Perspectives 005-2013

Volume III  –  Numéro 5        Juin 2013         ISSN (en cours)

PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

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COMITÉ DE REDACTION

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Trésorier    : Dr Grégoire TRAORÉ, Maître-Assistant

Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Maître de Conférences

COMITÉ SCIENTIFIQUE

Prof. Aka Landry KOMÉNAN, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université de Bouaké

Prof. Antoine KOUAKOU, Maître de Conférences, Métaphysique et Éthique, Université de Bouaké

Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université de Bouaké

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Prof. Doh Ludovic FIÉ, Maître de Conférences, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université de Bouaké

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Prof. Kouassi Edmond YAO, Maître de Conférences, Philosophie politique et sociale, Université de Bouaké

Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université de Bouaké

Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou

Prof. N’Dri Marcel KOUASSI, Maître de Conférences, Éthique des Technologies, Université de Bouaké

Prof. Samba DIAKITÉ, Maître de Conférences, Études africaines, Université de Bouaké

Prof. Yahot CHRISTOPHE, Maître de Conférences, Métaphysique, Université de Bouaké

SOMMAIRE

1. Parallélisme possible entre la ‘’désertion intellectuelle et politique’’ chez Sénèque et pratiques africaines de la transhumance politique,

Paulin HOUNSOUNON-TOLIN…………………………………………………………1

2. L’identité de la raison dans L’exposition de mon système de la philosophie de Schelling, Georges ZONGO………………………………………20

3. Hegel et le droit : rejet systématique ou mise en garde contre le purisme juridique ?, Abou SANGARÉ………………………………………………38

4. Popper, pour ou contre l’épistémologie de la croyance ?

Lucien Ouguéhi BIAGNÉ………………………………………………………………..52

5. Du retour au sol natal de la technique à l’activité communicationnelle : Heidegger et Habermas,

Faloukou DOSSO………………………………………………………………………….72

6. L’éthique jonassienne comme fondement d’une conception égalitariste de la valeur de la vie, Grégoire TRAORÉ……………………………………………93

7. Enfant donneur – DPN – eugénisme : sens éthique d’effractions contemporaines, Adayé AHOUMA……………………………….………………….115

8. Jeu des médias et enjeux des crises africaines : le procès des “nouveaux Socrate”, Donissongui SORO………………………………………….135

9. La carnavalisation de la sexualité dans l’écriture romanesque de L-F. Céline, Manhan Pascal MINDIÉ………………………………………………………157

10. Calixte Beyala : du féminisme au métaféminisme,

Jean Soumahoro ZOH…………………………………………………………………..179

11. L’ambivalence du décepteur Araignée : le substrat littéraire d’un projet de société, Lonan CAMARA…………………………………………………200

12. Les tentatives de déstabilisation des pouvoirs politiques en Afrique : le cas de l’empire songhay au XVIè siècle,

Souleymane SANGARÉ………………………………………………………………….220

LIGNE ÉDITORIALE

L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.

Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ? 

Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.

Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.

Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.

Le comité de rédaction

PARALLÉLISME POSSIBLE ENTRE LA “DÉSERTION INTELLECTUELLE ET POLITIQUE” CHEZ SÉNÈQUE ET PRATIQUES AFRICAINES DE LA TRANSHUMANCE POLITIQUE

Paulin HOUNSOUNON-TOLIN

Université d’Abomey-Calavi (Bénin)

RÉSUMÉ :

La transhumance en politique est devenue en Afrique une réalité quotidienne de la vie politique. Perçue comme le signe de la non maturité politique du continent noir, la marque du mauvais fonctionnement des démocraties africaines, elle est comprise comme une question alimentaire. Or la pratique de la bonne désertion politique que Sénèque a transposée et défendue en philosophie, afin de justifier l’éclectisme intellectuel et l’universalité de toute vérité quelle que soit son origine, semble justifier une telle pratique. Une première lecture de certains passages de ses traités pourrait laisser croire qu’il la recommande non seulement au Sénat du Populus romanus, mais aussi son principe même en bravade métaphysique au sein de l’Ecole stoïcienne dans laquelle la philosophie doit aider à vivre mieux à la maison et non à couper les cheveux en quatre. Cette étude se propose donc d’examiner s’il s’agit de l’application d’un principe philosophique en politique ou si cette fameuse pratique de désertion en politique, devenue de la bonne et franche désertion en philosophie, ne traduit pas plutôt un autre aspect de la personnalité multiple de ce philosophe ?

Mots-clés : Désertion, Éclectisme intellectuel, Philosophie, Politique, Transhumance, Vérité.

ABSTRACT :

The problem of political exodus has become a daily reality of the political life in Africa. Viewed as signs of political immaturity of the black continent, bad implementation of the African democracies, it is considered to be a food matter. However the practice of good political exodus adapted and defended by Seneca in philosophy in order to justify the intellectual eclecticism and university of bare truth whatever its origin may be, seems to justify such a practice. A first glance, some passages of his treaties might get to believe that not only does he advise it to the Senate of the Rome people but also its very principle out of metaphysical bravado at the stoic school in which philosophy must help to have a better home life but not to split hairs. This survey, therefore, intends to see if it is about the implementation of a philosophical principle in politics or if this so – called political exodus, which has become a good and honest exodus in philosophy, rather highlight another aspect of this philosopher’s personality?

Keywords: Exodus, Intellectual eclecticism, Philosophy, Politics, Migration, Truth.

INTRODUCTION

La question de la transhumance en politique semble devenir la marque caractéristique de la vie politique en Afrique d’aujourd’hui. Elle est même perçue comme le signe de la non maturité politique du continent noir, la marque du mauvais fonctionnement des démocraties africaines. Et comprise comme une question alimentaire, elle fait penser aux déplacements des troupeaux en quête de nourritures. Elle apparaît ainsi comme une pratique peu recommandable et moralement et politiquement non correcte.

Or la pratique de la bonne désertion en politique que Sénèque a littéralement transposée et défendue en philosophie semble justifier la transhumance politique. Une première lecture de certains passages de ses traités pourrait laisser croire qu’il la recommande non seulement au Sénat du Populus romanus, c’est-à-dire à l’Assemblée nationale du peuple de Rome, mais aussi son principe en bravade métaphysique dans l’Ecole stoïcienne dans laquelle la philosophie doit aider à vivre mieux à la maison et non à couper les cheveux en quatre.

Notre objectif est d’examiner comment le philosophe s’est rendu compte, après coup, de l’utilité de l’usage de la désertion, dont il a fait l’expérience au Sénat de Rome, en méditations philosophiques. Ainsi pourrions-nous, semble-t-il, mieux saisir le rapprochement possible entre cette pratique et la façon de butiner de l’abeille, qui allant de fleur en fleur, afin de produire du bon miel, qui est l’objectif pédagogique visé par Sénèque dans cette transposition de la désertion en bravade métaphysique.

Nous partirons donc de cette pratique qui était au départ une procédure innommée, une pratique spontanée née de la Realpolitik, de l’exigence du politiquement correct, pour aboutir aux ‘’pratiques africaines de la transhumance politique’’ en passant par la ‘’nomination’’ de façon tardive de ladite procédure en bravade métaphysique’’, la ‘’bonne et franche désertion en philosophie’’, pour terminer par la ‘’promotion de l’éclectisme intellectuel, à l’image de l’abeille allant de fleur en fleur en vue de produire du bon miel’’, et la transhumance politique comme occasion d’acquisition de nouvelles expériences politiques.

Voilà donc quelques-uns des axes de réflexion qui pourront nous aider à mieux comprendre ce que Sénèque entend par désertion politique et intellectuelle. La compréhension de sa pensée pourrait amener les pratiquants de la transhumance politique en Afrique à ne pas le prendre faussement comme leur protecteur. Car il peut y avoir un grand fossé entre la désertion politique, dont Sénèque a fait l’expérience au Sénat de la Rome antique, et les pratiques africaines de la transhumance politique.

I. UNE PROCÉDURE INNOMMÉE AU DÉPART

Il existe bel et bien des passages dans les traités de Sénèque qui pourraient laisser croire qu’il pratique ce que nous appelons, aujourd’hui en Afrique, la transhumance politique et qui est le fait d’abandonner son parti politique pour un autre parti, souvent pour le camp de la mouvance présidentielle et suivi fréquemment de déclaration d’allégeance.

Dans la lettre 21, nous lisons en effet :

« La procédure qu’on applique au Sénat est, selon moi, bonne aussi en philosophie. Quelqu’un ouvre-t-il un avis qui correspond en partie à mon opinion ? Je l’invite à diviser la motion et j’appuie ce que j’approuve : ” Un denier, dit-il, n’est pas de mauvaise frappe du fait qu’un barbare, qui n’a pas reconnu l’estampille officielle, l’a refusé.” »

Le propos de Sénèque est clair et le ton montre, même pour ceux qui ne sont pas ses lecteurs, qu’il répond à une question ou qu’il justifie quelque chose. La référence à la procédure du Sénat romain est évoquée comme pièce justificative.

En effet, c’est suite à un reproche de Lucilius, destinataire des fameuses lettres, qui s’étonne que Sénèque fasse l’éloge d’Epicure dans le camp des Stoïciens, que Sénèque se souvint de cette procédure qu’il pratiquait au Sénat.

Quant à la référence à l’estampille d’une monnaie non reconnue par un barbare et qui fait que celui-ci la rejette, on peut la rapprocher de cette formule “Peu importe qu’une chose bonne trouve de mauvaises dispositions pour l’accueillir”[1] de Sénèque. En d’autres termes, “peu importe l’origine d’une formule de méditation hygiénique”.

Il s’agit en fait des formules de méditation hygiénique, dont son disciple l’accuse de les emprunter à Epicure, et que lui les juge comme propriétés communes et qu’on pourrait retrouver aussi bien chez les poètes que chez les historiens.

Elles sont à tout le monde et principalement à l’école du philosophe. Mais il sait par ailleurs qu’il n’emprunte pas grand’ chose à Epicure et aux autres. Ce ne sont que des principes généraux[2].

De quoi s’agit-il en fait ? Il s’agit d’un objectif pédagogique visé par Sénèque avec un style itératif. Dans ses fameuses Lettres à Lucilius, il a pris l’habitude de terminer les quarante premières lettres par une citation d’Epicure qu’il appelle joliment de moyen d’affranchissement de sa lettre.

Mais en fait, Lucilius, le destinataire de la fameuse correspondance, n’est pas un disciple du Stoïcisme et n’aurait manifesté aucune intention de s’y convertir. Il est épicurien convaincu2. Et l’objectif de Sénèque est justement de le convertir au Stoïcisme. D’où ses recours fréquents aux citations d’Epicure pour éviter à Lucilius, tout dépaysement, toute désorientation.

Et Sénèque justifie ses emprunts aux maximes d’Epicure par la procédure qu’il utilisait au Sénat romain et qui consistait à soutenir l’avis ou la motion d’un sénateur du camp adverse et qui ressemble en réalité à ce que nous appelons la transhumance politique.

II. NOMINATION DE LA PROCÉDURE DE VOTE DE SÉNÈQUE AU SÉNAT ROMAIN EN BRAVADE MÉTAPHYSIQUE

A. De la bonne et franche désertion en philosophie ou prendre le bien où il se trouve

Sénèque savait donc bien qu’il pratiquait la désertion en philosophie et pour s’en justifier, il se fonde sur le but de la quête de la santé mentale et sur son expérience du Sénat :

« “(…) Et tu oses faire l’écho des commandements d’Epicure dans le camp de Zénon ! Une bonne et franche désertion, si tu es las de ton parti, vaudra mieux que la trahison.” Voici, pour l’instant, ma réponse : “Exiges-tu de moi autre chose que de ressembler à mes chefs ? Eh bien ! si je ne prends pas la voie qu’ils m’ont prescrite, je prendrai celle où ils m’ont précédé.”(…) Si je montre que ces maximes sont aussi celles des stoïciens, ce n’est pas que je me sois fait une loi de ne jamais rien entreprendre contre la parole de Zénon ou de Chrysippe (…) se ranger toujours à l’opinion du même homme peut convenir dans une faction, mais ne convient pas dans un Sénat. Plût au ciel que la science humaine fût achevée, mise en pleine lumière, s’imposât par son évidence et que nos décrets fussent immuables ! Mais nous cherchons la vérité comme ceux mêmes qui nous l’enseignent »[3].

Ce que le philosophe veut nous signifier par la dernière phrase est que la vérité est de ces choses qu’il nous faut toujours apprendre, car il est difficile de vérifier si l’on sait ou pas. Et pour apprendre correctement la vérité, il convient d’aller de penseur en penseur pour pouvoir opérer soi-même la synthèse convenable.

Nous venons de voir dans le paragraphe précédent à quelle fin pédagogique Sénèque fait l’écho d’Epicure dans le camp des Stoïciens. Quant aux considérations d’ordre thérapeutique, le rapport entre le cherché et le recherché dont nous ne pouvons pas parler ici, le lecteur pourrait consulter notre thèse en philosophie[4].

La recherche d’un consensus au Sénat, le souligné du texte qui l’est par nos soins, auquel le philosophe fait allusion est une ingénieuse trouvaille, à notre sens, pour rendre compte des conditions épistémologiques de l’évolution des sciences exactes ou humaines. La science d’aujourd’hui discrédite celle d’hier, cela ne peut nullement signifier qu’elle ne lui doive rien. Sénèque est un fervent croyant des progrès scientifiques.

Mais ce souligné du texte nous montre clairement que Sénèque approuve, par réalisme et par patriotisme, ce que nous pourrons appeler le principe même de la transhumance politique. Dans la même citation, le philosophe ne manque pas de proclamer son indépendance et affirme que les progrès en sciences humaines ne sont possibles que si l’on reconnaît ce qui est vrai dans les trouvailles des écoles adverses.

B. Parallélisme entre l’éclectisme de Sénèque et l’art de butiner de l’abeille en vue de produire du bon miel

Dans une faction, il est peut-être convenable de se ranger indéfiniment à l’opinion du même homme, mais ceci ne peut convenir au Sénat, nous dit Sénèque qui a été un moment donné le personnage politique le plus important du gigantesque Empire des Césars. Ce que dit le philosophe ici peut être glosé de plusieurs manières et correspond parfaitement bien à la logique même de la quête de la sagesse.

C’est dans ce sens qu’il faut comprendre sa référence à la méthode appliquée au Sénat. C’est un appel qui est encore d’actualité aujourd’hui. Il permet d’éviter les redites inutiles tout en faisant progresser les recherches scientifiques.

Par contre, Sénèque, comme Epictète[5], se veut le farouche adversaire des éternels commentateurs dont les recherches ne favorisent en fait aucun progrès. En effet, le commentateur ne contribue en rien aux progrès scientifiques :

« “Zénon a dit ceci.”(…) “Cléanthe pense ainsi.” et toi, que penses-tu ? Marches-tu toujours sous les ordres d’autrui ? Sois chef ; prononce des paroles qui puissent se graver dans les mémoires. Produis quelque chose de ton fonds. Pauvres hommes, sans autorité, commentateurs éternels tapis à l’ombre des grands noms ! Je leur dénie à tous la moindre générosité d’âme, puis qu’ils n’ont jamais eu le courage d’accomplir une bonne fois ce qu’ils ont longtemps appris. C’est leur mémoire qu’ils ont exercée sur les conceptions des autres. Or, se souvenir n’est pas savoir. Se souvenir, c’est conserver le dépôt commis à la mémoire ; savoir, c’est faire sienne toute notion acquise, sans s’accrocher à un modèle, sans retourner à tout bout de champ vers le maître (…) Laisse donc un peu d’intervalle entre toi et ton livre. Eh quoi ! disciple indéfiniment ? Tiens école toi-même (…) Or, comment arriver au terme de la découverte, si nous nous en tenons aux découvertes connues ? Et puis, celui qui chemine à la suite d’un autre ne découvre rien et même, pour mieux dire, ne cherche rien. Je veux bien, quant à moi, prendre la route frayée ; mais si je trouve une plus proche et plus unie, je me la paverai. Ceux qui ont remué avant nous ces problèmes ne sont pas maîtres arbitraires de notre pensée ; ils sont nos guides. La vérité offre accès à tous. On ne se l’est pas annexée jusqu’ici ; et le champ qu’elle laisse aux hommes à venir est encore plus vaste »[6].

Cette citation complète la précédente. Ses soulignés, nous autorisent à dire que de même qu’il ne convient pas d’être disciple éternel d’un maître arbitraire, et qu’il convient de tenir école soi-même, on peut dire que de même, qu’il convient de créer soi-même son parti politique si c’est dans l’intérêt supérieur de la nation.

N’oublions pas que la bonne et franche désertion en réflexion philosophique est tirée de l’expérience de sénateur romain de Sénèque et de son refus de prendre un Sénat, une Assemblée nationale, pour une faction où il conviendrait de se ranger toujours à l’opinion de la même personne.

La citation précédente véhicule cette idée ‘’ Exiges-tu de moi autre chose que de ressembler à mes chefs ? Eh bien ! Si je ne prends pas la voie qu’ils m’ont prescrite, je prendrai celle où ils m’ont précédé...

Car toute vérité étant vérité quelle que soit son origine :

« Il faut aller de l’un à l’autre et les corriger l’un par l’autre, de façon que, des éléments recueillis par la lecture, la composition, fasse un corps. Nous devons comme on dit, imiter les abeilles, qui vont de fleur en fleur butiner celles qui peuvent faire du miel. Tout ce qu’elles ont apporté, elles le disposent et le repartissent dans les rayons et, suivant le mot de notre grand Virgile, elles distillent le miel liquide et remplissent les cellules d’un doux nectar »[7].

Nous pensons donc qu’on peut gloser cette idée en disant que c’est l’éclectisme intellectuel, que défend Sénèque en bravade métaphysique, qui trouve sa justification dans son expérience de sénateur marquée par ce qu’on pourrait appeler transhumance politique. Sénèque ne justifie donc pas cette pratique par sa pensée philosophique, mais le contraire.

Il fait plutôt un parallélisme entre cette pratique, qui est une expérience politique acquise au Sénat de Rome et qui lui a fait comprendre que peu importe donc qu’une motion émane d’un adversaire ou d’un camarade politique, et l’éclectisme intellectuel qu’il juge nécessaire à la recherche de la vérité et qu’il convient de pratiquer à l’image de l’abeille butinant de fleur en fleur afin de produire du bon miel

III. QUESTION D’ATTRIBUTION

Si Sénèque s’intéresse aux formules d’Épicure, c’est parce qu’elles surprennent chez un homme considéré habituellement comme faisant profession de mollesse. En d’autres termes, il s’agit de formules qui montrent que l’Epicurisme est une doctrine mal interprétée et mal famée. Il est en fait une véritable école ascétique. Autrement dit, le philosophe est conscient que, tout en reconnaissant une force d’âme au fondateur de l’Epicurisme, il ne lui emprunte que des maximes détachées, des pensées recueillies de-ci, de-là, à une dose normale, équivalente au niveau de conversion du disciple[8]vers le Stoïcisme.

Sénèque présente ainsi le Stoïcisme comme un tout continu ce qui n’est ailleurs donné qu’en extraits[9]. Mais dans le Stoïcisme tout est propriété commune : bien que l’école favorise ce que Sénèque appelle la bonne désertion.

Ce que dit Sénèque de certaines formules de médication hygiénique, devenues des maximes, devrait, à notre sens, être interprété en fonction de l’histoire. Il s’agit bien de formules ayant déjà traversé plusieurs générations, si bien qu’il est impossible d’attribuer leur genèse à un auteur précis.

Ce n’est pas parce qu’elles se trouvent dans les compositions ou traités d’un homme que celui-ci doit être pris pour leur inventeur. Il s’agit de l’histoire des origines d’une idée. Cette problématique demeure toujours ardue ; surtout quand il s’agit des idées morales et plus précisément des maximes. Nombre de celles-ci sont passées de l’oralité à l’écriture. Sénèque, usant de pensées saillantes, à propos de ces sentences, tient bien compte de leur parcours historique et de leur réception qui ont fait d’elles propriétés communes. Et chez les disciples de Zénon la chose peut bien se vérifier :

« Suppose que nous voulions isoler de la masse certaines pensées saillantes : à qui les attribuerons-nous ? à Zénon ? à Cléanthe ? à Chrysippe ? à Panétius ? à Posidonius ? »[10].

Une autre réalité qui autorise le philosophe à recourir aux sentences des autres écoles est qu’elles ont toutes travaillé pour la postérité. Et ce texte montre bien que la question ou le problème d’attribution se pose effectivement à propos desdites formules et maximes devenues propriétés communes.

IV. PRATIQUES AFRICAINES DE LA TRANSHUMANCE POLITIQUE

Nous venons de voir qu’il est impossible d’attribuer à Sénèque l’idée d’approbation de la transhumance politique. S’il a pratiqué quelque chose d’assimilable à cette pratique politique, c’était uniquement par son souci du “moralement et politiquement correct’’.

On devrait y voir les conséquences du pragmatisme romain. Car ‘’se ranger toujours à l’opinion du même homme peut convenir dans une faction, mais ne convient pas dans un Sénat’’, témoigne, de notre point de vue, d’un pragmatisme politique non seulement, mais relève également d’un vrai patriotisme qui consiste à reconnaître dans la motion proposée, par un adversaire politique, ce qui relève de l’intérêt général et à l’inviter à diviser sa motion afin de pouvoir voter ce que l’on approuve dans l’avis ouvert par un parti même adverse.

Si la bonne et franche désertion peut être mue donc par des raisons d’ordre purement intellectuel, en vue d’une assise doctrinale riche et danse, la transhumance politique peut être motivée par plusieurs raisons dont certaines peuvent être impondérables et d’ordre social, professionnel, politique, etc.

Ainsi le régionalisme et la politisation à outrance de l’administration des Etats africains amènent leurs fonctionnaires à s’adonner à cette pratique de la transhumance. Celle-ci peut être de fait ou de façade. De façade, elle peut devenir même acte de foi si l’intéressé pense y trouver son compte dans le camp du parti au pouvoir. Car le plus souvent les transhumants se dirigent vers le pouvoir en place et ne cherchent à voir ailleurs que lorsqu’ils semblent manquer d’herbes abondantes à brouter, lorsqu’ils semblent ne plus trouver les avantages, comme les postes ministériels, de Directeur Général et d’ambassadeur, auxquels ils avaient rêvé et couru comme des troupeaux de bœufs en quête de prairies verdoyantes à brouter.

De même, le souci de s’affirmer davantage politiquement peut amener quelqu’un à changer de parti politique pour rejoindre un autre parti afin de pouvoir mieux se propulser. Les achats de conscience conduisent également à la transhumance politique. De même que le snobisme peut en être aussi une cause. Mais tout cela relève de l’absence d’une conviction ferme, d’une idéologie philosophique et politique ferme des acteurs des partis politiques en Afrique au Sud du Sahara. L’achat des consciences est une réalité évidente de la pratique de la transhumance politique en Afrique noire. Et c’est sans doute pourquoi on l’assimile souvent à une question alimentaire.

Avec un autre angle de lecture, on constate que le patriotisme peut être également à l’origine de la transhumance politique. On peut dire que ce fut le cas chez Sénèque. Ainsi un député ou un sénateur de l’opposition, qui juge les propositions et les motions d’un gouvernement allant dans l’intérêt de la nation, peut bien déserter son champ pour soutenir la mouvance présidentielle ou gouvernementale. On voit cela souvent aux Etats-Unis d’Amérique.

Un opposant au régime en place peut tout aussi bien voter le budget général de l’Etat s’il l’estime tenir compte des intérêts actuels et nécessaires du peuple et comportant assez de mesures en faveur de l’intérêt général. On voit cela souvent également aux Etats-Unis d’Amérique.

C’est dans ce sens que nous comprenons le refus de Sénèque de transformer le Sénat du Populus romanus, Assemblée nationale du Peuple de Rome, en une faction où il serait impossible de reconnaitre dans la motion d’un adversaire politique ce qui est bon pour le peuple. Ce qu’approuve en fait Sénèque est le principe même de ce genre de transhumance politique qui est une procédure qu’il appliquait au Sénat romain. Et on peut appeler cela du réalisme politique et du patriotisme consistant à inviter celui qui ouvre une motion à la diviser pour que l’on puisse voter ce que l’on approuve dans sa motion. Mais ce n’est souvent pas le cas en Afrique au Sud du Sahara.

V. ÉCLECTISME INTELLECTUEL ET TRANSHUMANCE POLITIQUE

A. Portée heuristique de l’éclectisme

Dans le De otio, nous lisons :

« Ainsi le novice même peut, avant toute expérience et sans s’être jamais exposé aux tempêtes, demeurer à l’abri, se vouer de prime abord à la sagesse, et vivre dans un repos absolu en cultivant les vertus : car elles peuvent se pratiquer jusque dans la plus entière inaction. Quel est en effet l’unique devoir de l’homme ? Etre utile aux hommes : à beaucoup, s’il le peut ; sinon, à un petit nombre ; sinon, à ceux qui l’entourent ; sinon, à soi-même. Car en se mettant en état de travailler pour les autres, on sert l’intérêt général : l’homme qui se déprave ne nuit pas seulement à lui-même, mais à tous ceux auxquels, en se perfectionnant, il aurait pu être utile ; inversement, quiconque se rend service à lui-même est utile aux autres, par cela même qu’il forme un être capable de leur être utile »[11].

Pour le philosophe, il faut taire les querelles d’école car toutes les différentes écoles ne visent en fait qu’au même but. L’inexorable haine que l’on voue aux partisans des doctrines adverses n’est souvent pas fondée, car toutes, sous des étiquettes différentes, visent au même résultat. Les doctrines du plaisir ne demeurent pas étrangères à la contemplation, ni celles de la contemplation étrangères au plaisir, nous enseigne Sénèque. De même, celui qui consacre sa vie à l’action n’ignore pas la contemplation. Quant à l’objection fondée sur la différence entre prendre une chose comme but ou de ne l’admettre qu’à titre accessoire, le philosophe y répond également :

« Assurément la différence est considérable, mais les deux choses n’en sont pas moins liées : la contemplation de l’un s’accompagne d’activité, l’activité de l’autre (…) de contemplation; quant au troisième, que nous nous accordons à réprouver, le plaisir qu’il préconise n’est pas un plaisir passif, c’est un plaisir que la raison travaille à rendre fondé en raison. Ainsi cette secte de voluptueux ne laisse pas elle-même d’être active (…) Epicure en personne déclare bien qu’il lui arriva de temps à autre de déserter le plaisir, voire de rechercher la douleur, s’il sent que son plaisir est menacé de repentir ou si une petite douleur doit lui en épargner une plus forte (…) A faire ressortir que la contemplation est au programme de toutes les écoles : d’autres en font le but de leur vie ; pour nous c’est un mouillage, au lieu d’être le port »[12].

La connaissance des choses par la représentation conduit à la guérison et à la contemplation. Il s’agit d’une philosophie ou d’une connaissance à deux degrés ; où résident simultanément le cherché et le recherché. Le cherché est ce qui fait objet d’une enquête et le recherché ce qui fait objet d’une quête.

Dans la Brièveté de la vie, le philosophe justifie sa conception de la morale qu’il considère comme une hoirie familiale à améliorer et qui fait saisir en même temps la nécessité de recourir à l’éclectisme, ce qu’il dénomme joliment la bonne désertion dans la conquête de la sagesse. La bonne désertion est donc de l’éclectisme.

Dans les paragraphes XIV et XV de la Brièveté de la vie, Sénèque non seulement fait l’éloge de “toutes” les doctrines philosophiques, mais nous dit clairement qu’elles sont toutes à même de nous guérir de nos maux. Il n’a pas omis de faire ressortir que chacune d’elles nous apprendra le point essentiel, comment cesser de mal vivre, comment savoir mourir et jamais nous y forcer :

« Pour nous, celui-là, quoi qu’on dise, s’attache à ses vrais devoirs, qui veut chaque jour vivre familièrement avec Zénon, Pythagore, Démocrite, et les autres maîtres de la sagesse, comme Aristote et Théophraste. Aucun de ces grands hommes qui n’ait son temps à nous donner qui, si nous allons le trouver, ne nous renvoie ensuite heureux, plus porté à l’aimer ; aucun ne nous laisse partir les mains vides ; tout homme peut aller vers eux, de nuit comme de jour. Aucun ne nous forcera à mourir ; tous nous l’apprendront (…) Nous emporterons de leur commerce tout ce que nous voudrons ; il ne dépendra pas d’eux que nous ne puisions chez eux tout ce que nous avons désiré. Quelle félicité, quelle belle vieillesse est réservée à celui qui est entré dans leur clientèle (…) C’est une vérité banale qu’il ne nous appartient pas de choisir nos parents, et qu’ils nous ont été donnés par le sort. Mais les gens de bien ont une naissance qui dépend d’eux ; ils sont de la famille des plus grands esprits ; choisis celle où tu veux entrer ; on t’admettra non seulement à prendre un nom, mais à partager des biens, qu’il ne s’agira pas de garder avec une méchanceté sordide : plus ils seront divisés, plus ils augmenteront. Ces grands hommes te feront connaître le chemin qui mène à l’éternité et t’élèveront en un lieu d’où nul n’est renversé. C’est le seul moyen d’étendre notre condition mortelle et même de la transformer en immortalité (…) »[13].

On voit bien par là que la quête de la sagesse même recommande bien la bonne désertion. Mais Sénèque va plus loin en montrant que la bonne désertion ou un certain manque d’orthodoxie favorise la recherche et le progrès scientifique.

Sénèque en empruntant donc aux doctrines adverses ce qui apparaît comme leurs trouvailles reste fidèle à sa conception de la morale. Même si l’on considère, en faisant fi pour le moment du côté pédagogique de ces emprunts[14], que lesdits conseils d’hygiène morale appartiennent en propre à une école, on le comprend davantage quand il dit qu’après tout que c’est le résultat qui importe : faire l’effort de ressembler à Zénon, à Platon, à Aristote, aux grands hommes. La bonne et franche désertion en philosophie, que Sénèque lui-même nous dit avoir importée de son expérience de sénateur romain, conduit donc à un enrichissement doctrinal par l’éclectisme.

Les emprunts aux doctrines voisines, voire adverses, qu’opère notre auteur, sont non seulement légitimes par la nature même du bien ou mieux de la vérité, mais même s’ils constituent vraiment des hérésies, celles-ci seraient compréhensibles à cause même de la nature composite du Portique.

L’œuvre du Stoïcisme, au contraire du Platonisme, de l’Aristotélisme et de l’Epicurisme, est celle de plusieurs générations de Penseurs. En plus, il n’existe sur cette terre aucune doctrine pure, non entachée des idées venues d’autres doctrines, voire adverses.

En effet, l’expression consacrée pour reprocher au philosophe un certain manque de fidélité à son Ecole est bien connue. « (…) Sénèque très éclectique, ne dédaigne pas de prendre son bien où il le trouve, notamment chez Epicure () »[15]. Une telle appréciation nous conduit à une question de principe : faut-il méconnaître la sagesse d’une formule sous prétexte qu’elle vient d’une école adverse ou d’un barbare ? La vérité, beaucoup plus que l’argent, ne doit pas avoir de couleur. Il s’agit en fait de formules, de propos capables de nous arracher aux préjugés erronés que la société nous lègue dès notre enfance. Ce sont des médicaments. Sénèque est un malade qui veut guérir, or aucun malade ne fait la sourde oreille à « fais ceci et tu guériras » ou « le difficile dans le choix de ses médicaments ».

Or la vertu d’un médicament ne dépend essentiellement que de l’usage que chacun en fait. Et de telles sentences, de telles maximes nous ont été léguées par nos ancêtres. Ce reproche ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui. Il émane même du destinataire des fameuses Lettres. Celui-ci fait constater à son maître que les maximes qu’il lui propose appartiennent en propre à Epicure. C’est alors qu’en bon pédagogue, Sénèque fait remarquer à son ami que la formule qu’on applique au Sénat est bonne en philosophie[16]. Nous avons vu cela tout au début de notre propos.

Sénèque justifie donc l’éclectisme intellectuel par son expérience de sénateur, par les conséquences et les résultats de la Realpolitik auquel il était confronté au Sénat de Rome. Ce n’est pas la bravade philosophique qui justifie chez Sénèque la désertion politique. Il pense plutôt que la nécessité de la désertion politique, qui est préférable à la trahison et dont il a fait l’expérience au Sénat de Rome, est recommandable aussi en bravade métaphysique. Et il justifie en fait donc la désertion en philosophie à partir de son expérience de la désertion politique, dont il ne s’était rendu compte qu’après coup et qui est assimilable à nos pratiques modernes de la transhumance politique.

B. Transhumance politique comme occasion d’acquisition de nouvelles expériences politiques

En fait, l’éclectisme est, d’après André Lalande[17] et Paul Foulquié[18], soit une doctrine ou une méthode. Dans l’un comme dans l’autre cas, il s’agit de prendre à autrui, à une doctrine adverse, une trouvaille pour l’intégrer à sa propre doctrine ou architecture de pensée.

L’éclectisme est créateur. C’est la façon de se comporter de quelqu’un qui choisit dans des catégories fort diverses. On parle de l’éclectisme des relations et des lectures. Et Micro-Robert de poche[19] définit l’éclectique :

– au sens 1, comme le philosophe qui emprunte des éléments à plusieurs systèmes ;

– au sens 2, l’éclectique est défini comme une personne n’ayant pas de goût exclusif.

On peut être donc éclectique d’attitude et d’esprit.

Au sens 1 comme au sens 2, c’est-à-dire au sens le plus obvie du terme, l’éclectique est celui qui ne dédaigne pas du tout à prendre ce qu’il estime lui convenir là où il le trouve. Traiter Sénèque donc de l’éclectique, qui prend son bien là où il le trouve, n’a rien de péjoratif. Et comme nous l’avons déjà dit, la vérité doit être considérée comme telle, quelle que soit son origine. L’éclectisme, attitude ou méthode philosophique, consistant à recourir à divers systèmes de pensées, par différentes lectures et différentes expériences, ne peut faire qu’enrichir intellectuellement comme nous l’avons déjà dit.

L’éclectisme intellectuel de Sénèque, tiré de son expérience de désertion politique au Sénat de Rome, s’autorisant à déserter sa propre Ecole stoïcienne pour glaner dans le camp adverse une opinion ou une question d’école, s’il constate que le camp adverse (Epicurisme en particulier) paraît plus convainquant sur une question donnée, relève simplement du pragmatisme romain[20] et de la personnalité multiple de ce philosophe. L’éclectisme est nécessairement une source d’enrichissement intellectuel.

CONCLUSION

Notre objectif n’était pas de condamner, encore moins de recommander, la transhumance politique, mais plutôt d’essayer de la comprendre en général et surtout de voir si certains passages des écrits de Sénèque ne semblent pas recommander cette pratique de la transhumance politique. Ce parallélisme nous fait penser que comme la bonne et franche désertion en philosophie prônée par Sénèque, et consistant à glaner dans les doctrines adverses, fait enrichir intellectuellement et doctrinalement, de même la transhumance politique, qui peut être mue par un vrai patriotisme ou par une question alimentaire, comme c’est souvent le cas en Afrique, ne peut manquer de faire acquérir de nouvelles expériences politiques aux transhumants de bonne ou de mauvaise foi.

Efforçons-nous de penser la chose ainsi. Les partis politiques, même d’un pays, ne véhiculent pas la même philosophie d’action et de gouvernance politique. Les membres d’un parti politique ont différentes expériences de la chose politique et de l’existence humaine. Les différents partis politiques n’ont pas exactement les mêmes projets de société malgré leurs similitudes souvent évidentes.

C’est dans ce sens que le transhumant politique, de bonne ou de mauvaise foi, peut être comparée à l’éclectique qui va glaner dans les doctrines adverses. Dans cette même logique, le transhumant politique peut être également considéré, par sa transhumance, à l’intellectuel éclectique dans ses lectures et expériences. Il peut être supposé capable d’acquérir de nouvelles expériences politiques de sa transhumance.

Avec cet angle de lecture, il nous semble possible d’établir un parallélisme entre la bonne et franche désertion en philosophie défendue par Sénèque, et qui n’est autre chose que de l’éclectisme dont la portée philosophique, pédagogique, heuristique et épistémologique n’est plus à démontrer, et ce qui pourrait se dégager de positif de la transhumance politique et qu’on ne peut décemment loger, de notre point de vue, que du côté de la possibilité pour le transhumant d’acquérir de nouvelles expériences politiques.

Alors que dans la lettre LXXXIV des Lettres à Lucilius, répondant à une interrogation du destinataire de la fameuse correspondance, Sénèque définit les conditions herméneutiques et épistémologiques de l’éclectisme comparable à un chœur, à un fils mais non pas à une copie.

BIBLIOGRAPHIE

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L’IDENTITÉ DE LA RAISON DANS L’EXPOSITION DE MON SYSTÈME DE LA PHILOSOPHIE DE SCHELLING

Georges ZONGO

Université de Ouagadougou (Burkina Faso)

RÉSUMÉ :

L’idéalisme schellingien repose sur l’idée que la philosophie doit être un système et que la raison est identique à elle-même. La raison est identifiée au tout, à l’absolu en dehors duquel rien ne peut être conçu. Schelling se propose de surmonter l’opposition qui existait entre le sujet et l’objet chez Kant et chez Fichte. Il s’oppose aussi à la philosophie romantique qui récuse la nécessité de la systématicité comme condition d’intelligibilité. Hegel va remettre en cause la philosophie de l’identité chez Schelling, considérée comme figée. La vraie identité selon lui n’est pas posée de façon immédiate, mais au contraire, se détermine comme le résultat de l’identité et de la différence.

Mots-clés : Absolu, Contradiction, Différence, Identité, Philosophie, Principe, Raison, Système.

ABSTRACT :

Schelling’s idealism relies on the idea that philosophy must be a system and the reason identical to itself. Reason is identified with the totality, or with the absolute, out of which nothing can be conceived. Schelling tries to overcome the opposition between the subject and the object in Kant’s and Fichte’s philosophy. Schelling is also against the romantic philosophy that refuses the necessity of the system as a condition of understanding. Hegel will criticize Schelling’s philosophy of identity considered as fixed. According to him, the veritable identity is not landed immediately; it is on the contrary determined as resulting from the identity and the difference.

Keywords : Absolute, Contradiction, Difference, Identity, Philosophy, Principle, Reason, System.

INTRODUCTION

Dans l’idéalisme allemand, la philosophie de Schelling pose, à la suite de celle de Kant, le problème de la nature de la raison. Dans l’Exposition de mon système de la philosophie, ouvrage qui date de1801, l’auteur montre que la raison s’identifie au tout et qu’elle est identique à elle-même. Cette “indifférence” de la raison par rapport à soi se reconnaît dans le principe de la non-contradiction qui s’exprime à travers la proposition A=A. La postulation de cette idée fondamentale confère à la raison, en tant que condition et commencement du philosopher, le caractère essentiel de l’infinité. Schelling précise que « l’identité absolue n’est que sous la forme de la connaissance de son identité avec soi-même »[21]. La conscience de soi qui s’exprime dans la connaissance que la raison a d’elle-même implique, de toute nécessité, que les caractéristiques qui définissent sa nature coïncident avec elle, de sorte qu’il n’y ait pas de contradiction entre la raison infinie et des attributs finis. De cette manière, il n’y a pas de différence entre la raison et l’Absolu, tel que cela est développé dans la philosophie de Schelling. Mais dans quelle mesure une telle identité est-elle possible ? Hegel pense que la théorie de l’identité absolue posée comme un principe définitif inaliénable est en soi inappropriée, en considération du rapport entre le sujet et l’objet du savoir. L’identité ne saurait, selon lui, être pensée comme une réalité immédiate s’imposant de fait d’une façon inconditionnelle. Au contraire, la véritable identité implique, selon lui, la différence. On peut, dès lors, s’interroger sur les fondements de la conception schellingienne de l’identité de la raison. Son entreprise vise-t-elle à réfuter une thèse avec laquelle il est en désaccord, telle que celle de Kant ou de Fichte, ou alors, partant d’une présupposition spéculative que la raison ne puisse être différente de soi, se donne-t-il pour tâche d’en fournir la démonstration en proposant de cette conception un exposé systématique ? L’étude que nous nous proposons de mener à travers ces lignes a pour objectif de saisir la signification de l’identité absolue rapportée par Schelling à la raison. Pour ce faire, nous allons d’abord chercher à comprendre la signification que Schelling accorde au concept de raison ; nous nous interrogerons ensuite sur l’idée d’identité absolue et enfin sur l’abstraction du temps posée comme une condition de cette identité.

I. LA NATURE DE LA RAISON SELON SCHELLING

Schelling, pour développer son système philosophique, commence par donner sa conception de la philosophie en général. Cette démarche constitue une justification a priori de sa propre philosophie, puisque son projet consiste, justement, à montrer la différence qui existe entre la conception commune et celle authentique de la philosophie. En effet, Schelling affirme ceci : « je ne comprends parmi les philosophes, que ceux qui ont des principes et une méthode, qui ne se contentent pas de répéter les autres»[22]. L’intérêt d’un principe est qu’il régit la cohérence en ramenant la diversité des apparences à l’unité d’un ensemble totalisé. Pour Schelling, une philosophie qui n’a pas en soi-même son propre principe doit être réfutée comme philosophie, parce que le principe recteur qui rend possible son appropriation est inexistant, ou en dehors d’elle.

La philosophie renvoie à la manifestation (Schelling parle d’exposition) de la connaissance rendue effective par la médiation du discours. Par le discours, l’être se dévoile, s’extériorise et se donne à comprendre. Hegel soulignait à ce sujet que « la méthode n’est pas autre chose que la structure du tout exposé dans sa pure essentialité »[23]. Ce qui permet à la pensée d’être comprise comme l’apparaître du sens, c’est d’abord la manière dont elle s’expose, c’est-à-dire, son organisation propre, le fil conducteur qui sous-tend sa libération comme prenant sa source de l’esprit.

S’il est vrai que le contenu de la pensée importe, il n’en n’est pas moins pour la manière dont celle-ci se donne à connaître. Le contenu de la pensée reste inséparable de la forme avec laquelle ils doivent constituer une totalité harmonieuse. Il est par conséquent nécessaire d’accorder la plus grande attention à l’ordonnancement des propositions qui forment le discours. En effet, de la logique du langage dépend en partie l’appréhension du message formulé. Les structuralistes ont montré par exemple que les concepts en eux-mêmes n’ont pas de signification en dehors des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres à l’intérieur de la proposition. De cette manière, Schelling n’entend pas élaborer une pensée en général dont l’interprétation et la compréhension pourraient dépendre du contexte propre du lecteur ; comme il le précise dès le commencement, il a pour projet de faire connaître son système car c’est précisément en la systématicité que consiste l’essence de la philosophie absolue qui est un idéalisme intégral.

C’est aussi que, à travers l’affirmation de la nécessité d’un principe recteur comme condition de déploiement et d’intelligibilité, Schelling combat l’idée selon laquelle il n’est pas indispensable d’avoir un système pour rendre effectif le philosopher. Une telle conception hostile à l’esprit systématique a été défendue par les romantiques tels que Schlegel par exemple qui soutenait l’idée selon laquelle l’existence d’un système de pensée importait moins que son inexistence même. Pour ce philosophe romantique, « il est également mortel pour l’esprit d’avoir un système que de ne pas en avoir. »[24] De ce point de vue, le système n’est pas seulement inutile, il est de surcroît dangereux ; voilà pourquoi il faut même éviter d’en chercher. Un système apparaît chez le romantique Schlegel comme quelque chose de fermé en soi, et par conséquent, comme un obstacle au libre exercice de l’esprit.

D’ailleurs, il explicite sa pensée en soutenant que « le système philosophique proprement dit doit être la mise en système de la liberté et de l’infinité ou, pour le dire de façon frappante, la mise en système de l’absence de système. Seul un tel système peut éviter les erreurs du système et n’être accusé ni d’injustice ni d’anarchie»[25]. Mettre la liberté en système, c’est nier la liberté tout comme la systématisation de l’absence de système constitue un rejet systématique de tout système. Les erreurs que Schlegel dénonce au système, c’est d’être l’antithèse de l’esprit d’ouverture et sa propension à la totalité qui semble constituer un refus de l’altérité. Miklos Vetö écrivait : « Schelling parle avec mépris du nostalgique qui se cramponne au passé dont il ne veut ni ne peut se détacher»[26]. Ce serait cette incapacité de se défaire d’un passé psychologiquement oppressant qui empêche le nostalgique et romantique Schlegel d’admettre le système comme dimension essentielle d’une pensée qui aspire à la vérité.

Schelling, en parlant de l’identité de la raison et de sa vocation essentiellement systématique, entre justement dans une opposition ouverte contre ceux qui récusent la systématicité comme dimension immanente de la pensée philosophique. Pour Schelling, en effet, la dispersion de la raison ne permet pas d’atteindre l’absolu visé par l’enquête philosophique. Si ce philosophe semble avoir raison ici sur ses adversaires, il convient cependant de souligner que la conception schellingienne du système ne va pas rencontrer l’accord de certains philosophes systématiques de son époque.

Hegel faisait observer dans la Phénoménologie de l’esprit que ce n’est pas d’une façon immédiate qu’on accède à l’absolu. En effet, la philosophie étant une pensée essentiellement rationnelle doit se déployer suivant une logique immanente en quoi consiste précisément sa différence d’avec la pensée ordinaire. Mais qu’est-ce que la raison, selon Schelling, pour être le principe fondateur de la philosophie authentique d’essence systématique ?

Schelling s’attache à l’explicitation de ce concept dans le premier paragraphe de son ouvrage : « J’appelle raison la raison absolue, ou la raison pensée comme indifférence totale du subjectif et de l’objectif»[27]. Le caractère absolu de la raison ainsi posé par Schelling tient en ce qu’elle est indépendante à la fois du sujet et de l’objet que Kant avait pourtant réunis dans sa philosophie concernant l’activité du connaître, en remettant en cause le pouvoir de la raison pure. Pour Kant la raison n’est pas absolue puisque son pouvoir se limite aux réalités du monde apparent. Pour Schelling, quelque chose de subjectif ne peut être conçu qu’en son rapport avec quelque chose d’objectif, et en retour, quelque chose d’objectif ne peut être conçu qu’en son rapport avec quelque chose de subjectif.

Le dépassement de cette opposition est donc nécessaire. « Le point de vue de la philosophie est le point de vue de la raison, sa connaissance est une connaissance des choses comme elles sont en soi, c’est-à-dire, comme elles sont dans la raison »[28]. Pour schelling donc, contrairement à Kant, la raison peut atteindre la chose en soi, l’absolu, alors que Kant limitait le pouvoir de la raison aux phénomènes, estimant que les noumènes, c’est-à-dire, l’en-soi des choses, est inaccessible si on n’admet un pouvoir autre que la raison. Mais ce que souligne Schelling, et qu’il faut appréhender comme condition de compréhension de ses développements, c’est la volonté de faire coïncider la raison avec le tout. Une telle conception suppose que, si la raison est la faculté qui rend possible la connaissance, en saisissant le réel, elle se saisit elle-même à travers le réel.

Ce qui est et que la raison doit connaître, est situé en elle-même comme étant l’une de ses dimensions ou une part de soi-même. Mais cette part de soi est une partie réfractée de soi qui participe à l’ensemble formant le tout. Chez Hegel, chaque moment ou chaque figure du tout comprend le tout si bien qu’on peut voir chez lui, contrairement à Schelling, la manifestation d’une véritable identité dans la mesure où la raison ne se pose pas comme la réunion d’une pluralité d’étants formant un tout, mais se déploie plutôt comme une totalité identique à soi qui se différencie de soi et se réconcilie avec soi. L’identité de la raison chez Hegel a, de cette manière, un caractère dynamique et processuel, ce qui n’est pas le cas chez Schelling qui la pose comme s’imposant de soi sans médiation.

II. L’IDENTITÉ ABSOLUE DE SCHELLING ET SA CRITIQUE PAR HEGEL

L’identité de la raison n’est pas relative, elle revêt un caractère nécessaire. Dans le § 2 de l’Exposition de mon système de philosophie, Schelling traite explicitement de cette question. D’emblée, il affirme que « rien n’est en dehors de la raison, et tout est en elle »[29]. Autrement dit, la position ici défendue est que la raison intègre en soi à la fois le sujet aussi bien que l’objet, si bien qu’alors, on ne peut plus parler de la raison subjective ou de la raison objective mais simplement de la raison en tant qu’elle est le tout et qu’elle contient tout en soi. Et Schelling ajoute : « la raison est l’absolu (…) La raison est absolument une et absolument identique à elle-même »[30]. Par une telle proposition se trouve affirmée cette idée essentielle à savoir que la raison est son propre fondement en tant qu’elle est immédiatement posée comme l’absolu, unique et égale à soi.

On peut donc soutenir que le caractère transcendantal de la rationalité dans la philosophie schellingienne consiste en l’interconnexion du sujet et de l’objet, ce qui signifie que ceux-ci ne doivent pas être pris de façon séparée mais dans leur unité constitutive de la raison en son absoluité. Le sujet ne se pose que dans sa relation à l’objet. L’objet en retour ne se détermine que dans son rapport réciproque au sujet. C’est pourquoi selon Jean – François Courtine, « dans l’œuvre de Schelling, l’Être (…) est défini, non pas tant comme sujet que comme sujet-objet»[31]. De cette manière, la raison, dans la mesure où elle se rapporte réflexivement à soi sans médiation et sans une préalable expérience avec autre chose que soi, cela vient dire la réconciliation de ce qui peut être considéré comme les conditions de sa manifestation que sont le sujet et l’objet. La réunion de ces deux entités rapproche la pensée de Schelling de celle de Fichte qui concevait l’identité de A et de Non-A. Cela nous conduit à l’idée que la philosophie de la raison en vient par-là à se poser comme une philosophie de la subjectivité objective puisque le sujet et l’objet, mutuellement présents l’un à l’autre, sont posés dans une position d’indifférence réciproque. La raison, en effet, désigne la faculté de juger qui est l’acte opéré par le sujet-objet schellingien en vue de la saisie de l’absolu comme vérité du philosopher.

Or pour que la prédication soit possible, il est nécessaire qu’il y ait une relation sujet-objet qui définisse«le nouveau Moi”. Ainsi, « désormais, le sujet primitif n’est plus le moi, mais l’indifférence totale du subjectif et de l’objectif, et la philosophie devient philosophie de l’indifférence ou de l’identité. Cette indifférence prise en soi, Schelling la désigne comme l’Absolu, l’Idée ou plus rarement Dieu »[32].

L’indifférence n’est pas ici à considérer comme une attitude de repli sur soi ou de négligence de l’altérité comme telle, c’est la négation de la différence entendue comme distance et séparation initialement posée entre le sujet et l’objet. On peut donc comprendre que le sujet réconcilié avec son autre, l’objet, signifie la réduction de toute opposition ou de toute contradiction, la contradiction supposant un antagonisme de plusieurs entités déterminées comme étant réciproquement antithétiques. Le sujet schellingien en sa nouvelle détermination est un sujet transcendantal et non empirique, parce qu’alors il n’est ni sujet pris comme réalité en soi, ni objet en tant que réalité figurée, mais un au-delà de ces deux altérités.

C’est la résorption de cette différence qui détermine la philosophie comme étant celle de l’identité ou philosophie absolue. « Le système en sa systématicité s’expose pour la première fois sous le signe de l’absolu, comme système absolu, c’est-à-dire, système de l’absolu, selon la double acception du génitif, à la fois subjectif et objectif »[33]. Il ajoute d’ailleurs dans le même sens que « l’identité féconde est celle qui affirme l’identité contre, ou mieux, à travers et grâce à la différence ; elle est identité de l’identité et de la non-identité, ou encore indifférence de l’identité et de la différence »[34]. Elle est, en termes clairs, dialectique. Schelling précise en effet que ce n’est pas dans le sens d’un point de vue relevant de la sensibilité qu’on doit comprendre cette identité de la raison, mais seulement dans le sens spéculatif, car, c’est du point de vue du concept que l’identité du sujet et de l’objet qui définit la présence de la rationalité doit être envisagée. C’est pourquoi il parle d’ailleurs en termes de propositions logiques dont la forme idéale s’exprime à travers l’égalité du A rapporté à soi. Ce faisant Schelling prend ses distances par rapport à Fichte qui exprimait l’identité dans un sens tout à fait négatif, à travers l’affirmation du rapport d’égalité entre le Moi et le Non-moi. Chez Fichte « le Moi doit être égal au Non-Moi ; mais on ne peut reconnaître chez lui aucun point d’indifférence »[35]. De cette manière, la philosophie fichtéenne, laisse subsister la contradiction, et c’est ce que Schelling surmonte dialectiquement en rétablissant l’unité du sujet et de l’objet devenus indifférents l’un à l’autre sur le plan spéculatif.

En posant l’identité comme l’égalité du A=A, Schelling laisse entendre que l’identité est de l’ordre de la proposition, qu’elle est de l’ordre du discours. C’est le langage qui affirme la vérité de l’absolu identique à soi. Hegel avait fait observer dans la Phénoménologie de l’esprit que « la proposition doit exprimer ce qu’est le vrai, mais essentiellement le vrai est sujet ; en tant que tel il est seulement le mouvement dialectique, cette marche engendrant elle-même le cours de son processus et retournant en soi-même»[36]. Hegel s’opposera à la conception de l’identité telle qu’elle est présentée par Schelling parce que figée et par conséquent incapable de manifester la vérité. L’identité que Schelling affirme est une identité immédiate, qui n’a donc pas besoin d’un mouvement pour se constituer et se former comme effectivité.

Cette conception va faire l’objet d’une importante critique de la part de Hegel pour qui le vrai ne saurait être obtenu dès l’abord, de façon immédiate et sans frais à payer, en l’absence d’un préalable séjour dans le négatif, parce que selon lui, « De l’Absolu il faut dire qu’il est essentiellement Résultat, c’est-à-dire qu’il est à la fin seulement ce qu’il est en vérité ; en cela consiste proprement sa nature qui est d’être réalité effective, sujet ou développement de soi-même.»[37] Et même si Schelling soutient que l’identité n’est pas unilatérale mais récupère aussi l’altérité, il ne montre pas cependant comment cette unité de la pluralité vient à se réaliser sans développement préalable. Sur cette base, en rejoignant Schelling sur l’idée que l’identité est la position de soi et de son autre, Hegel opère un dépassement de la conception de son prédécesseur en introduisant le mouvement comme moyen de réconciliation de ce qui se manifeste à la première approche de façon séparée, et se récupère en fin de parcours dans l’unité reconstituée par le devenir en tant que vérité du concept ayant acquis son égalité avec soi.

