduisent pour lui des modèles d’hommes politiques à imiter. Mais l’on peut se poser la question de savoir à partir de quels critères juge –t-on de l’échec ou de la réussite d’un prince ?
S’il existe une image de l’homme politique, le machiavélisme la conçoit à partir d’une réalité sociale car le pouvoir s’inscrit toujours dans un champ social. À l’intérieur donc du champ social s’exprime une certaine conflictualité, une certaine division caractéristique de la dynamique sociale et qui se matérialise en général par un conflit de classes. Cette idée a été exprimée aussi par Karl Marx dans le manifeste du parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes ».[289]
Avant de répondre à la question de savoir le critère à partir duquel l’on juge une politique, il convient de comprendre que l’homme politique se ressemble à lui-même (qu’il est son propre sosie) en ce sens que l’acte politique doit s’inscrire toujours dans une logique du mouvement où tendent les hommes et dans la capacité du dirigeant à définir son objet. Et en ce sens tous les hommes politiques se ressemblent. A défaut de bien comprendre le sens de la réalité et les exigences du moment c’est à dire les aspirations du peuple, l’image du prince s’assombrit car celui ci ne pouvant plus inscrire sa politique dans une action. La question précédente trouve un début de réponse à ce niveau. En effet, ce qui permet de juger, d’apprécier la politique d’un prince ce sont ses actions. Seule donc l’action nous permet de juger l’échec ou la réussite d’un prince. C’est pourquoi, Machiavel enseigne les actions à éviter à partir des exemples de certains personnages de princes qui caractérisent la tradition politique marquée par la médiocrité. Ainsi l’image du prince est incarnée à partir de la nouvelle politique de Machiavel et l’idée d’un nouveau prince qui doit inscrire son action en fonction des exigences de l’époque.
III- MACHIAVEL, IMPOSTEUR ?
Pour juger de la qualité des actes posés par Machiavel et de ce qu’il prétend fonder dans l’univers des idées et de la connaissance en général, la mesure la mieux indiquée ne peut être autre chose que son œuvre c’est-à-dire ce qu’il a écrit et laissé comme témoignage de sa conviction exprimée à travers sa pensée. Mais une telle démarche ne suffit pas pour apprécier le rapport du machiavélisme à la vérité car un auteur ne peut se donner un titre sans que son œuvre en soit inscrite dans un registre précis qui témoigne de son obéissance à des critères propres à un domaine précis (philosophique par exemple). Telle est le sens de la question de savoir si le machiavélisme n’est pas une imposture c’est-à-dire une fausse pensée fondée sur des apparences ne répondant à aucun critère scientifique. Ainsi, la mesure comme indicateur est quelque chose de complexe qui met en rapport la forme et le fond, le contenu et le contenant.
1- Le statut du machiavélisme comme œuvre
Conférer un statut à une œuvre c’est la classer au même titre que d’autres œuvres qui à travers un certain nombre de critères, sont inscrites dans un domaine bien précis. C’est en ce sens que le machiavélisme est classé aux rangs de pensée philosophique mais également un discours politique qui fonde la science politique. Mais il ne s’agit pas d’affirmer qu’une œuvre est philosophique pour qu’elle le soit. Notre tâche ici, consiste à montrer ce qui confère à la pensée machiavélienne un statut de philosophie et de science, et ainsi une fois la démonstration faite, nous pourrons nous convaincre du sérieux de l’entreprise machiavélienne dont on ne peut douter du bien fondé. Autrement dit, l’entreprise machiavélienne s’inscrit dans la recherche de la vérité. De par sa méthode, le lecteur peut ainsi apprécier son approche critique et constructive propre à l’esprit philosophique. Nous pouvons lire :
« Mon intention étant d’écrire choses profitables à ceux qui les entendront, il m’a semblé plus convenable de m’en tenir à la vérité effective de mon sujet qu’à ce qu’on imagine à son propos. Plusieurs se sont imaginés des républiques et des principautés qui ne furent jamais vues ni connues pour vraies. Mais il y a si loin de la manière dont on vit à celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour ce qui devrait se faire, apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver ».[290]
Le machiavélisme ne saurait être une imposture. En effet, de par son argumentation, l’auteur affirme le caractère vrai de son entreprise en ce qu’elle diffère des entreprises illusoires fondées sur des imaginations et qui n’ont rien de commun avec la réalité. Loin donc d’être un imposteur, Machiavel est plutôt celui qui indique à tous ceux qui veulent comprendre la réalité et la vérité des choses, la conduite à tenir s’ils ne veulent pas se perdre. Autrement dit, il ne trompe pas mais plutôt éclaire à l’instar des autres philosophes, tous les esprits peu avertis et qui se laissent facilement tromper.
Machiavel dit aussi les choses telles qu’elles sont en démasquant le réel, en révélant ainsi le vrai masqué toujours par des fausses apparences. Par cette manière de nommer les choses telles qu’elles sont, Machiavel inscrit dans le monde des idées une nouvelle façon de voir les choses à travers un langage nouveau qui lui est propre. Cette franchise, loin de tromper ou d’induire en erreur, est plutôt une attitude pleine de courage et d’audace. Et si l’on pousse l’analyse plus loin, l’on comprend aisément que l’attitude courageuse n’est pas un simple mot exprimé car pour celui qui veut comprendre, Machiavel le met face à la vérité des faits en témoigne l’histoire des pratiques quotidiennes des hommes vivant en sociétés. C’est cette seconde approche de la réalité qui inscrit le machiavélisme au rang de science politique. En effet, non seulement il, établit un lien entre la politique entant que pratiques humaines en société à travers l’histoire, il institue aussi une nouvelle éthique à travers une nouvelle morale qui est la morale de l’État. Il forge non seulement le mot État mais il sépare la politique de toutes les considérations religieuses en laïcisant ainsi le fait politique. Il est donc le premier à définir l’objet de la politique comme nous pouvons lire : « Tous les Etats, toutes les seigneuries qui eurent et ont commandement sur les hommes, furent et sont ou républiques ou principautés ».[291] Le machiavélisme est donc une pensée sincère, critique et rationnelle parce que Machiavel construit cette pensée à partir du réel, des faits, de ce que font les hommes comme en témoignent les exemples à travers le passé de l’humanité.
2- Le réalisme machiavélien
Si l’on cherche à comprendre sur quoi repose incontestablement le succès de Machiavel, il me semble que tout se résume sur son expression fétiche qu’il nomme par « vérità effetuale » ou vérité effective. Cette expression constitue fondamentalement le secret du Machiavélisme, en ce qu’elle marque, non seulement une nouvelle manière de comprendre le sens de la politique mais également une révolution dans le monde des idées et de la culture. Mais au-delà de l’approche, de la méthode et de la manière de voir, de comprendre les choses en politique, le réalisme politique est chez Machiavel quelque chose d’élastique c’est-à-dire qu’il ne se résume pas en une phrase dogmatique mais plutôt tout tient à la capacité du prince à analyser la réalité en face dans un contexte également à décrypter.
Ce qu’il faut nécessairement comprendre du machiavélisme c’est cette introduction d’une nouvelle vision de la politique qui fonde ce qui devient aujourd’hui la science politique. Le réalisme n’est pas une lecture mécanique des jeux d’intérêts en présence dans une république, ce n’est encore pas non plus le simple rapport de force en présence dont le prince incarne la volonté explicite. Certes, vous pouvez comprendre aisément que le réalisme politique chez Machiavel c’est la capacité, l’intelligence que le prince a de comprendre tout ce que nous venons d’énumérer, autrement dit la capacité de ce dernier à être réaliste. Et c’est justement à ce niveau que reposent toutes les difficultés de la politique.
En se fondant sur le savoir et un savoir- faire, savoir- être, la politique cesse d’être un tâtonnement mais « uncalcul arithmétique de probabilités s’appliquant aux faits sociaux ».[292] Ainsi tout repose sur l’action du prince à travers ses objectifs poursuivis au sens où il vise à réaliser une politique. Mais la réalisation d’une politique n’est pas un choix fortuit. C’est pourquoi l’énumération d’un certain nombre de conditions que nous avions décrites comme relevant de certains jeux d’intérêts ou de rapports de forces participe de cette compréhension du réalisme. L’homme politique n’est donc pas un imposteur. L’acte politique est un acte d’instauration d’une politique qui exige de la part du Prince, la connaissance de l’histoire afin de pouvoir lire à travers le présent ce que peut être enseigne l’histoire soit à travers les ressemblances de certaines crises politiques ou à travers l’histoire des grands hommes politiques. L’exercice politique est une école mais où ne rentrent que ceux qui ont un certain niveau de connaissances. Le réalisme politique chez Machiavel est la promotion de l’excellence en politique. C’est pourquoi à travers son enseignement le secrétaire florentin classe les princes en excellents, en médiocres à travers les exemples des princes connus à travers l’histoire des hommes tout en prenant soins de mentionner ce qui fait le succès des un s et l’échec des autres. Un prince réaliste est celui qui sait sauvegarder son image en gardant à l’esprit d’une manière permanente qu’une politique se fonde à travers une action et dans toutes les situations, il ne doit avoir à l’esprit qu’incarner cette image d’un chef à la poursuite des nobles objectifs même s’il cherche véritablement conserver son pouvoir.
CONCLUSION
Le philosophe est par définition un amant de la vérité car la philosophie est amour de la sagesse, du savoir. L’esprit philosophique est antinomique aux préjugés et aux apparences et de ce fait le philosophe doit de s’efforcer à relever dans les faits tout ce qui concourt à donner à son discours une tonalité qui révèle la vérité. Notre étude n’avait pas pour intention d’indiquer la fausseté de certains discours philosophiques par rapport au discours machiavélien.
Ce qui fait la sincérité et la cohérence du discours machiavélien au-delà de toutes les critiques. Ce qui nous a permis de comprendre que le machiavélisme est véritablement un discours qui entretient un rapport à la vérité et en plus de son opposition à la fausseté, il n’en est pas une philosophie d’illusion. En effet, il y a dans le machiavélisme l’effort de connaître ce qui est, c’est-à-dire la connaissance de la réalité d’une part avant d’être une pensée au service d’une tâche pratique d’autre part. Comme nous l’avons montré, Machiavel a mis l’accent sur le réel pour fonder sa pensée, ce qui l’amène justement à opposer le réel à l’imaginaire. Le machiavélisme est donc la traduction d’une situation incontestable posée et reconnue comme telle même par l’historien. Le prince dont Machiavel décrit une certaine image n’est pas une chimère, c’est-à-dire quelque chose d’illusoire mais pensé à partir d’une histoire connue qui éclaire les limites d’un présent et de cette situation, il en dégage les termes d’une véritable action politique orientée vers l’avenir.
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DE LA QUESTION DE L’UNITÉ DE LA SCIENCE DANS LE PENSER CARTÉSIEN
Blé Marcel Silvère KOUAHO
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
L’idée ou le projet cartésien de l’unité de la science à partir d’un même modèle mathématique, c’est-à-dire d’une méthode rationnelle et universelle s’oppose à la dispersion du travail scolastique admettant la diversité des sciences selon leurs objets. Chez Descartes, l’unité du savoir, voire de la science exige l’unité de la Raison. Cette unité de la science n’est rien d’autre que la mathématique universelle que réalise Descartes par la réforme des sciences (logique, algèbre, géométrie) et par l’application de celles-ci à toutes les sciences particulières (Astronomie, optique, musique et mécanique) qui sont les parties de cette mathématique universelle.
Mots clés : Mathématique universelle, Méthode, Réforme des sciences, Sagesse humaine, Sciences particulières, Unité de la nature, Unité de la science.
ABSTRACT :
The idea or the Cartesian project of science unity deriving from the mathematical model, that means from a rational and universal model, which is opposed to the dispersal of scholarly work, admitting the diversity of sciences according to their objects. With Descartes, the unity of knowledge requires the unity of reason. This science unity is nothing other than universal mathematics that Descartes achieves through the reform of sciences (logic, algebra, geometry) and the application of all these particular sciences (Astronomy, optic, music and mechanic) which are part and parcel of mathematics.
Keywords : Universal mathematics, Model, Reform of sciences, Human wisdom, Particular sciences, Unity of the nature, Unity of the science.
INTRODUCTION
Le philosophe est celui qui dans la mesure du possible possède la totalité du savoir. Platon, Aristote, Descartes, Leibniz et tant d’autres figures obéissent à cette qualité par leur curiosité critique et systématique. Pour cette catégorie de philosophes, l’imbrication des sciences ou des différents domaines du savoir semble aller de soi. Ainsi, l’effort global pour élucider l’univers est souvent dû aux mêmes hommes qui ont à la fois enrichi la réflexion philosophique, les procédés mathématiques et contribué à dégager les lois physiques ou secrets de l’univers.
Descartes est, parmi ces hommes qui ont marqué l’histoire des idées, celui dont nous nous proposons de saisir la compréhension de la totalité du savoir, précisément de l’unité de la science. En effet, celle-ci reste l’un des projets, des objectifs fondamentaux poursuivis par Descartes. II affirmait, à cet effet, qu’il eût, la nuit du 10 Novembre 1619, la révélation, dans une intuition quasi extatique et dans trois rêves successifs, de sa vocation intellectuelle et du projet d’une Science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection.
Si, en elle-même, l’idée de constituer une Science universelle n’est pas nouvelle dans la mesure où elle était déjà présente chez Aristote, ensuite chez le moine catalan Raymond Lulle qui, pendant l’époque scolastico-médiévale, cherchaità convertir infailliblement les infidèles, il faut toutefois convenir que c’est avec Descartes qu’elle connaît sa matérialisation. Ce, au moment où, paradoxalement, son siècle connaît un mouvement d’autonomisation des sciences de la nature. Ce mouvement a entraîné un cloisonnement entre les différentes sciences déjà au programme de l’enseignement scolastique à tel point que la spécificité des méthodes et des procédés d’investigation ont conduit de nombreux spécialistes à tenir pour irréductible l’altérité de leurs disciplines scientifiques.
En fait, Descartes,qui se veut un philosophe de l’universel, pense, au regard du contexte d’autonomie qui prévaut dans les sciences et contrairement aux objections qui lui étaient faites de divers côtés, que la réalisation de son projet d’une science universelle est possible. Mais comment arrive t-il solitairement à ramener toutes les sciences à une science de base ?
I- DE L’UNITÉ DE LA SCIENCE : LE MODÈLE MATHÉMATIQUE
L’idée d’unifier la connaissance, formée par Descartes, fait corps avec l’importance qu’il accorde aux mathématiques dans son itinéraire intellectuel. On se rappelle le célèbre passage de l’autobiographie incluse dans le Discours où l’origine de démarches nouvelles est située dans l’étonnement que l’on n’ait pas encore bâti, sur « les fondements si fermes et si solides»[293]des sciences mathématiques, quelque chose de « plus relevé »[294] que les applications aux arts mécaniques (art militaire, arpentage, cartographie). Depuis que l’on médite sur ce texte fondamental, on ne doute pas que le « plus relevé » concerne des opérations mentales, donc des structures logiques, et que Descartes a voulu exprimer combien il était conscient d’une dette de la Méthode à l’égard de la spéculation mathématique faite d’un enchaînement, aussi rigoureux que possible, des « raisons ».
En prenant de l’altitude par rapport à l’activité mathématique, Descartes y aurait discerné les traits d’une logique susceptible de constituer l’armature d’une méthode à la généralité puissante. C’est donc, pour lui, par une méthode calquée sur les mathématiques, essentiellement l’arithmétique et la géométrie, qu’une Science universelle, l’unité du savoir pourra être constituée. Laquelle unité du savoir se fonde, s’édifie d’abord sur l’unité de l’esprit qui acquiert ce savoir.
1- De L’unité de l’esprit.
C’est à l’époque de Descartes que se profilent les frontières entre les sciences. Descartes intervient dans un contexte où la généralisation du modèle pédagogique artisanal par essence fractionnaire était de mise. La dissociation des différentes disciplines était consacrée dans et par l’enseignement scolastique. La revue des sciences dans la première partie du Discours donne une idée de la parcellisation du savoir en territoire contigus. Dès lors, on pourrait saisir le modèle pédagogique artisanal dans la définition cartésienne de la philosophie entendue comme « une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir tant pour la conduite de sa vie, la conservation de sa santé que pour l’invention de tous les arts »[295].
Cette définition montre, à première vue, que l’unité des sciences qui est philosophie, renferme, en son sein, une pluralité des savoirs diversifiés à raison de leurs objets respectifs. Ainsi, comme il y a, en philosophie, une science pour la conduite de sa vie, une autre pour la conservation de sa santé etc. ; on pourrait croire que la parfaite connaissance philosophique passe par l’étude de chacune à part aux dires de Descartes lui-même. Et pourtant, Descartes ne cautionne pas ce procédé, cette mauvaise interprétation de sa pensée philosophique.
Pour Descartes, l’extériorité des domaines du savoir qui deviennent autant de sciences qu’il faut apprendre en tant que telles, c’est l’aveu d’une discontinuité en laquelle se brise l’entendement humain. Une telle discontinuité dans les sciences ou ces frontières factices entre les sciences, source de diffraction de l’esprit, est à attribuer à l’opinion. En dénonçant ainsi l’opinion, Descartes parvient à révéler la facticité des frontières qui jalonnent la culture où chacun est réduit à cultiver son jardin. La mise hors jeu de l’opinion, représentée dans la première partie des Règles par « l’habitude » et le pronom « on » s’opère par le démontage du mécanisme par lequel elle est parvenue à opposer les sciences. II note : « C’est une habitude fréquente, lorsqu’on découvre quelque ressemblance entre deux choses, que d’attribuer à l’une comme à l’autre, même sur les points où elles sont en réalité différentes, ce qu’on a reconnu vrai de l’une seulement des deux »[296].
L’illustration de ce récurrent constat se traduit, chez Descartes, par ce qu’il a appelé « la fausse comparaison »[297] faite par l’opinion entre « les sciences qui consistent toutes entières en une connaissance qui appartient à l’esprit »[298] et « les arts qui exigent quelque exercice et quelque disposition du corps »[299]. En effet, l’opinion, voyant qu’il est impossible de proposer à l’homme d’apprendre tous les arts simultanément, pense toutefois que « celui qui ne peut cultiver qu’un seul art devient plus aisément un maître artiste »[300]. Cette situation qui prévaut dans le domaine des arts, des savoir-faire techniques et artisanaux, l’opinion la transpose dans le domaine des sciences. Ce que récuse systématiquement Descartes : « On a donc cru qu’il en était de même pour les sciences, et, en les distinguant l’une de l’autre à raison de la diversité de leurs objets, on a pensé qu’il fallait les étudier chacune à part, en laissant toutes les autres de côté. En quoi l’on s’est assurément trompé »[301].
Selon Descartes, C’est se tromper, assurément, que de concevoir les études philosophiques sur le modèle de l’apprentissage des arts. Si un partage, une division du travail peut-être recommandé et nécessaire dans le domaine des arts, cependant, vis-à-vis du savoir théorique, il entraînerait un affaiblissement et finalement une destruction de ce qui fait sa force propre. Seule la totalité de la science est l’expression vraie da la sagesse humaine.
« Toutes les sciences ne sont rien d’autre que l’humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas d’eux plus de diversité que n’en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire »[302].
L’intuition remarquable de Descartes est qu’on ne doit pas distinguer les sciences selon la diversité de leurs objets, mais au contraire les unifier en les référant à l’unité de la raison qui les constitue. C’est la même et unique rationalité qui est à l’œuvre dans tout l’ensemble du savoir humain. On donnera toute sa portée à cette image si l’on remarque qu’en confiant à l’humaine sagesse ou sagesse universelle, le rôle de foyer lumineux, Descartes s’oppose à toute une tradition platonicienne et augustinienne pour laquelle l’esprit humain n’est capable d’appréhender son objet s’il n’est éclairé par une lumière dont il ne porte pas en lui la source, mais qui lui vient d’un foyer transcendant (l’idée du Bien, Dieu). Comme Cassirer pouvait l’affirmer, « l’étampage du savoir ne provient pas du dehors ; il est prescrit et déterminé une fois pour toutes par son caractère propre »[303].
En ce sens, on peut parler de révolution cartésienne qui n’est pas loin d’être copernicienne au sens où Kant l’entendra cent cinquante ans plus tard : c’est la pensée, et non plus l’objet pensé, qui organise la savoir et en définit les modalités de constitution. Si nous gardons l’image de l’humaine sagesse à l’esprit, nous tenons un fil conducteur qui saura nous faire voyager à travers toutes les différentes parties de la philosophie cartésienne présentée métaphoriquement comme « un arbre dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est la Physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale »[304]. Ce fil conducteur, que Descartes appelle souvent « fil de Thésée ou d’Ariane »[305],est la logique ou méthode – loi de la progression continue qui part du simple au complexe – telle que comprise par lui et qui nous guide à travers le labyrinthe du savoir, des sciences.
2- De l’idée d’une méthode universelle et la réforme des sciences
L’unité des sciences, tant souhaitée par Descartes, en une science primordiale et universelle a sa condition suffisante dans l’unité de l’esprit, c’est-à-dire l’unité de référence qu’est la sagesse universelle ou la raison. « Cette science universelle doit en effet contenir les premiers rudiments de la raison humaine»[306].Mais cette unité de l’esprit qui rend raison de l’homogénéité postulée entre les champs disciplinaires constituant l’arbre du savoir n’est pas sans lien avec le vœu cartésien d’un d’ordre épistémologique, à savoir la formulation d’une méthode rationnelle et universelle qui doit faire converger, en un seul point, la lumière de la connaissance comme un miroir ardent. Moreau note :
« La généralité assumée de la méthode indique l’unité du savoir tel que Descartes entend le bâtir, et, plus encore, ce qui est au principe de cette unité : l’esprit qui applique partout et identiquement sa puissance de penser dont la première manifestation est justement cette capacité d’investigation ordonnée qu’on appelle méthode »[307].
Cela étant, on ne saurait comprendre le bien-fondé de la méthode chez Descartes en survolant, d’un seul trait, son jugement très critique de l’enseignement reçu au Collège. Il part, en effet, d’une défiance générale qu’explique la première partie du Discours de la méthode, à l’endroit des diverses disciplines (langues, histoire, éloquence, poésie, théologie, astrologie, etc.) dont il a été instruit et qui sont restées jusque-là, conjecturales[308]. Pour une seule qui du reste a toujours tenu dans la tradition scolastique un rang privilégié, il serait disposé à faire une exception : c’est la mathématique. Selon Descartes, elle n’a pas, peut-être, de quoi nous satisfaire entièrement, toutefois elle a des marques apparentes de certitude et de rigueur en raison de la complète clarté de ses notions qui s’imposent sans restriction à l’esprit.« Considérant qu’entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n’y a eu que les seuls mathématiciens qui ont su trouver quelques démonstrations, c’est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes »[309].
En effet, Descartes pense que les sciences, d’autant qu’elles empruntent leur principe à la philosophie – science en laquelle il ne se trouve encore aucune chose dont on ne dispute – n’ont pas de fondement solide. Mais, la supériorité des mathématiques sur les autres sciences, et ce qui les rend plus faciles de toutes, tient justement en ce qu’elles s’occupent d’objets – figures et nombres – dont les propriétés et les rapports sont susceptibles d’être aperçus directement.
Si le jugement porté ici par Descartes n’est nullement original, puisque Platon, ainsi que ses successeurs n’ont pas méconnu la dignité des mathématiques, la nouveauté introduite par lui consiste à promouvoir l’évidence dont les mathématiques lui ont donné l’expérience, au rang de modèle par excellence de la vérité. Les vérités mathématiques fournissent un modèle de méthode. C’est ainsi que la méthode, devant permettre l’acquisition de la vérité, sera tirée des mathématiques.
« Toute la méthode réside dans la mise en ordre et la disposition des objets vers lesquelles il faut tourner le regard de l’esprit, pour découvrir quelque vérité. Et nous l’observerons fidèlement, si nous réduisons par degrés les propositions complexes et obscures à des propositions plus simples, et si ensuite, partant de l’intuition des plus simples de toutes, nous essayons de nous élever par les mêmes degrés jusqu’à la connaissance de toutes les autres »[310].
C’est donc par cette méthode que Descartes procède, dans Les Règles et le Discours, à la réforme des sciences – prolégomènes à la réalisation de la Science universelle – que sont la logique aristotélico-scolastique, la géométrie des anciens et l’algèbre des modernes enseignées au Collège.
En effet, si tout le secret de l’art mathématique gît en cette sorte de décomposition progressive dont l’analyse des anciens et l’algèbre des modernes nous offrent l’exemple, un tel art, de la façon qu’il a été compris jusqu’à ce jour, est encore, selon Descartes, loin d’atteindre à l’idéal de la facilité et de la clarté : il souffre de la complication des figures et des signes. Ces sciences portent des masques. II s’agit, si nous nous en tenons à l’image qu’il en a donnée dans une note de son journal en 1619, de regarder derrière le masque qui jusqu’à présent recouvrait leur visage et nous cachait leur véritable aspect. Et seul celui qui réussira à les faire tomber verra les sciences dans toute leur beauté et dans toute leur clarté. Descartes se sent qualifié pour reformer ces sciences, pour modifier leur signification.
Ainsi, pour la logique, ce masque consiste, selon lui, en ce qu’elle se détachait du tout du savoir, se plaçait en dehors et au-dessus de ce tout. Elle a développé une doctrine des différents modes du penser et du déduire et une doctrine de la manière dont ils s’imbriquent et s’enchaînent. Mais elle ne saisissait et ne déterminait pas le savoir là où il était effectivement et directement à l’œuvre ; là où il s’exprimait dans des modes de connaissance déterminés, dans le mode de connaissance des mathématiques, de la physique, etc. La logique aristotélicienne se condamnait ainsi, si ce n’est à la fausseté, du moins à la stérilité heuristique. « Je pris garde que, pour la Logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses que l’on sait, ou même, comme l’art de Lulle, à parler, sans jugement, de celle qu’on ignore, qu’à les apprendre »[311]. Pour Descartes, cette stérilité heuristique et cette unique valeur d’exposition du déjà connu font que le syllogisme, centre de la logique classique, par son caractère purement formel, mérite uniquement d’«être transféré de la philosophie à la rhétorique »[312]. À l’idéal de connaissance formelle et abstraite de la scolastique, à une combinatoire de concepts, comme l’art de Lulle, qu’il juge sans intérêt pour la fécondité réelle de la science, il substitue un autre idéal de connaissance productif et constructif, c’est-à-dire une activité mentale qui, par l’évidence, entre en contact direct avec le contenu des notions.
Des anciens géomètres, Descartes retient surtout l’analyse (mise en œuvre notamment par Archimède, Apollonius et Euclide, et codifiée par Pappus et Diophante) à laquelle il reconnaît le mérite d’être une méthode de résolution de certains problèmes. Soit, par exemple, à inscrire un hexagone régulier dans une circonférence. Résoudre analytiquement le problème consiste à inscrire le polygone en question dans la circonférence et à montrer de proche en proche que cela n’est possible qu’à la condition que le coté de l’hexagone régulier soit égal au rayon de la circonférence. On le voit, la méthode se ramène à supposer le problème résolu et à chercher à quelle condition il peut l’être. Aussi appelle-t-on cette méthode « régressive » parce qu’elle remonte de condition en condition jusqu’à une proposition, à quelque vérité déjà connue. Cette méthode, les géomètres grecs l’employaient en raisonnant sur les figures elles-mêmes et non sur des symboles les représentant. D’où le grief de « fatiguer beaucoup l’imagination »[313] que Descartes lui adresse.
Le défaut de cette géométrie, en effet, c’est de s’en tenir de manière étroite à la considération des figures et de voir en elles le moyen essentiel de connaître les qualités fondamentales et les relations qui lient entre elles les différentes figures. Les problèmes généraux qu’elle résout sont liés à des considérations de cas particuliers de figures, (droite, cercle, ellipse, parabole) dont les propriétés et les lois doivent être recherchées en particulier ; ce qui, selon Descartes, limite et trouble la compréhension mathématique. Le gentilhomme poitevin conçoit donc toutes les figures comme des lignes, c’est-à-dire les éléments d’une même chaîne et les construit pas à pas, d’une manière analogue à la suite des nombres. C’est là tout le sens de la géométrie analytique qu’il découvre. La réforme en géométrie tient, pour l’essentiel, à affranchir l’esprit de la nécessité de recourir aux figures, en représentant les figures par des symboles algébriques, voire des équations de forme xn + a1xn-1 + a2xn-2 +… an = 0. De l’analyse géométrique, on retient certes l’aide apportée par la figuration, et donc l’usage des sens et de l’imagination ; mais, pour Descartes, il ne faut pas négliger, comme le fond les anciens géomètres, l’usage de l’entendement pur.
À l’algèbre des modernes, celle qu’il apprend du mathématicien jésuite, le Père Clavius, Descartes reproche d’ « être un art confus et obscur »[314]. Pourquoi ? En raison, avant tout, de la notation en usage. Deux traits la caractérisent : l’emploi des chiffres et l’utilisation de certains « caractères dits cossiques , , »[315] pour exprimer les puissances d’un nombre (racine, carré, cube). La reforme cartésienne de la notation algébrique a consisté à remplacer ces caractères cossiques, par « quelques chiffres les plus courts »[316], c’est-à-dire simples et donc aisés à manier. II désigne premièrement toutes les quantités connues et inconnues par des lettres de l’alphabet courant : les quantités connues par les premières a, b, c ; les quantités inconnues par les dernières x, y, z. Ainsi, la formule qui s’écrivait ou bien 1Racine plus 4carré moins 7Cube, ou bien P1 , P4 , M7 , devient x +4x² – 7x3.
La réforme des sciences a été, pour Descartes, l’occasion de mettre en pratique les vertus de sa méthode que sont la rigueur, la clarté et la distinction. II débarrasse la mathématique des chiffres de toute sorte et des figures inintelligibles qui l’encombrent, pour qu’ « elle cesse de manquer de cette clarté et de cette facilité extrême, qu’il pose comme devant régner dans la vraie mathématique »[317].
Par ce passage de la mathématique ordinaire, pure, pratiquée dans les Écoles à la mathématique universelle, commune, la mathématique peut désormais pénétrer uniformément tous les domaines de la connaissance. Si c’est une banalité de dire que la mathématique universelle n’est pas les mathématiques ordinaires, il est cependant évident que ce sont ces dernières qui donnaient à Descartes l’idée de mathématique universelle. Celle-ci se pose désormais comme « fondatrice de la scientificité de toutes les sciences »[318]. Descartes note : « Cette science universelle qui contient les rudiments de la raison humaine (…) est préférable à toute autre connaissance à nous transmise par voie humaine, attendu qu’elle est la source de toutes les autres »[319].
Dès lors, la mathématique universelle prend la place de tous les savoirs traditionnels de l’humanité et devient la langue dans laquelle est écrit le livre du monde et dont la connaissance donne accès au monde, c’est-à-dire à sa maîtrise et à sa possession. La mathématique ordinaire, une fois reformée, c’est par elle que l’unité de la nature sera rendue possible.
II- MATHÉMATIQUE UNIVERSELLE ET UNITÉ DE LA NATURE
Descartes indique que c’est en cherchant, sous les figures et les nombres, un « objet » plus simple encore, et qui soit le fondement commun des uns et des autres, que les anciens y découvrent l’ordre et la mesure. Pour eux, cette science ne se restreint pas à une classe particulière d’objets, à des opérations sur des nombres et des figures ; elle traite de tout ce qui se rapporte à l’ordre et à la mesure et de tout ce qui ce qui est soumis aux lois rigoureuses de l’ordre et de la mesure, comme le monde des sons (la musique), le monde de la lumière (l’optique), le monde des corps célestes et leurs mouvements (l’astronomie) et le monde des corps physiques (la physique, la médecine, la mécanique) et beaucoup d’autres sciences qui sont réputées des parties, des branches de la mathématique universelle. Par l’expression “mathématique universelle”, il faut entendre « la vraie mathématique »[320] définie par Descartes en ces termes:
« Seules les choses, et toutes les choses, dans lesquelles c’est l’ordre ou la mesure que l’on examine, se rapportent à la mathématique, peu importe que cette mesure soit à chercher dans des nombres, des figures, des astres, des sons, ou quelque autre objet ; que par conséquent il doit y avoir une science générale qui explique tout ce qu’il est possible de rechercher touchant l’ordre et la mesure, sans assignation à quelque matière particulière que ce soit ; et que cette science s’appelle…la mathématique universelle, puisqu’elle contient tout ce en vertu de quoi l’on dit d’autres sciences qu’elles sont les parties de la mathématique. Combien maintenant elle l’emporte et en utilité et en facilité, sur les autres sciences qui lui sont subordonnées, on le voit aisément au fait qu’elle s’étend aux mêmes objets que celles-ci, et en outre à bien d’autres »[321].
En effet, l’intérêt de Descartes se porte donc sur ce qu’il y a d’universalisable dans la mathématique, c’est-à-dire ce qu’on peut extraire de ce domaine du savoir pour l’appliquer à d’autres : l’ordre et la mesure qui est le résultat de l’acte de mesurer, au sens de quantifier. L’ordre et la mesure est le seul « objet » qu’étudient, en réalité, à travers leurs spécialités respectives, les diverses branches des mathématiques. Quoiqu’elles diffèrent en ce qu’elles s’attachent, les unes aux figures, les autres aux nombres, « elles ne laissent pas de s’accorder toutes, en ce qu’elles n’y considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s’y trouvent »[322].
Les rapports sont généralement les relations qu’entretiennent des objets et la proportion est un rapport qui se laisse caractériser quantitativement, et se traite avec les outils de la mathématique (plus grand que, plus petit que, égal à). D’après Descartes, ce n’est qu’à travers ce regard permanent porté sur ses applications, précisément sur ses parties, que la mathématique cesse d’être un jeu d’esprit vide. Comme quoi, la mathématique serait futile si elle s’occupait simplement de disséquer des concepts abstraits et si elle n’était opérante que dans ce domaine ; si elle n’avait affaire qu’aux nombres de l’arithmétique ou aux pures « formes » de la géométrie.
En 1638, peu après la parution de son Discours, un des contemporains de Descartes, des Argues, avait expressément regretté que Descartes, comme il semble ressortir d’une lettre de Mersenne, eût abandonné ses études purement géométriques et se fût penché sur d’autres problèmes. II répondit qu’il n’avait résolu de quitter que la géométrie abstraite, c’est-à-dire la recherche des questions qui ne servent qu’à exercer l’esprit ; et ce afin d’avoir d’autant plus de loisir de cultiver une autre sorte de géométrie qui se propose pour questions, l’explication concrète des phénomènes les plus curieux de la nature : « S’il plaît à M. des Argues de considérer ce que j’ai écrit du sel, de la neige, de l’arc en ciel, etc., il connaîtra bien que toute ma Physique n’est autre chose que Géométrie »[323].
Du point de vue des critères méthodologiques que Descartes avait établis et considéraient comme seuls valables, la physique est devenue l’égale de la géométrie. Cela dit, on ne saurait aborder, à proprement parler, la notion de l’unité de la nature ou la physique géométrisée chez Descartes sans la mettre en rapport avec la séparation que la physique péripatéticienne avait opérée entre une sphère supérieure et une sphère inférieure, entre un monde céleste et un monde sublunaire. Une stricte opposition existait entre les deux ; ils étaient formés d’éléments différents et répondaient à des lois du mouvement qui étaient différentes.
Le traité intitulé Du Monde ou Traité de la lumière rompt radicalement avec cette vision fondamentale des choses. Le monde ne peut pas être partagé en deux ordres totalement différents parce que cette séparation réduirait à néant l’unité de la connaissance. Le monisme scientifique cartésien excluait, par là, le dualisme cosmologique du Moyen Âge. Comme l’explique Descartes :
« Ciel et terre sont nécessairement formés de la même matière et, même s’il n’existait une infinité de mondes, ils seraient tous constitués de la même matière parce que nous ne pouvons découvrir en nous-mêmes, dans l’ensemble de notre connaissance, l’idée d’aucune autre matière »[324].
Dans ce traité,Descartes défendait déjà l’existence d’une seule matière:
« Permettez donc pour peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce monde pour en venir voir un autre tout nouveau que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires. Sachez donc premièrement que par la nature, je n’entends point quelque déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais que je ne me sers de ce mot pour signifier la matière (…) que Dieu continue de conserver à la façon qu’il l’a créé »[325].
C’est cette matière que Descartes définit dorénavant comme substance étendue. Une substance étendue sans bornes, indéfiniment divisible et parfaitement homogène. Ramener le corps matériel à la pure étendue, à une grandeur mesurable, signifie exclure toute possibilité d’une différentiation qualitative au sein de la matière : cette différence aurait signifié que c’était une géométrie différente qui devait être appliquée aux espaces terrestre et céleste. Du monde de l’apparence évanescente qui s’oppose au monde idéal des nombres et des figures géométriques, sont donc bannies « toutes les notions médiévales de force, de puissance, de vie, d’âme, de qualités sensibles, voire de formes substantielles du cosmos aristotélo-médiéval »[326].
Comme quoi, de même que Descartes réduit le monde des formes géométriques au monde des nombres et le calque sur celui-ci, de même il réussit à réduire la matière physique en assimilant celle-ci à l’étendue dans l’espace. Le même chemin qui conduit de l’arithmétique à la géométrie conduit également de la géométrie à la physique.
Avec Descartes, l’intellect comprend que tout ce qui est connaissable dans la réalité physique se réduit à une détermination des grandeurs. C’est là toute la signification, l’innovation du mécanisme cartésien qui instaure une nouvelle conception, représentation du monde ajustée dorénavant au niveau de la raison, c’est-à-dire rapportée à un espace géométrisé qui ne contient rien de plus que ce que contient notre raison sous la forme de ses idées claires et distinctes. Le monde, comme le corps, est conçu comme une machine. Tout dans la nature se fait par figures et mouvements et ces mouvements sont expliqués par les règles de la mécanique ou règles de la nature contenues dans Les Principes.
Pour Descartes, seul le mouvement local, qui est le transport du corps d’un lieu à un autre, permet d’introduire des séparations et de distinguer des parties dans le bloc homogène de la matière. Ce mouvement n’est pas un mouvement spontané des corps, mais le mouvement de l’univers physique tout entier, mouvement dont Dieu est la première cause, et les lois de la nature, la seconde. Ainsi, est fondé le principe d’inertie selon lequel aucun corps n’a de mouvement spontané, et tout corps n’entre en mouvement que sous l’effet de quelque action extérieure (et non selon la puissance de leur nature, de leur essence particulière), et suivant de strictes lois quantitatives. Dès lors, le champ d’application du mécanisme, voire de la méthode cartésienne s’étend de l’inerte au vivant. Les phénomènes biologiques s’expliquent-ils, comme les phénomènes physiques, par les seules lois du choc. Expliquer le fonctionnement de la machine, c’est voir, se représenter des ressorts minuscules ; et découvrir comment les différentes parties d’un être agissent les unes sur les autres comme dans une montre ou un automate. Dans son Traité de l’homme, Descartes écrit :
«Je désire que vous considériez […] que toutes les fonctions que j’ai attribuées à cette machine (comme la digestion, la circulation, la croissance, la respiration et ainsi de suite) suivent toutes naturellement, en cette machine (le corps), de la seule disposition de ses organes, ne plus ne moins que font les mouvements d’une horloge, ou d’un automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues ; en sorte qu’il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune[…]âme[…]ni aucun autre principe de mouvement et de vie »[327].
On le voit, la méthode cartésienne, qui « enseigne à suivre le vrai ordre, et à dénombrer exactement toutes les circonstances de ce qu’on cherche »[328], s’étend, tout comme pour la géométrie et la physique, à la biologie et à la médecine. S’accomplit, ici, la véritable synthèse intellectuelle de la mathématique et de la nature. Entre elle et la mathématique, il n’existe plus aucun cloisonnement : l’ensemble de la nature est devenue, d’une certaine manière, transparent à la connaissance mathématique.
Ainsi donc, si toute science se constitue par une réduction qui délimite son champ propre et lui fournit ses objets – pour autant toutefois qu’elle met hors jeu dans cette réduction et par elle, tout ce dont elle ne se préoccupe pas -, avec Descartes, ce n’est pas une science particulière qui voit le jour, et cela par l’effet d’une réduction particulière, c’est « la science moderne dont il aperçoit très vite les immenses possibilités et qui prétend à l’universalité, de telle façon qu’elle soit la seule science résorbant en elle tout savoir possible »[329].
CONCLUSION
Dans Les règles pour la direction de l’esprit, Descartes écrivait ces mots qui nous tiennent à cœur : « J’ai poussé jusqu’à ce jour, aussi loin que j’ai pu, l’étude de cette mathématique universelle, (…) Mais avant de m’écarter d’elle, je vais tenter de rassembler et de mettre en ordre tout ce que j’ai trouvé particulièrement digne de remarque dans mes travaux passés…».
Ces propos ont fait croire, à bon nombre d’historiens de la pensée, à un abandon, par Descartes, de son projet d’édification d’une science des rapports au profit d’une méthode assujettie à aucune matière particulière, c’est-à-dire utilisable et exigible dans la totalité du champ du savoir. Si Descartesa assurément rêvé d’étendre la méthode mathématique à l’ensemble des objets de connaissance, il faut s’interdire de penser à un abandon, pire à un échec de Descartes concernant son projet de réalisation d’une Science universelle. Ce projet qui porte sur l’unité du savoir, illustré par la mathesis universalis, a non seulement inspiré la conscience philosophique des mathématiques classiques et modernes, mais a aussi été mené à son point de perfection, à son terme en empruntant tout le meilleur des procédés méthodiques des géomètres et de ceux des algébristes et en lui donnant une légitimation philosophique.
Pour l’auteur du Discours, la mathématique universelle, c’est la science de l’ordre et de la mesure qui s’exerce aussi bien dans les matières métaphysiques que dans les sciences particulières dont les objets sont en eux-mêmes différents des mathématiques ordinaires et qui sont ses parties. Et c’est en ce sens qu’au XXe siècle, les physicalistes, à la suite de Descartes, défendaient l’idée selon laquelle les sciences humaines devaient s’exprimer dans le vocabulaire des sciences physiques et s’inspirer de leur méthodologie.
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WUILLEMIN, Jules, Mathématiques et métaphysiques, Paris, P.U.F, 1987.
DESCARTES ET HUSSERL : UNE QUERELLE DE FAMILLE
Cyrille SEMDE
Université de Ouagadougou
RÉSUMÉ :
Dans la méditation-en-retour sur l’histoire de la philosophie entreprise par Husserl, Descartes est révélé comme le “génie fondateur de la philosophie moderne dans son ensemble”. Parce qu’il appelle au retour à une subjectivité d’un type nouveau comme source fondatrice de la philosophie, parce que l’accès à l’ego passe par le doute sceptique, Descartes préfigure la philosophie transcendantale. Mais en même temps, reconnaît Husserl, Descartes commet plusieurs erreurs d’interprétation sur sa propre doctrine qui font de lui le père d’un réalisme transcendantal. Il existe donc une ambivalence dans l’appréciation que Husserl fait de la philosophie.
Mots clés : Doute, idéalisme transcendantal, intentionnalité, philosophie première, réalisme transcendantal, réduction phénoménologique, subjectivité transcendantale.
ABSTRACT :
In ‘’meditation in return’’ on the history of philosophy undertaken by Husserl, Descartes is shown as a prominent founder of modern philosophy in its whole. Since he appeals to the return to a new type of subjectivity as founding source of the philosophy, because the access to the ego goes through the sceptical doubt, Descartes prefigures transcendental philosophy. But at the same time Husserl acknowledges that Descartes makes many interpretation mistakes on his doctrine which turn him to the father of a transcendental realism. There is so an ambivalence in the appreciation Husserl makes of Cartesian philosophy.
Keywords: Doubt, fundamental philosophy, intentionality, phenomenological reduction, transcendental idealism, transcendental realism, transcendental subjectivity.
INTRODUCTION
Le titre du présent propos suggère qu’il existe entre les doctrines philosophiques de Descartes et de Husserl non seulement un conflit qui les oppose, mais encore des points par lesquels elles se touchent. Dans l’introduction de son texte Méditations cartésiennes, Edmund Husserl, rendant justice à Descartes, reconnaît que la philosophie entendue comme phénoménologie transcendantale peut être interprétée comme un néo-cartésianisme.