L’absolu, c’est, selon Schelling, ce qui ne peut pas être supprimé. En effet, écrit-il, « l’identité absolue ne peut en tant qu’identité jamais être supprimée (aufgehoben) »[38]. Cela signifie simplement que l’identité se conserve toujours même si dans son existence comme telle elle se trouve confrontée à des oppositions visant à l’anéantir ou à la déstructurer. Aufhebenen effet, comme Hegel l’a montré dans la Science de la Logique, comporte en soi les deux significations opposées, celles de supprimer et de conserver. Il exprime donc la résistance et la persistance de l’être dans l’opposition : supprimer veut dire en effet qu’on ne conserve pas et conserver signifie qu’on ne supprime pas. C’est ainsi donc une magie de la langue allemande, pense Hegel, que de pouvoir en même temps à travers un concept unique supprimer en conservant ou conserver en supprimant. Au-delà de la dimension dialectique du concept, il est important de réfléchir aux raisons qui conduisent Schelling à soutenir que l’identité absolue ne peut se supprimer.

C’est que la suppression au sens de l’anéantissement, de la disparition totale est, à première vue, contraire à la nature de ce qui est absolu ; ensuite rien ne peut supprimer ce qui est absolu s’il n’est lui-même absolu, alors que l’absolu est unique et identique à soi. Il ne peut non plus s’autodétruire, ni perdre son identité d’être absolu. Donc, chez Schelling, l’absolu est inconditionné et éternel. Hegel pour sa part a une autre conception de l’absolu, lequel n’est pas donné comme immédiat et inflexible mais comme résultat et susceptible de devenir autre que soi. L’absolu est seulement à la fin ce qu’il était au commencement, ce qui veut dire qu’il se supprime dans le processus de son avération et se réconcilie avec soi-même comme un absolu devenu d’une façon réflexive. Dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel écrit justement ceci : « C’est de la raison et de l’esprit que l’on peut le moins dire qu’ils sont finis »[39]. Le caractère infini de la raison est l’indice ontologique de son absoluité que Schelling soutient en exposant son caractère identique à soi. Sur ce plan, il y a une certaine convergence des deux philosophes, même si au niveau de la modalité d’être de l’absolu leurs opinions divergent.

III. L’ABSTRACTION DU TEMPS ET LA QUESTION DE L’ÉTERNITÉ

La position de l’être comme absolu et infini est, dans la philosophie de Schelling, une négation de la temporalité. En effet, écrit-il, « la proposition A=A est l’unique vérité qui est posée en soi, partant, sans aucune relation au temps. J’appelle éternelle une telle vérité, non au sens empirique, mais au sens absolu. »[40] Cette idée est affirmée d’une façon récurrente parce que Schelling considère qu’elle est valable en soi et sans condition et pour cette raison, elle est inséparable de la volonté de philosopher. Ainsi le commencement de la philosophie est-elle inextricablement liée à cette vérité incontournable, à savoir que « l’être de l’identité absolue est une vérité éternelle, car la vérité de son être est identique à la vérité de la proposition A=A »[41]. Est éternel selon le concept, ce qui est depuis toujours, qui n’a ni commencement ni fin. Il donc intemporel en son absoluité. A partir de cette conception, la raison déterminée comme éternelle en elle-même échappe nécessairement à la temporalité qui exprime la finitude, et par conséquent caractérise ce qui n’est pas éternel mais plutôt soumis à la limitation.

Hegel rejoindra Schelling sur cette idée en montrant justement que la raison a toujours habité l’histoire et qu’elle constitue le principe fondateur et organisateur du réel. En effet, le mouvement de la philosophie hégélienne révèle que l’Idée, l’esprit ou encore la raison précède la nature par laquelle elle passe pour réaliser son essence. C’est en ce sens que la nature, bien qu’étant l’opposé de la raison a quelque chose à voir avec elle. En l’absence de l’esprit la nature est vide, inexistante parce qu’elle ne peut exister que pour nous, c’est-à- dire qu’elle n’est que dans une relation d’altérité immanente. Mais aussi, sans la nature, la raison serait dans l’incapacité de se manifester, c’est-à-dire, de se révéler à soi en se révélant au monde. De cette manière, l’absolu n’est pas l’absence de la différence mais la différence maîtrisée par le déploiement du concept rendu à soi dans l’effectivité de son être. L’identité du sujet et de l’objet soutenue par Schelling, sujet et objet qui sont indispensables à la prédication, et donc à la reconnaissance de l’absolu comme absolu identique à soi, est dans cette perspective compréhensible et pleinement justifiée.

C’est que le caractère identique propre à la raison se pose dans l’exclusion d’une certaine altérité, notamment celle de la connaissance sensible dont la nature s’exprime par la diversité et l’hétérogénéité immanentes, soumise qu’elle est à la fluctuation qui est de l’ordre de la temporalité. La systématicité du savoir rationnel requiert au contraire une certaine permanence, une certaine stabilité du savoir comme détermination de sa certitude. Schelling se défend cependant d’être dogmatique dans sa pensée qui consacre l’identité absolue comme l’essence de la rationalité.

On peut aussi considérer ce point qui découle des développements spéculatifs de Schelling, à savoir le caractère absolu de la vérité. Dire, en effet, que la raison est absolue en sa vérité, cela revient à reconnaître qu’elle estextra tempora. Or s’il en est ainsi, cela nous amène à tirer comme conséquence logique qu’elle est anhistorique. Car une vérité historique reste liée à un contexte déterminé de l’espace ou du temps, en sorte qu’on peut dire qu’elle a une justification en rapport avec les circonstances qui l’ont faite apparaître. L’absolu, en effet, c’est l’inconditionné et en ce sens, il est l’autovérification de sa propre vérité, laquelle ne peut être recherchée qu’à l’intérieur d’elle-même, puisqu’elle « n’a pris naissance, mais est absolument, par conséquent est posée sans aucune relation au temps et en dehors de tout temps car son être est une vérité éternelle, partant aussi tout est absolument éternel selon l’être en soi»[42]. Naître, en effet, c’est commencer à être, ce qui suggère in fine l’existence d’une cause extérieure, si bien que, ce qui ainsi a un agent causal autre que soi, ne peut être considéré, ni comme étant absolu ni comme étant éternel, car éternel est la détermination immanente de ce qui est infini, et par conséquent, ne naît ni ne périt. Naître et périr sont des manifestations de la temporalité qui, selon Schelling, est incompatible avec l’essence identique à soi de la raison définie comme absolue.

La question de l’abstraction du temps telle qu’elle surgit dans la conception schellingienne de la raison suscite nécessairement des problèmes de fond. En effet, comment l’action, la liberté, et la possibilité même de penser l’absolu peuvent-elles se concevoir en dehors du temps ? Comment en effet penser la traversée de la nature par la raison se faisant absolue sans admettre la réalité du temps, puisque la nature elle-même en subit l’impulsion et que par conséquent sans le temps il n’y aurait ni nature ni même rien ? Sur ce plan, la différence entre Hegel et Schelling est nette. Hegel pense en effet que l’identité ne peut se rendre absolue que par la médiation qui suppose le devenir autre de soi et par conséquent, pose par la même occasion le temps comme une structure immanente de l’être. Cette différence consiste précisément en l’illusion schellingienne de croire que la raison est identique à soi de façon absolue et immédiate.

Or, c’est justement cette créance en l’absoluité immédiate qui permet de se dispenser de la médiation du temps comme condition de l’être absolu de la raison. C’est que, dans la perspective de la philosophie professée par Schelling, le temps se définit comme une intuition interne par opposition à l’espace qui lui est une intuition externe. En identifiant le temps à l’intuition, Schelling rejoint Kant qui dans sa conception parle pour sa part au sujet du temps dans la Critique de la raison pure comme du « sens interne », pour signifier que le temps est un rapport interne du sujet au réel. Mais pour Schelling, le temps, lorsqu’on veut le rendre objectif, « est représenté par un point »[43]. Le point comme indication symbolique de la réalité temporelle est ce que Schelling appelle ″ abstraction″. S’il est vrai que le temps désigne, non pas une idée tout à fait générale de la temporalité comme telle, mais nous renvoie toujours à ce temps-ci ou à ce temps-là, c’est-à-dire, à un moment précis de la temporalité, il est en effet un « point » dans la mouvance de ce qui passe. Car, si on peut spéculativement identifier le temps à un point, (un point de la journée, de la nuit, de l’histoire individuelle ou collective etc.), la notion de point renvoie à l’espace qui lui représente une réalité fixe.

Schelling souligne cependant que le point temporel n’est pas de l’ordre de la fixité car « si le temps restait fixé, non seulement il n’y aurait dans l’intelligence aucune diversité de représentation (cela va de soi) mais encore l’objet présent ne serait même pas connu comme présent»[44]. L’auteur de L’exposition de mon système de philosophie admet donc la réalité de l’évolution comme condition de possibilité de la connaissance, ce d’autant plus qu’il reconnaît l’effectivité du principe de la causalité. En effet, il relève précisément que « la succession dans le rapport de causalité est une succession nécessaire »[45]. Toutefois, il convient de souligner que l’idée de succession, d’évolution, n’entame en rien l’identité de la raison posée comme un postulat ni l’idée de l’abstraction du temps identifié à un point.

C’est en effet le réel qui évolue et la raison le saisit dans son état évolutif. Autrement dit, ce n’est pas parce que le changement existe dans le monde phénoménal que la raison est étrangère à soi, parce que la raison, conçue d’office comme absolue, ne se transforme pas, et que ce qui change n’est que partie du tout, lequel reste égal à soi-même. Un problème demeure cependant irrésolu dans cette thèse schellingienne. En effet, si toutes les parties du tout changent, cela n’induirait-il pas une évolution du tout, ce qui pourrait altérer l’identité de la raison? C’est ce qu’on pourrait logiquement supposer. Pour Schelling cependant, l’absolu, c’est-à-dire, la raison, ne peut pas ne pas être tel qu’il est, il ne peut pas ne pas être identique à soi car la différenciation produite par les êtres particuliers est une différenciation à l’intérieur de soi, c’est-à-dire à l’intérieur du tout dans son égalité avec soi-même. L’absolu c’est l’Un envisagé comme totalité. C’est aussi le Moi transcendantal ou idéal dans lequel se retrouve le moi de chacun.

On voit bien alors que la conscience absolue ou la raison schellingienne est infinie et par conséquent, la multiplicité des êtres finis ne peut modifier sa nature par leur action. Comme le fait observer Jean-François Courtine, « chaque terme est une puissance de l’identité absolue, et comme telle reproduit à sa façon l’unité-totalité»[46]. De cette manière, il apparaît que la particularité des êtres déterminés concourt à la plénitude de l’Etre absolu mais ces êtres pris en eux-mêmes ne contredisent pas son absoluité, si bien que l’identité au sens schellingien du concept s’avère comme étant l’auto- affirmation de soi dans l’auto- identification à soi-même. C’est en effet ce qui est en soi achevé, parce qu’il réunit tout en soi, et peut donc être considéré comme égal à soi parce qu’il ne lui manque rien, que consiste le caractère absolu de ce qui est.

Un tel être est au-delà de l’espace et du temps et se retrouve être l’essence de la raison, qui du point de vue de Schelling, depuis toujours est et reste telle qu’elle est. « La philosophie elle-même, dans la mesure où elle répond effectivement à l’automanifestation de l’identité absolue, est donc, au titre de philosophie de l’absolu, philosophie absolue, savoir absolu, elle accède à l’absolu et y a séjour»[47]. Et Jean-François Courtine conclut: « La raison est donc le foyer, le milieu (…) au sein duquel s’accomplit proprement le philosopher»[48]. Dans la logique de Schelling, cela est vrai parce que celui-ci, comme nous l’avons vu au cours de notre réflexion, développe un rationalisme radical et c’est pourquoi la philosophie n’est concevable autrement qu’en tant que système de la raison absolue en quoi elle trouve sa justification ultime. Si la raison est le tout comme cela est manifeste dans la pensée de Schelling, la philosophie aussi bien que toute activité doit logiquement trouver en elle sa terre natale. Par une telle position, l’auteur de L’exposition de mon système de philosophie réhabilite la métaphysique que Kant critique.

CONCLUSION

L’affirmation de “l’identité de la raison” chez Schelling traduit la volonté du philosophe de développer une philosophie systématique en montrant que la connaissance est rendue possible parce que la raison est toujours égale à soi, qu’elle ne se transforme pas au gré des événements, qu’elle ne suit pas les mouvements des phénomènes incapables de se préserver comme ils sont depuis le commencement. Une telle détermination de la raison la pose dans la logique de Schelling comme absolue et éternelle, si bien que ses prédicats acquièrent par cela la même détermination qu’elle. L’absoluité de la raison identique à soi vient dire son infinité, son inconditionnalité. C’est pourquoi la raison est tout à fait indépendante de ce qui est autre qu’elle, dans la mesure où elle se pose comme totalité essentielle.

L’affirmation de l’identité de la raison par Schelling constitue une clarification de sa pensée par rapport à la conception de Kant, précisément en ce qui concerne la question du sujet et de l’objet et leur rôle dans la connaissance. Schelling pense que la philosophie kantienne laisse être l’opposition entre le sujet et l’objet, ce qu’il essaie de dépasser en avançant l’identité des deux entités gardées séparées chez son prédécesseur. Mais Schelling ne règle pas moins ses comptes avec la philosophie romantique qui récuse l’idée même de système, remettant en cause son aptitude à conduire l’homme à la vérité. Le romantisme rejette le système ou au moins porte sur lui le doute parce que le romantisme doute de l’existence de l’absolu et de la capacité de la raison humaine à l’atteindre. « Partout nous recherchons l’inconditionné et nous ne trouvons que les choses »[49], pensent-ils. Pour Schelling, les choses qui sont, sont dans la raison et la raison est absolue ; et mieux, selon lui, rien n’existe en dehors de la raison, et donc tout est dans l’absolu et dépend par conséquent de lui.

Que l’absolu soit le tout est une idée que soutient et développe Hegel en accord avec Schelling contre les romantiques qu’il connaissait et qu’il a aussi combattus. Là où les deux philosophes se séparent, c’est sur la modalité d’être de l’absolu. Schelling soutient que la raison absolue est telle qu’elle est dans l’immédiat, alors que Hegel montre, aussi bien dans la Phénoménologie de l’esprit que dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, que l’esprit n’est pas achevé en lui-même dès le commencement, mais seulement à la fin, ce qui suppose qu’il traverse la nature en se médiatisant avant d’acquérir son ultime détermination.

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HEGEL ET LE DROIT : REJET SYSTÉMATIQUE OU MISE EN GARDE CONTRE LE PURISME JURIDIQUE ?

Abou SANGARÉ

Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)

RÉSUMÉ :

Le droit est devenu dans ce monde postrévolutionnaire le centre de gravité de tous les discours politiques et sociaux. Ainsi, quiconque ne l’institue pas de manière hégémonique comme le fondement ou la condition ultime de réalisation de la liberté de l’homme devra se voir hué et sa théorie déchue. C’est sous le coup d’une telle sentence que tombe Hegel pour s’être élevé contre toute absolutisation ou divinisation du droit qu’il qualifie d’abstrait. Notre thèse est de montrer que le regard que porte Hegel sur le droit ne peut être un regard de méprise puisque lui-même considère le droit comme étant l’être-là de la liberté consciente de soi. Il est plutôt un regard dénonciateur et de mise en garde contre les dérives de sa divinisation.

Mots-clés : Abstrait, Droit, Ethicité, Liberté, Mépris, Moralité, Pathologie, Purisme juridique.

ABSTRACT:

The law has become in this postrevolutionary world the center of gravity of all political and social discourses. Whoever does not establish it such hegemony as the foundation or ultimate condition of realization of human freedom will be booed and his theory would fall. It is within the scope of such a penalty that Hegel falls for having spoken against all absolute or deification of law he qualifies as abstract. Our thesis is to show that the attention Hegel throws on the law cannot be a gaze of hostility since he himself sees the law as a determination of self-conscious freedom. It is rather a warning gaze that informs us against the pathologies of this deification.

Keywords : Abstract, Law, Ethicity, Liberty, Contempt, Morality, Pathology, Legal purism.

INTRODUCTION

Après la phase du désenchantement marxiste du droit moderne, en tant que simple superstructure, c’est un large mouvement de retour au paradigme du droit rationnel de la tradition kantienne qui domine l’essentiel de la discussion en philosophie politique. Dans ces discussions à dominance postrévolutionnaire, Hegel, lui, du fait de son refus de subordonner l’Etat au droit, ne peut, avec attrait, influencer l’opinion qui voit le droit comme condition absolue de la liberté politique. Pour ce refus, l’image qu’auront de lui les lecteurs d’occasion de sa philosophie, image qui va se répandre auprès d’un large public, c’est celle d’un adversaire du droit.

Contrairement à Kant qui désigne par le concept de droit, l’ordre étatique de la vie collective régulée par la loi et qui, en conséquence, insiste sur le moment de la contrainte étatique, Hegel entend, par le même concept, l’ensemble des présuppositions sociales indispensables à la réalisation de la volonté libre de chaque sujet singulier. Pour ce dernier, en effet, ce qui doit être donné dans la réalité sociale, dans l’être-là, afin que la volonté libre singulière puisse se développer et se réaliser, ne se résume justement pas à la seule institution du droit légal. Il est essentiellement et fondamentalement lié aux relations communicationnelles grâce auxquelles le sujet individuel acquiert la véritable liberté.

Une telle exaltation de la politique et la dévalorisation du droit, fondement de sa supposée contribution au mythe de l’État dont le totalitarisme contemporain marquerait le développement ultime, peuvent-elles, à bon droit, témoigner d’un mépris de Hegel pour le droit? Ne dénoncent-elles pas, au contraire, la nuisance de l’absolutisation du droit, pour laisser appréhender l’éthicité comme la véritable sphère de l’existence libre et accomplie ?

I. LE SUPPOSÉ ANTIJURIDISME DE HEGEL

S’il est une dimension de la philosophie de Hegel sur laquelle, à quelque exception près, s’accordent parfaitement partisans et adversaires, c’est bien son mépris présupposé du droit. En raison de la qualification abstraite qu’il donne à ce concept, tous s’accordent à dire que le droit est considéré comme quelque chose de secondaire dans l’économie générale de sa pensée politique théorisée dans les Principes de la philosophie du droit, au même titre que la moralité. Jacques d’Hondt, lecteur connu et reconnu pour ses réflexions pointues sur Hegel, écrit: « Hegel, le droit n’est pas son Dieu ! (…). Hegel ne prise guère le droit et la liberté de la personne »[50]. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la Phénoménologie de l’esprit et les Leçons sur la philosophie de l’histoire, dans leur partie consacrée au monde romain où Hegel trace un tableau sombre de l’aspect du droit ou de la condition juridique (Rechtszustand) qui doit être dépassée pour parvenir à la vérité essentielle de l’intérêt accomplie dans l’éthicité, milieu concret dans lequel « la liberté, en tant que substance, existe aussi bien comme effectivité et nécessité que comme volonté subjective. »[51] Avec cette surestimation de la Sittlichkeit, de la vie communautaire et communicationnelle, le droit et la moralité ne peuvent pas être qualifiés autrement que comme des réalités abstraites. Ce qui veut dire, en langage hégélien, qu’ils ne sont pas intégralement intelligibles par eux-mêmes.

Cette qualification du droit comme quelque chose d’abstrait chez Hegel, qui pourrait le réduire, du moins à l’isolement, sinon le mettre en retrait des débats contemporains en philosophie politique, le distingue de Kant pour qui, la vraie politique ne peut se mettre en route sans avoir, au préalable, rendu hommage à la doctrine du droit. « Le droit, dit-il, doit être tenu pour sacré à l’homme, quelques grands sacrifices que cela puisse coûter à l’homme qui gouverne ».[52] Cette considération du droit, comme on pouvait s’y attendre, a trouvé, depuis la deuxième moitié du 19è siècle, une explication commode : Hegel serait, en fait, le précurseur des idéologues de Macht (État de fait). Contre cette interprétation largement répandue, ne convient-il pas de montrer que le droit abstrait, malgré son abstraction, bénéficie d’une évaluation positive chez Hegel, laquelle, pour être mieux comprise, exige l’examen des raisons qui militent en faveur de la qualification du droit d’abstrait ? En somme, cette abstraction soulignée est-elle la marque d’un antijuridisme hégélien ?

Certes, il pourrait paraître difficile de contester l’existence d’un certain antijuridisme chez Hegel. Mais ce terme mérite d’être entendu avec beaucoup d’attention, car il peut désigner deux attitudes distinctes : d’abord une hostilité au droit quant à sa capacité à former un ordre spécifique. Ensuite une hostilité au juridisme, c’est-à-dire à l’absolutisation du droit. Les écrits de maturité de Hegel, bien que moins avancés en politique que ceux présystématiques de jeunesse nous permettent d’opter pour la seconde attitude qui professe sinon un mépris à l’égard de l’absolutisation du droit, du moins une mise en garde contre le purisme juridique. Le regard de Hegel sur le droit n’est pas un regard d’hostilité radicale mais plutôt une dénonciation de son absolutisation qui le mue en pathologie[53] selon Honneth. L’antijuridisme, s’il en existe dans sa pensée, ne pourrait qu’être un antijuridisme fade ou de façade, car Hegel est foncièrement attaché à l’inviolabilité du droit, « être-là de la liberté »[54].

En effet, Hegel opère une refonte du concept classique de droit, qui peut aider à comprendre pourquoi malgré la proclamation des limites du droit juridique borné, il attache tout de même du prix à la sacralité de ce concept. « Le droit, dit-il, est en général quelque chose de sacré, par cela seul qu’il est l’être-là du concept absolu, de la liberté consciente de soi »[55]. Ainsi, la caractérisation du droit des juristes comme réalité abstraite appelle à une relativisation de cette première sphère de manifestation de la liberté. Toutefois, l’épithète qui lui est associée n’implique aucun mépris ou dédain. Ce que Hegel méprise et rejette, c’est ce juridisme ou cette absolutisation du droit qui fait de cette sphère de la liberté, la vérité de l’esprit objectif et le fondement de l’éthicité. C’est pourquoi il le traite comme une simple superstructure, comme une expression déformée de la réalité socio-politique.

Malgré tout, le droit, en raison même de son abstraction, a en soi une nécessité à la fois logique et historique incontestable. « Le droit formel de la personnalité abstraite est bien lui aussi, comme chacune des figures de l’esprit objectif, une détermination et un être-là de la liberté »[56]. Par être-là, il faut entendre l’ensemble des présuppositions externes, sociales, institutionnelles qui permettent à la volonté libre de parvenir à sa réalisation. L’abstraction juridique permet donc à la liberté de se déprendre de la subjectivité de la conscience individuelle. Ainsi, l’abstraction du droit qui marque sa limitation en regard du caractère concret des institutions éthico-politiques, est loin d’exprimer seulement le négatif, puisqu’elle permet au raisonnement juridique de s’éloigner de la singularité matérielle du cas pour accéder à l’universalité de la forme. Pour Hegel, c’est parce que le droit, conçu comme être-là de la volonté libre, recouvre l’ensemble du processus d’objectivation de la liberté qu’il ne saurait être réduit à ce moment abstrait qu’est le droit au sens des juristes, si important soit-il. C’est pourquoi il y a lieu de développer une idée du droit qui tranche avec celle généralement reçue, selon laquelle il implique une restriction mutuelle, une limitation réciproque des libertés individuelles. Cette idée trouve dans le jusnaturalisme moderne ses lettres de noblesse et a pour référence théorique la philosophie politique de Hobbes. En cette philosophie, le règne de la loi passe par une restriction du droit naturel des individus au bénéfice du souverain qui leur assure, en contrepartie, la sécurité qui leur fait défaut à l’état de nature. C’est pourquoi, chez lui, la restriction doit être totale. Rousseau soutient d’ailleurs, contre toute attente, cette idée et montre, comme on pourrait le craindre, qu’elle n’offre aucune faveur à la monarchie. « Le pacte social implique l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté »[57]. Plus loin, et contre le soupçon d’absolutisme monarchique qui pèse sur lui, il ajoute que cette aliénation n’est rien d’autre qu’une conversion du droit naturel en droit institué et garanti par la communauté politique. Au lieu d’une aliénation, ils n’ont fait qu’un échange avantageux de l’indépendance naturelle contre la liberté. « Ce que l’homme perd par le contrat social, écrit-il, c’est sa liberté naturelle et illimitée à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre. Ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède »[58].

Pour Hegel, cette compréhension du droit, dictée par les théoriciens du droit naturel modernes, repose sur une erreur philosophique. En effet, ceux-ci, parce qu’ils présupposent l’extériorité réciproque de l’universel et du particulier, conçoivent l’Etat, volonté substantielle, comme le résultat d’un contrat librement passé entre les volontés particulières. Une telle conception de l’Etat peut-elle voir dans l’emprise de celui-ci sur les individus autre chose qu’une restriction ou contrainte ? Pourtant, il convient de voir la soumission de l’individu au droit substantiel comme libération. Indéniablement, le droit, en tant qu’organe objectivement réglé des rapports entre des personnes indépendantes, restreint ou limite leur arbitre ; mais c’est essentiellement la part d’arbitraire que comporte, dans sa naturalité première, la volonté individuelle subjective qui se trouve limitée. La volonté objective, elle, n’est promue et épanouie qu’à travers les actes juridiques. C’est plutôt comme dépassement de l’arbitraire subjectif soumis aux contraintes d’un ordre normatif objectif et non comme une restriction, qu’il faut comprendre le droit. Au total, l’antijuridisme hégélien n’est pas soutenable dans l’absolu. Sinon comment comprendre que malgré la conscience aiguë qu’il a des limites du droit juridique borné, il ait choisi ce terme pour qualifier, avec métonymie, toute la sphère de l’esprit objectif. Si antijuridisme il y a chez lui, ce ne peut être qu’un antijuridisme mesuré, c’est-à-dire un refus de la thèse de l’autonomisation ou de l’absolutisation des ordres juridique et moral. Mais au fond, comment élucider un tel refus ? Ne serait-ce pas en regard du fait que le droit et la moralité sont loin de suffire à l’avènement d’une véritable liberté ?

II. DROIT ET MORALITÉ, DEUX SPHÈRES CANCÉRIGÈNES DE LA LIBERTÉ

Enplaçant la spécificité des différences juridico-morales dans une tendance sociale consistant à considérer soit la liberté juridiquement comprise, soit l’autonomie morale comme étant le tout de la liberté individuelle, on court le risque de présenter, à chaque fois, ces deux concepts, modèles de libertés subordonnées et incomplètes avec une prétention à la totalité, à l’absolu. On comprend donc pourquoi sont nombreux, dans le corpus hégélien, les passages relatifs aux dangers d’une autonomisation, d’une absolutisation de la moralité et de la liberté comprises de façon purement juridique. La Phénoménologie de l’esprit, à travers l’équation qui y est établie entre « la liberté absolue et la terreur »[59] comme l’atteste l’exemple de la Révolution française qui s’est achevée dans un bain de sang, ne se laisse-t-elle pas comprendre comme une critique adressée à de telles figures modernes de la connaissance ? Alors, quelle est la place qui doit revenir aux libertés déterminées juridiquement et moralement au sein de la totalité englobante des conditions modernes de la liberté ?

Nous le montrerons au moyen d’une analyse portant sur les effets négatifs qu’engendre, au sein de la société, l’absolutisation de ces libertés. En effet, la réalité sociale possède les fondements rationnels que l’on ne restreint pas sans que cela ait des conséquences sur notre rapport à nous-mêmes. Sans conteste, droit et moralité ont des fonctions positives de l’autoréalisation de l’individu. Il faut leur reconnaitre des significations et valeurs à la mesure du rôle irremplaçable qu’il revient à chacun d’eux de jouer au sein du processus éthique. Mais, en même temps qu’on élabore leur fonction positive, il faut aussi montrer leurs limites et insuffisances, de telle manière qu’on puisse déterminer la place qui leur revient dans le tout de l’ordre libéral moderne. Ils ne suffissent, ni pris isolément ni pris ensemble, à procurer effectivement les conditions exigeantes sous lesquelles chaque homme peut accéder à une liberté sans contrainte. Il faut comprendre les deux concepts de droit et de moralité comme désignant deux déterminations insuffisantes de la liberté individuelle qui, dans le monde de la vie, se traduisent dans une souffrance liée au fait d’être indéterminé, pour reprendre le titre fort évocateur de l’œuvre d’Axel Honneth[60].

Quelle est la marque de la fonction pathologique et aliénante qui peut être celle de l’autonomisation du droit et de la moralité dans les sociétés modernes ? Le caractère socialement pathologique de l’absolutisation des sphères du droit et de la moralité se montre aux types de subjectivités qu’elles engendrent et au fait qu’il s’agit, en elles, de deux types de subjectivités qui se vivent et s’éprouvent eux-mêmes comme injustement limités et inaccomplis. « Cet inaccomplissement tient au fait que les types de subjectivités produits par l’absolutisation excessive des sphères du droit et de la moralité sont des types de subjectivités vides, abstraits et sans contenu »[61]. Chaque étape du développement de l’idée de liberté (droit-moralité-éthicité) possède son droit propre parce que chacune d’elle est l’être-là de la liberté dans l’une de ses déterminations propres.

Notre souci, dans cette partie de ce travail, est de savoir quelles sont les conséquences pratiques qui se produisent lorsque l’une des deux figures inachevées de la liberté, est prise pour le tout de l’autoréalisation individuelle. Mieux, comment doivent être constitués les effets qui doivent nécessairement se produire quand un sujet conçoit sa propre liberté seulement conformément aux principes du droit et de la moralité subjectifs ? Les effets qui résultent de l’absolutisation ou de l’autonomisation de la liberté juridique, selon le mot de Honneth, se révèlent, d’elles-mêmes, au niveau des particularités idiosyncrasiques du caractère, comme étant pathologiques. Il conçoit, avec raison, dans le sillage de Hegel, que la grandeur de la personnalité de l’homme s’apprécie à une juste mesure dans l’usage de ses droits. Dans cette perspective, l’obstination à la revendication dogmatique et figée des droits subjectifs révèle un excès d’égoïsme.

« Si quelqu’un n’a aucun autre intérêt que son droit formel, alors celui-ci peut n’être que pur égoïste comme cela arrive souvent à un cœur et un esprit bornés ; car l’homme inculte est celui qui se raidit le plus dans son droit, tandis que l’esprit grandiose aperçoit les autres côtés que la chose possède aussi. Le droit abstrait est donc d’abord pure possibilité et, en ce sens, il est quelque chose de formel, d’opposé à la complétude des rapports. C’est pourquoi la détermination sincère donne une autorisation, mais il n’est pas absolument nécessaire que je persévère dans mon droit parce qu’il n’est qu’un aspect de l’ensemble des rapports »[62].

Nous avons montré que les conditions de la liberté individuelle se limitent, dans la représentation juridique postrévolutionnaire, au droit de faire, pour son intérêt personnel, tout ce qui n’est pas interdit par l’ordre juridique établi. Autrement dit, rien d’autre n’est requis pour la réalisation de la liberté qu’un ensemble de droits individuels qui laissent l’individu librement choisir au sein d’une multiplicité d’options possibles. Mais selon cette représentation, il n’y a véritablement pas de sens, pour le concept de liberté individuelle, de savoir quel est, à chaque fois, le but d’une action libre. C’est bien cette insuffisance essentielle, quoique n’étant pas une erreur cognitive parce que pouvant présenter quelque chose de plus qu’une affirmation fausse, qui exige que nous entrions maintenantdans l’intelligence de ce qui, chez Hegel, prend le nom de “vision morale du monde »[63]. Ce chapitre, comme celui relatif à “maîtrise et servitude”[64], a, dans l’ensemble du corpus hégélien, davantage attiré l’attention des lecteurs, mais s’est aussi paradoxalement heurté à des rejets et critiques véhéments. Les conceptions de la liberté, propres au droit abstrait et à la moralité, ne sont pas, en tant que telles, fausses ou condamnables parce que fautives, car chacune d’elles présente une valeur, au regard de la sphère communicationnelle de l’éthicité. Mais elles deviennent problématiques et peuvent provoquer des souffrances sociales à partir du moment où elles sont considérées chacune pour elle-même, et sont fixées comme des représentations pratiques autonomes. Alors, aussi longtemps que les acteurs sociaux orienteront leurs agirs propres de manière unilatérale et absolue, en fonction de l’une de ces deux sphères de la liberté, ils demeureront dans le tourment d’une situation marquée par l’absence de contenu qui, si elle veut être surmontée, doit faire appel à l’intervention salvatrice de l’éthicité.

III. LE RÔLE THÉRAPEUTIQUE DE L’ÉTHICITÉ

Analysons ici, pour montrer la dimension salvatrice et thérapeutique de la sphère de l’éthicité, un paragraphe qui n’attire généralement pas l’attention des lecteurs des Principes de la philosophie du droit : le paragraphe 149 consacré au concept d’obligation éthique. À la différence du devoir moral trop abstrait et entaché d’indéterminité parce que trop universel, l’obligation éthique est l’ensemble des obligations que les hommes rencontrent dès lors qu’ils entrent dans des rapports pratiques et déterminés avec d’autres hommes ; ce sont celles qui deviennent les leurres dès lors qu’ils agissent comme membres d’une famille, acteurs du marché ou citoyens de l’État. « L’obligation qui nous lie, dit Hegel, ne peut apparaître comme une restriction qu’à l’encontre de la subjectivité indéterminée ou de la liberté abstraite, et à l’encontre des impulsions de la volonté naturelle ou de la volonté morale qui détermine à partir de son arbitre son bien indéterminé »[65].

La volonté morale se détermine bien à partir d’elle-même, mais l’objet de son autodétermination, c’est-à-dire son bien qu’elle pose comme bien, dans l’indifférence la plus complète au contexte de son action, reste quelque chose d’indéterminé. Elle s’illusionne, par une telle attitude, puisqu’elle croit déterminer son bien par elle-même. En vérité, quoique insensible au contexte, dans la détermination de ce qui est bien, elle a déjà fait siennes des orientations pratiques que lui suggèrent le milieu et l’époque auxquels elle appartient. Tout comme la volonté naturelle qui ne veut suivre que ses propres inclinations et à laquelle tout autre forme d’obligation apparaît comme une restriction à fuir, la volonté morale voit l’obligation éthique comme une contrariété, une détermination qui lui sont imposées de l’extérieur, donc auxquelles elle ne peut accéder.

Une telle attitude qui s’obstine et s’épuise, avec impuissance, à vouloir déterminer et produire subjectivement en elle-même un contenu pratique de volonté qu’elle ne peut trouver qu’au dehors, dans les pratiques et mœurs déjà historiquement instituées, n’est-elle pas de type pathologique ? En tant que tel, n’y a-t-il pas lieu de la secourir pour la délivrer ? Alors comment guérir le sujet moral de ce comportement, de cette attitude pathologiques par lesquels il se maintient et se plait, dans cette abstraction indéterminée ?

Le passage à la sphère éthique a pour objectif thérapeutique de sauver le sujet moral des conduites pathologiques.

« Dans l’obligation l’individu a bien plutôt sa libération: il est libéré d’une part, de la dépendance où il se tient dans la simple impulsion naturelle, ainsi que de l’abattement dans lequel il est, en tant que particularité subjective prise dans les réflexions morales du devoir et du pouvoir, il est libéré d’autre part, de la subjectivité indéterminée qui ne parvient pas à l’être-là et à la déterminité objective de l’agir et qui demeure au dedans de soi en tant qu’ineffectivité. Dans l’obligation, l’individu se libère en direction de la liberté substantielle »[66]. Ce passage n’est-il pas la monstration du rôle émancipateur de l’éthicité ?

Dans l’éthicité, l’homme devient partie prenante des pratiques sociales historiquement instituées. Il se libère de la quête vaine d’un contenu pratique et normatif qu’il est impuissant à produire subjectivement. L’éthicité corrige, délivre les figures d’une subjectivité vide, sans contenu. En elle, l’homme se retrouve en face de subjectivités incarnées, objectivées, dépendantes les unes des autres. De cette façon, il assume pleinement les orientations normatives intersubjectivement partagées.

La famille, la société civile et l’État qui sont les différentes sections de l’éthicité se laissent comprendre comme des moments qui ont en eux les conditions communicationnelles auxquelles tout homme d’une société doit avoir accès comme étant les conditions de sa réalisation. Comment peut-il y avoir possibilité, pour un homme, de s’autoréaliser s’il ne trouve pas dans une famille les conditions de sa réalisation en tant qu’être de besoin, s’il ne trouve pas, dans sa participation au marché, les conditions de la satisfaction de ses intérêts, ou s’il ne trouve pas dans les institutions politiques les conditions lui permettant de prendre part à la formation d’une volonté collective ?

Hegel souhaite développer les principales conditions d’un ordre social juste, sous une forme qui permette de présenter l’ensemble des présuppositions externes, sociales et institutionnelles qui permettent à la liberté de parvenir à la pleine mesure d’elle-même. Manifestement, les présuppositions sociales et institutionnelles doivent être comprises comme le concept d’ensemble d’un ordre social juste permettant à chaque homme de se mouvoir au sein de relations intersubjectives qui peuvent être expérimentées comme l’expression de sa propre liberté. C’est dire que les hommes ne peuvent réaliser leur liberté, sans contrainte dans le monde extérieur, que s’ils parviennent à participer aux relations sociales communicationnelles, que Hegel considère comme un bien de base, une richesse requis dans l’intérêt de tous et de chacun, au point de vue de la liberté et de la justice. L’usage de l’expression économique “bien’’, ne doit pas conduire, même si elle le suggère, à l’idée que la détermination de la justice aurait été pour Hegel une affaire de règle de répartition. Hegel n’admet pas que ce bien de base puisse être reparti de façon juste selon de quelconques principes. De notre point de vue, il semble bien plutôt qu’il voulait en venir à l’idée que la justice donne aux sociétés modernes, la possibilité de permettre à tous les sujets, une égale participation à cette richesse que sont les relations intersubjectives, puisque les rapports intersubjectifs ou communicationnels sont un genre de biens qui ne peuvent être produits et conservés que par des pratiques collectives.

L’architecture originale des Principes de la philosophie du droit qui traite d’abord du droit abstrait, ensuite de la moralité, et enfin de l’éthicité exige l’établissement d’un parallèle entre ces trois grands chapitres de l’œuvre et trois conceptions de la liberté : la liberté négative, la liberté optionnelle et la liberté communicationnelle. Ces différents champs présentés dans une série ascendante et, constituant chacune, l’une des sphères sociales, ne peuvent décisivement influencer les sociétés modernes et conduire l’humanité à une existence accomplie que lorsqu’elles sont prises, toutes ensemble. Cela veut dire que pour que les hommes soient pleinement réalisés, il faut d’abord et préalablement qu’ils apprennent, au sein d’un ordre institutionnel, à se comprendre comme des sujets de droit, c’est-à-dire comme des personnes juridiques. Ensuite, il faut qu’il leur soit donné un ordre moral qui les rende capables de se comprendre comme des sujets moraux. Et c’est seulement lorsque ces deux ordres de l’autoréalisation sont fondus ensemble, dans les hommes, jusqu’à former une identité pratique, qu’ils peuvent se réaliser de façon plénière au sein du tissu institutionnel.

CONCLUSION

Cette réflexion constitue une forme d’actualité de la normativité pratique puisqu’elle regarde en direction de la Sittlichkeit où l’idée de liberté reçoit une effectivité et où le bien abstrait auquel se réfèrent les subjectivités juridique et morale devient un bien vivant, car incarné dans des pratiques et représentations partagées.

Il faut en convenir, droit et moralité sont des composantes essentielles à la manifestation de la liberté, mais leurs points de vue individualistes font qu’ils ne peuvent, selon Hegel, être maintenus sur ce piédestal dans la recherche d’une existence accomplie qui n’est effective que dans et par des conditions communicationnelles intersubjectives, sphère de l’éthicité. Cette vision du droit, condition nécessaire de la liberté politique, lui a valu le traitement que nous savons : Hegel est un anti-juridiste qu’il faut écarter de l’opinion dominante postrévolutionnaire. Contre cette interprétation courante, une lecture approfondie des Principes de la philosophie du droit montre l’attrait positif dont bénéficie ce concept dans l’économie générale de l’esprit objectif. Le droit, quoique abstrait, et en raison même de son abstraction, est indispensable pour rendre compte de la modernité sociale et politique dominée par son effectuation ou sa concrétisation. C’est pourquoi, nous parait infondée, toute lecture qui consiste, dans les interprétations de la philosophie du droit, à qualifier Hegel d’anti-juridiste. Dans son ouvrage au titre assez évocateur sur le rapport de Hegel au droit, Kervegan écrit : « On a découvert de multiple façons que Hegel est un penseur du droit au sens plein du terme, et pas seulement du droit étatique (constitutionnel), mais aussi de ce qu’il nomme de façon à première vue assez dépréciative le droit abstrait (privé) »[67].

D’ailleurs comment s’imaginer les conditions pouvant permettre aux hommes d’être libres en société, comme tente de le faire Hegel, sans donner au droit et à la moralité, deux sphères qui contiennent l’essentiel des conditions permettant l’autoréalisation individuelle, les places qui leur conviennent? Seulement, il faut prendre conscience des phénomènes sociaux pathologiques engendrés par l’autonomisation abusive et excessive de ces deux moments, bien qu’ils soient les conditions de bases de la liberté.

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POPPER, POUR OU CONTRE L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA CROYANCE ?

Lucien Ouguéhi BIAGNÉ

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

RÉSUMÉ :

Toute vie est une somme de virtualités ou croyances. Elle est investie d’un langage endosomatique, biologique. Plus tard, elle acquiert un langage argumentatif. En computant, elle découvre, en certaines croyances, des erreurs de computation. La vie, optimiste, porte en son matériel génétique un complexe mécanisme d’élimination des erreurs de computation dont la mutation. Son passage du langage endosmotique au langage argumentatif en résulte. Celui-ci permet au croyant humain d’assumer ses croyances, de les corriger et de modifier son ethos. La croyance erronée n’entraine donc pas fatalement la mort de son hôte. Elle subit une double critique : une critique inconsciente, autorégulatrice et une critique consciente, argumentative. Ce type d’évolution darwinienne de la croyance, devenu celui de la science, a été d’abord celui de toute vie. Cette nuance sauve l’épistémologie poppérienne d’une ruine certaine.

Mots-clés : Attente, Croyance, Critique, Computation, Erreur, Épistémologie de la croyance, Expressionnisme, Épistémologie objectiviste.

ABSTRACT :

The living person is a multidimensional being. He is made up of a set tendencies or beliefs which do not inevitably lead neither to life nor to death. They contribute to the selection of the social environment which selects them in return. Therefore some erroneous beliefs can be corrected. Belief, as certified by the succession of forms of beliefs, is not closed but opened. Contrary to what Popper advocates, the believer – human or animal – with an erroneous belief does not irreparable die out with the belief. He can change it, abandon it or substitute it for another one. That precision saves the Popperian from epistemology a sure and certain ruin.

Key words : Expectation, Computation, Belief, Criticism, Error, Expressionism, Epistemology of belief, objectivist Epistemology.

INTRODUCTION

Dans un essai démarcatif de son épistémologie objective de l’épistémologie subjective ou épistémologie de la croyance, Popper soutient que pour les tenants de cette épistémologie classique de la connaissance, une sorte de croyance serait l’expression du processus mental ou d’un état intérieur du savant. Cette conception de la connaissance rend incompréhensible et impossible, toute objectivité scientifique, car, de l’avis de Popper,

« chacun de nous, c’est vrai, est influencé par tout un ensemble de préjugées, ou par l’idéologie totale dont il relève et les scientifiques ne font pas exception à la règle. Aucune discipline mentale individuelle, fut-ce la socioanalyse, ne peut suffire à leur faire comprendre leurs erreurs, et les aider à atteindre l’objectivité scientifique »[68].

En considérant l’état de conscience comme une connaissance, une sorte particulière de croyance justifiable, l’épistémologie de la croyance se met hors jeu. Elle s’interdit d’expliquer ce phénomène décisif qu’est le dédoublement du sujet grâce à la fonction argumentative du langage permettant l’objectivation de la connaissance-croyance, par conséquent la disjonction du sujet connaissant de la connaissance. À la différence des scientifiques qui, grâce à la critique, font mourir les erreurs à leur place, le croyant-animal ou humain – (non critique) meurt irrémédiablement avec ses croyances erronées. Cette idée est lourde de conséquences. Elle confère un caractère dogmatique ou une absolue autonomie à la croyance. Elle la soustrait à la critique, en fait une énigme insoluble par le rationalisme critique, c’est-à-dire l’épistémologie évolutionnaire d’après laquelle la science évolue par des conjectures audacieuses et élimination de leur contenu erroné. Cette théorie et méthode de la connaissance impliquent une éthique de la responsabilité historique de nos croyances que rend impossible la conception organismique de la connaissance de l’épistémologie subjective. Cela conduit à s’interroger si le croyant (animal ou homme non scientifique) est étranger à la critique. La critique, avant de s’institutionnaliser en science, n’est-elle pas consubstantielle de la vie comme l’erreur est consubstantielle de celle-ci ? Or, la croyance en général et la croyance organismique en particulier, telle qu’elles apparaissent sous la plume de Popper, ne sont pas immunisées contre la critique.

Aussi comptons-nous nuancer cette thèse de l’impossibilité de critiquer, de corriger la croyance erronée faute de l’objectiver en soutenant avec Popper et contre Popper que le croyant (non scientifique) –homme ou animal- est ouvert à la critique. La vie elle-même somme le vivant à apprendre de ses croyances : de celles qui ont réussi ou non. Dans un premier temps, nous montrerons la plasticité, la biodégradabilité, voire l’ouverture de la croyance à la critique, partant, son objectivabilité à travers ses avatars : la croyance somatique (les attentes, les prédispositions ou dons) et la croyance acquise. Ensuite, nous ferons le bilan des retombées de cette nuance apportée à la thèse de Popper.

I. LES AVATARS DE LA CROYANCE

La vie est une ou a une histoire : son orthogénèse. Elle porte, en sa constitution, un mécanisme sélectif d’élimination de ses erreurs. La mort n’est pas la seule solution à la croyance erronée. L’erreur est humaine. Mais avant, elle fut vivante, c’est-à-dire animale ou végétale. Il n’y a pas d’humanité sans animalité et l’animalité dialectiquement niée survit en l’humain. C’est ce que nous comptons montrer dans cette première section avec Popper.

Toute vie, selon Popper, est par essence résolution de problème. Elle a un destin cognitif. Elle porte, en quelque sorte inscrit par une sélection darwinienne, en son patrimoine génétique, l’espoir de se trouver une meilleure niche écologique. Elle œuvre à cette fin qui l’amène à résoudre des problèmes impliquant des opérations d’apprentissage qui consistent à explorer la « découverte – découverte de nouveaux faits, de nouvelles possibilités, par la mise à l’essai des possibilités conçues en notre imagination »[69]. Ces modalités d’apprentissage : imagination, invention, expérimentation, sélection, hiérarchisation, incluant le facteur  hasard ou chance, c’est la computation. Celle-ci implique l’erreur.[70] La computation, Morin la définit comme le fait de faire, telle une machine, « des calculs, mais aussi des opérations qui obéissent à une certaine logique, à certaines règles, notamment celles qui tendent à maintenir vivant l’organisme »[71]. Si, pour Popper, toute vie « compute », comment concevoir l’erreur au niveau organismique ?

La vérité et l’erreur sont des méta-points de vue sur des jugements. Elles exigent un langage argumentatif, exo-somatique. Au niveau organismique du vivant pourvu d’un langage et d’une connaissance endo somatiques, l’erreur s’appréhende dans la « computation » de la vie. Elle s’y définit non par rapport à une vérité régulatrice de l’activité cognitive, mais en tant que réplication non totalement identique des gènes au moment de la reproduction. Elle se saisit par rapport à quelque chose qui en tient lieu : une structure organisationnelle du patrimoine du vivant qui sert de modèle à répliquer : la vie.

En référence à cette matrice, à certains accidents génétiques, suite à des lésions dans le système informationnel accompagnées de dégradations, l’on parle d’erreurs. Tout le matériel informatique du vivant étant incorporé dans l’organisme, l’erreur n’est pas linguistique, mais génétique. Si elle est linguistique, c’est dans une acception métaphorique qui autorise le transfert du milieu de la linguistique dans le champ de la biologie. C’est dans ce sens qu’il faut entendre la définition de la vie comme une hypothèse, au figuré comme au propre. La vie est une théorie vivante qui s’essaie à résoudre les problèmes. Bien que optimiste, ses tentatives de résolution peuvent s’avérer non concluantes. Elle porte, en ses prédispositions, des erreurs. Celles-ci se définissent par rapport à la logique du vivant, à son organisation en tant qu’organisme structuré selon un programme inscrit dans son patrimoine génétique. Selon Morin, c’est une erreur de computation. La « computation » de l’être vivant est une computation à la première personne ; le vivant s’auto-reproduit, s’auto-organise, produit ses propres éléments, sans trêve en fonction d’un computo ; « le vivant compute en fonction de lui-même, il compute pour vivre, il vit en computant ». C’est une computation égocentrique à partir de soi, en fonction de soi et pour soi[72].

Vivre, c’est apprendre. La vie, optimiste, espérant découvrir un monde idéal, travaillant, apprenant, inventant, s’inventant, prenant des risques, s’essayant à réaliser ses attentes, donc computant, commet des erreurs. La vie enregistre, au sein du système vivant, des données sur son milieu, tente des expériences, prend des risques, assimile, s’invente, se dote d’un nouvel équipement, d’une nouvelle niche écologique. « Le gène nu cherche un environnement de protéine et s’en fait un manteau qui constitue l’essentiel de son monde meilleur »[73]. D’où d’innombrables mécanismes complexes correcteurs incorporés à l’organisme pour se corriger, corriger les erreurs, restaurer le patrimoine informationnel originel (le programme), parce que, pour le vivant, une erreur est une menace de mort.

De l’élimination darwinienne de ces croyances erronées, la vie apprend, évolue progressivement, se complexifie et se construit une niche améliorée, une civilisation. Le langage, lié à l’émergence de la conscience de soi, préserve contre les risques d’erreurs de représentation. Aussi, Popper identifie-t-il l’homme primordialement au langage dans lequel il voit le principal de tous nos instruments.

Sans les problèmes et le goût du risque assorti de l’erreur, la vie stagnerait, selon Popper, comme en témoignent les fossiles. L’évolution de la vie en elle-même s’est faite par succession de dispositions et d’élimination des croyances erronées consécutivement à l’expérimentation des adaptations à des changements menaçants[74]. Il va sans dire que le vivant ne meurt donc pas fatalement avec sa croyance erronée. Il est dans une inter-rétroaction avec le milieu qu’il modifie et qui le modifie, selon le non satisfaction de ses attentes ou croyances. Ces observations d’Hubert Reeves, en témoignent: La nature est la maitresse de la diversité cosmique. « La nature essaie tout, ne se prive de rien, ne se censure jamais. Elle est boulimique d’expériences nouvelles. En cas d’échec, elle ne pleure jamais sur les pots cassés. Elle repart « bille en tête»[75]. Voici comment certaines espèces animales rectifient leurs hypothèses erronées :

« Les papillons ne sont pas « gratuitement » beaux. La splendeur de leur coloris est, au moins partiellement, reliée et dictée par les exigences de survie. La diversité des formes naturelles n’est pas sans relation avec les impératifs majeurs de la vie. Il faut manger et n’être mangé. Il faut avoir des enfants pour transmettre ses gènes. De ces impératifs, naissent des contraintes qui limitent sérieusement la dimension ludique des phénomènes biologiques »[76].

L’animal ment aussi. Qu’est-ce mentir ? C’est donner l’invraisemblable pour le vraisemblable, c’est divertir pour atteindre sa fin. Ce mensonge, généralement à autrui, peut être à soi-même. Selon Morin, cette possibilité de mensonge à soi-même « est source permanente d’erreurs et d’illusions. L’égocentrisme, le besoin d’autojustification, la tendance à projeter sur autrui la cause du mal font que chacun se ment à soi-même sans détecter ce mensonge dont il est pourtant l’auteur »[77]. La nature est régie par la loi de la jungle. Tous les coups sont permis, chacun pour soi, et que le plus fort l’emporte « Dans le domaine animal, [note Morin], ruses, tromperies, leurres ont pour fonction d’induire l’autre en erreur, tandis que la stratégie consiste à éviter et à corriger au maximum ses erreurs »[78]. L’erreur est liée à la vie et donc à la mort ». D’où la nécessité pour la vie de l’enrayer. Cette idée de l’amoralité de l’éthos animal, Reeves la confirme ainsi :

« La faim justifie toujours les moyens. La nature est efficace et intelligente mais l’éthique n’est pas son point fort. Pour mesurer la survie de l’espèce, toutes les stratégies sont permises : mensonges, coups bas et fausses représentations. Un bourdon trouve chez une orchidée le dessin, les couleurs la texture et même le parfum de sa femelle. Leurré déçu, il repart avec le pollen fertilisateur assurant ainsi la reproduction de la fleur. Une autre fleur dégage une odeur de charogne. Sa couleur et sa texture sont celle d’une viande avariée. Elle pousse le mimétisme jusqu’à se couvrir d’une mince toison suggérant une fourrure animale. Une mouche se présente à la recherche de cadavres en décomposition. Elle veut y déposer ses œufs pour que ses larves écloses y trouvent leur nourriture. Trompé par le déguisement, l’insecte y laisse ses petits mais repart, chargé de pollen, vers une autre fleur. Les larves meurent de faim mais la fécondation a eu lieu… Le coucou ne se donne pas de la peine de nidifier. Il dépose ses œufs dans les nids d’autres oiseaux. Pour s’assurer que les parents nourriront convenablement ses propres rejetons, il en éjecte les œufs de ses hôtes involontaires »[79].

De ce qui précède, contrairement à cette thèse de Popper selon laquelle les animaux, faute de faculté représentative propre aux hommes, ne savent dire que la vérité, sauf si l’on les induit en erreur, nous soutenons que le mensonge n’est pas contemporain de l’homo sapiens[80]. L’animal ment, trompe, ruse, il s’adapte à son milieu. Simuler le danger est une composante de sa cynégétique. Il construit sa niche qui le construit. Ses attentes d’un programme à exécuter évoluent avec la loi du milieu. L’homme et l’animal apprennent activement de leurs erreurs. Ils ne sont pas des victimes résignées de leurs croyances erronées. La vie a sa croyance, sa logique, son éthos. Elle est une somme de croyances qui se corrigent, se transmutent en mode de vie à l’épreuve des difficultés existentielles. Elles répondent favorablement à l’attente de celui qui en est le porteur, l’espérant.

La vie porte en elle le sens d’un idéal qui la porte à produire le milieu qui en retour la produit. Elle combine le donné, l’acquis et l’émergent ; trois entités en inter-rétroactivité. Ses attentes sont des hypothèses heuristiques. Elles orientent, bien que de manière confuse, ses investigations. Le vivant s’établit en un point ou poursuit ses recherches tous azimuts selon la gratification qu’il en tire. L’intérêt, dans sa complexité, reste le ressort et l’enjeu de toute action. L’économie ou la modification du comportement s’opère par rapport à cette fin plurielle intéressée. La connaissance va donc de pair avec l’intérêt. Mais, la vie étant la plus grande des valeurs ou le plus grand des biens, sa préservation, son enrichissement et sa récréation, à tout point de vue, motive les tentatives qui, aussi, la mettent en péril. Là où elle est risquée, git un secret espoir de la gagner, de l’intensifier. La méthode critique se rencontre donc aussi bien chez l’amibe que chez Einstein. La fin que poursuit l’amibe, même au stade de tendance, de prévision inconsciente,  reste un objectif diffus. C’est une forme de projection anticipative, compensative de l’incapacité du vivant dépourvu d’un langage exsomatique à se distancier de son objectif. Cette projection anticipative figure la méthode critique ou évolutionnaire à l’état biologique, pré-darwinien : des tentatives non fructueuses du vivant conduisent à de nouvelles audacieuses tentatives concluantes, vers de nouveaux horizons. Le vivant aspirant congénitalement à la connaissance, il se trouve de la même manière exposé au risque d’erreur via ses attentes qui sont des théories intégrées en son système ou programme informatif. Ce sont des hypothèses anticipatives qu’illustre la théorie de la perception.

Militant pour un actif procès cognitif, Popper invite à renoncer à l’idée que nous sommes des observateurs passifs, attendant de la nature qu’elle imprime en nous sa loi. C’est nous qui, au contraire, au cours du processus d’assimilation des données sensorielles, « imprimons en elle de manière active l’ordre et les lois émanant de notre entendement », même si ces prescriptions ne sont pas toujours confirmées par la nature qui a le dernier mot.[81]

Il ajoute : « Nous sommes des découvreurs et la découverte est une création »[82]. Le subit éclair après des nuits de veille de recherche qui révèle un lien inattendu entre deux idées ou deux systèmes qui s’imbriquent harmonieusement, donnant ainsi émergence à une nouvelle forme et de nouvelles propriétés, analogue à la théorie platonicienne de la réminiscence, Popper l’appelle une révélation; Lorentz, la « fulguration », l’illumination subite de l’horizon évolutionnel. C’est l’apparition de quelque chose de radicalement nouveau. C’est la théorie du jeu de Manfred Eigen qui autorise tous les possibles ; elle confirme l’idée selon laquelle le vivant est un porteur inconscient d’une somme de formes, qui sont des hypothèses ou attentes.

Ces idées ou formes innées que nous considérons comme des croyances ouvrent des perspectives au vivant dans son comportement exploratoire, à la recherche d’un monde meilleur. Popper en conclut : « Tout peut être donné par avance. Mais seule la vie fait que tout cela devient une niche écologique »[83]. Confirmant ainsi la thèse de la criticabilité de la croyance qu’elle soit celle de l’animal ou de l’humain, il ajoute: « Les vivants dénués d’imagination doivent se disputer les niches écologiques occupées ; ceux qui au contraire exercent leur esprit d’initiative ont à leur disposition des niches écologiques qu’ils inventent »[84]. La consubstantialité de la croyance au vivant a une vertu de catalyse dans sa marche vers un hypothétique monde meilleur. La vie est aventure et liberté. Elle poursuit une fin imprévisible. Sa liberté réside dans un principe créatif.

« Les changements révolutionnaires de forme : qu’un mammifère redevienne un animal aquatique, une baleine ou un dauphin, que le cours de l’évolution prenne tout d’un coup un tournant en épingle à cheveux, c’est cet imprévisible qui est l’expression de la liberté. Cette liberté est à l’analyse pour certains l’autre nom de Dieu. Popper et Lorentz se refusent de le présenter comme principe directeur créateur. Ils parlent de l’évolution comme entité matérielle. Pagels parle de démiurge ; l’anthropologue Feuerbach petit-fils du philosophe sans doute tenant d’un déterminisme biologique rigoureux estime que Darwin voudrait nous faire croire que la création bafouille et engendre impromptue la nouveauté, qu’une imagination sans but crée l’élément nouveau »[85].

Niels Bohr, un indéterministe s’insurgeait déjà contre son ami Einstein, déterministe, pour qui Dieu ne joue pas au dé : « Qui êtes-vous Einstein pour dire à Dieu ce qu’il doit faire. Il suggère ainsi comme Schiller que Dieu, liberté, est le principe créatif en toute liberté de toute chose ». Cependant, ils se plaisent à parler de démon laplacien, de Loschmidt, de Maxwell ou lamarckien qui savent bien de choses sur les molécules que l’intelligence la plus étendue que l’on puisse imaginée ignore[86].

La connaissance est un processus actif. La découverte est une récréation. Il suit, de ce qui précède, que, pour Popper, « tout peut être donné par avance. Mais seule la vie fait que tout cela devient une niche écologique »[87]. Confirmant ainsi la thèse de la criticabilité de la croyance, qu’elle soit celle de l’animal ou de l’humain, il ajoute : « Les vivants dénués d’imagination doivent se disputer les niches écologiques occupées ; ceux qui au contraire exercent leur esprit d’initiative ont à leur disposition des niches écologiques qu’ils inventent »[88]. La consubstantialité de la connaissance ou de la croyance au vivant a une vertu de catalyse dans la marche de celui-ci vers un hypothétique monde meilleur. Parce que de l’avis de Popper, « nous apprenons par une activité qui nous est innée, par une foule de structures qui nous sont innées et que nous avons la faculté de développer ; nous apprenons activement »[89]. L’aspiration de la vie à une vie meilleure implique – entre autres impératifs – la  connaissance. La vie la plus petite est porteuse d’une foi instinctive, une foi innée. Elle fait partie de ses potentialités. Ces prédispositions sont des vertus en sommeil qui attendent un facteur déclencheur pour se manifester. Lorentz ne dit pas le contraire. Il estime qu’une compréhension de la condition humaine passe par l’éthologie : « Celui qui connaît vraiment les animaux est par là même capable de comprendre pleinement le caractère unique de l’homme »[90]. Il ressort de l’exploration de cette voie que le vivant parle, qu’il a un discours, une logique, une foi, un éthos. Lorentz pense même que la vie s’essaie à la conceptualisation, à la concrétisation de la représentation ; des choses que l’on la croit incapable :

« Dans le comportement exploratif, l’animal essaie tous ses schémas comportementaux sur un nouvel objet : manger, cacher, couper, etc. L’animal ne veut pas manger l’objet, il veut seulement déterminer si l’objet est théoriquement comestible. Ce comportement exploratif, contrairement à ce qu’en pense Arnold Gehlen, n’est pas spécifiquement humain. L’animal même s’il n’a pas faim veut s’assurer si l’objet est théoriquement comestible. Il est lié au jeu, au caractère ludique de la connaissance comme le reconnaît Popper. Et il disparaît lorsqu’apparaît un besoin urgent. En illustration de sa théorie sur la fonction de représentation à partir du jeu, Popper évoque l’imitation ludique des cris d’alarme, qui, dit-il, conduit au premier mensonge. L’enfant criant au loup ment. Par ce que représente le cri d’alarme adulte qui, chez l’enfant, se situe dans le ludique, pose le problème de la vérité. Les abeilles de Karl Von Frisch sont étrangères au problème de la représentation. Aussi, si l’on ne les ne induit en erreur, elles « ne sont pas capables de mentir »[91].

La vie est animée d’une croyance instinctive en la vie, un optimisme métaphysique qui l’amène à prendre des risques soit à changer de système écologique soit à complexifier son patrimoine génétique pour initier des opérations de sauvetage, de résistance à l’agressivité du milieu. La conformation de la couleur de certains papillons à la couleur dominante de leur milieu pour échapper aux prédateurs atteste qu’elle porte, en alternative, en attente, mais de manière discrète, ses solutions. Cela revient à définir le vivant comme une conjecture vivante à l’épreuve de la vie comme problème. L’homme actuel n’est que la vérissimilarité de l’homme du dernier homme, l’homme accompli dont nul n’a la moindre idée.

Comme nous venons de le montrer avec Popper, si le vivant a pu franchir toutes les étapes allant du règne biologique végétal à l’humain en passant par le règne animal, c’est parce qu’il s’est doté d’une faculté lui permettant de corriger certaines erreurs dont le cumul conduit fatalement à la mort. Il revient alors à convenir que l’erreur, avant qu’elle ne soit humaine, a été d’abord vivante et animale tout comme la connaissance ou la croyance. Et si elle est rectifiable, au niveau de l’animal pourvu d’un langage endo somatique, elle l’est plus avec l’homo loquas, fut-il croyant.

Le croyant-animal n’est donc pas fatalement en danger de mort. La grande découverte qui est en même temps la grande création révolutionnaire de l’homme réside dans l’acquisition de la faculté du langage liée à la faculté de la raison. L’occident lui doit sa civilisation et son pluralisme y compris sa foi en bien des croyances : science, sagesse, rationalisme, nationalisme, communisme, progressisme, Christianisme, Islam, l’optimisme, etc. Toutes ces doctrines, des formes de croyances, témoignent de la perfectibilité de la croyance. Objectivable par le langage argumentatif, faillible, elle est critiquable. Malgré la tendance universaliste, exclusiviste de certaines croyances, le pluralisme est accueilli comme un impératif éthique. Que Popper, scientifique, croyant, préfère le pluralisme au magistère, source potentielle de totalitarisme, signale que la croyance n’est pas immunisée contre la critique. Elle l’a souvent été. Et Popper le reconnaît :

« Partant du réalisme scientifique, il est patent que si nos actions et réactions étaient mal ajustées à notre environnement nous ne survivrions pas. Puisque la « croyance » est étroitement liée à la prévision et à l’aptitude à agir, nous pouvons dire que beaucoup de nos croyances ont bonne chance d’être vraies pour autant que nous survivions »[92].

L’idée de progrès, Popper la récuse, parce que, toute avancée significative dans quelque domaine que ce soit se paie par une régression significative en un autre registre, c’est-à-dire « le fait que, simultanément, nous progressions et reculions »[93].Or cette succession du progrès et de la régression n’annule ni ne neutralise le progrès. L’idée du progrès s’évalue à l’aune des impératifs éthiques de la croyance et conséquemment à ses effets collatéraux. L’on parle de progrès ou de déclin de la morale au regard de son pouvoir impératif ou prohibitif. Les principes d’amour, de tolérance, d’égalité, d’équité que véhicule une foi pluraliste ouverte sont des signes manifestes d’un progrès de celle-ci par rapport à d’autres croyances étrangères à ces principes ? Cependant, il demeure optimiste, compare même son optimisme, sa foi en l’avenir ouvert à une religion : « Le monde libre auquel nous appartenons est bel et bien la meilleure des sociétés qui ait vu le jour au cours de notre histoire »[94]. C’est dire que l’optimisme de Popper, sa foi en l’avenir bien que spontanée, est le fruit d’une civilisation comparativement à un idéal. Entre ces deux pôles – l’existant mis en cause et l’idéal – se loge la foi poppérienne qui s’édifie par la connaissance, la critique, la comparaison et l’imagination. Elle reste pour lui un pari, une hypothèse, jamais une certitude qui doit, en tant qu’assurance, interdire le rêve. Tentons maintenant une déclinaison de cette nuance.

II. LA NÉCESSITÉ D’UNE NUANCE

Popper préfère, à la loi aristotélicienne du juste milieu inspirant des thèses équilibrées, la hardiesse des prises de position, les thèses audacieuses.[95] Ceci, très souvent, l’amène au sacrifice des nuances donc à absolutiser le mal ou l’idée qu’il veut ainsi aisément dénoncer. Ce déni du statut d’épistémologie à ce qu’il appelle « épistémologie classique » ou « épistémologie de la croyance » qu’il illustre par le manque d’attitude critique du croyant-animal ou homme (non scientifique), condamné à périr avec ses croyances erronées. Cette thèse hardie constitue le talon d’Achille  du système épistémologique poppérien. Elle mérite une nuancée. Cette nuance sauve l’édifice épistémologique poppérien de bien des contradictions : logique, épistémologique, méthodologique, éthique. Rappelons que, selon Popper, sa méthode critique, s’applique avec pertinence à toutes les sphères y compris la noosphère dont participe les croyances. Aussi, si le croyant humain surtout ne survivait pas à sa croyance erronée à défaut de moyen de s’en extirper, serait-ce soit un aveu d’impotence de sa méthode critique soit paradoxalement, que la croyance devenue réfractaire à la critique, n’est plus de ce fait du monde de l’esprit. Autrement dit, si la croyance était close au point qu’elle ne se prêtât pas à la critique, elle cesserait d’être du domaine de la noosphère, signe de son autonomie absolue vis-à-vis du monde extérieur et intérieur. Cette configuration des mondes serait contraire à la cosmologie de Popper. Or, il existe entre les trois mondes : le monde physique, le monde de la conscience et le monde de l’esprit une interaction. La croyance bien qu’étant du monde de l’esprit, n’est pas moins du monde de la conscience.

Si elle jouissait d’une absolue autonomie, cette caractéristique la mettrait en contradiction avec son milieu d’origine, le monde intérieur de la conscience. En d’autres termes sa prétention à une autonomie absolue affecterait la méthode critique de l’épistémologie poppérienne et ses implications éthiques ou pratiques. C’est dire que les théories les plus subjectives y compris la métaphysique, bien que non falsifiables, sont critiquables.

Notre nuance sauve ainsi la pensée de Popper de contradictions internes et d’un pessimisme épistémologique, voire d’une faute éthique. Si la croyance est inattaquable, la résolution des problèmes par voie dialogique serait une entreprise stérile. La science qui est aussi une forme de croyance, enracinée en des hypothèses métaphysiques, n’évoluerait pas. La croisade contre les prophètes, devins, autres historicistes et leurs oracles, serait absurde, dénuée d’intérêt.

Si cette nuance n’était pas introduite en sa pensée, ce serait la ruine de tout l’édifice éthique poppérien qui réside en l’irrésolution du monde et qui confère à l’homme la responsabilité de son destin, le pouvoir de s’auto-émanciper par le savoir. La clôture de la croyance porte atteinte à sa foi en la vertu libératrice du savoir, mais surtout sa foi en l’intelligence de l’homme, de la vie. La vie est intelligente, elle doit sa pérennité à sa « sérendipité » (son opportunisme), à la détection permanente des erreurs inhérentes à son savoir, ses croyances. Popper souligne implicitement cette attitude critique à l’égard de ses croyances en écrivant : « Puisque la « croyance » est étroitement liée à la prévision et à l’aptitude à agir, nous pouvons dire que beaucoup de nos croyances pratiques ont bonnes chances d’être vraies pour autant que nous survivions »[96]. La critique n’est pas spécifiquement humaine, ni scientifique. Nom générique de la manifestation de l’instinct de vie, elle couvre une diversité d’attitudes défensives ou sécuritaires du vivant. Le scientifique n’est pas le seul être capable de détachement de ses croyances. Cette origine errorologique de l’homme, selon Lentin, confirme l’ouverture de la croyance –animal ou homme au devenir donc à la critique inhérente au mécanisme de l’évolution. « Nous sommes les fruits des milliards de mutations, ces erreurs de transmission sur les réseaux du vivant, qui ont donné naissance à la diversité biologique. Et ce processus, toujours imperceptiblement à l’œuvre aujourd’hui, semble indispensable à l’existence même de la vie. Il n’y a pas de plus bel exemple de créativité errorologique. Clamons-le avec fierté : nous sommes tous des erreurs ! ».[97] Ajoutons : nous sommes nés de l’erreur divine, ce qui, de ce fait, divinise l’erreur. Le Dieu d’Abraham qui regrette d’avoir créé l’homme libre en témoigne.

La science procède d’une entreprise de rationalisation critique de la croyance qui en est la matrice. La science, c’est le sens commun purifié – débarrassé relativement de la croyance. Le croyant se livre tout comme le scientifique à des essais d’élimination, souvent concluants, de ses croyances erronées. Il leur survit. La croyance si close, soit-elle, n’est jamais suffisamment close pour ne pas s’ouvrir sous la pression de la critique corrosive et des coups de sommations de l’instinct de vie. La résistance de la croyance ou de la vérité à la critique est relative à l’agressivité de son milieu épistémique.

Critiquable, le domaine de la croyance tout comme celui de la connaissance, est ouvert à la croissance. Il faut aussi signaler que l’un et l’autre bien qu’appartenant à des domaines respectifs disjoints ne sont pas moins conjoints, solidaires. L’incapacité du croyant à juger sa foi erronée au point qu’il périsse avec elle contredirait le principe de l’autonomie et son corrélat: l’éthique de la responsabilité intellectuelle de nos théories et pratiques qu’a toujours défendue Popper avec acharnement. La croyance, comme nous venons de le voir, est une hypothèse. Elle peut-être évaluée sur ses prophéties. Que celles-ci puissent se réaliser ne confère pas à la croyance un statut scientifique. Par exemple, le succès de la prophétie du déclin de l’occident de Spengler ne veut pas dire qu’il existerait une loi de l’histoire qui rendrait possible de telles prédictions. La peur que suscite, au niveau de la population, des prophéties pessimistes peut accélérer ou susciter une contre-épreuve pour empêcher l’avènement de l’évènement prédit. Mais, il y a aussi la puissance des idées, la foi dans les croyances vraies ou fausses, qui, tel un levier, soulève des montagnes. Popper croit donc en la possibilité du croyant de corriger ses erreurs de croyances, ses superstitions, ses fanatismes par le savoir. C’est ce qu’il appelle l’auto-émancipation par le savoir.

La niche écologique de l’action étant complexe, il faut alors s’épier dans ses pensées et actions pour en déduire les éventuelles erreurs qui sont nos véritables maîtres. L’éthique des fins ne justifie pas le fanatisme de leur poursuite. Condamnant la croyance fanatique, Popper conseille une auto-éducation et une auto-émancipation intellectuelle par voie autocritique et auto-éthique. Cette tâche requiert la création d’une société pluraliste. En cet espace éthique seul, nous pouvons apprendre à nous « éduquer, nous-mêmes, nous enseigner le tour de l’esprit qui nous permette le face à face critique avec nos idées et nos croyances) ; sans devenir des relativistes ou des sceptiques, et sans perdre le courage, ni la résolution de lutter pour nos convictions »[98].

Telle une monade, la foi a sa propre vie tout en silhouettant celle de sa niche écologique. Sa foi, si elle ne s’est pas éteinte sous les assauts des pires souffrances vécues, elle est lointaine de la foi originelle. Elle reçut des touches par endroits qui la distinguent de ce qu’elle fut avant quarante ans. Donc, sous l’impulsion de la critique et de l’autocritique, la foi se transforme. Aussi peut-elle se transmuter en son contraire : l’actuel militant du pessimisme rationnel ou scientifique peut avoir été un farouche opposant au progrès de la raison avec pour corrélat le développement de la techno-science. La foi préscientifique n’est pas la foi contemporaine de l’ère scientifique ou moderne. La foi s’éclaire de la science comme la science s’éclaire de la foi. Mû par l’instinct de vie ou par la volonté d’un bien-être économique, il renonce à certaines croyances porteuses de douleur. Même si cette croyance inhumaine, immorale a ces adeptes, elle s’éteindra tôt ou tard sous les coups de la conscience critique.

CONCLUSION

Il résulte de notre parcours que le croyant-animal ou humain ne meurt pas fatalement avec ses croyances erronées faute d’un langage argumentatif qui favorise une objectivation de la connaissance perçue comme une croyance. Toute vie régie par l’instinct de vie s’évertue à survivre à ses croyances erronées. Elle y parvient par computation : découverte, expérimentation des attentes, élimination des attentes inopérantes, modification, invention, complexification de son équipement biologique originaire.

Ouverte à l’évolution, la croyance évolue à son rythme selon l’agressivité de son milieu, selon la loi de la sélection naturelle. Elle fonctionne là où il y a vie. La vie en tant que croyance est espérance. L’espérance, c’est la ferme conviction de n’avoir pas encore tenté l’impossible aussi longtemps que survivra le problème aux multiples essais de sa résolution.

Elle dénote que le vivant, faisceau de potentialités, est liberté. Même dans les ordres sociaux clos, son avenir est dans une certaine mesure ouvert. Signe d’une évolution créatrice, la croyance n’échappe pas à l’épreuve de la tradition critique. Certes, juger un acte de foi, c’est lui opposer une autre croyance, un autre acte de foi. Cependant, la relativité des croyances ne rend pas vaine ou illusoire sa critique. Le Christianisme, présenté aujourd’hui comme le fondement de la civilisation occidentale, est le résultat d’un long aggiornamento. Il fut d’abord clos avant qu’il ne s’ouvre, ne se complexifie et ne devienne la fécondatrice d’une nouvelle fraternité transculturelle. La responsabilité de notre croyance nous incombe. La foi est nôtre. Elle fait partie de notre monde des idées. Tributaire de la condition humaine qu’elle reflète, elle témoigne, dirons-nous avec Popper, de l’inventivité de l’homme dans son effort d’adaptation, voire de maîtrise de son l’univers. La croyance, sous la houlette de la raison critique, évolue, se complexifie. Selon Reeves, « Dieu n’est plus ce qu’il était ». Il est nôtre. Nous le choisissons, le changeons et avec lui l’ordre du monde, le cours de l’histoire. S’il n’y a pas de critère objectif d’évaluation de la foi, la foi, partant de ce qu’elle proscrit et prescrit, de ce que l’on fait en son nom, peut être jugée, améliorée. Cette critique de la foi, preuve de l’autonomie de l’homme, répond aux impératifs de l’éthique de la responsabilité, le fil d’Ariane qui, de part en part, traverse, dans sa multi dimensionnalité, la pensée de Popper.

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DU RETOUR AU SOL NATAL DE LA TECHNIQUE À L’ACTIVITÉ COMMUNICATIONNELLE : HEIDEGGER ET HABERMAS

Faloukou DOSSO

Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)

RÉSUMÉ :

Heidegger considère la technique moderne comme un danger qu’il faut éradiquer. D’où sa volonté d’un retour de la technique à son sol natal. Il faut recourir à l’essence de la technique pour éviter à l’homme de tomber dans un dangereux processus de son instrumentalisation. Pour Habermas, le progrès technique, première force productive, a besoin d’être accompagné. Face au règne de la technique, il est bon de proposer celui de l’interaction fondée sur la réciprocité, l’autre nom de l’activité communicationnelle. Il revient à l’homme de créer l’espace communicationnel joignant sa dimension spirituelle à sa dimension instrumentale.

Mots clés : Arraisonnement, Civilisation scientificisée, Esprit, Interaction, Progrès technique, Technique moderne, Production, Provocation.

ABSTRACT :

Heidegger considers modern technology as a danger that must be eradicated completely. Hence his desire to return to its native ground. Technology should be used according to its essence to avoid human to make a dangerous process of instrumentalization. For Habermas, technology progress is the first productive force that needs to be accompanied. Facing the reign of technology, it is appropriate to propose the interaction one based on reciprocity, the other name of communicative action. It is up to man to create this communicative space joining this spiritual dimension to instrumental one.

Keywords : Boarding, Scientific civilization, Interaction, Spirit, Technical Progress, Modern technology, Production, Provocation.

INTRODUCTION

Notre monde est sous le règne de la technique moderne qui, en étendant son pouvoir de domination, n’épargne aucun domaine d’activités. L’homme la subit à telle enseigne que la question de sa dignité est diversement appréciée. Ce qui suscite, non seulement des questions de sa survie liée à la technicisation de la civilisation, à la destruction de son cadre de vie, mais aussi celles éthiques, de bioéthique à l’ère de la technologie génétique suite à la « pro-vocation »[99] (Heraus-fordern) de la nature. Aujourd’hui, la technique peut être confondue avec l’air que nous respirons. Et, tout étant technique, l’homme n’arrive pas à établir un rapport libre avec elle puisque son règne « invite à caractériser notre époque, c’est-à-dire une certaine époque de l’Histoire de l’Être et du rapport de l’homme à l’Être, en référence au plus extrême oubli »[100].

La société industrielle, en possédant « les instrumentalités grâce auxquelles elle peut transformer la métaphysique en physique, l’intérieur en extérieur, les aventures de l’esprit en aventures de la technologie »[101], ne permet pas à l’homme de préparer un libre rapport à elle. Pourtant, il faut préparer ce rapport. « Le rapport est libre, quand il ouvre notre être (Dasein) à l’essence (Wesen) de la technique. Si nous répondons à cette essence, alors nous pouvons prendre conscience de la technicité dans sa limitation »[102]. L’espèce humaine doit « « prendre en main » la technique et l’orienter vers des fins « spirituelles » »[103].

Il se pose donc le problème du retour de la technique à son sol natal puisque « le point essentiel est de manier de la bonne façon la technique comme moyen »[104]. La technique n’étant pas « la même chose que l’essence de la technique […et que] la technique n’est absolument rien de technique »[105], notre préoccupation est de sauver l’être humain en le reconduisant « dans l’essence, afin de faire apparaitre celle-ci, pour la première fois, de la façon qui lui est propre »[106]. Et, la question du maniement de la bonne façon de la technique est aussi pensée par Heidegger et Habermas. Chacun se propose de nous révéler un type particulier de préparation du rapport libre à la technique. En d’autres termes, quelle orientation Heidegger souhaite-t-il proposer pour mieux utiliser la technique ? Quel accompagnement Habermas favorise-t-il pour relever le défi d’une existence humaine ?

I. HEIDEGGER ET LE RETOUR DE LA TECHNIQUE À SON SOL NATAL

Notre monde pose un problème existential empêchant l’homme d’être-dans-le-monde. Il se trouve dans un monde sans abri. Pourtant, il doit se trouver un abri sur mesure puisque « l’habitation de l’homme repose dans cette mesure aménageante qui regarde vers le haut, dans cette mesure de la Dimension où le ciel, aussi bien la terre, a sa place »[107]. Son existence doit être capable de dépasser cette compréhension simpliste d’une certaine conception de l’homme (anthropologie) et de l’histoire de l’humanité. Heidegger tire sur la sonnette d’alarme pour détourner notre regard focalisé sur la technique en l’orientant vers son essence. Comment faut-il rompre « avec l’être-au-monde métaphysique et avec la manière technologique de penser et de parler »[108]?

A. La technique moderne et le règne du Ge-stell[109] : Le danger de la pro-duction pro-vocatrice

La nature est, non seulement dévoilée par la technique moderne, mais aussi offerte au savoir, à l’action en se constituant en un réservoir d’énergie, de forces calculables, exploitables. Avec elle, tout est fonds, celui-ci ne caractérisant « rien de moins que la manière dont est présent tout ce qui est atteint par le dévoilement qui pro-voque. Ce qui est là (steht) au sens du fonds (Bestand) n’est plus rien en face de nous comme objet (Gegenstand) »[110]. Le mode pro-voquant de la technique stimulera la nature en la poussant à se plier, se rabaisser et se dévoiler comme fonds, réservoir. La technique moderne est de l’ordre de la croissance, en termes de pro-duire en quantité dans un processus démesuré de pro-vocation de la nature.

Inévitablement, « l’homme suit son chemin à l’extrême bord de précipice »[111] en s’adonnant à elle. Alors qu’« en s’adonnant à la technique, il prend part au commettre comme à un mode du dévoilement »[112] et ne peut assumer aucune relation avec lui-même puisque « l’essence de la technique moderne [le] met sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel partout devient fonds »[113]. Disons que la technique moderne étouffe le vouloir humain en n’ordonnant pas originellement l’essence de la liberté. « La technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, [n’est pas] un acte purement humain. C’est pourquoi il nous faut prendre telle qu’elle se montre cette pro-vocation qui met l’homme en demeure de commettre le réel comme fonds. Cette pro-vocation rassemble l’homme dans le commettre »[114].

En s’engageant dans le “commettre”, c’est-à-dire concentrer sa tâche sur le réel comme fonds, la technique moderne fait chavirer l’homme dans l’Arraisonnement, ce mode du dévoilement pro-voquant. « Arraisonnement (Ge-stell) : ainsi appelons-nous le rassemblant de cette interpellation (Stellen) qui requiert l’homme, c’est-à-dire qui le pro-voque à dévoiler le réel comme fonds dans le mode du « commettre ». Ainsi appelons-nous le mode de dévoilement qui régit l’essence de la technique moderne et n’est lui-même rien de technique »[115]. L’Arraisonnement, mode destinal (Geschickhaft, envoyé par le destin) du dévoilement, est un dévoilement pro-ducteur.

« Le dévoilement qui régit complètement la technique moderne a le caractère d’une interpellation (Stellen) au sens d’une pro-vocation. Celle-ci a lieu lorsque l’énergie cachée dans la nature est libérée, que ce qui est ainsi obtenu est transformé, que le transformé est accumulé, l’accumulé à son tour réparti et le réparti à nouveau commué. Obtenir, transformer, accumuler, répartir, commuer sont des modes du dévoilement »[116].

La technique moderne, différente de la “technique artisanale” puisqu’elle « n’est jamais essence au sens du genre et de l’essentia »[117], ar-raisonne la nature, l’arrête, l’inspecte, « c’est-à-dire la met à la raison, en la mettant au régime de la raison, qui exige de toute chose qu’elle rende raison, qu’elle donne sa raison »[118]. Elle est un obstacle à l’émergence essentiale de l’homme et de la nature. « En tant qu’elle est ce destin, l’essence de la technique engage l’homme dans ce qu’il ne peut de lui-même, ni inventer, ni encore moins faire »[119]. Ici, l’homme abandonnera son être libre au détriment de la pro-duction.

La technique moderne embourbe l’homme dans cette possibilité impliquée de s’ouvrir dans la pro-duction (Hervor-bringen), ce processus dangereux le poussant à pro-duire, c’est-à-dire faire-venir (Ver-an-lassen) au jour, faire-sortir-du-retrait. En faisant « passer de l’état caché à l’état non caché, il présente (bringt vor). Pro-duire (her-vorbringen) a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons dévoilement »[120]. La pro-duction englobe les modes du “tout faire-venir” (Veranlassung) et les causes (causa materialis, causa formalis, causa finalis, causa efficiens). Et, l’objectivité (Gegenständigkeit) de la pro-duction réside dans ce qu’elle est considérée comme « le mode de présence de cette chose présente qui apparait comme objet à l’époque moderne »[121].

La pro-duction, celle différente de l’artiste ou de l’artisan, en masquant l’éclat et/ou la puissance de la vérité, dévoile la nature et l’homme en les prenant respectivement comme fonds, réserve d’énergie, comme matériel humain originellement pro-voqué à commettre en dépendant « des objets que la technique nous fournit et qui, pour ainsi dire, nous mettent en demeure de les perfectionner sans cesse »[122].

« La menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus initiale. Aussi, là où domine l’Arraisonnement, y a-t-il danger au sens le plus élevé »[123].

La technique moderne menace l’homme de perdre son humanité. D’où sa probable incapacité à recourir à son essence propre en faisant la promotion d’une certaine rationalité qui ne saurait permettre à l’homme de faire usage objectivement du sens élevé de son hominisation. Il faut sauver l’homme des griffes de la technique moderne en le reconduisant dans son essence afin de faire apparaitre celle-ci de la façon qui lui est propre. Il faut donc dépasser la rationalité technique qui engage l’homme dans un processus de réification.

B. La nostalgie d’un versant humanisant de la technique : Au-delà de la rationalité instrumentale

La technique moderne n’est pas le tout de la technique. Son essence technicisante présente un sombre tableau de l’histoire de l’évolution humaine. Au lieu de rendre l’homme humain (homo humanus), cet « humanisme [qui] consiste en ceci : réfléchir et veiller à ce que l’homme soit humain et non in-humain, « barbare », c’est-à-dire hors de son essence »[124], elle le met hors de l’humanitas en promouvant sa marchandisation. Avec elle, l’on dynamise la pro-vocation, la pro-duction, le dévoilement puisqu’elle se présente sous une forme anthropologique poussant la nature à libérer son énergie et l’homme à s’adonner à elle. « La conception instrumentale de la technique dirige tout effort pour placer l’homme dans un rapport juste à la technique »[125]. D’où la nostalgie d’une technique favorable à un mode de dévoilement se voulant pacifique, poétique.

Heidegger est nostalgique d’un rapport que la technique artisanale entretient avec l’homme et la nature. La nostalgie, cette douleur causée par la proximité du lointain, est la preuve que la technique moderne ne fonctionne pas correctement et consiste, non seulement à mettre en exergue le temps antérieur où les arts avaient atteint leur maturité, mais aussi le désir de donner une nouvelle orientation à la technique moderne à partir de son essence originelle comme le concevaient les grecs avant Platon. « Le tournant cartésien est celui de la modernité, mais il s’inscrit dans la continuité de la réduction platonicienne de l’être à l’étant »[126]. Heidegger est pour que l’homme sorte du versant calculateur de la technique prôné par la raison instrumentale pour faire la promotion de la qualité, de la beauté. Il faut avoir un regard objectif sur la question de la technique étant donné que toute critique donne toujours à penser. D’où l’exigence de la méditation et de la poésie.

La méditation, en désignant « cette pensée où se repose et palpite (schwingt) la relation de l’homme à ce qui est, à l’étant »[127], suppose, non seulement un libre champ pour l’individu débarrassé des opinions et de ses aspirations, mais aussi cette capacité de se mettre à l’écoute de l’appel se dirigeant vers son être et de répondre à ce qui est dit. La méditation redonne une autre orientation à la technique. Il faut aller vers le lieu « à partir duquel seulement s’ouvre l’espace que chaque fois parcourent notre faire et notre non-faire »[128]. La méditation favorise une activité réflexive de la pensée sur elle-même pour rendre compte de la situation en donnant une suite à notre préoccupation intrinsèque. Il faut éradiquer cette “perplexité accidentelle” ou “vaincre les répugnances qui viennent s’opposer à la pensée”.

Quant à la poésie, cette puissance fondamentale de l’habitation humaine, cet autre retour de la technique à son sol natal pour habiter en poète, elle est cet antidote du danger. « Là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve »[129]. En effet, loin d’être un “papillonnement dans l’irréel”, une “nostalgie stérile”, la poésie mettra en harmonie l’homme et le réel en “parlant devant”, en “conduisant la parole”, en établissant un rapport de souveraineté entre le langage et l’homme, en termes du rétablissement de l’ordre. Elle se veut un bâtir (bauen). Il faut faire de l’habitation de l’homme une habitabilité. « La poésie est la prise de la mesure (Mass-Nahme) entendue en son sens rigoureux, prise par laquelle seulement l’homme reçoit la mesure convenant à toute l’étendue de son être »[130].

En allant plus en profondeur pour toucher l’être des choses, elle aide à surmonter le danger dans un “bâtir” (bauen), dans un “faire habiter” puisque « le vrai habiter (Bauen) a lieu là où sont des poètes : où sont des hommes qui prennent la mesure par l’architectonique, pour la structure de l’habitation »[131]. “Sans doute, l’habitation de l’homme est-elle, à bien des égards, méritoire”. Le dépassement de soi et l’entrée en soi mettent l’homme en chemin vers sa destinée. C’est ainsi que naîtra le Surhomme, « celui qui s’élève au-dessus de l’homme d’hier et d’aujourd’hui, mais uniquement pour amener cet homme, en tout premier lieu, jusqu’à son être, qui est toujours en souffrance, et pour l’y établir »[132]. Le “retour éternel de l’Identique et le Surhomme” permettent de surmonter le règne de la technique moderne, les problèmes que causent les objets techniques. Ici, il faut raisonner la technique.

Pour la raisonner, il faut lui imposer une norme de fonctionnement en établissant les bases l’aidant à ne pas instrumentaliser l’homme et la nature. Il ne faut pas balayer du revers de la main le versant instrumental de la technique et chavirer dans la quête inlassable de l’essence de la technique. Il faut tenir compte des réalités liées au processus d’évolution de l’homme en rendant intelligible notre recours à l’essence de la technique sans osciller la flamme métaphysique.

C. La technique, la forme suprême de la conscience rationnelle : Du dépassement de la métaphysique moderne

« La technique mécanisée reste jusqu’ici le prolongement le plus visible de l’essence de la technique moderne, laquelle est identique à l’essence de la métaphysique moderne »[133]. La métaphysique moderne suscite le déclin de la vérité de l’étant puisque « la vérité encore cachée de l’être se refuse aux hommes de la métaphysique »[134]. La caractéristique de la métaphysique est que l’existentia (l’existence au sens essentiel du terme) ne soit jamais traitée. C’est comme si, en étant “éclairé” par la raison, tout « resplendit sous le signe des calamités triomphant partout »[135].

La métaphysique moderne, trait fondamental de l’histoire de l’Europe occidentale, est une fatalité, en termes de calamité puisqu’elle « suspend (hüngen lässt) les choses humaines au milieu de l’étant, sans que l’être de l’étant puisse être jamais connu par expérience comme le Pli des deux, sans qu’il puisse être ainsi connu, interrogé dans ses limites (gefügt) à partir de la métaphysique et par elle, dans la vérité de la métaphysique »[136]. La métaphysique, influencée par la mécanisation de la technique, est favorable à l’étantité (Seiendheit) et voit l’homme comme un “animal rationale”, le vivant qui travaille, la bête de labeur.

« L’achèvement de la métaphysique ne veut pas dire la cessation, mais l’épuisement de ses possibilités d’essence »[137]. À vrai dire, la technique est cette métaphysique achevée qu’il faut surmonter (überwinden) en la livrant, en la remettant à sa propre vérité puisqu’elle n’a fait que consolider l’essence de la technique en promouvant la dévastation de la terre, l’effondrement du monde. Il faut retourner à son sol natal, en termes de l’étude de l’être en tant qu’être. La métaphysique heideggérienne devient une quête du sens de l’être, recherche, par la voie de la médiation, de la vérité de l’Être.

« Aucun changement n’arrive sans une escorte (Geleit) qui d’abord montre le chemin »[138]. Ainsi Heidegger a-t-il certes réussi à dépeindre le danger que constitue la technique moderne (d’où le recours à l’essence de la technique), mais il n’est pas arrivé à proposer un retour dynamique sur son sol natal. « Concrètement, le discours heideggérien n’a aucune considération, ni en fait ni en droit, pour les technosciences en leur efficacité opératoire, pratique, constructive et productive »[139]. Qu’en est-il chez Habermas ?

II. HABERMAS ET L’ACTIVITÉ COMMUNICATIONNELLE DANS UN ESPACE TECHNICISÉ

Il demeure exact que la technique joue un rôle fondamental dans notre civilisation. « On appellera « technique » le pouvoir rationalisé scientifiquement dont nous disposons sur des processus objectivés; et on entendra en outre par là le système où la recherche et la technique sont couplées en feed-back avec l’économie et l’administration »[140]. Elle nous fait passer à l’industrialisation avancée en mettant en exergue le défi que la technique relève pour le bien-être de l’homme en le mettant face à des réalités semblant le désorienter de l’essence de son être, en exerçant une emprise sur lui à telle enseigne qu’il est désorienté de son essence. Avec Habermas, nous souhaitons accompagner la technique dans sa volonté de relever le défi d’une existence essentiellement humaine.

A. Le progrès technique, première force de production à l’ère de la civilisation scientificisée

La technique se caractérise par son extension et/ou son emprise sur certains domaines de l’activité humaine : l’Industrie, l’Armée, l’Économie, l’Administration… À l’ère de la civilisation technicisée, Il est question d’élargir notre pouvoir de disposer techniquement des choses en maîtrisant la nature, la productivité dans le but d’assurer aux individus les conditions meilleures d’existence. Le progrès technique demeure cet inévitable mouvement de la science et de la technique vers des fins spécifiques, vers des fins techniques. L’on peut « reconstruire l’histoire de la technique sous l’aspect d’une objectivation progressive de l’activité rationnelle par rapport à une fin »[141].

Le progrès technique favorise un pouvoir technique nouveau, une domination de type nouveau en faisant dépendre la validité des règles techniques et des stratégies de la validité de propositions empiriquement ou analytiquement vraies. Ce sont les sciences et la technique qui donneront à la domination ses légitimations étant donné que cette forme traditionnelle de légitimation de la domination fait faillite. La domination se couvrira d’un nouveau manteau en quittant le domaine de la répression, de l’exploitation.

C’est grâce au progrès technique que la domination n’adoptera plus ce caractère répressif. Désormais, elle fait disparaître de la conscience humaine la répression, l’exploitation en mettant tout en œuvre pour assurer aux individus humains des conditions d’existence toujours plus confortables. Ici, la domination perd son caractère d’exploitation, de répression dans le but de devenir rationnelle, en faisant de la civilisation, cet espace où tout est techniquement mis en œuvre pour étouffer toute velléité de contestation, de réflexion. Sans doute, le progrès technique est-il l’instrument d’une libération relative, d’une liberté relative.

Le progrès technique s’institutionnalisera en effaçant le dualisme travail et interaction de la conscience humaine, en créant de dynamiques conditions institutionnelles d’une vie sociétale exempte de domination. « L’application de la science à la technique et l’application en retour des progrès techniques à la recherche sont maintenant à la base même de toute organisation du travail »[142]. Il revient au progrès technique de mettre en place les éléments de sa productivité, de son adaptation. « L’accroissement des forces productives qui s’est institutionnalisé avec le progrès scientifique et technique surpasse toutes les proportions connues dans l’histoire »[143].

L’orientation du progrès technique dépend, non seulement des investissements publics, mais elle est aussi déterminée par des intérêts sociaux découlant « de façon naturelle et directe (naturwüchsig) de la nécessité de reproduire la vie sociale, qui ne font pas comme tels l’objet de réflexion (reflektiert) ni ne se trouvent confrontés avec la conception politique déclarée que les différents groupes sociaux se font d’eux-mêmes »[144]. Il est question d’accroitre notre capacité de disposer techniquement des choses. Car, « l’activité instrumentale devient le paradigme qui permet de produire toutes les catégories; tout est absorbé dans le mouvement propre (Selbstbewegung) de la production »[145]. La structure de l’exercice d’un contrôle découle de l’activité rationnelle par rapport à une fin. Le progrès technique va se constituer en un puissant pouvoir de contrôle, de révolution technicienne. Et, tout intérêt pratique va disparaître derrière le pouvoir de disposer techniquement des choses. Avec la technique, il naîtra ainsi une idéologie de type nouveau.

C. Le progrès technique, cette « idéologie » de type nouveau : la rationalisation technique

La dynamique du progrès technique va favoriser un nouveau type de rationalité étant donné que « la « rationalisation » croissante de la société est liée à l’institutionnalisation du progrès scientifique et technique. Dans la même mesure où la science et la technique s’introduisent dans les sphères institutionnelles de la société et où, par là, elles transforment les institutions elles-mêmes, les anciennes légitimations se trouvent détruites »[146]. La rationalisation dont il s’agit ici se veut, non seulement un processus de transformation des structures sociales, mais aussi, en tant que véritable motif de la “rationalisation” au sens freudien du terme, elle fonctionne en tenant compte des exigences de l’impératif technicien ou technologique.

Pour Habermas, l’on ne parlera d’”impératifs techniciens” « que parce que la rationalité de la science et de la technique est déjà intrinsèquement une rationalité qui dispose des choses (Verfügung), une rationalité de la domination »[147]. Hottois ramène “l’impératif technicien” à cette “forme contemporaine de la liberté de la recherche”. Pour lui, « l’impératif technicien serait la forme contemporaine de la liberté de la recherche scientifique qui ne reconnait aucune limitation a priori, ni morale, ni religieuse, ni politique »[148]. Sans doute, l’homme doit-il se donner les moyens techniques pour “actualiser tout le possible”, “tout expérimenter”, “tout essayer”. Avec la technique, tout repose sur le techniquement possible.

La rationalité technique entretient une idéologie particulière d’où naîtra une conscience technocratique qui « est moins vulnérable à la réflexion car elle n’est plus seulement idéologie. En effet, elle n’exprime plus une projection de la « vie bonne » qui peut sinon être identifiée à la réalité mauvaise du moins lui être intégrée dans un ensemble virtuellement satisfaisant »[149]. La conscience technocratique ne fonctionne pas comme les idéologies antérieures, car elle n’a pas la puissance opaque d’un aveuglement se contentant de donner l’illusion d’une satisfaction des intérêts. Avec elle, tout intérêt pratique disparaît derrière la dynamique d’élargissement du pouvoir de disposer techniquement des choses. Et, le noyau idéologique de la conscience technocratique réside dans l’élimination de la différence entre la pratique et la technique.

Revenant à l’idéologie de type nouveau engendrée par la rationalisation de la technique, « ce que cette idéologie a de particulier, c’est qu’elle détache la conception que la société se fait d’elle-même du système de références de l’activité communicationnelle et la soustrait aux concepts de l’interaction médiatisée par des symboles, pour la remplacer par un modèle qui est de l’ordre scientifique »[150]. L’idéologie dont il s’agit est différente des idéologies de type ancien. Elle est beaucoup plus transparente que les autres idéologies puisqu’elle arrive à masquer les problèmes pratiques, à émanciper la société dans son ensemble.

Cette idéologie « dégage complètement de l’organisation de la vie collective les critères de la justification idéologique, c’est-à-dire des règles normatives de l’interaction; en ce sens, elle les dépolitise et, au lieu de cela, les ramène aux fonctions d’un système subordonné d’activité rationnelle par rapport à une fin »[151]. En effet, le progrès technique entretient une idéologie de type nouveau favorisant une activité technique et souvent une activité stratégique, cette action orientée vers le succès (erfolgsorientiert) qui est assimilable à une activité téléologique. Alors que l’activité instrumentale met en œuvre des moyens adéquats ou inadéquats par rapport aux critères d’un contrôle efficace par la réalité, l’activité stratégique est favorable à l’évaluation des alternatives de comportements possibles, laquelle résulte d’une déduction établie avec référence à certaines valeurs et maximes.

Jusqu’ici, le progrès technique n’a fait que satisfaire techniquement les besoins des hommes en favorisant un pouvoir de type nouveau, une rationalité de type nouveau, une idéologie de type nouveau, une domination de type nouveau. C’est comme si l’homme était orienté vers la satisfaction de type ontique au détriment du type ontologique. Pourtant, le moi-même de l’homme ne se réduit pas uniquement à sa dimension calculable. Le progrès technique, en révolutionnant la civilisation, ne s’est préoccupé que de la satisfaction des besoins matériels de l’homme. Qu’en est-il de sa dimension spirituelle ? Que propose Habermas à cet effet ?

C. De l’activité communicationnelle dans un espace “techno-réaliste” à l’expérience de l’interaction et de la reconnaissance réciproque

« Le cauchemar d’une cybernétisation totale, ravalant l’homme au rang d’un simple appendice de ce machinisme qui est son œuvre et qui serait à son tour en mesure de l’asservir n’est qu’une chimère »[152]. Cette déshumanisation de la civilisation émanant d’une robotisation de l’homme prônée par les prophètes de mauvais augure, est impossible. Le travail ne doit pas prendre le dessus sur l’interaction reposant sur le rapport de reconnaissance réciproque. L’interaction est « codifiée en tant que tel par l’intermédiaire d’une institutionnalisation de la réciprocité qui se trouve posée avec l’échange des produits du travail »[153]. Notre civilisation fait s’effacer « de la conscience des hommes le dualisme du travail et de l’interaction »[154], et il revient à l’homme de mettre les pendules à l’heure. Encore qu’à l’analyse, il y a toujours un défi que la technique seule ne peut relever.

Il faut sortir de l’adaptation passive exercée par la technique et ne pas basculer dans la satisfaction des conditions d’existence extérieure exercée par le travail lors de la transformation de la nature. Il faut établir un partenariat entre la nature et l’homme. « Au lieu de traiter la nature comme un objet (Gegenstand) dont il est possible de disposer techniquement, on peut aller à sa rencontre comme à celle d’un partenaire (Gegen-spieler) dans une interaction possible »[155]. Réduisant le travail à une activité rationnelle par rapport à une fin, il le rapporte à l’activité instrumentale, au choix stratégique et à la combinaison des deux. Pour Habermas, l’activité instrumentale obéit à des règles techniques se fondant sur un savoir empirique impliquant des prévisions conditionnelles portant sur des faits observables, tant physiques que sociaux. Toutefois, ces prévisions peuvent se révéler bien fondées ou fausses. Quant aux stratégies, elles impliquent des déductions sur la base de règles préférentielles (systèmes de valeurs) et de maximes générales. Et, ces propositions peuvent être correctement déduites ou non en se souciant de régler les conditions de choix rationnel selon des stratégies reposant sur un savoir analytique. Cette activité ne réalise des objectifs définis que dans des conduites données.

Les activités instrumentales et stratégiques sont des activités téléologiques reposant sur le succès. Pourtant, l’être de l’homme ne saurait demeurer dans le calculable, le succès. Pour Habermas, l’interaction est l’activité communicationnelle. Elle est au fondement de toute humanisation. C’est pourquoi, il la présente comme le moyen de locomotion de la supériorité de l’homme sur les autres vivants. Il répond aux oiseaux de mauvais augure qui se sont pressés de prêcher la mort de la philosophie à l’ère néo-technique, l’ère de la post-modernité.

La théorie de l’activité communicationnelle est loin d’être une métathéorie. Elle est « le point de départ (Anfang) d’une théorie qui s’efforce de justifier ses paramètres critiques »[156]. Elle va constituer un paradigme de la raison communicationnelle. En face des règles techniques, il se développe le principe de réciprocité, le principe d’organisation du processus social de production et de reproduction. Les règles techniques et les règles communicationnelles de l’interaction n’ont rien en commun étant donné que « les règles techniques ne sont élaborées que dans les conditions de la communication linguistique »[157].

L’action sur la base de la reconnaissance réciproque ne peut être garantie que par le rapport formel entre les personnes légales vivant dans cette unité qui n’est possible que dans la dialectique de la reconnaissance-de-soi-en-l’autre. L’homme doit opposer le règne de l’acticité communicationnelle à celui de la technique qui l’oriente vers sa dimension instrumentale. Il faut établir les balises d’une probable déviation de la technique lorsqu’elle prétend fusionner tout intérêt pratique dans la technique, le travail dans l’interaction. La dialectique du langage et celle du travail ne peuvent converger avec celle de la moralité qu’au sein de la dialectique de la reconnaissance-de-soi-en-l’autre puisque cette dernière est liée au rapport d’interaction entre des partenaires égaux par principe.

Il faut rendre l’esprit intelligible dans sa structure, dans une unité d’intelligence, de la volonté. Il s’agit d’élaborer la représentation par des symboles, du travail et de l’interaction pour dépasser toute subjectivité. L’esprit est ce qui favorise la communication, la réciprocité entre personnes légales, entre partenaires. L’esprit devient « le milieu (medium) au sein duquel un moi communique avec un autre moi et à partir duquel seulement, en tant que médiation absolue, l’un et l’autre se constituent réciproquement comme sujets »[158]. Il est cette conscience, le milieu dans lequel les sujets se joignent, de telle sorte qu’ils ne pourraient pas être des sujets sans se rejoindre. Il se développe la question de l’objectivité d’un universel sur la base de la réciprocité, de l’intersubjectivité. L’homme doit établir la communication en vue de permettre au moi de s’exprimer en tenant compte de l’identité de l’autre. Le règne de la technique moderne n’est pas un obstacle à l’activité communicationnelle.

Il naît une communication, la jonction entre l’esprit et la communication des individus singuliers dans le milieu de l’universel. « L’esprit est la communication des individus singuliers (Einzelner) dans le milieu d’un universel, qui fonctionne comme la grammaire d’une langue par rapport aux individus qui la parlent ou comme un système de normes en vigueur par rapport aux individus qui agissent et ne retourne pas le moment de l’universalité contre la singularité mais permet leur liaison propre »[159]. Il revient à l’homme seul de décider de l’orientation à donner à sa vie, à son cadre de vie.

Dans ce cas, « l’intersubjectivité où le moi peut s’identifier avec un autre moi, sans abandonner la non-identité qu’il y a entre lui et son autre, s’établit aussi dans le langage et le travail dès lors que le corrélat objectif (Objekt) auquel est confronté le sujet qui nomme les choses et qui travaille est d’emblée conçu de manière idéaliste comme un vis-à-vis (ein Gegenüber) avec lequel l’interaction est possible à la façon d’une interaction entre des sujets, autrement si c’est un partenaire (Gegenspieler) et non pas un objet (Gegenstand) »[160].

Il se crée des processus de reproduction culturelle, d’intégration sociale, de socialisation allant au-delà de l’instrumentalisation de l’être humain. La culture, la société et la personnalité jouent un rôle fondamental dans les processus de reproduction culturelle, d’intégration et de socialisation de la société. « À ces processus de la reproduction culturelle, de l’intégration sociale et de la socialisation correspondent, en tant que composantes structurelles du monde vécu, la culture, la société et la personne »[161]. Est « culture la réserve de savoir où les participants de la communication puisent des interprétations quand ils s’entendent sur une réalité quelconque dans le monde »[162]. Est « société les ordres légitimes à travers lesquels les participants de la communication règlent leur appartenance à des groupes sociaux et assurent ainsi une solidarité »[163]. Réduisant la personne à la personnalité, Habermas a recours aux compétences qui rendent le sujet capable de parole et d’action en le mettant en mesure de participer à des procès d’intercompréhension et d’y affirmer sa propre identité.

Le règne de la technique moderne demeure aussi longtemps qu’elle arrive à satisfaire les besoins matériels de l’homme. Tout n’étant pas que matière chez l’homme, il lui revient de promouvoir l’esprit. À vrai dire, le langage, le travail et l’interaction sont à la fois des étapes au cours du processus de formation de l’esprit et des principes de sa formation.