Mais, tout en reconnaissant sa dette envers Descartes, il relève de sa pensée les écueils qui l’empêchèrent de franchir le portique qui mène à la véritable philosophie. Il y a donc une ambivalence dans le traitement que Husserl réserve à la pensée cartésienne, et il s’agit là, sans doute, d’un fait évident pour le lecteur familier de l’histoire de la philosophie. L’objet de la présente réflexion consiste à élucider les relations – l’élucidation n’est-elle pas d’ailleurs l’acte philosophique par excellence ? – que la phénoménologie en général, et plus particulièrement la phénoménologie de style husserlien, entretient avec la philosophie de Descartes.
Qu’est-ce qui lie et qu’est-ce qui sépare les philosophies de Husserl et Descartes ? Dans les lignes qui suivent, il sera d’abord question d’examiner la place que, du point de Husserl, la philosophie de Descartes occupe dans l’histoire de la philosophie. Ensuite, il s’agira pour nous d’exposer l’essentiel des objections élevées contre Descartes non sans avoir auparavant relever le rôle génétique décisif qu’ont joué ses idées en ce qui concerne l’élaboration de la philosophie phénoménologique.
I- DESCARTES, « GÉNIE FONDATEUR DE L’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE MODERNE »
L’ambivalence du regard husserlien sur la philosophie de Descartes se révèle dès les premières lignes des Méditations cartésiennes. En effet, il déclare :
« Je suis heureux de pouvoir parler de la phénoménologie dans cette maison vénérable où s’épanouit toute la science française… Les impulsions nouvelles que la phénoménologie a reçues, elle les doit à René Descartes, le plus grand penseur de la France. C’est par l’étude de ses Méditations que la phénoménologie naissante s’est transformée en un type nouveau de philosophie transcendantale. On pourrait presque l’appeler un néo-cartésianisme, bien qu’elle se soit vue obligée de rejeter à peu près tout le contenu doctrinal connu du cartésianisme…»[330].
Ces propos laissent d’abord entendre que la phénoménologie, en tant que doctrine philosophique, a évolué au point qu’elle a pris un tournant décisif avec la découverte de la philosophie de Descartes telle qu’elle se déploie dans les Méditationes de prima philosophia. Avec Descartes, s’annoncent les prémisses d’une philosophie transcendantale, transcendantalisme dans lequel s’inscrira la phénoménologie. Il existe donc un lien entre la phénoménologie de Husserl et la philosophie de Descartes, et cela apparaît manifeste à travers le parallélisme entre les Méditations métaphysiques de Descartes et les Méditations cartésiennes d’Edmund Husserl. Mais, en même temps, l’auteur précise que la phénoménologie ne constitue pas la simple reprise du cartésianisme puisqu’elle a été amenée à en rejeter presque « tout le contenu doctrinal connu…» L’attention que Husserl accorde à Descartes ne dépasse pas d’ailleurs l’introduction et la première méditation des Méditations cartésiennes. À partir de la seconde médiation il est question de donner à la réflexion une direction nouvelle. L’idée de parallélisme dont nous venons de parler doit donc être prise avec prudence.
Commençons donc par ce qui rapproche les deux doctrines. Dans le tome premier de Philosophie première, Husserl cite Descartes comme troisième figure fondatrice de la philosophie, après Socrate et Platon. De ces deux derniers, qui réagissent contre les Sophistes, par delà ce qui les oppose – Socrate est un réformateur de la philosophie pratique tandis que Platon étend la réforme à la connaissance théorique – on retient l’idée que la philosophie s’appréhende comme une science universelle, rationnelle et rigoureuse destinée à fonder l’idéal d’une Humanité qui refuse de se laisser guider par l’opinion et les préjugés, qui ne veut reconnaître comme valable qu’une existence soumise à des normes théoriques et pratiques rationnellement justifiables. La philosophie doit affranchir l’homme de la servitude du corps, de la tradition et des aléas d’une vie rivée à la poursuite des intérêts les plus immédiats de la vie ordinaire. Ce faisant, ils se confrontent aux Sophistes, ces marchands d’illusions et artisans du non-sens.
Descartes, tout comme Socrate et Platon, est lui aussi un réformateur. Ce qui s’affirme, chez lui, c’est la volonté de reconstruire la science sur des bases solides en la ramenant à son sol originaire, la subjectivité, occultée par le rationalisme objectiviste, réduite à sa couche superficielle par le scepticisme doctrinal. Contre l’objectivisme naïf, Descartes fonde un subjectivisme d’un nouveau genre en ce qu’il réfute le subjectivisme propre à la philosophie des Sophistes fondé sur l’hypothèse empiriste dont la conséquence n’est rien d’autre que le relativisme et le scepticisme. Mais si « le subjectivisme constitue l’essence de tout scepticisme,» la philosophie cartésienne et par la suite la phénoménologie peuvent-elles se démarquer de tout scepticisme ?
Pour répondre à cette question, nous pouvons souligner le fait que le mérite de Descartes consiste dans sa contribution à la fondation d’une véritable philosophie première destinée à être celle qui précède toute autre, celles où doivent venir s’alimenter toutes les autres connaissances. Il incarne un tournant « absolument » nouveau dans l’histoire de la philosophie ; ses efforts ont consisté à « découvrir le commencement absolument nécessaire de la philosophie…». Il s’affronte donc à la problématique du commencement en philosophie, problématique qui inclut en elle les motivations de la décision à la philosophie. Le commencement s’inscrit dans la dynamique d’une réforme et à chaque fois
« qu’il s’agit d’une réforme radicale et universelle, la force d’impulsion réside dans une profonde misère spirituelle ; la situation intellectuelle générale remplit l’âme d’un tel sentiment de profonde insatisfaction qu’il ne lui paraît plus possible de continuer à vivre dans les formes et normes actuelles »[331].
Ce qui se développe au début des Méditations métaphysiques, témoigne de l’expérience que fit Descartes de ce sentiment de déception face à l’état de division de la philosophie et à l’incertitude qui la caractérise. Il s’efforce de surmonter la contradiction entre l’unité et l’universalité de la raison et la diversité des systèmes et des théories philosophiques. Face à la misère de la philosophie et à la menace de tomber dans un scepticisme radical qui serait en même temps la fin de tout effort de compréhension rationnelle du monde, la décision la plus convenable qui s’impose consiste dans la nécessaire suspension du jugement quant à la validité du savoir historiquement constitué et dans l’engagement à le reconstruire.
De ce point de vue, motivée par la conviction de la possibilité d’édifier une connaissance rationnelle et rigoureuse, la philosophie cartésienne, du point de vue méthodologique, adopte une attitude sceptique. Ce scepticisme méthodologique se concrétise à travers l’application du doute hyperbolique au terme duquel se découvre la première vérité fondamentale qui doit servir de base à la construction de la science : l’existence du sujet qui doute. Même si l’on suppose l’existence d’un être si puissant qui peut me tromper dans mes jugements sur le monde et sur moi-même,
« qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour contant cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie… »[332].
La découverte de la subjectivité constitue ce qui fait de Descartes le vrai réformateur de la philosophie à la période moderne, celui qui ouvre la voie à une orientation transcendantale de la philosophie. « Avec lui la philosophie change totalement d’allure et passe radicalement de l’objectivisme naïf au subjectivisme transcendantal… »[333] En tant que science universelle, elle ne rejette pas radicalement les sciences positives mais les intègre comme étant ses branches, comme étant ce que l’on pourrait appeler des philosophies secondes et en montrant que la subjectivité est le lieu où elles s’alimentent toutes. Descartes est moderne en ce qu’il incarne ce qui constitue le sens de l’histoire de la philosophie moderne : le combat entre l’objectivisme et le subjectivisme. De sa pensée naîtra une double orientation de la philosophie : l’orientation empiriste et la ligne idéaliste. On retient de Descartes le but assigné à la philosophie : se réaliser comme science universelle absolument fondée dont les principes ne sont rien d’autres que la clarté et l’évidence. Tout ce qui est vrai doit résister au doute, et l’esprit ne doit tourner le regard que vers ce qui vaut apodictiquement.
Pour Husserl, il y a un sens universel des Méditations métaphysiques au point qu’elles ne peuvent plus être l’affaire du seul philosophe Descartes, même si celui-ci ne s’empêche pas de préciser qu’il ne décrit pas la méthode que tout le monde doit suivre, mais celui qu’il a conçue et appliquée pour parvenir à la vérité. Avec lui, naît un subjectivisme jusqu’ici insoupçonné. Sa philosophie
« tend à surmonter le subjectivisme paradoxal, futile, frivole qui nie la possibilité de la connaissance objective et de la science par un subjectivisme d’un type nouveau, par un subjectivisme sérieux, un subjectivisme qu’il s’agissait de justifier absolument dans un esprit théorique scrupuleux le plus radical qui soit, bref par le subjectivisme transcendantal »[334].
C’est cette démarche qui fait de Descartes le fondateur de la philosophie moderne, celui qui « a fondé avec ses Méditationes de prima philosophia l’époque nouvelle en imprimant au cours de l’histoire de la philosophie et à son devenir une orientation absolument nouvelle»[335]. Nouvelle incarnation de la lutte contre le scepticisme, il préfigure la phénoménologie transcendantale.
II- LE NÉO-CARTESIANISME DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE
Descartes préfigure la phénoménologie transcendantale en tant que celle-ci consiste d’abord dans une théorie de la connaissance, et c’est en tant que telle qu’elle peut être seulement comprise selon Jean François Lyotard[336]. En elle « est comparable au cartésianisme, et il est certain qu’on peut par ce biais l’approcher de façon adéquate…L’espoir cartésien d’une mathesis universalis renaît chez Husserl »[337]. Celui-ci la comprend en effet de cette manière comme en témoignent ses propos dans L’idée de la phénoménologie. Celle-ci aurait pour tâche « d’élucider l’essence de la connaissance et de l’objet de la connaissance »[338]. En effet, la philosophie de Husserl est traversée, dans son ensemble, par cette problématique de la fondation de la connaissance depuis la philosophie des mathématiques à la considération de l’histoire en passant par les recherches logiques et la constitution de la philosophie comme phénoménologie transcendantale.
Préoccupée par le problème de la possibilité de la connaissance, la phénoménologie se démarque de toute attitude d’esprit naturelle dans laquelle l’existence du monde et la connaissance vont de soi. L’attitude d’esprit naturelle caractérise la vie préscientifique et les sciences dites naturelles, c’est-à-dire les sciences positives dont l’objet est d’avance donné et qui peuvent se présupposer les unes les autres pour se construire. Bien au contraire, la phénoménologie, en tant qu’incarnation de l’idéal de la philosophie, se caractérise par son autonomie, « elle se situe dans une dimension totalement nouvelle [et] elle a besoin de points départ absolument nouveaux et d’une méthode absolument nouvelle, qui la distingue, par principe, de toute science “naturelle”»[339] ; mais qu’elle se situe dans une dimension totalement nouvelle ne signifie-t-il pas qu’elle se démarque du même coup de la philosophie cartésienne comme de tout autre doctrine ? Ce n’est pas encore le lieu de répondre à une telle question. Il d’insister sur cette idée qu’en tant que science absolument fondatrice la phénoménologie ne saurait emprunter ni sa méthode ni son contenu doctrinal d’aucune autre science.
Pour cela, elle commence par mettre hors-circuit l’attitude naturelle à travers la réduction gnoséologique qui fait découvrir le caractère énigmatique de la connaissance. L’énigme se révèle quant on se rend compte que « sous toutes ses formes la connaissance est un vécu psychique : une connaissance du sujet connaissant »[340]. Si la connaissance est un vécu psychique, comment pourrait-on échapper au fictionnisme d’un Berkeley qui considère l’existence d’objets dans l’espace comme des fictions ? Comment pourrons-nous être assurés de la transcendance ?
La phénoménologie est un néo-cartésianisme en raison de la similitude des projets et des méthodes. Husserl, tout comme Descartes, réagit contre la situation de crise qui caractérise la philosophie, situation analogue à celle qu’a vécue Descartes : diversité des points de vue sur les buts et la méthode, des théories divergentes qui ne sont en fait que « des semblants d’exposées et de critiques », pas d’esprit de collaboration sérieuses…Tout comme chez Descartes, la phénoménologie prend la forme d’une « réflexion orientée vers le sujet ». Sa méthode, la réduction phénoménologique, analogue au doute cartésien produit comme résultat la découverte de la subjectivité transcendantale ; attitude subversive, elle ne nous place pas cependant devant un pur néant et c’est pour cette raison qu’elle ne saurait se confondre au scepticisme doctrinal.
Dans les Méditations cartésiennes, il définit la réduction à laquelle doit se soumettre tout philosophe commençant, comme étant « la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi pur, avec la vie de conscience pure qui m’est propre, vie dans laquelle et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi tel justement qu’il existe pour moi»[341]. Dans l’attitude de la réduction phénoménologique, se trouve suspendu tout jugement sur le monde objectif ainsi que sur ce qu’il renferme comme valeurs théoriques et pratiques. Elle signifie la mise entre parenthèses ou la mise hors circuit de toutes les évidences premières à commencer par l’existence du monde objectif lui-même en tant que réalité en soi. Il devient un « phénomène d’existence ».
Enfin, la phénoménologie hérite de Descartes l’idée que la philosophie doit se constituer en une science rationnelle, rigoureuse et universelle, n’admettant rien qui ne soit absolument fondé. Les sciences positives bien qu’incluses dans la mise hors-circuit du monde ne sont que des ramifications de la science universelle et fondamentale. La réduction ne signifie pas leur rejet mais l’effort pour les ramener au sol originaire qui les fonde et leur donne un sens. Ce sol n’est rien d’autre que la subjectivité saisie dans sa pureté. Il s’agit d’un sujet séparé du monde, méditant sur lui-même et cherchant en lui toute explicitation de la réalité. Car, même si elles paraissent inattaquables aussi bien dans les résultats que dans la méthode, elles demeurent incapables de répondre à la question existentielle du sens ou de l’absence de sens du monde, ce qui signifie leur propre signification en tant qu’elle font partie du monde. Il s’agit donc de les purifier de leur naïveté et de rappeler que l’humanité ne peut pas se contenter de la factualité, au risque de s’égarer. L’égarement caractérise d’ailleurs la science positive comme en témoigne Husserl : « La science positive est une science qui s’est perdue dans le monde. Il faut perdre le monde par [la réduction phénoménologique] pour le retrouver ensuite dans une prise de conscience universelle de soi-même »[342].
La phénoménologie est néo-cartésianisme à travers la conception de la conscience. Chez Descartes comme Husserl, la conscience, la vie psychique se caractérise par un ensemble d’actes. Effet que ce qui révèle au terme du doute qui, en tant que doute sceptique «avait la grande mission historique de contraindre la philosophie à s’engager sur la voie d’une philosophie transcendantale»[343], c’est la certitude de l’existence du sujet ; mais une telle certitude ne signifie pas ipso facto une claire compréhension de la nature du sujet :
« Je ne connais pas encore assez clairement, dit Descartes, ce que je suis, moi qui suis certain que je suis ; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance, que je soutiens être plus certaine et plus évidente que toutes celles que j’ai eues auparavant»[344].
Le sujet qui doute et qui subsiste au doute peut-il être le sujet empirique, enraciné dans le monde ? Mais le monde en tant que monde empirique vient d’être révoqué en doute, y compris le sujet lui-même dans son existence corporelle et sa vie psychique empirique. En fin de compte, ce qui appartient au sujet réduit comme étant sa nature, c’est le doute en tant que mode parmi d’autres de la pensée. Celle-ci définit alors le moi. Je suis une chose qui pense et la pensée se réalise dans des actes tels que douter, concevoir, affirmer, nier, vouloir, ne pas vouloir, imaginer, sentir[345]. La conscience, la subjectivité est donc caractérisée par l’ensemble des actes psychiques, par les cogitationes. De la même manière le moi transcendantal dans le cadre de la phénoménologie se caractérise par sa vie de conscience, vie qui se manifeste d’abord par les actes psychiques, par les vécus.
Au regard des développements précédents, nous pouvons donc conclure à l’existence d’un héritage cartésien de la phénoménologie transcendantale. Mais résiste-t-elle, cette conclusion, face aux objections sans cesse répétées de Husserl contre la philosophie de Descartes ? À la fin des Méditations cartésiennes, il soutient que « la philosophie elle-même est un développement radical et universel des médiations cartésiennes… »[346]. Mais, en même temps, Husserl avoue, comme cela apparaît dans les premières lignes de notre réflexion, que la phénoménologie réfute tout le contenu doctrinal du cartésianisme, et il fait cette remarque cinglante selon laquelle Descartes est le père d’un « réalisme transcendantal » en raison des erreurs d’interprétation qu’il commet sur sa propre philosophie. Quelles sont ces erreurs et qu’est-ce qui fait la spécificité de la philosophie husserlienne ?
III- LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE COMME TRANS- FORMATION DE L’ANCIEN CARTÉSIANISME
Dans les Méditations cartésiennes, Husserl retient comme l’un des enseignements de l’attitude propre à la philosophie cartésienne ce qui suit : « Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra « une fois en sa vie » se replier sur soi-même et, au-dedans de soi tenter de renverser les toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire»[347]. Le renversement dont il est question correspond à un retour-sur-soi, à une conversion du regard vers le sujet et sa vie de conscience comme sol originaire à partir duquel doit se construire le savoir et le sens du monde. La philosophie devient alors, en tant que philosophie véritable, une auto-méditation (Selbstbesinnung) du sujet sur lui-même, auto-méditation qui libère la pensée de tout préjugé et qui cherche à donner à la connaissance un fondement absolu. Plus rien ne doit être désormais présupposé, plus rien d’autre que la vie pure de la conscience, rien d’autre que la subjectivité. Telle est aux yeux de Husserl la découverte fondamentale de Descartes.
C’est cette récession jusqu’à l’ego cogito, « domaine ultime et apodictiquement certain sur lequel doit être fondée toute philosophie radicale »[348], cette détermination de la philosophie comme réflexion orientée vers le sujet qui autorise Husserl à parler de transcendantalisme à propos de la philosophie de Descartes. Car le subjectivisme qu’inaugure Descartes en est un qui se tient ouvert à la possibilité de la connaissance. Mais, il s’agit d’un transcendantalisme corrompu du fait du psychologisme de Descartes, psychologisme dans lequel il dérive en raison de son manque de radicalité. En prétendant rompre avec la philosophie de son temps marquée par l’objectivisme positiviste, Descartes demeure fils de ce temps en ce qu’il admet des préjugés propres à la pensée moderne. Il s’agit d’abord du préjugé du modèle mathématique, ensuite de celui de la garantie divine, de la confusion entre le Moi pur et le Moi empirique, autrement dit l’identification de l’esprit à l’âme, et de l’ignorance de l’intentionnalité de la conscience, ignorance qui l’empêche de dépasser le solipsisme qui n’est en fait qu’un « échelon inférieur de la philosophie »[349].
L’ego cogito chez Descartes n’est pas encore le sujet transcendantal ; seule l’application de la réduction phénoménologique, version radicale du doute cartésien, ouvre l’accès à l’ego comme ego transcendantal. Or à ce monde objectif appartiennent toutes les sciences y compris les mathématiques et les sciences de l’esprit dont l’objet est le moi psychologique. Le savoir comme savoir transcendantal, comme savoir fondé sur la subjectivité transcendantale est fondamentalement libre, c’est-à-dire qu’il ne présuppose aucune autre connaissance, pas même la science mathématique. « La plus rigoureuse mathématique et science mathématique de la nature, dit Husserl, n’a pas, ici, la moindre supériorité par rapport à une connaissance, réelle ou supposée telle, de l’expérience commune »[350].
Autrement dit, dans l’entreprise phénoménologique qui commence avec la critique de la connaissance à travers la réduction gnoséologique, aussi bien la science y compris les mathématiques que le savoir préscientifique sont mis hors valeur. Dans l’attitude d’esprit philosophique plus rien ne doit être présupposé. Descartes est le père du transcendantalisme parce qu’il oriente la réflexion vers la subjectivité comme fondement du sens.
Cette orientation devrait rigoureusement parlant conduire à l’idéalisme, et par suite donc à l’idéalisme transcendantal. Malheureusement, il édifie sans en avoir conscience, victime de la précipitation dont il prévenait pourtant tout penseur qui cherche la vérité, un transcendantalisme réaliste parce qu’il ne s’élève pas à la pureté et à la radicalité d’un sujet transcendantal authentique, c’est-à-dire une subjectivité absolument fondatrice. Or, si l’on considère l’idée d’un réalisme transcendantal comme un contresens, on entend par-là qu’une philosophie transcendantale conséquente relève de l’idéalisme.
Husserl se sépare donc de Descartes en radicalisant sa philosophie aussi bien au niveau méthodologique qu’au niveau du contenu. La découverte de la subjectivité transcendantale ouvre la réflexion à de nouveaux problèmes qui correspondent à autant de tâches à effectuer. Il s’agit d’abord de l’analyse de l’expérience transcendantale, c’est-à-dire de l’élucidation de la vie de l’ego et ensuite de la critique de l’expérience transcendantale qui conduit à résoudre le problème de l’intersubjectivité. Descartes commet une erreur d’interprétation sur lui-même en considérant les mathématiques comme modèle méthodologique de construction d’un savoir rigoureux, au point de nourrir le projet d’élaborer la philosophie sous le signe d’une mathématique universelle. Le passage suivant du Discours de la méthode illustre bien la fascination de Descartes pour les mathématiques :
« ces longues chaines de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en même façon, et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut, pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées, auxquelles enfin on parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre »[351].
L’ego cogito cartésien fonctionne en effet comme un axiome mathématique qui, non seulement présuppose des idées innées, mais encore sert de principe à la déduction d’autres vérités. Ainsi, commente Ricœur, « le Cogito est pris par Descartes comme premier anneau d’une chaîne déductive dont les chainons successifs sont la res cogitans, l’existence de Dieu, et par le truchement de la véracité divine, l’existence de la nature objective »[352]. Mais, le réformateur de la pensée moderne ne se rend pas compte que les mathématiques elles-mêmes appartiennent aux sciences naturelles en raison du psychologisme qui les sous-tend et qu’elles se trouvent de facto incluses dans la réduction phénoménologique. Le cogito cartésien demeure un sujet empirique, d’autant qu’il présuppose au-dessus de lui l’être parfait, Dieu dont il tient la certitude de son existence.
Descartes s’en tient aux actes de la conscience, au pôle de la pensée ou de la cogitatio, mais il perd de vue le corrélat de tout cogitatio, le cogitatum, l’objet intentionnel, l’objet en tant que visé par la conscience. Celle-ci demeure toujours la conscience de quelque chose. C’est pour cette raison que sa philosophie demeure rivée au solipsisme. Husserl reconnaît que le solipsisme est inévitable et ce, pour des raisons méthodologiques. En effet, la réduction transcendantale conduit à la découverte de la subjectivité transcendantale comme intuition absolue et cette découverte prescrit à la pensée des tâches dont l’élucidation de la subjectivité elle-même et la manière dont elle se constitue.
Cette tâche qui consiste dans la description de l’expérience transcendantale est celle d’une « égologie “solipsiste” ». Mais, cette égologie pure, en tant que première discipline philosophique, est appelée à être dépassée en tant qu’échelon inférieur de la philosophie vers une philosophie de l’intersubjectivité transcendantale sans laquelle la phénoménologie ne saurait satisfaire à son projet de se constituer comme science rationnelle et universelle. Toutefois, c’est seulement à partir de la clarification de la subjectivité, qui n’est dans le fond qu’une auto-clarification, que peuvent être posés, de manière adéquate, les problèmes de l’intersubjectivité.
CONCLUSION
Sur la base de ce qui précède, peut-on parler avec raison de querelle de famille à propos des rapports entre les doctrines de Husserl et de Descartes ? L’idée implique l’existence d’un projet commun, d’une communauté de vision quant à l’allure que doit prendre le penser philosophique. Dans ce sens, il semble juste de soutenir, comme on a pu le voir, que le projet philosophique de Husserl se recoupe avec celui de Descartes tant du point de la méthode que du contenu doctrinal.
Mais, l’idée signifie également que les deux doctrines sont asymétriques, ce qu’atteste l’insistance de Husserl sur le fait que la phénoménologie se définit comme une science autonome, dont le commencement s’accomplit dans la réduction phénoménologique, forme radicale du doute cartésien. Ce qui signifie qu’elle refuse de présupposer toute autre doctrine historiquement constituée. Nous pouvons donc conclure à l’idée de querelle de famille du fait de l’ambivalence de la position de Husserl par rapport à la philosophie de Descartes. Sa philosophie se présente comme un effort d’accomplissement du cartésianisme en en éliminant les écueils, en essayant « de tirer au clair et d’éviter certaines erreurs séduisantes dont ni Descartes ni ses successeurs n’ont su éviter le piège »[353].
BIBLIOGRAPHIE
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Husserl, Edmund, Philosophie première, vol.1, 1923-1924. Histoire critique des idées, Paris, éd. P.U.F., 2003, trad. par Arion L.Kelkel
Lyotard, Jean-François, La phénoménologie, Paris, PUF, 1954
RICOEUR, Paul, « Etudes sur les “Méditations cartésiennes de Husserl”, in Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 52, N°33, 1954. pp. 75-109.
SPINOZA OU LE PLAIDOYER DE LA LIBERTÉ DE PHILOSOPHER
Berni NAMAN
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Le plaidoyer de la liberté de philosopher est la revendication spinoziste de la liberté de penser et de parole contre les obstacles émanant du dogmatisme religieux et le despotisme du pouvoir civil. Cette revendication conduit chez Spinoza, à la séparation de l’Église et de l’État. Ce qui favorise ainsi la liberté de croyance, l’autonomie du sujet et la paix et la sécurité de l’État. Par sa démarche, Spinoza inaugure une conception de la laïcité devenue, de nos jours, classique.
Mots clés : Bible, État démocratique, laïcité, liberté de penser, liberté d’expression, paix, pouvoir théologico-politique.
ABSTRACT :
The plea of freedom to philosophize is Spinoza’s claim of freedom to think and word against the obstacles emanating of religious dogmatism and the despotism of the civil power. This claim leads at Spinoza, with the separation of the Church and the State. What thus supports the freedom of belief, the autonomy of the subject and the peace and the security of the State. In its approach, Spinoza inaugurates conception of secularism today become classic.
Keywords : Bible, democratic state, freedom to think, freedom of expression, peace, secularism, theological and political power.
INTRODUCTION
La foi et la raison, par ricochet la religion et la philosophie, ont traversé l’histoire de l’humanité. Leur rapport a constitué l’une des questions majeures des penseurs médiévaux qui se demandaient si la raison peut se mettre au service de la foi ou si la philosophie peut être religieuse. La solution préconisée consiste à soumettre la raison à la foi, et pour cela, subordonner la philosophie à la religion. Ici, « la foi chrétienne émerge, et la Raison en rôle d’assistant, est tantôt vue comme ennemie tantôt comme alliée de la Foi »[354]. C’est ainsi que les rapports entre la foi et la raison constitueront toute l’épaisseur de la période médiévale. Ces rapports vont s’accentuer à partir du XVIIème siècle avec l’essor du rationalisme cartésien accordant le primat à la raison sur la foi. Cette rupture avec l’époque médiévale va plonger les temps modernes dans une atmosphère délétère qui s’explique par la querelle entre la raison et la foi, la philosophie et la religion, le savoir et la croyance. Ajoutons même entre la philosophie et le pouvoir politico-religieux. « Un des symboles de cette opposition séculaire et historiquement réitérée entre Foi et Raison est l’opposition, au XVIIe siècle, entre Spinoza et les théologiens judéo-chrétiens »[355].
C’est dans ce contexte que s’inscrit la réflexion de Spinoza, qui engage une plaidoirie en faveur de la liberté de philosopher. Cette réflexion n’est rien d’autre que la critique de la religion judéo-chrétienne par la raison. Le problème qui se pose est de savoir s’il est possible de penser et d’exprimer ses idées dans un monde où il est dangereux de philosopher. La réponse se trouve dans le Traité théologico-politique, ouvrage publié par Spinoza, de son vivant sous l’anonymat, se présentant ainsi comme un plaidoyer pour la liberté de philosopher qui n’est rien d’autre que la pensée et la parole. Ce problème suscite les interrogations suivantes : quels sont les écueils auxquels se heurte la volonté spinoziste d’affirmation de la liberté de philosopher ? À quelle condition l’effectivité de cette liberté peut être possible chez Spinoza? En quoi le plaidoyer spinoziste en faveur de la liberté de philosopher est utile et nécessaire pour la Religion et l’État ? Ainsi, notre démarche vise à montrer que la liberté de pensée et d’expression est non seulement utile et nécessaire pour la piété, mais surtout utile et nécessaire pour la sécurité de l’État. Mais cette utilité et cette nécessité ne peuvent être mises en exergue, chez Spinoza, que si la pensée est libérée des obstacles qui empêchent sa libre expression.
I- LES OBSTACLES À L’EXPRESSION DE LA LIBERTÉ DE PHILOSOPHER
Les conditions d’expression de la liberté de philosopher exigent qu’on écarte les obstacles fondamentaux au libre épanouissement de la puissance de penser. À l’époque de Spinoza, ces obstacles correspondent à deux types d’oppression qui entretiennent entre elles une étroite connivence : le dogmatisme des théologiens et le despotisme du pouvoir civil. Le dogmatisme des théologiens se présente comme une figure antagoniste du philosophe. Il consiste à idéaliser une idéologie au point de perdre l’esprit critique à la fois dans l’appréciation et dans les actes qu’on pose. Il exclut le recul et exige une acceptation naïve des valeurs que nous impose l’Église en faisant de la loi divine le fondement de toute existence. Il conduit à l’arrogance, au fanatisme, à l’intolérance et se nourrit de préjugés. C’est sur cette base qu’Uriel da Costa et Juan de Prado, amis de Spinoza ont été condamnés par les autorités religieuses juives d’Amsterdam. Il est reproché à Costa d’avoir soutenu « la prééminence de la loi naturelle »[356]. Il subira des peines humiliantes et sera contraint au suicide. Quant à Prado, il est accusé d’avoir affirmé qu’« il n’y avait de Dieu que philosophiquement, que la loi juive était fosse et que les âmes mouraient avec le corps »[357]. Il sera, à son tour, exclu de la communauté juive d’Amsterdam. Ces accusations ne portent sur aucune justification et Spinoza les considère comme relevant de préjugés des théologiens qui « ont pour but d’empêcher les gens de consacrer leur esprit à la philosophie »[358]. Ces préjugés constituent un obstacle pour la liberté de philosopher. Il convient de les combattre et de dénoncer leurs auteurs. C’est cette voie qu’indique Spinoza quand il s’« efforce de les mettre à nu et de les chasser hors des esprits des gens raisonnables »[359].
L’intransigeance des théologiens ne se limite pas à la seule communauté des philosophes. Elle se manifeste aussi à l’intérieur de la communauté juive à laquelle appartient Spinoza. Ici, la tendance est à l’endoctrinement. Les autorités juives cherchent à infantiliser l’homme en tentant d’endormir sa raison au point qu’il soit incapable de dire non aux valeurs aliénantes de la religion. C’est sans compter avec l’esprit hardi de Spinoza qui, en opérant une conversion philosophique, a refusé de se plier aux rituels de sa religion et rejeté toute appartenance religieuse. En 1656, un collège de rabbins le frappe d’un herem[360], terme que l’on peut traduire par excommunication, qui le maudit pour cause d’hérésie de façon particulièrement violente et, chose rare, définitive. En voici un extrait : « À l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch Spinoza avec le consentement de toute la saine communauté en présence de nos saints livres »[361]. Cette excommunication a pour conséquence immédiate d’interdire Spinoza de toute activité commerciale, de tout contact avec les membres de sa communauté et son exclusion d’Amsterdam. Dès lors, Spinoza est fréquemment attaqué comme un athée (un juif fanatisé aurait tenté de le poignarder qui, blessé, aurait conservé son manteau troué par la lame). Certes, Spinoza semble accueillir sans grand déplaisir cette occasion de s’affranchir d’une communauté dont il ne partage plus vraiment les croyances, mais il considère en même temps que c’est à tort qu’il est « accusé d’athéisme »[362]. En plaidantpour la liberté de philosopher, il espère assurer sa défense.
Il faut bien reconnaître qu’en Hollande, la liberté de philosopher se trouve limitée par le privilège qui appartient à un tout petit nombre, les orangistes calvinistes, qui font entendre leur voix par les moyens qui ne sont pas à la portée de tous les Hollandais. Dans cette condition, parler de la liberté de pensée et d’expression, revient à prêcher dans le désert. C’est pourquoi, les précisions qu’apporte Spinoza sont capitales : « il est impossible de ravir aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent, que cette liberté peut être accordée à chaque citoyen »[363].
Dans le champ spinoziste, liberté de penser et d’expression sont intimement liées parce que selon lui, penser, ce n’est pas penser entre ses quatre murs, une fois la porte bien fermée, pour que personne n’entende. Penser, c’est exprimer de manière audible ce qu’on pense; c’est parler. Il s’agit donc dans la liberté de penser, aussi de la liberté de la parole. Par cette expression, Spinoza entend tous les moyens dont on peut disposer pour faire connaître ce qu’on pense. C’est vrai qu’à cette époque, on ne disposait pas encore de la presse, encore moins des moyens audiovisuels, pour répandre ses idées, mais les limites historico- matérielles ne changent rien au fond de la question. L’exercice de la liberté de penser implique que chacun use de la parole pour se faire entendre autour de lui et qu’il communique ses idées afin de convaincre ses auditeurs. Malheureusement cette « liberté de penser et de parole dont nous jouissons que je désire voir subsister de toutes les façons et qu’ici, par la trop grande considération dont jouissent les orateurs populaires (les prédicants) et leur présomption, est étouffée de toutes sortes »[364]. Spinoza a constaté que, dans la société juive d’Amsterdam à forte dominance calviniste, la liberté de penser et de parole n’existe pas. Seuls les calvinistes, défenseurs de la cause des orangistes, en ont le privilège. Cette considération constitue un motif suffisant pour le calvinisme d’être plus dominant et plus arrogant au point d’étouffer, non seulement toutes les autres croyances, mais aussi les autres opinions. C’est une injustice de croire que dans une même société la liberté de penser et de parole soit accordée à une catégorie (aux prédicants et tous leurs soutiens) et refusée aux autres. Cette injustice est ce qui a influencé, chez Spinoza, le projet d’un plaidoyer pour la liberté de philosopher. Par ce projet, il entend promouvoir une liberté de penser et de la parole pour tous, sans exception aucune, dans la cité.
Meurtri par la catégorisation qui a cours dans sa communauté, Spinoza écrit son Traité théologico-politique pour dénoncer cette stratification d’une même communauté en couches ayant les unes, celles des prédicants et tous leurs soutiens, la liberté de penser et de parole et les autres à qui cette prérogative propre à la nature humaine est refusée. Cette critique est aussi celle du pouvoir despotique qui soutient cette initiative. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la thèse audacieuse de Spinoza : « on établit que dans un État libre chacun a le droit de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense »[365]. Cette thèse qui institue désormais la liberté de penser et d’expression comme la condition de tout État libre vient ainsi trancher l’épineuse question de la gestion du pouvoir en Hollande à l’époque de Spinoza, entre les orangistes ultra calvinistes, intolérants et fanatisés et les républicains, favorables à la critique philosophique. En soutenant que soit établie, pour chaque individu, la liberté de penser et d’expression dans un État, Spinoza se prononce en faveur de la politique républicaine et libérale conduite par Jean de Witt depuis 1647. Il critique ainsi violemment la politique des orangistes ultra-calvinistes caractérisée par le fanatisme, la barbarie et l’usage abusif que l’autorité princière fait de la religion qui consiste « à réduire les hommes raisonnables à l’état de bêtes »[366]. Le plaidoyer de la liberté de philosopher se présente ainsi comme un manifeste en faveur de l’État le plus juste possible. Car, l’État dans lequel le monarque « colore du nom de la religion la crainte qui doit pouvoir maîtriser les hommes »[367]ne doit pas être dit juste, c’est « un État corrompu »[368]. Spinoza fait référence à la Hollande où le pouvoir royal est à la solde de la secte calviniste et d’un groupe de bourgeois. Ici, le pouvoir politique utilise la religion pour se maintenir au pouvoir. Il s’attache les services des clergés dans le but de soumettre la masse citoyenne qui intériorise le principe de l’obéissance. Ces clergés leur font croire que le pouvoir du monarque vient de Dieu. Ainsi, obéir au monarque, c’est obéir à Dieu. Ce que recherchent les monarques, c’est d’obtenir du peuple leur assentiment à ses actions, même les plus irréligieuses. C’est aussi et surtout chercher à supprimer la masse critique et tous les pouvoirs qui l’incarnent. Autrement dit, l’instrumentalisation de la religion a pour but principal de mettre fin à la politique des républicains. Ainsi, le lynchage par une foule fanatisée à la solde des orangistes de Jean de Witt le 20 Août 1672 et l’assassinat de son frère sont l’aboutissement de cette instrumentalisation. Spinoza voulut dénoncer ce meurtre que les autorités orangistes laissèrent impuni. Il voulut coller sur les murs un placard intitulé Ultimi Barbarorum (« Les derniers des Barbares »). Son ami, Van Spick le dissuada d’accomplir cette action inutile. Pour Spinoza, qui revendique la liberté de philosopher, qui n’est rien d’autre que la liberté de pensée et de parole, cette situation est intolérable. Il pense que la liberté de philosopher ne peut être effective que si l’État et la religion sont séparés.
II- LA SÉPARATION DE L’ÉTAT ET DE LA RELIGION : UNE CONDITION D’EXPRESSION DE LA LIBERTÉ DE PHILOSOPHER
La percée des clergés dans l’administration de l’État rendue possible grâce à leur esprit de flatterie envers le peuple, la corruption de la religion et des lois, et l’incroyable accroissement de ces dernières ont donné fréquemment l’occasion de querelles et de dissensions que rien ne put apaiser. Certains clergés, animés d’ambition politique, vont se servir de la loi de Dieu pour juger la loi des hommes. Ils vont chercher à accuser les pouvoirs politiques d’impiété et soulever des controverses au niveau des lois. Ils vont profiter de la considération que leur accorde le peuple pour les inciter au soulèvement qui finira par déposer le monarque. En se servant de la religion, ces clergés « cherchent un moyen de parvenir eux-mêmes au pouvoir »[369]. Les fonctions sacerdotales sont remplacées par les fonctions politiques. Pour l’assurer, les clergés n’hésitent pas à accommoder l’Écriture aux pratiques les plus blâmables.
Pour conserver leur pouvoir, les autorités ecclésiastiques vont exercer une totale puissance sur l’expression de la pensée. Elles vont « établir des lois concernant des opinions car, à leur sujet, les hommes soulèvent ou sont capables un jour de soulever des discussions »[370]. Cette limitation du pouvoir de la pensée vise à museler les philosophes et à fermer la porte à tout esprit susceptible de porter un jugement sur les actions des clergés. Et pourtant, selon Spinoza, la pensée ou la parole ne doit pas être prise en otage par un quelconque pouvoir, fut-il divin. Elle ne saurait être limitée par une quelconque action ou une législation venant de l’extérieur. Il s’ensuit qu’une législation trop contraignante aboutit le plus souvent à créer l’effet inverse. En interdisant les critiques, on engendre fatalement soit des flatteurs soit des fourbes les deux pouvant aller de pair mais alors la bonne foi disparaît et, sans elle, l’État se trouve gravement menacé pour peu que, par la suite, il manifeste le moindre signe de faiblesse. C’est pourquoi, Spinoza juge « pernicieux, tant pour la religion que pour l’État, d’accorder au ministère du culte le droit de décréter quoique ce soit ou de traiter les affaires de l’État »[371]. Ici, le clergé cumule la fonction ecclésiastique et politique. Il y a péril à l’intérieur de l’État dès l’instant où il est accordé au prophète ou au pontife seulement spécialisé dans l’interprétation des lois sacrées, le droit de faire des décrets et d’intervenir dans l’administration de l’État. Cette situation est dangereuse pour l’État qui s’affaiblit et pour les citoyens dont le droit à l’expression de la pensée est limité par les autorités ecclésiastiques. Afin de créer les conditions d’exercice de la liberté de philosopher, il importe de dégager un espace entre la religion et la politique ou l’Église et l’État. Plus précisément, ce qui importe, c’est d’« imposer une limitation étroite à leur activité, de sorte qu’ils se bornent à répondre aux questions posées ; en outre, ils devront se tenir à leur enseignement et leur pratique du culte, aux doctrines traditionnelles les plus courantes »[372]. Il s’agit de rappeler au clergé ses fonctions traditionnelles auxquelles il devra s’en tenir : l’enseignement de l’évangile et la pratique du culte conformément à l’Écriture. C’est ce qu’exprime Thomas Hobbes quand il soutient que « le pouvoir ecclésiastique n’est que le pouvoir d’enseigner »[373]. L’exercice de ces fonctions devra reposer exclusivement sur les valeurs traditionnelles qui caractérisent l’Église, à savoir l’amour du prochain, la pratique de la charité et la justice. À ce propos, Spinoza soutient que « ce qu’exige avant tout à la sécurité de l’État, c’est que la piété et la religion soient comprises dans le seul exercice de la charité et de l’équité »[374]. Au-delà, toutes les autres fonctions sont interdites au clergé et autres administrateurs du culte. C’est dire que les lois limitant l’expression de la pensée et de la parole ne relèvent point de leur ressort. La limitation des activités du clergé telle que proposée par Spinoza, implique la séparation de la théologie et la politique, la religion et l’État, le domaine sacré du domaine temporel. Cette séparation impose aux prophètes la reconnaissance de la liberté de philosopher et de la croyance accordée à chacun qui marque ainsi la fin des conflits religieux. Spinoza introduit, ici, l’éloge de la ville d’Amsterdam :
« Dans cette florissante République et ville splendide, des hommes de toute origine nationale et appartenant à toutes sortes de sectes religieuses vivent dans la concorde la plus parfaite. Au moment de faire un placement, les citoyens s’inquiètent seulement de savoir si l’homme à qui ils ont affaire est riche ou pauvre, si l’on peut se fier à lui ou si sa réputation est celle d’un trompeur. Une fois fixés là-dessus, ils ne s’inquiètent pas du tout de savoir à quelle religion ou à quelle secte l’autre partie adhère, car, à supposer qu’on dût un jour aller devant le juge, cette considération ne servirait ni à faire gagner, ni à faire perdre le procès »[375].
Le principe de la séparation de l’Église et de l’État interdit également aux monarques l’exercice de tout pouvoir religieux. Certes le monarque peut pratiquer la religion de son choix, Spinoza en garantit la liberté pour tous, mais ne doit exercer aucune fonction ecclésiastique (prêtre, pasteur, prédicant, diacre, etc.). Il ne doit apporter de soutiens ni à l’Église, par le financement de la construction du temple, ni à ses administrateurs en leur allouant une subvention. Car, selon Spinoza, « aucune Église ne devra, en aucun cas, être édifiée aux frais de l’État »[376]. La construction des temples, leur entretien ainsi que la charge de ses administrateurs doivent revenir aux fidèles. Cette disposition a l’avantage d’éviter le piège des religions d’État (le calvinisme en Hollande) et de favoriser la prolifération des religions à l’intérieur de l’État. Elle favorise l’autonomie des Églises et la liberté du culte qui ne doit être soumis à aucune restriction de la part de l’État. Pour Spinoza, « aucune législation ne devra être édictée concernant les croyances à moins que celles-ci ne soient séditieuses et ne sapent les fondements sur lesquels repose la nation »[377]. L’État ne doit pas édicter des lois au sujet de la croyance sauf si sa pratique menace la sécurité et la paix sociale.