CONCLUSION

Heidegger, en pensant la technique, révèle les préoccupations existentiales qu’elle soulève dans sa volonté de ramener tout au techniquement possible. L’homme, étant désorienté, fait la promotion de l’étant au détriment de son essence. Il faut retourner à son sol natal en vue de préserver l’être humain du danger qu’elle constitue, puisque la technique moderne pro-voque la nature et considère l’homme comme outil technique.

Heidegger perçoit la radicalité du défi que la technique moderne lance à la philosophie sans parvenir à une résolution concrète du danger que constitue son essence. À vrai dire, le recours à la méditation, à la poésie sans omettre le dépassement de la métaphysique ne suffisent pas pour sortir l’homme de son emprise. Heidegger, en voulant redonner aux technosciences un sens humain et/ou authentique, est nostalgique d’une technique artisanale. C’est comme s’il niait l’efficacité des technosciences, leur opérativité, leur pratique, constructive et productive.

Quant à Habermas, il présente le progrès technique comme la première force productive. Son danger réside dans le fait qu’il veut institutionnaliser la société et ramener tout à ce qui est techniquement possible, faisable. Le défi ne relevant pas uniquement de la technique, il revient encore à l’homme de décider de son orientation en opposant au règne de la technique moderne celui de la reconnaissance réciproque, de l’interaction.

Il faut aller au-delà de la manipulation (Verfügung) technique en vue de la rationalisation communicationnelle (l’interaction) qui sert de contrepoids aux dérives de la technique et créer ainsi un espace hominisé de civilisation de l’homme. Il revient toujours aux êtres humains de décider du type de vie qu’ils comptent mener.

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  • Tome 1. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société.
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L’ÉTHIQUE JONASSIENNE COMME FONDEMENT D’UNE CONCEPTION ÉGALITARISTE DE LA VALEUR DE LA VIE

Grégoire TRAORÉ

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

RÉSUMÉ :

La conception égalitariste de la valeur de la vie est centrale dans la pensée de Hans Jonas. Cette conception est sujet de controverses et de contestations qui ne remettent, cependant pas en cause l’objectif de sa pensée qui est de restaurer la dignité de la vie dans sa totalité. Dans cet article, il est question de repréciser le sens de cette conception en levant les équivoques pour affirmer le caractère humaniste de la philosophie de Hans Jonas. L’humanisme jonassien consiste essentiellement à garantir la continuité de l’humanité sur terre.

Mots-clés : Anthropocentrisme, Biocentrisme, Conscience, Droit, Éthique, Nature, Principe d’humanité, Responsabilité.

ABSTRACT:

The egalitarian conception of the value of life is central in the view of Hans Jonas. Though liable to controversies and contestations which do not, however, question its objective, the conception of Hans is to restore the total dignity of life. In the present work, our aim is to precise anew the meaning of this conception by removing any doubt in the view of reaffirming the humanist character of the Hans’ philosophy. The Jonassian humanism consists essentially in guaranteeing the continuity of humanity on earth.

Key words : Anthropocentrism, Biocentrism, Consciousness, Right, Ethic, Nature, Principle of humanity, Responsibility.

INTRODUCTION

La théorie de la vie de Hans Jonas présente la vie sous une perspective nouvelle qui remet en cause toutes les conceptions fondamentalement dualistes. En ce sens, elle est révolutionnaire. Depuis l’époque antique, les théories philosophiques et scientifiques telles que celles de Platon, de Descartes, etc. ont consacré une rupture entre l’homme et la nature considérée dans sa dimension purement instrumentale et utilitaire. Cette conception a été mise à contribution pour légitimer la suprématie de la vie humaine sur les autres formes de vie et ainsi fonder la surexploitation de la nature conduisant à la mise en péril de la survie même de l’humanité.

En partant d’une analyse philosophique du phénomène du métabolisme, Jonas établit une continuité entre l’homme et la nature. Cette continuité sous-entend l’idée d’une parenté entre l’être humain et les autres êtres vivant[164] puisqu’elle atteste de l’existence de dispositions naturelles et mentales communes à tous les êtres vivants. Toute la pensée de Jonas se présente comme une restauration de la vie dans la mesure où elle s’appuie sur une nouvelle approche du vivant dont le but est de l’appréhender dans son unité psychophysique. Dans le souci d’intégrer l’homme dans l’univers et de l’amener à reconsidérer sa position dans le monde, Jonas relance une vieille question philosophique : celle de la définition ou de la redéfinition de l’homme et du vivant.

La position jonassienne visant à établir une proximité entre l’homme et le vivant, s’appuie sur la conception de l’universalité de la valeur de la vie. Hans Jonas absolutise cette valeur pour mettre en évidence que tous les êtres qui sont porteurs de vie sont dignes de respect. Une telle conception du vivant, fondamentalement biocentrique, a particulièrement influencé les mondes scientifique et écologique à l’intérieur desquels elle suscite des réactions controversées et des contestations chez les partisans de l’anthropocentrisme. Dans ce débat, la dimension téléologique de l’analyse jonassienne semble avoir laissé la place à la dimension purement axiologique. Dès lors, une question centrale de pose nécessairement.

La conception biocentrique fondée sur l’acceptation d’une égale dignité entre tous les êtres vivants n’est-elle pas une forme de dévalorisation de l’humain ?

A partir de cette question centrale, se déclinent d’autres interrogations.

Le concept de dignité ou de respect est-il extensible à tous les êtres vivants ? Est-il possible que la vie de l’être humain et celle des êtres extra-humains aient le même fondement axiologique ? L’être humain peut-il partager les mêmes caractéristiques biologiques et mentales que les autres êtres vivants ? Par ailleurs, les détracteurs de la pensée jonassienne ont-ils véritablement appréhendé toute la quintessence de sa pensée ?

Cet article a pour objectif de mettre en évidence les enjeux de la pensée jonassienne. Il est évident que les voies méthodologiques utilisées par Jonas pour véhiculer sa pensée paraissent quelque fois problématiques, mais l’intention manifeste de cet auteur est d’inciter les hommes à établir des rapports harmonieux avec la nature.

I. UNE CONCEPTION ÉGALITARISTE DE LA VALEUR DE LA VIE

En partant de la biologie, Hans Jonas entérine la position philosophique selon laquelle du point de vue ontologique, il n’y a pas de différence fondamentale entre l’être humain et les autres êtres organiques. Cette différence, s’il en existe n’est pas de nature, mais de degré parce que tous les êtres, de ce point de vue, présentent les mêmes dispositions naturelles. La légitimation de cette thèse part de l’idée que la vie est une fin fondamentale que défendent inlassablement tous les êtres vivants. Dans cette perspective, elle se présente comme une valeur en soi. Elle est la valeur transversale et absolue qui identifie tous les êtres vivants. C’est la limite normative absolue qui guide les choix préférentiels posés comme meilleurs par rapport à une autre chose. En tant que telle, la vie est donc ce au-delà de quoi il n’y a plus rien. Tout se passe comme si les êtres vivants étaient dotés d’une dynamique qui oriente leur mouvement vers cette fin suprême. Pour Jonas, cette dynamique métabolique est la préfiguration de l’esprit. En effet, «l’organique, même dans ses formes les plus inférieures, préfigurent l’esprit, et l’esprit, même dans ce qu’il a atteint de plus haut, demeure partie intégrante de l’organique »[165].

Avec Jonas, l’esprit ou la conscience est connaturelle à la vie. Ainsi, l’homme semble être descendu de son piédestal parce que la faculté de base (la conscience) qui a constitué la marque distinctive de l’humain et sur laquelle il s’est toujours appuyé pour se hisser au sommet de la hiérarchie des êtres, est remise en cause. Pour Jonas, la définition linéaire et idéologique de l’homme à laquelle nous sommes habituées, depuis Aristote, ne cadre pas avec l’essence de la vie. En décrivant l’homme par opposition à l’animal, les philosophes rationalistes comme Aristote, Descartes, etc., sont parvenus à marquer une distinction entre les deux êtres, induisant un comportement oppressant de l’homme vis-à-vis de la nature. La pensée jonassienne inclut l’homme dans le système global de la nature parce qu’il partage avec les autres êtres organiques la valeur fondamentale qu’est la vie. La vie est porteuse de valeur et la première valeur inscrite dans la nature, c’est le bien. La vie est ce qui maintient la victoire constante de l’être sur le non-être. À ce titre, elle représente le bien supérieur qui fonde toutes les autres valeurs. Ce qui signifie que l’axiologie peut se déduire de l’ontologie du fait de la présence continue de l’esprit dans l’organisme. La conscience apparait comme une faculté constitutive de l’essence du vivant. En d’autres termes, « si l’homme est bien de la nature, alors elle est aussi de l’homme, puisqu’elle l’a produit, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être entièrement étrangère à ce qui caractérise l’humanité : la subjectivité, la valeur, la finalité, la conscience de soi, l’intériorité »[166].

A partir du moment où toute la vie est doté d’une conscience, elle peut être au fondement d’une axiologie. La conscience est une faculté de détermination de la morale. Cette théorie éthique est en contradiction avec la conception moderne de l’éthique qui se fonde sur l’idée que celle-ci procède de l’homme seul. Kant par exemple, écrivait ceci :

« les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle des moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire des êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyens, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble »[167].

Au regard de ce qui précède, il apparait évident que pour L’éthique jonassienne, les fondements de l’éthique n’ont pas été clairement identifiés par la pensée philosophique. Pour Jonas, il est évident que la capacité de déterminer des obligations ou des normes morales et éthiques appartient à l’homme seul, mais celles-ci ont leur fondement dans l’être. Le devoir se découvre ou se dévoile dans l’être. L’homme est simplement chargé d’exécuter une obligation dont la source ne dépend pas de lui. Ainsi, l’affirmation par la pensée moderne qui consiste à croire que le devoir ne provient que de l’homme, est un point de vue métaphysique sans fondement rigoureux. La pensée jonassienne apparait ici, comme une remise en cause des fondements traditionnels de l’éthique.

Toute la philosophie, en effet, depuis Platon, a fondé l’éthique sur la subjectivité humaine. Cette réévaluation des fondements de l’éthique par Hans Jonas, ouvre la question de la place de l’homme dans l’univers. Elle montre que l’homme n’est plus la mesure de toute chose et que, la place privilégiée qu’il a toujours occupée dans le monde est une “usurpation”. Avec Jonas, l’ontologie détermine la fondation de l’éthique. L’éthique peut être placée dans la nature de l’être en général. La séparation instaurée par l’ontologie et l’éthique procède de la rupture entre le domaine de “l’objectif” où les phénomènes naturels sont simplement considérés comme des objets et celui du “subjectif” qui est le domaine du moi, de la conscience. En réduisant la nature à une simple matière, on lui a retiré toute dignité et tout respect, la livrant de fait à la voracité humaine. Pour Jonas, il est possible de dégager une norme éthique qui ne soit pas fondée sur la liberté et le choix de l’être humain, mais sur la nature des choses.

« Quoiqu’il puisse en être (et l’idée est franchement spéculative), seule une éthique fondée dans l’ampleur de l’être, non pas simplement dans la singularité ou le caractère sans pareil de l’homme, peut avoir une signification dans l’ordre des choses. Elle l’a si l’homme a une telle importance ; et s’il l’a, nous devons l’apprendre d’une interprétation de la réalité en tant que tout, au moins d’une interprétation de la vie en tant que tout »[168].  

Pour Jonas, seule une éthique qui s’enracine dans l’être et non pas simplement dans la singularité ou dans le comportement changeant et inhabituel de l’homme peut avoir un sens ou une valeur. Il est évident que pour Jonas, « une éthique qui n’est plus fondée sur l’autorité divine doit être fondée sur un principe qu’on puisse découvrir dans la nature des choses, de crainte de tomber victime du subjectivisme ou d’autres formes de relativisme »[169]. L’éthique doit avoir un fondement absolu puisqu’elle ne varie pas en fonction des relations de l’esprit humain aux choses. En d’autres termes, il s’agit d’une éthique dont le fondement réside dans l’essence des choses, c’est-à-dire qui ne s’appuie pas sur le jugement ou les sentiments changeants de l’être humain. « L’ontologie peut pourtant relocaliser la fondation du ‘’devoir’’, depuis l’égo de l’homme, où elle a été reléguée, dans la nature de l’être en général »[170].

À partir du moment où l’homme présente les mêmes dispositions mentales et biologiques primordiales que les autres êtres vivants, il est évident qu’il ne peut être la seule source de valeurs. En effet, « pour autant qu’elle [la nature] nous a produits, nous devons à la totalité apparentée de ses productions une fidélité, dont celle que nous devons à notre propre être est seulement le sommet le plus élevé. Celle-ci en revanche, à condition d’être bien comprise, comprend tout le reste en elle»[171].

Ils sont tous porteurs de l’intériorité dont l’homme, le plus avancé de ce règne, est intimement conscient. Si l’intériorité est coextensive à l’homme et au règne animal, alors une interprétation purement physicaliste du vivant ne peut suffire. En présentant tous les phénomènes de la vie comme disposant des facultés biologiques et mentales analogues à celles de l’être humain, l’intention de Jonas consiste à les valoriser ou à restaurer leur dignité.

Pour Descartes, ce qui fait la valeur de l’homme, c’est l’esprit ou l’âme. Le corps est considéré comme une matière sans valeur. L’âme et le corps n’ont pas les mêmes valeurs. « Ce moi, nous dit-il, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaitre que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est»[172]. Du point de vue cartésien, l’union du corps et de l’âme ne peut être possible qu’au niveau de l’homme. On assiste, par voie de conséquence, à une dépréciation de la vie des autres êtres vivants au profit de la vie humaine. Autrement dit, le dualisme cartésien entraine une dévalorisation des êtres extra-humains parce qu’il montre que les substances immatérielles sont supérieures aux réalités physiques.

Pour Jonas, le judéo-christianisme a servi de caution théologique à ce dualisme. Dans la conception judéo-chrétienne, en effet, il n’existe aucune divinité intermédiaire dans la nature. « La nature, créée à partir de rien, n’a pas d’âme en propre, mais elle accomplit en silence la volonté de Dieu par laquelle seule elle existe»[173]. La nature est dépouillée de toute entité spirituelle ou métaphysique. C’est l’homme qui est la source de toute dignité. La nature n’a qu’une valeur d’usage.

La nature est présentée dans la conception chrétienne comme une source d’approvisionnement. Le principe de l’action humaine est ainsi déterminé ontologiquement. Deux principes empruntés à cette conception théologique permettent de l’affirmer. Dans le mythe de la création tiré du livre de la Genèse, Dieu donne autorité à l’homme sur toute chose. Et, après le péché originel, lorsque Dieu chasse l’homme du jardin d’Eden, il lui indique la voie pour sa survie, à savoir exploiter la nature. Le fondement téléologique de la création n’est rien d’autre que le droit de l’homme d’en faire usage. L’incident théologico-ontologique qui entraîna l’exclusion d’Adam et Eve du jardin d’Eden est le point de départ de la rupture entre l’homme et la nature. Dieu en donnant tout pouvoir à l’homme sur la nature, détermine le type de comportement que celui-ci doit avoir à son égard.

Pour Jonas, « il s’agit d’une vieille partialité dont la philosophie était malade : un certain mépris de la nature de la part de l’esprit qui se sent supérieur à elle. C’était l’héritage du dualisme métaphysique qui, depuis ses origines platonico-chrétiennes, avait polarisé la pensée occidentale».[174]

La conception biocentrique que défend Jonas peut-elle convaincre les consciences à accepter l’idée que les autres phénomènes naturels sont dignes de respect ? Cette conception est sujette à des critiques.

II. LA RÉFUTATION DU PRINCIPE DE L’UNIVERSALITÉ DE LA VIE

L’être humain présente des traits essentiels qui ne sont pas réductibles à ceux des autres êtres vivants. Ces traits sont aujourd’hui remis en cause par des considérations scientifiques, philosophiques et métaphysiques qui rompent avec la réalité. Le monde semble atteint d’une psychose chronique caractérisée par une rupture avec ce qui caractérise son être. Les sociétés traversent une période critique déterminée par une mise en danger des principes et valeurs qui les fondent. « Une manière de schizophrénie ontologique nous guette, pour ce qui concerne le sens des mots et des choses. Voyons cela de plus près. Quels sont l’avers et le revers de cette étrange médaille ? »[175].

Pour Guillebaud, le concept d’humanisme est remis en cause par de nouvelles formes de connaissances philosophiques, scientifiques et techniques qui désorganisent l’ordre naturel et l’échelle de valeurs sociales. La position que l’homme occupe dans l’univers est contestée et sujet de controverses. « De la biologie aux neurosciences, de la génétique aux recherches cognitives, tout un pan de l’intelligence contemporaine travaille à ébranler les certitudes auxquelles nous sommes encore agrippés »[176]. Différentes conceptions du monde scientifiques, en effet, mettent en question les convictions et les réalités les plus évidentes auxquelles l’humanité s’accroche. Cette attitude laisse penser que la position de l’homme dans l’univers est révisable ou évolutive. Pour Guillebaud, cette attitude cherche à saper les bases de l’humanité. Ces remises en cause sont nées de plusieurs débats qui s’articulent autour des questions relatives à la détermination de l’humain, à la distinction de l’humain des autres êtres vivants, à l’identité du vivant.

L’homme semble, en effet, douter des croyances scientifiques et métaphysiques qu’il a acquises depuis des siècles. Les nouvelles connaissances tentent d’établir une communauté indifférenciée entre l’homme et les autres êtres vivants. Tous les débats autour de la question de la définition ou de la redéfinition de l’homme indiquent clairement que celle-ci doit être appréhendée sereinement. Cette « révolution conceptuelle »[177] comme le nomme Guillebaud, incite à un « changement de paradigme »[178]. Elle porte sur une reconsidération ou une définition du principe d’humanité. Toutes ces considérations métaphysiques et scientifiques laissent croire que le modèle ou la représentation que nous avons de l’homme ne restitue pas toutes les dimensions essentielles de son être.

« Ce qui est en cause aujourd’hui, ce n’est pas seulement la « survie de l’humanité », définie comme communauté habitant la planète Terre, mais bien, en chacun de nous, la persistance de l’humanité de l’homme; cette qualité universelle que Kant appelle Menschheit et qui fait véritablement de la personne un être humain »[179].

Guillebaud extrapole le débat au-delà des limites téléologiques de la survie de l’humanité telles que envisagées par Jonas. Cette attitude ne s’apparente-t-elle pas à celle des prisonniers de la Caverne chez Platon qui, accrochés aux certitudes et croyances, les prenaient pour de la vérité ? Ce qui est sûr pour Guillebaud, une révolution est en train de s’opérer. Elle est marquée par la science et la technique. Depuis la création du monde, l’histoire de l’évolution de l’espèce humaine est dominée par des représentations qui conditionnent les rapports de l’homme à l’univers. La science réalise aujourd’hui une révolution qui s’appuie sur l’idée d’une humanité mutante ou d’une post-humanité qu’on pourrait qualifier de « révolution biolithique »[180]. Cette révolution, selon lui, s’oppose à la révolution « néolithique » qui marquait un autre type de rapport à la nature. Une nouvelle ère s’ouvre sur l’influence de la science et la technique. Une nouvelle représentation du monde se met en place. Elle est marquée par une remise en cause de l’essence de l’homme. Cette contestation est considérée comme une révolution parce qu’elle vient bouleverser la représentation de l’essence de l’homme (une nature considérée comme fixe et immuable).

Pour Guillebaud, l’humain a sa spécificité qui ne peut être réductible à celle des autres êtres vivants. L’idée de le ramener à sa dimension naturelle, renferme un arrière-fond qui le dévalorise. « L’occident a [donc] découvert avec horreur que l’on pouvait détruire une vérité plus précieuse que la vie elle-même : l’humanité de l’être humain »[181]. L’humanisme se trouve ainsi mis entre parenthèses. Et, c’est bien là que réside l’enjeu principal, pour ces nouveaux zélateurs de la nature.

Luc Ferry partage le souci d’une dérive totalitaire liée à la destruction de l’humanité dans l’humain. De son point de vue, la responsabilité incombe à la tendance écologiste moderne soutenue par des conceptions philosophiques, scientifiques et métaphysiques. A cette image de l’écologisme[182], il associe certains philosophes dont Hans Jonas et Michel Serres. Ainsi, l’œuvre de Jonas, particulièrement Le Principe Responsabilité, est considéré comme une œuvre antihumaniste. Pour lui, la conception biocentrique de Jonas lutte pour reconnaitre à la nature des droits similaires à ceux de l’homme. Ce qui a pour conséquence de banaliser le sujet humain et d’en faire « un produit de la nature parmi d’autres ne bénéficiant d’aucun surcroit de dignité »[183]. Pour Ferry, toutes ces analyses écocentriques s’inscrivent dans la logique d’un juridisme inacceptable d’un point de vue rationnel et ontologique. L’homme est de nature distinct des autres phénomènes de la nature. Par voie de conséquence, « pour nous, modernes, […] il nous parait tout simplement insensé de traiter les animaux, être de nature et non de liberté, comme des personnes juridiques »[184]. En le faisant on réduit l’humanisme à sa plus simple expression. Le débat sur

« le droit des arbres, des îles ou des rochers, au-delà de ses bizarreries […] n’a pas d’autre motif : il s’agit de savoir si l’homme est le seul sujet de droit, ou au contraire ce qu’on nomme aujourd’hui la « biosphère » ou l’ « écosphère », et qu’on nommait autrefois le cosmos. L’homme ne serait dès lors, à tout point de vue, éthique, juridique, ontologique, qu’un élément parmi d’autres »[185].

En situant le début de l’intériorité au commencement de la vie, dans son essai consacré au darwinisme, Hans Jonas donne le champ libre à ses détracteurs, dont Ferry, de l’accuser de ruiner la valeur inhérente à l’humanité au profit de la biosphère. Cependant Ferry reconnait la nécessité du souci environnemental. Ainsi, il propose une voie moyenne entre l’anthropocentrisme et l’écocentrisme. « Son programme d’une ‘’écologie démocratique’’ se conclut sur l’idée que nous avons bien des devoirs envers la nature, quoiqu’elle ne soit pas sujet de droit »[186]. Il insiste pour ne pas faire de la nature une fin en soi. Car la valeur et le droit de celle-ci ne sont que ceux que l’homme est en mesure de lui concéder. Avec lui, l’homme redevient la mesure de toute chose.

Guillebaud reconnait, de son côté, l’importance d’une bienveillance à l’égard des animaux. Cela implique qu’il faut les protéger. Cette bienveillance n’est pas condamnable d’un point de vue moral et éthique. Mais pour lui, la nouvelle connaissance scientifique du monde, bouleverse l’ordre établi et les croyances qui fondent une distinction entre l’homme et l’animal comme celle établie par Aristote et Platon, qui présente l’homme comme le seul être doué de langage, animal politique et par conséquent capable de culture.

« Toutes ces catégories sont fragilisées aujourd’hui. La première leçon nous vient de l’éthologie, cette science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel. Une science qui progresse et s’enrichit. On découvre, grâce à elle, qu’il existe chez certains animaux des “conduites intelligentes” transmissibles d’une génération à l’autre»[187].

L’objectif de ces sciences (la génétique, les sciences cognitives) est de montrer qu’il existe « une unité structurelle du vivant »[188]. Tous les êtres vivants y compris l’homme disposent d’une même structure génétique. D’ailleurs, toute la pensée Jonassienne tend vers cette conception des choses qui montre qu’il n’y a pas de différence ontologique entre l’homme et les autres êtres vivants. La différence entre les deux groupes de vivants n’est pas de nature, mais de degré. Il y a une proximité entre l’homme et l’animal. Il est alors évident que l’ontologie jonassienne ne peut être acceptée par Guillebaud puisqu’elle établit une continuité entre l’homme et les autres êtres vivants.

« Globalement, le mouvement de la science tout entière tend ainsi à grignoter peu à peu les barrières théoriques que le sens commun et la tradition avaient établies entres les espèces et l’humanité »[189]. L’opposition radicale que l’on établit entre l’homme et les animaux est devenue illusoire. Cette parenté entre les deux ébranle les thèses anthropocentriques qui excluent l’homme de l’univers naturel. « La barrière des espèces est donc levée (…) »[190]. En d’autres termes, le « seuil »[191] imposé entre l’homme et l’animal est en train de s’effriter.

Pour Guillebaud, cette attitude consiste « aujourd’hui (…) à renaturaliser l’homme en réévaluant à la baisse son statut et ses droits»[192]. Aussi, pense-t-il que les partisans de l’écologie profonde (deep ecology) ou biocentrique ont une attitude haineuse à l’égard de l’espèce humaine. Leurs thèses suscitent des malaises parce qu’elles rabaissent l’être humain.

« Récuser les analyses proprement délirantes de certains défenseurs du “droit de l’animal ” ne signifie pas que l’on conteste la nécessité de protéger ce dernier y compris en réclamant que s’établissent entre l’humanité et le monde animal des rapports nouveaux ou que prévalent un respect, une douceur, une sollicitude dont nos sociétés, quoi qu’elles disent, sont encore fort éloignées»[193].

 Toutes ces thèses qui visent à établir une ressemblance entre l’homme et l’animal semblent être caduques. Il n’y a aucune identité entre l’homme et l’animal. « De la même façon, les expériences les plus avancées sur la capacité de certains animaux d’accéder au langage ne sont pas aussi probantes qu’on l’écrit parfois »[194]. Les êtres vivants n’ont pas la même valeur ontologique parce qu’ils ne présentent pas les mêmes caractéristiques essentielles. Dans cette perspective, l’éthique jonassienne est condamnable. Elle vise à ramener l’être humain à un statut inférieur.

« Ni l’éthologie, ni la génétique, ni la primatologie, qui nous fournissent cependant des éléments précieux de connaissance ne sont capables d’indiquer la place ontologique de l’humain dans le vivant. Constater cela, c’est s’interroger sur le sens même du concept d’humanité et sur la définition de l’humain. Ce n’est pas une donnée purement matérielle, mais une création culturelle toujours en cours, jamais achevée. L’humanité n’est pas un état, un privilège, une espèce ou une caractéristique mesurable. Elle est un projet (ou un “procès”), une création sans cesse inachevée et toujours menacée»[195].

Pour Guillebaud, toutes ces considérations scientifiques, anthropologiques, primatologiques ne sont pas convaincantes d’un point de vue éthique et méthodologique. L’homme doit faire usage de sa raison qui est une faculté distinctive de son être pour comprendre qu’une telle conception est inacceptable.

« C’est à la lumière de cette raison retrouvée qu’il nous faut donc penser les “droits” de l’animal. Il n’est pas question de nier le moins du monde que ce dernier puisse avoir droit au respect, à l’intégrité ; qu’il doive être juridiquement protégé contre les traitements cruel ou la manipulation sans vergogne. Ce qui mérite d’être clarifié; ce n’est pas la légitimité de ces droits, c’est leur fondement. Bénéficiaire de “droit” indiscutable, l’animal en effet ne peut être sujet de droit. Ne serait-ce que parce que tout droit implique un devoir correspondant. Les animaux n’ont pas de “devoir” à notre endroit»[196].

L’humanité est le seul sujet capable de prendre ou de remplir des devoirs. Les devoirs sont faits pour l’homme parce que c’est lui qui les établit. Les droits qu’il élabore peuvent, cependant, s’appliquer aux êtres vivants. Pour Guillebaud, l’homme est au centre de l’univers. Il est l’être autour duquel tout doit graviter. Il n’est pas question de lui ravir cette position qu’il a toujours occupée dans le monde. On assiste donc à une réhabilitation de l’anthropocentrisme. Pourtant, il reconnait que l’on doit repousser toute représentation manichéenne et dualiste de notre rapport avec le monde animal.

« La question n’est pas de savoir si nous sommes ou non apparentés aux animaux mais si nous sommes capables de construire un rapport pacifié et respectueux avec eux, capables de leur faire une place à nos côtés. De même, il faut refuser toute réinscription rudimentaire de l’homme au sein de la nature. L’homme est sans doute dans la nature, mais il n’y est pas irrésistiblement immergé. Entre elle et lui demeure une distance, une marge énigmatique mais fondamentale. C’est cette marge qui définit, au sens strict du terme, notre liberté et notre humanité ; liberté de s’évader des tropismes naturels, de rompre avec la mécanique de l’instinct, de nous construire en somme “culturellement”, c’est-à-dire hors nature »[197].

L’homme est, par ailleurs, appelé à établir des relations paisibles et harmonieuses avec la nature. Cependant, la question de son intégration dans l’univers est absurde et inconcevable. Il doit se considérer comme une entité qui se définit par sa particularité et sa singularité.

Pour Guillebaud, la définition de l’humanité est devenue problématique. Aujourd’hui, « un seuil prodigieux est en train d’être franchi»[198]. La position de la science qui consiste à revoir l’essence de l’homme, est déconcertante et inacceptable parce qu’elle participe à la déshumanisation de l’humain en le réduisant en un simple objet. Pour lui, cette curieuse manière de ramener l’homme à ses racines biologiques et naturelles est paradoxale. « L’homme ne devrait plus jamais être assimilé ni à l’animal, ni à la machine, ni à la chose»[199].

III. JUSTIFICATION DE LA THÈSE DE HANS JONAS

Dans l’histoire de la pensée philosophique, la supériorité de l’homme par rapport aux autres êtres vivants s’est toujours reposée sur certaines propriétés mentales qu’il possède. Ces capacités humaines sont considérées comme le signe distinctif de sa supériorité. Pourtant, comme le dit Taylor, il faut reconnaitre que les autres vivants possèdent des qualités que les hommes n’ont pas. Ces qualités peuvent-elles hisser ces êtres vivants au-dessus de l’homme ? Nous déprécions, en effet, les qualités inhérentes aux autres êtres vivants parce que nous survalorisons les nôtres. Nous jugeons les autres êtres vivants à l’aune des valeurs humaines.

« Selon cette interprétation, les êtres humains sont supérieurs aux autres êtres non humains, non pas sous le rapport de leurs mérites, mais sous le rapport de leur valeur inhérente. Par conséquent, la thèse de la supériorité des êtres humains doit être comprise comme l’affirmation que tous les êtres humains, du seul fait de leur humanité, ont une plus grande valeur inhérente que les autres êtres vivants »[200].

Pour Taylor, cette organisation des concepts et des croyances sur lesquels se fondent la notion de supériorité ou d’infériorité est injustifiée et sans fondement. Les traditions philosophiques reposent elles-mêmes sur un certain nombre d’idées préconçues qui sont contestables et qui ne rendent pas compte de toute la vérité sur les choses. Elles se sont conformées à cette idée de supériorité de l’homme par rapport aux autres êtres vivants. Dans les traditions philosophiques, « la rationalité était ainsi (…) la clé de notre supériorité sur les animaux »[201]. Ce qui est considéré comme la marque de supériorité de l’homme sur les autres êtres vivants, c’est la raison ou la conscience.

« La définition grecque de l’homme en tant qu’animal rationnel »[202] illustre parfaitement cette intention de dévalorisation des autres êtres vivants.

« Cette façon familière de comparer les êtres humains aux autres espèces est profondément enracinée dans la conception philosophique occidentale. Le point qu’il convient ici de soulever est qu’une telle conception ne fournit pas réellement un argument en faveur de la supériorité humaine, mais rend bien plutôt explicite le cadre intellectuel qui sert implicitement de référence aux défenseurs de l’idée d’une supériorité inhérente des hommes sur les êtres non humains »[203].

La supériorité de l’homme est donc un simple postulat ou principe. Cette idée manque de légitimité parce que rien ne la justifie. La tradition philosophique héritée des Grecs a distillé dans les consciences, l’idée que la supériorité de l’homme trouve son fondement dans sa capacité rationnelle. Or, pour Taylor, « la rationalité n’est au fond qu’une capacité parmi d’autres des êtres vivant »[204] et par conséquent ne saurait être utilisée comme un signe de survalorisation de l’humain. Cette idée a tellement influencé toute la pensée philosophique qu’elle a contribuée à la mise en place d’une conception dualiste du monde dont des grandes représentations demeure la philosophie de Platon et de Descartes. « Même s’il était vrai que les hommes sont composés d’une âme immatérielle inétendue et d’un corps matériel étendu, ceci ne constituerait pas par soi-même une raison pour juger qu’ils possèdent une valeur plus grande que les entités qui ne sont rien d’autre qu’un corps »[205].

Cette conception est mise en place pour justifier la supériorité de l’homme sur la nature. L’anthropocentrisme qui sous-tend l’affirmation de la supériorité humaine traverse de part en part le dualisme platonicien et cartésien. Selon Taylor, « les êtres humains et les êtres non humains sont considérés les uns les autres comme parties intégrantes d’un tout unifié au sein duquel tous les êtres vivants sont fonctionnellement liés »[206]. Chaque être vivant cherche à réaliser un bien qui lui est intrinsèquement lié. La finalité des êtres vivants, c’est de parvenir à accomplir ce bien. Ainsi, ils ont tous une valeur. La conception purement instrumentale et utilitaire des vivants est donc à rejeter. «Corollairement, nous développons la disposition à voir le monde depuis le point de vue de leur bien tout autant que du point de vue du nôtre »[207].

L’idée de la supériorité humaine est donc une idée qui n’a aucun fondement logique. Elle n’a pas sa place dans les rapports que nous entretenons avec les autres êtres vivants.

« Le rejet de l’idée de la supériorité humaine implique sa contrepartie : la doctrine de l’impartialité spécifique. Celui qui admet la validité de cette doctrine considère que tous les êtres vivants possèdent une valeur inhérente – la même valeur inhérente, puisqu’on n’a jamais démontré la supériorité d’une espèce sur l’autre »[208].

La valorisation des autres êtres vivants pourrait passer également par la reconnaissance d’un droit à leur endroit.

Taylor et Jonas ont presque les mêmes points de vue. Tous deux défendent des positions biocentriques. La prétention de la philosophie jonassienne à universaliser la valeur de la vie n’est pas du goût de tous les penseurs. En effet, si d’un point de vue méthodologique ou intellectuel, cette thèse parait acceptable, il faut reconnaitre que sur le plan pratique et moral, elle est discutable. Reconnaitre une parenté entre l’homme et l’animal, peut paraitre comme une manière de dévaloriser l’être humain. On peut concéder à Jonas, l’idée selon laquelle la nature possède une intériorité qui se manifeste sous une forme embryonnaire puisqu’elle poursuit les fins qui lui sont inscrites en toute innocence. A ce niveau, il n’y a pas de distinction entre le bien et le mal.

On peut dire qu’il existe une continuité et une rupture entre l’homme et les autres vivants. Cette rupture est remarquable au niveau du degré de conscience des hommes. La conscience humaine est différente de celle de l’animal par son caractère et sa portée. Si l’une des propriétés mentales fondamentales à tous les êtres vivants, demeure la conscience, celle qui se situe au niveau de l’homme a un caractère unique. En outre, la définition que Jonas donne de la conscience parait réductionniste puisqu’elle la ramène à une simple fonction biologique. Cette façon de déterminer la conscience semble déshonorante pour l’homme.

La conscience peut être considérée comme un principe d’humanité. Le fait pour l’homme de posséder une conscience consiste à ne pas vivre simplement comme n’importe quel animal ou être vivant. La conscience est une faculté qui permet de comprendre le monde, d’analyser les actions que l’on entreprend et d’appréhender leurs conséquences. La conscience est le fondement de la morale. D’ailleurs, c’est grâce à cette conscience que l’homme est le seul être porteur de responsabilités. Jonas lui-même dans Une éthique du futur, semble le reconnaitre lorsqu’il affirme ceci :

«L’homme est le seul être connu de nous qui puisse avoir une responsabilité. En pouvant l’avoir, il l’a. Etre capable de responsabilité signifie déjà être placé sous le commandement de celle-ci : le pouvoir même entraine avec lui le devoir. Mais la capacité de responsabilité – capacité d’ordre éthique – repose sur la faculté ontologique de l’homme à choisir, sciemment et délibérément, entre des alternatives de l’action. La responsabilité est donc complémentaire de la liberté. C’est le fardeau de la liberté propre à un sujet actif : je suis responsable de mon acte en tant que tel (de même que de son omission), et peu importe en l’occurrence qu’il y ait quelqu’un pour me demander d’en répondre maintenant ou plus tard. La responsabilité existe donc avec ou sans Dieu, et à plus forte raison, naturellement, avec ou sans tribunal terrestre. Cependant, outre qu’il s’agit de la responsabilité de quelque chose, c’en est aussi une devant quelque chose – devant une instance qui oblige, à laquelle il faut rendre compte. Cette instance, dit-on sans doute quand on ne croit plus à aucune instance divine, s’appelle la conscience »[209].

L’animal ne peut être porteur de responsabilité puisqu’il ignore totalement la portée de son action. Ce qui caractérise fondamentalement l’homme, c’est la conscience qui lui permet de poursuivre des fins en dehors de celles que lui impose la nature. C’est elle qui donne toute sa valeur à l’existence humaine. 

Il faut faire remarquer que Jonas ne s’oppose pas à la suprématie de l’homme sur les autres formes de vie. D’ailleurs, il plaide pour un anthropocentrisme moins excessif. Ce que vise Jonas, c’est de restaurer la dignité de la nature qui est victime de l’indifférence des hommes. C’est cette indifférence qui est au fondement de la violence qui lui est faite. Il s’agit donc d’amener les hommes à entretenir des rapports harmonieux et paisible avec la nature. Par ailleurs, on peut présenter cette idée de Jonas comme un pari pascalien (parier sur l’improbable). C’est un idéal éthique qui consiste à persuader les hommes à accepter que toute vie renferme une valeur et doit jouir d’une dignité. L’acceptation de cette conception du monde peut les pousser à faire très attention dans l’exploitation de la nature et à changer de comportement à son égard.

CONCLUSION

Toute la pensée jonassienne, au-delà des considérations métaphysiques et philosophiques qu’elle implique, est résolument tournée vers les problèmes existentiels tels que ceux qu’entrainent les rapports de l’homme avec son environnement. Pour asseoir sa philosophie, en effet, Jonas a dû emprunter des voies qui suscitent des débats et même des contestations. C’est pourquoi, il a été considéré comme un anti-humaniste, un technophobe, un nostalgique, etc. Ce que désire profondément Jonas, c’est d’amener l’être humain à avoir plus d’égards pour la nature qui est le creuset de la vie. Il ne s’agit pas d’adopter une attitude révérencielle face à la nature. D’ailleurs, le caractère indispensable de la nature dans l’existence humaine, demande qu’on la ménage avec beaucoup de délicatesse par-delà l’utilisation qu’on peut en faire.

La nature continuera à servir l’homme aussi longtemps qu’il mettra en place des moyens pour favoriser son épanouissement. C’est l’épanouissement de la nature qui constitue un bien pour elle. Contrairement à ce que l’on peut penser, l’intention de Jonas n’est pas de rabaisser l’être humain, mais de l’amener à se rapprocher de la nature. Par ailleurs, le débat sur la valeur de la nature ne devrait plus être d’actualité puisqu’elle est incontournable dans l’existence humaine. Il est évident que certaines anciennes valeurs qui ont sous-tendu les rapports de l’homme avec la nature sont en déperdition. L’anthropomorphisme qui a déterminé les relations des sociétés dites animistes, est devenu inopérant dans la gestion de l’environnement naturel du fait de l’influence d’un modernisme qui incite à une rupture avec le milieu naturel. Il s’agit aujourd’hui, d’établir un nouveau type de rapport avec la nature qui garantit la survie de l’humanité.

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ENFANT DONNEUR – DPN[210] – EUGÉNISME : SENS ÉTHIQUE D’EFFRACTIONS CONTEMPORAINES

Adayé AHOUMA

Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’ivoire)

RÉSUMÉ :

Du dispositif relatif à l’enfant donneur au DPN, il est question de montrer que ces processus technoscientifiques actualisent silencieusement les questions sur l’eugénisme. Certes, cet eugénisme obéit à des tendances et réflexes particuliers qui rappellent très peu ceux relatés par les écrits classiques. Mais, c’est justement cet aspect qui peut-être en fait un dont les effets doivent être redoutés. Tout porte à croire que les ingrédients pour accélérer le dévalement vers un eugénisme généralisé sont là qui sont peu interrogés car soutenus par un environnement trop connecté au règne technoscientifique. Tels sont les axes essentiels de cette analyse qui noue les perspectives à certaines positivités éthiques.

Mots-clés : Amniocentèse, Avortement, Effraction, Ethique, Eugénisme, DPN, Libéralisme, Norme

ABSTRACT:

The device on the donor child to prenatal diagnosis, it comes to show that these techno scientific processes silently update questions about eugenics. Of course this eugenics follows trends and specific reactions that hardly remind those reported by the classical writings. But it is precisely this aspect that can be one whose effects are to be feared.Everything leads to believe that ingredients to accelerate descent to a widespread eugenics are there and are relatively questioned as supported by an environment that is too connected to techno scientific rule. These are the main goals of this analysis that link perspectives to some ethical positivity.

Keywords : Abortion, amniocentesis, break, ethics, eugenics, liberalism-prenatal diagnosis-standard

INTRODUCTION

Toute atteinte sérieuse à l’intégrité d’une progéniture met comme une discontinuité dans le déploiement silencieux de la corde qui l’accorde à son antériorité familiale. Aucune vibration nocive ne peut entraver cet accord originaire sans que cela ne bouscule psychologiquement l’ascendance immédiate : aucun parent ne peut a priori être heureux d’apprendre que son enfant sera handicapé. Une telle possibilité ou réalité agresse et bouleverse fondamentalement la vie de la cellule familiale. Elle ouvre une ère clairement en césure avec les espérances et souhaits usuels, annonce des perspectives inusitées qui globalement charrient des souffrances de hautes volées. Vouloir un enfant ne peut donc être une quête effrénée de handicaps. Aussi s’en prémunir, si les techniques le permettent, ne peut en soi être une tendance malsaine, surtout dans notre univers massivement structuré par la technoscience. Mais le problème réside dans l’aspect quasi systématique du recours aux DPN ou autres dispositifs semblables. La disponibilité et l’efficacité des possibilités techniques transforment discrètement l’exception en règle, bousculant chemin faisant des rationalités éthiques. En effet, peut-on faire ces diagnostics avec une telle systématicité et ne pas subrepticement faire l’apologie d’un eugénisme individuel ? A quelle légalité obéissent ces nouvelles rationalités qui à coups d’objets techniques investissent les séjours les plus intimes de l’existence, et portent au cœur des processus « naturels » de nouvelles historicités ? Ces effractions voulues, acceptées par dépit ou décriées peuvent-elles ne pas nous déplanter des prompteurs éthiques les plus réguliers, en d’autres termes, peut-on multiplier ces effractions sans opérer de scission marquantes à l’intérieur de certaines idéalités éthiques? Le caractère massif de ces pratiques est-il fondamentalement dissociable d’un eugénisme voilé ? Peut-on régulièrement traquer et éliminer tout ce qui n’est pas l’expression de la « norme » physique en vigueur et ne pas être en dispositif eugénique ? Quelles en sont les bases sémantiques les plus parlantes ?

I. DÉFINITIONS ET CONSIDÉRATIONS ESSENTIELLES

Pour donner assise aux différentes problématiques, nous évoquerons d’abord le cas de l’enfant donneur. Celui-ci est issu d’un tri génétique d’embryons conçus in vitro dont les caractéristiques biologiques correspondent à celles d’un malade de la fratrie. Par le DPI (diagnostic préimplantatoire), ce tri est réalisé dans le but d’avoir une idée précise de l’état des embryons, c’est-à-dire savoir s’ils présentent ou non des anomalies génétiques ou chromosomiques. Les cellules seront transplantées pour faire face à une maladie génétique d’une extrême gravité. Ce qui nous intéresse dans le cas de l’enfant donneur, c’est le fait qu’il résulte justement d’une FIV (fécondation in vitro) et d’un DPI (diagnostic préimplantatoire) affectant pour les parents. Leur intimité soumise à manipulations et regard de tiers, subit de fait une intrusion. Même si celle-ci est faite avec leur consentement. Une autre « intrusion » a lieu qui concerne l’enfant à naître. Il devra, selon les nécessités, donner une partie de son corps. Il peut à terme ne pas être en phase avec cet objectif pour lequel il a été conçu : toute intrusion ou effraction est toujours délicate. La naissance et la vie de l’enfant donneur donnent une spécificité à nos problématiques. Pour ce qui est du DPN, nous insisterons d’abord sur le fait que tout ce qui appartient à la réalité immédiate met en évidence un ou des défauts. Le défaut est donc consubstantiel à tout existant. Il trace ou affecte nos caractères ou traits physiques. Son origine peut être accidentelle, sociale ou génétique. Mais quelle que soit sa configuration, il est rarement applaudi par celui qu’il affecte. Certes, la marque qu’il imprime peut être peu signifiante au regard du quotidien de l’individu, mais cela n’enlève rien au fait qu’il soit gênant quand on en a pleinement conscience. Tout défaut trace ou marque l’espace qu’il occupe, et c’est en ce sens qu’il fait problème. Il brouille ou transfigure l’historicité de cet espace. Aussi vouloir réduire les défauts ou leur impact sur l’existence peut avoir une certaine légitimité. Mais tout se complique quand cette volonté de neutraliser les défauts ou autres malformations se déploie in utéro, c’est-à-dire sur des « existants » fragiles qui ne sont pas demandeurs alors que l’intervention peut avoir un impact irréversible voire funeste. Le diagnostic prénatal (DPN), qui est un acte dont l’objectif est de déterminer ou prévoir l’état de l’enfant avant sa naissance, participe en amont à cette traque de défauts. Le dictionnaire permanent de bioéthique et de biotechnologie le définit comme un diagnostic porté sur l’embryon ou le fœtus humain in utero, qu’il s’agisse de déceler une anomalie ou une maladie génétique ou chromosomique actuelle, ou une prédisposition à développer une maladie dans le futur. Le DPN n’est pas a priori un dispositif qui aurait pour fin une quelconque guérison. Il permet de constater un état et l’annoncer aux intéressés pour que ceux-ci prennent les décisions appropriées. Mais comme processus qui implique un contact à la fois avec le corps de la mère et le fœtus, il ne peut être neutre. « Im-pliqué » dans les corps, c’est-à-dire dans les plis de ceux-ci, il brouille les processus usuels de ces mêmes corps lors de l’intervention. S’ « im-pliquant », il ne peut donc pas ne pas être impliqué, c’est-à-dire être responsable et accusé comme tel. Trois techniques (choriocentèse, amniocentèse, cordocentèse) peuvent être utilisées pour diagnostiquer les malformations ou autres atteintes de l’embryon. Chaque technique s’applique à des moments précis de l’évolution de la grossesse. Ces techniques ont des visées différentes et procèdent spécifiquement. Malgré ces différences, elles disent des similarités décisives : aucune n’est à proprement parler inoffensive. Prélevant, elles prennent quelque chose qui n’est pas sans importance dans l’espace où le prélèvement est effectué. Il y a une soustraction, c’est-à-dire une diminution de la quantité d’ensemble, une certaine perte. Celle-ci peut être considérée comme insignifiante surtout si naturellement les régulations se font. En dehors de ce déficit quantitatif immédiat, il y a l’impact physique qui découle de ces intrusions qui assurément balafrent et transfigurent. En effet, il en est ainsi pour ce qui est de la choriocentèse. Celle-ci est un prélèvement des villosités choriales qui sont des excroissances manifestes sur l’enveloppe de l’embryon, lesquelles se transformeront en placenta. La choriocentèse a pour objectif la quête d’une quantité suffisante d’ADN immédiatement disponible pour un diagnostic biochimique ou moléculaire immédiat. Par cette technique, on obtient le caryotype du fœtus ou photographie des chromosomes pour voir si les cellules prélevées ont des anomalies chromosomiques. Dans 1% des cas, il y a une fausse couche une semaine après l’examen. Ce pourcentage bien que faible, exprime clairement notre posture : toute prise affecte. La cordocentèse qui est un prélèvement du sang fœtal sur le fœtus par ponction de la veine ombilicale n’infirme pas cette idée. Cette technique permet de réaliser un caryotype des lymphocytes du fœtus. Par cet examen, on peut détecter des maladies de la peau, de l’hémoglobine, de la rubéole ou de la toxoplasmose. S’effectuant plus tard dans l’évolution de la grossesse, elle n’est pas sans danger. Il y a un risque de perte fœtale de l’ordre de 2%. Quant à l’amniocentèse qui particulièrement nous intéresse, elle est un acte chirurgical qui use d’une aiguille pour prélever une certaine quantité de liquide amniotique, et ce, pour avoir des précisions relatives à l’état de santé et de maturité du fœtus. Elle rend possible le diagnostic d’éventuelles anomalies fœtales. Cet acte n’est possible qu’à partir de la 13è semaine jusqu’au terme de la grossesse. Par échographie, le médecin introduit une aiguille fine sans anesthésie à travers le ventre maternel et en retire 15 à 20 ml de liquide qui fera l’objet d’une analyse serrée. Mais le diagnostic qui rend nécessaire l’amniocentèse n’a rien de réjouissant pour celle qui doit passer par cette autre phase d’agression dans le processus de maternité. Par ces distinctions et convergences, il est clair que le diagnostic prénatal n’est nullement exempt de critiques tant il pèse sur les décisions ultérieures relatives à la grossesse. Quant au mot « eugénisme » dont la réalisation concrète peut actuellement être facilitée par le DPN, il est primairement d’origine grecque ; eu « bien » et gennaô « engendrer », ce qui signifie bien naître. L’eugénisme caractérise tous les processus ou pratiques dont l’objectif est la transformation du patrimoine génétique de l’homme pour le mettre en conformité avec un idéal précis. Il peut être le fait d’un État ou d’un groupe d’individus en quête d’être « parfait » ou moins sujet à des affections graves. Le terme eugenics émane du scientifique britannique Francis Galton (19è siècle). Ses travaux ont donné une indéniable assise à l’eugénisme. Il y montre la nécessité de maintenir intacte la lignée des grands hommes de la Nation. Par ailleurs, portée par des médecins, l’apologie de l’eugénisme est axée sur la nécessité à neutraliser les handicaps ou à user des possibilités techniques et scientifiques pour généraliser les caractères « bénéfiques » :

 « Depuis Galton, le mot « eugénisme » en est venu à prendre une connotation détestable, et à juste titre… Néanmoins, jusqu’à récemment, des présupposés ont continué à figurer dans certains discours sur la société, en particulier dans les déclarations de ceux qui pensent qu’il existe des différences d’intelligence entre les races ; ou bien dans certains principes de sociobiologie humaine ; ou bien encore dans certaines propositions d’application du génie génétique à l’homme »[211].

Notre actualité, s’appuyant sur les prouesses du génie génétique, fait effectivement ressurgir les débats éthiques : la procréation médicalement assistée, les diagnostics prénataux ou préimplantatoires n’infirment en rien les pratiques sélectives. Ils leur donnent une possibilité de concrétisation plus rationalisée et plus acceptée par une société qui a du mal à se défaire des connivences avec une technoscience triomphante. Résolument accroché aux objets et indications technoscientifiques, notre époque est celle qui potentiellement peut actualiser l’eugénisme. La quête de l’enfant idéal et le faire génétique à disposition en sont les ressorts essentiels. Le libéralisme n’étouffe pas cette tendance, il lui donne une assise formelle.

II. ENFANT DONNEUR-NATURE : « MA VIE POUR LA TIENNE » DE NICK CASSAVETES

Pour l’expliciter autrement, portons notre regard sur l’enfant donneur qui a priori apparaît comme la configuration explicite d’une générosité envers autrui. Mais qui au fond, est une des facettes de ce quasi accord avec la technoscience, et surtout cette volonté à réguler l’impact de la nature quand celle-ci affecte négativement. Le refus du défaut ou de la mort organise souvent ces réflexes contemporains.[212] Tant que la nature nous permet d’avancer selon nos résolutions, personne ne peut s’opposer à son déploiement régulier. Elle peut continuer son cours et même faire l’objet d’éloges. On ne déstabilise pas ce qui est pour soi un bienfait évident. Au contraire, on fait ce qui est en notre possibilité pour en tirer meilleur profit. Telle est la tendance logique d’une conscience non brouillée. Aussi, s’agissant du cas qui nous interpelle, il est évident que la naissance et la qualité de vie d’un enfant donneur ne vont pas sans poser de problèmes thérapeutiques et éthiques sérieux à même de faire tanguer les convictions les plus alertes. Comme par exemple celles relatives à la nature ou à la morale. Nous entendons morale dans son acception universelle :

« La morale s’étend au-delà de la morale commune, et nous ne devrions jamais les confondre ou les mélanger. La morale inclut par exemple les idéaux moraux que les individus et les groupes acceptent volontairement, des normes communautaires qui lient uniquement les membres de communautés morales particulières, des vertus exceptionnelles, etc. A l’opposé, la morale commune comprend toutes les normes et uniquement les normes que toute personne moralement sérieuse accepte de reconnaître »[213].

En effet, peut-on en toute sincérité et en connaissance de cause lutter ou faire l’apologie de la vie, et opter pour la « déstabilisation » d’une autre vie sans sérieusement infirmer ses convictions ou porter atteinte à la morale ; en quoi ce film de Cassavetes, dont la trame se déploie substantiellement dans l’opposition classique nature-artifice, met-il en exergue des enjeux éthiques et philosophiques liés à cette spécifique procréation ? Comme nous le disions, il très difficile d’accepter la souffrance et de manière plus particulière celle de son enfant. L’agression physique et /ou psychologique que celui-ci subit affecte inéluctablement la vie de la famille. Celle-ci vit des épreuves fortement destructrices.[214] Certaines projections relativement au bien-être et l’interaction sociale sont fondamentalement « rudoyées », obligeant à repenser les stratégies et moyens requis. Dans cet environnement non prévu, le recours aux possibilités de la technoscience pour recadrer les choses ou rattraper ce qui peut l’être peut se transformer en quasi nécessité. Les failles de la nature peuvent par moments être colmatées ou à tout le moins réduites par les dispositifs technoscientifiques requis. C’est à l’intérieur de cette possibilité que se déploie le mélodrame « Ma vie pour la tienne ». En effet, un couple décide de concevoir un enfant génétiquement compatible avec sa fille atteinte de leucémie pour faire face à ses nécessités thérapeutiques. La mère (Sara), avocate de profession, se débarrasse de sa « robe » pour se consacrer totalement à son enfant malade. Le premier plan explicite du film met en évidence Anna, l’enfant donneur, en posture de dialogue avec la nature. La nuque quasiment figée à l’angle gauche de l’écran, et le regard tourné vers le fleuve, elle est comme en discussion avec les éléments naturels qui occupent plus des ¾ du plan. Le caractère majestueux de cette nature qui inaugure le film, ne peut être sans sens. Il indique d’emblée l’orientation morale qui va structurer les délibérations et actes : il est peu porteur de faire fi des indications éthiques élémentaires et surtout de contrarier la nature. Nous entendons nature ici au sens stoïcien, c’est-à-dire le respect scrupuleux de l’ordre naturel dans l’acte et l’appréciation des faits, condition incontournable de la liberté. Être libre, c’est être en adéquation avec ce que prescrit la nature. Comme maillon de la chaîne du monde, tout ce qui nous arrive doit être accepté comme nécessaire. S’en offusquer ou s’y opposer, c’est porter atteinte au déploiement régulier de cet ordre naturel.[215] Or les parents de cette famille, plus précisément la mère, n’est pas prête à accepter ce « don » de la nature qui concrètement fait souffrir. Si dans l’optique stoïcienne la liberté va avec une nécessaire connivence avec tout ce qui arrive, pour la mère, il est justement question de refuser « ce qui arrive » puisque contrevenant à la liberté et à la vie de son enfant : elle s’y oppose farouchement. Le « ce qui arrive », sera ce qu’elle et son conjoint auront décidé. L’indication stoïcienne qui prescrit l’obéissance à la nature, ne peut être la balise ou la caution de sa volonté. Le choix ne sera donc pas dicté par la nature, mais plutôt par les possibilités scientifiques à disposition. L’enfant donneur affirmera en connaissance de cause, et dès les premières séquences du film : « Je ne suis pas une coïncidence ». La coïncidence, c’est le hasard, c’est-à-dire la rencontre de séries causales indépendantes. Ce qui relativement au film peut signifier que cette fille, fruit d’une rationalité attestée, matérialise la différence ou la rupture avec le hasard. Elle est par rapport à lui comme l’expression d’une substantielle incompatibilité : elle ne peut intégralement être ce qui peut ajuster ou donner sens adéquat à ce qui relève de la coïncidence, du hasard. Elle ne se reconnaît pas comme élément de régulation de cette nature hasardeuse. Désormais âgée de onze ans, tout doit, comme dans le dispositif kantien, relativement procéder selon sa volonté ou ce qui ressemble à la loi morale qu’on s’impose.[216] Elle ne se sent liée pour ce qui relève de sa santé voire de sa liberté par aucune loi extrinsèque. Elle n’a donné aucune permission à qui que ce soit pour subir ce qu’elle subit, or :

« Le principe de permission est le fondement de toute (bio) éthique laïque. Dans un univers moral irréductiblement pluriel, il qualifie les personnes comme seules sources légitimes d’autorité laïque. Seule la permission non contrainte accordée par des personnes confère une légitimité éthique à toute action entreprise avec elles ».[217]

Certes, comme effet de l’opératoire, elle a été conçue en vue d’une fin spécifique, mais elle est une personne. Et comme telle, elle ne peut être un moyen au service d’une fin qui oblitère sa volonté et son droit à une vie décente. On ne peut contre son gré la soumettre à des traitements inhumains qui portent concrètement atteinte à son intégrité physique et à sa dignité : nul ne peut en toute conscience consentir ou accepter sa propre défiguration.Elle peut s’en défaire. Cette possibilité est concrétisée dans le film par le recours à l’avocat qui la défend et la met à l’abri de ce qui lui est infligé contre son gré. Le comportement quasi hystérique de la mère manifestement dépassée par les événements, souligne une totale confiance en la technoscience et pourtant :

« Situation paradoxale de la science contemporaine. Alors qu’elle avoue clairement qu’elle pose plus de questions qu’elle n’en résout, elle jouit, de par ses réalisations technologiques, d’un immense prestige… L’indéterminisme de notre époque conduit à la recherche de nouveaux déterminismes ».[218]

Les indéniables prouesses de la technoscience ne peuvent combler toutes les failles de l’existence, ce que reconnaît en substance le père (Brian Fitzgerald) quand, constatant l’impossibilité à trouver une solution adéquate au cas de sa fille malade, affirme, dépité : « Nous avions défié les lois de la nature, nous n’avions que ce que nous méritions ».Au fil des séquences, ce drame se déplie, mettant subrepticement en évidence la tension nature-artefact déjà évoquée, et ce, dans un environnement qui, porté par l’efficacité de l’opératoire, ne pousse pas nécessairement aux choix éthiques les plus appropriés. On ne peut remplacer la souffrance par la souffrance et espérer la quiétude. Le comportement surtout de la mère est dès le départ remorqué par ce paradoxe de fond que le film exhibe avec régularité. Une attitude qui reflète les attentes et tensions qui, principalement en Occident, font le lit des DPN ou autres possibilités biomédicales procédant, relativement au corps, par effractions.

  1. DPN-AVORTEMENT

Le diagnostic prénatal met en évidence des paradoxes tout en étant tracté par les valeurs inhérentes à la société occidentale résolument structurée par le règne de la rationalité, et avec lui la marginalisation ou neutralisation du différent :

« En choisissant l’avortement pour les anormaux, chacun affirme implicitement que ces êtres ne peuvent correspondre au modèle d’humanité requis. Certains parleront de normalité ou d’anormalité, alors qu’en fait, l’uniformité apparaît comme le concept juste et conforme à l’idéologie sous-jacente à ce type de comportement »[219].

Nous soulignerons les éléments pertinents de cette tendance pour montrer en quoi cela adhère à notre postulat : l’usage massif du DPN et surtout les avortements qui en résultent ne peut être écarté d’un relatif eugénisme, et cela même s’il s’inscrit dans une société fondamentalement remorquée par le libéralisme. Certes la volonté de savoir le sexe de l’enfant à naître n’est pas en soi une nouveauté, ce qui est nouveau c’est la possibilité de réaliser ce vœu par le biais du diagnostic prénatal. De nombreuses publications scientifiques l’attestent qui montrent l’aspect qualitatif des connaissances dans ce domaine : les méthodes et résultats ont été affinés rendant l’avortement plus accessible. Doucet, dans la suite de l’article cité, souligne le fait que ces nouveaux dispositifs ne peuvent ni améliorer ni guérir les malformations qui affectent les fœtus. Avec des chiffres à l’appui, il montre l’accroissement manifeste des diagnostics dans de nombreux pays, et l’idée de l’être humain espéré qui en découle. La mère doit mettre au monde un enfant en accord avec cette attente sociale. Elle doit le « réussir ». Des indications pratiques lui sont données afin d’y parvenir. L’accouchement est devenu, en occident, un souci qui mérite soins particuliers : Il faut protéger l’enfant pour qu’il soit conforme aux indicateurs sociaux en vigueur. La naissance doit être sans bavure. Le désir de bien vivre des parents ne doit pas être infirmé par la venue de l’enfant. Celui-ci doit lui donner un contenu qualitatif supérieur ou à tout le moins le maintenir intact. Il n’est pas question qu’il l’affecte négativement. Aussi, le diagnostic prénatal qui met en exergue une malformation ne peut être facilement accepté : le non sens ne peut avoir de sens. Le fœtus malade est l’expression de l’absurdité. La société qui refuse la tragédie ou la scansion la plus déroutante a, avec le DPN, la possibilité de s’en soustraire. Et nombreux sont les médecins qui ne sont pas enthousiastes à l’idée de suivre une femme désireuse de continuer la grossesse après un DPN positif. Cette nouvelle technologie a décidément une influence sur tous les intervenants. L’autre problème qu’elle soulève est relatif à l’incapacité à déterminer clairement le niveau de gravité de la malformation. Or des décisions lourdes de conséquence en dérivent. Un autre fait en rapport avec le DPN est celui du coût en termes financiers que représente la naissance d’enfants handicapés qu’évite la société. En facilitant l’avortement de fœtus malformés, le DPN est comme un régulateur financier de premier plan qui ne peut réellement déplaire aux États actuellement portés sur les gestions efficientes des ressources nationales. Ces technologies de diagnostic font donc corps avec les présupposés occidentaux orientés par la raison. Ce qui est déraisonnable ou au seuil de la raison ne peut être accepté comme élément à intégrer dans un ensemble de rationalités rigoureuses. Les positivités n’ont rien à gagner à intégrer ce qui est la manifestation de l’incohérence. Il faut donc les isoler ou les neutraliser. La société occidentale repose sur des normes de plus en plus affinées qui donnent peu de chance à l’anormal. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant qu’on ait de plus en plus de malades mentaux et que la possibilité d’élever un enfant handicapé soit hautement compliquée et coûteuse pour les parents. Tout se passe comme s’il fallait, à travers des subterfuges de toute sorte, empêcher que ce qui est hors de la norme trouve place dans le corps social. Il faut véritablement être un « héros » pour choisir ce chemin de croix. La différence ne peut facilement avoir droit de cité. La cité à laquelle elle a droit doit être à la marge et rationnellement contrôlée comme le sont les asiles. La déraison mérite surveillance et autorité de la raison. On ne peut laisser la déraison ou l’anormal « proliférer » en toute quiétude. Il faut l’étouffer en amont ; et le DPN est un recours indiqué à exploiter sans feinte. Dans une telle optique, la protection stricte et légale du fœtus ne peut que faire sourire sous cape. Aussi est-il nécessaire que l’éthique affirme fermement les limites et évite de baisser pavillon face à l’homogénéisation  des perspectives que sous-tendent la rationalité et partant la société. Il y a là de notre point de vue, les matériaux et contours d’un « eugénisme » peu taquiné.

II. DPN-EUGÉNISME

Car dans des pays démocratiques accrochés à l’idéologie libérale où ce qui compte c’est entre autres l’éloignement de l’État dans la sphère privée, la perception de l’eugénisme est presqu’en phase avec l’attente des consommateurs :

« …La révolution qui se poursuit actuellement en génétique humaine se présente dans le contexte discutable d’une demande croissante en matière de médecine de haute technologie et de sa distribution dans le cadre d’une économie de marché. La possibilité d’accéder à des informations génétiques a jeté les bases de l’apparition éventuelle de ce que l’on a appelé « l’eugénisme à la maison », des couples décident individuellement quelle sorte d’enfant ils veulent mettre au monde »[220].

Or tout consommateur rationnel est généralement guidé par la qualité du produit, plus précisément ce qu’il en tire au plan de la satisfaction immédiate relativement à son coût. Les considérations morales, dans une telle perspective, ne sont pas des balises essentielles. Tant que les pratiques ne relèvent pas d’une implication ou programmation totalitaire de l’État, et que les décisions émanent des individus, l’eugénisme n’est plus vu dans ses traits les plus nauséeux. La décision individuelle vient comme donner une coloration acceptable à ce qui aurait pu faire l’objet d’un rejet. Ce qui est proposé ou souhaité ne rappelle que faiblement les spécificités de l’eugénisme tel que structuré par les concepteurs initiaux. Et c’est de notre point vue là que se niche le paradoxe. Car l’eugénisme croît toujours sur fond d’idéologie. Et le libéralisme en est une qui, en faisant manifestement l’apologie de la liberté, donne l’impression d’être vierge de tout élan malfaisant, ce qui n’est pas nécessairement une évidence. Toute idéologie s’appuie sur une idée positive qu’elle sert en toute suffisance aux citoyens. La liberté qui est le socle du libéralisme n’infirme pas cette nécessaire tendance. Elle est l’idée autour de laquelle s’agrègent réflexes et convictions, voilant au passage toute critique résolument adverse. Dans une telle atmosphère où l’idée non convenablement pensée régente les postures, il n’est pas contre-indiqué de titiller les assurances de façade. Ce n’est pas parce que l’individu devient le centre des possibilités que les choses changent réellement. Le point de vue de l’individu ne peut systématiquement valoir trésor, il peut même compliquer les principes qui orchestrent l’interaction sociale :

« Le «plus qu’individuel» est considéré comme étant le «bien commun», fréquemment perçu comme la somme totale des droits et intérêts d’un groupe d’individus. Cette définition restrictive de l’individu, seul ou en relation, rend difficile, sinon impossible l’introduction de valeurs qui concernent les rapports entre les individus et la communauté (que celle-ci soit composée d’étrangers ou de frères) ou les liens entre l’individu et les générations futures»[221].

Dans les États totalitaires, ce sont aussi des individus au pouvoir qui donnent les orientations et fixent les priorités. L’individu en tant que tel n’est donc pas une garantie morale ou éthique. Celui qui est orienté par le caractère nécessaire du tout, n’est ni plus ni moins insensé que celui qui l’est par l’aspect quasi sacré de l’individu. Tous les deux sont des individus qui n’ont pour seule différence que l’idée à laquelle ils adhèrent. Et puisque toute idéologie ou idée idéalise ses balises, il faut sans distinction réitérer les principes éthiques. Il n’y a pas d’espace spécifique à la rigueur éthique. D’ailleurs si celle-ci est très en vogue dans les États libéraux, c’est aussi la preuve qu’il y a une demande, c’est-à-dire la nécessité d’affronter les dérives. L’eugénisme libéral ne peut donc pas être un eugénisme à visage humain, puisque tout eugénisme tente justement de donner configuration inédite au visage de l’humanité. Comme ailleurs, cet eugénisme promis doit inciter à la vigilance. Tracté qu’il est par la liberté, il peut librement, c’est-à-dire hors entrave sérieuse, nous diriger vers de surprenants précipices. En outre, le fait que les réseaux médicaux soient structurés par des valeurs tant en symbiose avec les bourses qu’avec l’éthique, est suffisant pour mobiliser l’attention requise. Eugénisme négatif ou positif, il est indéniable que ce que le futur promet à travers la chorale libérale où le consommateur n’a qu’une connaissance très limitée des objets à consommer, sera à n’en pas douter lourd en termes de choix engageants pour l’humanité. Éliminer ou optimiser certaines caractéristiques du génome de l’enfant à naître peut ne pas être le meilleur choix que l’humanité aura à faire. Une telle possibilité reposant strictement sur la volonté immédiate des parents, ne peut être sans effet pour le futur enfant. Choisi par les parents dans une gamme de possibilités physiques, il pourrait en contester certains. Certes nous n’en sommes pas encore là ; la thérapie génique pour un eugénisme négatif ou positif est loin d’être techniquement opérationnelle, même si l’essentiel est là qui, à tout moment, peut concrétiser les projets.

III. SENS ET RÉALITÉ D’UNE EFFRACTION

Cette tendance à vouloir éviter les défauts manifestes et dérangeants, peut-elle avoir sens sérieux dans le sensible, c’est-à-dire là où tout est engagé sur la pente de l’entropie générale, du nivellement final ou de l’inévitable dégradation des structures ? Revisitons. Nous étions de petits dieux auprès des dieux, c’est-à-dire que nous avions comme eux une connaissance panoramique et absolue des choses. L’âme comprenait absolument. Notre état actuel résulte d’une chute. Notre âme est « tombée » dans le corps, y est comme dans un « tombeau » aux perspectives brumeuses : le corps l’enserre, la corsette et la met à l’écart de ses possibilités initiales. Nous sommes intégralement articulés aux limites du sensible. Le corps est le défaut par excellence. Aussi, plongés dans ce corps, nous sommes des êtres en défaut et notre existence en porte indiscutablement les stigmates. Telle est notre condition si nous nous référons aux dispositions platoniciennes. Si tel est effectivement le cas, comment comprendre cette volonté à neutraliser en amont défauts ou malformations. Peut-on fondamentalement être défaut et en finir avec les défauts ? Et quel sens une telle attitude peut-elle avoir au regard de la nécessité à protéger et à ne porter aucune atteinte substantielle à l’être humain ; peut-on humainement être défaut et traquer le défaut sans balafrer ce que nous sommes substantiellement ? Dans les catégories platoniciennes, le corps ou le sensible est le lieu d’expression du relatif où aucune connaissance ne peut être fondamentale. Et ceci résulte de cette chute de l’âme évoquée. Dans un tel horizon, le corps apparaît évidemment comme le défaut par excellence. Vouloir en finir avec le défaut ne peut être qu’un non sens. Il est vrai que la cohérence des processus technoscientifiques permet des découvertes très utiles. Mais de découverte en découverte, il n’est pas totalement insensé de dire que cette même technoscience met massivement à découvert de nombreux défauts jusque-là voilés. Ayant, par l’efficacité des moyens et de l’expertise ouvert la boîte à défauts, elle n’y trouvera probablement que des défauts. Et dans cet espace de défauts et malformations, même si certains sont neutralisés, cela ne résoudra que temporairement le problème. On ne peut être dans une aire de défauts substantiels et croire qu’on peut en venir à bout définitivement. Ce qui est substantiel ne peut disparaître à coups de neutralisations superficielles. D’ailleurs, aucune des malformations actuellement détectées ne peut être corrigée ou qualitativement transformée par les technologies contemporaines. Le fœtus reste en l’état quand il n’a pas été agressé par l’intervention. Ces diagnostics permettent seulement de savoir s’il existe ou non une malformation. Sans possibilité de guérir, ces technologies n’ouvrent en définitive que le triste champ des avortements. Or l’image classique de la médecine est à mille lieues de ces nouvelles pratiques qui subrepticement poussent à la sélection sans réussir à guérir les fœtus affectés :

« La pratique actuelle du diagnostic prénatal implique une attitude nouvelle en médecine… Dans le cas qui nous occupe, l’essor de la connaissance médicale conduit actuellement à supprimer un être vivant. Ce fait semble effectivement changer la réalité de la médecine. Surgit ici une contradiction difficile à surmonter : un être humain est éliminé parce qu’il est malade, ce qui cadre mal avec les perspectives traditionnelles de la médecine »[222].

Tout séjour essentiel mérite protection. On ne peut a priori accepter qu’un séjour soit facilement accessible si véritablement ce qui est à l’intérieur est d’une valeur substantielle. Ce qui est important doit être sécurisé ou à tout le moins à l’abri de toute déstabilisation, surtout quand ce qui est à protéger est démuni de toute capacité d’auto-défense régulière. Le fœtus est de cette catégorie. Si naturellement il est protégé par le corps de la mère, c’est que tout seul, il n’a pas les ressorts physiques pour parer à tout assaut ciblant son intégrité. L’espace qui l’abrite donne une idée de sa fragilité. S’il est ainsi couvert, c’est parce que toute exposition le désarticulerait ou porterait gravement atteinte à son existence. Il est donc relativement isolé des coups légers aussi longtemps qu’il est dans le « cocon » maternel. Compte tenu de cette protection primitive, toute intrusion ou effraction conséquente ne peut être qu’un « viol » d’espace potentiellement dangereux pour son évolution. Aussi est-il sensé de s’interroger, par exemple sur l’impact de cette aiguille qui, pendant l’amniocentèse, perfore les cavités de protection pour prélever le liquide visé. Même si cette aiguille est d’une finesse souvent vantée, et que l’acte est indolore pour la mère, le fait qu’elle traverse successivement des couches corporelles peut être vu comme un « viol de domicile » pour le foetus. Son espace de vie est perforé pour lui enlever un liquide qui n’est pas sans importance pour sa survie. Même si la quantité extraite est minime, sa valeur intrinsèque ne fait aucun doute : l’acte de prélèvement le confirme. Tous les soins qui l’accompagnent montrent non seulement la délicatesse de l’acte, mais aussi la valeur qu’on attribue au liquide amniotique dans le processus d’analyse des données. En dehors de la valeur que la société attribue au fœtus, il est manifeste que cette valeur est comme actualisée par les procédures biomédicales à l’avenant. On ne peut multiplier l’opération sans augmenter le niveau de risque. Tout prélèvement doit être bien réalisé pour qu’il ne soit pas nécessaire de reprendre indéfiniment l’opération. Tout ceci est pour nous l’expression d’une indéniable valeur ; le fœtus n’est pas un quelconque objet : Il est l’étant en déploiement. L’amniocentèse est donc une effraction qui vise une valeur. Ce n’est pas un acte anodin. Or, toute effraction fracture, c’est-à-dire met un terme ou suspend le cours de ce qui a cours. L’effraction étouffe le mouvement usuel et transforme l’historicité de son objet. Toute effraction en fracturant, met en fractions : elle divise ou rompt les processus. La temporalité et l’historicité ne peuvent plus être les mêmes après un prélèvement de liquide amniotique. Toute valeur soustraite est une valeur en moins, et ce qui est en moins ne peut fondamentalement être un plus pour l’objet considéré. Prélevant de la valeur, l’amniocentèse reste un « viol ». Certes le prélèvement ne peut être possible sans accord préalable des parents. Mais cet accord n’enlève rien à l’aspect « viol » de l’acte, puisqu’il n’émane pas de l’étant en gestation. Celui-ci n’a rien demandé alors que le processus engage son existence. Du « point de vue » du fœtus, il y a effraction même s’il n’entend ni ne voit ce qui se passe dans l’intimité de son séjour. S’il avait conscience de ce qui est fait, peut-être assimilerait-il l’implication des parents à une association en « bande organisée » en vue d’un acte moralement peu adéquat : l’effraction de son séjour. L’amniocentèse ne peut être totalement inoffensive. Violant et transfigurant l’actualité du fœtus, cette effraction est une infraction non sanctionnée. En effet, remorquée par les prouesses et l’apologie bruyantes de la technoscience, cette effraction manifeste ne peut a priori être inquiétée par la loi. Elle ouvre le chemin du possible technoscientifique dont la neutralité axiologique ne doit être prise à défaut. L’amniocentèse n’a rien de neutre comme nous l’avons montré. Elle grippe et déstabilise l’historicité de son objet qui est un être à valeur inestimable. L’être est, il ne devient pas. D’où l’aspect heurtant de cette posture :

« Quel que soit son stade de développement, ce n’est pas tellement le présent de l’embryon, ce présent qu’aucun d’entre nous ne sait définir qui exige le respect. L’embryon est cet autre très étrange qui ne me revoie pas à ce que je suis, mais à ce que je fus. Ce qui commande le respect de l’embryon, c’est l’avenir dont il est porteur »[223].

Le respect de l’embryon évoqué est intégralement lié à ce qu’il sera. Pourtant on ne devient que parce qu’on « est ». Le problème, de manière générale, c’est que ce qui est considéré ou qui a valeur légale est souvent en rapport avec ce qui devient ou advient, c’est-à-dire ce qui est inscrit dans le processus du temps. Le statut du fœtus est intégralement vu à l’aune du temps ; à partir d’un certain temps, il y a personne humaine. Si l’être en tant que tel ne devient pas, mais « est » comme nous disions, il est pour nous évident que ce qui est pris en compte ce n’est pas l’être, mais ce qui de cet être devient ou est manifeste. Voilà pourquoi ces considérations qui fixent le statut du fœtus ne peuvent être fondamentales. Elles jouent sur l’étant et non l’être en soi. D’où peut-être leur caractère différent et régional : ce statut n’a pas de configuration universelle. Ne portant que sur ce qui est rivé au processus temporel, au devenir, il ne peut exprimer de régularité universelle : ce qui change est toujours particulier ou est transi d’individualités.

CONCLUSION

Un eugénisme relatif sur fond d’idéologie libérale est actuellement là qui, silencieusement, peut monter en puissance et faire vaciller les pratiques biomédicales les plus éthiquement assermentées. Ce qui est inacceptable maintenant peut être accepté dans un futur immédiat : le temps altère le niveau de vigilance et transforme les réflexes et postures. Cela est d‘autant plus évident et pernicieux qu’un des concepts autour desquels s’articule le rapport au DPN est celui de liberté. Celui-ci est certes polysémique, mais renvoie à des régularités identifiables et expressives. Être libre c’est primairement pouvoir choisir. Il n’y a pas liberté là où il n’y a pas de choix. Le DPN comme d’autres produits technoscientifiques, nous donne la possibilité de choisir. Mais le problème c’est que ce choix ne se fait pas nécessairement en toute connaissance de cause. La maîtrise élémentaire de la biotechnologie ne fait encore pas partie des dépôts de connaissance à la portée des potentiels ou réels usagers des DPN et autres semblables. Le choix du DPN devrait aller avec une conscience éclairée relativement aux enjeux éthiques, ce qui n’est encore pas le cas. Et pourtant, il est question d’une décision de la plus haute importance pour la vie de l’enfant à naître et celle des parents dans une moindre mesure : la fausse couche est possible à l’issue par exemple d’une amniocentèse. La liberté dont il est question est donc biaisée, piégée. Par ailleurs, être libre, c’est aussi être en harmonie avec la nature. Dans le dispositif stoïcien, plus précisément chez Marc Aurèle dans Les pensées, aucune liberté n’est concevable en dehors des indications de la nature. Être libre, c’est faire ce que commande la nature et l’accepter sans se plaindre. Or ces pratiques effractives, parce que techniques et donc artificielles, sont le contraire de la nature tout en étant sans ambiguïté un refus affirmé de ce que donne la nature. Dans cette optique, il ne peut à proprement parler y avoir de liberté au sens indiqué. Le processus technoscientifique dans son déploiement contre la nature, augmente l’aire de l’artifice. Dans cette offensive sans prescription limitante, l’homme qui est un être-là, c’est-à-dire un Dasein particulier à l’écoute de l’Etre, ne peut être traité comme n’importe quel étant à disposition. Le « Tout ce qu’il est possible techniquement de faire, il faut le faire »[224], ne peut être accepté pour ce qui le concerne. Il est dans la Lichtung ou clairière de l’Être comme dit Heidegger, et ne peut à ce titre être l’objet d’un mercantilisme rampant : son séjour même à l’étape germinale, mérite légale protection.

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JEU DES MÉDIAS ET ENJEUX DES CRISES AFRICAINES : LE PROCÈS DES “NOUVEAUX SOCRATE”

Donissongui SORO

Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)

RÉSUMÉ :

On ne saurait nier l’implication des animateurs de médias dans la construction des crises en Afrique. L’alchimie du langage qui reste leur outil privilégié les pose à la fois comme manipulateurs et dénonciateurs des manipulateurs. Aussi cela fait-il droit à la répression des États qui voient, en eux, la cause de tous les dangers et ne peuvent s’accommoder de leur liberté. Mais il reste qu’on ne peut nier leur fonction de sentinelle ni légitimer l’intolérance dont sont souvent victimes ces intellectuels qui évoquent fortement Socrate.

Mots clés : Afrique, Cause, Crise, État, Médias, Socrate

ABSTRACT:

One can’t deny the implication of the organizers of media in the construction of crises in Africa. The alchemy of the language which remains their privileged tool turns them at the same time into manipulators and denouncers of manipulators as well. And that gives way to the repression of the States which see through them the cause of all dangers and cannot put up with their freedom. But it remains that one cannot deny their function of sentinel nor legitimate the intolerance of which these intellectuals who evoke Socratesare often victims.

Key words: Africa, Cause, Crisis, Media, Socrates, State.

INTRODUCTION

Socrate se considérait comme un taon aux flancs d’Athènes pour la sortir de sa torpeur éthique[225]. La cigüe mit fin à cette mission apollonienne. La mission du journaliste en Afrique le rapproche de ce penseur d’un type particulier. Le plaçant sur la tour des dénonciateurs, elle fait de lui une sentinelle et un régulateur des tendances sociales. Le descriptif de « quatrième pouvoir »[226], par lequel on désigne souvent la presse après le législatif, l’exécutif et le judiciaire de Montesquieu[227], n’est pas étranger à cette fonction. Sensible à ce lien, non seulement Edmund Burke fait d’elle le quatrième pouvoir, mais aussi la considère comme le plus important des pouvoirs[228].

Mais, sur l’âme de cette mission, plane l’ombre d’un péril qui se distingue malaisément de la cigüe qui musela le maître de Platon. Et si Socrate était accusé de corrompre la jeunesse, de ne pas croire aux dieux traditionnels de la cité, et d’inventer des divinités nouvelles, le principal chef d’accusation contre l’homme des médias, en Afrique, le tient pour un artisan et un instigateur des crises. En lui, les malheurs politiques de ce continent, les révoltes, les coups d’État, les rebellions et leurs avancées qui le défigurent, trouvent leur ferment, leur catalyseur et leur pivot de récurrence.

Toutefois, cette image des journalistes n’est-elle pas celle d’un schéma réducteur dont le but est la prohibition des libertés réelles d’une intelligentsia perturbatrice ? Les tenir pour instigateurs des affrontements qui secouent ce continent, n’est-ce pas prendre l’effet pour la cause ? D’ailleurs, s’il existe une vertu créatrice du verbe, qui reste leur outil privilégié, celle-ci, dans les médias, n’est-elle pas plus a posteriori qu’a priori ? Sinon, au service de quels enjeux et par quels moyens peut-elle être ? En somme, si on peut relier ces crises à l’activité des médias, pourquoi et comment, en tant que moyens de diffusion de l’information, ceux-ci contribuent-ils à leur construction ?

Certes, on ne saurait nier l’implication des médias dans les vagues subversives qui déferlent sur les États africains. Qu’ils aient un impact restreint, en raison de l’analphabétisme des peuples, ou une envergure insoupçonnée du fait de leurs sonorités que chacun croit comprendre, leur jeu, dans les enjeux des crises africaines, n’est pas moins établi. Mais cette implication n’est pas que quête d’une dynamique de sédition, elle est aussi dénonciation des abus et des exactions. C’est la recherche, au moyen du verbe, d’une réalité autre que celle des formes asservissantes.  

Ce point de vue, qui voit dans la vocation de la presse celle d’un autre Socrate, n’est sans doute pas plus qu’une hypothèse. Mais, entre l’hypothèse et la loi, il n’y a que la marque de l’expérience ou de la démonstration. Et ce qui, ici, motive la réflexion, c’est la quête de cette marque. Aussi, l’analyse tentera-t-elle d’examiner, dans une optique plus ontologique que sociologique, plus essentialiste qu’existentialiste, la construction médiatique des crises, puis le règne de la bête, c’est-à-dire les supplices des journalistes souvent jetés dans l’antre de la mort, supplices qui nécessitent un retour au sens.

I. LA CONSTRUCTION MÉDIATIQUE DES CRISES

 Comme un dément dont l’état clinique érode les élans d’optimisme, l’Afrique postcoloniale n’a jamais su se soustraire aux vagues des contradictions internes. À ses luttes discordantes de libération, ont succédé les coups d’État, les rébellions et les guerres civiles. Des rapports d’ONG comme Amnesty International, Human Rights Watch et Action Contre la Faim, relèvent qu’elle est le théâtre de plusieurs conflits aux conséquences aussi désastreuses que variées[229].

Dans l’incubation et l’éclatement de ces crises, les médias, qu’ils soient locaux ou étrangers, « imprimés, électroniques ou télévisés »[230], ne sont pas innocents. Roumeen Islam note, à juste titre, que « leur action peut avoir des conséquences significatives pour un grand nombre de personnes »[231]. Ainsi le sociologisme, selon lequel « c’est à travers les médias que se forge en Afrique noire le sentiment d’appartenance et de reconnaissance de l’autre, de ses droits et de ses devoirs »[232], s’avère bien hâtif, l’éducation à la reconnaissance de l’autre ainsi qu’aux valeurs nationales s’étant muée en exacerbation de particularismes opposés. Les causes de ce renversement sont diverses. Mais la plus profonde semble résider dans la nature même du langage qui reste un outil de manipulation au service des médias tenus par les intérêts.

Le souci des causes premières, ici, ou plutôt, la réponse à la question du pourquoi, ne peut ainsi ignorer ni le langage, ni le principe de l’intérêt personnel inhérent à la nature humaine. C’est ainsi que, parlant du sujet humain, Bergson avait écrit : « Doté d’intelligence, éveillé à la réflexion, il se tournera vers lui-même et ne pensera qu’à vivre agréablement […]. La vérité est que l’intelligence conseillera d’abord l’égoïsme. C’est de ce côté que l’être intelligent se précipitera si rien ne l’arrête »[233]. Autrement dit, l’homme est un être d’intérêts. Et ses inclinations naturelles, ses engagements a priori, ne sont que par cette dimension de son être.

Or, l’homme des médias est avant tout un homme. Au théâtre de son intériorité organisatrice, prime le jeu des enjeux qui, au-delà de leurs avancées polymorphes, sont très souvent politiques, culturels, économiques, religieux, claniques, ou professionnels. Il appartient à une société, à une classe, à une entreprise. Il a ses attentes et ses craintes, ses préférences et ses aversions, ses luttes offensives et défensives, que ni une censure austère, ni une déontologie draconienne ne sauraient réduire au silence : le taux zéro de subjectivité, chez lui, est un leurre. Il est donc une conscience inclinée, et le traitement qu’il fait de l’information reste menacé par la subjectivité, par l’intérêt personnel bien compris.

En outre, l’information suppose le langage. C’est dans et par le langage, comme l’a bien vu Lefebvre et comme l’attestent les fondamentaux structurels de toute communication, que « les vérités premières et dernières, s’il en est, doivent passer »[234]. Mais, le langage fait osciller entre « transparence et opacité, rationalité et absurdité, vérité et mensonge, suspicion et respect, usage et abus, impuissance et pouvoir […]. Tantôt moyen, tantôt fin, il permet à la fois de manipuler les gens et de dénoncer les manipulations et les manipulateurs »[235]. L’homme des médias est donc à la fois un manipulateur et un dénonciateur des manipulateurs. Il est donateur et négateur de sens, rhéteur et refus de toute rhétorique impérialiste.

On connaît les fonctions du langage et leurs spécificités. Georges Mounin en distingue six : la communication interhumaine immédiate, la fonction expressive ou émotive « par laquelle le locuteur manifeste son affectivité, volontairement » [236], la fonction appellative ou conative « par laquelle le locuteur cherche à provoquer chez son auditeur certaines tonalités affectives sans les partager lui-même (cas du menteur) »[237], la fonction esthétique ou poétique, la fonction phatique, « celle grâce à laquelle le langage ne sert qu’à maintenir entre des interlocuteurs une sensation de contact acoustique (Allô) »[238] et la fonction métalinguistique, « celle par où le langage sert à parler du langage lui-même »[239].

Mais, de toutes ces fonctions, observe clairement Mounin, « la fonction communicative est la fonction première, originelle et fondamentale […] dont toutes les autres ne sont que des aspects ou des modalités non nécessaires »[240]. Par cette fonction première du langage, qui est son outil essentiel, le journaliste est semblable à l’écrivain de Roland Barthes. Il accomplit une fonction. Il travaille sa parole et s’absorbe, avant tout, intentionnellement dans ce travail. Il absorbe « le pourquoi du monde dans un comment »[241] communiquer. Il fait de la communication une fin, mais « le monde la lui renvoie comme moyen »[242]. Il la lui renvoie comme un moyen à même de réaliser toutes les finalités, à même, ainsi, de fonder un journalisme engagé ou intéressé.

Le troisième moment du pourquoi, est l’essence même des médias. Le médium est, par nature, un intermédiaire. Il est un pont jeté entre ce que sépare l’espace ou le temps. C’est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre l’ici et l’ailleurs. À l’instar du signe linguistique, il est « médiatisant […] il rend l’expérience intérieure d’un sujet accessible à un autre »[243]. Il fait passer de l’individualité au champ social de la conscience collective. C’est une passerelle entre un émetteur et un récepteur, mais une passerelle à sens unique, c’est-à-dire, qui exclut la forme directe de l’échange et nourrit, par là, l’équivoque, le malentendu et la discorde.

À la vérité, toute médiation est osmose ou dialyse, dilution ou concentration, transmission de contenus d’une homogénéité à une autre, au moyen d’agents vecteurs opératoires. Mais dans la communication, ces agents ne sont pas toujours opérationnels ou fiables. Hegel observait que « c’est dans les mots que nous pensons »[244]. Plus qu’un hymne à la dialectique du penser et du langage, cette observation est une invitation à rechercher l’adéquation entre la pensée et le signe qui l’exprime. Or, comme l’a bien vu Merleau-Ponty, « tout langage est indirect ou allusif »[245]. Ainsi, le signe linguistique n’est pas univoque, il est équivoque, il s’interprète. Et c’est dans cet univers de l’interprétation que l’homme des médias est attendu aux sources de l’objectivité et de la vérité. Ce qui fait de lui un professionnel dont le milieu exige plus qu’il n’offre.

Seulement, cela ne l’exonère pas de toute responsabilité. Au milieu qui exige plus qu’il n’offre, les journalistes ont à répondre par des mécanismes déontologiques appropriés. Si leur implication dans la constitution des crises semble liée à la nature même de leur activité, la nature n’est pas fatalité. Elle se cultive, s’éduque et se domestique. Elle répugne sans doute à toute altération et à tout hybridisme. Elle veut la pureté du même. Mais la culture lui impose l’altérité. Elle transforme son homogénéité passive en hétérogénéité humanisée. Et c’est là que le devoir tient le journaliste.

Certes, cette approche ontologique, soucieuse des causes premières n’épuise pas la réalité des médias. Dans une sociologie des médias qu’il appelle une « médiologie »[246], Francis Balle les définit comme « toutes les techniques permettant d’atteindre simultanément une audience étendue »[247], le média étant, à ses yeux, « un moyen, un outil, une technique ou plutôt un intermédiaire qui permet à un homme de s’exprimer et de communiquer à autrui cette expression, quel que soit l’objet ou la forme de cette expression »[248]. Il précise même qu’un média se définit également « par son usage, lequel désigne un rôle ou une fonction ayant fini par s’imposer, ainsi que la meilleure façon de remplir ce rôle ou cette fonction »[249].

Sans doute, cette définition met en avant une notion essentielle, celle d’outil, et lui rattache une autre non moins importante, celle de l’usage que l’on fait de l’outil et que Balle lie, aux « habitudes qui ont fini par prévaloir »[250]. Ce qui explique le constat du sociologue Fouda pour qui les médias d’État, « véritable relais des instructions gouvernementales et du parti au pouvoir »[251] se transforment en un « nouvel opium du peuple »[252]. Mais, cette approche sociologique, certes digne d’intérêt, ne saurait davantage retenir ici l’analyse, les recherches sociologiques faisant suffisamment autorité en la matière.

Après la question du pourquoi qui aboutit à la logique du devoir, celle du comment semble donc ici essentielle. Et cette question, lorsqu’on parvient à la dépouiller des superfluités qui l’édulcorent à la manière de Glaucos, le dieu marin aux nombreuses aventures, dont parle Platon[253], se manifeste comme le point de départ d’une odyssée discursive dont les expériences restent aussi déterminantes les unes que les autres. Cette égale importance de ses composantes tend à vouer toute démarche sélective à l’échec. On pourrait cependant retenir, entre autres : l’abus du pouvoir des mots, l’exploitation de la naïveté des masses, la désacralisation des faits, le déséquilibre de l’information, la propagande, et la divulgation des secrets d’État.

Par ces pratiques, les journalistes, surtout ceux de gauche, poussent à la rue, aux marches, aux grèves et à l’insubordination. Par leurs reportages et leurs déclarations, ils vilipendent les gouvernements et les institutions. Ils décèlent et dénoncent derrière leur apparent engagement à servir les peuples, des silhouettes d’hommes intéressés, d’égoïstes forcenés, de totalitaristes, d’ostracistes, d’iniques, de sanguinaires, etc., et annoncent la possibilité d’une démocratie immaculée ou d’une liberté politique sans entrave. Ainsi, ils aiguisent les velléités révolutionnaires et participent à l’avènement des soulèvements populaires, des rébellions et des guerres civiles. Comme le logos divin, leurs propos deviennent créateurs, créateurs d’actions.

Et si la pensée grecque opposait le langage humain au cri animal perçu comme le témoin épuisant d’une sensation, d’un plaisir ou d’une peine, elle avait peut-être raison. Le langage humain est tout un pouvoir. Il porte en soi non seulement un art, l’art de bien parler, qui est au fond un pouvoir de domination, mais aussi une agressivité qui témoigne d’une létalité, dune tendance naturelle de mort. “Les mots sont des pistolets chargés”, dit-on.

Au-delà du cratylisme qu’il opposait à l’hermogénisme[254] et auquel il les soumettait, Platon voyait dans les mots une véritable puissance et des instruments de domination. Son Socrate, interrogeant Gorgias sur ce qu’il prétend être le plus grand des biens et qu’il se vante de produire, ne peut empêcher la réflexion d’emprunter cette direction. Le plus grand bien, dit Gorgias, est « le pouvoir de persuader par ses discours les juges au tribunal, les sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l’assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens »[255].

Et, comme si cette explication ne suffisait pas, il ajoute : « Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe et, quant au fameux financier, on reconnaîtra que ce n’est pas pour lui qu’il amasse de l’argent, mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules »[256]. Cette précision qui fonde l’importance de la rhétorique et justifie l’intérêt d’Athènes pour elle et pour les sophistes, interpelle l’homme des médias.

Comme ce rhéteur de Gorgias, le journaliste est l’homme de la parole. Il connaît le pouvoir des mots et l’utilise à propos. Par ses déclarations et ses écrits, il envoûte et manipule les foules. Il exerce un pouvoir, un pouvoir certes distinct de l’exécutif, du législatif et du judiciaire, mais un pouvoir qui, de lui, fait un leader d’opinions à même d’inciter à la désobéissance civile, à l’insurrection. Renaud de la Brosse parle, avec raison, de médias de la haine[257]. On connaît aussi le rôle de la Radio des Mille Collines dans le génocide rwandais et les meurtrissures qu’elle infligea au continent entier.

À ce pouvoir des mots que lui confère son métier, il convient d’adjoindre l’exploitation de la naïveté des masses. Le journaliste, en Afrique, sait que les populations, encore dominées par la naïveté, prennent ses déclarations pour des faits. Il sait que les expressions “On l’a dit à la radio”, “On l’a dit à la télé”, “Cela a paru dans le journal” sont des avancées du magister dixit[258]. Aussi, obnubilé par la dynamique des intérêts, méprise-t-il le caractère sacré des faits et s’exonère-t-il de toute déontologie à même de freiner son entrain.

Un des principes sacro-saints de la presse, en effet, est que les faits sont sacrés. Autrement dit, ils sont ce qu’ils sont, et doivent être traités comme tels. Le sacré étant ce qui ne doit être blasphémé ni profané, les modifier ou les subsumer dans quelque finalité étrangère, c’est les violer, c’est les désacraliser. Mais les journalistes ne sont pas toujours respectueux des faits. Leur univers éthique n’exclut pas leur manipulation et la langue de bois. Dans la presse aussi, on ment. On ment pour sauver des situations, pour disculper le coupable et condamner le juste. On ment pour discréditer l’autre, pour l’empêcher d’être ce qu’il est, d’être autre ce qu’on veut qu’il soit.

Et à cette fin sinistre, tous les moyens sont mobilisables, y compris le déséquilibre de l’information qui le lèse. C’est pourquoi, si les médias jouent un rôle crucial dans l’économie, comme le pense Roumeen Islam, il n’est pas surprenant qu’ils soutiennent ou discréditent certains, dénoncent ou taisent des opinions, « donnent la parole au peuple ou omettent de parler en son nom »[259]. C’est également pourquoi, parlant de quelques quotidiens qu’il appelle « de véritables “flibustiers” de l’information et du journalisme beaucoup plus orientés vers la calomnie et les règlements de comptes »[260], Fouda voit en eux des médias où les « mérites des uns sont chantés tandis que la vie privée des autres est étalée au grand jour »[261].

À ce pouvoir enchanteur des mots, à l’exploitation de la naïveté des masses et à la désacralisation des faits, se greffe ainsi, comme un instrument de choix, la torture par le déséquilibre de l’information. Le journaliste a ses a priori qui le guident et contre lesquels il ne veut aller. Seulement, son silence le met en route à son insu. En choisissant de passer tel ou tel événement sous silence, il l’expose comme ce qui ne doit être exposé. Son langage devient pantomime[262] ou onomatopée[263], et son silence, non-silence.

On peut s’imaginer que les enjeux ou les mobiles de son œuvre l’empêchent de voir, avec Merleau-Ponty, que « le langage dit péremptoirement quand il renonce à dire »[264] ou que l’absence de signe est un signe. Il se défendrait peut-être d’une telle cécité. Quoi qu’il en soit, le traitement sélectif de l’information offusque les défavorisés et peut être source de ressentiment et de révolte. En s’y livrant, l’homme de presse flirte avec les formes discriminantes de l’être, et génère des crises en perspective dont les enjeux corrompent le libre jugement, et solidifient l’esprit de propagande.

Les presses africaines sont, par là, trop souvent source de propagandes aveuglantes. Relevant que les autorités égyptiennes s’apprêtaient à poursuivre en justice Mohamed El-Baradei, prix Nobel de la paix qui, en réaction à la violente répression de l’armée contre les manifestants pro-Morsi en août 2013, avait démissionné de son poste de Vice-président, Sandro Lutyens note qu’il était accusé d’abus de confiance par la justice et de trahison par les Égyptiens libéraux, dénonce une propagande anti-terroriste, et note qu’en Égypte cette propagande tourne à plein régime[265].

Benoît Eugène et Frédéric Cotton constatent la même propagande médiatique en démocratie[266]. Pour eux, les médias constituent un système qui sert à communiquer des messages et des symboles à la population et dont la vocation consiste à distraire, amuser, informer, et à inculquer aux individus les croyances et codes comportementaux qui les intégreront aux structures sociales. Enfin ils relèvent que cette intégration nécessite une propagande systématique.

Mais la propagande, par le culte de la personnalité, des paradigmes mobilisateurs et des symboles d’État qu’elle développe, verse dans l’excès et accentue les clivages, les différences, les replis de tout genre et les tensions sociales. Plus encore, elle offre à ses privilégiés leur élan vital et les moyens psychologiques de leur finalité. Et vouloir ce qu’elle ne veut pas, c’est affronter toutes les forces sociales qu’elle mobilise. Ainsi, elle fermente les conflits, et les éclate quand elle ne peut plus les contenir.

C’est pourquoi les peuples, outrés et assoiffés de liberté, aspirent souvent à un ordre nouveau, accordent leur préférence aux chaînes étrangères et accueillent, comme des messies, les forces d’opposition enclines à dénoncer ses abus et ses exactions. Dans ces médias et forces politiques supposés plus critiques, plus analytiques et plus objectifs, ils ne voient que des forces de libération. C’est aussi pourquoi les médias d’opposition ont souvent plus de crédibilité et d’audience.

Enfin, aucun État au monde n’est totalement transparent, et aucun « groupe de presse ne peut être complètement indépendant : même quand le gouvernement ne pénalise pas directement les informations qui ne lui sont pas favorables, il peut refuser de fournir certaines données pertinentes »[267]. Mieux, la cité-paradigme de Platon n’a pu exclure le mensonge d’État. Dans le livre III de La République, on institue un mensonge nécessaire et noble que la cité pourrait faire croire au peuple afin de préserver sa cohésion[268].

En fait, la gestion des affaires publiques exige que l’on ménage les sensibilités dominantes du corps social, ou que l’on recherche l’intérêt général. Certaines vérités offusqueraient et fonctionneraient comme de sérieux obstacles ou contrepoids à la concorde sociale. Les gouvernants le savent, et les retiennent comme secrets d’État.

Mais les journalistes n’ont souvent que faire des secrets. Leurs a priori et leur quête de la vérité semblent leur interdire tout compromis. Le Rebond, dans sa parution du vendredi 16 novembre 2007, considère que « critiquer et dénoncer sont l’expression même de la démocratie »[269]. Seulement, un tel engagement ne va pas toujours sans heurt. Dans le royaume chérifien, écrit le journal en ligne Afrik.Com du mardi 2 octobre 2007, « on ne divulgue pas impunément les secrets d’État ». Abderrahim, directeur de l’hebdomadaire Al Watan, et Mustapha Hormat, suite à un dossier intitulé ‘’ Les rapports secrets derrière l’état d’alerte au Maroc’’, ont été condamnés le 15 août 2007.

Le crime de ces hommes de presse, c’est d’avoir exposé leur État, de l’avoir mis en danger en en divulguant les faiblesses, c’est d’avoir tenté de ronger la cohésion du groupe et d’inciter à la subversion. Pour les gouvernants, en effet, de tels journalistes ne sont que des faiseurs de crises qu’il convient de mettre en crise, ou auxquels il faut lier les mains. Aussi se retrouvent-ils très souvent dans l’antre ou les couloirs de la mort qui nécessitent un retour au sens.

II. DU RÈGNE DE LA BÊTE À LA NÉCESSITÉ D’UN RETOUR AU SENS

Parce qu’il faut lier les mains aux faiseurs de crises, l’homme d’État africain ne tient souvent aucun moyen pour prohiber. L’intimidation, la censure, la répression, l’incarcération, la torture, la peine capitale, etc., rien ne lui répugne. L’essentiel n’est-il pas de maintenir l’ordre ? Et que valent les concepts d’éthique ou d’équité qui, dès le départ, ont perdu leur dynamique fonctionnelle ? D’ailleurs, n’a-t-on pas, ouvertement ou subrepticement, choisi de préférer l’injustice au désordre ?

L’homme, disait Pascal, « est automate autant qu’esprit »[270]. Mais le devenir humain semble avoir altéré cette dualité essentielle. Henri Lefebvre parle d’une « nouvelle pauvreté »[271] qui a remplacé l’ancienne misère, et qui est sans doute celle de la raison. De son humanité ou de la raison, l’homme semble avoir perdu une portion inquiétante[272]. Nous sommes au théâtre d’une humanité inhumaine, d’une humanité opposée à elle-même. Tout engagement novateur, toute hétérogénéité et toute hétérodoxie l’offusquent, l’exaspèrent et la muent en humanité assassine. Elle croit trouver son salut dans le conformisme, dans les certitudes paisibles des traditions, et n’entend pas s’accommoder des frasques d’espritsfrondeurs subjugués par des horizons nouveaux. Socrate est mort. Le Christ a souffert la croix, Jeanne d’Arc[273] et Giordano Bruno[274], le bûcher des vivants.

Aujourd’hui, ils sont sans nombre, ceux qui sont morts ou détenus pour avoir osé. Et c’est la presse qui paye le plus lourd tribut. Au Burkina Faso, Norbert Zongo a souffert la barbarie des sans noms. Au Niger, Moussa Kaka et Ibrahim Manzo Diallo, nés libres selon le mot de Rousseau, ont longuement vécu dans les fers. Ibrahim Eissa, en Égypte, a réalisé qu’on ne pouvait pas écrire impunément sur l’état de santé du président Moubarak.

Au Zimbabwe, James Jemwa et quelques autres ont enrichi, en 2007, les lignes horribles d’une liste noire. Au Burundi, le journaliste Hassan Ruvakuki est accusé, en novembre 2012, de complicité avec un nouveau groupe rebelle, le Front pour la Restauration de la Démocratie de Pierre Claver Kabirigi, pour en avoir couvert l’acte de naissance. Le tribunal de grande instance de Canzuko l’a déclaré coupable d’actes de terrorisme, et l’a condamné à la prison à perpétuité[275].

En 2007, Seydina Oumar Diarra, au Mali, et quatre de ses collègues ont appris, à leur dépens, qu’on ne parle pas de la maîtresse du Président de la République[276]. Toujours au Mali, Boukary Daou comprend, depuis le 6 mars 2013, qu’on ne publie pas les récriminations de combattants offusqués, contre leur État qu’ils ont le devoir de sauver[277]. Les liens de la détention le rappellent sans cesse et sans ménagement au devoir de taire ce qui peut démotiver une armée au front, ou engagée dans la défense de sa patrie.

En Côte d’Ivoire, relevait en 2007 le quotidien Le Rebond, « des menaces de mort sont adressées aux hommes de médias lorsqu’un article vise à dénoncer les pratiques mafieuses du pouvoir en place »[278]. Beaucoup de rédactions ont subi la furie de vandales ou d’hommes armés non identifiés durant la longue crise de ce pays. Pire, Jean Hélène est mort. Guy André Kieffer, peut-être dans le cortège des âmes évanescentes, cherche encore le repos des disparus. On comprend dès lors Fouda qui observe : « Le régime de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, certes sans être le pire du continent africain, semble se spécialiser dans le musellement des médias et dans l’enlèvement et la disparition des journalistes trop gênants pour lui »[279].

En somme, pour l’homme des médias africains, le règne de la bête est là. Machiavel conseillait au prince d’agir en homme et en bête, avec les lois, mais aussi avec la ruse et la violence[280]. Les politiques africains l’ont parfaitement compris. Ils l’ont même trop compris. Leur action politique privilégie particulièrement la ruse et la violence. Le kantisme et le personnalisme d’Emmanuel Mounier ne les émeuvent guère. Et à la valeur absolue de l’homme, s’est substituée la relativité de la chose. L’homme n’est plus une fin, il est un moyen. Et comme tout moyen, il mérite le traitement qui sauve lorsqu’il dérange, ou lorsqu’il cesse d’être ce qu’on veut qu’il soit.

En conséquence, l’homme de presse n’est souvent plus perçu comme un collaborateur au service du développement et de l’humanité, mais comme un obstacle à des programmes. Les autorités l’accusent d’inciter à la violence, à la subversion. Les opposants l’accusent d’être au service du pouvoir. On l’opprime, on l’emprisonne, on le torture, on l’assassine. Et, à défaut, on le redoute, on le stigmatise, on le hait, on l’abhorre. Pris entre pouvoir et opposition, rien ne le rassure.

Il est, comme Socrate, seul face à Athènes. Mélètos, Anytos et Lycon, représentant les classes sociales d’Athènes, l’ont livré aux juges qui l’ont condamné, non pas pour les chefs d’accusation officiellement avancés contre lui, mais pour ses allures frondeuses. « Mélètos […] pour le compte des poètes, Anytos pour le compte des hommes de métier et des politiques, Lycon pour le compte des orateurs »[281], n’ont pu supporter sa maïeutique qui prenait plaisir à exposer leur ignorance se prenant pour un savoir. La prison, puis la cigüe l’ont soustrait à la vie.

Comme lui, les médias libres ou de gauche sont quotidiennement dans le pressoir de la mort savamment tourné par les gouvernants. Les médias d’État, « caisse de résonnance »[282] des partis au pouvoir, selon les opposants, sont discrédités. Les prisons et les disparitions physiques hantent les uns, la haine et la vindicte populaire menacent les autres.Mais, pourquoi tant d’abus et d’exactions ? Pourquoi tant de haine, de médiaphobie et de misanthropie ? L’envergure créatrice du verbe qui mobilise contre l’homme de presse tant de contrariétés, n’est-elle pas souvent une pseudo-envergure ?