Cette séparation se présente comme gage de la paix et de l’autonomie de l’État puisque « l’exercice du culte religieux et les formes extérieures de la piété doivent se régler sur la paix et l’utilité de l’État ». Spinoza exige que la pratique du culte religieux se fonde sur les valeurs de paix (la tolérance, la fraternité, la réconciliation, le pardon), et pour cela, devra se conformer au droit public, c’est-à-dire l’invocation d’une loi religieuse ne saurait être un prétexte à la contestation de la loi que les hommes se sont librement donnée, mais aussi sur le principe d’utilité de l’État. Ce qui est utile pour l’État, c’est la liberté de philosopher. Cette liberté ne peut être effective que si l’État est indépendant. C’est pourquoi, le retour des clergés à leur fonction traditionnelle marquant ainsi la fin de la prise d’otage de l’État doit sonner comme son indépendance. Cette indépendance est celle du sujet qui doit pratiquer librement le culte de son choix, mais aussi celle du philosophe qui, désormais, doit faire usage librement de sa raison parce que débarrassé de l’influence des prédicants. Par sa manière d’aborder la question du théologico-politique et les solutions qu’il propose pour régler définitivement les querelles nées de leur rapport, Spinoza participe à créer les conditions d’émergence d’un Étatlaïc consacrant la liberté religieuse, l’autonomie du sujet et la paix et la sécurité de l’État.
III- LA LIBERTÉ DE PHILOSOPHER : UTILITÉ ET NÉCESSITÉ POUR LA RELIGION ET L’ÉTAT DÉMOCRATIQUE
Le Traité théologico-politique est, par excellence, l’ouvrage consacré au plaidoyer d’une liberté de philosophie. L’objectif de Spinoza y est clairement affiché dans le sous-titre : « Où l’on montre que la liberté de philosopher n’est pas nuisible à la piété, ni à la paix et à la sécurité de l’État ». Par la liberté de philosopher, nous devons entendre liberté de penser et de parole. Se référant à cette affirmation, Spinoza écrit dans la préface : « telle est la conclusion principale que je cherche à établir dans ce traité »[378]. Cette démarche consiste à montrer que la liberté de penser et d’exprimer publiquement ce que l’on pense ne représente pas une menace pour la pratique d’une religion (la piété), ni pour la paix civile, garantie par l’État. Ce traité ne se présente donc pas comme une machine de guerre anti-religieuse. Au contraire, la piété a tout à gagner dans le registre qui est le sien, c’est-à-dire à ne pas considérer la liberté de philosopher comme une menace, et l’on peut donner à cette liberté les arguments montrant « que chacun peut en jouir sans porter atteinte à la piété »[379]. Le problème, évidemment, c’est que les autorités religieuses, principalement chrétiennes, ne l’entendent pas de cette oreille et, surtout, qu’elles se servent de la Bible pour faire obstacle à cette liberté. Il faut donc démontrer que tel n’est pas le propos de l’Écriture, ce à quoi Spinoza s’emploie en écrivant son traité qui jette ainsi les bases de ce qui deviendra l’exégèse biblique moderne.
Ainsi, Spinoza opère la déconstruction des pouvoirs imputés à la Bible, dès lors qu’on entend s’en servir pour intervenir dans le champ de la liberté de pensée et d’expression. C’est dans ce contexte que se situe sa correspondance adressée à Henri Oldenburg : « La liberté de philosopher et de dire notre sentiment ; je désire l’établir par tous les moyens : l’autorité excessive et le zèle indiscret des prédicants tendent à le supprimer »[380]. Il s’agit de neutraliser les pressions exercées par les théologiens, contre la pratique de la philosophie. Or, ces pressions sont fondées sur la sacralisation radicale d’un texte, la Bible. Pour les théologiens, « la Bible telle qu’elle est est comme une épître de Dieu envoyée du ciel aux hommes »[381].Une telle conception sacralisant les textes bibliques pourrait justifier l’impitoyable police de la pensée qui interdit toute activité philosophique. Spinoza récuse cette opinion traditionnelle et pense qu’à travers une étude rigoureuse de la Bible, indépendante de toute philosophie donnée, il est possible de démontrer que cette sacralisation est tout à fait absurde, et pour cela, qu’il faille délivrer l’opinion individuelle de la soumission aux Écritures.
Pour ce faire, Spinoza aborde l’examen de la Bible en historien critique. Il examine successivement aux chapitres VIII et XI du Traité théologico-politique, le Pentateuque et les livres de Josué, des Juges, de Ruth, de Samuel et des Rois, c’est-à-dire suivant l’histoire du peuple juif à partir des patriarches jusqu’à la première destruction du Temple. Au terme de cet examen, Spinoza conclut que la Bible n’est pas un message chiffré de Dieu et que les livres du Pentateuque sont apocryphes. Pour se justifier, il soutient que Moïse n’est pas l’auteur du Pentateuque. Et pourtant, chacun sait que l’autorité de Moïse est immense.
Pour les juifs comme pour les chrétiens, c’est le plus grand des prophètes et il suffit, à ce propos, de rappeler les mots qui concluent le Deutéronomeet par là même tout le Pentateuque, « Il ne s’est plus levé en Israël de prophète pareil à Moïse, lui que Yahvé connaissait face à face »[382], pour avoir une idée de l’autorité que peut concentrer sur son nom le guide du peuple hébreu. Or, cette autorité est utilisée pour accorder au texte une vénération inconditionnelle. Si Moïse a écrit de tels propos, il faut les tenir au-dessus de tout ce que les hommes peuvent penser et déclarer car, pour Spinoza, Moïse n’a jamais pu écrire le texte du Pentateuque.Il montre ensuiteque « les livres historiques auxquels nous avons affaire ont été écrits ou compilés au moment de l’exil à Babylone et de la première destruction du Temple »[383]. Spinoza en attribue la rédaction et la compilation au scribe Esdras. Mieux, il montre que, parmi les écrits de Moïse dont le Pentateuque nous parle, la plupart sont irrémédiablement perdus. De ses œuvres, « nous n’avons plus que des extraits tirés des annales de l’État hébreu qui ont pu être conservées malgré la dévastation de la ville (587 avant notre ère). Ces extraits ont été rassemblés et présentés sans doute par Esdras »[384]. Il suit que la distance qui nous sépare de Moïse est doublement creusée. Nous n’avons accès à lui que par de nombreuses médiations, mais en outre, nous avons perdu ce qui fait qu’il est sans doute le plus important. Tout comme Moïse, Spinoza montre également qu’une bonne partie des écrits de tous les prophètes a disparu à jamais, sans que l’on prétende que la révélation soit incomplète pour autant. L’objectif de Spinoza est de montrer que la Bible a été rédigée par les hommes et non écrite par Dieu lui-même. Afin de pouvoir la comprendre, il faut lui appliquer une herméneutique historico-critique, voire une méthode exégétique.
Nous ne pouvons pas nous attarder sur les procédures spinozistes de démonstration qui relèvent de la philologie et de l’approche scientifique du texte. Ce qui nous intéresse ici, c’est le résultat. La lecture critique de la Bible est loin d’être une remise en cause de la pratique religieuse car, de tous les prophètes, Spinoza accueille le message du Nazaréen, le Christ, eu égard à son caractère rationnel, à sa morale axée sur la pratique de la justice et de la charité et à son caractère universel. Elle apporte un éclairage nouveau sur un certain nombre de dogmes, de faits contenus dans ce livre « en tant qu’une révélation, et considérée comme une connaissance certaine divulgué aux hommes, par Dieu lui-même, d’une vérité, et cela au travers d’un prophète, celui-ci tenant lieu d’interprète »[385] et qui sont soumis à la critique de la Raison. L’objectif de Spinoza étant de libérer la religion de ses versants obscurantistes et aliénant, voire délivrer le peuple de l’ignorance en révélant le mensonge des prophètes de connivence avec certains poncifs qui ne sont guidés par les intérêts mesquins.
Ce que Spinoza critique, au fond, c’est l’usage de l’Écriturecomme une source de vérités spéculatives. L’Écriturecontient peu de vérités et n’a pas pour but d’enseigner le vrai. Elle tend à indiquer à tous les hommes, même aux plus simples, quelle est la voie du salut accessible à tous. Elle commande la pratique de la justice et de la charité envers le prochain et elle explique, par la voix des prophètes, qu’un tel commandement vient de Dieu et non pas de simples particuliers. L’Écriture enseigne la foi et non la science. Mais, les théologiens ont perverti l’Écritureet acquis frauduleusement, en s’appuyant sur la superstition naturelle, un empire incroyable sur la pensée des hommes. Entre leurs mains, l’Écritureest devenue un livre adulé dont ils sont les seuls à posséder la signification. Contre les esprits rétifs, ils ont recours au bras séculier. Par une critique interne de l’Écriture et de la tradition des Églises, Spinoza favorise l’émancipation de l’individu relativement à la discipline uniformisante et autoritaire des prophètes. On comprend aisément que l’effort de Spinoza qui plaide pour la liberté de philosopher dans le Traité théologico-politique tend à ce que la liberté intellectuelle ainsi que l’expression d’opinions particulières (hérétiques) déviantes par rapport à une norme ou une idée novatrice, soient possibles, tant il est important pour l’obéissance et la paix que les individus puissent librement adapter à leur complexion propre les dogmes de la religion : « chacun est tenu d’adapter sa foi à ses opinions»[386].
Il s’agit de démasquer la part d’imagination contenue dans l’Écriture en la critiquant sur la base des principes qui lui sont internes afin de contenir les risques des égarements potentiels dus aux mauvaises interprétations consécutives aux opinions préconçues. Cette critique vise à montrer que le discours des religions judéo-chrétiennes sur lesquelles Spinoza fonde son raisonnement parce qu’il les connaît parfaitement, repose sur la croyance en la vérité de la révélation et que c’est ce qui fait son impact puisqu’il est impossible de démontrer par la raison ni sa vérité ni sa fausseté. Une telle vérité semble d’origine surnaturelle, donc irrationnelle. Or, Spinoza préconise que la révélation puisse être « de lumière naturelle, c’est-à-dire une connaissance de Dieu issue de la raison »[387]. Cette connaissance est ce qui caractérise la vraie religion ou la religion intérieure qu’il définit ainsi : « Tout ce que nous désirons et faisons dont nous sommes cause en tant que nous avons une idée de Dieu, autrement dit en tant que nous connaissons Dieu, je le rapporte à la Religion »[388]. Une telle religion, on le voit, est synonyme de la sagesse philosophique et se distingue, voire s’oppose à la religion extérieure constituée de rites et de cérémonies qui s’appuient sur des dogmes et qui se trouvent très souvent sous le contrôle des autorités politiques.
La foi, bien qu’ayant son royaume propre, a besoin de la critique vigilante et bienveillante de la Raison, afin qu’elle ne s’égare pas dans la superstition, le fanatisme. Car, la multitude, naturellement superstitieuse et irascible, ne suit pas spontanément la raison, comme en témoignera le massacre des frères de Witt en 1672. La résurgence de l’intégrisme religieux avec la secte Boko Haram, Al Quaidah constitue l’actualisation de la foi non éclairée par la Raison. Ces intégristes violent non seulement, le principe de la séparation de l’Église et l’État par le projet de réalisation d’un État islamique fondé sur la charia, mais cherchent aussi à imposer au monde une croyance fondée sur les superstitions. Si la théologie doit collaborer avec la philosophie, c’est pour que cette dernière fasse en sorte que la Foi du croyant ne soit pas naïve et fragile et ne conduise pas au péril, aux conflits interreligieux. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’utilité et la nécessité de la liberté de philosopher préconisées par Spinoza.
Le lieu où l’effectivité de la liberté de philosopher est de mise est l’État. L’État, chez Spinoza, ce n’est pas n’importe quel État. L’État démocratique promouvant la laïcité ou sécularisation « est à même de garantir la paix et la sécurité des citoyens »[389]. Cette forme d’État, parce qu’elle est l’expression manifeste de la liberté de penser et de parole, est, par là-même, l’opposé de l’État religieux, sphère où les gouvernants sont enclins à exiger des sujets une obéissance aveugle puisqu’ils se posent en messagers exclusifs d’une volonté transcendante. Dans l’État démocratique, au contraire, l’individu n’a pas renoncé à sa liberté de penser et d’expression. Il n’y est pas libre au sens anarchique que peut avoir cette expression, il est certes soumis, mais sa soumission n’est pas une soumission à quelqu’un. C’est une soumission à soi puisque la loi à laquelle il doit cette soumission est l’expression de la volonté de la société dont il est lui-même membre. En obéissant à toute la société, l’individu n’obéit qu’à lui-même et demeure, de ce point de vue, le plus libre possible. Car, « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite, est la liberté »[390]. C’est dire que « la reconnaissance de la jouissance individuelle de la liberté de juger ne représente aucun danger pour la paix et n’entraine aucun inconvénient, auquel il ne soit très facile de prévoir un remède »[391]. Si Spinoza exige que soit reconnue à chacun la liberté de penser et de parole, c’est parce qu’il sait que celle-ci est la condition du bonheur et de la conservation de la paix et de la ferveur dans un État. Elle participe au progrès et au développement de l’État. Il ne reste donc plus à l’État démocratique que de créer les conditions possibles de la manifestation de cette liberté : d’où la célèbre formule de Spinoza : « la fin de l’État, c’est en réalité la liberté »[392].
C’est la liberté active de l’individu qui fait la force de l’État démocratique dans la mesure où toute loi édictée est le fruit de la libre confrontation des opinions. Si cela est admis, on peut dire que la liberté de philosopher constitue une invalidation de la dictature ou du despotisme, ce pouvoir qui prétend aller au-delà de sa puissance. En effet, « nul n’a le pouvoir de recommander aux langues »[393] puisque les hommes eux-mêmes ne parviennent pas à contrôler ce qu’ils disent, ce n’est pas le pouvoir qui réussira cet exercice. Si le pouvoir ne peut contrôler les langues (qui parlent librement hors de tout contrôle du sujet parlant), comment pourra-t-il contrôler les pensées d’où elles émergent ? N’est-ce pas là la preuve que les lois ne peuvent pas être étendues à toutes les activités ? Chercher à régir tous les domaines de la vie humaine, n’est-ce pas transformer la qualité des hommes ? « La vie humaine ne peut supporter d’être contrainte absolument »[394] et « vouloir tout régenter par les lois, c’est rendre les hommes mauvais »[395]. C’est susciter le courroux des citoyens qui n’ont d’autres moyens d’expression que de se révolter. Car, « personne ne peut abandonner la liberté de juger et de penser, chacun est maître de ses pensées »[396], c’est un droit que chacun tient de sa nature. En ce sens, on pourrait sans ambages considérer Spinoza comme un des précurseurs des droits naturels de l’Homme appelés aujourd’hui Droits de l’Homme.
CONCLUSION
Le plaidoyer de la liberté de philosopher se présente comme un combat pour détruire les menaces contre l’expression libre qui émanent du bloc théologico-politique judéo-chrétien : conjoncture d’un État despotique et d’une Église à l’orthodoxie totalitaire. Ce combat se traduit chez Spinoza, par la séparation de l’État et la religion. Pour lui, l’expression de la liberté de philosopher est conditionnée par la scission entre l’État et l’Église dans la mesure où le premier est pris en otage par le second ou lui fait tout simplement allégeance. Et, la nécessité d’une séparation, assurément gage d’une autonomie de l’État chez Spinoza, peut permettre le libre épanouissement de la philosophie dégagée de l’influence des prédicants. Cette séparation est, non seulement la condition de la fin des conflits religieux, mais surtout la condition de la paix et de la sécurité de l’État, notamment l’État démocratique. Cette plaidoirie qui sonne comme une revendication exprime l’audace du philosophe à penser et exprimer ses idées dans une nation où le pouvoir est hostile à l’activité philosophique. Cette idée participe également à créer les conditions d’émergence d’un État laïc consacrant la liberté religieuse et l’autonomie du sujet. Aussi, fait- elle de Spinoza un précurseur des droits naturels appelés aujourd’hui les Droits de l’Homme.
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MONTESQUIEU ET LA QUESTION DU RÉPUBLICANISME MACHIAVÉLIEN
Chifolo Daniel FOFANA
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Contrairement à Rousseau, qui révèle que l’auteur du prince est républicain, Montesquieu pense que Machiavel ne peut être considéré comme celui qui songe à la république. Car, il nourrit dans son système de pensée républicain des principes tyranniques. Cela suffit, à la lumière de Montesquieu, pour classer Machiavel hors du républicanisme. Notre objectif dans cet article est de montrer que loin d’être républicaine, la pensée politique de Machiavel s’apparente à une forme moderne du despotisme et de la tyrannie.
Mots clés : Républicanisme, Séparation des pouvoirs, Tyrannie, Machiavélisme, Liberté, Déconstruction.
ABSTRACT :
Nike Rousseau thinks the author of the prince is Republican, Montesquieu thinks Machiavelli cannot be considered as who thinks to the republic. Because he feeds into his republican system of thoughts of tyrannical principles. This is sufficient in light of Montesquieu to rank out of republicanism. Our goal in this article is to show thatfar from being republican, political thought of Machiavelli is akin to a modern form of despotism and tyranny.
Keywords : Republicanism, Separation of powers, Tyranny, Machiavellianism, Freedom, Deconstruction.
INTRODUCTION
Montesquieu reproche à Machiavel de défendre une politique antirépublicaine. Les propos qui le montrent sont les suivants : « Je n’ai jamais pu comprendre comment le patriote florentin, comment le serviteur d’une république s’était fait le fondateur de cette sombre école qui vous a donné pour disciples toutes les têtes couronnées, mais qui est propre à justifier le plus grand forfait de la tyrannie »[397].
À travers cette déclaration, l’auteur de De l’esprit des lois traduit l’égarement de Machiavel, car son enseignement répond aux principes du gouvernement tyrannique. Pour lui, l’école de Machiavel ne peut avoir pour disciples que des tyrans ou des despotes. Ainsi, à la différence de Montesquieu, Machiavel serait le promoteur d’une politique despotique et tyrannique. La même idée apparaît plus clairement en ces termes: « C’est le délire de Machiavel d’avoir donné aux Princes pour le maintien de leur grandeur des principes qui ne sont nécessaires que dans le gouvernement despotique, et qui sont inutiles, dangereux »[398]. Cela conduit inévitablement à une opposition entre ces deux auteurs que traduit Tzvetan Todorov: « Montesquieu se sépare de Machiavel, qui identifie les maximes de la politique comme si aucune différence ne devait séparer le prince du tyran »[399].
Cette affirmation qui vient appuyer celles de Montesquieu, justifie que le machiavélisme s’oppose à la république dans la mesure où il n’opère aucune différence entre le tyran et le prince. Relativement à ce qui précède, peut-on parler de république chez Machiavel? Pour plus de précision, y a-t-il rupture ou continuité de l’idée de république chez l’auteur ? L’intention fondatrice de la présente contribution est de montrer, à la lumière de la pensée de Montesquieu, que Machiavel est en rupture avec la république légitime. Autrement dit, le philosophe florentin n’est pas foncièrement républicain. La défense de cette thèse recommande des questions secondaires pour sous-tendre la réflexion : Dans quel contexte la pensée républicaine de machiavel a-t-elle émergé. En quoi consistent exactement le républicanisme machiavélien? N’est-il pas contesté et dangereux dans le monde moderne ? La déconstruction du machiavélisme ne s’impose-t-elle pas pour l’avancement républicain ou démocratique ? La démarche argumentative consistera, dans la première partie, à montrer comment l’idée de la république a émergé chez Machiavel. Dans la deuxième partie, on révèlera les idées républicaines de l’auteur. Dans la troisième partie, il s’agira de prouver que la pensée républicaine machiavélienne est dangereuse et contestée. Enfin, on montrera dans la quatrième partie, que la rédemption de la république moderne passe nécessairement par la conjuration et la déconstruction du machiavélisme.
I- LE CONTEXTE D’EMÉRGENCE DE LA PENSÉE MACHIAVÉLIENNE
Machiavel a pensé la question de la république à travers l’histoire politique. Sa source d’inspiration fut l’Italie. Voici les déclarations de l’auteur qui le prouve : « Il arriva (…) que toutes les incursions et les guerres que les barbares firent dans la suite en Italie furent en majeure partie suscitées par les Papes. Ce furent eux qui les appelèrent le plus souvent. Cette politique dure encore de notre temps, ce qui maintient l’Italie divisée et impuissante »[400]. Cela veut dire que l’Italie au temps de Machiavel, sous le pouvoir des papes, ne connaissait pas la paix. Ce pays, toujours en guerre, ne résistait pas devant les envahisseurs. Ainsi, l’Italie restait un pays divisé, affaibli et impuissant en face des assaillants ou des barbares. Dans ces conditions, la république ne pouvait qu’être inexistante. « L’instabilité grandissante et la situation de la vie politique à Florence donnaient à Machiavel à la fois une expérience et une bonne occasion de réfléchir »[401]sur les fondements de la république et de formuler des actions ou des projets républicains.
Il n’est pas question pour Machiavel de comparer l’Italie aux autres pays de l’Europe. La situation de l’Italie est exceptionnelle et unique en son genre. Emile Namer l’affirme clairement :
« L’Italie n’avait pas suivi la même évolution ; constituée d’une multiplicité de seigneuries, de petites républiques communales et d’États despotiques, plus ou moins indépendants, elle était sans cesse aux prises avec les dangers de toutes sortes, intérieurs et extérieurs. À la différence des puissances européennes, dont le développement grandiose tendait à son apogée, en Italie le système de la féodalité, loin d’atteindre la monarchie héréditaire, son aboutissement normal, s’éparpille en une poussière de principauté plus ou moins brillante et stables »[402].
C’est dire, qu’au niveau du développement, l’Italie avait accusé un grand retard en Europe. Les autres pays européens avaient considérablement pris de l’avance sur le plan politique, économique et social. Car, ils ont bénéficié de stabilité sous la monarchie héréditaire ; ce qui a propulsé leur développement. Cependant, l’Italie sous les crises à répétitions, n’a pu assurer sa stabilité et son développement. La désunion fut un véritable obstacle au progrès de l’Italie. Machiavel lui-même apporte des éclaircissements :
« Une fois que le duc eut pris la Romagne, la trouvant sous le commandement des seigneurs impuissants, qui avaient plus vite spolié leurs sujets qu’ils ne les avaient corrigés et leur avaient donné matière à désunion, et non à union, si bien que cette province était toute pleine de vols, de chicanes et de toutes les autres sortes d’insolence »[403].
Ce qui signifie que le danger et l’insécurité s’agrandissaient jours pour jours dans une Italie désorganisée en proie aux envahisseurs. Et, cette situation malheureuse, Machiavel l’attribut à certains gouvernants, c’est-à-dire aux princes de son époque. Il l’affirme clairement :
« Bientôt cette instabilité, ce morcellement, ce particularisme laisseront la porte ouverte à l’invasion étrangère, après avoir favorisé les coups de main audacieux des condottieres. Ce n’est jamais tout à fait le hasard ou les circonstances qu’il faut incriminer, ni la peur des populations, mais la légèreté et l’insouciance de quelques princes »[404].
Pour Machiavel, la désunion de l’Italie due à l’invasion extérieure n’était liée ni au hasard ni aux circonstances ni à la peur des habitants. Mais celle-ci fut favorisée par la faiblesse, la nonchalance et l’inefficacité des princes qui gouvernaient le pays. Cela veut dire précisément que par la faute des princes dirigeants, l’Italie ne pouvait rentrer dans le paradigme idéal des républiques. Il fallait donc nécessairement ouvrir des voies républicaines à ce pays en souffrance depuis des années.
II. LES IDÉES RÉPUBLICAINES DE MACHIAVEL
La première idée républicaine consiste à séparer l’Église de l’État. Pour Machiavel, c’est deux entités ne peuvent cohabiter car, la papauté empêchait l’unité et la cohésion de l’Italie. L’auteur l’affirme en ces termes : « Si le gouvernement de l’Italie n’est pas organisé (…), c’est à l’Église seule que nous le devons (…) Elle a été cause que ce pays (…) a été divisé entre plusieurs petits princes »[405].Cela veut dire que L’Église n’est pas habilitée à diriger un pays. Il importe donc de séparer la morale chrétienne de la morale politique, c’est-à-dire la vertu chrétienne de la vertu politique. Précisément, la religion ne doit pas s’ingérer dans la politique ou influencer les affaires publiques. Machiavel donne l’exemple de l’Italie fortement désorganisée sous le règne chrétien. La société chrétienne apparaît chez Machiavel comme un obstacle à l’avancement de la vie politique normale. ÉMILE Namer l’affirme clairement :
« Dans l’œuvre de Machiavel (…) une bonne politique n’a pas à être morale ; elle a à organiser les forces du pays. Mais justement, dit Machiavel, c’est là la vraie morale, la morale vivante ; car la morale n’est pas celle de l’individu isolé devant Dieu, mais celles de l’individu dans ses rapports avec autrui et au sein d’une vie collective organisée. Voilà pourquoi la morale de Machiavel, loin d’être indépendante de la politique, lui est immanente. Et c’est à cause de cette intériorité qu’elle évolue avec le niveau social et la conscience politique. La morale de Machiavel est une morale très haute, et en ce sens F. Alderisio a raison ; mais ce n’est pas une morale chrétienne, l’essence religieuse, transcendante et absolue ; c’est une morale humaine, en continuelle transformation, expression et produit d’une collectivité intéressée à la sauvegarde de l’État et à la promotion de l’individu »[406].
Ce qui signifie que la morale chez Machiavel sert à harmoniser les relations entre les hommes. À ce niveau, il s’agit d’une morale qui valorise l’homme et le met au centre de la vie politique et non d’une morale dont Dieu est le fondement. La vraie morale, en ce sens, serait celle qui a pour objet de sensibiliser les forces vives du pays en vue de tirer profit sur le plan collectif et individuel. L’on voit ainsi la différence entre la morale machiavélienne, c’est-à-dire humaine et la morale chrétienne qui consiste à élever Dieu. Or, l’État a besoin d’être transformé par une humanité forte soucieuse pour son développement socio-politique.
L’on s’aperçoit que le souci majeur du secrétaire florentin fut de former une république laïque en Italie. Et, césar Borgia fut le personnage historique de cette œuvre salvatrice : « Il [c’est-à-dire César Borgia] jugea nécessaire, pour le [c’est-à-dire le pays : l’Italie] réduire en paix, (…) De lui [c’est-à-dire l’Italie] donner un bon gouvernement »[407]. Ainsi, débarrasser l’Italie d’une organisation chrétienne au profit d’un gouvernement profane apparaît comme un acte républicain et salutaire dans l’œuvre de Machiavel.
La deuxième idée républicaine est la défense de la patrie. Car le patriote, c’est-à-dire le républicain doit défendre énergiquement les intérêts de son pays. C’est pourquoi, « Machiavel, défendant avec âpreté les intérêts de la Florence, n’hésitait pas à proposer à ses chefs l’exemple de César Borgia »[408]. Celui-ci avait pris sur lui l’engagement de sortir l’Italie de la léthargie dans laquelle elle était plongée et qui retardait son avancement politique. La maxime républicaine qu’on peut déceler chez Machiavel est la suivante : « Il faut défendre la patrie, glorieusement ou non ; tous les moyens sont bons pourvu qu’elle soit défendue »[409]. C’est dire que le bon citoyen est celui qui aime son pays et par conséquent est prêt à se sacrifier pour lui au nom du bien commun. L’intérêt général devient, pour ainsi dire, l’enjeu de la république moderne.
Dans l’acte de défense de la patrie, l’on voit l’esprit républicain chez Machiavel. Poursuivant cette idée il écrit : « L’amour de la patrie doit faire oublier à un bon citoyen les inimitiés particulières »[410].Cela signifie que dans un pays sain un citoyen ne doit pas penser à ses seuls intérêts. Il faut donc amener le peuple à valoriser le bien public que le bien privé. Il est important de faire comprendre aux citoyens qu’une action antirépublicaine est celle qui privilégie les intérêts égoïstes du prince et non de l’État. Pour Machiavel, « un habile législateur(…) entend servir l’intérêt commun et celui de la patrie plutôt que le sien propre et celui de ses héritiers »[411]. Cela veut dire que par amour pour son pays, un bon législateur doit essentiellement se préoccuper de l’intérêt général au détriment de l’intérêt particulier.
Un État où l’intérêt individuel est développé est malsain. Il importe de toujours privilégier le bien commun et de garder en esprit que “les inimitiés particulières” corrompent le républicanisme. L’amour pour la patrie apparaît chez Machiavel comme un impératif pour tout citoyen. En somme, le républicanisme machiavélien trouve sa force dans l’idée qu’il faut aimer sa patrie et toujours la défendre au nom de l’intérêt commun.
La troisième idée républicaine, chez le secrétaire florentin, c’est la morale du prince. Voici les détails avec l’auteur : « Il est de mauvais exemple de ne pas observer une loi, surtout de la part de ceux qui l’ont faite, et rien de plus dangereux pour ceux qui gouvernent une ville que de renouveler chaque jour les offenses envers le peuple »[412]. Le républicanisme apparaît ici comme une réalité dans la mesure où ceux qui font les lois ne sont pas au-dessus d’elles. Cela veut dire que les législateurs sont dans l’obligation de respecter les lois qui s’appliquent aussi bien à eux qu’au peuple. En outre, c’est un véritable danger lorsque les gouvernants d’une république offensent sans cesse les droits des citoyens.
Si le respect des lois et le bon encadrement des citoyens sont une exigence politique chez Machiavel, cela signifie que la morale du prince obéit sans détour aux principes du républicanisme. C’est ce qu’exprime Émile NAMER en ces termes :
« La considération de l’ordre publique et de l’intérêt général régit en définitive la morale d’un chef de gouvernement. Non seulement il ne peut pas viser à des ambitions personnelles, mais il doit être capable d’un effort intelligent, courageux et persévérant d’organisation, afin d’équilibrer les forces sociales dont est constitué le pays »[413].
Le prince apparaît comme le garant moral du pays. C’est un devoir pour lui d’établir l’harmonie et l’équilibre entre toutes les corporations ou les forces vives constitutives de l’État. En tant que chef d’État, le prince est tenu de manifester sa morale pour la sauvegarde de l’intérêt général et de l’ordre public. Car, tout « prince (…) faisant fi de la morale commune, (…) risque d’échouer. La politique suppose, avec la conscience claire des besoins des hommes et du pays, que l’intérêt général l’emporte sur l’intérêt privé. Le prince qui s’écarte de cette ligne de conduite et qui ne cherche que la satisfaction d’intérêts personnels se montre plus immoral »[414]. Ce qui signifie que la morale détermine la gestion de la société et que tout prince qui gouverne sans elle est voué à l’échec. Cela veut explicitement dire que morale et intérêt général vont de concert. Tout ceci revers le caractère républicain de la politique chez Machiavel.
Rousseau, dans cette perspective affirme : « Le prince de Machiavel est le livre des républicains »[415]. Ce qui veut dire que la pensée de Machiavel est républicaniste ; car, elle instruit à la fois les rois et le peuple. Á ce sujet, l’auteur de Du contrat social écrit : « En feignant de donner des leçons aux rois il [c’est-à-dire Machiavel] en a donné de grandes au peuple »[416]. Autrement dit, l’école de Machiavel n’est pas seulement utile aux princes, elle a servi à profusion le peuple. Ainsi, loin d’être tyran, le citoyen de Genève pense que le patriote florentin est républicain.
Rousseau n’est pas le seul à considérer Machiavel comme un penseur de la république. Un auteur comme N’dri Dybi Cyrille soutient la même thèse. Il affirme : « l’État, chez Machiavel, est (…) investi de plusieurs missions qui riment avec la quête du bien commun, c’est-à-dire de l’intérêt général (…) le machiavélisme ne se réduit pas à la caporalisation du pouvoir »[417]. Cela veut dire que la pensée machiavélienne est républicaine parce qu’elle s’inscrit dans le cadre de la défense du bien commun. Autrement dit, le machiavélisme ne se confond pas avec l’absolutisme.
Mais, à la différence de Rousseau, Ndri Dybi Cyrille fait quelques réserves en affirmant qu’« au-delà de son absolutisme, [c’est-à-dire l’absolutisme du machiavélisme] l’on y retrouve les conditions d’une république »[418]. Pour lui, la pensée de Machiavel véhicule effectivement des principes tyranniques et despotiques. Le patriote florentin serait donc un penseur bicéphale, c’est-à-dire à deux têtes, dont l’une est absolutiste et l’autre républicaine.
Ce bicéphalisme qui sème le doute sur la république chez Machiavel peut conduire à la contestation et à la dangerosité du républicanisme machiavélien.
III- DANGÉROSITÉ ET CONTESTATION DU ÉPUBLICANISME DE MACHIAVEL DANS LE MONDE MODERNE
Machiavel ouvre les pistes de la contestation, des dérives et de la dangerosité de son républicanisme lorsqu’il pense qu’un prince doit être cruel pour mieux gouverner son peuple. En effet, la cruauté serait le moyen le plus sûr pour unifier et discipliner le peuple. Les propos suivants traduisent sa pensée : « César Borgia était tenu pour cruel ; néanmoins, sa cruauté avait redressé la Romagne, l’avait unie, réduite à la paix et à la foi (…) par conséquent, un prince doit n’avoir cure du mauvais renom de cruel, pour tenir ses sujets unis et dans la foi »[419]. Cela signifie que la férocité est une règle de conduite politique qu’un prince doit faire sien. Cela est d’autant vrai, car la cruauté a permis à César Borgia de mettre de l’ordre en Romagne, c’est-à-dire de faire de la Romagne, un pays uni et stable. La cruauté du prince conduirait, pour ainsi dire, à tenir le peuple en respect. Cette idée apparaît à travers les conseils que Machiavel prodigue aux princes :
« Vous devez donc savoir qu’il y a deux genres de combat : l’un avec les lois, l’autre, avec la force ; ce premier est propre à l’homme, ce second, aux bêtes. Mais parce que, maintes fois, le premier, ne suffit pas, il convient de recourir au second (…). Étant donc dans la nécessité de savoir bien user de la bête, un prince doit prendre, de celles-ci, le renard et le lion (…). Et celui qui a su mieux user du renard à mieux réussi »[420].
Cela veut dire qu’au-delà de la cruauté, la ruse est nécessaire pour garder les rênes du pouvoir. Pour Machiavel, il faut d’une part, être lion pour s’imposer au pouvoir par la force et d’autre part, renard pour déjouer toute révolution émanant du peuple et les complots des opposants politiques par la ruse. La réunion de ces deux qualités politiques serait la meilleure formule pour gouverner et conserver le pouvoir.
Cependant, la férocité et la ruse ne sont pas vectrices d’idées républicaines dans le monde moderne. À dire vrai, Machiavel n’a pas songé à la république mais à la fondation de l’État et à la conservation du pouvoir. C’est en ce sens que l’action politique se résume au pouvoir et consiste en un véritable « rapport de force » [421] qui ne rime pas avec la légitimité républicaine. Dans le machiavélisme, le prince se définit par l’efficacité que traduisent la crainte et la ruse. Dans cette mesure, les rapports entre le prince et ses administrés ne peuvent être sincères et francs. Puisque les décisions (dites républicaines) d’un prince craint ne peuvent pas être véritablement contestées ou contrebalancés par le peuple. Celles-ci seront toujours acceptées dans la résignation parce que le peuple craint son gouvernant institué comme souverain.
Si l’on veut être objectif, on peut dire que le modèle républicain de la structuration du pouvoir d’État est étranger aux principes politiques de Machiavel pour qui « est souverain celui qui décide »[422]. Ce qui signifie qu’au nom de l’intérêt supérieur de l’État, la souveraineté du prince lui donne un pouvoir incommensurable au point de décider sans consulter le peuple. La raison d’une telle décision est « froide »[423] puisque le prince se met au-dessus du peuple. Cette supériorité vis-à-vis du peuple viole les principes et les fondements juridiques de la république moderne. Car, être bon républicain, c’est d’une part, « se montrer partisan d’un pouvoir non personnel, non viager, non héréditaire, non arbitrairement défini »[424]. Et d’autre part, c’est « revendiquer une politique raisonnable (…) c’est-à-dire une politique sans héroïsme, une politique sans passion où l’exercice du pouvoir est fragmenté, séparé, dépourvu de charisme. La république suppose l’universel, non l’absolu (…) Elle donne le pouvoir aux lois et aux institutions, non aux hommes »[425]. De par-là, l’on constate premièrement que, le républicanisme refuse la personnalisation du pouvoir. Autrement dit, le républicanisme n’admet pas l’individualisation du pouvoir puisqu’il doit demeurer impersonnel. Le pouvoir, dans une république, ne doit pas être la propriété d’un individu ou d’un groupe qui l’exercera à volonté pour un temps ou pour toujours. Deuxièmement, la république recommande une politique conforme à la raison, c’est dire qu’elle rejette l’héroïsme et les passions démesurées. Ce qui suppose que l’absolu et les passions personnelles n’ont pas de place dans la nouvelle république.
Le républicanisme moderne veut que le pouvoir soit morcelé et partagé entre différentes institutions politique et même civile. La conception purement républicaine du pouvoir recommande que le pouvoir soit au sein des lois, des institutions et non dans les mains des personnes instituées chefs, c’est-à-dire que toutes les décisions publiques doivent engager le peuple. Cette approche universelle faite à la république indique que l’on assure, par la constitution, le respect des libertés individuelles et collectives.
L’idée républicaine n’admet donc pas un pouvoir qu’on puisse conserver par l’usage de la ruse et de la force. C’est pourquoi, il est judicieux de répartir le pouvoir à des organes politiques différents pour sauvegarder les principes et les valeurs républicaines. Dans le chapitre sur “La constitution de l’Angleterre”, Montesquieu donne l’essentiel du républicanisme :
« Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques, pour les exécuter tyranniquement. Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutive. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur »[426].
Montesquieu parle ici d’un gouvernement de type républicain où le prince ne peut pas s’imposer par sa supériorité. La séparation qu’il établit entre les puissances limite toutes les missions souveraines, c’est-à-dire le pouvoir du/ou des chef(s)au bénéfice de la liberté des citoyens. La république moderne requiert, pour ainsi dire, une organisation politico-juridique qui consiste à séparer les puissances exécutrice (le président et ses ministres), législative (les représentants du peuple, c’est-à-dire les députés) et judiciaire (le corps des juges ou des magistrats). Le pouvoir ou la souveraineté dans une république ne peut être l’apanage du prince comme le prétend Machiavel.
Ainsi, sous les lampes de Montesquieu, le machiavélisme apparaît comme une controverse du républicanisme. Á dire vrai, c’est susciter la polémique lorsque les partisans du Machiavel pensent que l’absolutisme de celui-ci prépare la république. Car, tout philosophe voire tout médecin cherche toujours à guérir le mal et à le prévenir. Mais, l’on constate que cela n’est pas la préoccupation majeure de Machiavelisme. Devant l’instabilité de l’Italie déchirée par les envahisseurs extérieurs, il s’est contenté de donner des leçons pour la réunification du pays et à enseigner comment user de la ruse et de la force pour conserver le pouvoir. Dans aucun de ses écrits, Machiavel ne donne la moindre règle de conduite pour la république future. Autrement dit, ladite république du patriote florentin est restée en projet, enidée. Le reste n’est qu’une interprétation ou une imagination stérile sans Machiavel.
Contrairement à Machiavel, Montesquieu dénonce le despotisme Étatique. Il donne, en effet, un enseignement pour émailler l’abus du pouvoir et garantir la bonne gouvernance. Cette leçon, la voici : « C’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser (…) Pour ne pas qu’on n’abuse du pouvoir il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir »[427]. Cela veut dire que l’abus du pouvoir est inscrit dans la nature humaine.
Ainsi, toute personne qui a le pouvoir est naturellement disposée à faire des excès. Pour donc empêcher tout excès de pouvoir, il faut y trouver des bornes pour éviter que celui-ci se transforme en instrument d’agression ou d’oppression à l’endroit du peuple. L’auteur de De l’esprit des lois donne, ici, les enjeux de la république et trace, les conditions du bonheur politique du peuple dans la société à toute époque. À la différence de l’école de Machiavel, le projet de Montesquieu contribue largement au développement socio-économique par sa volonté de mettre fin à tout excès de pouvoir.
Le machiavélisme obéissant à une logique de force et de ruse, aurait mauvaise presse de nos jours. Son application semble être dangereuse pour la cohésion sociale vue le tableau sombre qu’il présente. Montesquieu le montre clairement :
« Pour ce qui les regarde (c’est-à-dire les princes) dans leurs rapports avec les gouvernants, je n’ai pas besoin de vous (parlant de Machiavel) dire que c’est la guerre civile introduite à l’état de ferment, au sein de la société. Le silence du peuple n’est que la trêve du vaincu, pour qui la plainte est un crime. Attendez qu’il se réveille : vous [parlant de Machiavel] avez inventé la théorie de la force ; soyez sûr qu’il l’a retenue. Au premier jour, il rompra ses chaînes ; il les rompra sous le prétexte le plus futile peut-être, et il reprendra par la force ce que la force lui a arraché ».[428]
Cela signifie que le machiavélisme, en réduisant la liberté du peuple, ne prépare pas la république, mais la guerre civile aux conséquences drastiques et calamiteuses. Car, le silence que le peuple accepte de crainte d’être opprimé par celui qui décide, c’est-à-dire le souverain prince de Machiavel, se transformera un jour en une révolution et il récupérera par la violence tout ce que la force et la ruse lui avaient arraché ou volé par les décideurs ou le gouvernant. Au regard de ce qui précède, on retient à l’évidence que la rédemption de la république moderne, se trouve dans la déconstruction ou la conjuration du machiavélisme.
IV- LA DÉCONSTRUCTION DU MACHIAVÉLISME COMME CONDITION DE L’ÉTAT MODERNE LÉGITIME
La déconstruction du machiavélisme apparaît comme une nécessité pour l’évolution de l’État moderne. Car, pour réussir la gouvernance de l’État, Machiavel incite l’esprit de domination, d’astuce et de violence. Les qualités politiques du prince qu’il peint peuvent être appréhendées comme des maladies qu’il distille aux chefs d’États. En ce sens, le machiavélisme est très dangereux dans la mesure où il donne aux princes, pour sauvegarder le pouvoir, des principes totalitaires.
En effet, le machiavélisme encourage les abus de pouvoir et les rapports d’inégalité entre le prince et le peuple. Or, le républicanisme prêche le nivellement des citoyens, c’est-à-dire l’égalité entre eux et refuse les décisions unilatérales du chef de l’État au profit de « la discussion sans contrainte »[429]. Cela signifie que le républicanisme va à l’encontre de toute forme de dictature. Il privilégie, pour ainsi dire, l’« usage public de la raison »[430] qui permet de s’assurer de la cohérence et de la pertinence des idées politiques. Cette formule qui suscite la discussion entre l’opposition politique (les partis politiques) et la société civile pour contester certaines décisions publiques jugées inopportunes ne peut pas prendre forme chez Machiavel. Car celui-ci refuse dans son système de pensée l’adversité politique. En cela, le machiavélisme est une politique caduque et rétrograde. Voici les propos qui le justifient : « La raison d’État dite “machiavélienne”(…) est l’indice d’une régression apocalyptique toujours possible, même dans le cadre de l’État moderne »[431]. Cela signifie que la raison d’État chez Machiavel s’éloigne les règles républicaines et s’érige en une sorte de “fétichisation du pouvoir” que récuse l’État moderne légitime.
Dans cette mesure, il importe de proscrire le machiavélisme pour l’avancée de la démocratie. La pensée de Machiavel apparaît donc comme une perversion de la liberté politique. Car,
« dans un État (…) où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir. Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent : et, si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir »[432].
Ce qui signifie que partout où il y a des lois, nul ne doit agir selon son propre vouloir mais conformément à la loi établie. La liberté est ainsi« la loi que nous nous sommes prescrite »[433]. Il ne faut pas confondre liberté et indépendance entendue comme l’état d’une personne libre sans contrainte aucune. En effet, lorsqu’un citoyen agit en contradiction avec les lois de son pays, la liberté se perd parce que chacun peut en faire autant. Dans cette mesure, se serait l’anarchie ou le despotisme qui s’installerait. Ainsi, tout prince qui agit en contradiction avec les lois de son pays, prétendant défendre l’intérêt supérieur de l’État, porte atteinte à la république et plus crument à l’État moderne légitime.
Le machiavélisme apparaît comme une entorse à la république moderne. En confondant les puissances exécutrice, législative et judiciaire à l’instar de Hobbes, le machiavélisme se présente comme le pilier exclusif de la société. On pourrait dire que la forme moderne du despotisme et les atteintes à la liberté sont réelles chez Machiavel. Ainsi, pour éviter ce danger public, la solution serait de déconstruire le machiavélisme et soumettre « le pouvoir à une limitation externe qui réside dans les prérogatives dont les citoyens peuvent disposer vis-à-vis du pouvoir d’État »[434]. Précisément, les citoyens doivent à la fois participer et critiquer le pouvoir conformément aux prérogatives dont-ils jouissent dans l’État.