S’il est vrai que « c’est dans les mots que nous pensons »[283], il n’est pas moins vrai que c’est dans les pensées que nos mots trouvent leur source. À la vérité, le langage qui est leur premier outil, fait la pensée tout en se faisant par la pensée ; et les médias, dès lors, ne se posent que comme reflets des faits sociaux et de leur dynamique. Ainsi, l’alchimie du verbe dont on accuse le journaliste n’est possible que s’il existe un substrat socio-psychologique à transmuer. D’où la nécessité d’un retour au sens.

Dans son Introduction aux grandes doctrines morales, Ahoyo écrivait : « L’humanité gagnerait à opérer un retour à Socrate »[284]. Seulement, Socrate, c’est aussi la ciguë. On ne le conçoit pas sans ce poison qui lui ferma définitivement les yeux. Et il importe d’opérer un retour sélectif qui préserve l’humanité de ses erreurs passées. Socrate, c’est, avant la ciguë létale, le philosophe vertueux, humble, et porteur du sens. Dans une Athènes aux valeurs morales basses, il voulait sauver le sens, la raison. Mais Athènes a manqué d’élévation, incapable qu’elle était de comprendre ce guide qui croyait entendre la voix d’un dieu. Elle l’a condamné à la peine capitale.  

Et quand Socrate meurt, c’est la lumière d’Athènes qui s’éteint, replongeant le peuple et ses dirigeants dans les ténèbres ; c’est le triomphe des ténèbres sur la lumière[285]. Plus rien ne fait obstacle à la virtuosité des sophistes, plus rien ne contient le culte des honneurs, des richesses, de la pédérastie, des plaisirs du corps, de l’inscience se prenant pour science, etc. Comme Athènes, l’humanité, notre humanité, et singulièrement l’Afrique, semble tombée dans une caverne obscure d’où elle attend un Socrate pour la porter à la lumière. Et la feuille de route du journaliste n’est pas loin de contenir cette mission.

Au plus fort de la guerre civile qui a ravagé la Sierra Leone de 1991 à 2001 et qui « a fait quelque 120 000 morts »[286], un journaliste de la RTI, présentait un journal télévisé de 20 heures sur la première chaîne. La partie internationale commença par une image insolite : un charognard aux ailes déployées, aux yeux écarquillés et au bec prêt à déchirer, marchant sur un cadavre humain. Et le commentaire qu’en fit l’homme de presse émeut bien encore : « Regardez ce rapace, disait-il. S’il pouvait parler, et si nous pouvions l’entendre, il dirait sans doute : “Si vous, les humains, vous êtes incapables de vous aimer, moi, je vous aime” ».

C’est, ici, une des invitations les plus solennelles à un retour au sens, à une existence raisonnable. C’est le cri d’alarme d’une sentinelle qui avertit qu’une humanité retournée contre elle-même n’est qu’une humanité en décadence, vouée à achever son histoire dans les méandres d’une entropie humiliante. C’est la voix d’une conscience qui avertit que nos conflits sont en passe de poser notre négation au profit d’espèces viles ; l’amour d’un charognard pour des cadavres n’étant que celui du loup pour l’agneau.

Ainsi les hommes des médias ne sont pas que des prestidigitateurs du verbe, ni des subversifs, ni des prophètes de malheur, ni des oiseaux de mauvaise augure. Ils peuvent être des sentinelles dont les cris d’alarme ne sont malheureusement pas toujours perçus. Loin de nous, ici, l’idée de déifier une presse qui a besoin d’autocritique et de perfectionnement.

Si Socrate entendait s’adresser aux Athéniens au nom d’Apollon, d’un dieu parfait, le journaliste est le messager d’une raison normative en devenir. Sa perfection est un horizon, un idéal. Et on ne peut exclure de son univers ni l’erreur ni les fautes qui exaspèrent. Mais si on ne peut l’exonérer de ces dérives, il reste qu’on ne peut non plus lui nier la mission socratique d’éveilleur de conscience, ni légitimer l’intolérance qu’on lui oppose.

CONCLUSION

La responsabilité des médias, dans la construction des crises en Afrique, est hors de doute. Du creuset de l’expérience, cette certitude mène au dogmatisme des évidences en posant leurs pratiques à l’origine de ces crises, et en certifiant qu’on ne saurait sérieusement les en dissocier. L’abus du pouvoir des mots qui leur semble consubstantiel, la désacralisation des faits, la propagande, l’exploitation de la naïveté des peuples, le déséquilibre de l’information et la vulgarisation des secrets d’État, exposent à la redondance tout autre effort de justification.  

Et cela semble faire droit à toutes les pratiques dégradantes qui entravent la liberté des journalistes. Instigateurs des troubles sociaux, de la violence et des affrontements fratricides, accusés et condamnés comme le Socrate de Platon, ils ne mériteraient que cette rétribution. Mais, les médias ne sont pas que confligènes. Ils sont aussi la nacelle qui porte la voix du sens.

Dans une Afrique où le struggle for life, où la lutte pour la vie, conduit à toutes les formes d’affirmation de soi, l’esprit humain a besoin d’entendre une autre voix que celle des marchands ambulants, une voix qui tourne son œil de la relativité de l’objet vers l’absoluité de l’homme. Et la fonction sociale du journaliste semble le convier à cette mission qui fut aussi celle de Socrate.

Pour nous autres Africains, cette mission est une urgence. Car les crises en Afrique ne sont pas loin d’être des crises de l’Afrique. Leur récurrence et leur persistance dépassent son étant pour hypothéquer son être. Or, l’humanité est une et indivisible. Elle est, ou elle n’est pas. L’Afrique a donc à guérir de ses crises si l’humanité ne doit pas être trahie.  

Le fait, ici, n’est pas de céder à un afropessimisme invétéré. Il s’agit de relever une tare qui doit préoccuper l’Afrique. Il s’agit de lui indiquer, au-delà des prêt-à-penser, la voie d’un penser à même de s’écrier avec Le Rebond : « On peut tuer un ou deux journalistes, mais pas toute la corporation »[287]. Socrate est mort. Le penser, sur la voie qu’il lui ouvrit, continue de conquérir les cœurs. Les graines des médias, aussi, meurent pour porter plus de fruits.

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LA CARNAVALISATION[288] DE LA SEXUALITÉ DANS L’ÉCRITURE ROMANESQUE DE L-F. CELINE

Manhan Pascal MINDIÉ

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

RÉSUMÉ :

L’article examine, à partir des romans de L-F. Céline, la représentation de l’acte sexuel, d’un point de vue subversif et carnavalesque. À travers des scènes violentes de masturbation, de viols, d’homosexualité, de pédophilie et des images d’accouplements simulés, l’auteur choisit de fustiger le comportement anomique d’un monde social urbain ayant choisi le dérèglement et le renversement des normes comme mode de vie.

Les différentes scènes de pornographie et toutes les formes de bestialité étalées au grand jour constituent des cris de détresse et d’indignation de Céline, révolté par la marche de l’humanité qui se rabaisse au niveau animal.

Mots-clés : Carnavalesque, Homosexualité, Masturbation, Pornographie, Sexualité, Viol.

ABSTRACT :

This article examines, from L-F. Celine’s novels, the representation of the sexual act, from a subversive and carnivalesque perspective. Through violent scenes of masturbation, rape, homosexuality, pedophilia and couplings simulated images, the author chooses to castigate the anomic behavior of an urban social world which have chosen the disruption and overthrow standards as life style.

The different pornography’s scenes and all forms of bestiality spread openly are cries of distress and indignation of Celine, revolted by the march of humanity which lowers the animal level.

Keywords: Carnivalesque, Homosexuality, Masturbation, Pornography, Rape, Sexuality.

INTRODUCTION

Au XVIIIe siècle «la mise en discours du sexe»[289] a consisté à  le cacher, à le masquer et à le préserver de la vulgarité. Aussi, le sexe est-il entré dans un système de codes, de normes et de règles, voire dans le «champ de la rationalité»[290], de la moralisation du comportement sexuel. Mais au cours des siècles suivants et particulièrement au XXe siècle l’ensemble des dispositifs nécessaires au fonctionnement de cet objet symbolique du corps  «s’écroule» comme un château de cartes. Ainsi, s’en est suivi un nouveau langage  qui a libéré le sexe du joug moral, favorisant l’émergence d’une littérature pornographique carnavalesque, qui présente au lecteur, sans maquillage, et«avec une crudité provocante, des scènes de la vie sexuelle et notamment des scènes d’accouplement»[291], franchissant les frontières entre le licite et l’illicite comme dans un carnaval, où les bornes tombent, où l’on est libéré des contraintes du monde ordinaire.

Cette littérature hypersexuelle carnavalesque occupe une place de choix dans les romans de L-F. Céline. Comment le romancier représente-t-il cette sexualité ? Que cache-t-il dans une telle entreprise ? L’analyse, qui cherche à démontrer que le discours célinien sur la sexualité est transgressif, vise à analyser ses procédés narratifs de sexualité suggestive et à étudier ses différents modes de représentation de la sexualité masochiste, voyante et spectaculaire. 

I. LES MODES DE REPRÉSENTATION DE LA SEXUALITÉ SUGGESTIVE CHEZ CELINE

Dans l’œuvre romanesque de Céline, la sexualité suggestive se manifeste d’une part par l’usage d’un vocabulaire impur, grossier et impudique, et d’autre part par la relation de scènes grotesques de masturbation. 

A. L’emploi d’un vocabulaire sexuel grossier et impudique: le voyeurisme de Céline

Le domaine de la sexualité dans lequel s’inscrit l’œuvre romanesque de Céline circonscrit une certaine zone du lexique, où il franchit avec aisance l’obstacle de la nomination des organes intimes et les opérations directement liées aux activités sexuelles. Ce «vocabulaire de la place publique»[292] utilisé par l’auteur est la preuve de sa volonté de mettre à nu le corps, en dévoilant les parties intimes, jadis préservées mystiquement contre toute exhibition. Cela dit, le discours des narrateurs céliniens sur le sexe affiche une certaine désaliénation vis-à-vis des entraves verbales et langagières. Ils détruisent «l’écran-cache»[293] de la métaphore ; les récits de l’investissement sexuel se déploient alors dans un lexique qui oscille entre impudicité et grossièreté, mettant à nu le voyeurisme de l’auteur :

Lexique impudique                Passages de références
Baiser «Madame Hérote sut mettre à bon profit les dernière licences qu’on avait encore de baiser debout et pas cher»[294]; «Mais ça peut rendre service d’être prévenu et de savoir bien exactement et particulièrement tout ce qu’on risque en baisant à droite et à gauche»; «Ce sont les péchés qu’on veuille ou non d’être baiseurs et pauvres»[295].
  Cul «Le cul son trône»[296] ; «Depuis l’ascension de Musyne et de Madame Hérote, je savais que le cul est la petite mine d’or du pauvre.»[297]; «Ah ! Sosthène avec sa robe jaune il fait plutôt mite à côté…son petit dragon trou du cul !…il reste un instant qu’on l’admire…»[298].
Cuisse«Et quelles cuisses! Messieurs! Lourdes! Amples! Précises!»[299]; «Les femmes avaient les cuisses très pleines et très pâles, celle que j’ai pu bien voir tout au moins.»[300].
Enculer «Et puis se confient mille recettes d’enculés pour trancher encore bien mieux ! […] J’ai enculé ma grande sœur»[301].
Fesses«Y avait plus qu’à piquer la sauce dans les fesses, […] Fesses !…rouge…double-fessess !…Taille foiron ! Refesses encore»[302]
  Masturber«Des escouades entières vautrées entre cigarettes et mouches, à se masturber sur les draps moisis»[303]; «Trois semaines que ça avait duré son agonie et même que sa mère dans le lit à coté ne pouvait plus dormir à cause du chagrin, alors elle s’est masturbée sa mère tout le temps […]»[304]
Vagin«je suis la terreur des vagins…»[305]; «Eczémateux, albumineux, sucrés, fétides, vagineuses »[306].
Verge «je lui tâte la verge…grosse !grosse !…c’est l’urine»[307]; «…pour mieux expier la verge…il pisse ses lames de rasoir»[308].
Coït«Fallait voir comme elle était solide et bâtie, avec du goût pour les coïts comme peu de femelles en ont»[309]
Bander«Je partais m’amuser dans les chiots…Je me tirais un peu sur le gland. Je pouvais plus bander…»[310]; «Ah ! le petit coquin qui bande ! Je bande !…Je bande !...»[311]
Pénis«l’étudiant pour se constituer un petit casuel, grâce à son truc, doté qu’il était, le veinard, d’un pénis formidable…»[312].
Testicules«Baryton se définit comme «une bête à testicules»[313].

Sa propension à utiliser des termes grossiers et impudiques, relevant du goût de l’impur montre qu’il a délibérément choisi de choquer, de provoquer outrancièrement ses lecteurs. Sa liberté créatrice se traduit par la désacralisation du sexe qui passe par le dévergondage textuel. Il se moque des convenances, de la mesure et de la pudeur, décourageant des lecteurs «pudiques», pouvant refuser de devenir complices de cette vulgarité susceptible de porter atteinte à la crédibilité du roman.

Par cette dimension agressive de son vocabulaire pornographique marqué par sa puissance de dénudation du corps, Céline subvertit le langage, met à mal tous les tabous. Et sa curieuse façon de donner du bec contre le bois des mots n’est pas sans rappeler, dans le sillage du carnavalesque, la truculence et la véhémence des Artaud, Joyce, Dostoïevski et Rabelais. La multiplication des termes marqués comme «cul, enculer, baiser, fesses, etc.», a pour objectif de rendre naturel leur usage. À ces mots outranciers et impudiques, s’ajoute un usage très parcimonieux du vocabulaire médical  relatif aux maladies sexuellement transmissibles comme la gonococcie et la blennorragie : «Gono! marche en travers!»[314] ; «Les pituites, les retentions exténuantes des 6422 blennorrhées […]»[315]. À travers un discours pompeux, l’auteur évoque la recrudescence de ces maladies consécutives à une activité intense et désordonnée de la sexualité.

En outre, leur persistance pourrait être due à la perversion du sexe et des comportements sexuels relativement à la multiplication des partenaires sexuels. Fort de ce constat, Bardamu  met en garde les lecteurs sur les risques de telles pratiques : «Mais ça peut rendre service d’être prévenu et de savoir […] particulièrement tout ce qu’on risque en baisant à droite et à gauche»[316].

Dans D’un château l’autre, le docteur, qui mène une lutte contre tous les microbes, ayant envahi la gare, assimile le mal incurable de ce lieu à une infection pernicieuse sexuellement transmissible : «J’avais les autres calamités!…gale, morpion, puces, gonos, poux… je voyais aboutir pour finir, une saloperie, un nouveau microbe, un fléau, une rigolade de tréponème, qui pousserait sur désinfectants!»[317].

La gare serait alors un lieu propice aux orgies, à la dépravation sexuelle. Et les maladies vénériennes pourraient être aussi la forme que prend le châtiment divin, consécutivement au débridement sexuel. Pour éviter de tomber sous le coup de cette  cruelle justice, Robinson préfère fuir la compagnie des femmes porteuses de tous ces fléaux : «Je m’en passe les femmes […] avec leurs beaux derrières, leurs grosses cuisses, leurs bouches en cœur et leurs ventres dans lesquels il y a toujours quelque chose qui pousse, tantôt des mômes, tantôt des maladies»[318].

Pour Robinson, porter un enfant signifie entretenir une infection. Par conséquent, la misère de l’humanité pourrait être consécutive à son comportement peu recommandable, confinant au dévergondage sexuel.

L’usage particulier de ce vocabulaire sexuel, greffé sur le langage du corps humain, met à nu et à découvert ce corps, et fait entrer de plain-pied dans la carnavalisation de la sexualité. Les termes blessant la délicatesse, attentant à la pudeur, constituent pour les dévots, la violation, voire la transgression des mœurs d’une société engluée dans divers tabous et dans le jeu des interdits.

En plus de ce vocabulaire vulgaire de la «place publique», le romancier accorde de larges plages à des scènes de sexualité grivoise et à des moments de copulation violente, comme si les acteurs sont tous masochistes.

B. La masturbation comme mode de sexualité grivoise: le discours « du bas-corporel » et le renversement des valeurs

Intentionnellement lié au grotesque, le bas-corporel, la scatologie et la masturbation contribuent à l’ambivalence du réalisme grotesque. En effet, évoquer le bas-corporel signifie éliminer « le haut » du corps, c’est-à-dire le visage et les mains, mettre l’accent sur le ventre, les fesses, les organes génitaux, ces orifices exagérés qui participent du plaisir corporel, etc. Cette représentation du «bas-corporel» relève d’une volonté de renversement, de l’inversion, dont le but implicite dans la littérature, est de favoriser la substitution de  l’intellect au matériel, entraînant par conséquent la mise à mal et la ridiculisation des personnes savantes et les idéologies portées et défendues par le clergé. L’effet est de détourner l’intellect pour valoriser le sexe afin de « surmont[er] les frontières entre deux corps et entre le corps et le monde »[319].

Cet aspect subversif se retrouve aussi dans le caractère grivois de la sexualité dont l’écriture romanesque de Céline s’en fait de larges échos. En effet, est grivois tout ce qui manifeste une gaieté licencieuse, gauloise ou libertine, un penchant pour le crû, la paillardise et la  saleté. Selon Dominique Maingueneau, la grivoiserie relève  d’une manière «immémoriale et universelle de dire la sexualité. Sa finalité n’est pas au premier chef la représentation précise d’activités sexuelles, mais leur évocation transgressive dans des situations bien particulières […] la grivoiserie entretient ainsi une relation étroite avec la littérature carnavalesque, qui use systématiquement de l’inversion des valeurs : le charnel à la place du spirituel, le bas à la place du haut. Dans la fête des fous, le bas de la société occupe le trône, «la vérité» de la nature conteste les hiérarchies sociales, jugées artificielles»[320].

Dans la mesure où la grivoiserie n’a pas pour intention première «la représentation précise d’activités sexuelles mais leur simple évocation transgressive», elle peut être considérée comme suggestive. Toutefois, la crudité des termes relevant de la sexualité dont tout texte grivois fait usage, peut être interprété comme le signe d’une certaine bassesse d’esprit, d’un renversement constant de l’éthique et de la morale.

Dans l’œuvre romanesque de Céline, la grivoiserie se manifeste par la masturbation, une pratique sexuelle, à la fois suggestive et foncièrement transgressive, à laquelle l’auteur donne une visibilité maximale alors que la société voudrait, au contraire, lui accorder une visibilité minimale, voire aucune visibilité.Par son refus de distinguer ce qu’on peut montrer au lecteur et ce qui ne peut pas l’être, l’écrivain enfreint les lois des bonnes mœurs, circonscrit du même coup son écriture romanesque à l’espace du carnavalesque.

Ce dispositif transgresse les interdits en introduisant les tiers dans l’espace intime, faisant de la grivoiserie un acte obscène, une opération d’étalage en public de ce que la masse répugne : le viol, l’inceste, la masturbation, la pédophilie.

Cette particularité de l’écriture carnavalesque du grivois se manifeste chez Céline par «la spectacularisation» de l’activité sexuelle performante.  Ce type de sexualité tombe sous le coup de la morale, car contrevenant au principe de satisfaction partagée par tous.

Mais la masturbation, qui consiste à manipuler soi-même ses organes génitaux en vue d’auto-satisfaire sa libido et se donner du plaisir, est dans le roman de Céline une pratique ayant plusieurs formes : soit un personnage s’engage à découvrir sur lui-même le plaisir sexuel, soit un personnage contraint un autre à cette pratique en manipulant l’appareil génital de ce dernier.

Plusieurs passages de Voyage au bout de la nuit illustrent bien cette pratique subversive, carnavalesque, comique mais aussi impudique, devenue une habitude pour la plus part des soldats céliniens engagés dans la guerre : « La majorité du contingent était toujours à l’hôpital cuvant sous son paludisme […] des escouades entières vautrées entre cigarettes et mouches, à se masturber sur les draps moisis »[321].

Ces soldats ne sont nullement gênés dans ce lieu public. Ils ne sont intéressés que par la satisfaction de leur libido. Ils n’ont de considération que pour leur liberté individuelle, leur volonté de disposer de leur corps en tout lieu et en tout temps. Ils oublient, de ce fait, que leur liberté est nuisible à celles des autres qui éprouvent un malaise à les voir ainsi se trémousser sous les draps.

Cependant, ce passage permet au lecteur de se faire une idée sur la seconde vie des soldats qui, du fait de leur isolement et de leur éloignement des cellules familiales, se trouvent dans l’obligation de se masturber sans vergogne. Même les civiles aussi aiment cette pratique sexuelle. Une mère au chevet du lit d’hospitalisation de son fils s’y complaît : « Sa mère dans le lit à coté ne pouvait plus dormir à cause du chagrin, alors elle s’est masturbée sa mère […] »[322].

La masturbation devient ici un remède contre le désespoir, l’angoisse ou la misère. Mais, elle signifierait la capitulation de l’intellect et la Raison obligés de s’assujettir devant les «menaces» de la libido et du corps. Cependant, il existe des cas de masturbation chez des personnages atteints de folie, donc dépourvus de tout raisonnement logique et vivant dans le monde du sensible et de l’hallucination. Dans ce cas, la pratique peut paraître, certes, pitoyable et se révéler comme un remède contre le désespoir. Il en est ainsi du cas des fous de Vigny qui n’arrêtent pas de se masturber comiquement : « […] Le dimanche quand les parents viennent, c’est très mauvais […] quand ils les trouvent masturbés à blanc, les pensionnaires»[323]. Le comique résiderait dans le fait que malgré leur maladie mentale, ils n’ont pas oublié le désir sexuel qu’ils redécouvrent sur eux-mêmes et notamment «le samedi», temps propice aux rencontres amoureuses. On note alors avec ces malades mentaux la résurgence ou le retour d’un désir refoulé dans l’inconscient.

La masturbation pourrait paraître un comportement déshonorant et indigne pour les responsables de l’hôpital psychiatrique où sont admis ces malades mentaux et aussi pour les parents des malades qui n’appréciaient pas bien ce comportement déviant de leurs patients. Mais, pour certains personnages comme Pomone, elle est un métier, mais une profession très drôle. En effet, ce personnage, au nom plaisant de nymphe, tient une agence de plaisirs érotiques. Son seul vice est de se masturber  sans honte devant les abonnés du lieu : «Il l’avait contracté en se «touchant» continuellement sous sa propre table pendant les conversations qu’il tenait avec ses clients, […] c’est mon métier, vous comprenez !»[324]. Le verbe «se toucher», est, dans l’argot, l’équivalent de «se masturber». Pour rendre la scène encore plus drôle et comique, Pomone se met «sous sa propre tablependant les conversations avec ses clients», alors que tout son appareil génital est mis en évidence, avec des mouvements et des gestes peu ordinaires. Tout cela relève d’une volonté de créer un effet comique.

Pomone n’est, sur ce plan, qu’un personnage bouffon, ubuesque aux métiers et milieux bizarres. Tout est réuni dans cette «escale» chez Pomone pour évoquer le dévoiement, le dérèglement, la dissolution de l’éthique sociale, la descente vers le bas, vers la déchéance morale. Il se comporte comme les animaux, en ne cachant point sa libido, en s’exhibant partout où le besoin se fait sentir.

Le registre des clients de Pomone est le condensé de tous les fantasmes sexuels possibles. Complices de cette auto-agression sexuelle, ils s’engagent activement, rageusement de façon quasi orgastique dans  ce que  Hochmann J. nomme «auto-érotisme»[325] pour combler un vide, un trou.

Enfin, le troisième cas de la sexualité précoce de Ferdinand se passe quand il accompagne sa mère au marché où il fait la connaissance de Popaul, qu’il suit dans ses frasques : prostitution et homosexualité. En effet, Popaul, après avoir vendu ses rangées de boutons, entraîne Ferdinand dans les refuges du tramway de la Villette, territoires de ses rencontres amoureuses avec des soldats et des bouchers. Il s’offre à eux sans gêne, invite Ferdinand à apprendre comment «les grands le suçaient»[326]. Ce savoir-gay qu’il enseigne à l’adolescent est une pratique réfléchie et volontaire par laquelle des hommes se fixent des règles de conduite anticonformistes. Ces personnages «modulent leur sexualité selon les circonstances ambigües, révélant en filigrane la fragilité de la construction masculine»[327].

Popaul et ses clients construisent ainsi une existence hors norme, forment un univers de pensée et d’action où ils se dégagent des limites de l’imaginaire social. Par conséquent, on peut déduire que les adultes de l’univers romanesque de Céline se comportent comme des habitants d’une jungle, espace où la loi et la morale n’existent pas. Avec eux, on voit le recule des limites de la pudeur, de la décence et de la morale. Les cloisons qui maintenaient l’humanité en dehors du monde pervers de l’hypersexualité semblent s’abattre et s’écrouler. Ces adultes sont «d’une race», d’une espèce humaine que Proust qualifie de «maudite».

Les adolescents de cet imaginaire sont abondamment exposés à des «images» à caractère hypersexuel. Céline décrit alors une sexualité adulte déviante avec des adolescents très vulnérables, victimes comme des fichiers informatiques atteints de virus.

Aussi, l’«hypersexualisation» envahissante de Ferdinand, contamine-t-elle sa vie d’adolescent. De personnage comparse et agi par d’autres personnages, il devient lui-même participant actif, c’est-à-dire cette fois metteur en scène et acteur coupable de la masturbation: «Il faisait souvent mine de descendre pour me surprendre à me branler. […] Il m’avait surpris qu’une seule fois. Il trouvait moyen quand même de me foutre une raclée»[328].

Le terme «branler» est un mot populaire et argotique,  synonyme de «se masturber». L’enfant, ayant subi, à son corps défendant, plusieurs cas de viols, ayant été forcé par moments à la masturbation, prit du goût au jeu. Pour satisfaire son désir sexuel, il s’essaie désormais tout seul à la chose. Pire, cette envie féroce créée chez Ferdinand, l’amène vers des animaux afin de satisfaire sa libido précoce : «Je partais m’amuser dans les chiots […]»[329].

La sexualité précoce a donc eu des conséquences néfastes sur l’esprit du jeune homme. Celui-ci trouve le plaisir sexuel partout et dans tout. Ferdinand,  dès cet instant, devient frivole et volage, ne pouvant plus se passer de la masturbation devenue son passe-temps, voire son jeu favori, un amusement et  une activité ordinaire.

De treize à quinze ans, Ferdinand semble sous l’emprise de ce comportement sexuel, à tel point qu’au moment où il devait partir pour l’Angleterre, sa mère lui donne ce conseil : «perds l’habitude de te toucher». Toutes les remontrances des parents de Ferdinand montrent que la masturbation est un acte sexuel inapproprié, inadmissible et malheureux. En effet, la défense des parents de Ferdinand et leurs conseils à leur fils : «Ça suffisait que je me branle. Il me rappelait tous les jours et pour les moindres allusions, «perds l’habitude de te toucher».»[330], démontrent que la masturbation est un acte sexuel prohibé, donc condamnable.

Au total, la sexualité grivoise est pour la société un sacrilège, une offense et une perversion, notamment lorsqu’elle se passe en public comme c’est le cas de Pomone, ou lorsqu’elle est devient pédophilie comme on l’a vu dans les différents cas d’initiation précoce du petit Ferdinand, ou encore quand elle prend la forme d’homosexualité, avec l’exemple de Popaul.

Outre le langage déviant, vulgaire et impur, le roman célinien transfigurant l’immoral, le répréhensible et même l’abject, se tourne vers l’image d’une sexualité libérée et libératrice. Elle se consacre à exposer de la manière la plus crue, la plus offensante et la plus grotesque, certaines pratiques sexuelles carnavalesques: ce sont notamment les cas de viols et les scènes de copulations masochistes et subversives.

II. LES SCÈNES DE COPULATION VOYANTES ET TRAGI-COMIQUES

Chez Céline, les scènes de sexualité qui se multiplient d’un roman à l’autre n’ont pas la même nature. Certaines sont naturellement trop violentes, trop agressives et trop transgressives (les cas de viol), alors que d’autres (les scènes d’accouplement volontaire) sont certes voyantes et impudiques, car se passant dans des lieux publics, mais non violentes.

A. Le viol, un acte de brutalité bestiale

Lié à la sexualité, le viol est un acte de violence sexuelle, une forme de transgression, que certains romans de Céline n’abordent pas avec beaucoup de prudence, de retenue et de sagesse. L’auteur se complaît dans des détails des cas de viol et des scènes de copulation accomplies contre le gré de l’un des acteurs sexuels. Ce débridement des instincts libidinaux, s’exprimant par le viol, est abondamment raconté, avec minutie dans Mort à crédit et Le Pont de Londres.

Dans Mort à crédit, les scènes de violences sexuelles exercées sur la personne de Ferdinand sont légion. Ces scènes constituent, pour la plupart, des moments d’initiation brutale à la sexualité. Depuis sa tendre enfance jusqu’à son adolescence, Ferdinand est présenté comme un personnage victime d’agressions et notamment d’agression physique, sexuelle et morale.

Dans ce roman, les cas de sexualité relatés par le narrateur sont aussi comiques, mais ils dépassent l’aspect burlesque pour intégrer le domaine de la morale. Il s’agit de ce qu’il conviendrait d’appeler la pédophilie exercée sur le jeune Ferdinand, maintes fois victime de cette pratique : la première fois avec l’une des clientes de son père,  qui profite de l’inattention de ce dernier pour se retirer avec le môme dans sa chambre. Une fois isolée avec l’enfant, en compagnie de la bonne, la cliente relève brusquement son peignoir, lui montre «toutes ses cuisses […] son croupion et sa motte poilue», commence à se masturber en fouillant dans son sexe «avec ses doigts», et invite l’enfant à la lécher en lui parlant d’une voix tendre : «Tiens mon tout mignon !… Viens mon amour !… Viens me sucer dedans»[331].

Dans toute la séquence, on note quelques faits pervers aux conséquences  traumatiques pour l’enfant: la masturbation de la cliente et la pédophilie feinte, relevant ici de l’initiation sexuelle précoce du petit Ferdinand, qui avait moins de sept ans : «j’allais atteindre mes sept ans»[332]. Avec un langage crû et ordurier, caractéristique du langage d’enfants victimes d’abus, le narrateur raconte les scènes de façon grossière, sans maquiller les termes : «Elle retrousse son peignoir brusquement, elle me montre toutes ses cuisses, des grosses, son croupion et sa motte poilue, la sauvage! Avec ses doigts elle fouille dedans…Viens me sucer dedans !...»[333].

Adolescent désabusé, Ferdinand relate cette mésaventure dans un langage dépourvu de toute pudeur. Sa candeur, son innocence et son ignorance  expliqueraient cette vulgarité, cette obscénité langagière. Face à cet attentat à la pudeur et à la candeur, Ferdinand eut son salut grâce aux rires de la bonne, la complice de sa patronne : «La bonniche, elle se tenait plus de rigolade»[334]. Ce rire peut s’interpréter de deux façons.  Soit c’est un rire moqueur dans lequel Ferdinand a senti une humiliation, laquelle lui a permis de se sauver vers son père ; soit c’est un rire ironique dans lequel la moquerie est tournée vers la dame, la patronne. Par ce rire, la bonne semble vouloir faire ressortir l’absurde, la folie de cette dame respectable,  mais qui est descendue dans les profondeurs de la saleté, de l’infect et de la bassesse morale. Ce rire railleur témoigne non seulement du comique de la scène, mais aussi de la perversité de cette femme qu’on pourrait qualifier de pédophile-violeuse. Elle serait le symbole de toutes les femmes-mères-indignes, ayant perdu le sens de la vertu, rompu le contrat avec la morale et l’éthique, et du coup acceptent de partager leur intimité avec le «monde».

La seconde fois, il a été témoin d’un cas de viol un peu particulier, car relevant à la fois du comique et du tragique. Ferdinand est ici, à la fois, victime-témoin et témoin-victime. Dans tous les cas, il est une victime qui assiste impuissamment à ses propres malheurs et à ceux des autres. En effet, Ferdinand et Robert ont suivi en direct les brimades de la mère Gorloge, violée joyeusement et patiemment par l’apprenti de son époux sous leurs regards amusants et désabusés. Avec l’impression d’un meurtre, Ferdinand, le narrateur fait le compte rendu de ce spectacle immonde et traumatisant pour leur âge :

« Elle en suffoquait la garce….Elle faisait un bruit comme une forge…Je me demandais s’il allait pas la tuer ? Il lui filait une vache trempe en même temps qu’il la carrait. Ils en rugissaient en fauves…. On est rentré chez la concierge, on aimait mieux pas être là, dans le cas qu’il l’étranglerait »[335].

Le langage dévergondé dans lequel le narrateur décrit la situation «malheureuse» de la mère Gorloge nous introduit dans un univers purement carnavalesque, libre et le libertin. L’étonnement, la stupéfaction et l’angoisse des deux adolescents, témoins de cette violence sexuelle exercée sur cette dame, pourraient témoigner de leur candeur, de leur innocence et leur pureté enfantines. En conséquence, ils pourraient avoir peur des relations sexuelles toute leur vie, pensant qu’elles sont synonymes de brutalité et de souffrance.

Le sang froid inhumain, démoniaque et odieux, avec lequel le commis agit, symbolise la déchéance d’une humanité, ravalée, rabaissée au rang de la bête et de l’animal. Le narrateur conclut que l’acte sexuel est le moment d’une sorte de martyr où les partenaires, consentants ou non, souffrent : la mère Gorloge, la suppliciée hurle  pitoyablement sous la férocité des coups de l’apprenti. La cruauté de la scène, du drame tragi-comique de mauvais alois oblige les deux jeunes gens à s’éloigner au lieu «On est rentré chez la concierge, on aimait mieux pas être là». Leur décision montre que la scène est chargée d’affects négatifs. Aussi, ne s’établit-il aucune coopération, aucune complicité entre les deux témoins-assistants et les deux «partenaires amoureux».

La fin euphorique de la scène montre que le violeur réussit toujours à imposer sa logique de jouissance et de réjouissance à sa victime ; celle-ci devient finalement complice de son propre supplice, en y prenant une part active. Cela signifierait que sous les cieux, la jouissance du bonheur charnel s’acquiert par la violence. Autrement dit, depuis que l’humanité a été initiée à la sexualité, tout est forcé. Aussi pourrait-on dire que la sexualité appartient à ceux qui sont violents. Cette même logique de violence conduit les scènes d’accouplement dans Le Pont de Londres.

Virginie, la nièce du colonel, que Ferdinand et Sosthène veulent escroquer, est aussi victime d’une série de violences sexuelles. Pour mémoire, rappelons que Virginie est belle, jeune et vierge. Sa beauté attise l’appétit sexuel de Ferdinand qui, sous l’effet d’une pulsion irrépressible, la viole pour assouvir ce désir violent :

«Je lui embrasse les genoux… Elle me repousse un petit peu…Je lui retrousse tout haut toute sa jupe ! je lui mords dans les cuisses à même !… […] Elle se débat…Elle veut bien rire…mais je suis trop brusque. Quel âge au fond elle peut avoir ?dans les douze ou treize […] je veux l’embrasser sur la bouche, elle se défend fort, elle gigote …»[336].

Prisonnier de ses sentiments très violents, Ferdinand presse la niaise Virginie de sa terrible volonté à aller jusqu’au bout, mais il échoue. Cependant, le viol organisé par Mille-Pattes, le personnage mort-vivant du roman  et ses acolytes au sortir du «Tout-Touit club» est  un succès, une réussite :

«Là-dessus un grand roulement de tambour exécuté par lui-même […] Ils vont accrocher Virginie…c’est lui qui nous a désignés le monstre funambule ! moi aussi maintenant ils m’en veulent, ils vont m’agripper droite et gauche…ça y est, ils me tiennent, me secouent, ils me tiraillent mon pantalon… […]»[337].

Cette scène dramatique a pourtant les allures  d’un carnaval : elle se déroule au milieu d’un «grand roulement de tambour exécuté» avec accompagnement de cris de joie et de chansons : «ils veulent qu’elle chante à présent […] Voilà sa voix qui s’élève…Touit-Touit that’s the way to be »[338]. Le viol apparaît chez Céline comme une scène carnavalesque tragi-comique, se réalisant dans un concert de chants, de musique et de danse exécuté.

Tous ces ingrédients donnent un caractère festif au spectacle macabre que vivent les deux protagonistes. Le désordre et la folie du «Touit-Touit Club» et de tous les «bacchants» font de ce lieu un espace carnavalesque où la corruption des mœurs s’érige en règle de conduite et de vie. «Touit-Touit Club», cet univers où le mal sous toutes ses formes prospère est le symbole d’une société qui, ayant perdu ses repères, descend inexorablement dans les profondeurs ou dans le bas-fond de la vie. Cet univers est alors le symbole d’une  société aux valeurs rétrogrades et dégradées.

De plus, la scène se déroule dans un désordre où Virginie, la «reine de la beauté» perd sa couronne, sa virginité, son trône, comme le roi-carnaval, pour se retrouver au bas de l’échelle, sous des hommes qui la malmènent et la maltraitent. Pendant que Ferdinand était uniquement peloté par des femmes, Virginie était aux prises avec non seulement des hommes coriaces, mais aussi des dames qui ne s’empêchaient pas d’apporter leur aide à ces hommes, ces «piqués sans cœur»[339] :

« Nous sommes Virginie et moi-même happés soulevés emportés pétris par dix…vingt…cent mains douces…pelotés…rejetés…encore haut en l’air…repris engloutis sous caresses…au moins six femmes qui m’enlacent, me triturent éhontément… […] Effrontées  violeuses qui m’oppressent, me sursautent à six sur mes  organes…jamais j’ai senti chose pareille ! elles me font des horreurs…elles m’étourdissent de baisers, de suçons lourds que j’en étouffe…elles me manipulent sens dessus dessous…elles me basculent elles me mettent à l’envers… elles veulent me faire boire les gouges… […] elles me passent leurs entrejambes plein le nez…je suis dans les cuisses tout noyé rose, j’égorge dans les encens, les parfums de cul, les effluves…»[340].

À la violence de ces viols collectifs se superpose le comique, permettant de mettre à nu l’ambivalence carnavalesque. En effet, les violeuses étourdissent leur proie par des «baisers» et la «mettent à l’envers», la font coucher entre leurs « jambes» et leurs «cuisses» ;  l’exposent à toutes sortes d’odeurs, la contraignant de «boire les gouges», c’est-à-dire de les lécher. Ferdinand est ici le roi fou du carnaval dépouillé de sa dignité, de sa royauté, humilié et traîné dans la boue et dans la merde. Pendant  ce temps, Virginie, de son côté, est sous «la furie bacchanale» des hommes, qui veulent également la délabrer, la détruire complètement.

Outre le viol, Céline manifeste la volonté de présenter des scènes de copulation, se déroulant dans des lieux publics, dont il présente des tableaux voyants comme au cinéma.

B. Les scènes d’accouplement spectaculaire

Comme dans une scène de cinéma, Céline exhibe certains personnages en situation d’ébats amoureux dans un métro plein à craquer. Dans cette ambiance où la foule de «gens compacts» devrait les gêner, Jules et Lili se livrent à une véritable démonstration de scène pornographique:«Ils sont Jules Lili enserrés j’ai dit par les gens, compacts !… Elle tout débout…Lui dans son gondole»[341]. Sans être inquiétés ou dérangés outre mesure,ils poussent des cris à l’image de partenaires sexuels au bord de l’orgasme dans une chambre conjugale, loin des regards d’autrui «Le Jules qui criait : je t’aime ! je t’adore ! En plein sous le ventre à Arlette ! sous sa jupe ! dans l’entre-cuisse…[…] sous les gens…je vois le Jules agrippé sous Arlette…Ah, toujours accroché entre ses cuisses […] dans le sexe à Lili ! agrippé dans son entre-cuisse !»[342]. Dans une sorte d’extase sensuelle, Jules et Arlette se grisent de baisers derrière  les  gens, se possèdent par des abandons brusques sans se soucier de ceux qui sont avec eux dans ce transport en commun.

En lisant son roman, l’on a l’impression de se trouver au cinéma, à la projection d’un  film X.  Pour les Jules Lili et Arlette, il n’existe pas de lieux interdits pour la sexualité. Il n’y aurait donc pas de frontière ni de limite ni de borne à l’expression des sentiments et à leur mise en valeur.

Le dispositif sexuel de Céline suppose ce rabaissement, cette auto-dégradation de l’être humain et le pourrissement de la société toute entière. Il enfreint ainsi les normes sociales, attente à la pudeur, et semble ordonner au lecteur de jouir sans crainte, sans entrave, d’assouvir ses désirs sans peur. Ces scènes immondes données en spectacle sont les signes évidents de la décadence et du dérèglement de la société, dont il se plait à dévoiler les bassesses, en transgressant les préceptes moraux.

CONCLUSION

Dans l’œuvre romanesque de Céline l’hypersexualité est omniprésente, elle y occupe une place très importante. L’auteur prétend érotiser des comportements violents et criminels,  par la représentation subversive et tragi-comique de la sexualité. Ses romans peuvent alors s’appréhender comme des autofictions, où il raconte ses expériences sexuelles. Cette prédilection pour la «sexualisation ou «l’hypersexualisation» du roman relève de sa volonté de montrer la sexualité d’un point de carnavalesque et de façon dégradante. Il a tendance à exposer ses personnages, à offrir leur intimité. Et l’enchaînement de scènes violentes et non violentes simulées traduit son intention affichée de dénoncer l’inavouable et notamment la violence faite aux femmes,  aux adolescents et aux jeunes  par la société.

Loin d’inciter à la débauche, Céline écrit non seulement pour imiter et se rire de certains comportements sexuels immoraux, mais aussi pour dédramatiser et libérer les faits et gestes sexuels. De ce point de vue, son écriture carnavalesque  de la sexualité est un moyen de libération, un dispositif subversif, visant à disqualifier le pornographique, à démystifier et  démythifier la sexualité, et à dénoncer les comportements et les langages pornographiques anomiques.

En mettant en spectacle l’activité sexuelle, en donnant un potentiel de rupture ou de scandale à ses romans, Céline devance Vanessa Duriès, qui prétend mettre son écriture pornographique au profit d’une contestation politique lorsqu’elle affirme qu’« à un certain moment du gaullisme, le roman érotique m’est apparu comme une arme contre la bêtise politique, la seule arme contre cette société satisfaite et puante»[343]. La subversion de la sexualité est une forme de violence susceptible de ramener la société sur le chemin de la droiture. Céline fait du genre romanesque une arme contre la bêtise humaine,  apparaissant ainsi comme un artiste à scandale[344] et son écriture, une écriture psychotique[345] de décharge de plaisir, d’effacement du négatif et d’invitation du positif. Il veut donc transformer l’inassimilable en pensable.

BIBLIOGRAPHIE

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2 Ouvrages critiques et articles

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BLONDIAUX, Isabelle, Une écriture psychotique: Louis-Ferdinand Céline, Paris, A.G. NIZET, 1985.

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TODOROV, Tzvetan, Dictionnaire Encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972.

CALIXTHE BEYALA : DU FÉMINISME AU MÉTAFÉMINISME

Jean Soumahoro ZOH

Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)

RÉSUMÉ :

Calixthe Beyala a, dès son irruption sur la scène littéraire, entrepris une croisade destinée « à rétablir la femme dans ses droits les plus élémentaires » et à mettre fin au règne de la phallocratie. Cette prise de position a vite amené la critique africaine et même occidentale à la taxer de féministe. Le présent article se propose de montrer que si cette remarque vaut pour ses premiers textes, elle doit être prise avec des réserves au regard de ce qui se donne à lire dans les romans les plus récents. Marqués par la primauté des revendications d’ordre social et affectif sur les idéaux féministes, ces textes peuvent être également lus comme des romans métaféministes.

Mots clés : Beyala, déradicalisation, discours, féminisme radical, métaféminisme.

ABSTRACT :

At the beginning of her literary career, Calixthe Beyala initiated a crusade whose objective was to claim women’s elementary rights and annihilate the prevailing system of phallocracy. This stance or perspective has aroused a great deal of criticism from African as well as western people who heaped reproaches on her for her being a feminist writer. The present paper aims at showing that through this criticism may be valid as far as her first writings are concerned, a close analysis of her recent novels reveals that she develops a different perspective. Indeed, though deeply embedded in feminist ideals of social and affective order, her recent fiction can be interpreted as meta-feminist fiction.

Keywords : Beyala, discourse, radical feminism, dis-radicalization, meta-feminism.

INTRODUCTION

Calixthe Beyala a effarouché le monde littéraire africain par son innovation langagière. Refusant le conformisme, signe de soumission, elle prend ses distances avec ses devanciers, notamment avec Senghor, figure de proue de la Négritude :

« ‟Femme nue, femme noire, vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté…ˮ Ces vers ne font pas partie de mon arsenal linguistique. Vous verrez : mes mots à moi tressautent et cliquettent comme des chaînes. Des mots qui détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent, dissèquent, torturent ! Des mots qui fessent, giflent, cassent et broient ! »[346]

Faisant fi de la pudeur, longtemps considérée comme la marque de fabrique de la littérature africaine, celle des femmes surtout, Beyala n’hésite pas à exposer, dans un langage dénué de toute métaphore, scènes de viols, d’excisions et d’ébats amoureux. Cette audace fait écho à la révolte des figures féminines, personnages principaux de la grande majorité de ses romans. Excédées par la dictature des hommes et le règne de la tradition, les femmes luttent avec acharnement pour se défaire de l’oppression. Dans sa croisade, Beyala se propose de traquer les préjugés relatifs à l’infériorité des femmes. Cette prise de position fera le lit de jugements parfois acerbes de la part de la critique qui n’hésitera pas à la taxer de féministe. Les études d’Ambroise Téko-Agbo[347], de Jacques Chevrier[348] et de Bernard Mbassi[349] illustrent ce type de jugement.

La présente réflexion, sorte de lecture à rebours, tente de montrer que ces remarques, dont la validité ne souffre d’aucune contestation, doivent néanmoins être nuancées au regard de ce qui se donne à lire dans les textes les plus récents marqués par une rupture idéologique. Des romans comme Le Petit prince de Belleville, Maman a un amant, Assèze l’Africaine, Les Honneurs perdus, Comment cuisiner son mari à l’africaine[350] … proposent, en effet, une approche moins critique des questions féminines qui autorise à les considérer comme des versions romancées de Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales, essai théorique publié en 1995 où Beyala expose son aversion pour le féminisme. De la sorte, l’étude s’inscrit dans une analyse de la trajectoire de la romancière caractérisée par le tarissement des idéaux féministes.

Après avoir identifié les contours des notions de féminisme et de métaféminisme, l’analyse reviendra sur les linéaments du radicalisme chez l’auteure, notamment dans C’est le soleil qui m’a brûlée et Tu t’appelleras Tanga, avant de montrer que, depuis la publication du Petit prince de Belleville, une lecture plus nuancée relevant du métaféminisme s’impose.

 I. FÉMINISME, MÉTAFÉMINISME. APPROCHE THÉORIQUE ET CONCEPTUELLE

Reconnu pourtant comme l’un des grands mouvements sociaux du XXe siècle, le féminisme est loin de constituer un « bloc homogène ou monolithique ». Sans vouloir revenir sur les débats et controverses qu’il a suscités, ce mouvement « n’a cessé d’évoluer, de changer de forme et de moyens »[351]. Ce volet, essentiellement théorique, se propose de revenir sur les traditions de ses grands courants et sur ses « perspectives nouvelles » ayant débouché sur la troisième vague féministe dont le métaféminisme constitue l’un des principaux courants.

A. Le féminisme et ses courants

Le terme s’enracine dans le XIXè siècle français marqué par l’affirmation du mouvement des femmes. Il aurait surgi à l’époque romantique pour désigner « une doctrine dont le but est l’amélioration des rôles et des droits des femmes dans la société ». À la base de toute lutte féministe, il y a donc « une prise de conscience, suivie d’une révolte contre l’arrangement des rapports de sexes et la position subordonnée que les femmes occupent dans une société donnée, à un moment donné de son histoire »[352]. Depuis 1975, plusieurs typologies de la pensée féministe ont été proposées. Mais traditionnellement, c’est autour de trois grandes tendances que peuvent être regroupées les différentes organisations féministes.

Le féminisme libéral

Il est lié à l’esprit de la Révolution française avec sa philosophie du libéralisme dont l’incarnation économique reste le capitalisme. La liberté individuelle et l’égalité sont deux de ses principaux axes de combat. Ce courant revendique pour les femmes,

« l’égalité des droits avec les hommes : égalité de l’accès à l’éducation ; égalité dans le champ du travail, en matière d’occupation et de salaire ; égalité dans le champ des lois : des lois civiles (capacité juridique pleine et entière), des lois criminelles (rappel de toutes mesures discriminatoires) et égalité politique (comme par exemple le droit de vote)[353] ».

Une fois acquise, l’égalité complète permettrait aux femmes de participer pleinement à la société, sur un pied d’égalité avec les hommes. Le féminisme libéral épouse la philosophie du libéralisme, « croit en la capacité de réforme » du capitalisme. Le problème est qu’il est « mal ajusté aux femmes ». À l’intérieur de ce système, les femmes, du fait de leur « socialisation différenciée » (préjugés, stéréotypes, mentalités et valeurs rétrogrades), sont « discriminées socialement, politiquement et économiquement »[354]. Les lieux d’expression de cette discrimination sont légions : éducation, monde du travail, églises, partis politiques, gouvernement, syndicats, famille… Pour y mettre fin, les militants de ce courant entendent s’attaquer à l’éducation non sexiste et aux lois discriminatoires.

Le féminisme socialiste

Né dans un climat d’effervescence sociale marqué par les idéaux issus de la tradition marxiste, le féminisme socialiste baptisé aussi « féminisme marxiste », fait coïncider l’oppression des femmes avec l’apparition de la propriété privée. C’est en effet le besoin de transmettre ses propriétés par l’héritage qui a rendu nécessaire l’institution du mariage monogamique. Les femmes furent, dès lors, mises sous le contrôle des maris, dans la sphère privée de la famille, hors de la production sociale. L’assujettissement des femmes est né avec l’apparition de la propriété privée et pourra disparaître avec le renversement du capitalisme. « L’ennemi principal » reste bien le système économique et la division sexuée du travail qui a réservé aux hommes la production sociale et le travail salarié et aux femmes le travail domestique et maternel gratuit, à la maison, hors de la production sociale.

Le patriarcat, défini plus tard, par les féministes radicales, comme le pouvoir des hommes dans la famille et dans la société, devient un simple produit du capitalisme, une « mentalité » appelée à disparaître avec le remplacement du capitalisme par la propriété collective. La famille tombera alors en désuétude grâce à une prise en charge collective des enfants et du travail domestique. Puisque l’oppression des femmes est liée à leur enfermement dans la sphère privée, la stratégie de changement proposée passe par la réintégration des femmes dans la production sociale, au sein du marché du travail salarié, et leur participation à la lutte des classes pour abolir le capitalisme.

Le féminisme radical

Très en vogue en Occident dans des années 1970, le féminisme radical ou culturel entend remonter à l’origine, à « la racine » de la subordination des femmes et agir sur les causes. Avec lui, se déploie une nouvelle façon de penser les rapports hommes/femmes en termes de tensions, de conflits et de rapports de pouvoir.

Les féministes radicaux contestent l’égalitarisme accusé d’avoir négligé les dimensions systématiques du patriarcat et prennent leurs distances vis-à-vis du marxisme dont elles réfutent l’argument faisant du capitalisme le principe de division et de hiérarchie. Elles assimilent les femmes à une classe politique partageant une même oppression. Pour les groupes issus de ce courant, le patriarcat explique la subordination des femmes. L’« ennemi principal » devient donc le pouvoir des hommes, le patriarcat, dont l’expression première est le contrôle du corps des femmes, notamment par la réglementation de leur maternité et de leur sexualité. Le lieu où s’exprime le patriarcat est d’abord la famille et tout le domaine de la reproduction, mais aussi toute la société et à tous les niveaux (politique, économique, juridique), de même que dans les représentations sociales, le patriarcat constituant un véritable système social des sexes, vecteur de deux cultures distinctes : la culture masculine et la culture féminine dominée.

Pour libérer la femme, le féminisme radical entend renverser le patriarcat en permettant notamment aux femmes de se réapproprier leur corps. Plusieurs stratégies sont alors envisagées : développement d’une culture féminine (création d’espaces féminins), séparatisme (la vie entre lesbienne ou célibataires), assaut direct contre le patriarcat (manifestations contre la pornographie, les concours de beauté, les mutilations sexuelles, soutien à l’avortement…)

Plusieurs tendances coexistent au sein du féminisme radical en fonction du facteur identifié comme lieu premier d’oppression. Avec le temps, ces trois grands courants ont été ébranlés par d’autres tendances dont le métaféminisme.

B. Du métaféminisme

Le terme est apparu à la fin des années 1970 mais sa théorisation est due à la critique féministe québécoise, Lori Saint-Martin[355]. Prétextant que l’égalité des femmes est désormais acquise ou que « les féministes sont allées loin », qu’elles ont fait « fausse route »[356], certaines intellectuelles (chercheures, écrivaines et/ou théoriciennes …) annoncent la fin de « l’écriture manifestaire ». Par exemple, Carole Massé critique « l’asservissement de l’écriture à une cause »[357], posé comme un frein à la liberté d’expression, pour suggérer l’indépendance de l’écrivaine par rapport à toute lutte féministe : 

« Je suis avant tout celle-qui-écrit. Et celle-qui-écrit n’a aucune thèse, féministe ou autre, à illustrer par ses textes […] Si j’acquiesce aux revendications sociales et économiques du mouvement des femmes, je m’oppose aux exigences éthiques qui aboutissent à une certaine forme  de surveillance de l’imaginaire »[358].  

D’autres, par contre, se projettent déjà dans l’après féminisme ou revendiquent un féminisme nouveau, différent du courant de la radicalité. Lori Saint-Martin emploie le concept de métaféminisme pour désigner ce « féminisme autre ».

« Moins contestataire, plus constructif, plus attentif à la condition de l’humain en général, femme et homme »[359], le métaféminisme va au-delà de certains idéaux défendus par le féminisme radical. Il s’insurge notamment contre la conception qui fait du mariage et de la maternité des moyens d’asservissement de la femme. Opposé à « la rhétorique séparatiste véhiculée par certaines pensées radicales », il en appelle à « l’effort conjugué des femmes et des hommes, afin de continuer à mettre en question les biais sexistes présidant à la répartition des rôles sexuels et de genre et de construire des rapports harmonieux »[360]. Il travaille à la prise en compte d’autres systèmes d’oppression, en plus du patriarcat et du système de classe dénoncés déjà par les vagues antérieures, en rapport avec les « identités multiples et situationnelles de chaque femme »[361]. Pluriel et plus ouvert, il fait « du métissage et de l’acceptation de la différence tant une pratique épistémologique qu’une valeur sociale[362]. Loin d’annoncer, à l’image du postféminisme, la fin du féminisme, le métaféminisme l’accompagne, le prolonge, l’enveloppe, l’écoute, lui tend la main[363]. Il affirme aussi bien son enracinement que sa différence. En somme, il s’agit moins d’une rupture que d’une réorientation idéologique.

Il est question, selon Lori Saint-Martin, de « l’identité » des textes et non de celle des personnes, une auteure « aux positions féministes » pouvant signer ou écrire des textes métaféministes et vice-versa. On peut alors interroger les modes de déploiement de ces deux « formes de féminisme » (le féminisme et le métaféminisme) dans les textes romanesques de l’auteure franco-camerounaise, Calixthe Beyala.

II.CALIXTHE BEYALA :UNE « VENUE À L’ÉCRITURE »[364] SOUS LE SIGNE DU MILITANTISME

De tous les courants féministes, c’est surtout celui de la radicalité qui a inspiré Beyala au moment de son apparition sur la scène littéraire en 1987. Revendication du corps féminin, apologie du séparatisme lesbien sont, entre autres, les marques visibles de cette influence.

A. Le texte comme lieu de revendication du corps féminin

Béatrice Gallimore[365] l’a montré, le texte constitue, chez Beyala, l’espace où se joue la bataille pour la récupération du corps devenu propriété de l’homme et de la société. Par diverses stratégies dont le refus délibéré de l’acte sexuel, certains personnages féminins parviennent à exercer un contrôle sur leur corps ou, pour dire les choses autrement, à le « désérotiser » ainsi que l’illustrent les extraits respectifs de Tu t’appelleras Tanga :  

« Elle partit à travers bois, trouva un palmier qui perdait ses noix. Elle se débarrassa de ses guenilles, ramassa les noix. Elle s’accroupit, écarta ses jambes. Et enfouit chaque noix dans son sexe. Elle sentait la brûlure, la griffure, elle continuait. Quand elle jugea sa coupe pleine, elle les  arracha une à une, elle avait mal, le sang dégoulinait sur ses mains, sur ses doigts, des larmes coulaient, la morve aussi[366] ».  

Et Seul le diable le savait :

« Il [l’homme] s’arrêta quelques secondes devant moi, me considéra fixement. Sans réfléchir, je serrai mes cuisses, l’une contre l’autre. Je serrai fort, de plus en plus. Toute ma nervosité centrée là à l’endroit du sexe. Il me fallait serrer, serrer jusqu’à l’agonie. M’interdire tout plaisir. Devenir meurtrière. De moi-même[367] ».

Ces pratiques  sado-masochistes  sont, de l’avis de la féministe française, Simone de Beauvoir, des actes de protestation, un refus du plaisir charnel :

« Destinée à être une proie passive, elle [la femme] revendique sa liberté jusque dans le fait de subir douleur et dégout. Quand elle s’impose la morsure du couteau, la brûlure d’une braise, elle proteste contre la pénétration qui la déflorera : elle proteste en l’annulant. Masochiste, puisque dans ses conduites, elle accueille la douleur, elle est surtout sadique : en tant que sujet autonome, elle fouaille, bafoue, torture cette chair dépendante, cette chair condamnée à la soumission qu’elle déteste sans vouloir s’en distinguer19 ».

Disposer de son corps, c’est aussi éviter de « signer le pacte de l’esclavage. [De] porter l’eau. [De] cuisiner. [De] repasser. [D’] ouvrir son corps au mâle »[368], en d’autres termes, renoncer au mariage institutionnel et, surtout, à la maternité. On est frappé par la récurrence des propos tels que « Ce n’est pas aux hommes de nous faire un enfant », « Je ne veux pas me multiplier. C’est le rôle du vent, de la pluie. »[369], « Je ne veux pas prêter mon ventre à l’éclosion d’une vie ». « Je déteste alimenter les statistiques »[370]. Ces envolées ne sont pas sans rappeler le slogan, « Notre corps nous appartient », cher au courantradical de la « spécificité » dont l’action et la pensée étaient essentiellement axées autour du thème de la réappropriation par les femmes de leur corps.

Rapportant la cérémonie organisée par les autorités politiques en vue de récompenser les femmes les plus fertiles, appelées métaphoriquement « bonnes pondeuses », Tanga use, par exemple, de termes dévalorisants : « Oies sur un marché »,  « Regards extasiés », « Bouches élargies », « Gestes imprécis », « Discours incolore »[371]. Autant de qualificatifs qui illustrent une vision plus que négative de la maternité. Indignée par l’attitude de ces mères qui consentent à « être des héroïnes grâce aux actes de la vie quotidienne »[372], Tanga éprouve « le désir de couper [s]es seins, d’embrigader [s]es fesses, de trancher des nœuds gordiens »[373].

On ne peut manquer de faire le rapprochement avec la lutte émancipatrice ; certaines féministes radicales s’employant à dénoncer le caractère oppressif et aliénant de la maternité. D’où la nécessité de « bannir la procréation au profit de la création »[374] : « j’ai tué le ventre et j’écris », proclamait Nicole Brossard[375].

Le recours au radicalisme est encore plus explicite lorsque le séparatisme devient une solution au conflit homme-femme.

B. Le recours à l’utopie séparatiste

Beyala fait du roman un lieu d’expérimentation de la « guerre des sexes ». Un parcours même rapide de la plupart de ses textes révèle, en effet, une sorte d’incompatibilité entre l’homme et la femme. L’étoile-femme y est constamment mise en opposition avec le soleil-homme, bourreau et responsable de la déchéance féminine. Deux personnages de C’est le soleil qui m’a brûlée sont victimes de ce « rapport de sexes » : Ateba, partie honorer un rendez-vous, est soumise à la fellation par le nouveau locataire de sa tante. Ekassi, pour sa part, se prostitue pour la libération d’un homme qui la quittera dès sa sortie de prison. Dans Tu t’appelleras Tanga, le père de Tanga se transforme en tortionnaire en violant sa fille âgée d’à peine douze ans. Au fond, la quête des hommes n’est mue par aucune valeur positive, par aucun projet en faveur de la femme si ce n’est la satisfaction de leurs appétits sexuels.

Face à la violence masculine, les femmes optent pour la légitime défense. Elles parviennent, de la sorte, à inverser le rapport de force et de sexes en passant « du stade de victime potentielle à celui d’un individu libre »[376]. Tirant les conséquences de cet antagonisme, Anny-Claire Jaccard affirme que « nulle communication entre les sexes ne semble possible […] seul la violence permet aux femmes de se libérer »[377].

Il pourrait s’agir, pour Beyala, d’endosser le manifeste de la SCUM[378]. En témoigne la scène où, après l’assassinat de son violeur, Ateba se dirige « lentement, pas à pas, vers la clarté diffuse à l’horizon »[379]. L’homme disparaît pour le grand bonheur de la femme : « Le jour s’est paré de ses plus beaux atouts. Le soleil brille, et une brise de bonheur flotte dans l’air »[380]. La violence permet à la femme d’éliminer le sexe masculin, « l’ennemi principal », ouvrant ainsi « sur la possibilité d’un monde sans homme »[381]. Dans cette perspective,  les personnages féminins cherchent, par des « relations complexes faites d’amour/haine, de fusion/confusion »[382], à s’identifier ou à se (con)fondre avec/en une autre femme[383], une démarche qui n’est pas sans garder des liens avec la sororité[384] revendiquée  par le féminisme radical.

La complicité au féminin est souvent si prononcée qu’elle devient une preuve du lesbianisme. Ce passage, récit de la communion entre Tanga et Anna-Claude, milite en faveur d’une telle position :

« Elle (Tanga) lève une main et fait signe à Anna-Claude de s’approcher […] Lentement la femme délie son corps retenu par la douleur, franchit l’espace de séparation et s’allonge près de la mourante […].

  • Tu as raison, femme. Il ne faut pas s’éloigner du rêve.
  • Oui, il faut vivre le rêve. Ce soir, tu seras Ousmane, mon rêve.
  • Je te donnerai la fertilité
  • Je m’offrirai à toi
  • Je te ferai des gosses pour perpétuer d’autres humanités
  • Aime-moi

Leurs corps s’enlacent. Anna-Claude pleure. Tanga trace sur son cou et son flanc des sillons de tendresse[385] ».

Si pour certains critiques, la scène est loin d’incarner l’homosexualité[386], des indices intéressants permettent cependant d’y lire une pratique lesbienne. De fait, on note l’usage de termes et expressions marquant le contact sexuel : « Ce soir tu seras Ousmane, mon rêve (en référence à l’amant « virtuel » dont la quête a conduit Anna-Claude en prison), « je te donnerai la fertilité », « je m’offrirai à toi », « je te ferai des gosses », « leurs corps s’enlacent », « Tanga trace sur son cou et son flanc des sillons de tendresse ». Il y a dans ces propos comme une ébauche de l’homosexualité féminine qui sera pleinement assumée dans Femme nue, femme noire[387].

Face à l’impossibilité d’un rapport hétérosexuel harmonieux, Beyala semble souscrire pour un nouveau type de société fondée uniquement sur la complicité entre femmes. De la sorte, elle reprend à son compte la solution proposée par Monique Wittig. Persuadée du caractère oppressif de toute relation hétérosexiste, cette féministe radicale œuvre pour son remplacement par le séparatisme lesbien[388]

Il s’établit ainsi une congruence entre le message prêché par Beyala dans ses premières œuvres et celui des féministes radicales. Au moyen de ce qu’il est convenu maintenant d’appeler la « guerre des sexes », la romancière « jette un discrédit » aussi bien sur le mariage que sur la maternité et œuvre pour une solidarité féminine pouvant déboucher sur le lesbianisme. Curieusement, à partir du Petit prince de Belleville, l’euphorie se dissipant,  une écriture plus sage, plus intime, proche du métaféminisme tel qu’analysé par Lori Saint- Martin, vecteur d’« un nouveau pacte de lecture », émerge.

III. LA DÉRADICALISATION, DÉPLOIEMENT D’UNE VISION MÉTAFÉMINISTE

Le métaféminisme, tel que théorisé par la critique, constitue un courant au sein de la troisième vague, à côté du black feminism, de l’écoféminisme, du féminisme altermondialiste … Opposé à tout « programme unitaire et universel », il œuvre pour un dépassement des dichotomies (égalité vs différence, homme vs femme) et pour des rapports harmonieux entre les partenaires.   

A. Le renversement des dichotomies traditionnelles

Le Petit prince de Belleville et Maman a un amant, récits de la vie d’Abou Traoré, mettent en exergue la vulnérabilité du sujet masculin. Les premiers tableaux laissent voir un homme fort et dominateur.

Mais progressivement, cette image disparaît pour faire place à celle d’un être faible et fragile, conséquence de ce que Denisa-Adriana Oprea appelle la crise de l’identité masculine. Ébranlé par son licenciement et son emprisonnement pour détournement d’allocations familiales, dessaisi de son autorité patriarcale, incapable de s’adapter à son nouvel environnement, Abou se montre dépité, impuissant. Sans repère, il doit s’en remettre à la femme. 

À l’opposé M’am, la première épouse, représente la femme capable  de remettre en question les paramètres traditionnels de la féminité. Profitant des opportunités que lui offre la France,  elle parvient à changer sa condition de vie en montant une « entreprise »  de confection de bijoux. Portée par son indépendance financière, elle décide de « donner un sens à l’amour ». Par exemple, elle profite des vacances à Cannes pour se prendre un amant blanc. Si cette métamorphose lui confère le statut de personnage féminin métaféministe[389], elle finit par vulnérabiliser son conjoint :

« Je suis devenu vieux, dit-il. Tout ce que je voulais faire est tombé dans l’eau. […] Je voulais apprendre à lire, à compter et aussi faire plein de choses pour mes frères africains. Mais tout cela est resté à l’état de rêve. M’am et moi on s’est bien amusé dans notre jeunesse. Je l’aimais, je l’ai fait venir avec moi en France parce que je l’aimais et j’ai essayé de lui montrer mon amour. Aujourd’hui elle me trompe, elle me rejette. Je ne savais pas qu’elle aurait pu oublier nos vieilles traditions »[390].

Pour donner un sens à son existence, il est désormais obligé de s’adonner aux tâches habituellement dévolues aux femmes : faire la vaisselle, veiller sur les enfants, cuisiner….

Ainsi, la construction des personnages (masculin et féminin) prospère sur l’ébranlement des « positions antagonistes assignées par l’idéologie radicale »[391], vision très métaféministe des identités masculine et féminine telle qu’évoquée par Denisa-Adriana Oprea :

« Le féminin connote maintenant indépendance, infidélité et valeur de l’extériorité (carrière), tandis que le masculin a tendance à se définir à travers la dépendance affective, la fidélité et le respect des valeurs de l’intériorité (famille, amour). C’est le masculin qui tient une position problématique à l’intérieur de cette nouvelle distribution des caractéristiques de genre »[392]

En somme si par son « savoir-faire et savoir-vivre » M’am est une femme « libre et libérée, sujet de son être et de son faire, une femme qui revalorise l’amour et le couple, tout en cherchant l’accomplissement professionnel et l’affirmation de soi au plan social »[393], prototype du personnage féminin métaféministe, Abou, lui, se montre vulnérable, dans son incapacité à « répondre aux attentes de la femme ». Véritable personnage masculin métaféministe, il « a du mal à se frayer une place à l’intérieur du nouveau paradigme relationnel »[394].

Ce nouveau portrait, preuve de  l’impureté et de la porosité des entités (féminine et masculine), n’est pas sans influence sur les relations entre les deux sexes.

B. La revalorisation du couple

Contrairement au trois premiers romans de Beyalaqui ont révélé la nature oppressive, contraignante, des rapports homme-femme, les autres  s’inscrivent dans la dynamique de la revalorisation du couple. Le plurivocalisme énonciatif adopté dans Le petit prince de Belleville et Maman a un amant s’inscrit dans cette perspective. En alternant voix féminines et voix masculines, ces textes deviennent, en effet, des « lieux de subjectivité où chaque voix peut s’exprimer et défendre sa vérité »[395]. « L’absence de parti pris narratif évident en faveur de l’un et de l’autre sexe »[396] témoigne non seulement de la volonté de mettre tout le monde sur un pied d’égalité, mais aussi de souscrire à un « féminisme autre » qui n’œuvre pas pour la dislocation des relations homme-femme, mais pour leur (r)affermissement, leur consolidation, leur renforcement. De fait, le discours tenu dans les deux textes, même s’il établit quelques divergences entre hommes et femmes, ne consacre pas, de manière tranchée, une rupture entre les deux entités, chacun des romans se terminant sur la volonté des couples momentanément séparés de s’unir à nouveau. Il y a, en filigrane, un plaidoyer pour des rapports harmonieux entre les sexes.

La dynamique se poursuit dans Assèze l’africaineà travers l’itinéraire de l’héroïne. Habitante d’un misérable village du pays Eton, Assèze est invitée par Awono, son présumé père, à aller vivre avec lui à Douala. Suite à la mort d’Awono, elle quitte le Cameroun pour Paris où elle rencontre Océan, l’ancien amant de sa demi-sœur, Sorraya. Obligée de courtiser les producteurs de disques pour permettre à ce jeune homme (avec qui elle a décidé de mener une vie de couple) de publier un album, Assèze fait la rencontre d’Alexandre dont elle devient la maîtresse. Mais Alexandre se trouve être l’époux de Sorraya, allée, elle aussi, à Paris. Atteinte de dépression, Sorraya meurt. Assèze en profite pour épouser l’ancien mari de sa demi-sœur et, ce, au mépris des sévères mises en garde de cette dernière avant sa mort :

« C’est comme ça, dit [Sorraya]. Il va t’embrasser la bouche, comme ça. Il va te fouiller comme ça. Et puis plus rien ! Rien du tout ! Tu comprends cela au moins ? Non tu ne comprends pas. Il va te laisser nue, seule. Il va s’endormir. Et toi, tu feras comme moi. Tu écarteras tes jambes. Regarde. […] Tu toucheras ton clitoris, comme moi. […] Tu auras un soupir, des effarements, et toutes tes attaches se détacheront. Tu t’endormiras en chien de fusil, une main en conque sur ton sexe. Alors commencera un rêve lourd qui te fera battre le cœur »[397].

Quand l’une de ses amies se propose de l’aider à supporter son joug de femme mariée, l’héroïne confesse : « J’aime mon homme […]. C’est pas un fardeau. Du tout ! »[398]. Cette formule très significative constitue le gage d’un regard neuf sur les relations hommes-femmes. On pourrait faire une analyse identique pour d’autres romans, notamment Les honneurs perdus, récit de Saïda Bénérafa qui tourne le dos à la pauvreté africaine pour Paris où elle épouse Marcel Pagnon.

Au-delà de ces unions, certains récits constituent de véritables programmes destinés à consolider les relations hétérosexuelles.Comment cuisiner son mari à l’africaine en est une belle illustration. Ce roman d’à peine cent soixante pages (dans sa version de poche) contient vingt cinq recettes culinaires toutes destinées à « gagner l’amour de l’homme ».  Même si l’on peut regretter que, dans la plupart des textes, le bonheur féminin se réalise uniquement avec le concours de l’homme blanc, on se trouve loin du projet très féministe visant l’élimination de l’homme et  la constitution d’un monde féminin.

Fini donc le militantisme des premières heures avec pour but principal l’abolition du patriarcat. Accusé de déviance vers « une espèce de machisme », le féminisme est mis au ban des accusés. « Les femmes occidentales, déclare l’auteure, ont essayé de tuer ce qu’elles ont de féminin en elles. Il y a une ressemblance aux hommes, la pratique du pouvoir masculin »[399]. Finis aussi les luttes collectives et les appels à la solidarité féminine. Seul compte désormais, le singulier, l’individuel, l’intimité. Par le biais de récits largement autobiographiques (on pense à La Petite fille du réverbère et à L’Homme qui m’offrait le ciel), Beyala dévoile ses expériences personnelles marquées par une enfance misérable et des déboires sentimentaux. D’où l’abandon de la quête d’une « culture féminine », d’une écriture spécifiquement féminine, d’un langage-femme, pour le récit linéaire, pour la lisibilité[400].

CONCLUSION

Après les prises de parole enflammées et controversées des premières années, Beyala s’est inscrite dans un processus de déradicalisation qui promeut les relations hétérosexuelles. Cette tendance nouvelle de la représentation des rapports homme-femme et le ton globalement conciliant de la plupart des fictions en articulent le statut métaféministe. Dans une interview accordée à la revue Divas en 2000, l’auteure tente de situer cette rupture dans un contexte marqué par la percée des femmes et de leur lutte :

« Quand je menais ce combat féministe, il y a une dizaine d’années, en Afrique les femmes n’avaient pas voix au chapitre. […] . Aujourd’hui, il y a de plus en plus de femmes qui contestent et s’affirment. Quand j’ai vu que cette lutte s’était enracinée, je ne me suis plus sentie utile. L’Afrique n’a plus forcément besoin de moi pour parler des questions féministes. Pour moi le combat est bien avancé puisqu’il y a une multiplication de voix. Je me souviens des injures et des invectives que j’ai essuyées quand j’allais présenter mes livres […]. Ce passé est révolu et c’est gagné, car les hommes écoutent les femmes »[401].   

Sans vouloir remettre en question les arguments avancés, on peut néanmoins inscrire ce « renouvellement » dans la volonté de Beyala de se réconcilier avec une partie du lectorat masculin qui lui reprochait de « reprendre presque mot pour mot le discours quelque peu caricatural des ethnologues d’un autre âge »[402].

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L’AMBIVALENCE DU DÉCEPTEUR ARAIGNÉE: LE SUBSTRAT LITTÉRAIRE D’UN PROJET DE SOCIÉTÉ

Lonan CAMARA

Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’ivoire)

RÉSUMÉ :

Vulnérable, Araignée parvient à vaincre les plus  physiquement nantis par le truchement de la ruse. L’utilisation de ce moyen est tantôt bénéfique, tantôt nuisible pour la communauté. Orgueilleux, le décepteur enfreint les normes sociales, et parfois à ses dépens. Trompeur, il est souvent trompé. De cette image d’Araignée découlent les fonctions d’altruiste ou de sauveur, de méchant, de transgresseur des normes et interdits sociaux et de trompeur trompé. Araignée symbolise l’ambivalence de l’homme. Il renferme en lui le positif et le négatif. Cette littérature vouée au rire laisse cependant entrevoir une idéologie du créateur qui est, du reste, encore d’actualité.

Mots clés : Ambivalence, Araignée conte, décepteur, fonction, idéologie, représentation, signification, symbole. 

ABSTRACT :

Vulnerable, Spider manages to defeat the more physically off through the ruse. The use by the hero of this power is sometimes beneficial and sometimes harmful to the community. Proud, it violates social norms and sometimes at his expense. Misleading, it is often mistaken. The image of Spider derived functions or altruistic savior, wicked, transgressor of norms and social taboos misleading and wrong. Spider symbolizes the ambivalence of man. It contains within itself the positive and the negative. The literature devoted to laugh still leaves an ideology glimpse of the creator which is always actual.

Keywords: Ambivalence spider, story, trickster. Function, ideology, representation meaning, symbol.

INTRODUCTION

S’il existe un fait social dont le caractère universel semble incontestable dans la mesure où,  il est ou a été, pratiqué dans toutes les sociétés du monde, c’est bien le conte. L’un des aspects de cette universalité réside dans le personnage du décepteur. Appelé également fripon, qu’il soit homme ou animal, le décepteur est un personnage ambigu. A la fois créateur et destructeur, donneur et négateur, chasseur et chassé. Il dupe les autres mais finit parfois par être dupé. On le rencontre partout : il est présent dans toutes  les sociétés, bien que sa dénomination varie d’une région à l’autre.  Par exemple, en France il est connu sous le nom : renard, le goupil ; en Afrique subsaharienne, le lièvre en savane, la tortue ou l’antilope naine en Afrique centrale, l’araignée dans la zone forestière ouest-africaine. On le rencontre également chez les anciens grecs, les chinois, les japonais et dans le monde sémite. Cependant, par-delà cette évidence de son universalité, se cachent des particularités, c’est-à-dire des colorations culturelles que chaque communauté manifeste dans sa   production de contes. Diarrassouba Colardelle souligne clairement cet état de fait lorsqu’il écrit «  d’une société  à l’autre, les questions fondamentales restent les  mêmes, mais ce qui  change, ce sont les réponses qu’apporte  chacune d’entre elles compte tenu de ses  structures et de ce que nous avons appelé sa vision du monde »[403]. Plusieurs chercheurs se sont intéressés à ce personnage et en ont fourni d’importants travaux. Mais nous retiendrons ceux qui paraissent les plus importants  en ce sens qu’ils se complètent quant à une bonne circonscription  et définition du personnage de décepteur. Parmi eux, le travail de Jean BATANY. En effet, dans Scènes et coulisses du roman de renart  l’auteur a appréhendé le Décepteur de façon générale. Il a établit un catalogue de huit modèles selon le comportement ou les agissements du Décepteur qui permettent plus ou moins de le définir. Cette étude est d’autant importante qu’elle pose les bases d’éventuelles études sur le Décepteur. Dans son article Intitulé  « Pathelin, Renart, Trubert, Badins, Décepteurs » BORDIER. J s’est interessé particulièrement aux animaux qui symbolisent le décepteur. Ceux-ci varient d’une région à l’autre. Cette étude confirme, de fait, l’universalité du Décepteur. Nous évoquerons également l’étude d’un chercheur qui a mis l’accent sur la caractéristique fondamentale du Décepteur : la ruse. En effet l’anthropologue Vessela GUENOVA dans son ouvrage  la Ruse dans le Roman de Renart et dans les œuvres de François RABELAIS, nous décrit les différents procédés « déceptifs » mis en acte dans le Roman de Renart et dans l’œuvre de Rabelais, tant au niveau de la narration que de l’écriture. La ruse est perçue comme un principe constitutif, en tant qu’ « art de tromper ». Cette étude a permis à l’auteur de distinguer la ruse de comportement, la ruse  référentielle, la ruse intertextuelle et la ruse verbale. De plus, elle nous offre un cadre exhaustif des variantes de réalisation de la ruse dans les deux corpus, en nous permettant d’apprécier sa valeur esthétique. L’ambivalence ludique et déceptrice constituent donc la vision du monde commune aux auteurs des deux corpus, qui l’ont exprimé dans leur richesse créatrice. En somme,  Batany[404], Bordier[405] et Guenova[406] ont monté que le personnage de Décepteur est universel mais les êtres qui l’incarnent varient d’une région à l’autre et sa caractéristique fondamentale est la ruse. Toutefois, certains aspects restent encore  à approfondir quant à l’étude individuelle de chaque décepteur pris dans son univers spatial. En outre, il apparaît  nettement typé tant au niveau de ses traits physiques, ses caractéristiques morales que dans les coutumes et les traditions dont il émane. Partant, nous pouvons dire que le décepteur Araignée est inéluctablement à la fois le symbole et le témoin de la société qui l’a  produit. Par ailleurs, Araignée, dans la plus par des travaux, est étudié en vue d’établir ses similitudes et ses particularités par rapport à d’autres personnages animaux. Il est souvent perçu à travers des études comparatives fondées essentiellement sur ses caractéristique alors qu’en plus de celles-ci nous cherchons à élucider les fonctions et l’idéologie qui sou tendent les récits d’Araignée. D’où le titre de cette contribution: « L’ambivalence du décepteur Araignée dans les contes : le substrat d’un projet de société des conteurs». En d’autres termes, comment Araignée est-il perçu dans les récits ? Quels rôles joue-t-il dans ses aventures ? Quelle est l’intention des conteurs lorsqu’ils attribuent ces caractéristiques et  rôles à Araignée ? Quelle est la signification d’Araignée au regard de la perception que les peuples concernés font de lui ? Notre propos tend à montrer qu’au-delà de la représentation d’Araignée et des fonctions qu’il assume, les conteurs suggèrent un idéal de société. Pour cerner cette réalité, nous structurerons notre étude autour de trois points. Le premier exposera la représentation du personnage dans les récits ; le deuxième bien naturellement analysera les fonctions qui en découlent et pour clore cette étude nous relèverons l’idéologie des conteurs.

I. LA REPRÉSENTATION IMAGINAIRE D’ARAIGNÉE

Par représentation, il faut entendre la façon dont chaque peuple perçoit son décepteur dans les récits imaginaires. En d’autres termes, l’image, la description qu’en font les conteurs. Ainsi, la perception d’Araignée revient à dévoiler  le comportement, les agissements, les caractéristiques physiques et morales, en un mot, la personnalité que les peuples de la zone  forestière ouest-africaine lui octroient. (Bien qu’étant du genre féminin, mais considéré au plan grammatical, Araignée avec A majuscule désignera le personnage, le père, le héros qui a un genre masculin.) . Quels sont, alors, l’identité, le portrait physique, le statut social et la mentalité d’Araignée dans les contes dont il est le héros ?

Ce personnage des contes africains est défini par le dictionnaire du français contemporain comme « un petit animal articulé à quatre paires de pattes ». Il s’agit, en effet, de l’araignée toilière qui apparaît comme le personnage principal d’un important cycle de contes animaliers que l’on appelle ordinairement « le cycle de l’araignée ».  Aucun auteur n’a fait un portrait fini de ce personnage, c’est à travers quelques textes qu’on saisit ses aspects zoomorphiques majeurs. Les récits d’Araignée donnent une image bien laide du héros. R. Colin fait de lui un portrait physique peu reluisant: « Laid et disproportionné, kendéba…parle d’une voix nasillarde. Son petit corps sombre, en équilibre curieux sur les échasses brisées de ses pattes n’inspire nullement confiance »[407] Araignée conserve, en effet, à l’intérieur des récits, un certain nombre de traits physiques conformes à la réalité. Elle est tout d’abord une bestiole remarquable par sa petite taille.

Dans les contes des sociétés de la zone ouest-africaine, Araignée appartient à la haute classe, il est un notable, une personnalité de grande importance, car son village est « le septième après ceux de l’éléphant, du rhinocéros, du buffle, du lion, de la panthère, du tigre »[408]. On pourrait dire qu’il  fait partie du cercle des sages, des « granor bestes »[409] pour parler comme les auteurs du Roman de Renart. C’est à juste titre qu’il fait partie des grands invités au mariage de la fille de Dieu, conte éponyme extrait de la Mare aux crocodiles. A cette réception :

« Il y avait bien sûr l’homme, mais il y avait aussi Araignée dit Ekendeba, le buffle, l’éléphant »[410]. « Araignée est au plan de la notoriété le second  personnage après le personnage divin. Plusieurs récits racontent la  familiarité entre les deux illustres personnages »[411]. En effet, Araignée a des rapports privilégiés avec Dieu. Le conte intitulé « Le vol » extrait de Contes Agni de l’Idénié l’atteste clairement : « Le monde où nous vivons a été créé par Seigneur Dieu, surnommé Nyamien Koimé par certains ancêtres. Parmi ses créateurs figure Araignée, un très beau notable de Dieu »[412]. S’il est un grand dignitaire, puis le père d’une grande famille où sa femme et ses enfants vivent ensemble, Araignée est en revanche un être suffisant et sans modestie.

Orgueilleux, Araignée connaît l’ivresse verbale de la suffisance, de l’orgueil et de la vantardise. Présomptueux dans les manières et surtout dans ses propos il est, par nature,  insoumis. Dans le conte « le miroir dela disette », il lui a été conseillé de ne pas se mirer dans la glace  placée au fond du palais s’il veut demeurer riche. C’est sans compter avec sa fierté, son attitude hautaine et méprisante qu’il manifeste comme suit:

« Pourquoi ne pas se mirer dans le miroir… ?  S’interroge t- il sous fond de

plainte contestataire. Et puis sachez et comprenez une fois pour toutes qu’on

n’est pas un idiot lorsqu’on se nomme Kakou Ananzè. S’il se permet certaines

audaces, c’est qu’il a toujours des phrases toutes prêtes à le sortir

d’embarras… Les anciens pour l’avoir se mettaient par dix, par vingt, par

cent. Mais toujours il sortait vainqueur  des  traquenards les plus réussis.  Car

lorsqu’ils croyaient lui tenir le bras, ils n’avaient qu’une jambe et lorsqu’ils

étaient convaincus de le tenir par le tronc, entre les mains, il n’était qu’un

tronc d’arbre. Il aime les situations difficiles, les obstacles qui accroissent ses

facultés,  décuplent son intelligence, fouettent son ingéniosité, Kakou

Ananzè »[413].

Cette hâblerie s’exprime encore dans « le groin du porc » où Araignée se considère comme le plus fort de la gent animale.

« Il ne restait plus que Kakou Ananzè. Mais Kakou Ananzè lui, ne se laisse pas prendre comme cela. La brousse a beau être brousse et perdre le buffle, le lion, la panthère, le tigre, l’éléphant, le rhinocéros, lui, la brousse ne le prendra jamais. La brousse sait cela du reste »[414]. Comme nous venons de le montrer, Araignée est Hautain et beaucoup trop confiant. Outre cela il méprise ou sous-estime très souvent ses partenaires. Par exemple dans « le miroir de la disette », au petit silure qui lui promet le bonheur absolu et surtout la richesse, exige qu’il se laisse tomber du haut du fromager, Araignée rétorque violemment :

« C’est à moi que tu dis cela ! A moi le maître des ruses ? Ce que la  mort n’a pu faire, tu veux le réussir ? Jamais ! Me rompre le cou sur les conseils d’un bambin comme toi… Mais dans cette histoire à quoi réduis-tu l’apanage  de l’âge. Le rôle de l’intelligence et le privilège de l’expérience ? »[415].

De même qu’Araignée se croire supérieur à tous, de même il n’admet pas que l’on se dise plus apte que lui dans un domaine donné. Sa réaction face à Tortue le montre bien. En effet, au pays enchanteur d’Ecureuil, Tortue chantait ses propres mérites en ces termes : « C’est moi la tortue la plus vaillante du monde, qui veut lutter avec moi ? A mon vainqueur j’offre un bélier »[416].

Mis au paroxysme de sa colère par les propos de Tortue, Kakou se sent frustré et brûle  d’envie de se mesurer au capucin  « C’est une provocation, proférer de telles inepties devant un champion de lutte comme moi ! Avouez tout de même que c’est de la provocation !»[417].

Aussi manque-t-il pas de faire preuve de suffisance notoire même devant Dieu : ayant appris que celui-ci demandait qu’on abatte son gros fromager « avec ça seulement », Araignée se précipite au domicile du seigneur. Quand clui demande ce qu’il devient, il répond de façon hautaine : « Ce que je deviens ? Est-ce que je le sais moi-même ? L’existence est devenue si monotone, plus aucune occasion pour se révéler, pour faire preuve d’intelligence »[418].

Le décepteur est, par la variété et la multiplicité de ses techniques de la ruse, un personnage qui connaît tellement son univers qu’il le maîtrise et le manipule à sa guise. Il emploie toutes les ressources de l’intelligence pour persuader, influencer ou simplement séduire le partenaire..

En somme, en dépit de sa petite taille, Araignée est propulsé au sommet de la hiérarchie des physiquement nantis. Il est notable. En fait, sa force réside dans l’usage conscient d’un immense pouvoir : la ruse. Comme l’a montré Zigui, Araignée est un renart, le goupil africain[419]. En fait, le mensonge, la flatterie, la séduction sont entre autres les instruments de sa ruse. Malheureusement, il dupe les autres et finit toujours par être dupé à son tour.  Il ruse pour  des raisons diverses. Il est, à cet effet,  capable tantôt du meilleur tantôt du pire. Voilà présenté les caractéristiques identitaires majeures du héros au plan physique, mental et social. Quels rôles jouent ce personnage ? Quelles fonctions s’attachent-elles à ce décepteur ?

II. LES FONCTIONS D’ARAIGNÉE

Les fonctions découlent de sa représentation. En effet, il s’agit d’appréhender à partir du comportement, les actions récurrentes et constantes d’Araignée. Ainsi les fonctions d’Araignée sont- elles les actions fondamentales de celui-ci (le personnage d’Araignée) dans les récits où il est le héros.

Il arrive qu’Araignée (même si cela est rare) fasse preuve de grandeur d’âme en apportant son soutien à la communauté. « Le néré de Dissia»[420] en est une illustration parfaite. En effet, Hyène possédait l’unique arbre de « néré »[421] de la région et Il refusait de partager les fruits de cet arbre dont les branches ployaient sous le poids des grappes de gousses exceptionnellement longues et pleines. A cet effet, le récit dit :« Chaque année une délégation venait demander à Dissia l’autorisation de  récolter un peu de « néré » pour la fabrication de « soumara ». La réponse  était invariablement la même »[422].

Face à cet égoïsme sans pareille de Dissia, Araignée prit la décision de faire manger du « néré » cette année-là dans tout le village. Simulant un vent violent et ravageur, il attache Dissia sur son arbre et offre du « néré » à toute la communauté.

C’est également, Araignée, selon certains conteurs ou auteurs de recueils de contes, qui a communiqué, à travers l’étui des contes[423] l’intelligence et la sagesse aux hommes. Par ricochet, il ressort clairement de cette représentation qu’Araignée assume par moment la fonction d’altruiste.

Si pour ce type d’action, Araignée remplit la fonction d’un être généreux et altruiste, il joue régulièrement le rôle d’un personnage méchant. En effet, il est méchant par nature et  sadique : il se plaît à faire le mal. Dans « les funérailles de la mère Iguane.»[424] Kakou Ananzè qui se dit l’ami d’Iguane-fils, profite de la mort de Mère-Iguane pour jouer à son ami, Iguane-fils le méchant tour que voici : « il convient avec lui qu’au village où ont lieu les funérailles de Mère-Iguane, Iguane s’appellera « papa sédentaire », tandis que lui-même sera « papa étranger ». Tous les plats qui arrivent sont pour « papa étranger ». Ainsi, Kakou Ananzè a-t-il une mine superbe pendant que dépérit chaque jour un peu plus fils-Iguane. Quand les villageois  demandent à Iguane s’il est malade, c’est Kakou Ananzè qui répond avec une parfaite candeur :

« Mon ami n’aime pas les voyages. Il maigrit quand nous nous déplaçons, et cela, vous pouvez le croire, me peine beaucoup. Pensez- donc ! Nous mangeons ensemble. Il maigrit et je grossis à ce qu’on raconte. Les  mauvaises  langues ont beau  jeu. Je crois donc que désormais, je ne voyagerai plus en compagnie de mon ami Iguane-fils »[425].

Cette fonction de méchant  est aussi assumée par Araignée dans le conte intitulé « les intestins du varan »[426]. La méchante action d’Araignée se résume comme suit. Alors que Varan se baigne, Araignée profite de son absence sur la rive pour emporter à la maison les intestins de celui-ci. Sa femme les fit cuire. Les deux époux mangèrent le copieux plat sans même en donner à leur fils. En plus de sa méchanceté, il incarne d’autres fonctions non des moindres.

Araignée assume également les rôles de trompeur trompé, de transgresseur des lois et interdits, de bouffon ou de véritable comédien. Ces fonctions sont bien schématisées chez Delafosse et Colin.

Dans son introduction au « Roman de l’Araignée chez les Baoulé de la Côte d’Ivoire » Maurice Delafosse s’étend longuement sur la grossièreté et l’échec quasi permanents des ruses d’Araignée. Voici en quelques termes son commentaire : « Sa ruse et sa malice sont grossières et souvent cousues de fil  blanc. Aussi, lorsqu’il arrive- et cela arrive presque toujours- que ses ruses sont  éventrées et que ce trompeur est trompé à son tour. L’auditoire du conteur se livre à des manifestations non équivoques de joie »[427]

Roland Colin, quant à lui, tout en remarquant que le « cycle des aventures d’Araignée est très varié », observe que la plus part des phases peuvent néanmoins se ramener à un schéma ternaire. En effet, ce schéma récurrent est souvent en trois temps, par exemple : Araignée est pauvre (il est dans une situation de manque). Il devient riche (il parvient à améliorer la situation), puis se retrouve non seulement pauvre, mais plus encore malheureux qu’au départ (il vit un manque plus profond) puisqu’il se fait prendre par son propre piège ou par le fait de ne pas suivent les conseils indiqués. Cette typologie, Colin la résume en un schéma simple :

« Premier temps : l’Araignée est dans une mauvaise posture, ou se pose un problème ; second temps : elle invente un  stratagème et mène à bien ses projets ; troisième temps : le système imaginé, grâce à une petite faille d’application, se  retourne contre elle, et, finalement, elle se retrouve  plus malheureuse qu’au départ »[428].

Le conte « Araignée et Pigeon»[429] entre lui aussi, dans ce schéma à trois temps. Araignée, le trompeur est souvent roulé comme il trompe les autres. Selon ce récit, Araignée ruse pour manger tout seul les différents plats que leur hôte leur apporte, lui et son ami Pigeon. Et ce pendant tout leur séjour. Sur le chemin du retour, Araignée dépose son sac de pois sucrés auprès de son ami Pigeon pour aller satisfaire un besoin. Pigeon s’y introduit et mange tout le contenu. Au village, Araignée réalise que son sac est vide. Voulant tuer son ami, il extermine toute sa famille. Il serait quelque peu fastidieux de multiplier les exemples mais retenons que ce schéma est révélateur de cette fonction d’Araignée, « le trompeur trompé ». Araignée qui se dit tellement intelligent, tellement rusé, toujours vainqueur de tout et de tous, se laisse pourtant tromper si facilement.

Aussi, Araignée, dans les récits, foule-t-il aux pieds les interdits, il n’a aucun respect pour les coutumes. Ne pouvant supporter aucun conseil et prétendant outrepasser toute interdiction, Araignée se plaît à lutter contre plus fort que lui, à tout le moins, contre ce que l’on dit être plus fort que lui. Malheureusement, cette violation de l’interdit se fait  très souvent à ses dépens. Voyons-le aux prises avec les nains : « Su-boum ! su- boum-ka ! Su-boum ! boum ! su-boum-ka ! »[430]

Araignée sait bien qu’il est formellement interdit de « chanter la chanson des nains » et de « danser leur danse » sinon gare à la bosse ! Mais il est tellement confiant qu’il est persuadé de pouvoir tromper tout le monde sans jamais tomber dans aucun piège. Il enfreint alors la loi des nains. Par conséquent, la bosse fatidique pousse sur son dos ! Voilà comment, dit-il lui-même « le beau gars » qu’il était est devenu bossu.

C’est encore son irrespect et son impertinence qui le conduisent, une autre fois, à recevoir du monstre « Akotrokon », un violent coup sur la tête : « Akotrokon a si bien fait qu’Acolou l’a tué ! Elle a tiré Akotrokon. Il la remercie »[431]. Salmodie-t- il  à tue-tête, croyant le monstre mort; mais Akotrokon, bien vivant le punit comme il convient. Il ne faut pas vouloir égaler les génies; il ne faut pas non plus désobéir aux animaux sacrés. Le petit silure avait dit à Kacou Ananzè : « Tu peux tout faire dans mon royaume, tout faire dans mon palais, mais ce que tu dois jamais faire, c’est de regarder dans le miroir qui est là-bas »[432]. Araignée s’entêta à se mirer dans le miroir malgré l’interdiction qui lui était faite. En claire retenons, Araignée joue le rôle d’altruiste et du méchant à la fois. Il agit souvent de manière tout à fait impulsive, sans se référer à aucune valeur morale et se révèle du coup comme un transgresseur des interdits et des coutumes. Par ailleurs, lui,  qui personnifie tant la ruse se laisse tromper par les autres. Araignée joue «également une autre fonction aussi importante que celles que nous venons d’évoquer. Il est comédien.

Instruire en amusant, telle est la fin des contes en général et de ceux d’Araignée en particulier. L’atmosphère du conte est souvent agréable et gaie. Ecoutons ce qu’en dit Georges Effi M’bra : « Dans chaque famille, le soir au coin du feu, où se déguste le  Délicieux Bangui, vieillards et petits, tout le monde se réunit  paisiblement, et les contes commencent. Chacun raconte un peu car ce sont les variétés qui donnent à nos contes leur charme si beau. »[433]

Il existe dans les contes d’Araignée une gamme très étendue de comiques dont le comique de caractère, le comique de situation et le comique de mots qui repose essentiellement sur le héros principal, Araignée.

Araignée est un personnage hautement comique. C’est une caricature. Au plan physique, il est très laid avec son petit corps difforme, velu, bossu, ses longues pattes et ses yeux exorbités. Au plan moral, c’est un composé de tous les défauts et vices humains. Araignée est un véritable bouffon.

Le comique des contes d’Araignée est un comique de contraste. Contraste entre ce que dit Araignée de lui et ce qu’il est réellement. Cet affreux personnage se trouve en effet très beau : « Dans mon pays, les beaux jeunes gens comme moi ne mangent pas, cela les alourdirait. »[434]

Parlant de la bosse qu’il a sur le dos, il éprouve d’abord le besoin de rappeler avec emphase et tant de détails qu’autrefois il était le plus bel homme de la terre : « En ce temps-là, j’étais un beau gars. Il n’y avait pas mon pareil dans le monde. Nulle part l’on ne trouvait un être aussi beau, aussi charmant que moi. »[435]

Auditeur ou lecteur, nul ne peut s’empêcher de rire du profond ridicule du personnage. Quoi de plus laid, repoussant, répugnant pour ne pas dire effrayant qu’une araignée ! Et voilà que Kacou Ananzè parle de sa beauté et de son charme !

Il y a aussi contraste entre ce qu’il dit et ce qu’il fait. Ainsi, le comique de caractère et le comique de situation reposent sur le contraste.

Retenons qu’Araignée joue principalement à la fois le rôle de généreux, de méchant, de transgresseur des normes sociales, de trompeur trompé et de comédien. Il demeure celui qui personnifie la ruse dans tous ses aspects (pour faire le bien ou le mal).

A cet effet, Araignée reste un moyen de connaissance et d’explication de la société dont il émane par le truchement des fonctions qui lui sont assignées et les symboles dont il est l’objet.

III. SIGNIFICATION IDÉOLOGIQUE D’ARAIGNÉE

Le personnage du décepteur en général, celui d’Araignée en particulier, produit et met au jour une signification symbolique et l’activité symbolique est double : elle est défrichement et production.

Contrairement à la métaphore, le symbole invite à reconnaître un sens caché. C’est pourquoi, l’activité symbolique est fortement mise à l’œuvre  dans les mécanismes de l’inconscient. « Au fond, tout le mécanisme de la culture est un  mécanisme symbolique » notait E. Benveniste ».[436]

La signification d’Araignée au regard de la perception que les peuples concernés font de lui. La signification s’appréhendera à deux niveaux complémentaires. D’une part la symbolique du personnage d’Araignée et d’autres part par l’idéologie des conteurs, c’est-à- dire la relation entre les récits d’Araignée et la société. En d’autres termes, ces deux éléments correspondent respectivement à une vision du monde et à un projet de société qui pourrait améliorer la nature humaine.

A. La symbolique du personnage d’araignée

Au regard des aventures du personnage d’Araignée, il ressort qu’il symbolise à la fois le bien et le mal, « il est tantôt comme Satan tantôt comme Dieu[437] » ou le sauveur qui est en  étroite collaboration avec Dieu. Araignée symbolise fort bien l’ambivalence de l’homme. Il renferme en lui le positif et le négatif. Il manifeste l’un ou l’autre selon les circonstances. Araignée à l’image des autres personnages des contes animaliers est typé. En effet, il incarne une certaine catégorie d’hommes.

Par ricochet, il y a un rapport d’expressivité entre l’univers d’Araignée et la communauté créatrice des récits et des personnages mis en rapport les uns par rapport aux autres. L’univers  d’Araignée correspond bien au village des hommes et cela se manifeste dans la restitution des activités qui s’y déroulent. Par voix de conséquence cette représentation n’est pas gratuite. Pour sûr, elle véhicule un message profond et voilé à l’endroit de la communauté qui le produit. De façon caricaturale, dans les récits d’Araignée, nous notons qu’une infraction est toujours suivie d’échec et de punition. Néanmoins, Araignée échappe souvent à la vigilance des autres et réussit sa tricherie. Cela le grise et il se croit l’égal sinon le supérieur de tous et veut ignorer les normes sociales dans son univers. Donc mis en rapport avec son créateur, Araignée est à l’image de ce dernier. Il est l’être le plus faible, le plus vulnérable qui l’emporte cependant sur les plus forts et se fait admettre supérieur par sa capacité de rapprocher ou d’établir des rapports ou de prévoir.

B. Une vision du monde et un projet de société

Il appert de ce qui précède que cette littérature essentiellement vouée au rire laisse cependant entrevoir une vision, un mode de penser du créateur. « Nous sommes tous à la fois trompeurs et trompés ; intelligents et sots  selon que nous savons ou non dominer nos instincts, modérer notre appétit insatiable, partager avec autrui  prévoir »[438]. En clair ces récits ont une portée aussi bien sociologique, philosophique que morale. De fait, c’est dans cette optique  que  nous insisterons sur le rapport  entre le conte d’Araignée et la société dont il est issu.

S’il est établi que l’homme, à l’image d’Araignée, possède ces deux aspects (positif et  négatif), la question est de savoir comment transformer l’homme de sorte que ses pensées, ses paroles et ses actes soient Gouvernés par le bien ? Tel  est plus ou moins le rôle de l’éducation. L’un des instruments d’éducation dans la société traditionnelle comme l’a bien démontré le professeur Pierre N’Da, dans son œuvre Le conte africain et l’éducation[439], était bien le conte, à travers  entre  autres, ses différentes fonctions dans la société mais également ses critiques aussi bien des puissants ou des chefs  que des comportements individuels. Les récits d’Araignée en font de même. En effet, semble-t-il, l’intention première des conteurs est de révéler l’ambivalence de l’homme à travers Araignée, mais leur véritable but est d’améliorer l’être humain en générale et le membre de la communauté en particulier, en un mot, de transformer la société au mieux. En exposant l’homme(Araignée) dans ses défauts explorer les voies et moyens de transformer le négatif en valeur positive. En fait, on ne peut changer une situation ou une personne dont on en n’a pas une connaissance profonde. Au-delà du réalisme (Les récits d’Araignée présentent la société plus ou moins telle qu’elle est) sans doute, le conteur du récit d’Araignée exprime son désir profond d’harmoniser la communauté en prônant le culte de l’intérêt général car si chacun œuvre pour le bien d’autrui, chacun atteindra l’objectif fondamental de sa vie, le bonheur. C’est l’éducation par l’exemple. En réalité, l’objectif de toute vie ou tout être humain est d’être heureux, vivre en harmonie avec soi et son environnement naturel et humain. Pour ce faire, il faut inculquer aux auditeurs la façon d’agir que pour l’intérêt de tous et de chacun, il est indispensable d’œuvrer pour le bonheur des autres. Par conséquent chaque fois que l’on agit pour le bien- être des autres, c’est-à-dire pour l’intérêt général, il s’en suit succès et cohésion sociale. Que l’on se réfère au mobile de la ruse d’Araignée dans le récit intitulé le néré de dissia, pour ne citer que cet exemple. Toutefois, Araignée connaît souvent le succès alors que le mobile pour lequel il ruse n’est pas noble, mais dans ces cas, le bonheur est éphémère car Araignée finit, par la suite, à être puni ou à connaitre la déchéance. Ainsi, comme Dissia, toute personne qui ne vise que son intérêt mesquin au détriment de celui des autres, ne le fait à ses dépens, car il s’éloigne de son propre épanouissement. Le conteur œuvre,  plus ou moins, en quelque sorte, pour que chaque membre de la communauté développe et  emploie ses capacités au service de la société. En somme, toute entreprise ou toute action, quelle qu’elle soit, si elle n’englobe pas ou ne prend pas en compte à la fois l’intérêt individuel et général, elle est vouée à l’échec. Le comportement d’Araignée interpelle tout le monde en particulier les décideurs sur le fait qu’ils doivent prendre des décisions sages c’est-à-dire celles qui sont bonnes pour eux mais surtout pour les autres également. A l’image d’Araignée, chaque être humain, quel que soient sa race, sa culture ou son sexe a un potentiel d’une richesse illimité. On pourrait dire que la fonction première de la société est précisément d’amener ces potentialités à s’épanouir au profit de tous. La création d’une telle situation équivaut en elle-même à la paix dans la communauté. Si nous faisons un clin d’œil à nos sociétés africaines modernes en proie aux troubles ou même aux conflits armés, nous comprenons aisément que la cause fondamentale à tout cela est d’ordre  éducationnel. En effet, nos sociétés actuelles  se caractérisent par une course effrénée pour la satisfaction des intérêts individuels, du petit égo au détriment des autres si bien que la majorité des citoyens foulent aux pieds ou ont du mal à accepter les notions de dignité humaine et de caractère sacré de la vie, principes qui devraient être les piliers centraux de toute philosophie éducationnelle. D’aucuns me diront que les sociétés africaines traditionnelles n’étaient pas pour autant idylliques. Justement, c’est parce que, depuis longtemps et toujours, le créateur, l’artiste n’a jamais été écouté avec sérieux. En réalité, les conteurs ou les auditeurs attentifs sont unanimes sur un fait : le conte en général et le conte d’Araignée en particulier est un discours plus sérieux qu’il ne le laisse paraître au premier abord. S’il se couvre de la toile du « mensonge » ou de la plaisanterie, il est en réalité plus complexe : « on dit que les contes sont des mensonges, ce n’est pas vrai. Si quelqu’un comprend le fond des choses, il ne peut pas dire que les contes sont des histoires. Les contes s’adressent à tout le monde : aux femmes, aux enfants, aux jeunes gens, aux jeunes filles. Chacun y trouve son compte »[440]. Ces propos du vieux Agni, Brou Angui, rapportés par le professeur Pierre N’Da qui rejoignent, comme il l’a dit lui-même, ceux de Hampaté Bâ au début du récit Kaydara[441], en disent long sur les différents niveaux d’appréciation des contes : « Pour les bambins qui s’ébattent au clair de lune, mon conte une histoire fantastique. Pour les fileuses de coton pendant les longues nuits de la saison froide, mon récit est un passe-temps délectable. Pour les mentons velus et les talons rugueux, c’est une véritable révélation ». Cette dernière catégorie d’auditeurs concerne non seulement, les anciens sages mais également, toutes les personnes qui s’entrainent par la réflexion et à la réflexion pour comprendre la pensée profonde des sociétés traditionnelles qui se manifeste  à la fois dans une vision du monde et dans un projet de société bien alléchant.  Les récits d’Araignée « peignent la société africaine telle qu’elle est, telle qu’elle voudrait être et peut être plus encore, telle qu’elle ne voudrait pas être, dans la mesure où très souvent sous le voile de l’imaginaire, s’embusquent les fantasmes les plus refoulés »[442].

CONCLUSION

Cette étude sur le décepteur Araignée,  permet de réaliser que celui-ci est un  véritable moyen de connaissance de la société traditionnelle africaine. Les récits dont il est le personnage principal la révèlent  plus ou moins dans tous ses aspects tant politique, économique que socioculturelle. Egalement, une vision du monde ou même un projet de société y transparaît en ce sens que, les contes d’Araignée enseignent non seulement un savoir-faire mais également un savoir-être.

En outre, cette étude participe quelque peu de la perpétuation des traditions  c’est-à-dire les modes de pensée et de gestion de la société d’hier, qui, imprégnée d’un esprit critique, pourrait servir, d’une part,  à connaître et à comprendre la société traditionnelle africaine et, d’autre part, de gérer au mieux la société africaine d’aujourd’hui. En effet, comme le mentionne clairement Raymond OKOUBO le conte est « l’un des meilleurs moyens d’informer, d’inculquer les valeurs cardinales aux plus jeunes et parfois aux moins jeunes, d’ouvrir leur esprit aux meilleures dispositions possibles, et pour tout dire, d’éduquer »[443].