Chez Machiavel, « croire qu’il est possible de créer une société où la violence et l’autorité ont complètement disparu est une utopie »[435]. Ce principe est fondamental dans la mesure où l’Etat a « le monopole de la violence légitime ».[436] Mais, prétendre qu’il est absurde de vouloir instaurer une justice sociale sans avoir pour support “la force et la ruse” est une corruption de l’idée républicaine. La force jointe à la ruse dénature la vertu républicaine qui consiste en la transparence, à l’honnêteté, à l’attachement aux devoirs de la justice et de la morale dans les luttes politiques.
Par ailleurs, admettre que le machiavélisme peut sauver l’Afrique[437]est une contre-vérité. Au contraire le machiavélisme, dont les points focaux sont la ruse et la force, permet à certains chefs d’États africains de faire du pouvoir une dynastie. Leur méthode consiste à modifier injustement la Constitution en vue de s’accrocher au pouvoir jusqu’à leur mort et à imposer leur filleule avec le soutien des appareils répressifs de l’État (ARE) et des appareils idéologiques de l’État (AIE). Cela veut dire que l’armée et la presse, sous le contrôle du chef de l’État, ne sont pas républicaines. C’est un grand dommage dans des États africains lorsque la constitution politique et le pouvoir judiciaire deviennent des jouets aux mains des gouvernants. Pis, si le pouvoir législatif demeure une chambre d’enregistrement des décisions de l’exécutif. Cela signifie que le chef de l’État, a toujours le pouvoir de promulguer des lois à volonté qui devront s’imposer au peuple.
Cependant, la promulgation des lois dans un État ne suffit pas pour garantir la légitimité républicaine. L’État républicain est doté d’une constitution politique consensuelle qui favorise l’épanouissement des libertés publiques et individuelles. Et, seule, la séparation des pouvoirs garantit un tel État. C’est dire que l’État machiavélien (dans lequel les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont confondus) ne peut véritablement épanouir la république moderne. Le machiavélisme est en ce sens une corruption du projet républicain de l’État moderne. C’est pourquoi, Montesquieu s’attèle à déconstruire cette imposture. Il s’agit pour lui, de démystifier le pouvoir du prince machiavélien pour ouvrir toutes grandes, les portes de la république moderne légitime. Le vrai républicanisme réside dans « l’économie du pouvoir politique »[438], c’est-à-dire dans la limitation du pouvoir et essentiellement celui des missions souveraines. Un bon républicain se maintient au pouvoir soit par hérédité (monarchie constitutionnelle) soit par les urnes (démocratie participative) et non par l’utilisation de la force et de l’astuce comme le pense le patriote florentin.
Le bon défenseur de la république est l’affirmation pure de la concurrence politique que définissent les élections nationales ou locales. Machiavel étant en contradiction avec le noyau dur de la pratique républicaine, l’on peut affirmer que la déconstruction du machiavélisme est porteuse d’intérêt. Car, d’une part, la ruse et la férocité dont se sert le prince de Machiavel fragilisent le peuple et d’autre part, choque la liberté des citoyens.
CONCLUSION
Au regard de ce qui a été dit, il ressort que la politique de Machiavel n’est pas républicaine. L’auteur serait plutôt le défenseur du despotisme moderne dans la mesure où le prince, dans son hégémonie, peut violer la loi ou la Constitution au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Cette offense à l’essence républicaine justifie le rejet de la république machiavélienne et la plonge dans une vision archaïque et rétrograde de la politique légitime des temps modernes. Ainsi, l’ultime solution pour le développement de l’État républicain, voire de l’État moderne légitime, passe nécessairement par la conjuration du machiavélisme au profit de la limitation constitutionnelle de Montesquieu. La séparation des pouvoirs en différentes fonctions législative, exécutrice et judiciaire devient nécessairement le principe de la légitimité républicaine. C’est pourquoi « il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir »[439]. Et, une fois les fonctions de l’État établies, les relations entre elles caractériseront la vraie république où seule la loi est le maître parmi tous les citoyens.
L’État machiavélien articulé d’une part, sur la force et d’autre part, sur la ruse fait préjudice au républicanisme. En effet, le machiavélisme enseigne aux princes “de savoir entrer dans le mal” [440] au nom de l’intérêt supérieur de l’État. C’est dire que le bien peut sortir du mal, et qu’il est permis de faire le mal quand il en peut résulter un grand bien. L’application de cette formule machiavélienne ne conduit-elle à la violation des droits de l’homme de nos jours ?
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LA PROBLÉMATIQUE OBJECTIVITE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE DE POPPER
Ouguéhi Lucien BIAGNE
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Popper distingue deux sortes épistémologies : l’une subjective, étudie les conditions d’émergence de la connaissance. Elle ne mérite pas le statut d’épistémologie. Parce que, non critique, elle ne contribue pas à la production de la connaissance et au progrès de la science. L’autre, la sienne, est objective. Elle étudie la connaissance et contribue à sa croissance, parce qu’elle est critique. Contre cette conception manichéenne de l’épistémologie poppérienne, nous soutenons qu’il n’y a pas deux épistémologies radicalement séparées. L’épistémologie subjective n’est pas étrangère à l’objectivité tout comme l’épistémologie objective n’est pas exempte de subjectivité. Elles sont toutes deux les composantes d’une même épistémologie qui œuvre, par la méthode critique, au progrès scientifique.
Mots clés : Épistémologie dialogique, épistémologie subjective, épistémologie objective, langage biologique, langage descriptif, langage argumentatif.
ABSTRACT :
Popper distinguishes two kinds of epistemologies : one subjective, studies the conditions for the emergence of knowledge. It does not deserve the status of epistemology; because not critical. It does not contribute to the production of knowledge and the advancement of science. The other one, Popper’s, is objective. It contributes to the growth of knowledge because it is critical. Against the Manichean conception of Popperian epistemology, we can argue that there are not two completely separate epistemologies. The subjective epistemology is no stranger to objectivity, nor is the objective epistemology free of subjectivity. Both are components of the same epistemology implemented by critical method to scientific progress.
Keywords : Dialogical epistemology, subjective epistemology, objective epistemology, biological language, descriptive language, argumentative language.
INTRODUCTION
Popper subdivise l’épistémologie en deux catégories[441] : la sienne, objectiviste qu’il oppose à l’autre, subjectiviste. L’épistémologie objective est vouée à la production et au développement de la connaissance, c’est-à-dire à l’examen critique de la connaissance elle-même, des conditions et méthodes de la connaissance scientifique, à la validité des formes d’explication, à la pertinence des règles logiques d’inférence, des conditions d’utilisation des concepts et symboles en tant que résultat du processus d’investigation .
Quant à l’épistémologie classique, celle du sujet ou de la croyance, elle s’interroge sur la genèse de la connaissance. Elle étudie les états d’esprit ou les processus mentaux (l’imagination, la remémoration, la révélation, l’inspiration, l’intuition, l’association des idées, les croyances, les talents. Elle se refuse à examiner les résultats, c’est-à-dire les connaissances scientifiques en elles-mêmes. Elle tient la connaissance pour une croyance, une extériorisation ou une expression des états mentaux, de la conscience ou du moi, une relation entre l’esprit subjectif et l’objet connu. C’est une version épistémologique de la théorie expressionniste de l’art[442]. Popper la trouve subjective parce qu’elle n’opère pas la distanciation nécessaire à la critique de l’objet de connaissance à savoir la croyance en tant que attentes intégrées à sa structure biologique. Sa subjectivité la rend impropre à assumer sa fonction constructive de la connaissance. Aussi Popper récuse-t-il sa prétention au statut d’épistémologie. Cette récusation de son statut épistémologique, qui est conséquemment une récusation de sa contribution, pourtant massive, au développement de la connaissance scientifique, amène à s’interroger sur la pertinence de sa partition de l’épistémologie et sur l’objectivité de son épistémologie objective et l’objectivité de sa critique de l’épistémologie classique. La subjectivité de l’épistémologie classique la ferme-t-elle au procès d’inter-subjectivation et par conséquent, la frappe-t-elle de stérilité? Autrement dit, l’épistémologie subjectiviste est-elle close? Que l’épistémologie subjectiviste se formule en une langue (parlée, écrite ou même gestuelle) ne constitue-t-il pas une preuve de sa criticabilité et de son objectivité? Nous comptons exposer, dans une première partie, l’épistémologie objective de Popper par opposition, dans une seconde partie, à l’épistémologie subjective ou classique. Dans la troisième partie, nous comptons montrer la subjectivité de son épistémologie objective, l’objectivité de l’épistémologie subjectiviste et la subjectivité de sa partition de l’épistémologie en deux catégories. L’intention fondatrice est de montrer qu’il n’y a pas deux sortes d’épistémologies dont l’une serait subjective, non critique, close et l’autre, objective, critique, ouverte; mais une épistémologie en deux instances qui se déploie sur un mode dialogique via l’unité méthodologique basique des sciences, le rationalisme critique.
I- LE PROGRAMME DE RECHERCHE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE OBJECTIVE
D’un point de vue objectiviste, l’épistémologie ne vise pas à apporter un fondement transcendantal à la science, mais à éclairer ce processus d’autodépassement, d’auto-transcendance par lequel la science évolue en elle-même. Il s’agit de montrer
« à quelle condition le progrès scientifique est possible. Il ne s’agit pas seulement de formuler les règles méthodologiques qui gouvernent, qu’ils en soient conscients ou non, la pratique des savants; mais aussi d’énoncer tout ce qui présuppose et implique l’existence d’un processus objectif de connaissance : l’ensemble des conditions logiques, biologiques, ontologiques, métaphysiques, politiques et sociales également, qui sont requises pour qu’un tel processus puisse avoir lieu»[443].
L’épistémologie poppérienne,théorie de l’émergence, répond à la question des conditions de possibilité du progrès scientifique.
1- Le mode de croissance de type darwinien de la connaissance
L’épistémologie a pour fin, outre sa fonction classique, le contrôle de la normalité des théories, la production et le développement de la connaissance scientifique[444]. La connaissance objective consiste en théories conjecturales, problèmes ouverts, situations problématiques, et discussions.
C’est une théorie de la construction et de la résolution des problèmes, de l’évaluation et de la mise à l’épreuve critique des théories conjecturales en compétition. Elle consiste en une construction intersubjective de la connaissance, un examen critique des conditions et méthodes de la connaissance scientifique ; elle examine la validité des formes d’explication, la pertinence des règles logiques d’inférence, les conditions d’utilisation des concepts et symboles, les problèmes, les hypothèses, les solutions des problèmes partant toutes les théories scientifique vraies ou fausses. Elle se veut l’examen des résultats, c’est-à-dire, les connaissances scientifiques en elles -mêmes. Cette épistémologie se pose en tribunal extérieur, supérieur à la science, apte à l’assigner en cassation pour violation des règles. Son épistémologie dispose d’un instable fondement, d’une instance de contrôle non contrôlée sur le savoir, d’un site en constante révolution.
Le développement de la connaissance passe par la résolution des problèmes anciens et nouveaux qui peuvent être d’ordre théorique ou pratique, au moyen de conjectures et réfutations, une méthode négativiste. La méthode de l’épistémologie objective n’est pas que négative. Elle est aussi positive.
La science n’évolue pas seulement par l’élimination des théories erronées, caduques mais par la découverte de nouvelles théories comme solutions à de nouveaux problèmes. Qu’il n’y ait pas de logique de la découverte ne signifie pas absence de découverte. Car, outre l’élimination des essais erronés, la science doit son évolution à la découverte de nouvelles théories ou hypothèses comme découvertes de nouveaux organes correspondant à la découverte d’une nouvelle vision du monde .Ces nouvelles découvertes sont des recréations, de nouveaux organes qui, s’ajoutant à l’anatomie de la science, changent significativement son comportement, sa vision du monde et son impact sur celui-ci. La science doit donc son évolution à la découverte de la croissance de la connaissance. La méthode « conjecture et réfutation » est une méthode de découverte et de non découverte ou de l’élimination ou des essais infructueux. Comme l’a bien souligné Monod, la méthode de la science est ambivalente, négative et positive:
« Il peut être difficile, au premier abord de se convaincre, que le précieux trésor de connaissance ait pu se constituer et s’enrichir, acquérir une structure aussi puissante grâce, exclusivement, à un processus de sélection négative et de rejet. On songera, par exemple, que dans la constitution de la science moderne, un processus qui parait strictement positif, la découverte au sens propre, c’est-à-dire l’observation de phénomènes, absolument, totalement inattendus, a joué un rôle capital »[445].
Cette analogie entre le mode d’évolution du vivant et celui de la connaissance, Monod souligne ainsi : « Conjecture et réfutation jouent en somme le même rôle dans l’enrichissement de la connaissance, le même rôle logique (comme source d’information) que mutation et sélection, respectivement, dans l’évolution du monde vivant »[446].
La philosophie des sciences de Popper, sous ses multiple aspects, méthodologique, éthique, son audacieuse théorie des trois mondes, la théorie de la falsification, son scepticisme, atteste que rien ne nous saurait d’avance garantir la vérité d’aucune théorie ni que nous ne devions jamais parvenir à la moindre vérité. Le progrès de la science ne repose enfin de compte sur rien que sur elle-même, sur son propre mouvement. D’où la définition de l’épistémologie comme une activité de production et de croissance de la connaissance, mais une « connaissance sans sujet ».
Ce syntagme s’entend comme le monde 3 des idées, théories, problèmes, solutions (vraie sou fausses) analogiquement au monde platoniciens des idées. Sauf qu’à la différence de celui-ci, la « connaissance sans sujet »ou le monde objectif des idées comme contenu de pensée ou connaissance de Popper n’est pas totalement autonome .Il porte la marque de l’esprit humain. Il est ouvert aux mondes 1 et 2 (le monde physique et le monde psychologique de la conscience).
Le privatif « sans », dans l’expression « connaissance sans sujet », ne signifie pas la négation mais plutôt la construction d’un sujet-objectif, un sujet intersubjectif. Il est censé couvrir un produit générique, la connaissance, le résultat d’une somme d’impératifs y compris le sadomasochisme intellectuel, qui se traduit par la capacité de ruiner ses propres découvertes, lauriers de tant de nuits blanches, pour leurs insuffisances informative ou explicative et normative, au bénéfice d’une connaissance collective plus riche. Bachelard le dira en ces termes :
« Au point d’évolution où se trouve la science contemporaine, le savant est placé devant la nécessité toujours renaissante, du renoncement à sa propre intellectualité. Sans ce renoncement explicite, sans ce dépouillement de l’intuition, sans cet abandon des images favorites, la recherche objective ne tarde pas non seulement à perdre sa fécondité, mais le vecteur même de la découverte, l’élan inductif. Vivre et revivre l’instant d’objectivité, être sans cesse à l’état naissant de l’objectivation, cela réclame un effort constant de désubjectivation »[447].
Ce processus de désubjectivation de la connaissance n’est possible qu’avec le langage que Popper considère comme la plus fabuleuse découverte de l’homme, le principal de tous les instruments, la matrice de toutes les inventions. Il permet les deux variantes de son objectivisme.[448]
2- Déclinaison de l’objectivisme épistémologique poppérien
Tout se trouve contenu dans le langage. Le langage est une faculté émergente de l’évolution de la vie. Il sort l’homme de sa solitude, son narcissisme, sa subjectivité. Il l’ouvre à autrui, à l’objectivité, à la noosphère ou au monde de l’esprit, le monde 3. L’objectivité de l’épistémologie de Popper se décline en deux formes qui s’articulent avec les fonctions majeures du langage exo somatique : le langage descriptif et le langage argumentatif.
Popper introduit en épistémologie une nouvelle forme d’objectivité. Le langage descriptif donne à la connaissance scientifique sa première forme d’objectivité. Il permet la description d’une réalité mise hors du sujet décrivant ou connaissant, organisateur du réel à partir de certaines informations et de ses propres centres d’intérêts. L’énonciation linguistique d’une idée, d’une théorie, l’émission de tout discours quel qu’en soit le statut, sans poser le problème de son rapport à la vérité, revêt la première forme d’objectivité, une désubjectivation comme disjonction au premier degré du lien congénital entre le sujet et l’objet immédiat.
En cette nouvelle forme d’objectivité, Popper tient le topique pour l’objectif immédiat. C’est une implication de sa différenciation du langage endosomatique ou organismique du langage exo somatique (verbalisé ou écrit). L’objet du discours descriptif est objectif parce que partiellement autonomisé par le langage dans sa fonction descriptive. Il rend compte d’une réalité avec des symboles. Cet objet doit son objectivité à l’invention du langage naturel qui le projette, invente d’autres objets, d’autres formes de langage, dévoile le réel. Cette première représentation ou objectivation de l’objet par le seul discours préfigure la seconde forme, plus élaborée, l’objet de l’épistémologie objectiviste, qui participe du troisième monde. Il rend possible la seconde forme d’objectivité : « la connaissance sans sujet »[449].
La préséance du langage s’apprécie davantage dans le processus de la connaissance scientifique. Sur le plan épistémologique, le langage a accru le gain de l’espèce humaine. Facteur d’invention des théories, de développement des cultures, des communautés, des communautés sociales, de communauté de volonté, communauté de savoir, il rend critiquable tous ses produits dont il est vecteur en les objectivant. Aussi Dissaké souligne-t-il cette préséance: « point de langage, point de critique possible, point de science, point d’objectivité »[450]. Sans le langage le savoir resterait au stade animal ou organismique. C’est en cela que l’acquisition de la faculté langagière est un acquis décisif dans l’évolution de l’espèce humaine. Il est au fondement de la civilisation, de la créativité scientifique. « Tant que nous n’avions pas sorti nos théories de nous-mêmes, nous nous confondions avec elles, et nous ne pouvions les critiquer. Le coq ne peut distinguer son moi de ses attentes ni de ses théories »[451]. Il ne peut critiquer ses théories. Le langage nous permet de mettre une proposition à l’extérieur et de nous interroger si cette proposition est juste, vraie. C’est à partir de ce moment que la proposition commence à exister vraiment en tant que telle, avec la possibilité d’être vraie ou fausse. La connaissance subjective extériorisée par le langage naturel devient ainsi l’objet d’un méta-point de vue évaluateur. Dans le domaine de la recherche de la vérité, il ne s’agit plus seulement de dire, de décrire. Le dit doit correspondre à la réalité. Le souci de cette correspondance sous-tendant le discours du producteur de sens l’induit à l’assortir d’autres idées, énoncés, des raisons comme argument qui légitiment, fondent sa crédibilité, son universalité, son objectivité. L’objectivité émanant du langage descriptif devient langage-objet produit, une objectivité du second degré par la métacritique, son assujettissement au contrôle de normalité qui le dépouille des erreurs, des idiosyncrasies pour évaluer son degré de vérissimilarité ou sa conformité au principe régulateur qu’est la vérité. Ces réquisits de l’épistémologie objective la distinguent de l’épistémologie classique.
II- LE PROGRAMME DE RECHERCHE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE SUBJECTIVE
Si l’acte de connaitre en son acception objective consiste en l’acte de connaitre la connaissance , la réfléchir, la problématiser, l’interroger sur sa liaison avec le milieu intérieur biopsychologique et le milieu de vie du sujet connaissant, sa méthode ,ses titres de validité , son droit de cité ou son statut épistémologique, c’est-à-dire la logique de la justification de la connaissance ,dans un sens subjectif, il renvoie à l’ acte de sa genèse ou à la logique de sa découverte .
1- La fin de l’épistémologie subjective
L’épistémologie classique consiste en une étude de l’origine de nos connaissances plutôt qu’en l’étude de la connaissance elle-même. Elle prend pour objet d’étude les sentiments, les croyances, les idées, les dons, talents, c’est-à-dire les processus mentaux, l’origine des croyances ou leur fondement. Ce sont les états de conscience ou état d’esprit qui, dans sa théorie des trois mondes, participent du monde 2, monde de la conscience ou de la subjectivité[452]. Elles considèrent la science comme une croyance, l’expression d’une une attitude intérieure, un état mental, une attente ou une disposition à agir ou la foi irrationnelle en une idée, une doctrine, une autorité telle une source de la connaissance. La différence entre science et croyance n’est donc pas de nature mais de degré.
Elle considère la croyance, qui en réalité est une hypothèse, susceptible d’être vraie ou fausse, comme une connaissance certaine, innée. Elle est exonérée de la critique par l’autorité de sa source (dieu, la raison, l’intuition, la perception, l’entendement, la raison, la nature, le langage). Elle conduit à l’autoritarisme épistémologique.
Elle est inapte à l’autoréflexion nécessaire à la critique de la connaissance, véritable propergol de la connaissance scientifique. Elle est hors jeu. Son approche du jeu ou de son objet-sujet se faisant non pas directement, c’est-à-dire à partir de la connaissance elle -même mais à partir du sujet (ses croyances, intuitions, talents), elle n’est pas pertinente. Elle ne contribue pas à la croissance de la connaissance.
L’épistémologie subjective relève d’une idée obsessionnelle, une conviction intime, irrationnelle, ontologique, un thema ou paradigme qui, avec certitude répond à un choix dans les grilles d’interprétations possibles du réel. Qui s’adonne à l’étude de ce processus de la connaissance fait de l’histoire ou de la sociologie de la connaissance et non de l’épistémologie. En cette entreprise généalogique ont consisté les travaux des épistémologues classiques.
Elle fait dépendre la qualité de la connaissance de la qualité des capacités cognitives du savant, comme si l’erreur et le vrai étaient imputables à la médiocrité ou à l’excellence de l’esprit du savant. Or la réussite ou le vrai n’est là que l’aboutissement de nombreux infructueux essais explicatifs. Il n’est pas fonction de la structure préfabriquée comme les cadres a priori de Kant, d’ou résultent des vérités a priori exonérées de toute épreuve de vérité. Tout comme l’esprit scientifique qui n’est jamais achevé dans sa formation, les structures mentales demeurent à jamais adaptatives.
L’épistémologue subjectiviste est fondée sur des « données », garantes de la connaissance ou de l’édifice scientifique. Elle n’est pas pertinente. Elle rate son objet et son objectif. Il en résulte une connaissance qui n’a rien d’une épistémologie objectiviste (une connaissance conjecturale toujours perfectible, ouverte aux schismes théoriques qui mettent en cause les acquis théoriques, conceptuels, méthodologiques, paradigmatiques et, avec eux, les anciennes configurations du monde et de l’homme). L’épistémologie classique ne devrait pas, selon Popper, s’autoproclamer épistémologie. Elle ne répond pas aux réquisits de l’épistémologie : la critique, la contribution à la production et au développement de la connaissance.
2- Les tenants de l’épistémologie subjective
Voici ceux que Popper appelle des épistémologues classiques ou épistémologues de la croyance : Platon, Descartes, Bacon, Locke, Berkeley, Hume, Kant et Russell et autres (phénoménistes, empiristes, positivistes, psychologues et sociologues de la connaissance). Ils n’ont pas été des ouvriers de la connaissance.
Platon, selon Popper, est un essentialiste, il croit trouver la vérité dans l’essence des mots, des idées ou formes qui peuplent le troisième monde. Il est aussi un intuitionniste. Il croit à la capacité de connaitre la vérité grâce à une faculté exceptionnelle, l’intuition. Celles de Descartes et Bacon, par exemple, sont fondées sur l’idée de l’origine divine (la véracité de Dieu) ou quasi divine (la véracité de la nature) de la connaissance. De l’avis de Popper,
« Malgré le caractère religieux de leur épistémologie, les attaques que Descartes et Bacon ont formulées contre les préjugés et ces croyances traditionnelles auxquelles nous adhérons par négligence et insouciance sont à l’évidence d’inspiration antiautoritaire et anti traditionaliste. Ces philosophes nous demandent en effet de nous défaire de toutes nos croyances, exceptées celles dont nous avons nous-mêmes aperçu la vérité »[453].
Popper trouve cette lutte contre l’autorité de la tradition scolastique et de la religion insuffisante.
« Ils ne sont pas allés jusqu’à faire appel à notre esprit critique, à votre jugement ou au mien ; ils ont sans doute pensé que cela risquait de conduire au subjectivisme ou à l’arbitraire. Ils ont été impuissants à résoudre cette grande question qui est de savoir que notre connaissance est une chose humaine sans sous-entendre qu’elle est arbitraire ou fantaisiste »[454].
L’empirisme de Locke, Berkeley et Hume, a pour fin la justification rationnelle du christianisme, ou la possibilité de le justifier par rapport à la connaissance scientifique. Aussi considère-t-il la connaissance comme un genre de croyance une croyance justifiée par des preuves, en particulier par le témoignage de la perception, par le témoignage de nos sens. [455]Bien que leur position quant au rapport entre science et religion diffèrent amplement, selon Popper, Locke, Berkeley, et Hume sont d’accord sur un point essentiel :
« Ils exigent que nous rejetions toutes les propositions et notamment toutes propositions ayant une portée existentielle pour lesquelles les preuves sont insuffisantes ; et que nous n’acceptions que les propositions pour lesquelles nous avons des témoignages suffisants : ce qui peut être vérifié par le témoignage de nos sens ».[456]
Ils considèrent les sens comme une source de connaissance. Pour Kant, écrit Popper, «l’intuition est une source de connaissance ; et l’intuition « pure » l’intuition pure de l’espace et du temps »est une source infaillible de connaissance : de cette source jaillit la certitude absolue »[457]. Il en a fait une source infaillible de la vérité.
Toutes ces philosophies de la croyance, comme l’indique leur nom, se caractérisent par leur croyance en une source sûre de la connaissance. Mais la critique poppérienne de ces philosophies dites subjectives est-elle objective ?
III- LA PROBLÉMATIQUE OBJECTIVITÉ DE L’ÉPISTÉMOLOGIE DE POPPER
Partant de la fin que Popper assigne à l’épistémologie objective à savoir la production de la connaissance donc la contribution au progrès scientifique, on ne peut vraiment soutenir avec lui que ces tenants de l’épistémologie classique: Descartes, Hume Locke, Berkeley, Kant ou Russel et autres n’ont pas contribué à la croissance de la connaissance parce qu’ils ne seraient pas critiques. Popper lui-même, tout en déniant le statut d’épistémologie à leurs contributions, reconnait leur compétence critique et leur contribution dans le domaine de la production de la connaissance. C’est dire que l’épistémologie subjective est ouverte. Elle a œuvré à la croissance de la connaissance.
1- Le pan objectiviste de l’épistémologie subjective
La formulation linguistique de cette épistémologie subjective la prédispose d’emblée à la criticabilité, par conséquent, elle lui confère une certaine objectivité. Cette objectivité est le trait commun entre les deux catégories d’épistémologies. Si la croyance est critiquable, l’épistémologie classique ne l’est pas moins.
En outre l’ensemble des productions intellectuelles constitutives de l’épistémologie classique (qu’elles consistent en la découverte de faits nouveaux, de théories vraies ou aussi fausses) réfutent formellement la thèse de la stérilité intellectuelle de ces philosophes classiques. Dans le sillage de l’erreur, l’on rencontre souvent l’utile, la vérité, de nouvelles perspectives. La découverte du monde des idées de Platon en est une illustration.
Selon Popper, « Platon fut, pour autant que nous sachions, celui qui découvrit le troisième monde »[458]. En dépit de ses erreurs, l’essentialisme et l’intuitionnisme, il a inspiré la créativité du monde scientifique occidental. La création du troisième poppérien est d’inspiration platonicienne. De la catégorie des tenants de l’épistémologie de la croyance (une épistémologie stérile), Popper fait figurer Platon dans la catégorie des épistémologues objectifs (des découvreurs, des créateurs). Il rapporte que Whitehead faisait remarquer que toute la philosophie occidentale consiste en annotations à Platon. Popper souscrit non seulement à cette remarque, mais crédite Platon d’une grande découverte, le monde des idées ou des formes. Il éclaire mieux sa théorie de l’émergence, le troisième monde : « Platon ne découvrit pas seulement le troisième monde, mais encore une partie de l’influence ou du feed-back du troisième monde sur nous-mêmes : il comprit que nous essayons de saisir les idées de son troisième monde, et nous les utilisons aussi en tant qu’explications »[459]. C’est dire que le chercheur tel un alpiniste pour escalader la montagne de l’inconnu, invente des hypothèses métaphysiques, qu’il lance dans l’inconnu. Si elles arrivaient à y trouver un point d’ancrage, elles l’aideraient à se sortir de l’ignorance, à s’auto transcender. Ces hypothèses, analogues à des prothèses, lui permettent de progresser dans son aventure scientifique.
À la différence du troisième monde platonicien, divin, immuable, vrai, celui de Popper est humain, changeant ; il contient des théories erronées, vraies, des problèmes ouverts, des conjectures et réfutations, des discussions, des situations aporétiques et des paradoxes.
La prétendue quête en soi de l’essence des mots ou concepts à laquelle Platon réduirait la pratique philosophique apparait comme une caricature. La définition des mots chez Platon n’est pas fortuite. Elle répond à la nécessité de clarté d’une situation. Le contenu sémantique d’un mot évolue selon le contexte. C’est en cela que consiste la méthode ad hoc pour traiter le problème de clarté auquel Popper accorde une grande importance, même si tout au long de ses écrits, il a toujours, à répétition, prévenu qu’il n’accorde aucune importance à la définition des mots. Cette méthode ad hoc qu’il appelle dialyse, il la distingue de l’analyse et de l’idée selon laquelle l’analyse du langage pourrait résoudre des problèmes. La dialyse consiste en un traitement spécial définitionnel que l’on fait subir au mot pour le rendre opérationnel selon le besoin du moment. L’épistémologie classique est donc critique. La critique platonicienne de l’inductivisme, qui a sans doute influencé Popper, le montre.
Platon fut un critique de l’inductivisme. Sa mise en garde contre la misologie, qui, selon lui, est un danger, la pire des choses qui puissent arriver à un homme, est doublée d’une mise en garde contre l’inductivisme. En voici la formulation :
« Il ne peut rien arriver de pire à un homme que de prendre en haine les raisonnements. Et la misologie vient de la même source que la misanthrope. La misanthropie se glisse dans l’âme quand, faute de misologie on a mis une confiance excessive en quelqu’un que l’on croyait vrai, sain et digne de foi, et que de temps après, on découvre qu’il est méchant et faux, et qu’on fait ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s’est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu’on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d’être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu’il n’y a absolument rien de sain chez personne»[460].
Cette dénonciation de l’inductivisme, Popper l’a héritée de Platon et développée à travers sa critique de la théorie de la connaissance de Hume. L’inductivisme, un mode de connaissance fondé sur un déterminisme métaphysique, consiste à tirer de l’observation de faits particuliers, une loi générale : par exemple, la misologie et la misanthropie. Cette attitude fondée sur la croyance-connaissance qu’il n’y a absolument rien de sain en personne érigée en loi, procède de l’observation de faits particuliers à savoir la confiance excessive mise en l’homme (un mal connu), et qui, chaque fois se trouve déçue. Cette attitude, la misologie et la misanthropie résultant de cette triste expérience, s’inspirant même sans doute de Platon, Popper l’appelle une révolte contre la raison et la science ; elle se prolonge en une méfiance de l’homme. Cette révolte s’explique par le fait que la raison et son fruit la science n’ont pas été à la hauteur de l’optimisme rationnel de l’homme .L’on escomptait avoir d’elles une parfaite connaissance de l’homme permettant de prédire son comportement. Mais au lieu de l’attendu, en matière du comportement humain, l’histoire nous sert l’inattendu. Platon, l’auteur de cette pertinente critique de la théorie de l’association des idées, qui a influencé la critique poppérienne de l’inductivisme, n’est pas pourtant compté parmi les tenants des philosophies objectivistes. Il est de ceux que Popper appelle des philosophes non critiques.
Descartes, un autre tenant de l’épistémologie subjectiviste, n’est ni moins critique ni moins fécond.
Selon Géneviève Rodis-Lewis,
« Le Discours de la méthode évoque la question soulevée en novembre 1619 : quelle voie suivre ? « La meilleure » serait, dit Descartes « d’employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m’avancer autant que je pourrais en la connaissance de la vérité», pensant ainsi « à être assuré de l’acquisition de toutes connaissances dont je serais capable », comme « de celles de tous les vrais biens qui seraient jamais en mon pouvoir : science et sagesse et science sont au terme de son assurance »[461].
Ce rappel de l’objectif de l’auteur du Discours de la méthode témoigne non seulement de la contribution de Descartes mais de l’attitude critique de ces philosophes classiques. Que Descartes veuille passer sa vie à cultiver sa raison veut dire qu’il ne considère pas celle-ci (la raison) comme une faculté close, parfaite soustraite à la critique. Produit des rapports interindividuels, la culture ou reforme de la raison s’opère par la critique intersubjective. Nul homme, si intelligent soit-il ne peut seul inventer la raison. Celle-ci nait, en tant produit social, des rapports interindividuels. La quête de la connaissance est à la fois une entreprise individuelle et collective. La publication de son Discours de la méthode, résultat de ses investigations, s’inscrit dans la logique du donner et du recevoir qui caractérise la recherche scientifique. Dans cette perspective, Popper écrit : « Je pense avoir résolu un problème philosophique majeur : le problème de l’induction Cette solution a été extrêmement fructueuse, et m’a permis de résoudre bon nombre d’autres problèmes philosophiques ».[462] Popper dit là, en d’autres termes, ce que disait Descartes à propos de la fécondité de sa méthode. Sa publication répond à une éthique de la recherche scientifique : exigence d’objectivité et souci d’apprendre par la critique des autres. Rodis-Lewis la souligne ainsi:
« Descartes qui pense que la reforme de la science est l’affaire d’un homme seul, collabore avec des amis ».Dans la même perspective contraire, objectiviste, elle évoque : « Le même homme, qui a besoin, pour construire la science sur un roc inébranlable, avait d’abord lui-même éprouvé la fragilité d’une croyance sans fondement rationnel. Il « avoue à son ami Huygens, avoir une infirmité … commune à la plupart des hommes, à savoir que, quoique nous veuillons croire et pensions croire fermement tout ce que la religion nous apprend, nous n’avons pas toutefois coutume d’en être si touchés que de ce qui nous est persuadés par des raisons naturelles fort évidentes »[463].
C’est dire que Descartes fait, comme Kant et Popper, de l’observance de la prescription de la raison sa règle d’or. Il entretient un rapport dialectique avec sa croyance y compris sa foi en la raison. En reconnaissance de la remarquable contribution de Kant au progrès de la science, Popper, soulignant contre les empiristes l’activité critique de la raison dans le processus de la connaissance, écrit :
« Nous devons renoncer que nous sommes des observateurs passifs qui attendons de la nature qu’elle imprime en nous sa loi mais que nous imprimons en elle de manière active l’ordre et les lois émanant de notre entendement. Le cosmos qui nous entoure porte la marque de l’esprit humain »[464].
La connaissance n’émane pas dans sa totalité directement de l’expérience. Elle est le fruit de la dialectique de la raison et de l’expérience.
Il avoue par ailleurs que Kant a corrigé une idée erronée selon laquelle la révolution copernicienne avait privé l’homme de la position centrale qui était la sienne dans l’univers physique. Selon Popper,
« Il (Kant) montre non seulement que la position que nous occupons dans l’univers physique est sans importance mais qu’on peut fort bien dire, en un sens, que l’univers physique tourne autour de nous, c’est de nous, en effet, qu’émane, du moins pour une part, l’ordre que nous y découvrons, c’est nous qui créons la connaissance que nous pouvons en avoir. Nous sommes des découvreurs, et la découverte est une création »[465].
Toujours, selon Popper,
« En mettant l’accent sur le rôle de l’observateur, du chercheur, du théoricien, Kant a réorienté de manière définitive non seulement la philosophie mais la physique et la cosmologie. Il est à l’origine d’un climat de pensée kantien sans lequel des théories comme celle d’Einstein, ou de Bohr seraient difficilement concevables »[466].
Il en conclut : « c’est là, selon moi, une découverte philosophique extraordinaire »[467]. Son ouvrage de cosmologie, La théorie du ciel qui contient la première formulation de ce que l’on appelle désormais l’hypothèse de Kant- Laplace »[468] en est une autre. Ce sont là autant de contributions et arguments entre autres qui réfutent l’idée de la stérilité et du caractère non critique de l’épistémologie classique dont participe celle de Kant.
2- Le pan subjectiviste de l’épistémologie objective
L’épistémologie objectiviste qui consiste en l’examen du contenu des théories ou énoncés ou savoir a donc un pan subjectiviste qui réside dans l’antériorité du sujet et la centralité du sujet dans l’activité cognitive. Ce pan réside dans le caractère anthropologique de la connaissance. Ces propos de Eccles témoignent de la présence du subjectivisme dans l’épistémologie objectiviste : « Je suis central à mes propres expériences et interprétations … Je pense toujours à moi-même en relation à mes perceptions, mes imaginations et mon environnement »[469]. Il affirme l’antériorité du « je» de sa subjectivité dans le procès de la connaissance par rapport au contenu de pensée objectif. C’est dire comme Descartes se référant à lui-même : « je me sais connaissant, pensant ». Cette subjectivité procède de l’organisation biologique du sujet motivé par la pulsion de vie, de sécurité et de cognition. Le fondement logique de ce « je » objectif et biologique, ce n’est pas seulement sa particularité, mais la référence-à-soi. À l’instar de l’épistémologie de type subjectiviste, elle accède à l’objectivité intersubjective ou du second degré, par la médiation du langage descriptif. L’accès à l’objectivité n’est pas ouvert qu’aux épistémologies objectivistes. Les épistémologies de type subjectiviste s’externalisant dans un langage, elles jouissent du statut d’objectivité. Cette première forme assure leur médiation à la seconde forme de la crique intersubjective. Produit de la dialectique de l’esprit et de l’expérience, il porte l’empreinte psychique de celui-ci même si la nature a le denier mot dans les problèmes qu’il tente de résoudre. L’épistémologie ne saurait alors prétendre à une objectivité pure. Cette idée de la « probabilité »pourrait illustrer notre thèse de l’existence d’un pan subjectiviste, une épistémologie de la croyance au sein l’épistémologie objective de Popper. Selon lui, il existe au sein de la science un critère du progrès qui permet de dire,« avant même qu’une théorie ait subi le moindre test empirique, nous sommes en mesure de dire si elle a des chances de représenter, pour peu qu’elle passe avec succès certains tests bien précis, une amélioration par rapport aux autres théories dont nous disposons »[470]. C’est ce savoir méta scientifique qui nous autorise à parler de progrès dans le domaine de la science, et de la rationalité du choix entre différentes théories, mais de surcroit des prémisses d’une épistémologie de la croyance.
La critique poppérienne de l’épistémologie classique n’est donc ni pertinente ni objective. Cette subjectivité de sa critique et de son épistémologie[471] est ainsi relevée par Christian Delacampagne. Popper lui apparait comme un critique non autocritique, qui juge les théories de ceux qu’il n’aime pas en les rabattant sur leur vie.
Son approche du contenu des théories mises en cause est selon lui, motivée par la volonté de subjectiviser la connaissance ou le contenu de pensée qu’il considérait comme élément du monde 3, automne. Sa compréhension fait appel au monde 2 de la conscience voire à la psychanalyse ou à la sociologie de la connaissance. Ceci le conduit à la moraline, c’est-à-dire à réduire la vie de l’individu à une frange de son histoire, surtout la plus noire, pour interpréter toutes ses œuvres[472]. Ce recours à l’idéologie totale qui fournit la grille d’interprétation de la « connaissance sans connaissance » de l’esprit objectif n’est donc pas objectif. Ce que Popper appelle le monde 3 n’est ni objectif ni autonome. L’herméneutique de son contenu, complexe, a une charge subjective, émotionnelle qui transparait dans sa critique des théories. Ces deux pans de l’épistémologie soulignent son caractère dialogique et ambivalent.
3- L’ambivalence de l’épistémologie
Il existe un rapport inextricable entre le subjectif et l’objectif dans le mécanisme de la connaissance. L’épistémologie de la croyance a une part active dans la découverte scientifique. Une idée qui illustre le rapport inextricable entre l’objectif et le subjectif dans le mécanisme de la connaissance donc la part de l’épistémologie subjective ou de la croyance dans la découverte scientifique : selon Popper,
« il existe au sein de la science un critère du progrès : avant même qu’une théorie ait subi le moindre test empirique, nous sommes en mesure de dire si elle a des chances de représenter, pour peu qu’elle passe avec succès certains tests bien précis, une amélioration par rapport aux autres théories dont nous disposons »[473].
C’est ce savoir méta scientifique qui nous autorise à parler de progrès dans le domaine de la science, et de la rationalité du choix entre différentes théories, mais de surcroit des prémisses d’une épistémologie de la croyance.
L’épistémologie classique n’est pas étrangère à l’état initial, au procès de dé subjectivation ou d’objectivation. Celui-ci est un rituel qui commence en interne à un niveau restreint par une autocritique, une auto-analyse ou une auto-psychanalyse. Le savant se dédouble, pour évaluer la validité de sa thèse, de ses arguments et de sa démarche et parer par anticipation aux thèses adverses. Du niveau de l’individualité empirique, ce processus de dé subjectivation s’élargira un cercle d’amis à qui le savant s’ouvre dans l’attente de leur instructive réaction. De ce stade chrysalidaire, il culmine à l’état intersubjectif à travers une institutionnelle intersubjectivité, c’est-à-dire une ouverte phase terminale où la théorie fait l’objet d’une évaluation systématique ou d’une vérification publique selon les exigences de la recherche scientifique : vérification expérimentale en laboratoire, colloque, conférences, débats contradictoires, et autres échanges. La volonté d’objectivité existe sous des formes diverses chez les chercheurs. Ils se créent des contradicteurs et des pressions fictifs pour être plus objectifs, rigoureux.
Ces deux composantes de l’épistémologie, l’épistémologie subjectiviste et l’épistémologie objectiviste, sont en inter-rétro-activité. La critique se rencontre déjà, par ces opérations mentales au niveau du savant. Toutes les œuvres de l’esprit y compris les épistémologies classiques, comme le signale la traditionnelle liste de remerciements dont est assortie leur sortie, subissent le rite de désubjectivation transversale.
CONCLUSION
La partition de l’épistémologie en épistémologie subjective et objective n’est pas pertinente. Elle n’est ni objective ni épistémologique, mais subjective, idéologique. L’épistémologie comme toutes les sciences, en tant que fruit de l’esprit, est une. Son unité aussi méthodologique, réside dans le rationalisme critique. Ambivalente, elle se déploie sur un mode dialogique. Les épistémologies subjective et objective sont les deux composantes concurrentes et complémentaires d’une même épistémologie critique. Elles sont l’une et l’autre investies d’une croyance fondatrice immunisée contre la critique. C’est le noyau théorique irrationnel, inexplicable, constitutif de la subjectivité ontologique de la science. L’épistémologie de Popper n’en manque pas. Elle traduit le caractère anthropologique de la connaissance.
« L’acte de connaitre, écrit Morin, étant à la fois biologique, cérébral, spirituel, logique, linguistique, culturel, social, historique, la connaissance ne peut-être dissociée de la vie humaine et de la relation sociale. Les phénomènes cognitifs dépendent de processus infra cognitifs et exercent des effets et influence métacognitifs »[474].
Cependant, ils n’exonèrent aucune connaissance de la critique. Aussi toute épistémologie contribue-t-elle par ses erreurs ou découvertes à la production de la connaissance et au progrès scientifique.
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LES PRATIQUES SALARIALES ET LE RENDEMENT DU PERSONNEL DE LA SAFA ASSURANCES (CÔTE D’IVOIRE)
Koré Claude BALLY
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
De nos jours, le salaire ne parvient pas à satisfaire entièrement les travailleurs. Ils cherchent plus d’avantages sociaux de la part de l’employeur. Ce qui fait que ces derniers ne cessent de développer des stratégies afin de les impulser au travail. La SAFA, comme beaucoup d’autres entreprises, utilise les rémunérations plus «traditionnelles». Il s’agit, dans cette étude, d’expliquer le comportement des salariés vis-à-vis de la rémunération et leur motivation au sein de cette entreprise. En effet, cette unité d’Assurance s’efforce de leur faire comprendre d’où proviennent les rémunérations, et ce qu’il faut faire pour les obtenir. Par ailleurs, la rémunération, si elle est une source de motivation dans certains cas, dans d’autres, elle représente le coût du travail exécuté.
Mots clés : Entreprise, Motivation, Outil managérial, Rendement, Rémunération.
ABSTRACT :
Nowadays, the salary tends not to satisfy the employees. They look for more social advantages from the employer. This leads those one to keep develop some strategies to impulse them at work. SAFA insurance like many other enterprises uses more «traditional» remuneration. Our concern in this study consists in explaining behaviors of the salaried toward of the remuneration and their motivation within this enterprise. In fact, this unit of insurance tries hard to make them understand where the remunerations from, and what how can we procede to get them. Meanwhile it appears that the remuneration is a source of motivation in a certain way, and in others, it turns out to be insufficiency cases.
Keywords : Enterprise, Motivation, Managerial implement, Output, Remuneration.
INTRODUCTION
Au sens littéral, « motiver quelqu’un c’est créer les conditions qui le poussent à agir, qui le stimule »[475]. La motivation résulte d’un processus complexe qui met en jeu les caractéristiques individuelles, les conditions propres à l’environnement du travail et l’intéraction entre ces deux éléments. Afin de compléter le processus mis en place par l’entreprise, il est nécessaire de décrire ce qui se passe en son sein, pour ce qui est de la communication et des conditions de travail. Pour Maslow, dans A Theory of Human Motivation, « l’environnement du travail joue un rôle important, les besoins des hommes sont hiérarchisés en catégories »[476]. Ainsi, un employé ne sera pas motivé même si vous lui donnez plus de responsabilités, s’il travaille dans des conditions difficiles.
Certains salariés sont plus sensibles que d’autres aux conditions de travail. Mais, donner toujours plus n’est pas forcément plus motivant. D’autre part, il est nécessaire d’instaurer une communication interne et un réseau fort. Cela est lié à la transparence, et il est compréhensible que le salarié ait besoin d’être informé. Afin de donner du sens aux choses, il faut communiquer, expliquer. C’est pour cela que l’entreprise s’efforce d’être la plus transparente possible afin de réduire les contestations.
C’est sans doute ce qui fait dire à Zadi, dans Culture Africaine et gestion de l’entreprise moderne, « qu’il existe des mythes d’entreprises qui sont créés dans les grandes firmes, mythes qui reflètent la politique de l’entreprise et transmettent les valeurs qu’elle possède »[477]. La Solidarité Africaine d’Assurances (SAFA) étant une compagnie d’assurance relativement jeune, il n’existe pas de mythe à proprement parlé. Mais, elle essaie d’insuffler un état d’esprit permettant aux employés de s’identifier et d’adhérer à un projet.
Aussi, la SAFA s’efforce de créer un cadre propice à la motivation. Elle vise à être très proche de ses collaborateurs et tient compte du fait que les sources de motivation peuvent être multiples. Elle communique beaucoup et sait qu’il est préférable de garder les salariés plus longtemps. Si tous les critères sont à peu près réunis, elle dépendra de la personnalité des uns et des autres. Il est nécessaire de laisser le salarié prendre des initiatives, le responsabiliser afin qu’il voit que l’entreprise lui fait confiance. Les travailleurs sont motivés lorsqu’ils se sentent intégrés dans leur tâche et qu’ils y ont des responsabilités. Alors, dans ce cas, le travail en lui-même et pour lui-même est considéré par l’employé comme une récompense. Chaque salarié n’a pas les mêmes besoins et ce qui peut motiver certains peut tout à fait exercer l’effet inverse sur d’autres. C’est pourquoi la question de la motivation des salariés au sein des entreprises reste un problème important et délicat à résoudre. Compte tenu de son caractère d’échange, la rémunération est l’un des facteurs déterminants de la motivation et c’est pour cette raison que l’on voit apparaître depuis quelques années de nouvelles formes de rétribution. Ce sont ces nouvelles formes qui, pour Logan et King dans Managez votre tribu, amènent les chefs d’entreprises à se concentrer davantage sur les méthodes de rémunération et leur utilisation. Ils essayent de limiter les augmentations collectives des salaires et tendent vers une plus grande individualisation »[478].
Cependant, il ne se passe pas un jour sans qu’on ne soit confronté au problème de rémunération dont les conséquences se traduisent par un climat social (absentéisme, ponctualité, productivité, rendement) morose. À la SAFA, l’on assiste à des arrivées tardives (9h00 au lieu de 8h00), à des départs hâtifs (16h parfois 17h au lieu de 18h) et à des absences pour diverses raisons. Parlant de la mobilité dans cette entreprise, on peut dire qu’elle consiste en un réajustement du personnel. Il s’agit ici de politique favorisant le déplacement des employés d’un poste à un autre. Celle-ci, bien que permettant aux salariés d’acquérir de l’expérience, leur porte préjudice tant au niveau professionnel (cumul de poste), sanitaire (problème de santé), familial (absence dans l’encadrement des enfants) que salarial. Très souvent l’expérience que les travailleurs ont acquise lors des différents stages de formation professionnelle n’est jamais récompensée. Comme résultats, les employés de la SAFA appréhendent leur emploi dans cette unité d’assurance juste comme un tremplin, une passade le temps de trouver mieux ailleurs. Face à cette situation précaire des employés au sein de cette structure et au regard qu’ils ont vis-à-vis des pratiques salariales, nous sommes amenés à nous poser les questions suivantes : Pourquoi une politique managériale, axée sur la rémunération, perdure à la SAFA surtout qu’elle est l’objet de contestation de la part des salariés ? Mieux, quels sont les types de rémunération qu’il faille développer à la SAFA afin de sédentariser son personnel sur le long terme ?
Pour traiter ces questions, nous avons adopté les étapes suivantes :
– La méthodologie de l’étude.
– Les formes de rémunération.
– Les limites de la rémunération.
I. MÉTHODOLOGIE DE L’ÉTUDE
1- Délimitation du champ de l’étude
1.1. Champ géographique
La Solidarité africaine d’assurances ou SAFA assurances, ayant son siège social à Abidjan (Côte d’Ivoire), est une société anonyme au capital de 640 000 000 FCFA entièrement libérés. Elle est située au Plateau non loin du siège de la Banque Africaine de développement et le bureau National des enquêtes douanières de Côte d’Ivoire.
1.2. Champ sociologique
Cette partie de notre travail met l’accent sur l’ensemble du personnel de la SAFA réparti dans les différentes Directions.
3- Taille de l’échantillon
Nous avons opté pour une approche qualitative, c’est pourquoi, dans nos entretiens, nous n’avons pas tenu compte d’un nombre élevé de personnes dans la collecte des données. Notre échantillon s’est limité aux salariés présents dans les différentes directions. Nous avons choisi la technique du choix raisonné.
4- Les outils de collecte de données
Notre choix s’est porté sur l’entretien semi-directif afin de laisser l’interviewé s’exprimer librement sans toutefois oublier de le guider ou le ramener à nos préoccupations. Comme méthodes, nous utiliserons dans le cadre de notre travail, la méthode systémique, la méthode fonctionnaliste et l’analyse stratégique.
5- Les méthodes d’analyse
5.1. La méthode systémique
Dans les études liées aux organisations, le sociologue « préfère » ne pas changer le système, mais étudier comment il fonctionne et prédit ce qui arriverait si de nouveaux facteurs étaient introduits. Pour mener à bien son étude, il utilise la méthode systémique. Dans une organisation, la perspective dans le travail social et la finalité des divers acteurs sociaux sont différentes. Aussi, la méthode systémique nous a permis de savoir comment fonctionne la SAFA Assurances en tant qu’organisation et d’analyser les données liées aux différentes formes de motivation qui pourraient créer un changement dans les habitudes du personnel et améliorer la qualité de prestation de celui-ci.
La méthode systémique nous amène à comprendre le déroulement du changement dans tout le système par l’usage de la méthode managériale.
5.2. La méthode fonctionnaliste
Le fonctionnalisme a constitué l’une des théories dominantes au XIXe siècle en sociologie. Ses principaux représentants sont Talcott Parsons et Robert K. Merton. La sociologie fonctionnaliste appréhende les sociétés à partir des institutions assurant leur stabilité et structurant les comportements individuels.
En outre, la méthode fonctionnaliste nous a permis, d’une part, de comprendre que la motivation du personnel à la SAFA varie en fonction de la catégorie socio-professionnelle et, d’autre part, de cerner l’importance que chaque catégorie du personnel accorde aux différents types de rémunération développés par cette maison d’assurance.
5.3. L’analyse stratégique
L’acteur, au sens de Crozier-Friedberg, est celui dont le comportement (ie. l’action) contribue à structurer un champ, c’est-à-dire à construire [des] régulations. On cherche à expliquer la construction des règles (le construit social) à partir du jeu des acteurs empiriques, calculateurs et intéressés. Ces acteurs sont dotés de rationalité, même si elle est limitée ; ils sont autonomes et rentrent en interaction dans un système qui contribue à structurer leurs jeux.
Les acteurs interviennent dans un système, l’organisation, qui doit et peut s’ajuster à des contingences et des changements de natures diverses. Cependant, il n’existe pas d’ajustement naturel – c’est-à-dire automatique et incontrôlé – mais uniquement des construits, ce qui suppose la présence d’une intentionnalité. Pour Crozier et Friedberg, ces mécanismes assumés constituent le système d’action concret. Dans le cadre de notre étude, l’analyse stratégique des comportements nous permet de mettre en lumière les pratiques du personnel de la SAFA face à la rémunération qui semble être la première source de motivation pour eux.
II. LES FORMES DE RÉMUNÉRATION
Nous allons présenter les formes de rémunération principalement utilisées à la SAFA, ainsi que leur système d’application. Le directeur chargé des ressources humaines commence par le salaire de base qui est présenté de façon annuelle mais payé au mois. C’est la rémunération classique. Puis, il distingue, par la suite, la rémunération variable collective ainsi que la rémunération variable individuelle qui sont de véritables outils de gestion quotidienne des entreprises.
1- La rémunération fixe
D’abord, la SAFA participe à des enquêtes sur la rémunération à l’initiative de certaines agences de conseil ou de cabinet agréés tel que RMO. Elle accède par la suite à une base de données, où chaque poste est défini au niveau des tâches en elles-mêmes, puis de sa rémunération. Ce système permet de se situer par rapport à un niveau moyen et de mettre en place des politiques salariales[479].
Ensuite, il y a une hiérarchisation interne au sein de cette maison d’assurance qui valorise certains postes plus que d’autres du fait de la nature de l’activité de l’entreprise.
Enfin, il est possible de comparer l’efficacité des personnes exerçant à un même poste et fournissant le même travail.
2- La rémunération variable collective
Elle est variable car elle dépend des résultats atteints, et collective dans la mesure où tous les employés ou la plupart d’entre eux en bénéficient. Il y a, en premier lieu, un système d’intéressement au résultat de l’entreprise qui s’appuie sur certains critères de performance de la firme. À la SAFA assurances, une enveloppe globale est repartie entre les salariés selon une clé de répartition. Une partie est distribuée équitablement entre tous les salariés et l’autre en fonction de la rémunération de ceux-ci. Cette répartition prend en compte le niveau de rémunération et aussi le temps de présence du salarié dans l’année qui peut donner un indice dans sa participation à l’atteinte du résultat. La participation du salarié n’est pas négligeable, surtout qu’elle prend en compte la notion légale et le calcul sur lequel l’entreprise a peu d’emprise. En général, elle n’est pas vraiment perçue par les entreprises comme un outil de motivation. Pour terminer, il existe les dividendes pour ceux qui sont concernés. On constate bien qu’à la SAFA assurances tout un système est mis en place pour permettre au salarié de se sentir concerné par la réussite de l’entreprise ainsi que l’atteinte des objectifs fixés.
3- La rémunération variable individuelle ou bonus
Les bonus[480] sont établis selon un plan qui fait l’objet d’objectifs divers, avec une importance accordée à la performance aussi bien au niveau individuel que collectif. C’est-à-dire que si le salarié de la SAFA travaille bien, il est efficace, mais si l’entreprise n’atteint pas ses objectifs, le travailleur est moins rémunéré. Sans résultats, il n’est évidemment pas possible pour l’entreprise de pouvoir financer ces bonus. Les salariés qui sont les plus susceptibles de toucher ces avantages sont ceux qui ont le plus d’impact sur les résultats.
Enfin, Il y a les bonus exceptionnels qui, selon Peretti dans Ressources Humaines, « sont faits pour récompenser les salariés compétents»[481] .
En principe, la société attribue environ 50% de ses dépenses budgétaires aux salaires. Mais, il est clair que dans une perspective de développement et de croissance, il est nécessaire de prévoir une masse salariale de plus en plus grande. Ceci pour répondre aux attentes et ambitions des travailleurs, et aussi développer et augmenter les effectifs en cas de besoin. Les outils de rémunérations individuelles et collectives peuvent avoir un impact s’ils ont un sens, une signification au niveau des salariés.
C’est pourquoi, les responsables de la SAFA s’évertuent à expliquer les choses et dire aux collaborateurs de quoi il est question. Dans le cas contraire, un salarié sera content s’il touche une prime, mais démotivé si le travail n’est pas récompensé. La communication est ainsi très importante. Le salarié gère sa carrière, son travail et doit avoir des objectifs pour savoir où il se situe et ce qu’il est capable de faire. Malheureusement, il est parfois plus difficile de motiver par le collectif, en raison de l’éloignement des objectifs. Le collectif n’a pas toujours de sens pour le salarié, il ne comprend pas en quoi sa contribution améliorera les résultats de l’entreprise. Il est donc nécessaire, pour cette maison d’assurance, d’attribuer des objectifs collectifs que l’employé peut comprendre ; puisque s’il ne comprend que les objectifs individuels, la notion d’équipe n’aura plus de sens pour lui et chacun travaillera dans son coin. Une équipe efficace est tout d’abord solidaire.
Au niveau individuel, la motivation passe par des objectifs clairs, réalistes et ambitieux. Réaliste, au sens où on peut y arriver en travaillant, et ambitieux, car il ne faut pas que ce soit trop facile. Ce qui est trop facile ne donne pas envie et n’est pas motivant. L’entreprise prêche le dépassement de soi et la surperformance, c’est-à-dire permet aux employés de dépasser les objectifs et toucher plus que ce qu’ils espéraient. Dans Les 100 règles d’or du management, Templar affirme que « ceci permet de garder une dynamique afin que le travail ne soit pas bâclé ou survolé dans cette optique »[482].
Si la surperformance n’était pas valorisée, il y aurait risque de démotivation. On peut synthétiser ces notions en mettant en valeur la notion d’objectifs. L’entreprise se doit avant tout de formuler des objectifs à tous les niveaux. Ces objectifs doivent être clairs et cohérents. Ils doivent pouvoir se décliner en cascade afin que chacun puisse s’y retrouver et donner un sens à son travail.
III. LES LIMITES DE LA RÉMUNÉRATION
Selon Dansou, dans Manager par la discipline, « les différentes formes de rémunération qui ont un véritable caractère motivant ne sont malheureusement pas toujours efficaces »[483]. En effet, la motivation dépend de nombreux facteurs tels que le fonctionnement cognitif, la personnalité, les ambitions individuelles, les normes sociales, l’acceptation et la perception des objectifs, l’existence de récompenses adéquates, etc. Il existe de nombreuses limites à ce principe. Nous en donnerons donc, dans cette partie, les multiples aspects en abordant les limites matérielles et psychologiques de l’individualisation des salaires, qui semble être la plus importante aux yeux des salariés. La SAFA, comme toutes les entreprises, connaît les mêmes problèmes à ce niveau.
1- Les limites matérielles
À la SAFA, les limites matérielles s’opposent aux limites psychologiques dans le sens où elles ne dépendent pas des individus eux-mêmes, mais de l’entreprise et de sa manière de mettre en œuvre un système de rémunération au mérite. Ces limites ne dépendent que du système mis en place, elles sont maîtrisées par l’entreprise et celle-ci, en cas de non motivation ou de démotivation, parvient difficilement à réorganiser, voire entièrement remodeler son système de rétribution.
Dans les normes, le responsable de la rémunération doit porter son attention sur plusieurs points et respecter diverses conditions afin que le système adopté soit efficace. Le non-respect de celles-ci peut expliquer l’absence de motivation des salariés. Par ailleurs, l’efficacité du système adopté doit tenir compte des conditions suivantes :
- La satisfaction des attentes en ce qui concerne la performance et la rétribution.
- La perception d’équité du point de vue des conditions de réalisation de la performance, sur le plan de l’évaluation de la performance, et en ce qui concerne le calcul de la rétribution au mérite.
- La valeur des éléments de la rétribution. C’est en prenant en compte ces différents aspects de la rémunération que le responsable de la rémunération de la SAFA arrivera à impulser un dynamisme à son personnel.
2- Des différences non significatives
Longtemps réservée aux cadres, la rémunération au mérite se généralise à des populations qui n’étaient pas concernées : techniciens, employés, opérateurs… Pourtant, l’observation attentive des pratiques en la matière révèle, sauf exception, un contraste important entre des procédures et dispositifs lourds et des différences de rémunération relativement faibles, voire ridicules. En effet, afin qu’une pratique de rémunération motive les salariés, il faut que les différences soient suffisamment significatives entre ceux qui sont performants et ceux qui le sont moins, chose qui n’est pas toujours respectée. Si tout le monde obtient le même gain, les salariés ne cherchent pas à s’investir davantage. Malgré les efforts que fournit la SAFA en la matière, ce problème reste réel, et il est difficile de trouver une solution miracle.
De plus, il est important de noter que la SAFA ne permet pas aux employés de se différencier les uns des autres compte tenu du fait que la plupart d’entre eux sont évalués comme moyens. Résultat, les différences d’augmentation individuelle sont faibles et ceci peut conduire à douter de l’effet incitatif de ces pratiques.
3- L’insuffisance des moyens mis à la disposition des salariés
Pour notre part, vu la démotivation liée à l’évaluation pour l’obtention d’une rémunération au mérite, les moyens mis à la disposition du salarié pour faire ce que le travail exige sont très difficiles à admettre pour un collaborateur. Ce dernier a le sentiment que rien n’est fait par son entreprise (la SAFA assurance) pour qu’il puisse mener à bien son travail. C’est ce qui amène Jansen à affirmer, dans Entreprendre une introduction à l’entreprenariat, que
« si on ne donne pas de temps, d’informations, de formation, de support et d’assistance, de moyens matériels, ou d’autorité nécessaire pour faire un travail sérieux, l’absence de l’un ou de l’autre ou de tous ces facteurs sera considérée comme un indicateur du peu d’importance accordée au travail bien fait par l’entreprise »[484].
De même, le refus trop fréquent ou insuffisamment expliqué d’initiatives prises par un collaborateur risque de le décourager et de le rendre de plus en plus passif. Il ne cherchera alors plus à innover dans son travail et se contentera d’appliquer les mêmes méthodes de travail.
4- Une qualité du travail
La troisième et dernière limite matérielle, que nous allons aborder, concerne la qualité du travail effectué. L’enquête menée sur le terrain, c’est-à-dire comme nous avons pu le voir précédemment à la SAFA, montre que l’individualisation des salaires encourage les salariés à travailler davantage dans le but de gagner toujours plus d’argent. Le pouvoir de motivation de la rémunération comporte un effet contraire qui mérite d’être signalé. L’augmentation de la productivité, même si elle est bénéfique aux salariés du point de vue de leurs salaires, peut se faire au détriment de la qualité des produits. En effet, à la SAFA, il peut arriver qu’un salarié, afin de satisfaire aux objectifs qui lui ont été fixés, ne fasse que survoler ses différentes missions et ne les remplisse pas intégralement. Il peut également chercher à accroître sa cadence de travail et à accomplir ses tâches le plus vite possible.
5- Les limites psychologiques
Les salariés n’ayant pas les mêmes personnalités, les mêmes besoins ou encore les mêmes modes de vie, la rémunération n’apparaît pas toujours comme un bon moyen de motivation. C’est ce que nous allons expliquer à traversles limites liées aux individus.
5.1. La rémunération comme moyen de pression
L’individualisation des salaires n’est pas toujours une bonne chose pour les employés. Si l’objectif annoncé reste la motivation, certaines firmes ont tendance à l’utiliser pour exercer une pression sur leurs salariés. En effet, les entreprises, comme la SAFA, cherchent à les motiver, mais à travers l’application d’un système de rémunération au mérite, elle leur fait prendre conscience du fait que, si les objectifs fixés ne sont pas atteints, ils peuvent encourir le risque de se faire remplacer.
De plus, lorsque l’on parle de rémunération au mérite ou de primes sur objectifs, on observe que les organisations syndicales sont bien souvent opposées à ces méthodes car elles les jugent contraires au droit du travail. Elles ne voient en elles qu’un moyen de pression destiné à accroître la productivité à des fins de réduction des effectifs. La motivation par la peur n’est pas une bonne source de motivation. Mais, la peur du chômage motive à travailler. Le management par la peur est à la portée de tous. Il suffit d’informer la personne concernée des conséquences de son action. Mais, pour qu’il soit efficace, l’individu doit croire à la menace.
5.2. Des visions de la rémunération différentes
Au début du XXe siècle, Taylor considérait les ouvriers comme des machines, des êtres paresseux, identiques entre eux, sans aucune personnalité et dont le seul intérêt était l’argent. Quelques années plus tard, Elton Mayo, avec sa théorie des relations humaines, révolutionnait les théories économiques en attachant de l’importance aux hommes et aux conditions de travail.
Aujourd’hui, les entreprises reconnaissent le potentiel humain et tentent de l’utiliser le mieux possible mais elles oublient souvent que tous les salariés ne sont pas semblables et que ce qui est valable pour certains ne l’est pas pour d’autres. En matière de rétribution, on observe le même phénomène. Certains sont très motivés par une rémunération au mérite alors que d’autres non. C’est pouquoi, Ducelier appréhende la motivation dans La nécessité, un atout pour l’entreprise sous l’angle suivant : « Elle n’apparaît pas à un seuil particulier de rémunération. En fonction des besoins que l’on a et de la vision que l’on se fait de la vie, un même salaire ne sera pas perçu de la même manière »[485].
Plus concrètement, nous pouvons citer l’exemple d’un célibataire et d’un père de famille. N’ayant pas les mêmes besoins et ne vivant pas de la même manière, ils n’auront pas la même approche du salaire. Concernant la notion de besoin, la théorie de Maslow illustre parfaitement les différences pouvant exister entre les individus puisqu’elle repose sur une hiérarchie des besoins (physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime et de réalisation de soi). Du point de vue des entreprises et de leur gestion, Maslow complète le courant des relations humaines et montre l’insuffisance des seules incitations instrumentales (rétributions financières et matérielles) sur la motivation des salariés, témoignant par ses travaux que d’autres aspirations existent.
Si la rémunération est un facteur de motivation pour beaucoup de travailleurs de la SAFA, elle ne l’est pas pour tous. Pour remédier à ce problème, cette unité d’assurance devrait donc faire attention aux différentes personnalités qu’elle fait coexister.
5.3. La poursuite des intérêts individuels au détriment des intérêts collectifs
L’individualisation[486] des salaires consiste, pour les entreprises, à rémunérer leurs salariés en fonction de leur productivité et de leur efficacité. Ce système de rétribution encourage donc les salariés à travailler de manière indépendante. Pour les commerciaux, habitués à exercer seul leur profession, l’individualisation n’a pas d’impact négatif sur le travail effectué. À l’inverse, pour les autres salariés, tels que les cadres, les agents de maîtrise ou les employés, la mise en place d’un système de rémunération au mérite les incite à ne plus travailler en groupe et à ne plus faire circuler l’information. La rémunération comporte une dimension symbolique trop forte pour n’avoir aucun impact sur les comportements des individus.
Pour un manager, individualiser, c’est mettre de la différence dans un groupe et donc s’exposer à des conflits. Avec la rémunération, il cherchera plutôt à faire le moins de mécontents possibles : « Donner une augmentation, c’est se donner un délai pendant lequel on n’aura pas de revendication »[487] selon Bief dans son ourage intitulé Evaluer des compétences guide pratique. Par conséquent, au moment des augmentations individuelles, le responsable hiérarchique cherchera plus à limiter les insatisfactions qu’à favoriser la motivation comme c’est le cas à la SAFA. Il est donc difficile de permettre une gestion des carrières individuelles qui permette en même temps aux salariés de poursuivre un but collectif de manière optimale. À la SAFA, le salarié perçoit une contrepartie contre la réalisation des objectifs individuels et collectifs. Mais, on ne peut rien y faire parfois, sachant qu’un travailleur n’a pas forcément la même logique de fonctionnement qu’un groupe. Il y a indéniablement un souci de satisfaire les salariés et d’assurer une grande motivation et une forte fidélité dans l’entreprise.
De plus, cela nous permet de mettre en avant le rôle essentiel de la DRH dans une entreprise qui doit pouvoir proposer des solutions avantageuses non seulement pour les salariés afin d’éviter tout conflit social, mais également pour l’entreprise et pour l’employeur. La rémunération à la SAFA Assurances est élaborée même si le système d’évaluation pour l’obtention d’une rémunération au mérite est plus ou moins flou. À cet effet, nous pouvons dire que l’entreprise doit remodeler son système d’évaluation au risque de démotiver au lieu de motiver son personnel. Cependant, la prise de conscience, par la direction, des dangers que peuvent entraîner la rémunération variable et autre avantage individuelle a emmené l’équipe dirigeante à revoir sa politique salariale au mérite et attribution des avantages. Les mesures prises par la direction ont commencé à porter leur fruit. Le personnel se voit plus déterminé à travailler du moment où il se sent compris et vu que la direction le met dans de bonnes conditions de travail.
CONCLUSION
Notre présent travail de recherche a porté sur le thème suivant : «Les pratiques salariales et le rendement du personnel de la SAFA Assurances (Côte d’Ivoire) ». L’objectif de cette étude a été d’expliquer le comportement des salariés vis-à-vis de la rémunération et leur motivation au sein de cette entreprise. Comme méthodes d’analyse, nous avons utilisé la systémique et le fonctionnalisme. La première nous amène à comprendre le déroulement du changement dans tout le système par l’usage de la méthode managériale et la seconde nous a permis, d’une part, de comprendre que la motivation du personnel à la SAFA varie en fonction de la catégorie socio-professionnelle et, d’autre part, de cerner l’importance que chaque catégorie du personnel accorde aux différents types de rémunération développés par cette maison d’assurances.
Notre échantillon a tenu compte des questions que nous nous sommes posées, de la nature de notre objet d’étude, de l’objectif que nous voulions atteindre et des conclusions que nous attendions. Nous notons que la rémunération est un bon outil managérial de motivation malgré la délicatesse de son utilisation. Elle est un élément fondamental dans le bon fonctionnement et le rendement de toute entreprise. Elle permet au personnel de travailler dans un environnement social propice où il se voit être le pôle de l’entreprise par la manière dont il est traité et la manière dont il est rémunéré à sa juste valeur. La rémunération est un outil managérial qui rend ainsi l’entreprise plus performante, grâce à un personnel compétent et plus dynamique au travail. Une bonne rémunération du personnel est la garantie d’un meilleur rendement et engagement au travail au sein d’une entreprise. La technique managériale de rémunération est bien élaborée, permettant à l’entreprise de ne faire aucun favoritisme pouvant engendrer une démotivation de la part du personnel mal rémunéré. En fait, les problèmes liés à une démotivation que nous avons décelés démontrent la versatilité de la motivation pour chaque membre du personnel, mais les résultats de notre enquête ne sauraient se fonder sur l’induction des conclusions généralisées.
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LES JEUNES, LES TIC ET LA PROPAGANDE POLITIQUE PENDANT LE CONFLIT IVOIRIEN
Koffi Parfait N’GORAN et N’tchabétien Oumar SILUE
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Le conflit politico-militaire a consacré la forte implication des jeunes dans la conflictualité en Côte d’Ivoire. Les voies d’implication de cette catégorie sociale dans le jeu politique national ont été multiples. Mais généralement, ses actions ont servi au « marketing » des acteurs politiques par une savante réappropriation des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). Intégrant ces outils à leur entreprise politique, les jeunes se sont lancés, pendant le conflit armé, dans la production et la distribution de films, documentaires, meetings, tournées politiques, affrontements militaires qu’ils commercialisent sur supports CD, DVD ou VCD. Le contenu de ces supports a contribué au formatage des imaginaires politiques.
Mots clés : Conflit politico-militaire, Côte d’Ivoire, espaces de discussions de rue, idéologies politiques, jeunes, propagande politique, TIC.
ABSTRACT :
The military and political crisis that broke out in Côte d’Ivoire in September 2002 has triggered a significant increase in youth implication in the propaganda campaigns launched on the then both warying sides. Youth have been involved in the political game at very large scale. The wise use of IT devices used to be at the core of their actions to ‘‘market’’ political actors and stakeholders and to vehicle at the same time the ideologies or the leading ideas of the projects designed by these actors. Mobile phones, Ipods, Ipads and Internet were used by youth to design or implement political projects. During the crisis, youth have resorted to these IT devices to enforce these political enterprises. The editing and the distribution of films and documentaries on political leaders and about their meetings and rallies, and the battle between soldiers were burnt on CDs and DVDs and widely sold. The content of these productions has contributed to feeding and prepare the Ivorian collective political imagination.
Keywords : Military-political conflict, Côte d’Ivoire, spaces for streets discussions, political ideologies, youth, political propaganda, ICT.
INTRODUCTION
En septembre 2002, une tentative de coup d’État est orchestrée contre le régime de Laurent Gbagbo. L’échec du coup de force conduit à la partition de la Côte d’Ivoire en deux. Le Nord est occupé par la rébellion alors que le Sud est sous le contrôle des forces gouvernementales. En toile de fond de cette rébellion, se joue la compétition politique entre Laurent Gbagbo, qualifié de nationaliste et Alassane Ouattara, perçu comme l’instrument des puissances occidentales et de leurs alliés africains[488]. Dans son évolution, la crise ivoirienne fera apparaître deux blocs de jeunes qui portent et entretiennent les antagonismes entre les deux camps. Les « Jeunes patriotes » se réapproprient les idées nationalistes du Front Populaire Ivoirien (FPI) et de ses alliés[489].
À l’opposé, d’autres groupes de jeunes épousent les idées des groupements politiques regroupés au sein du Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix (RHDP)[490] ainsi que celles de la rébellion portée par Guillaume Soro. Dans un camp comme dans l’autre, les jeunes s’invitent dans l’arène politique et s’érigent parfois même en maîtres du jeu politique. Ils créent des organisations informelles baptisées Parlements, Agoras ou Grins, qu’ils transforment en lieux de discussion et/ou de construction des actions collectives.
Les activités des jeunes dans ces espaces informels (mais structurés), ont été fortement médiatisées par l’usage des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). Ainsi, pendant les événements de novembre 2004 par exemple, le leader des « Jeunes patriotes », Charles Blé Goudé eut recours au téléphone mobile et à Internet pour mobiliser les Agoras et Parlements, en vue d’organiser la résistance. La rébellion ivoirienne s’est servie de moyens similaires dans sa tentative de renversement du régime de Laurent Gbagbo[491]. Ce rôle avéré des TIC pour les forces en présence dans le conflit ivoirien suscite des interrogations. Comment, par leurs modes de réappropriation des TIC, les jeunes des espaces de discussions de rue ont-ils animé le jeu politique pendant le conflit ivoirien ? Quels usages ont-ils fait des TIC ? Quelles ont été les incidences des différentes formes d’usages sur la construction de la propagande politique pendant le conflit armé ?
Cet article est basé sur des enquêtes de terrain menées auprès des jeunes des espaces de discussions de rue de 2002 à 2011. Les observations et les entretiens réalisés dans ces espaces à Abidjan, Korhogo et Bouaké auprès de vingt acteurs, ont permis de saisir les logiques et les modalités de réappropriation des TIC par les jeunes dans le jeu politique. Ils ont également permis de mettre en relief et de questionner les mécanismes de re-création de sens et des usages des TIC chez les jeunes des espaces de discussions de rue.
La réflexion s’ouvre sur l’appréhension de l’implication des jeunes dans le jeu politique en la situant dans le contexte des mutations violentes en Côte d’Ivoire. Ensuite, elle décrit le processus de réappropriation des TIC par les jeunes en lien avec les usages propagandistes qu’ils en font. Enfin, elle s’achève par une mise en question du sens qui découle de ces modes de réappropriation.
I- L’IRRUPTION DES JEUNES DANS LE CHAMP POLITIQUE IVOIRIEN
En Côte d’Ivoire, les jeunes sont de plus en plus actifs dans la sphère politique. Ils s’insèrent par les filières du syndicalisme, le militantisme estudiantin et politique et les groupes armés. Leur visibilité s’est accrue avec les convulsions socio-politiques que traverse le pays depuis plus de deux décennies.
1- Qui est « jeune » en Côte d’Ivoire ?
Les critères de définition de la jeunesse sont nombreux et tributaires du contexte dans lequel l’on se situe. Généralement, la jeunesse est appréhendée sous l’angle du critère biologique, c’est-à-dire l’âge[492]. Cette définition est restrictive parce que cette catégorie sociale est aussi portée par des considérations politiques, économiques, sociales et culturelles[493]. En réalité, les jeunes circulent entre plusieurs identités. À certains moments, ils sont auteurs et acteurs de la violence ou victimes de la pauvreté. Mais dans des circonstances particulières, ils sont perçus comme des sauveurs (« saviors »)[494] parce que maillon clé des mutations dans leurs sociétés.
Dans le droit positif ivoirien, la jeunesse représente cette étape transitoire entre l’adolescence et l’âge adulte. Ce passage se caractérise par un transfert de charges et de responsabilités sociales[495]. Cette responsabilisation s’appuie sur la distinction entre le statut de minorité et celui de majorité déterminé par le code civil ivoirien. Selon la loi n° 70-483 du 3 août 1970, le mineur est l’individu qui n’a pas encore atteint l’âge de 21 ans accomplis. Il est sous la puissance parentale pour son entretien, son éducation, l’administration des biens, sa vie maritale, etc. C’est seulement à la majorité qu’il s’affranchit de la tutelle de ses parents.
L’article 488 du code civil ivoirien, fixe la majorité à 21 ans. À cet âge, l’on estime que l’individu est capable de tous les actes de la vie civile. D’un point de vue sociologique, l’on peut toutefois s’interroger sur les capacités réelles du jeune à se prendre en charge dans le contexte ivoirien. En effet, la pauvreté touche majoritairement les jeunes qui, pour la plupart, sont en quête d’un premier emploi. Les 2/3 d’entre eux ont moins de 30 ans. Selon le DSRP[496], les personnes dont l’âge est compris entre 20 et 24 ans et entre 30 et 44 ans sont les plus touchées par le chômage en Côte d’Ivoire. Elles sont estimées à 28% pour la première catégorie et à 27% pour la seconde. Cette situation économique précaire des jeunes retardent donc leur entrée dans la catégorie des adultes. Mais le critère économique ne suffit pas pour cerner les contours de l’identité jeune.
En milieu traditionnel ivoirien, l’individu n’obtient le statut de jeune qu’après avoir passé avec succès un ensemble de rites. Chez les Sénoufo[497] par exemple, l’individu qui entre dans le bois sacré[498] subit une formation de 21 ans à tous les aspects de la vie sociale. Au bout de ce processus d’initiation, il passe de la classe des pibélés[499] à celle des lèbélés[500]. Plusieurs épreuves d’endurance, de courage devant la douleur, de loyauté et d’une parfaite maîtrise de la philosophie sénoufo confère au jeune le droit de se marier, de posséder une portion terre et des biens personnels. Il s’agit surtout d’avoir droit à la parole dans les conseils de famille et de village et de mériter une inhumation digne d’un initié à sa mort. Dans cette veine, même un adulte qui n’a pas été initié au poro est considéré comme un enfant. Il n’a pas droit à la parole en public. À sa mort, il ne bénéficie pas des honneurs dus à un initié. Seule l’initiation donne droit au respect. Ainsi en considérant les rites initiatiques sénoufo, un individu désigné juridiquement comme un enfant, peut devenir un adulte du fait de l’initiation[501].
En milieu urbain, on attribue très souvent l’étiquette de jeune à tout individu qui suit encore une formation[502]ou qui est en quête d’emploi. Dans ce cas, la variable principale dans la définition du jeune, c’est l’indépendance matérielle et économique qu’il acquiert avec un emploi rémunéré[503]. Ceux qui ont un emploi et qui sont de la même classe d’âge que leurs pairs au chômage sont des adultes, parce que, aptes à se prendre en charge. Le jeune travailleur jouit, dans son milieu, de l’attention et du respect liés à son statut de travailleur. Alors que le chômeur est perçu toujours comme un jeune parce que n’ayant pas d’emploi, et le plus souvent, vivant encore chez les parents et pris en charge par ces derniers.
La jeunesse fait donc intervenir plusieurs acceptions aussi complexes les unes que les autres. Dans le cadre de cette étude, nous avons, de façon arbitraire, et en tenant compte des informations fournies par les enquêtés eux-mêmes, intégré dans cette catégorie sociale, les personnes dont l’âge varie entre 25 et 40 ans. Elle regroupe les individus mariés ou célibataires, chômeurs ou travailleurs du public ou du privé vivant seuls ou encore chez des parents.
2- Les espaces de discussions de rue, lieux de construction du leadership des jeunes dans l’arène politique ivoirienne
Au début des années 90, les jeunes font une irruption fulgurante dans l’arène politique en Côte d’Ivoire. L’on lie ces mutations dans la société ivoirienne à la récession économique qui a frappé le pays du fait de la baisse des cours du café et du cacao et à la libéralisation du marché politique. Entre autres conséquences, la crise économique a entraîné la désarticulation du tissu économique, l’explosion de la dette extérieure et la paupérisation de toutes les couches sociales[504]. Pour y faire face, l’Etat ivoirien se tourne vers la Banque Mondiale et le FMI[505] qui lui imposent les Programmes d’ajustements structurels (PAS). La Côte d’Ivoire sera alors soumise à une série de mesures d’austérité de 1981 à 1983 et ensuite en 1983 et 1986[506]. Mais le coût social des « mesures de sauvetage » est lourd : stagnation des salaires, réduction du pouvoir d’achat, augmentation du chômage, licenciements, privatisations d’entreprises publiques, augmentation des prix des produits de base, réduction des aides sociales au logement, à la santé, et à l’éducation[507]. Ce régime d’austérité réduit également le pouvoir d’achat des travailleurs et limite l’accès des jeunes à des emplois décents.
C’est dans ce contexte morose qu’un incident va mettre en ébullition le corps social au début des années 90. Suite à une double coupure d’eau et d’électricité à la cité universitaire de Yopougon[508], les étudiants entrent en grève. La réaction de l’Etat est violente. Dans la nuit du 17 au 18 mai 1991, l’armée investit ladite cité universitaire et fait de nombreux blessés graves ainsi que près de deux cents interpellations. Très vite, cet incident suscite de vives protestations. Le Syndicat National des Enseignants du Secondaire (SYNESCI) et le Syndicat National des Enseignants du Supérieur (SYNARES) s’indignent des violences perpétrées par les forces de l’ordre en violation des franchises universitaires. Des organisations des droits de l’homme comme la Ligue Ivoirienne des Droits de l’Homme (LIDHO) leur emboîtent le pas.
Avec l’aval de l’Union Générale des Travailleurs de Côte d’Ivoire (UGTCI), les travailleurs du public entrent en grève. Ils sont suivis plus tard par ceux du secteur privé. On assiste dès lors à la multiplication des remous sociaux. C’est dans le feu de ces contestations sociales que naît la Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI) qui réussira à fédérer toutes les énergies et les aspirations de la jeunesse estudiantine et scolaire[509]. Mais, outre les difficultés économiques, l’ouverture du jeu politique en Côte d’Ivoire en avril 1990 fut aussi un terreau favorable au bouillonnement du corps social.
Les mouvements de contestations du début des années 90, ont mis au goût du jour les jeunes comme une catégorie sociale importante dans les nouvelles dynamiques sociopolitiques. Cette montée en puissance des jeunes dans le jeu politique s’est accentuée avec le conflit armé. De façon générale, ceux-ci récupèrent des espaces aux abords des voies publiques qu’ils transforment en lieu de débats. Ces espaces connurent un développement rapide et une forte médiatisation sous le régime de Laurent Gbagbo, avant de décliner sous Alassane Ouattara.
En Côte d’Ivoire, les espaces de discussions de rue se déclinent en deux entités majeures. Les Agoras et Parlements exercent sous la forme de meetings politiques animés par des orateurs qui rassemblent autour d’eux des centaines voire des milliers de personnes. Plus discrets et moins médiatisés, les Grins sont quant à eux, des regroupements de personnes autour d’un thé chaud accompagné le plus souvent de la viande braisée (choukouya) et/ou de l’arachide. Ils sont animés, pour une large part, par des jeunes sans emploi, célibataires et vivant dans les quartiers populaires comme Yopougon, Abobo[510], et Koumassi[511], etc. On les retrouve également dans d’autres villes de Côte d’Ivoire, et notamment à Bouaké.
L’histoire des espaces de discussions de rue est liée à celle de la Sorbonne apparue au Plateau[512], dans les années 80. Le « Vieux Philo [513]» et des Ivoiriens en quête d’emplois se réunissaient dans les jardins publics pour passer le temps et critiquer la gestion d’Houphouët Boigny. Dans l’optique de Bahi[514], la Sorbonne[515], est un des lieux de naissance de l’espace public non bourgeois en Côte d’Ivoire. L’espace public est, chez
Habermas[516], cette sphère intermédiaire, cet entre-deux entre l’Etat et la société civile, constituée au moment des Lumières et dans laquelle, par la discussion, se construit une opinion publique. L’espace public habermassien est avant tout l’invention de l’élite bourgeoise (intellectuels, hommes fortunés, prêtres, juristes, etc.) qui tente de s’affranchir du pouvoir politique.
Si les espaces de discussions de rue sont tout aussi des forums d’échanges sur les affaires publiques, ils se distinguent néanmoins de l’espace public tel que défini par Habermas. Ils regroupent, pour la plupart, des personnes issues des couches sociales défavorisées[517].
De fait, selon Bahi[518], les espaces de discussions de rue sont l’expression du partage, par ces couches, d’un idéal de participation populaire à la démocratisation de la société ivoirienne.
En 2002, à la suite de dissensions survenues entre ses animateurs, la Sorbonne a éclaté et a donné naissance à trois blocs. Les Agoras et Parlements feront partie de la « galaxie patriotique » de Charles Blé Goudé et seront proches du FPI. Les Grins épouseront les idées de l’opposition et notamment celles du Rassemblement Des Républicains (RDR) d’Alassane Ouattara. Ils s’enracinent essentiellement dans les quartiers habités par une forte population issue des ethnies malinké, sénoufo ainsi que des communautés malienne, guinéenne et burkinabé[519]. On les retrouve aussi bien à Abidjan qu’à l’intérieur du pays[520]. Un troisième bloc représenté par le Sénat[521] de Bouaké[522] est apparu pendant le conflit politico-militaire dans les zones anciennement occupées par les Forces Nouvelles (FN). Il est proche des idées de la rébellion ivoirienne[523].
Avant septembre 2002, la Sorbonne fonctionnait sous la forme de débats contradictoires opposant les sympathisants et les partisans des différents partis politiques. Les orateurs s’affrontaient dans des joutes oratoires parfois houleuses mais qui ne débouchaient jamais sur des rixes. Le PDCI, le FPI et le RDR étaient les principaux partis qui s’opposaient[524]. Le visiteur avait alors le loisir de suivre aussi les échanges en fréquentant les zones occupées par les différents partis politiques sur le site de la Sorbonne. Au lendemain de l’éclatement de la rébellion et avec le durcissement du jeu politique, seuls les « sorbonnards » proches du FPI ont continué à occuper la Sorbonne. Soupçonnés de soutenir la rébellion armée, le RDR et le PDCI ont déserté les lieux. Néanmoins, l’activisme politique des jeunes proches d’un parti comme le RDR s’est poursuivi dans les Grins.
Ainsi, par le biais des espaces de discussions de rue, les jeunes se sont réapproprié les ressorts du jeu politique tout en alimentant les antagonismes en présence. Mais au-delà de leur interconnexion avec le champ politique, les jeunes qui les animaient ont reconstruit la pratique politique en mobilisant les TIC pour organiser aussi bien le marketing des projets politiques que les actions de mobilisation populaire.
II- LES TIC DANS LA COMMUNICATION POLITIQUE DES ESPACES DE DISCUSSIONS DE RUE
Pendant le conflit armé, le téléphone mobile, Internet et d’autres outils numériques ont très souvent été mis à contribution par les jeunes des espaces de discussions de rue pour diffuser les idées des leaders ou partis politiques auxquels ils sont liés.
1- Internet, un capital communicationnel dans la construction des stratégies et de l’animation du jeu politique
En politique, la propagande se propose de rallier les individus à une cause dont l’acceptation ne s’impose pas par son évidence[525]. Elle s’entend comme l’ensemble des pratiques destinées à façonner et à mobiliser l’opinion. La propagande à recours aux symboles et à la mythologie comme moyens d’action sur l’imaginaire des masses. Elle fait intervenir aussi les armes psychologiques, l’art oratoire et l’éloquence[526]. Toutefois, l’explosion des TIC semble avoir transformé les pratiques de propagande. Dans les espaces de discussions de rue, l’activité de dissémination des idéologies dans le corps social ne s’appuie pas seulement sur l’éloquence et l’art oratoire. Elle convoque également les outils comme Internet et ses applications que sont le téléphone portable, les ordinateurs, etc.
Conscients de ces mutations, des partis politiques comme le PDCI, le RDR, le FPI, l’UDPCI se sont dotés de sites[527] Internet. Les leaders eux-mêmes ont créé des sites personnels qui « vendent » leurs projets politiques. Les acteurs des espaces de discussions de rue se sont également investis dans cette activité pendant le conflit armé. La Sorbonne disposait d’un site Internet[528] qui diffusait de façon régulière ses activités et celles des leaders du FPI. Quant aux jeunes des Grins, ils utilisaient les sites du RDR et de ses leaders[529].
Les sites constituent des canaux privilégiés pour la diffusion de messages à caractère politique. Ils offrent aux jeunes la possibilité de mettre en ligne des films, des photographies, des articles, de la musique téléchargeable sur supports CD ou clés USB. Pendant le conflit, toutes les activités des leaders de partis étaient systématiquement annoncées et diffusées sur la toile. De plus, les intervenants dans les espaces de discussions de rue faisaient des recherches sur Internet pour s’informer et documenter leurs interventions.
« Nous dans les Grins, on n’a pas eu besoin de trop ‘’titrologuer’’[530] pour savoir ce qui se faisait dans les Agoras et Parlements. Pendant cette période, on s’est organisé et il y a au moins deux qui chaque jour partaient lire leurs journaux. Toutes ces informations nous ont aidés à mettre au courant chaque jour nos frères qui n’ont pas les moyens d’acheter un journal ou une connexion. Quand les gars nous gênaient, un jour, on a organisé un petit tchatche avec quelqu’un, un de nos frères de l’autre côté. On s’est tous connectés au même moment et pendant près de trois heures on a échangé entre nous. Tout le monde n’était pas là, mais on leur a fait le point le soir (…) »[531].
L’usage d’Internet dans la propagande politique s’est renforcé avec la « bataille d’Abidjan »[532]. Pour renforcer leur visibilité dans l’espace public, les jeunes se sont investis dans la promotion et l’usage de cet outil. Il s’agissait pour les uns, de contourner les difficultés rencontrées par les canaux traditionnels de communication et pour les autres, d’échapper à l’étouffement politique. Ainsi, pour éluder l’interruption le 14 mars 2011 de son signal sur le bouquet de Canal Horizons, la Radio Télévision Ivoirienne (RTI) invitera les téléspectateurs à suivre ses programmes sur son site Internet[533]. Dans un élan patriotique, la Sorbonne et les membres du Tout Puissant Congrès d’Abobo (TPCA) récupérèrent le message et le firent circuler dans les espaces de discussions de rue.
« Chers parents, ne vous effrayez pas des manœuvres du ténébreux Sarkozy. Dites à vos parents d’aller sur Internet pour regarder la télévision. Le Président Gbagbo est en train de travailler pour régler le problème »[534].
Toujours dans la logique de la « résistance médiatique », les Agoras et Parlements vont promouvoir d’autres sites dits patriotiques. Dans le courant du mois de mars 2010, ils sont devenus partenaires du site infoscotedivoire.net, promoteur de l’opération « Traquons les mensonges de Choi par les photos et les films ». Il s’agissait pour les « patriotes » ivoiriens de capter des films ou des vidéos et de les expédier à l’adresse électronique du site sus indiqué. De nombreuses affiches publicitaires ont été distribuées pour la réussite de cette opération. En riposte à la résistance dans les Agoras et Parlements, les jeunes des Grins et du Sénat se sont eux aussi organisés. Afin d’échapper à l’étouffement de ses activités, le RHDP a créé « La voix du Golf »[535] pour promouvoir la pensée politique des partis qui le composent et fournir à ses militants et sympathisants des informations sur l’actualité nationale et internationale. A l’image de la RTI, ce site avait une application qui permettait de regarder TV Côte d’Ivoire (TCI[536]).
« Nous on ne regarde plus Télé LMP. On a notre télévision qu’on peut regarder sur Internet. On est tranquille avec ça. Tu vois, on peut pas parler, on peut pas tousser. Tu fais ça Gbagbo te tue. Donc nous on est sur notre site tout simplement »[537].
Internet facilite la communication entre les alliés politiques. Les membres du Sénat de Bouaké s’en servaient, non seulement pour s’informer mais aussi pour échanger avec leurs pairs du RHDP à Abidjan.
« On n’a pas la RTI ici. Et puis quand ça vient on montre seulement les conneries de Gbagbo. Donc, on va sur Internet et on discute avec nos autres gars. On fait ça avec les tchatchs sur Facebook et c’est très intéressant parce qu’avec ça, on est informé de tout ce qui se passe à Abidjan (…) »[538].
Mais le marketing politique ne se limite pas seulement à Internet. A cet outil, les jeunes des espaces de discussions de rue ont associé la production de supports numériques dérivés.
2- De l’usage privé à l’usage politique de la vidéo numérique pendant le conflit ivoirien
Le marché de la vidéo numérique dans les espaces de discussions de rue est lié à l’explosion des TIC. Introduit en Afrique à la fin des années 80[539], Internet et les nombreuses applications qui lui sont liées vont bouleverser le marché du cinéma en Côte d’Ivoire.
Alors que la lecture des films se faisait à l’aide de cassettes vidéo analogiques VHS et des magnétoscopes, l’arrivée d’Internet va modifier la consommation des produits cinématographiques. Désormais, les populations s’équipent de machines plus nombreuses et plus performantes : supports DVD, VCD, DVD, antennes satellitaires des chaînes numériques avec Canal+ Horizons, TV 5, CFI, ARTE, TF1[540], cédéroms, jeux vidéo, fax, magnétoscope, etc. Dans le même temps, se développent les cybercafés « sauvages » à Abidjan[541].
Les possibilités de téléchargement permirent aux leaders des espaces de discussions de rue de produire des films. Ce procédé fut surtout utilisé dans les Agoras et Parlements. À la Sorbonne du Plateau et au TPCA d’Abobo par exemple, on pouvait se procurer à 500 ou 1000 FCFA des CD et DVD présentant les tournées, voyages, communiqués, débats, meetings, et marches du FPI et de ses alliés. Le développement de cette industrie est facilité par un vaste marché de piraterie de films qui s’est mis en place entre la Côte d’Ivoire et ses voisins[542]. Dans les Grins, sont produites des vidéos relatives aux activités du leader du RDR, Alassane Ouattara. Mais, contrairement aux Agoras et Parlements, ces vidéos se vendaient plus discrètement.
Le conflit ivoirien a aussi révélé les aptitudes des jeunes des espaces de discussions de rue à circuler entre les médias, notamment entre les télévisions nationales et internationales[543]. Certaines chaînes comme Canal Horizons et 3A Télésud se sont retrouvés au cœur des manifestations patriotiques organisées par « l’Alliance des Jeunes Patriotes ». Des vidéos produites par ces télévisions sont copiées sur des supports CD et diffusées. Ce sont des reportages ou des interviews réalisés sur la crise ivoirienne. De façon générale, ces films assuraient la diffusion des idéologies politiques en rassurant les acteurs ou en les confortant dans leur position. Ainsi, le jeudi 17 janvier 2008, la Sorbonne diffuse publiquement « Noël à Abidjan. Comment IB voulait renverser Gbagbo et Soro. Ses différents soutiens à l’étranger[544] ». Cette vidéo bénéficiera des soins particuliers des responsables de la Sorbonne pour susciter une adhésion collective.
« Aujourd’hui les Ivoiriens vont savoir la vérité. Pour ceux qui vont sur Internet, vous avez vu un film qui parle de la tentative de coup d’Etat de noël dernier. Nous à la Sorbonne ici, on a eu l’original du film par nos réseaux. Sur Internet, le film dure 25 minutes alors que ce que nous allons vous donner aujourd’hui dure 60 minutes et il est de meilleure qualité. Les images sont claires. Ça là vous allez regarder et si c’est un montage vous allez nous dire. Les pirates vous n’allez rien à voir aujourd’hui parce qu’on a tiré au total 20.000 CD et pour la Sorbonne seule j’ai envoyé 5.000. Ça coûte 1.000 FCFA et je vous en prie ne vous bousculez pas chacun va avoir pour lui »[545].
Cette opération de séduction porta ses fruits. Les CD furent bien vendus. Toutefois, cette vidéo tient son succès de la conjoncture politique particulière que traversait le pays en ce moment-là. Elle intervient à un moment où le FPI était la cible d’attaques de la part de l’opposition et principalement du RHDP. Mamadou Coulibaly, Président de l’assemblée Nationale et compagnon de lutte du Président Laurent Gbagbo est accusé d’entretenir des relations intimes avec la fille de ce dernier et même qu’elle porterait un enfant de lui. D’autres hautes personnalités du FPI sont citées dans des trafics de voitures volées et dans des fraudes au concours d’entrée à l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) ainsi qu’à l’Ecole de Police. Le FPI réagi en démentant l’information.
Les Agoras et Parlements serviront de relais au FPI dans son opération de riposte aux accusations portées à son endroit. Ainsi, la Sorbonne organise un débat le 11 janvier 2008 sur le thème « La Refondation a-t-elle échoué ? ». Le faisant, les leaders de cet espace invitaient l’auditoire à se prononcer sur la gestion du pouvoir d’Etat par le FPI. La Sorbonne a fonctionné ici comme un organe de sondage construit pour non seulement « écouter la rue » mais aussi et surtout pour apporter une réponse aux questions et aux angoisses des partisans et sympathisants du FPI face aux attaques de l’opposition.
L’usage de la vidéo numérique s’est renforcé pendant et après les élections présidentielles de 2010[546]. Au premier tour, la Sorbonne et le TPCA ont pris une part active dans la campagne du candidat Laurent Gbagbo. Le film « Un homme, une vision » de Hanny Tcheley[547] a été projeté dans ces deux espaces ainsi que dans d’autres quartiers de la ville d’Abidjan et dans certains villes de l’intérieur du pays. Dans les Grins, le film « Ado Solutions » a fait aussi l’objet d’une large diffusion tant dans ces espaces mêmes que dans les lieux de meetings. Cette campagne de projections qui s’est poursuivie au second tour des élections a eu aussi pour conséquence, de raviver les tensions entre les militants et sympathisants du RHDP et ceux de LMP. Dans cette compétition politique sur fond de violences, chaque camp développera sa rhétorique d’accusations et de justifications. Le RHDP reproche à LMP, les appels à la xénophobie et à la haine contre ses membres et certains groupes ethniques tels que les Malinké[548].
« Les môgô[549] de LMP sont trop mauvais. Toi-même regarde, ils projettent les vieux films de Thierry Légré où ils disent que c’est ADO[550] le père de la rébellion. A l’ère[551] où on dit pour la paix, il ne faut pas parler de haine et de palabres »[552].
Au niveau de la Sorbonne et du TPCA, le candidat du RHDP Alassane Ouattara est accusé de vouloir organiser la fraude et de la légitimer par la violence en s’appuyant sur les rebelles. Il lui est également reproché sa peur d’assumer ses accointances avec la rébellion.
« Eux là, c’est des plaisantins. Alassane est le père de la rébellion. C’est lui qui a envoyé la guerre ici. C’est un Burkinabé. Tout ce qu’on lui demande c’est de reconnaître ça et de laisser les Ivoiriens dans leur affaire de politique. De toute façon on se connaît. Ils nous énervent on va les kpatra[553] et puis y a rien[554] ».
La diffusion des vidéos a alimenté les violences postélectorales en prenant des allures de guerre médiatique. S’appuyant sur l’argument du complot international contre le régime de Laurent Gbagbo, les Agoras et Parlements se réapproprient cette crise et intensifient la production de films. Ils enregistrent, multiplient et vendent des CD et DVD de toutes les productions[555] à relents patriotiques de la RTI. En revanche, la majorité des Grins s’est murée dans une sorte d’anonymat par crainte d’éventuelles représailles.
Du fait de son usage politique, la vidéo numérique est donc devenue un instrument de propagande. L’activité de production de films qui en a découlé a fait de ces espaces une sorte de mémoire du conflit ivoirien.
3- Quand le téléphone mobile devient un instrument de mobilisation populaire
La liberté de communiquer confère de la force. Le mouvement populaire qui, en 2001, entraîna la chute du Président Joseph Estrada aux Philippines fut coordonné par téléphone mobile[556]. En Côte d’Ivoire, c’est en partie grâce au téléphone mobile que des mutins ont orchestré le coup d’État du 24 décembre 1999 contre Henri Konan Bédié.
La popularisation de l’usage du téléphone mobile[557] a accéléré son introduction dans les espaces de discussions de rue. Mais la réappropriation de cet outil par les jeunes de ces espaces a fait apparaître de nouvelles formes d’usages (exemple du Short messaging service ou SMS). Service associé au téléphone mobile, le SMS permet d’écrire de courts textes que l’on expédie immédiatement dans la boîte à messages de son correspondant. Les acteurs des espaces de discussions de rue y ont constamment eu recours. La fréquence de l’usage du SMS varie selon les changements qui s’opéraient dans le champ politique. En période de crise, le recours au SMS est plus intensif.
« On s’envoie régulièrement des messages. Mais quand il y a un mouvement, c’est-à-dire que, lorsque l’actualité politique s’alourdit, les messages circulent plus fréquemment. Quand tu as une recharge de 1 000 FCFA, elle peut finir en moins d’une heure. La recharge finit vite mais les messages vont plus vite aussi »[558].
L’usage du SMS permet de réduire le coût des échanges téléphoniques[559] et de gagner du temps. Aux yeux des jeunes des espaces de discussions de rue, le SMS est plus sécurisant parce qu’il donne la possibilité aux correspondants d’envoyer et de recevoir discrètement un message[560]. Il aide les acteurs à communiquer rapidement dans les situations de crise sans attirer l’attention de leur entourage.
« C’est grâce à la vitesse et aussi à la sécurité du portable qu’on a pu empêcher le GTI[561] de dissoudre notre Assemblée Nationale. La veille de cette action, on a fait partir plus de cent SMS aux gars pour mobiliser les jeunes. Mais toi-même tu as vu le résultat, c’était propre[562]. La mobilisation était là. On touche un et lui il touche l’autre ainsi de suite et puis le terrain est bouclé » [563].
Le besoin de sécurité manifesté par les jeunes des espaces de discussions de rue s’exprime par un langage codé qu’ils utilisent pendant leurs communications. Ils élaborent des formes d’écritures qui ne sont décryptables que par les seuls membres de ces espaces. Leur fonction première, c’est la préservation de l’identité de certaines personnes et la protection du caractère confidentiel d’informations considérées comme étant stratégiques.
Le téléphone mobile offre aussi la possibilité de collecter l’information et d’assurer son traitement ainsi que sa diffusion dans le champ politique. Saisissant tous ces avantages, les leaders des espaces de discussions de rue ont mis en place des mécanismes pour recueillir les informations. Pendant l’enlisement de la situation politique, l’opération[564] « Traquons les mensonges de Choi[565] par les photos et les vidéos », invitait les populations « à devenir des reporters et des cameramen en filmant et en photographiant les mouvements de l’ONUCI avec les téléphones portables et les caméras »[566]. Dans les Grins, le téléphone mobile a également servi aux leaders du RHDP à solliciter les services des ONGs humanitaires afin d’assurer la couverture médicale pendant des manifestations de masse. Cet outil a aussi été utilisé avec les services de communication de l’ONUCI et des journalistes pour solliciter une protection et un appui médiatique en cas de besoin.
Cependant, la maîtrise par les jeunes de l’espace public à travers l’agencement des TIC répond aussi à une logique de contrôle des événements et de l’opinion. Le téléphone mobile permet la diffusion rapide et sécurisée des mots d’ordre sur le terrain. Il aide les usagers à se brancher les uns les autres pour la circulation de messages[567]. Sa manipulation concourt, dans la compétition entre les parties, à « prendre de l’avance » sur l’adversaire. De ce fait, l’importance qu’il revêt dans les stratégies de communication ou de mobilisation des acteurs des espaces de discussions de rue, fait de cet outil une ressource éminemment politique.
4- Les TIC, la propagande et la logique de réinvention de soi chez les jeunes des espaces de discussions de rue
Les TIC ont profondément modifié la pratique du jeu politique en Côte d’Ivoire en y introduisant la vitesse et l’efficacité. Cependant, il semble que dans le contexte des espaces de discussions de rue, se dessine derrière les actions propagandistes, des logiques de positionnement dans l’establishment politique.
En effet, l’ouverture du champ politique en 1990 a conduit à la multiplication des partis[568] et à la politisation de toute affaire publique. Dans ce jeu, les jeunes des espaces de discussions de rue qui sont, pour la plupart en quête d’emplois, monnayent leur savoir-faire contre des avantages et des services qui leur sont offerts par les leaders politiques. L’on estime d’ailleurs qu’en Côte d’Ivoire, «les seuls à ne pas ressentir les effets de la crise économique sont les politiciens. Ils ont accès à tous les services (…)»[569]. Les jeunes le savent bien et ils utilisent les réseaux dont ils disposent pour faciliter leur insertion socioprofessionnelle.
Les offres des jeunes sont variées : mobilisation, organisation de rencontres entre partisans ou sympathisants et leaders politiques, animation de meetings, etc. En échange de ces services, ils ont accès à des privilèges : entretien de leurs espaces, obtention d’un emploi et autres. Sous le régime du FPI, de nombreux orateurs des Parlements sont devenus des employés du Port Autonome d’Abidjan (PAA), plusieurs sont rentrés à l’Ecole Nationale de Police et dans bien d’autres secteurs de l’administration. Derrière la lutte politique dans les Grins, se cache aussi une logique économique. On s’insère dans un espace de discussion pour capter des ressources économiques susceptibles d’améliorer une condition sociale difficile pour les jeunes.
« Avec la crise que nous vivons, le Grin devient un espoir d’intégration économique parce que dans le Grin on tisse un petit réseau de relations et lorsqu’il est bien maîtrisé, on peut avoir des marchés, des contrats ou un petit job »[570].
Au fond, les espaces de discussions de rue ne sont pas seulement des lieux de propagande. Ils forment un marché d’échanges entre une offre ou un service et une demande politique. Les jeunes qui les animent ne sont pas que des agents de diffusion des idéologies. Ce sont des acteurs calculateurs qui manœuvrent pour reconvertir leur capital politique en capital socioéconomique. Cette logique de captation des ressources s’accompagne d’une autre logique qui est celle de la présentation de soi comme figure de réussite. Dans une société ivoirienne de plus en plus friande des « gadgets » de la modernité[571], l’émergence des nouvelles figures de réussite s’adosse aussi à une consommation symbolique des TIC. Seulement, cette consommation se nourrit d’une violence qui s’est incrustée dans le corps social et est devenue le mode privilégié de construction de soi chez les jeunes[572].
L’usage de la violence par les jeunes peut aussi s’expliquer par leur désir d’épancher des ressentiments dus à la violence structurelle (chômage, dysfonctionnements de l’école, faiblesse des réseaux sociaux, etc.) qui s’est accrue avec la déliquescence du modèle social ivoirien. Ils sont en fait engagés dans un processus de renégociation avec les aînés de la distribution des ressources générées par l’arène publique. Et, lorsque les possibilités d’accès à ces ressources sont limitées, les jeunes recourent à la force pour se faire entendre. La violence apparaît dès lors comme un instrument légitime de conquête de positions sociales ou politiques pour les jeunes, une forme de réécriture de soi[573]. La trajectoire des jeunes leaders politiques comme Soro Guillaume, Charles Blé Goudé, Karamoko Yayoro, etc. confortent les autres dans l’opportunité du recours à la violence comme alternative pour se construire et s’affirmer.
III- VIOLENCES POST-ÉLECTORALES ET DESTRUCTURATION DES ESPACES DE DISCUSSION DE RUE
Les mutations violentes dans des contextes sociopolitiques fragiles et instables provoquent généralement l’inversion des rapports de force entre les acteurs sociaux. De ce point de vue, les violences post-électorales de 2010-2011 ont profondément modifié la vie des espaces de discussions de rues.
Jadis plus discrets, les Grins connaissent depuis 2011 une montée en puissance, du fait de leur rapprochement avec le RHDP, la coalition au pouvoir. Ils commencent à occuper l’espace médiatique à travers des actions couvertes par les médias. Quant aux Agoras et Parlements, ils ont basculé dans la clandestinité. En effet, déjà très méfiant à l’égard desdits espaces en raison de leur rôle dans la construction du leadership politique de Laurent Gbagbo, le régime d’Alassane Ouattara s’est empressé de détruire[574] de nombreux sites anciennement occupés par les acteurs des Agoras et Parlement à la chute de ce dernier. Les animateurs de ces espaces sont soit en exil, soit en prison, ou confinés dans le silence.
Toutefois, la « galaxie patriotique » a poursuivi la compétition politique sur Internet par la mise en place de nombreux blogs très acerbes vis-à-vis du régime actuel[575]. De plus, depuis quelques temps, certains espaces ont rouverts et tentent, timidement de reprendre leurs activités dans un contexte où l’espace public fait l’objet de luttes multiformes[576]. Ainsi, le samedi 24 août 2013, le Tout Puissant Kremlin d’Adjouffou[577] a été investi. En définitive, la montée en puissance des Grins ainsi que la capacité de réactivation des Agoras et Parlements par leurs acteurs, laissent penser que la volonté des jeunes d’être le maillon clé des transformations en cours en Côte d’Ivoire, survit à la réversibilité dans le champ politique.
CONCLUSION
Le conflit politico-militaire a accentué la visibilité des jeunes dans le champ politique en Côte d’Ivoire. Par le biais des espaces de discussions de rue, ces derniers se sont positionnés comme un acteur clé de l’animation du jeu politique ivoirien. Dans un contexte de compétition politique, ils se sont saisi de l’opportunité que représentent les TIC pour construire et mener des actions collectives en faveur des leaders ou des partis auxquels ils sont liés.
Cette mobilisation des TIC par les jeunes des espaces de discussions de rue s’inscrit dans une logique d’anticipation des stratégies du camp adverse, mais aussi de contrôle du jeu politique. L’activisme des jeunes des espaces de discussions de rue dans l’entreprise de propagandes des idéaux des acteurs politiques pendant le conflit ivoirien, repose en partie sur cette ingénieuse réappropriation de ces nouveaux outils de communication qui, face aux enjeux, se sont mués en ressources politiques. Avec la reconfiguration du champ politique et l’affaiblissement des espaces de discussions de rue, une analyse de l’expression des affrontements entre factions en présence à travers Internet et autres canaux de communication pourrait être intéressante.
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L’AMOUR ET LE DIALOGUE DES POINTS DE VUE DANS MODERATO CANTABILE DE MARGUERITE DURAS
ZOHIN Sylvie
Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RÉSUMÉ :
Le dialogue des points de vue, sur la thématique de l’amour chez Marguerite Duras, a permis d’appréhender, à travers l’anthropomorphisation des instances narrativo-focales, de rapprocher des théories apparemment inconciliables. La narratologie de Genette et la théorie de la perception de Jean Pouillon redéfinissent le personnage qui passe de l’être de papier à un être réel susceptible d’avoir une vie affective. Dans des dialogues entre protagonistes, l’amour se révèlera comme une essence vitale et mortelle à la fois. Duras le pose comme un idéal social et politique en vue d’une société plus équilibrée.
Mots clés : Amour, Mort, Vie, idéal sociopolitique, dialogue, point de vue, Marguerite Duras.
ABSTRACT :
Dialogue of points of view on the theme of love in Marguerite Duras has permitted to understand, through anthropomorphization, narrative focals instances, to bring closer an seemingly irreconciliable theories Genette’s narratology and Jean Pouillon’s perception theory redefine the character that goes from paper being to a real one likely to have an emotional like. In some dialogues between protagonists, love will be revealed as both vital and mortal essence. Duras poses it as a social and political ideal to a more balanced society.
Keywords : Love, Life, Death, Sociopolitical ideal, Dialogue, point of view, Marguerite Duras.
INTRODUCTION
Marguerite Duras est une romancière française du XXème siècle très connue pour ses écrits subversifs et ses prises de position controversées sur la thématique de l’amour. Moderato Cantabile est l’un des romans dans lequel Duras fait état de ses appréhensions sur l’amour. Lire « l’amour et le dialogue des “points de vue” » éveille l’attention sur des notions que sont « amour, dialogue et “point de vue”. Appréhendé, comme une conversation, un échange de point de vue au sens d’opinion, le dialogue nous conduira dans un jeu d’échange verbal et idéologique, autour de la thématique de l’amour. Les actants du roman, sur la question de l’amour, manifestent les diverses subjectivités qui expliquent ses différentes approches. Au travers des dialogues qui jalonnent le texte, l’on soulignera, après une mise au point théorique sur la question polysémique du “point de vue” en vue d’exposer notre tendance terminologique, le caractère ambivalent de l’amour durassien qui se trouve être l’envers et l’endroit de la vie et en ce sens, à la fois vital et mortel. Duras, en femme engagée dans la lutte pour la libération féminine, se révèlera, en fin de compte, féministe et existentialiste à partir de cette thématique de l’amour, lue comme un idéal sociopolitique.
I- DE LA QUESTION DU “POINT DE VUE” EN LITTÉRATURE
La question du “point de vue” ayant fait l’objet de beaucoup de théorisations, nous ne nous intéresserons qu’à son approche selon les terminologies de Genette et Pouillon. En effet, depuis sa naissance avec Henry James dans les sphères anglo-saxonnes, la question du “point de vue” a parcouru toutes les sphères linguistiques avec une tare : sa confusion avec le narrateur que seul Genette a eu le mérite de dissocier dans son célébrissime ouvrage Figures III paru en 1972.
La théorie genettienne de la focalisation, d’obédience formaliste est très technique, tandis que celle de Pouillon est purement psychologique et normative. Elle s’éloigne de la technique narrative pour considérer la vision romanesque comme la vision réelle. Il dira, à cet effet, que « pour mieux comprendre la vision romanesque, il suffit de considérer la vision réelle »[578].
Suivons ensemble ce bref aperçu de leurs différentes typologies focales. D’entrée de jeu, Genette annonce la focalisation zéro, caractéristique d’un récit non focalisé dans lequel un narrateur « omniscient »en sait plus et en dit plus que n’en savent les personnages. Dans son Nouveau discours du récit, Genette se fait plus explicite sur cette question du récit non focalisé ou à focalisation zéro :
« Il me semble que le récit classique place parfois son « foyer » en un point si indéterminé, ou si lointain, à champ si panoramique […] qu’il ne peut coïncider avec aucun personnage, et que le terme de non-focalisation, ou focalisation zéro, lui convient plutôt mieux. À la différence du cinéaste, le romancier n’est pas obligé de mettre sa caméra quelque part : il n’a pas de caméra»[579].
Cette occurrence est la «vision par-derrière»de Jean Pouillon. Elle consiste à montrer de l’extérieur les gestes, les paroles d’un personnage pour considérer de façon objective et directe sa vie psychique. Pouillon parle de l’auteur démiurge comparable au narrateur omniscient de genette. En clair, il précise « d’une part, que le romancier n’est pas dans son personnage mais décalé de lui ; d’autre part, que ce décalage a pour but une compréhension immédiate des ressorts les plus intimes qui le font agir »[580].
Ensuite, Genette parle de la focalisation externe. Celle-ci caractérise un récit dans lequel le narrateur sait moins que le personnage, puisqu’il ne peut pas pénétrer la conscience de ce dernier. Tout est vu de l’extérieur par un témoin neutre :
«En focalisation externe, le foyer se trouve situé en un point de l’univers diégétique choisi par le narrateur, hors de tout personnage, excluant par là toute possibilité d’information sur les pensées de quiconque- d’où l’avantage pour le parti pris «behaviouriste» de certains romans modernes»[581].
Jean Pouillon l’appréhende comme « la vision du dehors ». Pour lui, le dehors est la conduite matériellement observable du personnage, son aspect physique et son milieu. Lesquels sont vus de l’extérieur par l’observateur ou l’auteur. La présentation d’un personnage dépend donc du caractère révélateur de ce dehors.
Enfin, Genette termine sa typologie par la focalisation interne qu’il définit en ces mots :
« En focalisation interne, le foyer coïncide avec un personnage, qui devient alors le «sujet » fictif de toutes les perceptions, y compris celles qui le concernent lui-même comme objet : le récit peutalors nous dire tout ce que ce personnage perçoit et tout ce qu’il pense»[582].
Ce dernier aspect renvoie à la « vision avec » de Pouillon. Elle est centrée dans la perspective d’un personnage. «On le décrit de dedans. Nous pénétrons tout de suite sa conduite comme si c’était nous qui la tenions»[583].Ce mode de compréhension se confond à celui du personnage dont les yeux demeurent les seuls canaux de vision. La différence entre ces deux dernières variantes de la focalisation tant chez Pouillon que chez Genette se perçoit par l’accès ou non aux pensées d’un ou des personnages.
Par ailleurs, bien que Genette ait le mérite d’avoir dissocié narration et focalisation, une précision entre narrateur et focalisateur mérite d’être faite. L’emploi du terme narrateur pour expliquer sa typologie focale révèle une ambigüité. Si le narrateur est l’instance qui voit, il devient alors focalisateur[584] en plus de sa fonction narrative. Le terme focalisateur n’est certes pas de Genette puisqu’il parle de focalisation, définie comme l’acte de focaliser et de non l’instance qui focalise. Pourtant, la problématique qui soutient sa démonstration sur la question du mode se pose en ces termes : « Quel est le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative »[585] ? Ce personnage n’est il pas le focalisateur, l’instance sujet de la focalisation dont parle Bal ? En conséquence, notre étude du point de vue, à prédilection subjective, a préféré ce terme focalisateur avant d’y adjoindre ses rôles de personnage et /ou narrateur. Les instances entrent ainsi dans un jeu discursif à travers leurs fonctionnalités qui, tout en se dissociant, s’entremêlent. Se dégage alors un premier niveau de dialogue au sens d’échange fonctionnel. En conséquence de ce qui précède, dire « narrateur qui voit » renvoie à une instance bifonctionnelle qu’est le « narrateur focalisateur ». Tout comme l’on désignera « personnage focalisateur » le personnage qui voit.
L’usage des termes tels que, auteur chez Pouillon et narrateur ou personnage avec Genette, peut tendre à identifier le percepteur à une personne réelle. Cela dit, les instances narratives et focales sont anthropomorphisées, en vue de leur prêter des sentiments affectueux, et leur reconnaitre des sentiments et opinions sur la thématique de l’amour.
Cette analyse aussi s’inscrit dans la tendance socratique du dialogue se manifestant par un recours à la syncrèse, confrontation de plusieurs points de vue sur un sujet donné, et à l’anacrèse, « l’art de faire naître, de provoquer le discours de l’interlocuteur, de l’obliger à exprimer son opinion et pousser celle-ci à ses limites (…) une sorte de provocation du mot par le mot »[586].
En somme, remarquons d’emblée que le dialogue des points de vue, autour de la question de l’amour, permettra aussi le dialogue de plusieurs théories d’analyse littéraires. Un jeu d’alternance, de suppléance et de confusion des instances rappellera l’interdépendance de ces théories que sont la narratologie, les modes de compréhension ou perception de Pouillon, le dialogisme et la thématique. Sur cette toile de fond théorique, analysons à présent, l’ambivalence de l’amour chez Duras.
II- L’AMOUR, UNE ESSENCE VITALE ET/OU MORTELLE CHEZ DURAS
L’amour, une essence vitale et/ou mortelle se lira chez Duras à travers les différentes figurations de l’amour qui ressortent du dialogue des différents personnages focalisateurs et leur narrateur focalisateur. Les quelques occurrences de l’amour qui apparaissent dans cette œuvre, mettront en exergue son caractère ambivalent et son importance dans la vie sociale quelque soit sa forme. Ainsi, montrerons nous, à travers le duo Anne Desbaresdes et fils, dans leur rapport avec l’enseignante de piano, le principe vital de l’amour dans la formation. Ensuite, les couples Anne Chauvin et les anonymes du bar représentent successivement l’amour impossible et la passion mortelle.
1- L’amour, un principe vital pour une éducation réussie
Chez Duras, le caractère vital de l’amour se voit par son intervention dans toutes activités et relations humaines réussies. Elle se saisit d’un cours de piano pour révéler l’importance de l’amour, ou tout au moins l’affection, pour un enseignement efficace. En effet, ce cours de piano présente trois personnages qui sont aussi des focalisateurs, en situation de dialogue : ce sont Mademoiselle Giraud (l’enseignante), l’enfant et sa mère Anne Desbaresdes. Ils représentent deux visions contradictoires du piano. En effet, Mademoiselle Giraud et la mère Anne desbaresdes affichent leur intérêt pour cet instrument de musique : « Ces leçons de piano, j’en ai beaucoup de plaisir »[587] affirme la mère, pendant que Giraud qualifie, avec un ton plein d’admiration, la sonatine de diabelli de « jolie petite sonatine »[588].
À leur enthousiasme pour le piano, l’enfant oppose une froideur déconcertante. Pour lui, le piano n’a aucun intérêt. Il déclare ne pas l’aimer « je n’aime pas le piano,…dans un murmure »[589], plus loin, « j’aime pas les gammes»[590]. Ce désamour, ce manque d’intérêt pour le piano entraine son refus de l’apprendre : « Je ne veux pas apprendre le piano»[591]. Ses propos et attitudes se traduisent par son mépris du cours de piano, qui devient pour lui, un moment de distraction déconcertante, mettant la tempérance de l’enseignante à rude épreuve :
– « Veux-tu lire ce qu’il y a d’écrit au-dessus de ta partition? demanda la dame.
– Moderato cantabile, dit l’enfant.
La dame ponctua cette réponse d’un coup de crayon sur le clavier. L’enfant resta immobile, la tête tournée vers sa partition.
–Et qu’est ce que ça veut dire moderato cantabile ?
-Je ne sais pas. –Une femme, assise à trois mètres de là soupira.
-Tu es sûr de ne pas savoir ce que ça veut dire, moderato cantabile reprit la dame.
L’enfant ne répondit pas. La dame poussa un cri d’impuissance étouffé, tout en frappant de nouveau le clavier de son crayon. Pas un cil de l’enfant ne bougea. »[592]
En dépit de tout, il s’obstine à vouloir agacer son enseignante et sa mère, une mère dont la position est bien étrange. Car trouvant offusquant la répétition de la sonatine lorsque l’enfant accepte de le faire : «Quand il obéit de cette façon ça me dégoute un peu, (…) .Je ne sais pas ce que je veux.».[593] Que dénonce cette mère par cette attitude paradoxale? Est-ce l’obéissance des enfants à leurs parents ou à leurs enseignants?
Ces différentes interrogations appellent une autre problématique perceptible à travers l’exclamation que lui lance mademoiselle Giraud. «- Quelle éducation lui donnez-vous ? ». Il se pose là, la problématique de l’éducation et de l’enfance chez Duras.
Pendant que la société bourgeoise française que représente Giraud pense qu’il faut obliger l’enfant à apprendre le piano sans toute forme de négociation; la société moderne dont rêve Duras est un univers dans lequel même l’enfant à son mot à dire. L’amour, la liberté d’expression et d’affirmation de soi sont ses principes fondamentaux. Les relations entre Giraud et l’enfant sont, pour le mieux, antipathiques. Ils sont deux points de vue contradictoires. Il la trouve « méchante » pendant qu’elle le trouve obstiné, mal éduqué, à en croire ses reproches à la mère trop conciliante à son goût. La perception de chacun des focalisateurs est réciproquement négative. La vision de l’autre détermine ses sentiments. La haine appelant la haine, l’idéal Durassien, selon lequel l’amour est gage d’une vie sociale et politique réussie se fait jour. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle propose, dans Détruire dit-elle, qu’on détruise tout pour recommencer l’organisation sociale.
Pourelle, les relations entre les individus quelle que soit leurs natures, (professionnelles, sociales, matrimoniales et autres) doivent avoir pour souffle l’amour, pour le moins, dans ses formes affectives que sont la courtoisie, la gentillesse, le respect de l’autre, etc. Le dialogue entre l’enfant et son enseignante s’est fait sur un ton sévère, dans un style simple avec un recours au langage familier par moment, pour souligner sa nature conflictuelle nuisible au bon déroulement de ces cours. Cette agitation du cours a appelé l’intervention de la mère et de son amour conciliateur.
En effet, pendant que l’obstination de l’enfant irrite Giraud qui a du mal à contenir sa colère, sa mère reste condescendante et compréhensive. Sa présence et son attitude à ce cours révèlent la force de la douceur maternelle. En voici l’illustration :
«-Parce que je l’ai décidé. Et insolent par-dessus le marché. Sol majeur trois fois, s’il te plait. Et avant, do majeur encore une fois. (…)
-Sol majeur j’ai dis, maintenant, sol majeur.
Les mains se retirèrent du clavier. La tête se baissa résolument. Les petits pieds ballants, encore bien loin des pédales, se frottèrent l’un contre l’autre dans la colère.
-Tu n’as peut-être pas entendu ?
-Tu as entendu, dit la mère, j’en suis sûre» [594].
L’autorité, la rudesse dans les propos et la sévérité de Mademoiselle Giraud appellent chez l’enfant la colère que souligne le narrateur focalisateur. La tension entre ces deux personnages focalisateurs ne tombera qu’avec l’intervention de la mère :
« L’enfant, à la tendresse de cette voix là, ne résistait pas encore. Sans répondre, il souleva une fois de plus ses mains, les posa sur le clavier à l’endroit précis où il fallait qu’il le fit. Une, puis deux gammes en sol majeur s’élevèrent dans l’amour de la mère» [595].
Duras envoie ici un message fort aux enseignants tout en restant dans sa logique idéologique à propos de l’amour, moteur essentiel de la vie sociale. Ce n’est pas la pédagogie de cette enseignante qui est mise en cause, encore moins ses connaissances en solfège, mais son caractère autoritaire et sa conception de l’éducation. Son inefficacité est la conséquence immédiate de l’absence de toute affectivité dans son approche de l’enfant. A contrario, la mère par la douceur, a suscité chez l’enfant l’envie d’exécuter la sonatine. Toujours dans sa logique autoritaire, l’enseignante essaie d’entamer la complicité mère – enfant en projetant de les séparer. Elle propose alors que l’enfant soit raccompagné aux prochains cours par un tiers :
« On pourrait essayer qu’une autre personne que vous, l’accompagne à ses leçons de piano, madame Desbaresdes. On verrait bien ce que ça donnerait
Leur refus fut immédiat :
Non cria l’enfant
– Je crois que je le supporterais très mal »[596].
La similarité de leurs sentiments et leur complicité se voient aussi dans les regards que mère et enfant échangent, dans le partage des loisirs et dans leurs contacts physiques. L’amour maternel d’Anne est visiblement inconditionnel. Quel que soit l’entêtement de l’enfant, sa mère adopte une approche très affective, l’appelant « mon amour » pour le convaincre de jouer les gammes que lui demande son enseignante. Elle reconnaît que son enfant est terrible et difficile. Cependant, pas une seule fois, il n’a été remarqué dans sa voix, encore moins dans son attitude, la moindre violence. Elle ne se contente que quelques plaintes : « Terrible, affirma Anne Desbaresdes, en riant, têtu comme une chèvre, terrible »[597].
En somme, la mise en rapport de l’amour maternel avec le cours de piano n’est pas fortuite. L’amour demeure un moteur incontournable du développement de l’enfant sur les plans intellectuel, psychologique et affectif. La relation mère-enfant préfigure la liaison amoureuse entre Anne et Chauvin et la passion meurtrière du couple inconnu.
2- L’amour, vecteur de mort
L’amour, perçu dans la relation Anne-chauvin, est porteur de gênes mortuaires. Le dialogue entre ces deux personnages révèle une relation amoureuse subtilement décrite à travers une autre histoire d’amour passionnel, ayant conduit au meurtre. En effet, Anne Desbaresdes, épouse du directeur d’import – export et des fonderies de la côte et Chauvin, un ancien ouvrier des fonderies de son mari, se sont rencontrés dans un café. Pendant un cours de piano chez Giraud, Anne et son enfant entendent un cri de femme en détresse venant d’un café du quartier ouvrier. Poussée par la curiosité d’en savoir plus, elle s’y rend le lendemain et fait la connaissance de Chauvin dans un dialogue ponctué par les propos du narrateur focalisateur :
« Alors l’homme se rapprocha. – vous permettez. – C’est que je n’ai pas l’habitude, monsieur. Il commanda du vin, fit encore un pas vers elle.- Ce cri était si fort que vraiment il est bien naturel que l’on cherche à comprendre. J’aurais pu difficilement éviter de le faire, voyez-vous. Elle but son vin, son troisième verre»[598].
Après ce premier contact, Anne revient plusieurs fois dans ce même café. Plusieurs dialogues vont se dérouler autour du meurtre de la femme dont le cri l’a attirée. Chauvin, dans sa volonté de renseigner Anne, sur les motifs du crime passionnel, se met à imaginer une intrigue qui ressemble étrangement à la leur. Anne, par cette technique semblable à l’anacrèse, obtient un récit de sa propre vie sous le couvert de celle des amants à travers ces similitudes. Le premier aspect est l’ivresse de cette femme qui est une allusion à l’ivrognerie naissante d’Anne. Le second réside dans l’influence du discours d’autrui sur soi. N’est-ce pas en cela que réside l’essence même du dialogisme tel que pensé par Bakhtine, pour qui,
« dans le dialogue l’homme ne se manifeste pas seulement à l’extérieur, mais il devient, pour la première fois, ce qu’il est vraiment et non pas uniquement aux yeux des autres, répétons-le, aux siens propres également. Être, c’est communiquer dialogiquement, lorsque le dialogue s’arrête, tout s’arrête »[599].
Ce que l’on lit ou entend nous façonne consciemment ou inconsciemment. Le dialogue nous amène à devenir et à être ce que nous échangeons. Cela est le fondement de l’amour entre Chauvin et Anne pour qui un discours direct sur les sentiments n’est pas perceptible. L’amour entre ces deux se manifeste certes par ce rapprochement dialogique, mais aussi par des gestuelles et des propos sensuels portant sur le corps de la femme, ses vêtements et son lieu d’intimité par excellence, sa chambre[600].
En effet, à ce dialogue sensuel ouvert, s’oppose une autre forme de dialogue avec soi ou un monologue. Celui-ci fait comprendre la tristesse et la solitude d’Anne dans le nid conjugal dont elle semble si éloignée, comme en témoigne l’emploi du démonstratif « cette » maison selon ses propres termes, au lieu du pronom possessif « ma ». En outre, Monsieur Desbaresdes, bien que présent en permanence dans l’esprit du texte, n’est pas convoqué une seule fois en situation de communication direct ou indirecte, encore moins en situation relationnelle avec son épouse ou avec son enfant. L’amour qui justifie le mariage dans ces circonstances est un amour prison, enfermé dans les convenances éthiques, sociales et mortelles. Il est semblable au magnolia fané auquel Anne se compare :
« Sa main s’abaisse de ses cheveux et s’arrête à ce magnolia qui se fane entre ses seins. –
Nous sommes toutes pareilles, allez. –
Oui prononce Anne Desbaresdes »[601].
Le manque d’amour et sa solitude expliquent sa profonde tristesse symbolisée par ses larmes. Après s’être séparée de Chauvin, sur le chemin du retour à la maison, « il (l’enfant) vit que les yeux de cette femme, sa mère brillaient»[602]. La tristesse enfouie en elle depuis une dizaine d’années rejaillie. Ses pleurs sont la preuve, soit d’un amour impossible, soit d’une prise de conscience de la misère de sa vie de femme amoureuse.
Deux jours plus tard, Anne décide de prendre les choses à bras le corps en se rendant au café sans son enfant pour donner libre cours à sa passion naissante. Cette absence de la figure de l’enfant annonce la fin des barrières et l’émancipation de la femme. Les deux amoureux se rapprochent et s’embrassent avec froideur, mais le narrateur ne manquera pas de dire que « ce fut fait ».
« Elle fit alors ce qu’il n’avait pas pu faire. Elle s’avança vers lui d’assez près pour que leurs lèvres puissent s’atteindre. Leurs lèvres restèrent l’une sur l’autre posées, afin que ce fût fait et selon le même rite mortuaire que leurs mains, un instant avant, froides et tremblantes. Ce fut fait »[603].
Cet amour interdit qui veut braver les convenances sociales et le caractère institutionnalisé des principes de l’amour, gène certains ouvriers au point de ne pas pouvoir « porter leurs yeux sur cette femme adultère »[604].
Les points de vue antagonistes sur l’union entre Chauvin et Anne se perçoivent sous forme de gestes et de regards réprobateurs et de propos subtils. En tête de liste, se positionne la patronne du café bar où les deux amoureux se rencontrent. À l’étonnement de voir Anne dans cet espace au lieu d’un square, succède une gêne et une désapprobation sournoise de cette union. Les commentaires du narrateur focalisateur le montrent bien :
« L’homme s’approcha d’Anne Desbaresdes – Asseyez vous, dit-il. Elle le suivit sans un mot. La patronne, tout en tricotant, regardait obstinément le remorqueur. Il était visible qu’à son gré les choses prenaient un tour déplaisant »[605].
Pendant que certains percepteurs contiennent tant bien que mal leur incommodité, d’autres optent pour une indifférence. Cette ambiance n’est pas sans influencer Anne. La présence de l’autre, tant dans ses pensées que dans ses mots installe le lecteur dans l’esthétique dialogique selon laquelle l’être humain ne se définit que dans un système de corrélations. La mort, le dialogue des âmes et leur fusion ultime constitue la seule issue envisageable pour ces amours interdits dans une société où les conventions sociales sont reines. Cela se verra dans ce qui semble être le dernier dialogue des amoureux : «- Je voudrais que vous soyez morte,… », et Anne lui répond : «-C’est déjà fait »[606].
La mort est aussi chez Duras, une expression de l’amour devenu passionnel. Compris comme un sentiment impétueux dominant la raison, la passion débouche sur la folie qu’elle suscite : « L’envie d’être au bord de tuer un amant, de le garder pour vous, pour vous seul, de le prendre, de le voler contre toutes les lois, contre tous les empires de la morale,… »[607]. Cette folie se manifeste dans l’œuvre avec le couple sans nom. « Au fond du café, dans la pénombre de l’arrière-salle, une femme était étendue par terre, inerte. Un homme couché sur elle, agrippé à ses épaules, l’appelait calmement. –Mon amour, mon amour »[608]. « Est-ce de la douleur de l’avoir tuée, qu’elle soit morte, que cet homme est devenu fou, ou autre chose s’est-il ajouté de plus loin à cette douleur, autre chose que les gens ignorent en général ? »[609].
Bien que la scène concernant le meurtre soit brève, elle n’en demeure pas moins le leitmotiv de la question de l’amour, exprimé dans cette œuvre, et plus précisément de la passion. Le comportement du meurtrier est symptomatique d’un trouble émotionnel et psychoaffectif. « L’homme s’assit près de la femme morte, lui caressa les cheveux et lui sourit »[610].La forme laconique du discours de l’amant tueur et son silence sur les raisons, encore moins les circonstances de la mort de l’être aimée, le confirme également. Son comportement avec la police en dit davantage.
« L’homme marcha docilement jusqu’au fourgon. Mais, une fois là, il se débattit en silence, échappa aux inspecteurs et courut en sens inverse de toute ses forces, vers le café. Mais comme il allait l’atteindre le café s’éteignit. Alors il s’arrêta, en pleine course il suivit de nouveau les inspecteurs jusqu’au fourgon et il y monta »[611].
Le personnage focalisateur, amant assassin, atteint le point culminant de sa folie en tuant l’être aimée. La tempérance et la tranquillité qu’il affiche dénotent de sa compréhension de la mort comme un acte naturel. La mort et la vie devienne alors synonyme dans cette conscience névrosée.
Retenons que l’amour, dans le dialogue des points de vue, a montré son ambivalence. Il est à la fois vital et mortel selon ses différents aspects. Le jeu des dialogues des différents couples a révélé leur tumulte émotionnel révélant la nécessité de l’amour dans toute relation humaine. L’amour reste pour Duras un idéal socio politique.
III- L’AMOUR, UN IDÉAL SOCIOPOLITIQUE CHEZ DURAS
Le Nouveau Roman né en 1957 au colloque de Cerisy a eu pour particularité la remise en question des canons traditionnels du récit. Il a travaillé à prôner la forme, pour en faire découler le sens. Si la filiation de Duras, à cette école, a connu des controverses, ses prises de positions idéologiques dès ses premières œuvres, en sont les raisons fondamentales. D’autant plus que ses écrits, plus proches du roman traditionnel, s’érigeaient contre la misère des peuples colonisés. À l’instar de ses fréquentations des cercles existentialistes autour de Jean-Paul Sartre, elle se fait l’écho des souffrances du petit peuple. Face au douloureux quotidien de la misère ou à l’oppression des règles bourgeoises, Duras ne voit qu’une seule issue : l’amour. D’où la prééminence de cette thématique dans son œuvre[612] .
En outre, le dialogue des “points de vue” qui se trouve être celui des différents percepteurs, a révélé leurs opinions sur la question de l’amour. Cela les humanise au plus haut point d’autant plus que seul l’homme est susceptible d’aimer véritablement. Duras se saisit de l’histoire amoureuse de son héroïne Anne pour dévoiler ses idéaux sociaux. Elle entre en dialogue avec les institutions qui régissent la société humaine pour poser le diagnostic du mal être de la femme notamment.
Pour ce faire, elle s’attaque au mariage. Selon le sociologue Helmut Schelsky, le mariage, tel que connu aujourd’hui, est une institution issue de la société bourgeoise réactionnaire d’Europe occidentale. En effet, considéré comme « la base de l’état », il est soumis aux règles, us et coutumes de la société dont il sert les intérêts, en lieu et place de ceux des mariés.
Duras, en dénonçant les tares de cette institution, s’érige contre le pilier traditionnel de l’organisation sociale qu’est le mariage. Elle se fera plus incisive en parlant de tout détruire pour rebâtir une nouvelle société sur la base de l’amour véritable et libre. En cela, résonne sa fibre féministe[613] qui s’expliquerait par son adhésion au néo-féminisme en 1970 et par ses écrits dans lesquels elle donne la parole aux personnages féminins. Même si son engagement féministe n’est pas comparable à celui d’une Simone de Beauvoir, elle dénonce cependant, le caractère aliénant du mariage. Enfermées dans des liens institutionnalisés, les femmes, à l’instar d’Anne, sont privées du véritable amour. L’absence de la figure du mari signe l’absence d’une vie amoureuse concrète. Le mariage ne se limite qu’à un nom, une maison et à l’activité procréatrice. La monotonie et le mariage deviennent alors des synonymes. Le mariage d’Anne est le prototype même du mariage bourgeois. Il remplit les conditions sexuelles débouchant sur la procréation et les conditions sociales que sont la propriété, le droit à l’héritage, le statut social, la patronymie et l’identification des familles.
Toutefois, l’amour, essence d’une vie équilibrée, reste en marge des priorités. On s’explique plus clairement la réaction de Duras adepte, disons de la primauté de l’amour et féministe sur les bords. En écrivaine engagée, Duras, à travers son héroïne Anne, dénonce la misère morale au sein de la bourgeoisie. « Anne Desbaresdes, c’est la bourgeoisie qui, tout à coup, sent et voit autre chose. Par un plagiat de la passion, elle mourra à son milieu qui, à proprement parler, est inévitable. Le changement qu’elle subit est irréversible, mais rien, ensuite ne lui est proposé»[614]. Cela pourrait l’emmener à la folie au point de désirer la mort comme montré plus haut.
Elle défie ainsi la morale bourgeoise pour en proposer une autre au nom de l’amour. Ainsi, le terme « infidélité», dans le couple, est redéfini, pour signifier infidélité aux institutions pour Duras et fidélité à l’amour. « L’Amour est un devenir constant comme la révolution. Le mouvement peut s’inscrire soit dans un couple, soit, dramatiquement, le dépasser. Qu’est ce que l’infidélité, sinon la fidélité à l’amour»[615].
Cependant, une lecture attentive montre que cet amour est resté platonique. L’explication plausible d’une telle retenue serait la force, la primauté de la morale chez une auteure aussi subversive et engagée dans la lutte féministe. Duras est certes engagée dans ce combat contre les conventions sociales qui aliènent la femme, mais elle n’a pas encore remporté la guerre contre ce rouleau compresseur déroulé quelquefois par les femmes elles-mêmes.
La réalité de l’amour étant innée et abstraite, il n’en existe pas de modèle préétabli comme en témoigne la pluralité de percepteurs en rapport avec les différentes conceptions de l’amour. L’amour, dans ce roman, a des relents réalistes. Il est narré tel qu’il est vécu au quotidien entre Hommes. La problématique de la présence de l’Homme dans le Nouveau Roman, à tort ou à raison qualifié de roman « objectal » est ainsi confortée. Alain Robbe-Grillet se défendant contre cette « objectivité», au sens spécial de « tourné vers l’objet, pris dans son sens habituel-neutre, froid, impartial »[616], soutiendra la prééminence de l’homme en ces termes engagés : « Dans nos livres, au contraire, c’est un homme qui voit, qui sent, qui imagine, un homme situé dans l’espace et le temps, conditionné par ses passions, un homme comme vous et moi »[617].
CONCLUSION
Au terme de cette analyse du dialogue des “points de vue” sur la question de l’amour chez Duras, il ressort que la multiplicité des instances narrativo-focales dépeint les différentes approches du thème de l’amour. Bien que l’amour soit l’idéal socio-affectif de Duras, il est montré, à la fois, comme essence vitale, nerf de toute organisation sociale, et comme vecteur de mort dans sa version passionnelle. En fait, le champ sémantique de l’amour devient un prétexte pour Duras, afin de donner son opinion sur les questions sociales que sont la morale, l’éducation, l’adultère et l’amour maternel. L’amour, thématique récurrente dans l’écriture durassienne, reste en fin de compte, une réalité essentielle pour la motricité sociale.
BIBLIOGRAPHIE
I- Corpus
DURAS, Marguerite, Moderato Cantabile, Paris, Minuit, 1958.
II- Ouvrages théoriques et critiques
BOURGONYE, Lindia, « La didascalie omnisciente ou la perversion du faire théâtral », Jeu, 123.2, 2007, p133-138.
COUSSEAU, Anne, Poétique de l’enfance chez Duras, Genève, Librairie Droz, 1999.
GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972.
GENETTE, Gérard, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983.
BAKHTINE, Mikhaïl, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970.
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et Théorie du roman, Paris, Gallimard, 1996.
POUILLON, Jean, Temps et Roman, Paris, Gallimard, 1946.
BOURNEUF, Roland, QUELLET, Real L’Univers du roman, Paris, P.U.F, 1972.
TZVETAN, Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981.
VILAIN, Philippe, Dans le séjour des corps. Essai sur Marguerite Duras, Chatou, Edition de la transparence, 2012.
[1] Le Groupe Européen d’Éthique des Sciences et des Nouvelles Technologies auprès de la Communauté Européenne indique à juste titre que «la consommation de drogues est manifeste dans toute l’histoire du sport. Cette pratique était courante pendant les Jeux Olympiques de l’Antiquité et durant la période romaine. Les premiers athlètes olympiques ne cachaient pas qu’ils étaient disposés à ingérer toute préparation susceptible d’améliorer leurs performances (…) Avant que des programmes de détection ne soient mis en œuvre à la fin des années 60, l’utilisation des substances permettant d’obtenir des meilleurs résultats semblait généralement acceptée au sein de la communauté sportive internationale ». Pour en avoir une idée plus complète sur la question, on peut lire leur avis n°14 du 11 novembre 1999, p. 3 ; http://ec.europa.eu/bepa/european-group-ethics/docs/avis14_ fr.pdf, consulté le 10 février 2013.
[2] Le dopage concerne la plupart des domaines des activités humaines. Il prend des formes et des degrés divers. Toutefois, dans les pratiques sportives, le dopage est le recours aux produits ou à des procédés reprouvés, condamnés par les instances du sport.
[3] MISSA, Jean-Noël, « Dopage, amélioration et avenir du sport », Revue internationale francophone d’éthique et de Bioéthique, vol. 1, 2002, p. 89.
[4] C’est cette cupidité qui est la vraie source de toutes les formes de corruptions auxquelles nous assistons dans le sport de haut niveau. Car, si la corruption est ‘’le fait de solliciter, d’offrir, de donner ou d’accepter, directement ou indirectement, une commission illicite, un autre avantage indu ou la promesse d’un tel avantage indu qui affecte l’exercice normal d’une fonction ou le comportement requis du bénéficiaire de la commission illicite, de l’avantage indu ou de la promesse d’un tel avantage indu’’, c’est qu’elle est toujours liée à la cupidité qui crée une obsession du gain.
[5] Le groupe des intervenants internes est souvent constitué de l’entraineur, du médecin traitant, d’un masseur, d’un nutritionniste, des membres de la famille, de l’équipe et d’autres spécialistes.
[6] Quant au groupe des intervenants externes, il est plus grand et plus complexe : on y peut dénombrer les différents sponsors, les États et leur gouvernement, les fédérations, les clubs et d’autres organisateurs de tournois, l’empire des parrains, les médias et les spectateurs…
[7] Lire, à cet effet, le premier chapitre du Du Contrat social de Jean-Jacques ROUSSEAU.
[8] Quelles que soient les divergences dans la conception de l’avènement de la société civile, elles restent subordonnées aux choix d’un mieux-être.
[9] Engagée sur la voie de la reconquête, de la ré-exploration, de la réaffirmation et réhabilitation de soi, la philosophie nietzschéenne nous aide à comprendre que le progrès résulte de l’exploitation des performances individuelles. Mais, les biotechnologies iront au-delà de la simple exploitation des capacités, soutenue et entretenue par la volonté de puissance pour ériger la performance en mythe.
[10] ROUGE, Christophe, «Philosophie d’une ruse et d’un projet : l’homme immortel» dans BEAUNE, Jean-Claude, La Philosophie du remède, Paris, Champs-Vallon, 1993, p. 56.
[11] Pour avoir une idée plus complètes de nos thèses sur cette question, on peut lire nos réflexions suivantes : KOUASSI, N’dri Marcel, «Les modes de transitions du savoir technique en Afrique», Le Korè, n°40, 2008, pp. 45-60 et «La technique et le sacré : un retour à l’isomorphisme», Cahier Philosophique d’Afrique, n°05, 2007, pp. 57-83.
[12] MISSA, Jean-Noël, «Dopage, amélioration et avenir du sport», Revue internationale francophone d’éthique et de Bioéthique, vol. 1, 2002, p. 97.
[13] Nous faisons allusion au Chapitre 3 de l’épitre de Saint Paul aux Romains, Cf. La Sainte Bible.
[14] Le moins qu’on puisse dire est que les compétitions de lutte au Sénégal font intervenir le naturel et le surnaturel, l’humain et le surhumain, le rationnel et l’extra-rationnel, voire, l’irrationnel : l’entrée dans l’univers magique auquel s’adonnent les lutteurs est précédée par un recours intense aux produits les plus dopants. Il est impossible de pratiquer ce sport sans un dopage corporel et spirituel ou psychologique.
[15] Entendre ici les Fédérations Internationales de Gymnastique, Fédération Interna-tionale de l’Automobile, Fédération internationale du sport universitaire…
[16] GAUMONT, Pathé, Prisonnier du dopage, Paris, Grasset, 2005, p. 2.
[17] Voici l’idée de ROUSSEAU à cet effet : « Où il n’y a nul effet, il n’y a point de cause à chercher : mais ici l’effet est certain, la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c’est un malheur particulier à notre âge? Non, messieurs; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L’élévation et l’abaissement journalier des eaux de l’océan n’ont été plus régulièrement assujettis au cours de l’astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière s’élevait sur notre horizon, et le même phénomène s’est observé dans tous les temps et dans tous les lieux », Cf. Discours sur les sciences et les arts, première partie, pp. 3-4, http://athena.unige.ch/athena/admin/mail_pp_unige.html Copyright© 1996, 1998, 2011 ATHENA – Pierre Perroud.
[18] LAURE, Patrick, Les gélules de la performance, Paris, Ellipses, 1997, p. 10.
[19] Pour Descartes, les sciences et les techniques constituent des moyens de domination et maîtrise de la nature. Voici ces propos : ‘’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie’’ et ‘’nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature’’, Cf. Discours de la méthode, sixième partie.
[20] HAMILTON, Edith, La mythologie : ses dieux, ses héros ses légendes, Paris, Marabout, 1989, trad. Abeth de Beughem.
[21] GOFFETTE, Jérôme, Naissance de l’anthropotechnie : de la médecine au modelage de l’humain, Paris, Vrin, 2006.
[22] L’homme-machine, ayant perdu la conscience de toute existence authentique au profit du paraître et de l’avoir, il s’engage résolument sur le chemin des machines à victoire, c’est-à-dire l’homme obsédé par le mythe de la victoire.
[23] BUIST, André, Prévention du dopage sportif, Guide de l’entraîneur, Genève, Éditions Labor et Fides, 2013, p. 14.
[24] Ibidem.
[25] BUDENAERTS, Jacques, Drogues : substitution et polytoxicomanie, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 98.
[26] BUIST, André, Prévention du dopage sportif, Guide de l’entraîneur, Genève, Éditions Labor et Fides, 2013, p. 17.
[27] LECOURT, Dominique, (collectif), Bioéthique liberté, Paris, P.U.F., 2004, p. 17.
[28] Ibidem.
[29] LECOURT, Dominique, Humain, posthumain, Paris, P.U.F., 2003, p. 61.
[30] LECOURT, Dominique, Humain, posthumain, op.cit., p. 61.
[31] DOYNE FARMER, Jean et BELIN, Alletta, « Artificial Life: The coming evolution », Artificial Life II, New York, Addition Wesley, 1992, p. 72.
[32] ROSTAND, Joël, L’homme symbiotique, Paris, Seuil, 2000, p. 15.
[33] HOTTOIS, Gilbert, Species Technica, Paris, Vrin, 2002, p. 31.
[34] KAHN, Axel, Et l’homme dans tout ça ?, Paris, Nil éditions, 2000, p. 25.
[35] Ibidem.
[36]KAHN, Axel et PAPILLON, Fabrice, Le secret de la salamandre, Paris, Nil éditions, 2005, p. 57.
[37] Ibidem.
[38] ROY, Stéphane, Au cœur de la régénération, Paris, Seuil, 2002, p. 27.
[39] SANCHEZ ALVARADO, André, « La régénération tissulaire », in Biofutur, 213, 48, Juillet 2001, p. 73.
[40] SANCHEZ ALVARADO, André, op.cit, p.73.
[41] MORGAN, Thomas, Regeneration, New York, The Macmillan Company, 1901, trad. Andrew Fols, p. 186.
[42] POL-DROIT, Roger, « L’identité perturbée », in Le clonage humain, Paris, Seuil, 1999, p. 131.
[43] Ibidem.
[44] LECERCLE, Jacques, Frankenstein : mythe et philosophie, Paris, P.U.F., 1988, p. 75.
[45] Ibidem.
[46] TSALA MBANI, André Liboire, Biotechnologies et Nature Humaine, Paris, L’Harmattan, 2007.
[47] TSALA MBANI, André Liboire, Les défis de la bioéthique à l’ère « éconofasciste », Paris, L’Harmattan, 2009.
[48] John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.
[49] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, traduction de Laure Bernardi, Paris, Flammarion, 2001.
[50] Alain Caillé, « De la reconnaissance : Don, identité et estime de soi », Revue du MAUSS, n°23, 1er semestre, 2004, p. 5.
[51] Alain Caillé (dir.), La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, Paris, La Découverte, 2007.
[52] Christophe André, Philippe Braud et al., La reconnaissance. Des revendications collectives à l’estime de soi, Auxerre, Sciences Humaines, 2013.
[53] Emmanuel Renault, Mépris social. Ethique et politique de la reconnaissance, Bègles, Editions du Passant, 2004.
[54] Axel Honneth, « Reconnaissance », in Canto-Sperber, M. (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2001, p. 1352-1357.
[55] Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ?, Reconnaissance et redistribution, Paris, Seuil, 2005.
[56] Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Seuil, 2004.
[57] Haud Guéguen et Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2012.
[58] Christian Lazzeri et Alain Caillé, « La reconnaissance aujourd’hui. Enjeux théoriques, éthiques et politiques du concept », Revue du MAUSS, 2004/1, no 23, p. 89.
[59] Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique,trad. A. Dupeyrix, P. Rusch et O. Voirol, Paris, La Découverte, 2006.
[60] Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 13.
[61] Johann Gottlieb Fichte, Fondements du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, Paris, PUF, 1984.
[62] Emmanuel Renault, « Reconnaissance, lutte, domination : le modèle hégélien », Politique et Sociétés, vol. 28, n° 3, 2009, p. 27.
[63] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rusch, Paris, Cerf, 2000.
[64] Charles Taylor, « Politique de reconnaissance », in Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994.
[65] Haud Guéguen et Guillaume Malochet, op. cit., p. 29.
[66] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris Flammarion, 1992.
[67] Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel. Tome1. Rationalité de l’agir et la rationalisation de la société, Paris, Fayard, 1987 ; Théorie de l’agir communicationnel. Tome2. Pour une critique de la raison fonctionnaliste, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Fayard, 1987.
[68] Axel Honneth, La société du mépris, op. cit., p. 160.
[69] Emmanuel Renault, L’expérience de l’injustice : reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004 ; Emmanuel Renault, Mépris social. Éthique et politique de la reconnaissance, Bègles, Éditions du Passant, 2000 ; Emmanuel Renault, « Éthique ou politique de la reconnaissance ? », (avec Deranty, J-P.,), in Hourya Bentouhami et Christophe Miqueu (dir.), Conflits et démocratie. Quel nouvel espace public ?, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 177-202 ; Emmanuel Renault, « Reconnaissance, institutions, injustice, Revue du MAUSS, 2004/1, no 23, p.180-195.
[70] Emmanuel Renault, « Éthique ou politique de la reconnaissance ? », (avec Deranty, J-P.,), op. cit. p. 178.
[71] Idem, p. 189.
[72] Jean-Marie Peretti (dir.), Tous reconnus, Paris, Editions d’Organisation, 2005.
[73] Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 2010.
[74] Christian Nadeau, « Justice transitionnelle et théorie de la reconnaissance », in Alain Caillé et Christian Lazzeri (dir.), La reconnaissance aujourd’hui, Paris, CNRS Editions, 2009, p. 115-142.
[75] Robert Antelme, cité par Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes, op. cit., p. 7. Notons que Robert Antelme est un résistant français, témoin de l’Holocauste.
[76] Avishai Margalit, La société décente, Paris, Climats, 1999.
[77] Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009, p. 5-18.
[78] Alain Caillé et Christian Lazzeri, La reconnaissance aujourd’hui, op. cit., p.7.
[79] Christian Lazzeri, « Le problème de la reconnaissance dans le libéralisme déontologique de John Rawls », », Revue du MAUSS, no 23, 2004, p. 165-179.
[80] Mahamadé Savadogo, « Reconnaissance et engagement », in Mahamadé Savadogo, Penser l’engagement, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 77-93.
[81] Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ?, Paris, Gallimard, 2009, p. 513-514.
[82] Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, Paris, PUF, 2009. Voir aussi Guillaume Le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, 2007.
[83] Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Paris, Grasset, 2002.
[84] Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, op. cit., p. 1.
[85] Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique,trad. A. Dupeyrix, P. Rusch et O. Voirol, Paris, La Découverte, 2006.
[86] Axel Honneth, Ce que social veut dire. Tome I : Le déchirement social, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2013, p. 14.
[87]Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 209.
[88] Idem, p. 221-202.
[89] Axel Honneth, « Justice et liberté communicationnelle », in Alain Caillé, Christian Lazzeri, La reconnaissance aujourd’hui, Paris, CNRS Editions, paris, 2009, 2009, p. 45.
[90] Axel Honneth, « La théorie de la reconnaissance : une esquisse », La Revue du MAUSS, n°23, 1er Semestre 2004, p.134.
[91] Axel Honneth, « Reconnaissance et justice », Passant n°38, janvier 2002 – février 2002.
[92] Amy Gutmann, in Charles Taylor, op. cit., p. 20.
[93] Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, Editions du Cerf, 1994, p. 78.
[94] Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998.
[95] Charles Taylor, Multiculturalisme, op.cit., p. 41-42.
[96] Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, Paris / Montréal, La Découverte et Boréal, 2001.
[97] Pour plus d’informations sur les ambiguïtés de la vision communautariste de la citoyenneté multiculturelle qui se dégage de la pensée de Charles Taylor, on lira avec intérêt Jürgen Habermas, « La lutte pour la reconnaissance dans l’Etat de droit démocratique », in Jürgen Habermas, L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, p. 205-243.
[98] Martin Blanchard, « Habermas chez les Autochtones : droits collectifs et reconnaissance », in Alain Caillé et Christian Lazzeri, La reconnaissance aujourd’hui, op. cit., p. 151.
[99] Catherine Audard, « L’idée de citoyenneté multiculturelle et la politique de la reconnaissance », Rue Descartes, vol. 3, n° 37, 2002, p. 19-30.
[100] Nancy Fraser and Axel Honneth, Redistribution or Recognition ? A political-philosophical exchange, New York and Londres, Verso Press, 2003.
[101] Christian Lazzeri, « Reconnaissance et redistribution ? Repenser le modèle dualiste de Nancy Fraser », in Alain Caillé et Christian Lazzeri, La reconnaissance aujourd’hui, Paris, CNRS Editions, 2009, p. 172.
[102] Idem, p. 172-173.
[103] Nancy Fraser, « Penser la justice sociale : entre redistribution et revendications identitaires », op. cit., p. 13.
[104] Haud Guéguen et Guillaume Malochet, op. cit. p. 94.
[105] Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, op.cit., p. 30-42.
[106] Alain Policar, La justice sociale. Les enjeux du pluralisme, Paris, Armand Colin, 2006, p. 157.
[107] Nancy Fraser, « Accepter les différences, Le Monde des débats, n° 24, avril 2001, p. 32.
[108] Alain Policar, La justice sociale, op. cit., p. 157.
[109] Nancy Fraser, « Penser la justice sociale: entre redistribution et revendications identitaires », op. cit.,
p. 23.
[110][110] Les luttes pour la reconnaissance sont matériellement significatives et les luttes pour la redistribution moralement significatives. S’il est trop simpliste de réduire les luttes pour la reconnaissance aux luttes pour la redistribution ou les luttes pour la redistribution aux luttes pour la reconnaissance, il est aussi illusoire de vouloir tracer une démarcation nette et rigoureuse entre les revendications d’ordre redistributif et les demandes de reconnaissance. Il y a des enjeux tout à fait matériels à l’œuvre dans les revendications contemporaines de respect, de dignité, d’estime et de reconnaissance. Tout comme il y a des enjeux tout à fait moraux ou liés à la reconnaissance qui gisent sous les luttes actuelles pour la redistribution. Les deux types de revendication sont intrinsèquement liés et difficilement dissociables contrairement à ce que pense Nancy Fraser.
[111] HAARSCHER, Guy, Philosophie des droits de l’homme, Belgique, Editions de l’Université de Bruxelles, 1987, p. 48.
[112] PLATON, La République, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, traduction du Grec de R. BACCOU, pp. 427c-445e.
[113] ARISTOTE, La politique, Paris, Vrin, 1995, traduction de J. TRICOT, I, 2, 1253a.
[114] Idem, 1275b.
[115] HAARSCHER, Guy, Opus cité, p. 53.
[116] Platon reconnait les droits à la vie, à l’éducation républicaine des enfants et au travail. Aristote établit la liberté d’expression et le droit de légiférer.
[117] EPICURE, Lettres, Maximes et sentences, Paris, Librairie générale d’édition, 1994, Sentences vaticanes 41 et 51, pp 215 et 217.
[118] AURELE, Marc, Pensées, in Les stoïciens, Paris, Gallimard, 1962, p. 133.
[119] SENEQUE, La vie heureuse, Paris, Arléa, 1995, p. 51.
[120] WEBER, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003, traduction de l’Allemand par Jean-Pierre GROSSEIN, p. 270.
[121] MARX, Karl, Critique de la philosophie du droit de Hegel, Editions sociales, Paris, 1975, p. 41.
[122] LOCHAK, Danièle, Les droits de l’homme, La Découverte, Paris, 2005, p. 10.
[123] LOCHAK, Danièle, Idem, p. 9.
[124] HAARSCHER, Guy, Opus cité, p. 48.
[125] LAURENT, Alain, Histoire de l’individualisme, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1993, p. 43.
[126] HOBBES, Thomas, De cive, Paris, Garnier-Flammarion, 1982, traduction de l’Anglais de Samuel SORBIERE, p. 127.
[127] Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 Aout 1789, Préambule.
[128] ROUSSEAU, Jean Jacques, Du contrat social, Paris, 10/18, 1973, p. 100.
[129] HAYEK, Friedrich August Von, est un économiste autrichien lauréat du Prix Nobel d’économie de 1974.
[130] HAYEK, Friedrich August Von, “Freedom and the economic system” Chicago, University of Chicago Press, 1939. Nous reprenons la traduction d’ARON, Raymond, « La définition libérale de la liberté – A propos du livre de Hayek, Friedrich August, The Constitution of Liberty », Etudes politiques, Paris, Gallimard, 1972, p. 213.
[131] NADEAU, Robert, « Friedrich Hayek et le génie du libéralisme, Introduction : Le libéralisme comme philosophie de l’économie politique », URL : http://er.uqam.ca/nobel/philuqam/dept/textes/Hayek%20le%20genie%20du%20liberalisme.pdf
[132] ARON, Raymond, Opus cité, p. 273.
[133] MANIN, Bernard, « F. A. Hayek et la question du libéralisme » in Revue française de sciences politiques, 1983, vol 33, no 1, pp. 41-64.
[134] HAYEK, Friedrich August Von, Droit, législation et liberté, PUF, 1982, Tome II, p. 113.
[135] OUDIN, Eric, « Le libéralisme intégral du F. A. Hayek », URL : http://www.appep.net/wp-content/uploads/2012/06/oudin01.pdf
[136] MANIN, Bernard, op. cit.
[137] KANT, Emmanuel, Métaphysique des mœurs II, Doctrine du droit, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, traduction de l’Allemand par Alain RENAUT, p. 128.
[138] KANT, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Delagrave, 1971, traduction de l’Allemand par Victor DELBOS, p. 150.
[139] KANT, Emmanuel, Vers la paix perpétuelle, Paris, PUF, 1958, traduction de l’Allemand par J. DARBELLAY, Articles préliminaires 3 et 4.
[140] AUDIER, Serge, « Le néo-libéralisme : unité, diversité, divergences », La vie des idées, URL : http://www.laviedesidees.fr/le-neo-liberalisme-unite-diversite.htlm.
[141] KANT, Emmanuel, Théorie et pratique, Paris, Vrin, 2000, traduction de l’Allemand par Louis GUILLERLIT, p. 29.
[142] OUGUERGOUZ, Fatsah, La charte africaine des droits de l’homme et des peuples, Paris, PUF, 1993, p. 67.
[143] Charte de Kurukan Fuga découverte et reconstituée en mars 1998 à Kankan (République de Guinée), datée de 1236, et considérée par les historiens africains comme la preuve de la conscience des doits de l’homme en Afrique. URL : http://www.humiliationstudies.org/documents/KaboreLaCharteDeKurukanFuga.pdf
[144] NIANE, Djibril Tamsir, « Leçon inaugurale à l’Université Gaston Berger de Saint Louis : la Charte de Kurukan Fuga, aux sources d’une pensée politique en Afrique », 2009, URL : http://www.djibril_t_niane_la_charte_kouroukan_fouga[1].pdf
[145] DIAW, Aminata, « Individualisme moral, libéralisme et state nation building : les silences de la pensée africaine », URL : http://www.codesria.org/IMG/pdf/aminata_diaw.pdf
[146] Dans la Doctrine du droit, p. 139, KANT explique que la réforme constitutionnelle est un moyen plus sûr d’améliorer la gestion de l’Etat que la révolte. Elle est parfois plus lente, mais toujours plus productive.
[147] Charte de Kurukan Fuga.
[148] KOUASSI, Yao-Edmond, Habermas et la solidarité en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 103-136.
[149] ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile ou de l’Education, Paris, Garnier-Flammarion, 2009, p. 92.
[150] HAARSCHER, Guy, op.cit, p. 42.
[151] LOCHAK, Danièle, op.cit, p. 44.
[152] HAARSCHER, Guy, op.cit, p. 44.
[153] Ibidem
[154] RICHARD, Philippe, Droits de l’homme Droits des peuples, Lyon, Chronique sociale, 1925, p. 13.
[155] COMTE, Auguste, Système de politique positive, Paris, Librairie positiviste, 1929, T. II, Chap. III, p. 212.
[156] PLATON, La République, Paris, Flammarion, 1986, III/414a-415a.
[157] MANON, Simone, Pour connaître Platon, Paris, Bordas, 1993, p. 164.
[158] Les différences physiques qui peuvent exister ou qui existent entre les hommes, ne sont pas des différences biologiques.
[159] BOHANNAN, Paul et CURTIN, Philip, L’Afrique et les Africains, Paris, Nouveaux Horizons, 1973, p.50.
[160] DE FONTETTE, François, Le racisme, Paris, PUF, 1976, p.11, « Collection » que sais-je ? N° 1603.
[161] GREGOR, Arthur, Depuis qu’il y a des hommes, Paris, France Empire, 1969, p. 190.
[162] GUILLAUMIN, Collette, L’idéologie raciste, « Collection » Folio/Essais, Paris, Gallimard, 2002, p. 93.
[163] BOHANNAN, Paul et CURTIN, Philip, Op.cit., p. 50.
[164] KANT, Emmanuel, Géographie, Paris, Aubier, 1999, p.251.
[165] LEBRAS-CHOPARD, Armelle, citant Hegel in Le zoo des philosophes, Paris, Plon, 2000, p.304.
[166] MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, Paris, Les Éditions Sociales, 1969, p.159.
[167] LEBRAS-CHOPARD, Armelle, Op.cit., p. 288.
[168] MANON, Simone, Pour connaître Platon, Paris, Bordas, 1993, p. 23.
[169] PLATON, La République, Paris, Flammarion, 1996, III/403a-403e.
[170] Idem, VI/510-511b.
[171] MANON, Simone, Op.cit, p. 23.
[172] PLATON, Phédon, 66a-67a.
[173] PLATON, La République, I/341b-342a.
[174] PLATON, Premier Alcibiade, Paris, Flammarion, 1967, 130b-130d.
[175] PLATON, La République, VII/518c-519c.
[176] PLATON, Apologie de Socrate, Paris, Flammarion, 1986, 30a-30d.
[177] Idem, 30d-31d.
[178] PLATON, Le banquet, Paris, Flammarion, 1987, 215a-216a.
[179] MANON, Simone, Op.cit., p. 23.
[180] AUGUSTIN, Saint, La cité de Dieu, in Œuvres, Paris, Desclée de Brouwer, 1981, XIX, 13.
[181] MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, Paris, Les Éditions Sociales, 1969, p.159.
[182] PLATON, Timée, Paris, Flammarion, 1991, 19a-19c.
[183] Ibidem.
[184] Ibidem.
[185] Idem,17c-18b.
[186] PLATON, Op.cit., 23e-25a.
[187] MATTEI, Jean-François, Platon, Paris, PUF, 2010, p. 94.
[188] PLATON, La République, III/414a-415a.
[189] Idem, III/415a-416a.
[190] PLATON, La République, VI/522e-503d.
[191] Idem, IV/435d-436c.
[192] Idem, VI/427c-428b.
[193] Idem, II/374e-375d.
[194] Idem, III/414a-415a
[195] Idem, IV/430a-430e
[196] Idem, IV/431a-432e.
[197] MATTEI, Jean-François, Platon, Paris, PUF, 2010, p.90.
[198] AJAVON, François-Xavier, L’eugénisme de Platon, Paris, L’Harmattan, 2002, p.52.
[199] DE FONTETTE, François, Le racisme, p. 20.
[200] PLATON, La République, V/452d-453d.
[201] Ibid., IV/433d-434c.
[202] Ibid., II/369b-370b.
[203] MANON, Simone, Pour connaître Platon, p. 159.
[204] D’AQUIN, Thomas, Du royaume, 1946, p. 34, trad. M. Martin-Cottier, Paris, Egloff.
[205] Idem, p. 141.
[206] EDMOND, Michel-Pierre, Le philosophe-roi, Platon et la politique, Paris, Payot, 2006, p. 76.
[207] ROUSSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 368.
[208]Dans la Grèce antique, les trente tyrans sont un gouvernement oligarchique composé de trente magistrats appelés tyrans, qui succèdent à la démocratie athénienne à la fin de la guerre du Péloponnèse, pendant moins d’un an, en 404.
[209]Il s’agit des Athéniens, de parents athéniens, de condition libre, à l’exception des Athéniennes, des métèques et des esclaves.
[210] De même la cité est partagée en trois corps, l’âme de chaque individu est aussi divisée en trois parties : la partie la moins noble et concupiscente se nomme Épithumia. La partie la plus noble et faite pour gouverner est le Noùs. Enfin, entre les deux premières parties de l’âme, se trouve l’âme irascible appelée le Thumos.
[211] La guerre du Péloponnèse désigne le conflit qui oppose Athènes et Sparte entre -431et -404 av. J.-C. Cette guerre, selon Léo Strauss, dans La Cité et l’homme, se déroule dans la Grèce en son apogée.
[212] THUCYDIDE, Histoire de la guerre de Péloponnèse, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 91, trad. Jacqueline Romilly.
[213] PLATON, La République, in Œuvres ComplètesParis, Flammarion, 2008, notes introductives, p. 51, trad. Luc Brisson.
[214] PLATON, op., cit., p. 52. L’une des raisons du rejet platonicien de la démocratie réside dans le fait que la cité démocratique qu’on « estime libre et heureuse, offre en réalité le spectacle d’une décevante anarchie ». Des réflexions stigmatisent le malaise démocratique : RANCIÈRE, Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005 ; PERRINEAU, Pascal, Le désenchantement de la démocratie, Paris, Éditions de L’Aube, 2003.
[215] GAUCHET, Marcel, La démocratie d’une crise à l’autre, Nantes, Éditions Cécile Défaut, 2007, p. 38.
[216] Dans la Grèce antique, les trente tyrans sont un gouvernement oligarchique composé de trente magistrats appelés tyrans, qui succèdent à la démocratie athénienne à la fin de la guerre du Péloponnèse, pendant moins d’un an.
[217] PLATON, Criton, in Œuvres Complètes, Paris, Les Belles Lettres, 1947, 51b.
[218] PLATON, op. cit., 501e, trad. Léon Robin.
[219] MORIN, Edgar, La méthode, Tome II, La vie de la vie, Paris, Seuil, 1980, p. 271.
[220] PLATON, op., cit. 558b -559b.
[221] ARISTOTE, La Politique, Paris, Gallimard, 1993, 1283a, trad. J. Aubonnet.
[222] Dans la cité, la tyrannie est la conséquence du désordre et de la démocratie extrême.
[223] PLATON, Protagoras, Paris, Les Belles Lettres, 1966, 319b, trad. Émile. Chambry.
[224] TONNING Guillaume, Focus sur Platon, Paris, Ellipses Edition Marketing, 2011, p.45. Environ 280 voix contre 220 : trente voix suffisaient à changer la donne. Socrate est condamné à une majorité, non pas à la peine capitale ou à toute autre d’avance prescrite par la loi.
[225] FINLEY, Moses, Les Anciens grecs, Paris, Flammarion, 1979, p. 123, trad. F. Maspéro.
[226] RÉVEL, Jean-François, « Quand un grain de sable bloque la machine européenne », in Jeune Afrique, n° 1894-1895 du 23 avril au 06 mai 1997, p. 135.
[227] POPPER, Karl, « Clés pour une démocratie », in Jeune Afrique, n°1441-17/24 du 24 août 1988, p. 88.
[228] ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, Paris, Garnier- Flammarion, 1966, p. 152.
[229] LUCCIONI, Jean, La pensée politique de Platon, Paris, PUF, 1958, p. 419.
[230] PLATON, La République, in Œuvres Complètes, Paris, Flammarion, 2008, 500c, trad. Luc Brisson.
[231] SORO, David Musa, Deux philosophes de l’action pratique : Platon et Descartes, Abidjan, Les Éditions Balafons, 2010, p. 28.
[232] PLATON, op., cit. 423c- 424c.
[233] ARISTOTE, Métaphysique II, Paris, J. Vrin, 1953, 993b, trad. J. Tricot.
[234] Selon Aristote, les vertus dianoétique concernent les vertus intellectuelles de clarté, tandis que les vertus éthiques sont proprement morales, liées au caractère.
[235] BAYCROFT, Christine, Les Lois – Platon, Paris, Ellipses, 2006, p.102.
[236] PLATON, op., cit., 519c-520c. Nous avons fait l’économie de l’exposition du fonctionnement du mythe de la caverne. Nous énonçons les raisons pour lesquelles la lecture de ce mythe est instructive pour le gestionnaire.
[237] PLATON, op., cit. 528 d-529e.
[238] PLATON, La République, in Œuvres Complètes, Paris, Flammarion, 2008, 1488 e, trad. Luc Brisson.
[239] BROUILLETTE, Xavier, « Platon, précurseur de la ‘’saine gouvernance ‘’? », in Le devoir, Montréal, édition du 14 novembre 2009, p. c6.
[240] Ibidem.
[241] Le Bien platonicien existe en soi. Il est le principe et la cause de toutes choses. Ce Bien doit permettre aux gouvernants de donner à l’État une organisation politique et sociale exemplaire.
[242] PLATON, La République, in Œuvres Complètes, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2008, 592a-b.
[243] Idem, 388d-389d.
[244] CALAME, Pierre, La démocratie en miettes. Pour une révolution de la gouvernance, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2003, p. 301. Calame fait observer que les contraintes imposées au nom du bien commun ne doit pas perdre de son urgence et de son évidence de peur que les dites contraintes imposées en son nom ne perdent leur légitimité et qu’en retour chacun ne cherche à s’y soustraire.
[245] PLATON, La République, Op., cit., 346d- 347d.c
[246] SAVADOGO, Mahamadé, Penser l’engagement, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 41.
[247] SORO, Donissongui, « La bonne gouvernance, une réhabilitation universelle de Platon », in Revue Baobab, n° 8 du 15 décembre 2011, p. 2.
[248] C’est dans le livre II de La République que Platon introduit une analogie entre l’âme et la cité dans le but de faciliter la réflexion sur la justice. Pour lui, la saisie de la nature de la justice dans l’âme, étant une question obscure à cause de la petitesse de l’âme, il convient de recourir à son parallélisme avec la cité qui représente une entité plus grande. Ainsi, cette âme plus étendue qu’est la cité permettra une meilleure lisibilité de la justice.
[249] HALLOWELL, John Hamilton, Les fondements de la démocratie, traduit de l’anglais par Albert Bedarrides, Chicago, Nouveaux Horizons, 1954, p. 171.
[250] C’est dans son ouvrage La société ouverte et ses ennemis que Karl Popper soutient l’idée selon laquelle Platon est un ennemi de la liberté.
[251] ARENDT, Hannah, La crise de la culture, traduit de l’anglais sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 186.
[252] Idem, p. 189.
[253]MULLER, Robert, La doctrine platonicienne de la liberté, Paris, Librairie philosophique Jean Vrin, 1997, p. 47.
[254] Idem, p. 47.
[255] LESCUYER, Georges et PRÉLOT, Marcel, Histoire des idées politiques, Paris, éd. Jurisprudence générale, Dalloz, 1984, p. 37.
[256] Orateur et homme d’État athénien souvent surnommé « le père de la démocratie ». Né vers 495 av J.-C et mort en 429 av J.-C, il contribua à la splendeur d’Athènes.
[257] LESCUYER, Georges et PRÉLOT, Marcel, Histoire des idées politiques, op. cit., pp. 37-38.
[258] PLATON, Gorgias, in Platon : Œuvres Complètes, traduction de Monique Canto-Sperber sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2011, 461e.
[259] HADOT, Pierre, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, p. 33.
[260] PLATON, La République, in Platon : Œuvres Complètes, traduction de Georges Leroux sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2011, 562c.
[261] Idem, 562c.
[262] Idem, 557b.
[263] Idem, 561b.
[264] PLATON, La République, in Platon : Œuvres Complètes, op.cit, 561c-d.
[265] PLATON, La République, op. cit., 557c.
[266] Idem, 557c.
[267] BLOOM, Allan, La cité et son ombre : Essai sur La République de Platon, traduction d’Étienne Helmer, Paris, Félin, 2006, p.174.
[268] ANNAS, Julia, Introduction à la République de Platon, traduit de l’anglais par Béatrice Han, Paris, PUF, 1994, p. 378.
[269] N’GUIDJOL, Antoine, Histoire des idées politiques : De Platon à Rousseau, Paris, l’Harmattan, 2009, p. 28.
[270] PLATON, La République, op. cit., 557e.
[271] ANNAS, Julia, Introduction à la République de Platon, op. cit., p. 378.
[272] MULLER, Robert, La doctrine platonicienne de la liberté, op. cit., p. 216.
[273] ALEXANDRE, Michel, Lecture de Platon, Paris, Bordas Mouton, p. 184.
[274] PLATON, La République, op. cit., 514 a.
[275] Idem, 514 a -514 b.
[276] Idem, 515b.
[277] Idem, 517b.
[278] HALLOWELL, John Hamilton, Les fondements de la démocratie, op. cit., p. 170.
[279] PLATON, Alcibiade, in Platon : Œuvres Complètes, traduction de Jean-François Pradeau et Chantal Marbœuf sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2011, 134c -135a.
[280] PLATON, La République, op. cit., 369b.
[281] Idem, 369e.
[282] ANNAS, Julia, Introduction à la République de Platon, op. cit., p. 98.
[283]PRADEAU, Jean-François, Platon et la cité, Paris, PUF, 1997, p. 109.
[284]PLATON, Les Lois in Platon : Œuvres Complètes, traduction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2011, 822e – 823a.
[285] MOUZE Létitia, « Éduquer l’humain en l’homme », In Luc Brisson et Francesco Fronterotta, Lire Platon, Paris, PUF, 2006, pp. 208-209.
[286] PLATON, Lettre VIII, in Platon : Œuvres Complètes, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2011, 354e.
[287] LEFORT, Claude, Le travail de l’œuvre machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 391.
[288] MACHIAVEL, Nicolas, Le Prince, Paris, Gallimard, 1980, p. 62.
[289] Karl, MARX, Manifeste du parti communiste, traduction Michèle Tailleur, Paris, Sociales, 1976, p. 30.
[290] MACHIAVEL, Nicolas, Le Prince, op.cit, p. 98.
[291] MACHIAVEL, Nicolas, Le Prince, op.cit, p.39.
[292] MOUNIN, Georges, Machiavel, Paris, Seuil, 1958, p. 154.
[293] DESCARTES, René, Discours de la méthode, Première partie, Paris, Librairie Générale Française, 2000, Introduction et notes par Denis Moreau, p. 74.
[294] Ibidem.
[295] DESCARTES, René, Les Principes de la philosophie, Première partie, in Œuvres Philosophiques, Paris, Ferdinand Alquié, 1973, tome III, pp. 779-780.
[296] DESCARTES, René, Les Règles pour la direction de l’esprit, Règle I, in Œuvres Philosophiques, Paris, Ferdinand Alquié, 1963, tome I, p. 76.
[297] Ibidem
[298] Ibidem.
[299] Ibidem. Le mot “art” est ici pris dans le sens large qu’il avait anciennement, et qui couvre les métiers et techniques aussi bien que ce que nous appelons aujourd’hui les ” beaux-arts”.
[300] DESCARTES, René, Les Règles pour la direction de l’esprit, op.cit,Règle I, p. 76.
[301] Ibidem.
[302] Idem, p. 78.
[303] CASSIRER, Ernst, Descartes, Paris, Les éditions du CERF, 2000, traduit de l’allemand par Philippe Guilbert, p.32.
[304] DESCARTES, René, Les Principes de la philosophie, op.cit,Première partie, pp.779-780.
[305] DESCARTES, René, Les Règles pour la direction de l’esprit,op.cit, Règle V, p.76.
[306] Idem,Règle IV, p.94.
[307] MOREAU, David, in Discours de la méthode, op.cit, Introduction, p.31.
[308] Les sciences proprement démonstratives sont les mathématiques dans lesquelles toutes les propositions peuvent y être déduites de principes évidents. Par contre, dans les autres sciences et en particulier dans la philosophie scolastique, les thèses ne peuvent être prouvées de façon rigoureuse : elles peuvent être seulement approuvées. Aussi, ne sont-elles que probables ou vraisemblables.
[309] DESCARTES, René, Discours de la méthode, op.cit,Deuxième partie, p. 91.
[310] DESCARTES, René, Les Règles pour la direction de l’esprit, op.cit,Règle V, p. 100.
[311] DESCARTES, René, Discours de la méthode, op.cit, Deuxième partie, p. 87.
[312] DESCARTES, René, Les Règles pour la direction de l’esprit,op.cit, Règle X, p.130.
[313] DESCARTES, René, Discours de la méthode, op.cit, Deuxième partie, pp.87-88.
[314] DESCARTES, René, Discours de la méthode, op.cit,Deuxième partie, p. 88.
[315] Ces caractères sont empruntés à Adam Charles cité in Discours de la méthode, (Paris, Bordas, 1970), notes de J.-M Fataud, p. 60.
[316] Idem, p. 92.
[317] DESCARTES, René, Les Règles pour la direction de l’esprit, op.cit,Règle IV, p. 97.
[318] VOHO SAHI, Alphonse, DESCARTES le philosophe et le temps, Abidjan, PUCI, 2003, p. 44.
[319] DESCARTES, René, Les Règles pour la direction de l’esprit, op.cit,Règle IV, p. 94
[320] Idem,Règle IV, p. 97.
[321] DESCARTES, René, Les Règles pour la direction de l’esprit, op.cit,Règle IV, pp. 98-99.
[322] DESCARTES (R).- Discours de la méthode, op.cit,Deuxième partie, p. 91.
[323] DESCARTES, René, « Lettre à Mersenne du 27 Juillet 1638 », in Œuvres Philosophiques, tome II, p.268.
[324] DESCARTES, René, Les Principes de la philosophie, op.cit, Seconde partie, p.22.
[325] DESCARTES, René, Le Monde ou le Traité de la lumière, in Œuvres Philosophiques, tome I, Ch. VI, p.343.
[326] COSTABEL, Pierre, Démarches originales de Descartes savant, Paris, Vrin-reprise, 1982, p.11.
[327] DESCARTES, René, Le Traité de l’homme, in Œuvres Philosophiques, tome I, pp. 479-470.
[328] DESCARTES, René, Discours de la méthode, op.cit, Deuxième partie, p. 93.
[329] SEGOND, Jeanne, La sagesse cartésienne et la doctrine de la science, Paris, Vrin, 1932, p. 31.
[330] HUSSERL, Edmund, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, Paris, éd. Vrin, 2001, trad. par Gabrielle Peiffer et E. Levinas, p. 17.
[331] HUSSERL, Edmund, Philosophie première, vol.1, 1923-1924. Histoire critique des idées, trad. par Arion L. Kelkel, Paris, éd. P.U.F., 2003, pp. 8-9.
[332] DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, Paris, éd. Flammarion, 1979.
p. 79.
[333] HUSSERL, Edmund, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, op.cit., p. 21.
[334] HUSSERL, Edmund, Philosophie première. 1. Histoire critique des idées, op.cit., p. 85.
[335] Idem, p. 86.
[336] LYOTARD, Jean-François, La phénoménologie, Paris, PUF, 2011, p. 8.
[337] Idem, p. 8.
[338] HUSSERL, Edmund, L’idée de la phénoménologie, Paris, PUF, 1970, p. 45.
[339] Idem, p. 46.
[340] HUSSERL, Edmund, L’idée de la phénoménologie, op.cit., p. 41.
[341] Idem, p. 46.
[342] HUSSERL, Edmund, L’idée de la phénoménologie, op.cit., p. 251.
[343] HUSSERL, Edmund, Philosophie première, op.cit., p. 87.
[344] DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 81.
[345] Idem, p. 85.
[346] HUSSERL, Edmund, op. cit. p. 251.
[347] Idem, p.18.
[348] HUSSERL, Edmund, L’idée de la phénoménologie, pp. 42-43.
[349] Idem, p. 61.
[350] Idem, p. 48.
[351] DESCARTES, René, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1989, p. 71.
[352] RICŒUR, Paul, « Étude sur les ” Méditations Cartésiennes ” de Husserl », in Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 52, N°33, 1954, p. 76.
[353] HUSSERL, Edmund, Médiations cartésiennes, op.cit., p.23
[354] GILSON, Étienne Gilson, La philosophie au Moyen Âge : des origines patristiques à la fin du XIVe siècle, Paris, Payot, 1952, p. 13.
[355] CORÉLUS, Jean et LUCAS, Vie de Spinoza, Paris, Éditions Allia, 2002, pp. 18-33.
[356] SPINOZA, Baruch, Traité de la réforme de l’entendement humain, Paris, coll « les Intégrales de philosophie », Nathan, 1987, dir Bruno Huisman, p. 9.
[357] HUISMAN Bruno, « Vie et œuvre de Spinoza » in Traité de la réforme de l’entendement humain, Paris, coll « les Intégrales de philosophie », Nathan, 1987, dir Bruno Huisman, p. 9.
[358] Ibidem.
[359] Ibidem.
[360]Pour une étude détaillée des causes possibles du herem, voir la biographie de Steven Nadler, Spinoza, p. 158-168 et p. 178-185. En plus des hypothèses habituelles, signalées dans l’article, Nadler insiste sur l’aspect politique de la décision. Celle-ci aurait eu pour but, entre autres, de démontrer aux autorités hollandaises que la communauté juive ne constituait pas un refuge pour les hétérodoxes « séditieux » qui remettaient en cause, non seulement les principes fondateurs du judaïsme, mais aussi ceux du christianisme. En particulier, la communauté affichait, par cette décision, son refus de tolérer un partisan du cartésianisme, philosophie qui provoquait alors beaucoup de remous en Hollande.
[361] Extrait du texte original du herem (excommunication) prononcé contre Spinoza le 27 juillet 1656, tel qu’il se trouve dans le Livro dos Arcordos de Naçam, Archive municipal d’Amsterdam.
[362] SPINOZA, Baruch.- Traité de la réforme de l’entendement humain, Paris, coll « les Intégrales de philosophie », Nathan, 1987, dir Bruno Huisman, p. 9.
[363] Idem, p. 179.
[364] HUISMAN, Bruno, « Vie et œuvre de Spinoza » in Traité de la réforme de l’entendement humain, Paris, coll « les Intégrales de philosophie », Nathan, 1987, dir Bruno Huisman, p. 9.
[365] SPINOZA, Baruch, Traité théologico-politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, p. 1.
[366]Idem, p. 174.
[367] Idem, p. 298.
[368] Idem, p. 177.
[369]SPINOZA, Baruch, Traité politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris G.F., 1966, p. 120.
[370] SPINOZA, Baruch, Traité théologico-politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, p. 290.
[371] Ibidem.
[372] SPINOZA, Baruch, Traité théologico-politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, p. 290.
[373] HOBBES, Thomas, Léviathan : Traité de la matière, de la forme de la République ecclésiastique et civile, trad. fr. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 520.
[374] SPINOZA, Baruch,Traité politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, G.F.,1966, p. 36.
[375] TROISFONTAINES, Claude, « Liberté de pensée et soumission du politique selon Spinoza » in Revue philosophie de Louvain, quatrième série, tome 84, n°62, 1986, p. 188.
[376] SPINOZA, Baruch, Traité politique, trad. fr, Charles Appuhn, Paris, GF, 1966, p. 160.
[377] SPINOZA, Baruch, Traité politique, trad. fr, Charles Appuhn, Paris, GF, 1966, p. 160.
[378] SPINOZA, Baruch, Traité théologico-politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, p.10.
[379] Idem, p.179.
[380] « Lettre XXX de Spinoza à Henri Oldenburg » in Spinoza.- Traité politique, trad. Charles Appuhn, Paris, GF, 1966, pp. 232-233
[381] SPINOZA, Baruch, Traité théologico-politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, p.217.
[382] La Bible : Ancien Testament, Deutéronome 34, 10
[383] SPINOZA, Baruch.- Traité théologico-politique, trad. Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, pp. 168-169.
[384] Idem, p. 170.
[385] BORDREUIL, Pierre et BRIQUEL-CHATONNET, Françoise, Le Temple de la Bible, Paris, Gallimard, 2003, p. 296.
[386] SPINOZA, Baruch, Traité théologico-politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, p. 245.
[387] SPINOZA, Baruch, Traité théologico-politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, pp. 617-618.
[388] SPINOZA, Baruch, Traité politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF, 1966, p. 141.
[389] SPINOZA Baruch, Traité politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF, 1966, p. 49.
[390] ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du Contrat social, Paris, UGE, 1982, p. 78.
[391] SPINOZA, Baruch, Traité théologico-politique, trad. fr, Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, p. 291
[392] SPINOZA, Baruch, Traité politique, trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF, 1966, p. 49.
[393] SPINOZA, Baruch, Traité théologico-politique, trad. fr, Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, p. 294.
[394] SPINOZA, Baruch.- Traité théologico-politique, trad. Charles Appuhn, Paris, GF, 1965, p. 294.
[395] Ibidem
[396] Ibidem
[397]SOCIÉTÉ DE MONTESQUIEU, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Compilation en un document unique d’une page disponible sur Wikisource : http://fr.wikisource.org/wiki/Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Version pdf, version rtf. p. 2 / 201 (Consultée le 4 mars 2007).
[398]MONTESQUIEU cité par TODOROV, Tzvetan, Entre anciens et modernes : Vico et Montesquieu, Paris, Flammarion, 1990, p.402 (variante).
[399]TODOROV, Tzvetan, Entre anciens et modernes : Vico et Montesquieu, Paris, Flammarion, 1990, p.402.
[400]MACHIAVEL, Nicolas, « Histoire de Florence », in Œuvres complètes, 1952, p. 962, trad. de la Pléiade, Paris, Gallimard.
[401]NAMER, Emile, Machiavel, Presse Universitaire de France, 1961, p. 35.
[402] NAMER, Émile, Machiavel, op. cit., p. 30.
[403]MACHIAVEL, Nicolas, Le prince, trad. Marie Gaille-Nikodimov, Librairie générale Française, 2000, pp. 84-85.
[404] NAMER, Émile, Machiavel, op.cit., p. 31.
[405]MACHIAVEL, Nicolas, « Discours sur la première décade de tite-live » in Œuvres complètes, trad. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1952, p. 416.
[406]NAMER, Émile, Machiavel, op.cit., p. 152.
[407] MACHIAVEL, Nicolas, Le prince, trad. Marie Gaille-Nikodimov, Librairie générale Française, 2000, p. 309.
[408]NAMER, Émile, Machiavel, op.cit., p. 45.
[409]MACHIAVEL, Nicolas, op.cit., p. 707.
[410]Idem, p. 714.
[411]Idem, p. 405.
[412]MACHIAVEL, Nicolas, « Discours sur la première décade de tite-live » in Œuvres complètes, op.cit, p. 477.
[413] NAMER, Émile, Machiavel, op.ci., p. 147.
[414] Idem, pp. 143-143.
[415] ROUSSEAU, Jean Jacques, Du contrat social, Paris, Flammarion, 1992, p.100.
[416] Ibidem.
[417] DYBI, N’dri Cyrille, La face cachée de Machiavel, Abidjan, Balafon, 2013, pp. 183-184.
[418] Ibidem.
[419] MACHIAVEL, Nicolas, Le Prince, op.cit., p. 124.
[420] Idem, pp. 127-129.
[421] MAIRET, Gérard, « Le prince » in les grandes œuvres politiques, Paris, Librairie générale Française, 1993, p. 82.
[422] SCHMITT, Carl, Théologie politique, trad. Gallimard, Paris, Gallimard, 1988, p.15.
[423] GRANGE, Juliette, L’idée de République, Paris, Pocket, un département d’univers poche, 2008, p.102.
[424] MAURICE, Agilhon, La république, Paris, Hachette, 1990, p. 22.
[425] GRANGE, Juliette, L’idée de République, op.cit, p.103.
[426]MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, Paris, Flammarion, 1979, p. 294.
[427]MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, op.cit., p. 293.
[428]SOCIÉTÉ DE MONTESQUIEU, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. op.cit., p. 6.
[429] HABERMAS, Jürgen , Droit et démocratie, traduit de l’Allemand en français par Rochlitz, R. et Bouchindhomme, C, Paris, Gallimard, 1992, p. 166.
[430] Ibidem.
[431] CAMBIER, Alain, Montesquieu et la liberté, op.cit, pp. 141-142.
[432] MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, op.cit, p. 292.
[433] ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, op.cit, p. 61.
[434] CAMBIER, Alain, Montesquieu et la liberté, op.cit, p. 237.
[435] N’DRI, Diby Cyrille, La face cachée de Machiavel, op.cit, p. 53.
[436] WEBER, Max, Le savant et le politique, traduction de Colliot-Thélène, C, Paris, La découverte, 2003, p. 118.
[437]N’DRI, Diby Cyrille, La face cachée de Machiavel, op.cit., pp. 164-182.
[438] CAMBIER, Alain, Montesquieu et la liberté, op.cit, p. 238.
[439] MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, op.cit, p. 293.
[440]MACHIAVEL, Nicolas, op.cit., pp. 123-127.
[441] La pensée au sens objectif, Frege la définit ainsi : « j’’entends par pensée non pas l’acte subjectif de pensée, mais son contenu objectif (…) » (Écrits logiques et philosophiques, traductions de Claude Imbert, Éditions du Seuil, 1971, p.108),cité par Popper K.R.,Connaissance objective, trad. Jean-Jacques Rosat, Paris, Champ/ Flammarion,1991, pp.136 et pages suivantes. Popper oppose ce sens au « je pense » de Descartes qui décrit un état intérieur voir une prédisposition. Il est subjectif tout comme le « ce que je sais …» de Socrate. Mais Popper ne cite pas Socrate dont il se réclame. Voir Conjectures et réfutations, pp.35 et pages suivantes.
[442] La version épistémologique de la théorie expressionniste de l’art tient le savoir pour une croyance, un état de conscience, un sentiment que l’on essaie d’extérioriser. Comme une œuvre d’art, ce savoir est irréfutable. Sa véracité ou fausseté dépend de l’état des facultés cognitives du savant.
[443] POPPER, Karl Raimund, la connaissance objective, Paris, Ed. Complexe, trad. Catherine Batynss, 1978, p. 157.
[444] Ibidem.
[445]Popper, Karl R., La Logique de la découverte scientifique, trad. Nicole Thyssen-Rutten et Ph. Devaux, Paris, Payot, 1978, p. 4.
[446]Ibidem.
[447] BACHELARD, Gaston, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, J.Vrin, 1981, pp. 248-249.
[448] POPPER, Karl R., La Connaissance objective, op, cit, p.135.
[449] POPPER, Karl R., La Connaissance objective, op.cit. p. 35.
[450] DISSAKÈ, E.Malolo, Karl Popper. Langage, falsification et science objective, Paris, puf, 2004, p. 92.
[451] POPPER, Karl Raimund et LORENZ, Konrad, L’Avenir est ouvert, Entretien d’Altenberg, trad. J.Etoré, Paris Flammarion, 1990, p. 50.
[452] POPPER, Karl R., La Connaissance objective, op.cit, p. 182.
[453] POPPER, Karl R., Conjectures et réfutations, trad. Michelle-Irène et Marc. B. de Launay, Paris, Payot, 1985, p. 35.
[454] Ibidem, p.36
[455] POPPER, Karl R., La Connaissance objective, op.cit, p. 208.
[456] Idem, pp. 208-209.
[457] Popper, Karl R., Conjectures et réfutations, op. cit. p. 38.
[458] POPPER, K.R., La Connaissance objective, op.cit. p. 136.
[459] Ibidem
[460] PLATON, Apologie de Socrate, CRiton, Phédon, Trad. Émile Chambry, G-F, Paris, 1965, p. 145.
[461] Rodis-Lewis, Géneviève, L’œuvre de Descartes, paris, J.Vrin, 1971, p. 57.
[462] POPPER, K.R., La Connaissance objective, op.cit. p. 11.
[463] RODIS-LEWIS,op.cit., p. 115.
[464] POPPER, Karl R., Conjectures et réfutations, op.cit. pp. 272-273.
[465] POPPER, Karl R., Conjectures et réfutations, op.cit. p. 273.
[466] Idem, p. 272.
[467] Ibidem
[468] Idem, p. 266.
[469] J. Eccles cité par MORIN, Edgar, Méthode 2. La vie de la vie, Paris, Ed. Seuil, 1980, p. 426.
[470] Popper, Karl R., Conjectures et réfutations, op cit., p. 321.
[471] Paul Feyerabend soulignait déjà cette tendance de Popper au dénigrement. Contre Bohr « Après son hommage poli aux qualités personnelles merveilleuses de Bohr, il sort deux de ses armes les plus favorites : la description faussée et la calomnie ». Adieu la raison, trad. Baudouin Jurdant, Paris, Seuil, 1989, p. 210.
[472]Delacampagne, Christian, « Les fondements philosophiques d’une critique du marxisme », in Karl Popper et la science d’aujourd’hui, Colloque de Cérisy, Paris, Aubier, 1989, pp. 422-423.
[473] Idem, p.321.
[474] MORIN, Edgar, La méthode 3, La Connaissance de la connaissance, Paris, Seuil, 1986, p. 18.
[475]DIBY, Koffi Charles, Management des services publics en Afrique, Abidjan-Côte d’Ivoire, Edition CEDA-NEI, 2007, p. 3.
[476]MASLOW, Abraham, A Theory of Human Motivation, publié originellement dans Psychological Review, 50, 1943, pp. 370-396.
[477]KESSY, Zadi Marcel, Culture Africaine et gestion de l’entreprise moderne, R.C.I., Edition CEDA, 1998, p. 252.
[478] LOGAN, Dave et KING, John, Managez votre tribu, Paris, Edition Leduc.s, 2013, p. 351.
[479]La politique salariale est le nerf de la guerre en terme de motivation et d’implication des collaborateurs, même si aujourd’hui un consensus se dégage pour affirmer que cet outil n’est pas (ou plus) prépondérant pour fidéliser ses salariés.
[480] Le bonus (du latin bonus, « bon », contraire de malus) est un plus, une plus-value, un élément ajouté. Dans cette unité d’assurance, le terme « bonus » peut faire référence à la notion suivante. Le bonus-malus qui est une méthode de pondération utilisée en particulier par les maisons d’assurances.
[481] PERETTI, Jean-Marie, Ressources Humaines, Paris, 13ème Edition Vuibert, 2011, p. 587.
[482]TEMPLAR, Richard, Les 100 règles d’or du management : un autre point de vue sur l’art de diriger, Paris, octobre 2013, p. 250.
[483]DANSOU, Vidjannagni Luc, Manager par la discipline : 8 règles pour créer une entreprise performante, Bibliothèque national du Benin, Edition Tchewato, 09 janvier 2014, p. 180.
[484]JANSEN, Franck, Entreprendre une introduction à l’entreprenariat, Paris, Edition de Boeck, avril 2009, p. 343.
[485]DUCELLIER, Annie, La nécessité, un atout pour l’entreprise, France Versailles, Edition Mil alma, 2005, p. 256.
[486]Désigne le fait que les augmentations de salaires, lorsqu’elles existent, sont différenciées selon les salariés et dépendent d’appréciations individuelles liées soit à la mesure du travail fourni (quand elle est possible), soit à l’atteinte d’objectifs fixés par le supérieur hiérarchique.
[487] BIEF, Gérard, François, Marie, Evaluer des compétences guide pratique, Bruxelle, Edition de Boeck, 2011, p. 207.
[488] Lire à ce sujet, BLE, Goudé Charles, Côte d’Ivoire. Traquenard électoral, Paris, L’Harmattan, 2011 ; BOGA, Sivori, Alassane Dramane Ouattara. Un drame pour la Côte d’Ivoire, Abidjan, La Refondation, 2010 ; MOYA, Collett, “Ivorian identity constructions: ethnicity and nationalism in the prelude to civil war”, in Nations and Nationalism, Vol. 12, n° 4, 2006, pp. 613-629 ; BANEGAS, Richard, ‘’Côte d’Ivoire : patriotism, ethnonationalism and other African modes of self-writing’’ In African Affairs, Vol. 105, 2006, pp. 535-552 et COULIBALY, Mamadou, La guerre de la France contre la Côte d’Ivoire, Abidjan, La Refondation, 2003.
[489] Pendant les élections présidentielles d’octobre 2010, le FPI et ses alliés se sont regroupés au sein de La Majorité Présidentielle (LMP).
[490] Il s’agit notamment du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), du Rassemblement Des Républicains (RDR), de l’Union pour la Démocratie et la Paix en Côte d’Ivoire (UDPCI) et du Mouvement des Forces d’Avenir (MFA).
[491] SORO, Guillaume, Pourquoi je suis devenu un rebelle. La Côte d’Ivoire au bord du gouffre, Paris, Hachette Littératures, 2005.
[492]BARKAN, Joel, ‘’Kenya after Me’’, in Foreign Affairs, n°1, Vol. 83, 2004 et WRZESINKA, Alicja, « La jeunesse africaine et les transformations socioculturelles en Afrique noire (le cas du Zaïre) », Africana Bulletin, n°43, 1995, p. 43-72.
[493]MBEMBE, Achille, Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire, Paris, l’Harmattan, 1991 ; COMAROFF, Jean et COMAROFF, John, « Réflexions sur la jeunesse. Du passé à la post-colonie », in Politique africaine, n° 80, 2000, p. 90-110.
[494]DIOUF, Mamadou, « Engaging Postcolonial Cultures: African Youth and Public Space », in African Studies Review, n°2, Vol. 6, 2003, p. 1-12.
[495] Cf. le Journal officiel de la République de Côte d’Ivoire du 31 juillet 1975.
[496]Cf. RÉPUBLIQUE DE CÔTE D’IVOIRE, DSRP. Stratégie de relance du développement et de réduction de la pauvreté, Abidjan, 2009.
[497]Groupe sociolinguistique établi dans la partie septentrionale de la Côte d’Ivoire et ayant pour ville principale Korhogo.
[498] Massif forestier plus ou moins important abritant le poro et ses attributs.
[499] La classe des enfants ou des jeunes.
[500] La classe des adultes.
[501] SORO, Tiona Remy, Le sacré et le profane chez les Sénoufo, Abidjan, Balafons, 2012.
[502]À l’Université, dans une école professionnelle, dans une grande école ou dans d’autres domaines de formation.
[503]GUERY, Michel, Jeunesse urbaine et culture en milieu populaire abidjanais, Abidjan, INADES, 1990.
[504]FIE DOH, Ludovic, Musiques populaires urbaines et stratégies du refus en Côte d’Ivoire, L’Harmattan, 2012 ; AKINDES, Francis, Les racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire, Dakar, Codesria, 2004 ; KIPRE, Pierre, Côte d’Ivoire. La formation d’un peuple, Paris, SIDES IMA, 2005 et N’GORAN, Koffi Parfait, L’Etat ivoirien et les coopératives féminines : organisation et pratiques marchandes des commerçantes de produits vivriers dans le contexte de la nouvelle loi coopérative, Université de Bouaké/Université de Bordeaux 2, 2008.
[505] Fonds Monétaire International.
[506]AKINDES, Francis, « Inégalités sociales et régulation politique en Côte d’Ivoire. La paupérisation est-elle réversible ? », in Politique Africaine, n° 78, 2000, p. 126-141
[507] Dans le cadre des PAS, les bourses, les aides, les internats et autres avantages sociaux accordés aux élèves et étudiants de Côte d’Ivoire ont progressivement été réduits ou supprimés.
[508]Quartier populaire situé au nord d’Abidjan.
[509]La naissance de la FESCI a consacré l’affaiblissement et presque la disparition du Mouvement des Elèves et Etudiants de Côte d’Ivoire (MEECI) bras séculier du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) en milieu estudiantin sous le règne d’Houphouët Boigny.
[510] Quartier populaire situé au nord-ouest d’Abidjan.
[511] Quartier populaire situé au sud d’Abidjan.
[512] Principal centre administratif et des affaires de la capitale économique ivoirienne.
[513] On le dit premier orateur de la Sorbonne d’Abidjan. Le « Vieux Philo » serait un vieillard qui, dans ses critiques s’en prenait violemment au régime d’Houphouët Boigny. Ces propos étaient suivis par de nombreuses personnes au Plateau.
[514] BAHI, Aghi, « La ‘’Sorbonne’’ d’Abidjan : rêve de démocratie ou naissance d’un espace public », In Revue Africaine de Sociologie, Vol. 7, n° 1, 2003, p. 7.
[515] Située en plein cœur du quartier des affaires Plateau, la Sorbonne est considérée comme le premier espace de discussions de rue en Côte d’Ivoire.
[516] HABERMAS, Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Karthala, 1997.
[517] N’GORAN, Koffi Parfait et SILUE, N’tchabétien Oumar, « Modes de participation des jeunes au jeu politique en Côte d’Ivoire : l’exemple des espaces de discussions de rue », in European Scientific Journal, 2012, Vol. 8, N°8.
[518] BAHI, Aghi, op. cit.
[519] THEROUX-BENONI, Lori-Anne et BAHI, Aghi, « A propos du rôle des médias dans la crise ivoirienne… », In Les frontières de la citoyenneté et la violence politique en Côte d’Ivoire. Sall, E and Ouédraogo, J-B., Dakar, CODESRIA, 2008, p. 208.
[520] À Bouaflé, Daloa, Sinfra (centre-ouest du pays) et à Ferkessédougou, Kong, Korhogo et Odienné (dans le nord).
[521] Le Sénat n’a pas existé dans le sud du pays.
[522] Située au centre de la Côte d’Ivoire, la ville de Bouaké a abrité les principaux services de l’administration politique et militaire de la rébellion ivoirienne.
[523] SILUE, N’tchabétien Oumar, Médiatisation des idéologies politiques dans les espaces de discussions de rues : le cas du discours politique sur l’identité nationale au cours des audiences foraines de 2006. Contribution au Projet « Conflits en Côte d’Ivoire : dynamiques et représentations », Abidjan, CERAP/IDDH, 2006.
[524] Les partis résiduels comme le Parti Ivoirien des Travailleurs (PIT) et le Parti Communiste de Côte d’Ivoire (PCI) prenaient souvent part aux débats.
[525] LORA, De Marie, Marketing politique : mode d’emploi, Paris, Studyrama perspectives, 2006 ; DRIENCOURT, Jacques, La propagande, nouvelle force politique, Paris, Armand Colin, 1950.
[526] VANCE, Packard, La persuasion clandestine, Paris, Calmann-Lévy, 1958.
[527] http://www.pdcirda.org/, http://www.ado.ci/accueil.php, http://liberte.fpi.ci/.
[528] http://www.lasorbonneci.net/. En octobre 2010, ce site a réalisé un sondage pour évaluer la côte de popularité des candidats aux élections présidentielles.
[529] Le site d’Alassane Ouattara : http://www.ado.ci/; le site du Président de la jeunesse du RDR, Karamoko Yayoro : http://kara 2009.blog.fr.
[530] Argot ivoirien qui signifie parcourir les titres des journaux sans prendre connaissance du contenu.
[531] E. Membre d’un Grin d’Abobo, Septembre 2006
[532] Il s’agit des combats qui ont opposés les forces loyales à Laurent Gbagbo aux soldats des forces nouvelles rebaptisées forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), lors des violences post-électorales de 2010.
[533] www.rti.ci.
[534] SB, Orateur de la Sorbonne, mars 2011
[535] www.lavoixdugolf.net.
[536] Chaîne de télévision mise en place par le RHDP pendant les violences post-électorales.
[537] L., Membre du Grin Djolème d’Adjamé, mars 2011
[538] F.I, Membre du Sénat de Bouaké, mars 2011
[539] RENAUD, Pascal, Internet Nord-Sud : Fosse ou Passerelle Numérique ?, 2005, http://www.tic.ird.fr/article.php?id_article=29.
[540] BAHI, Aghi, « Les tambours bâillonnés : contrôle et mainmise du pouvoir sur les médias en Côte d’Ivoire », Media Development, Vol. 45 n° 4, 1998, p. 36-45.
[541] BRUNET, Patrick, VETTRAINO-SOULARD, Marie-Claude, TIEMTORE, Oumarou, Les enjeux éthiques d’Internet en Afrique de l’Ouest. Vers un modèle éthique d’intégration, Laval, CRDI/Les Presses de l’Université Laval, 2002.
[542] LARKIN, Brian, « Nigerian Video : The Infrastructure Of Piracy », Politique Africaine, n° 100, 2006, p. 146-164.
[543] ARNAULT, Karel, « Mouvement patriotique et construction de l’ « autochtone » en Côte d’Ivoire », In Afrique et développement, Vol. XXXIII, n° 3, 2008, p. 1-20.
[544] C’est une vidéo qui traite d’une tentative de coup d’Etat qui aurait été organisée par Ibrahim Coulibaly (IB), ancien soldat de l’armée en exil pour renverser le Président Laurent Gbagbo. Il a été abattu le 27 avril 2011 au nord d’Abidjan par les Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI).
[545] R. T., Sorbonne, janvier 2008.
[546] SILUE, N’tchabétien Oumar, « Vidéo et espace politique : le cas de la Côte d’Ivoire », In Mudimbé, V.Y. (dir.), Contemporary African Cultural Productions, Dakar : CODESRIA, 2012, pp. 199-234.
[547] Femme de médias, elle a été la Directrice de l’entreprise de communication « Africa Queens ». Ancienne animatrice à la télévision nationale, la RTI, elle fut membre de la galaxie patriotique.
[548] En Côte d’Ivoire, c’est l’appellation Djoula ou Dioula qui est généralement employée pour désigner ce groupe ethnolinguistique originaire du nord, mais disséminé sur toute l’étendue du territoire du fait du commerce qui est son activité économique principale.
[549] Mot malinké qui signifie homme, personne. Dans le sens de cet article, il désigne les membres de LMP.
[550] Acronyme des nom et prénoms d’Alassane Dramane Ouattara.
[551] Présentement, actuellement.
[552] Membre du Grin Djolème d’Adjamé, octobre 2010
[553] Battre, frapper ou passer à tabac.
[554] Sans courir le risque de poursuites judiciaires ou autres formes de représailles.
[555] Il s’agit entre autres de « Gbagbo dans le tourbillon du Golfe de Guinée » de O’Cétaril, de « Rwanda : Genocide made in France » de Black Echo et de la visite à Abidjan des membres du panel de l’Union Africaine avec un accent particulier mis sur l’impressionnant dispositif de sécurité du Président Sud-Africain Jacob Zuma.
[556] JOURNET, Nicolas, « La culture du mobile », Sciences humaines, n° 185, 2007, p. 27.
[557] En Août 2012, le Ministre de la poste et des TIC a affirmé au cours d’une tournée des centres d’identification des abonnés des téléphones mobiles que la Côte d’Ivoire compte 18 millions d’abonnés.
[558] K., Membre de la Sorbonne, mai 2006.
[559] DESJEUX, Dominique, Usages et enjeux du SMS en Chine, en France et en Pologne,2005. http ://www.argonautes.fr/sections.php ?op=viewarticle&artid=353 ; KIBORA, Ludovic, « Téléphonie mobile. Appropriation du SMS par une société de l’oralité » ecas2007.aegis-eu.org/commence/user/view_file_forall.php?fileid=811).
[560] MARTIN, Corinne, Le téléphone portable et nous. En famille, entre amis, au travail, Paris, l’Harmattan, 2007.
[561] En janvier 2006, suite à une décision du Groupe de Travail International (GTI) qui constatait, selon lui, la fin du mandat de l’Assemblée Nationale ivoirienne, les patriotes ont organisé de violentes manifestations dans les rues d’Abidjan qui ont poussé le GTI à se raviser.
[562] C’est propre est une expression qui signifie que tout c’est bien passé avec un résultat qui ne souffre d’aucune contestation.
[563] Cette expression traduit le quadrillage de toute la ville d’Abidjan par la multiplication des Agoras et Parlements qui encadraient idéologiquement les populations. G., Membre de la Sorbonne mai 2006
[564] Cette opération a été lancée sur le site www.infoscotedivoire.net.
[565] Yun Ji Choi fut jusqu’en 2011, le Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations Unies en Côte d’Ivoire et le Responsable principal de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI).
[566] Texte de la bande déroulante qui figurait sur le site infoscotedivoire.net en 2010.
[567]JAUREGUIBERRY, Francis, Les branchés du portable. Sociologie des usages, Paris, PUF, 2003.
[568] À ce jour, le champ politique en Côte d’Ivoire enregistre plus de cent partis politiques.
[569] Propos tenus le 13 septembre 2005 par Madame Constance Yaï, ancienne ministre et activiste pour la défense des droits des femmes en Côte d’Ivoire lors d’une formation des formateurs/formatrices en matière de lutte contre les violences basées sur le genre en période post-crise organisée par l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI).
[570] K. septembre 2006
[571]APPADURAI, Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2000 ; ELLUL, Jacques, Le bluff technologique, Paris, Hachette Littératures, 1988.
[572]NYAMNJOH, Francis, Africa’s Media, Democracy and the Politics of Belonging, Pretoria, London and New York, UNISA Press, Zed Books, 2005.
[573]MBEMBE, Achille, « A propos des écritures africaines de soi », in Politique Africaine, n° 77, 2000, p. 16-43.
[574]Entretien de Nadaud Clément, Président de la Sorbonne originel du plateau dans le journal en ligne Info d’Abidjan : http://www.infodabidjan.net/cote-divoire-politique-nadaud-clement-ne-soyez-pas-surpris-que-ouattara-soit-emporte-par-une-revolte-populaire-interview/.
[575]Entre autres, La Côte d’Ivoire débout : http://lacotedivoiredebout.ivoire-blog.com/tag/tribune+libre, Infodabidjan : http://www.infodabidjan.net/, Côte ivoire-lavraie : http://www.cotedivoire-lavraie.fr/, La voix de la résistance africaine (VRA) : http://vr-africa.com/.
[576]LEIMDORFER, François, « Enjeux et imaginaires de l’espace public à Abidjan », in Politique Africaine, n° 74, 1999, p. 51-74.
[577] Dans la commune de Port-Bouët, au sud de la ville d’Abidjan.
[578] POUILLON, Jean, Temps et Roman, Paris, Gallimard, 1946, p. 46.
[579] GENETTE, Gérard, Nouveau Discours du Récit, Paris, Seuil, 1983, p. 49.
[580] POUILLON, Jean, Temps et roman, Paris, Gallimard, Nouvelle édition augmentée, 1993, p. 77.
[581] GENETTE, Gérard, Nouveau discours du récit, op. cit, p. 50.
[582] GENETTE, Gérard, Nouveau discours du récit, op. cit, p. 49.
[583] POUILLON, Jean, Temps et roman, op. cit, p. 66.
[584] BAL, MIEKE, « narration et focalisation », Poétique 29, Paris, Seuil, 1977. La terminologie de « narrateur focalisateur », dont elle use, trouve caution à notre sens parce qu’elle est plus caractéristique de l’instance, sujet de la focalisation, l’instance qui voit limitée ici exclusivement à son caractère personnelle.
[585] GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 203
[586] BAKHTINE, Mikhaïl, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, p. 156.
[587] DURAS, Marguerite, Moderato cantabile, Paris, minuit, 1958, p. 24.
[588] Idem, p. 49.
[589]Idem, p. 11.
[590]Idem, p. 52.
[591]Idem, p. 10.
[592]DURAS, Marguerite, Moderato cantabile, Paris, minuit, 1958, p. 7.
[593]Idem, p. 12.
[594] DURAS, Marguerite, Moderato cantabile, op. cit, p. 52.
[595]Idem, p. 51.
[596] DURAS, Marguerite, Moderato cantabile, op. cit, p. 56.
[597] Idem, p. 10.
[598] DURAS, Marguerite, Moderato cantabile, op. cit, p. 19.
[599] BAKHTINE, Mikhaïl, La poétique de Dostoïevski, op cit, p. 344.
[600] Voici l’évolution de cette idylle. A la vue d’Anne, chauvin pâlit. «Il s’attarda (…) à voir enfin la ligne de ses épaules».[600] Après les yeux qui dévorent la femme aimée, «il releva la main, la laissa retomber près de la sienne sur la table, il la laissa là. Elle remarqua ces deux mains posées côte à côte pour la première fois.»
Ensuite, «il s’approcha de son visage assez près, posa ses mains contre les siennes sur la table»
et le contact physique s’établit. Le prétendant Chauvin continue sa quête toujours dans la perception descriptive du narrateur focalisateur extradiégétique. Il se fait plus hardi en parlant des seins de la femme du directeur des fonderies. « Chauvin lui parla d’autre manière –Vous étiez accoudée à ce grand piano. Entre vos seins nus sous votre robe, il y a cette fleur de magnolia –oui –Quand vous vous penchez, cette fleur frôle le contour extérieur de vos seins».
Poussé par le désir, Chauvin engage une conversation sur les décolletés d’Anne, sur l’emplacement et la température de la chambre d’Anne, faisant ainsi incursion dans sa stricte intimité. Cette perception sensuelle devient sensorielle par le recours aux sens de la perception que sont les yeux, les mains et le nez par l’odeur du magnolia entre les seins.
[601] DURAS, Marguerite, Moderato Cantabile, op cit, p. 71.
[602] Idem, p. 66.
[603] DURAS, Marguerite, Moderato cantabile, op. cit, Idem, p. 82.
[604] Idem, p. 84.
[605] Idem, p. 29.
[606] Idem, p. 84.
[607] DURAS, Marguerite, La maladie de la mort, Paris, Minuit, 1982, p. 45.
[608] DURAS, Marguerite, Moderato Cantabile, op. cit, p. 23.
[609] Idem, p. 63.
[610] Idem, p. 14.
[611] Idem, p. 16.
[612] Cf : Le marin de gibraltar, Les petits chevaux de tarquinia et Le Square.
[613] Le féminisme, parti historiquement du constat selon lequel, avant la première guerre mondiale, les femmes considérées comme des êtres intellectuellement inférieurs, sont considérées comme incapables de prendre part aux décisions régissant la société. Dominé par les hommes, le “sexe faible’’ conscient de cette injustice se révolte. Naitront ainsi des mouvements de protestions sous le vocable de féminisme. Le féminisme est donc un mouvement idéologique et philosophique dont la vocation est la promotion des droits des femmes tant dans la société civile que la vie privée. Ces différentes organisations ont pour objectifs l’abolition des inégalités sociales, politiques, économiques et culturelles dont souffrent les femmes. Ainsi, parti du XIXème siècle, ce mouvement connaitra plusieurs typologies : Le féminisme libéral, le féminisme socialiste pour arriver dans les années 1970 au féminisme radical. Le Néo féminisme en tant forme du féminisme radical différentiel, est un courant de pensée qui soutient la complémentarité des sexes et non la supériorité de l’un sur l’autre. Il milite, entre autres, pour la réappropriation de son corps par la femme. CF ANDERSON, Stéphanie, Le discours féministe de Marguerite Duras, Génève, Librairie Droz.S.A.1975.
[614] Une interview de Duras in Le Monde, 7mars, 1967, cité par Henry Micciollo, Lire Aujourd’hui Moderato Cantabile de Duras, Marguerite Paris, Hachette, 1978.
[615] Interview citée ci dessus, p. 31.
[616] Robbe-Grillet, Alain, Pour un Nouveau Roman, Paris, minuit, 1963 /2013, p. 149.
[617] Ibidem.