En montrant les défauts, les caractères démoniques d’Araignée qui est le reflet du citoyen de la communauté dont il émane, le conteur voudrait semble- t-il, faire comprendre que la société pourrait s’améliorer davantage si chaque citoyen prenait conscience de ses faiblesses et s’évertuait à les transformer en valeurs positives. L’étude des contes, en général, et d’Araignée en particulier, pourrait alors, offrir des éléments d’orientation quant à la gestion harmonieuse de la société, une société où chaque citoyen pourrait s’éveiller à son réel potentiel et le faire s’épanouir pour son propre bonheur et  pour celui de la société tout entière.

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LES TENTATIVES DE DÉSTABILISATION DES POUVOIRS POLITIQUES EN AFRIQUE : LE CAS DE L’EMPIRE SONGHAY AU XVIè SIÈCLE

Souleymane SANGARÉ

Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)

RÉSUMÉ :

Au cours du XVIe siècle, des acteurs principaux de la classe politique songhay, les princes Askias surtout, ont tenté de déstabiliser le pouvoir régnant dans le but d’assouvir leur ambition politique : régner sur l’empire songhay. Ces actes de déstabilisations qui se sont exprimés sous la forme de rébellions armées et de tentatives avortées de coups d’Etat, ont tous échoué. Mais, leurs conséquences ont été désastreuses pour le Songhay. L’Empire s’est épuisé dans les répressions qui conduisent à des guerres civiles. Totalement affaibli,  ou par manque de temps pour se réorganiser, il sera une proie facile pour les conquérants venus du Maroc en 1590.

Mots clés : Conflits, Classe politique, Déstabilisation politique, Pouvoir, Souverains, Songhay, XVIè siècle.

ABSTRACT :

During the sixteenth century, the main actors of the political class Songhay, princes Askias especially, have tried to destabilize the ruling power in order to satisfy their political ambition: to conquer the Songhay empire. These acts of destabilization that are expressed in the form of armed rebellions and abortive coups, all failed. But their consequences were disastrous for the Songhay. The Empire will be exhausted in the repressions that lead to civil war. Weakened or entirely for lack of time to reorganize, it will be easy prey for the conquerors of Morocco in 1590.

Keywords : Conflict, political class, political destabilization, Power, sixteenth century, Songhay, Sovereigns.

INTRODUCTION

Cette étude fait suite à une précédente où nous avions analysé la problématique des coups d’Etat dans l’empire songhay[444]. Au cours des recherches que nous avons faites alors, nous nous sommes aperçus que certains actes de déstabilisation, n’ont pas conduit à des coups d’Etat. Ils ont été, soit des rébellions, soit des tentatives de coups d’Etat. En effet, la déstabilisation politique, l’un des traits saillants de l’histoire de l’empire songhay sous les Askias (1493-1591), est aussi l’un des sujets d’actualité les plus saillants en Afrique[445]. Au cours du XVIe siècle, les pouvoirs des askias Moussa, El Hadj et Ishaq 2 ont été confrontés à des tentatives de déstabilisation qui ont toutes échoué. Tout comme les coups d’Etat réussis, des motifs réels les ont provoquées, et leurs conséquences ont été considérables. Quelles ont été les motivations de ces tentatives de  déstabilisation ? Comment se sont-elles déroulées et quel a été leur impact sur l’évolution politique du Songhay ?

Certes, l’histoire de l’empire songhay au XVIe siècle a fait l’objet de plusieurs études[446]. Mais aucune de celles-ci ne semble avoir insisté sur la problématique de la déstabilisation politique. Elles étudiaient ou relataient les crises politiques dans leur généralité. D’où la nécessité de nous pencher sur cette problématique particulière, la déstabilisation politique.

Notre objectif est de déterminer et d’analyser ces actes de rébellions et de révoltes en insistant sur leurs causes, leurs conséquences immédiates ainsi que leur impact sur l’évolution politique de l’empire songhay. L’hypothèse, dans cette étude, est que la déstabilisation a été l’un des moyens employés au Songhay pour accéder au pouvoir. Elle a affaibli l’Empire et l’a conduit à sa perte. Quant aux sources de cette étude, nous avons eu recours principalement aux Tarikh el fettach (T.E.F, en abrégé) et au Tarikh es Soudan (T.E.S, en abrégé)[447]. Notre étude est axée autour des trois règnes les plus secoués par les actions de déstabilisation ouvertes : les règnes de Moussa, d’El Hadj et d’Ishaq 2.

I. LA DÉSTABILISATION POLITIQUE SOUS L’ASKIA MOUSSA (1528-1531)

Durant son cours règne, l’askia Moussa, souverain du Songhay, a été confronté à une rébellion armée et une tentative d’assassinat.

A. La rébellion du prince Otsman Youbabo

En 1530, le pouvoir de l’askia Moussa est ébranlé par une rébellion dirigée par son frère cadet, Otsman Youbabo, le préfet (Kanfari ou Kourmina Fari) de la région du Kourmina. La cause immédiate de cette rébellion réside dans la gouvernance tyrannique et sanguinaire de l’askia Moussa. En effet, après son accession au pouvoir en 1528, il a entrepris de mettre à mort ses frères : les motivations profondes des actions de Moussa sont d’ordre sécuritaire. Après sa prise du pouvoir sur un coup d’Etat contre son père en 1528, Moussa n’a pas bénéficié du soutien des lettrés et des notables songhay. En l’absence de ce soutien, Moussa passait aux yeux des cadres et princes songhay comme un usurpateur, et son pouvoir, un pouvoir de fait. Dans ces conditions, son règne n’a pas été de tout repos. Dès 1529, semble-t-il, il fut en butte à l’hostilité des membres de sa famille. Le nouvel askia voyait partout des ennemis s’apprêtant à le renverser ou tuer. Il prit donc les devants pour faire arrêter et tuer tous ceux qu’il a soupçonnés d’opposition à son régime[448]. Dans ces conditions, au cours de l’année 1529, un grand nombre de princes se réfugia à Tendirma, capitale provinciale du Kourmina-Fari Otsman-Youbabo, pour sauver leur vie et combattre leur bourreau. Devant ce grave problème, Otsman Youbabo, deuxième personnalité de l’Etat, devait jouer le rôle de médiateur pour apaiser le souverain et l’amener à plus de modération dans ses rapports avec les membres de la famille royale. Au lieu de cela, il accueille les réfugiés, épouse leur cause, se met à leur tête et décrète une rébellion armée ouverte contre l’askia Moussa. A l’origine donc de cette rébellion, il y a la volonté d’Otsman Youbabo de renverser l’askia Moussa et de régner lui-même sur l’Empire. Faisant du Kourmina la base de ses actions subversives, Otsman Youbabo mobilise une puissante armée pour venir attaquer le roi.

Mais avant de donner l’ordre à son armée de le débarrasser des rebelles, l’askia Moussa décide de résoudre le problème pacifiquement. Ainsi, une négociation est ouverte avec Otsman Youbabo et ses partisans. Celle-ci était sur le point d’aboutir lorsque d’habiles intrigants et courtisans, à l’image de son griot, l’ont fait revenir sur sa décision : ils ont ainsi fait échouer la médiation et ouvrir les hostilités[449]. L’échec de cette négociation montre aussi l’importance des acteurs collatéraux dont certains membres de l’entourage des belligérants. En effet, ces derniers étaient prêts à faire échouée toutes les tentatives de médiation si celles-ci ne servaient pas leur cause. Une deuxième médiation conduite par le cadi (juge) de Tombouctou, Mahmoud ben Omar, est tentée mais sans succès[450].

L’Askia Moussa donne finalement l’ordre à son armée de réprimer ses adversaires. Le combat s’engage entre les localités d’Akakal et Kabara et se termine sur une défaite des rebelles[451]. Cette victoire sur la rébellion permet à l’askia Moussa de garder le pouvoir et de continuer à régner sur le Songhay. Mais elle ne mit pas un terme définitif à la déstabilisation de son trône. Deux années plus tard, il est la cible d’un complot: celui du prince Alou.

B. L’attentat du prince Alou

Après cette tentative de déstabilisation, l’askia Moussa devait initier une politique de réconciliation des membres de la famille royale et orienter les énergies vers les opérations militaires de conquête, par exemple. Il ne fit rien de tout cela. Au contraire, la rébellion d’Otsman Youbabo est à ses yeux la confirmation de ce que des ennemis tapis dans l’ombre, en voulaient à son trône et à sa vie. Ceci devient pour lui une obsession qui, très rapidement, vire à la paranoïa au point de faire de lui un sanguinaire : à court terme, il recommence à mettre à mort les princes du pays. Par exemple, le prince Abdallah, est mis aux arrêts et assassiné. Ainsi aux yeux de l’askia Moussa, seule une politique soutenue et ferme de terreur allait lui débarrasser de ses ennemis et sauvegarder son régime. Sa soif du pouvoir devait être excessive au point de l’étancher avec le sang de ses parents qui formaient pourtant les cadres de l’Empire[452]. Les arrestations de Moussa n’augurant rien de bon, à l’annonce de l’arrestation du jeune Abdallah, un sursaut d’indignation s’est manifesté dans le cercle des princes askias. Réunis, ils décident de tuer à son tour le roi[453]. Ainsi,  la haine morbide de Moussa à l’endroit de ses parents en général, et le meurtre d’Abdallah en particulier, incitent ces derniers à s’organiser. Cette organisation prend la forme d’un complot dont le meneur est le prince Alou. A l’annonce de la mort d’Abdallah, ce dernier avait proclamé que : « Abdallah est le dernier de nous qu’il aura tué, car dorénavant, il ne tuera plus jamais. »[454] En réalité, Alou et ses autres frères complotèrent la mort du roi.

Le complot prend la forme d’un attentat qui se déroule cours d’une promenade du roi. Comme prévu, Alou a profité d’un moment où le roi était distrait par une causerie, pour le frapper avec son javelot. Le souverain, blessé, réussit toutefois à battre en retraite et à rejoindre son palais. Cette résistance du roi est mise sur le compte de sa vigueur[455].Mais nous ne le pensons pas. Il est possible que le roi ait porté une sorte de cuirasse suffisamment solide pour amortir ou atténuer la portée d’une arme lancée de près. Peut-être aussi qu’Alou, dans sa volonté de vite agir, avait précipité son coup, et n’a pas pu donner à sa lance toute la force nécessaire, ce qui a permis au roi de rester en vie. L’attentat contre Moussa a donc échoué[456].

Toutefois, ces tentatives diverses de déstabiliser le pouvoir de Moussa ont eu d’importantes conséquences. Pendant presque tout le règne de Moussa, l’empire songhay n’était plus gouverné : en effet, aucune politique de développement n’a été appliquée. Les vastes chantiers de conquête lancés par les prédécesseurs de Moussa avaient été arrêtés. Sur le plan humain, les mesures préventives d’assassinat de ses rivaux potentiels de la part du souverain, ont fait de nombreuses victimes, toutes des gens de qualité : par exemple, 25 à 35 princes songhay ont trouvé la mort[457]. Plusieurs hauts fonctionnaires ont perdu leurs emplois et fonctions comme ce fut le cas du Binka farma Bella, du Dirma koy Dankara et du Bara koy Souleymane[458]. Enfin, l’Empire perd d’autres cadres de valeur tels que le Kanfari Otsman Youbabo, le prince Ismael, le Maghcharen koy Akbiren et Ali Folen, ancien conseiller spécial de l’askia Mohamed 1er : ils prirent tous la route de l’exil et certains moururent en terre étrangère comme Kano[459]. Mais la conséquence la plus importante de la déstabilisation de Moussa est l’éviction du pouvoir de la branche aînée de la famille des Askias et l’avènement de la branche cadette en 1531 : en effet, à la mort de Moussa, cette branche cadette constituée des fils d’Omar Komzago (frère cadet de l’askia Mohamed 1er), accède au pouvoir à travers Mohamed Benkan Koréi[460].

La mort de l’askia Moussa ce mercredi 12 avril 1531 concrétise la réussite finale des tentatives de déstabilisation de son régime depuis 1529. Mais ces tentatives de déstabilisation ne s’arrêtent pas au seul roi Moussa. Le règne de l’askia El Hadj fut aussi combattu par ses ennemis.

II. LES TENTATIVES DE DÉSTABILISATION SOUS L’ASKIA EL HADJ (1582-1586)

De tous les souverains songhay, l’askia El Hadj est celui qui a été confronté au plus grand nombre d’actes de déstabilisation politique. Comme sous Moussa, celle-ci est du reste le fait de ses frères.

A. La rébellion de Mohamed Bounkan

La première tentative de déstabilisation politique sous l’askia El Hadj, est la rébellion du Kourmina fari Mohamed Bounkan. Ce dernier était le fils ainé de l’askia Daoud, par ailleurs le père et le prédécesseur de l’askia El Hadj. Bien avant sa mort, l’askia Daoud l’avait choisi comme son successeur. Mais à sa mort, El Hadj refuse de se conformer au testament paternel et s’empare du trône. Pour avoir usurpé ainsi le trône de Mohamed Bounkan, le nouveau roi El Hadj va pousser son ainé à la révolte. De fait, l’accès au trône de l’empire songhay de l’askia Mohamed 1er (1493) à la fin du règne de l’askia Ishaq 1er (1549) a toujours constitué un problème. Pour le résoudre, les moyens employés par les divers prétendants ont été la guerre civile et le coup d’Etat[461]. En 1549, l’askia Daoud accède au trône songhay[462]. Mais tirant les leçons du passé, Daoud décide de régler l’accès au trône songhay par l’élaboration et l’adoption d’un mode unique et accepté de tous : celui de père en fils[463]. Si le résultat de ses démarches, (le choix du fils aîné comme successeur au trône) est suivi, Daoud savait que son successeur serait son fils aîné, Mohamed Bounkan, et non El Hadj ou un autre de ses fils.

Au moment de sa mort en 1582 à Tondibi, Daoud pensait sans doute avoir éliminé toutes les germes possibles d’un conflit de pouvoir au Songhay. Mais c’était mal connaitre la soif du pouvoir et la force de l’intrigue des princes songhay. Ainsi, à la mort de Daoud, son fils cadet s’est emparé du pouvoir suprême au lieu d’en informer et de faire appel à son ainé, absent. Il a fait maquiller cette usurpation en la mettant au compte d’un choix populaire, spontané et volontaire[464]. Le testament de l’askia Daoud, résultat d’un consensus, fut donc violé. C’est ainsi que F.A. Iroko assimile la prise du pouvoir d’El Hadj à de l’opportunisme[465]. Malheureusement, cette violation, premier coup de pioche donné par el hadj à l’édifice patiemment bâti par son père, est la cause des tentatives de déstabilisation du trône songhay dont la rébellion de l’héritier évincé.

En effet, c’est dans la ville de Tombouctou  que Mohamed Bounkan avait appris le décès de son père et le coup d’état de son cadet, El Hadj[466]. Aussi, est-ce pour s’élever contre ce coup de force qu’il se dresse. L’armée et les chefs militaires ayant reconnu El Hadj, Mohamed Bounkan décide de monter une nouvelle armée pour lui arracher le pouvoir qui lui revenait. Pour ce faire, il mobilise ses partisans[467]. Mohamed Bounkan n’était pas un premier venu. Sa révolte devait être prise très au sérieux. En effet, de toutes les provinces du Songhay, seule celle du Kourmina dont il avait le gouvernement régional pouvait lever suffisamment de troupes pour rivaliser avec l’armée régulière. Mais l’askia El Hadj parvient à faire arrêter Mohamed Bounkan pour l’interner à Kanato, localité située sur la rive droite du fleuve Niger. Il demeura à cet endroit jusqu’en 1586[468]. Mais cette précaution fut inutile. Elle n’écartait pas du trône du roi les risques de complots comme El Hadi l’a montré.

B. Le complot d’El Hadi

El Hadi est l’un des frères de l’askia El Hadj. Depuis 1583, il occupait les fonctions de Kourmina fari en remplacement de Mohamed Bounkan. Sa volonté de déstabiliser le pouvoir du roi et de s’emparer de son trône, découle du coup d’état organisé par lui-même pour accéder au trône. Par son coup d’état, le roi venait d’indiquer qu’il est illusoire de croire que l’on pouvait accéder au trône autrement que par une effraction. Dans ces conditions, la succession au trône était ouverte de nouveau à tous les princes. Ainsi, l’askia El Hadj ayant trahi et évincé Mohamed Bounkan, El Hadi s’estimait en droit de trahir son roi en le renversant à son tour. Pour ce faire, il profite d’une grave maladie de ce dernier pour mettre sur pied sa conjuration. En effet, au moment de sa prise du pouvoir, le roi était atteint d’une maladie incurable, consistant en ulcères sur la partie inférieure du corps[469]. Impotent et grabataire, l’askia El Hadj n’était plus apte à remplir les fonctions d’un roi : agrandir le pays par des conquêtes, régler les problèmes du pays par son gouvernement et le défendre des agressions extérieures. Pour éviter que l’anarchie ou l’immobilisme s’installe dans l’empire et que la gestion des affaires publiques aille à vau-l’eau, El Hadi estima que la solution résidait dans la déstabilisation et le renversement d’El Hadj. Mais la maladie du roi n’était que le prétexte favorable pour le déstabiliser. En réalité, ce sont les autres frères du roi tels que Nouh qui, de Gao, ont fait parvenir à Hadi le message selon lequel « Askia El Hadj n’avait plus la moindre énergie » et qu’il pouvait venir s’emparer du trône[470]. Très rassuré sur la réussite de son coup, il quitte Tendirma en 1584 pour Gao dans le but de détrôner le roi. Ces événements se déroulèrent le 16 Mars 1584.

La facilité avec laquelle le déstabilisateur était arrivé jusqu’au siège du pouvoir central, l’absence totale de forces de défense du pouvoir ou d’une résistance quelconque des partisans du pouvoir, tout ceci indiquait que le roi était abandonné de tous. L’origine de la déstabilisation devait être plus profonde, et les causes réelles du coup d’état d’El Hadi devaient être d’ordre économique et financière. En effet, pour décider El Hadi à franchir le Rubicon, le principal argument trouvé par ses partisans est que le roi El Hadj n’a plus la moindre énergie. De façon plus précise, cet argument signifie que le roi n’est plus en mesure d’initier et de mener des opérations militaires de razzias ou de conquêtes. Or celles-ci avaient de grandes retombées économiques et financières. Sans conquêtes et razzias, il n’y a plus de prises donc de bestiaux, de récoltes, de bijoux et de captifs à vendre sur les places de marché. Du coup, il y a une diminution des ressources financières privées. En effet, dans l’empire songhay comme dans tout le reste du Soudan occidental, la richesse de la classe dirigeante en général et des princes en particulier, était basée en partie sur les prises lors des razzias. Les ressources financières générées par ces activités servaient à faire face aux charges sociales et pour financer des entreprises privées. Si El Hadi et les autres princes askias voulaient renverser El Hadj, c’est que vraisemblablement, leur source de richesse se tarissait sous l’effet de l’impotence et de l’immobilisme de leur souverain[471].

Toutefois, la déstabilisation échoue in extremis. En effet, à la même période, le poste de gouverneur de la province du Dendi se trouvait vacant depuis la mort de son titulaire. Or, ce poste comme toutes les fonctions de gouverneur, faisait de son titulaire, une riche et importante personnalité. Pour l’obtenir, tous les moyens pouvaient être employés. Or, avec l’avènement d’El Hadj au trône, la trahison ou la délation était redevenue un moyen pour gravir l’échelle sociale et pour faire carrière surtout. C’est ainsi qu’un important chef militaire, le Hikoy Bokar Chili-Idji, qui jouait un rôle important dans le complot de Hadi à cause des troupes qu’il possédait, décide de trahir dans l’espoir d’obtenir le poste de gouverneur vacant du Dendi (Dendi fari). Il sollicite auprès du roi sa nomination aux fonctions de Dendi fari, et qu’en retour il lui ramènerait El Hadi, prisonnier. Ayant obtenu sa nomination, il attire El Hadi dans la maison du prédicateur de la mosquée et le fait arrêter par ses soldats. Le retournement du Hikoy Bokar Chili-Idji et l’arrestation du chef de la rébellion mettent la confusion et le défaitisme dans le camp des conjurés et fait planer des menaces de mort sur la tête du reste des comploteurs. Dans la foulée, la rébellion est écrasée : El Hadi fait prisonnier, ses partisans périssent sous les coups mortels du pouvoir[472].

Toutefois, ces années de déstabilisation ont eu un impact négatif sur l’évolution politique du Songhay. Concentré sur sa défense, le trône est frappé de léthargie : ainsi, aucune guerre de conquête n’est menée pour agrandir l’Empire[473]. Cet immobilisme devient rapidement un signe de faiblesse et va favoriser le déclenchement d’agressions venues de l’extérieur. Ainsi, quand des troupes venues du Maroc s’emparent des salines du pays, le roi El Hadj s’incline devant le fait accompli au lieu de mobiliser son armée. Cette l’incapacité du roi à protéger ses sujets face au Maroc provoque une perte de confiance entre la famille royale des Askias et leurs sujets. Egalement, le recul face au Maroc incite ce pays à élaborer un projet militaire qui a abouti des années plus tard, à la conquête du Songhay[474].

Pourtant, l’apparition de nombreuses conséquences néfastes liées aux diverses tentatives de déstabilisation politique, n’a pas incité la classe politique à faire preuve de sagesse ou de réalisme et à mettre un terme à ses intrigues. Au contraire, celles-ci continuent. C’est ainsi que le second successeur d’El Hadj, l’askia Ishaq 2, est la cible de nouveaux actes de déstabilisation.

III. LA DÉSTABILISATION POLITIQUE SOUS L’ASKIA ISHAQ 2 (1588-1591)

L’askia Ishaq 2 sera la cible d’actes de déstabilisation dont un coup d’Etat manqué et une rébellion armée.

A. Le coup d’État manqué du prince Mahmoud

En 1588, meurt l’askia Mohamed Bano, le successeur de l’askia El Hadj. Assez rapidement, les enjeux politiques de ce décès dont la succession du roi, se manifestent. Assez rapidement aussi, des ambitions se manifestent et s’organisent en un clan pour tenter de s’emparer du trône au détriment d’autres clans du cercle royal. Ainsi, les principaux courtisans qui avaient l’habitude d’approcher le roi, ses conseillers et les hauts fonctionnaires du palais dont des chefs militaires, sont appelés et informés de ce décès. Toutes ces personnes avaient un point commun : elles n’étaient pas des parents consanguins ou utérins du roi défunt ; ils formaient un clan favorable au prince Mahmoud, cousin du roi. Cette faction prend la décision de n’informer aucun membre direct du clan royal, celui formé des frères consanguins et utérins du défunt souverain. C’est en cela que se trouve le coup d’état[475]. Le refus d’informer les frères directs du roi découle des enjeux liés à la prise du pouvoir ou à la succession au trône songhay. Celle-ci se faisait toujours au détriment d’un prétendant ou d’une autre faction de la grande famille royale que formaient les Askias. Toutes ces factions étant très intéressées par le pouvoir, apporter une aide quelconque à un prétendant ou une faction au détriment d’une autre, comportait de grands risques : en cas de succès, l’on était récompensé par une promotion ; en cas d’échec, il pouvait en résulter la mort, l’exil ou la prison comme sanction.

Toutefois, malgré les risques encourus, les amis du prince Mahmoud, devenus par leur attitude subversive des conjurés, décident de régler la succession au trône alors que cette tâche n’était pas de leur ressort Après examen et délibérations, ils décident de donner le pouvoir au prince Mahmoud, fils d’un ancien souverain, l’askia Ismael. Les conjurés justifient leur choix par le fait que Mahmoud était le plus âgé des princes pouvant prétendre au trône. Ainsi, la condition d’accès au pouvoir qui a prévalu est celle de l’âge, donc, de la gérontocratie. Dans ce système gérontocratique, en effet, la gestion des affaires publiques revient au plus âgé de la communauté. En réalité, ces courtisans tentaient de maquiller leur coup d’état en cours par l’élaboration de conditions opportunistes d’accès au trône et pour justifier leur choix de Mahmoud. Ils envoyèrent chercher Mahmoud sous le prétexte que le roi Mohamed Bano le demandait. A son arrivée, ils le mettent au courant de la mort du roi en lui faisant voir le cadavre. Puis, ils lui annoncent les résultats de leurs délibérations avec les arguments suivants : une longue vacance du pouvoir est néfaste pour l’Empire car le pays a besoin de souverain face aux troubles de l’heure ; les frères de Mohamed Bano, ses éventuels successeurs, sont tous très malveillants : par exemple l’un d’eux, Sadek a tué Salih, son propre frère après avoir tué un haut fonctionnaire, Alou, le chef de Kabara, le port de Tombouctou. Ensuite, il a pris les armes contre Mohamed Bano, le roi défunt. Dans ces tristes conditions, dès que le décès du roi sera rendu public, une querelle du pouvoir éclaterait férocement parmi ses frères directs car chacun s’estimerait le plus apte à occuper le trône. Ils conclurent que le choix des courtisans s’est porté sur lui, Mahmoud, à cause de ses qualités de fermeté, de patience ainsi que de sa bonne connaissance de la gestion des affaires administratives : « tu es l’aîné et le doyen. Aussi notre avis est-il que tu sois investi de la royauté sur l’heure, avant que les autres ne soient informés de la mort de l’askia »[476]. Mais comment briser les résistances éventuelles? Les comploteurs proposent que tous les éventuels opposants soient arrêtés et mis à mort, le cas échéant[477].

Après un silence de réflexion, Mahmoud accepte son élévation au trône d’autant que les conjurés ont montré leur détermination à travers les mots suivants : « Quant aux fils de l’askia Daoûd et à ses petits-fils, nous n’accepterons jamais qu’aucun d’eux soit notre chef»[478]. Or les descendants directs de Daoud, c’est-à-dire les frères et neveux du défunt Mohamed Bano, présents sur le lieu du décès formaient un groupe important de plus de 70 princes. Ishaq en était le plus âgé, puis venaient dans l’ordre, Mohamed Gao, Nouh et Moustafa. Toutefois, ce complot qui visait à mettre au pouvoir les descendants de l’askia Ismael au détriment de ceux de Daoud, va échouer.

Les causes de son échec se trouvent dans la dénonciation de Tabakali, la riposte d’Ishaq et la soumission des conjurés. En effet, suite à leurs décisions, les partisans de Mahmoud mettent leur stratégie à exécution en envoyant un eunuque, Tabakali, appeler Ishaq au nom de Mohamed Bano. Mais Tabakali choisit plutôt de dévoiler à Ishaq le complot qui se tramait à leurs dépens. Il dévoile le plan des comploteurs à Ishaq car ce dernier était le mieux indiqué pour succéder à Mohamed Bano dont il était le plus âgé des frères. Ishaq et ses partisans décident de contre attaquer : puissamment armés, ils « vinrent encercler la tente des comploteurs et les mirent aux arrêts »[479].

Quand Ishaq a exigé d’eux la soumission ou la mort, ils décident de se soumettre. Ils lui proposent même le trône encore fumant : c’est ainsi qu’il est proclamé chef de l’empire songhay. Cette tentative de déstabilisation semble n’avoir pas eu de conséquences désastreuses pour ces auteurs. En réalité, dans le contexte de guerre civile où se trouvait le pays, le nouveau souverain n’a pas voulu ouvrir une autre crise politique : ainsi, il n’y a pas eu de condamnations à mort ou d’emprisonnements. Ce faisant, il choisit de ne pas affaiblir davantage son camp et son trône. Car, le coup d’état déjoué, Ishaq, devenu l’askia Ishaq 2 devait désormais faire face à la rébellion du prince Sadek[480].

B. La rébellion du prince Sadek

En 1588, l’askia Ishaq 2 doit faire face à une deuxième tentative de déstabilisation de son trône, en l’occurrence une rébellion. Celle-ci est conduite par Sadek. Portant le titre de Balama, Sadek exerçait à Tombouctou la fonction de chef de la garnison militaire. Des causes lointaines et immédiates sont à la base de la rébellion de ce prince du Songhay. La cause immédiate de sa rébellion réside dans le meurtre d’un fonctionnaire du roi appelé Alou à la suite d’une banale histoire de vol impliquant des domestiques. Mais Sadek, au lieu de se rendre à Gao pour s’expliquer de vive voix devant le roi, choisit plutôt de se rebeller contre l’autorité royale. En réalité, la révolte de Sadek était la suite d’un précédent complot qui avait visé à s’emparer de force du pouvoir pour installer le prince Nouh[481]. En 1588, le meurtre d’Alou se présente comme l’occasion attendue pour déclencher ouvertement une déstabilisation du pouvoir. Sadek ne veut plus rester le chef d’une garnison militaire, poste sans doute obscur à ses yeux. Il veut se retrouver au devant de la scène avec, sinon le titre de roi, mais avec celui de chef de la province la plus importante du pays (Kourmina-fari) et second personnage de l’État.

Sadek mobilise une armée et décide de marcher sur Gao, la capitale[482]. L’instrument sur lequel voulait s’appuyer Sadek pour déstabiliser le roi est donc l’armée. Il comptait sur une victoire sur l’armée régulière restée fidèle au souverain. Dans sa tentative de déstabilisation, Sadek n’était donc pas seul. Il avait avec lui de hauts fonctionnaires, le menu peuple de Tombouctou ainsi que les commerçants de cette ville et une partie de ses lettrés. L’opposition dirigée par Sadek était donc soutenue et puissante. Elle était donc une véritable menace pour le trône[483]. Deux semaines après son départ de Tombouctou, les rebelles arrivent le 15 avril près de Gao où ils décident de camper.

Mais comme souvent, la peur d’une guerre fratricide sanglante pousse à la médiation[484]. Malgré cette tentative de conciliation, Sadek refuse de négocier. Il a sans doute estimé que le trône était à portée de sa lance. L’askia Ishaq 2 opte donc pour un règlement militaire du conflit. Il donne l’ordre à son armée de combattre Sadek et ses partisans. L’intervention débouche sur une guerre qui se déroule entre Tombouctou et Gao, dans la localité de Kombo-koraï. L’armée régulière en sort victorieuse. Ce dernier lui-même, vaincu, prend la fuite[485]. La défaite de Sadek et de l’échec de son entreprise subversive, a eu d’énormes conséquences dans tous les domaines au Songhay. Sur le plan politique et administratif, la défaite de la rébellion permet à Ishaq 2 de conserver le trône et de continuer à régner sur le Songhay pendant trois ans encore, jusqu’en 1591. Sadek est poursuivi, capturé et mis à mort tout comme de hauts fonctionnaires. Certains chefs rebelles sont révoqués de leurs fonctions tels que le Maghcharen koi Tibirt, l’Azaoua farma Bokar ben Yaqoub, le Bara koy Omar. Les autres furent bastonnés à en mourir ou jetés en prison comme le Kala chaa Bokar[486]. Globalement, le pouvoir politique et administratif local est fortement bouleversé. Sur le plan économique et social, la population des régions où les soldats ont été levés par Sadek, est  décimée : par exemple, la ville de Tendirma  perd la presque totalité de sa population. Mais derrière ce massacre des soldats, il y a celui des forces productives ou de la main d’œuvre. Les infrastructures économiques de nombreuses villes furent saccagées»[487].

Pour le T.E.-F, la répression qui s’abat sur Sadek et ses partisans marque le début de la décadence du Songhay[488]. En effet, l’Empire perd au cours des affrontements contre Sadek la plupart de ses vaillants soldats ; l’armée du Kourmina qui assurait la sécurité des frontières occidentales et qui s’était jointe aux troupes du Balama est détruite. La disparition de cette force fait l’affaire d’autres fauteurs de troubles qui n’attendaient que cela pour supplanter le pouvoir central. En effet, peu de temps après ces évènements, la province bambara du Kala et celle des Peul de Gourma se révoltent et s’affranchissent pratiquement de la tutelle songhay. Une autre conséquence importante de cette guerre est la rupture entre le pouvoir et les autorités touareg. En effet, la répression qui fait suite à la guerre civile, l’exécution sommaire des chefs politiques touareg et la politique d’humiliation des lettrés de Tombouctou compromis dans cette rébellion, ont été la cause de cette rupture. Ces nomades du désert ont fait partie des principaux appuis des troupes marocaines allant à la conquête du Songhay en 1590-1591. Maîtres des points d’eau et n’obéissant plus à Gao, ils ont refusé d’obstruer les puits devant les soldats marocains comme le leur ordonnait le roi. Bien au contraire, ils massacrent les messagers de l’askia Ishaq 2 qui leur ont transmis les ordres royaux[489].

CONCLUSION

Dans cette étude, notre objectif est d’analyser les tentatives de déstabilisation les plus saillantes auxquelles fut confronté le pouvoir politique songhay au XVIe siècle. Celles-ci étaient motivées en général par l’ambition de s’emparer et d’exercer le pouvoir. Bien qu’ayant échoué, elles eurent des conséquences destructrices pour l’empire songhay. En général, elles empêchèrent les souverains déstabilisés de développer des projets de conquête militaire et de développement économique du pays. L’énergie déployée par les rois songhay, et les ressources humaines et économiques mobilisées dans la répression seront un manque à gagner considérable qui affaiblira leur pays. Des forces centrifuges telles que les Bambara et les Touareg se révoltent. Sur le plan international, le Maroc va s’appuyer sur les autorités civiles et religieuses les plus déçus des Askias pour initier et lancer une vaste propagande en sa faveur. À la fin, il envahit et fait la conquête du pays. De fait, l’empire songhay ne s’est jamais relever de toutes ces tentatives de déstabilisation.

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

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[1] SÉNÈQUE, Lucius Annaeus, Les Bienfaits, V, XX., Paris, Laffont,1993.

[2] SÉNÈQUE, Lucius Annaeus, Lettres à Lucilius, XXI et XXXIII.

[3] SÉNÈQUE, Lucius Annaeus, De otio, I, 4-5 et II, I.

[4] HOUNSOUNON-TOLIN, Paulin, De l’interdépendance de l’anthropologie, de la cosmologie et de la théologie dans la cure philosophique.(Sénèque ou la vertu curative de la bonne représentation des choses), thèse de doctorat, Université de Paris1 Panthéon-la-Sorbonne, février 2000.

[5] EPICTÈTE, Manuel XLIX et aussi Joseph Moreau, Epictète ou le secret de la liberté, Paris, Seghers, 1964, 182 p., p. 178.

[6] SÉNÈQUE, Lucius Annaeus, Lettres à Lucilius, Paris, Laffont, 33, 7-11.

[7] SÉNÈQUE, Lucius Annaeus, Questions naturelles.

[8] MISCEVIC, Pierre, Introduction aux Lettres à Lucilius sur l’amitié, la mort et les livres, Presses Pocket, Paris, 1990, p. 15.

[9] SÉNÈQUE, Lucius Annaeus, Lettres à Lucilius, 33, 44.

[10] SÉNÈQUE, Lucius Annaeus, Lettres à Lucilius, 33, 4.

[11] SÉNÈQUE, Lucius Annaeus, De otio, II, 2 et 4.

[12] Idem, III, 5.

[13] SÉNÈQUE, Lucius Annaeus, De la brièveté de la vie, XIV et XV.

[14] Voir le troisième chapitre de ‘’Rendez-vous chez Sénèque. A propos de l’éthique socio-pédagogique et politique’’, Paris, Yaoundé, L’Harmattan, 2012, 211 p.

[15] Sur la question de l’orthodoxie du stoïcisme de Sénèque, voir Pierre Grimal, Sénèque ou la conscience de l’empire, Paris, Fayard, 1991, 503 p.

[16] SÉNÈQUE, Lucius Annaeus, Lettres à Lucilius, 21, 9 et De otio, I, 4.

[17] LALANDE, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 17e éd., 1991, pp. 258-260.

[18] FOULQUIÉ, Paul, Dictionnaire de la langue philosophique, 6e éd., 1992, p. 195.

[19] Micro Robert de Poche, Edition de 1993, p. 411.

[20] Voir notre article : ‘’La mission sociale du philosophe et la construction de l’Union et de l’Identité Africaines.’’ : Pistes de réflexion sur le rôle des Institutions d’Enseignement Supérieur), in Revue Ethiopiques, N° 74, Dakar, Premier Semestre 2005.

[21] SCHELLING, F.W.J. Exposition de mon système de la philosophie. Sur le vrai concept de la nature, suivi de J.G.Fichte, Sur l’exposition du système de l’identité de Schelling, trad. Emmanuel Cattin, Paris,Vrin, 2000, p. 56.

[22]SCHELLING, F. W. J., Exposition de mon système de la philosophie. Sur le vrai concept de la philosophie de la nature, suivi de J. G., Fichte, Sur l’exposition du système de l’identité de Schelling, trad. Emmanuel Cattin, Paris, Vrin, 2000, p. 44.

[23]HEGEL, La phénoménologie de l’esprit, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, t. I, p. 41.

[24] BERNER, Christian, « L’idéalisme transcendantal de Friedrich Schlegel. Sur la réflexion philosophique dans les Leçons de philosophie transcendantale (1800-1801) » in THOUARD D. éditeur, Symphilosophie, Paris, Vrin, 2002, p. 137.

[25] BERNER, Christian, Op. cit., Ibid.

[26]VETÖ, Miklos, De Kant à Schelling : les deux voies de l’idéalisme allemand, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 345.

[27] SCHELLING, F. W. J., Op. cit., p. 45.

[28] SCHELLING, F. W. J., Ibidem.

[29]SCHELLING, F. W. J., Exposition de mon système de la philosophie, Op. cit., pp. 46-47.

[30] SCHELLING, F. W. J., Op. cit., p. 48.

[31] COURTINE, Jean François et MARQUET, Jean-François, Le dernier Schelling. Raison et positivité, Paris, Vrin, 1974, p. 169.

[32] COURTINE, Jean François et MARQUET, Jean – François, Op.cit., p. 172.

[33] COURTINE, Jean-François, Extase de la raison. Essais sur Schelling, Paris, Galilée, 1990, p. 115.

[34]COURTINE, Jean-François, Op.cit., p. 116.

[35] HEGEL, Foi et savoir. Kant – Jacobi – Fichte, trad. Alexis Philonenko et Claude Lecouteux, Paris, Vrin, 1988, p. 176.

[36] HEGEL, La Phénoménologie de l’esprit, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, t. I, p. 56.

[37] HEGEL, La Phénoménologie de l’esprit, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, t. I, p. 19.

[38] SCHELLING, F. W. J., Op.cit., p. 51.

[39] HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, t. III, Philosophie de l’esprit, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 100.

[40] SCHELLING, F. W. J., Exposition de mon système de la philosophie. Sur le vrai concept de la philosophie de la nature. Suivi de : J.G., Fichte, Sur l’exposition du système de l’identité de Schelling, trad. Emmanuel Cattin, Paris,  Vrin, 2000, p. 49.

[41] SCHELLING, F. W. J., Op. cit., p. 51.

[42] SCHELLING, F. W. J., Op. cit., p. 52.

[43] SCHELLING, F. W. J., Le système de l’idéalisme transcendantal, trad. Christian Dubois, Louvain, Peteers, 1978, p. 119.

[44] SCHELLING, F. W. J., Op. cit., p. 122.

[45] SCHELLING, F. W. J., Ibid.

[46] COURTINE, Jean-François, Extase de la raison. Essai sur Schelling, Paris, Galilée, 1990, p. 117.

[47] COURTINE, Jean-François, Extase de la raison. Essai sur Schelling, Paris, Galilée, 1990, p. 120.

[48]COURTINE, Jean-François, Ibid.

[49] BERNER, Christian, « L’idéalisme transcendantal de Friedrich Schlegel » in Thouard D. éditeur, Symphilosophie, Paris, Vrin, 2002, p. 137.

[50] D’HONDT, Jacques,  “La personne et le droit selon Hegel’’ in Planty-Bonjour (dir), Droit et liberté selon Hegel, P.U.F., Paris, 1986, pp. 90-91.

[51] KERVEGAN, Jean-François, L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif, Vrin, Paris, 2007, p. 33.

[52] KANT, Emmanuel, Vers la paix perpétuelle, Trad. Darbellay, P.U.F, Paris, 1974, p. 155.

[53] Une grande partie de la philosophie politique de la seconde moitié du xxème siècle est marquée par un retour à Kant, notamment sous l’impulsion de Habermas. Ce recours à Kant conduit, selon Axel Honneth à des conceptions très formelles des problèmes politiques. Il va réagir à cette tendance dominante à travers un livre intitulé Les pathologies de la liberté dans lequel il propose une interprétation radicalement nouvelle des Principes de la philosophie du droit. Dans cette réactualisation de la principale œuvre politique de Hegel, il montre que si le droit est absolutisé dans le fonctionnement social, si son rôle n’y est pas délimité, il fait se retourner la liberté en son contraire, il provoque la terreur qu’on peut qualifier de pathologie ou de dérive.

[54] HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit, Trad. J.-F. Kervegan, P.U.F., Paris, 2003, p. 40.

[55] Idem, p. 139.

[56] HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Op. cit., p. 139.

[57] ROUSSEAU, Jean-Jacques, Contrat social, Seuil, Paris, 1977, p. 183.

[58]-Idem. p. 188.

[59] HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, La phénoménologie de l’esprit, T2, Trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne, Paris, 1975, p. 130.

[60] Dans les Pathologies de la liberté,  œuvre dont le titre original est :  Leiden an Unbestimmtheit qui se traduit en français par souffrir d’indéterminité, Honneth montre que droit et moralité pris pour eux-mêmes conduisent non à une indétermination au sens de l’indécision, mais à un manque de détermination au sens d’un manque de contenu déterminé dont peut souffrir la liberté.

[61] HONNETH, Axel, Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, Trad. F. Fischbach, La Découverte, Paris, 2008, p. 12.

[62] HONNETH, Axel, Op cit., p. 68.

[63] HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, La phénoménologie de l’esprit, T2, Trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne, Paris, 1975, p. 144.

[64] HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, La phénoménologie de l’esprit, T1, Trad. J. Hyppolite, Aubier Montaigne,Paris, 1941, p. 161.

[65] HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit, Trad. J.-F. Kervegan, P.U.F, Paris, 2003, pp. 254-255.

[66] HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Op .cit., p. 255.

[67] KERVEGAN, Jean-François et MARMASSE, Gilles (dir), Hegel, penseur du droit, CNRS Ed., Paris, 2004, p. 10.

[68] POPPER, Karl Raimund, La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979, tome 2, p. 149.

[69] POPPER, Karl Raimund, La Connaissance objective, Paris, Complexes, 1979. p. 163.

[70] Ibidem.

[71] MORIN, Edgar, Science avec conscience, Paris, Fayard, 1990, p. 130.

[72] MORIN, Edgar, Science avec conscience, Paris, Fayard, 1990, 1990, p. 131.

[73] LORENTZ, Konrad – POPPER, Karl Raimund, L’Avenir est ouvert, pp. 20-27.

[74] POPPER, Karl Raimund, La Connaissance objective, Paris, Complexes, 1979, p. 81.

[75]REEVES, Hubert, Malicorne. Réflexion d’un observateur de la nature, Paris, Seuil, 1990, p. 149.

[76] Ibidem.

[77] MORIN, Edgar, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, p. 20.

[78] MORIN, Edgar, Science avec conscience, p. 132.

[79]REEVES, Hubert, Malicorne. Réflexion d’un observateur de la nature, p. 155.

[80] LORENTZ, Konrad-POPPER, Karl Raimund, L’Avenir est ouvert, p. 45.

[81] POPPER, Karl Raimund, Conjectures et réfutations, Paris, Payot, 1985, trad.  Michelle-Irène et Marc.B.de Launay, p. 272.

[82] Ibidem, p. 273.

[83] LORENTZ, Konrad-POPPER, Karl Raimund, L’Avenir est ouvert, Paris, Champ/Flammarion, 1995, trad. Jeanne Etoré, p. 25.

[84] LORENTZ, Konrad-POPPER, Karl, L’avenir est ouvert, Paris, Champ/Flammarion, 1995, trad. Jeanne Etoré, p. 25.

[85] Idem, p. 19.

[86] Ibidem.

[87] Idem, p. 25.

[88] Ibidem.

[89] LORENTZ Konrad – POPPER, Karl, L’avenir est ouvert, Paris, Champ/Flammarion, 1995, p. 36.

[90] LORENTZ, Konrad, L’Agression, une histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion, 1977, deuxième page de garde.

[91] LORENTZ Konrad-POPPER, Karl, L’avenir est ouvert, Op. cit., p. 45.

[92] POPPER, Karl Raimund, La Connaissance objective, Paris, Complexe, 1985, trad. C. Bastyns, p. 80.

[93] POPPER, Karl, À la Recherche d’un monde meilleur, Paris, Ed. Rocher, 2000, trad.-L. Evard, p. 217.

[94] POPPER, Karl, Raimund, Conjectures et réfutations, Paris, Payot, 1985, trad. Michelle-Irène et Marc.B.de Launay. p. 53.

[95] Pour Popper, Aristote est un médiocre écrivain sans originalité qui se complait dans  tendance à la systématisation aride et qui n’aime rien tant que  tout résoudre par un jugement  sagement équilibré ou chacun puisse trouver son compte ; ce qui souvent revient à passer à coté du problème. Cette tendance exaspérante est illustrée par sa « doctrine du juste milieu ». La Société ouverte et ses ennemis, tome 1, Op. cit., p. 10.

[96] POPPER,Karl Raimund, La Connaissance objective, Paris, Ed. Complexe, trad. Catherine Bastyns, 1978, p. 80.

[97] LENTIN, Jean-Pierre, Je pense donc je me trompe. Les erreurs de la science de Pythagore au Big Bang, Paris, Albin–Michel, 1994, p. 211.

[98] POPPER, Karl Raimund, À la Recherche d’un monde, Paris, Ed. Rocher, 2000, trad.-L. Evard, p. 230.

[99] La pro-vocation de la nature réside dans « sa mise en demeure de livrer une énergie comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée » in Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 20, trad.fr André Préau.

[100] HOTTOIS, Gilbert, De la Renaissance à la Postmodernité. Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Bruxelles, De Boeck Université, 1997, p. 349.

[101] MARCUSE, Herbert, L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Paris, Minuit, 1968, p. 258, trad.fr l’auteur et Monique Wittig.

[102] HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 9, trad.fr. André Préau.

[103] Idem, p. 11.

[104] Ibidem.

[105] Idem, p. 9.

[106] HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 38, trad.fr. André Préau.

[107] Idem, p. 234.

[108] Idem, p. 350.

[109] « Le sens modifié du mot Ge-stell (« Arraisonnement ») nous deviendra peut-être un peu plus familier, si nous pensons Ge-stell au sens de Geschick (destin) et de Gefahr (danger) » in Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 37, trad.fr André Préau.

[110] HEIDEGGER, Martin, Op. cit., p. 23.

[111] HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 36, trad.fr. André Préau.

[112] Idem, p. 25.

[113] Idem, p. 32.

[114] Idem, pp. 25-26.

[115] Idem, pp. 27-28.

[116] HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 22, trad.fr. André Préau.

[117] Idem, p. 40.

[118] Idem, p. 26.

[119] Idem, p. 42.

[120] Idem, p. 17.

[121] Idem, p. 57.

[122] HEIDEGGER, Martin, « Sérénité », in Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 176, trad.fr A. Préau.

[123] HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, pp. 37-38, trad.fr. André Préau.

[124] HEIDEGGER, Martin, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier Montaigne, 1964, p. 45, trad.fr R. Munier

[125] HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 11, trad.fr André Préau.

[126] HOTTOIS, Gilbert, De la Renaissance à la Postmodernité. Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Bruxelles, De Boeck Université, 1997, p. 346.

[127] HEIDEGGER, Martin, Op. cit., p. 129.

[128] Idem, p. 77.

[129] HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 38, trad.fr. André Préau.

[130] Idem, p. 235.

[131] Idem, p. 243.

[132] Idem, p. 122.

[133] HEIDEGGER, Martin, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1986, trad.fr Wolfgang Brokmeier.

[134] HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 83, trad.fr. André Préau.

[135] ADORNO, Theodor-Wiesengrund & HORKHEIMER, Max, La dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 21, trad.fr Eliane Kaufholz.

[136] HEIDEGGER, Martin, Op. cit., pp. 88-89.

[137] BOUTOT, Alain, Heidegger, Paris, P.U.F./Que sais-je ?, 1989, p. 93.

[138] HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 115, trad.fr. André Préau.

[139] HOTTOIS, Gilbert, Entre symboles et technosciences. Un littéraire philosophique, Paris, Champ Vallon, 1996, p. 196.

[140] HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. 88, trad.fr Jean-René Ladmiral.

[141] HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. 13, trad.fr Jean-René Ladmiral.

[142] Idem, p. 84.

[143] Idem, p. 7.

[144] HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. 94, trad.fr Jean-René Ladmiral.

[145] Idem, p. 210.

[146] Idem, p. 4.

[147] Idem, p. 10.

[148] HOTTOIS, Gilbert, Entre symboles et technosciences. Un itinéraire philosophique, Paris, Champ Vallon, 1996, pp. 99.

[149] HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. 56, trad.fr Jean-René Ladmiral.

[150] Idem, p. 46.

[151] Idem, p. 57.

[152] HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. XIV, trad.fr Jean-René Ladmiral.

[153] Idem, p. 196.

[154] Idem, p. 44.

[155] HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. 14, trad.fr Jean-René Ladmiral.

[156] HABERMAS, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, Rationalité de l’action et rationalisation de la société, T.1, Paris, Fayard, 1987, p. 13, trad.fr Jean-Marc Ferry.

[157] HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. 194, trad.fr Jean-René Ladmiral.

[158] Idem, pp. 168-169.

[159] HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, pp. 170-171, trad.fr Jean-René Ladmiral.

[160] Idem, p. 201.

[161] HABERMAS, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, Rationalité de l’action et rationalisation de la société, T.2, Paris, Fayard, 1987, p. 152,  trad.fr Jean-Louis Schlegel.

[162] Ibidem.

[163] Ibidem.

[164] JONAS, Hans, Le principe responsabilité, traduction Jean Greisch, Paris, Ed. Cerf, 1993, p. 188.

[165] JONAS, Hans,Le phénomène de la vie, traduit de l’anglais par Danielle Lories, Bruxelles, De Boeck Université, 2001, p. 13.

[166] HOTTOIS, Gilbert, « une analyse critique du néo-finalisme dans la philosophie de Hans Jonas » in Nature et responsabilité, Paris, Vrin, 1990, p. 23.  

[167] KANT, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduit par Victor Delbos, Paris, Ed. Delagrave, 1973, p. 149.

[168] JONAS, Hans, Le phénomène de la vie, Op. cit., p. 282.

[169] Ibidem.

[170] Ibidem. 

[171] JONAS, Hans, Le principe responsabilité, traduction Jean Greisch, Paris, Ed. Cerf, 1993, p. 188.

[172] DESCARTES, René, Discours de la méthode, Paris, Union Générale d’Editions, 1951, pp. 62-63.

[173] JONAS, Hans, Le principe responsabilité, Op. cit., p. 199.

[174] JONAS, Hans, Pour une éthique du futur, Paris, Payot et Rivages, 1998, pp. 40-41. 

[175] GUILLEBAUD, Jean-Claude, Le principe d’humanité, Paris, Seuil, 2001, p. 13.

[176] Idem.,p. 16.

[177] GUILLEBAUD, Jean-Claude, Le principe d’humanité, Op. cit., p. 17.

[178] Ibidem.

[179] Idem, p. 19.

[180] Ibidem.

[181] MARIN,  Isabelle, « La dignité humaine, un consensus ? » in Esprit, Février1999, cité par  Jean Claude Guillebaud, in Le principe d’humanité, Op. cit., p. 22.

[182] FERRY, Luc, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset, 1992.

[183] LORIES, Danielle et DEPRÉ, Olivier, « Philosophie de la nature ou écologie ? », in Vie et liberté, Phénoménologie, nature et éthique chez Jonas, Paris, Vrin, 2003, p. 29.

[184] Idem., p. 19.

[185] Idem., p. 30.

[186] LORIES, Danielle et DEPRÉ, Olivier, « Philosophie de la nature ou écologie ? », in Vie et liberté, Phénoménologie, nature et éthique chez Jonas, Op. cit., p. 33.

[187] GUILLEBAUD, Jean-Claude, Op. cit., p. 56.

[188] Idem, p. 58. 

[189] GUILLEBAUD, Jean-Claude, Op. cit., p. 59.

[190] Idem, p. 60.

[191] Idem, p. 61.

[192] Idem, p. 62.

[193] Idem, p. 77.

[194] Idem., p. 81.

[195] GUILLEBAUD, Jean-Claude, Op. cit., 84.

[196] Idem, p. 85.

[197] Idem, p. 89.

[198] GUILLEBAUD, Jean-Claude, Op. cit., p. 19.

[199] Idem, p. 23.

[200] TAYLOR, Paul Williams, « L’éthique du respect de la nature. Les systèmes d’éthique environnementale anthropocentrique et biocentrique » in Ethique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, J. Vrin, 2007, pp. 141-142.

[201] TAYLOR, Paul Williams, « L’éthique du respect de la nature. Les systèmes d’éthique environnementale anthropocentrique et biocentrique », Op. cit., p. 145.

[202]  Ibidem.

[203] Idem, pp. 145-146.

[204] Ibidem.

[205] Idem, p. 145.

[206] TAYLOR, Paul Williams, « L’éthique du respect de la nature. Les systèmes d’éthique environnementale anthropocentrique et biocentrique », Op. cit., p. 149.

[207] Ibidem.

[208] Ibidem.

[209] JONAS, Hans, Pour une éthique du futur, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot et Rivages, 1998, p. 77. 

[210] Le DPN (diagnostic prénatal) est une pratique médicale dont l’objectif est de mettre en évidence les affections sérieuses de l’embryon ou du fœtus. Elle se fait in utero.

[211] KEVLES, Daniel, Au nom de l’eugénisme, Paris, PUF, 1995, P. VII.

[212] Nicolas Aumonier, Beignier B. et al., L’euthanasie,  Paris, puf., 2006, P. 7.

[213] Beauchamp, Tom, Childress J., Les principes de l’éthique biomédicale, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 16.

[214] FOURNIER, Véronique, Le bazar bioéthique, Paris, Robert Laffont, 2010, p. 11.

[215] EPICTETE, Manuel,  Paris, Garnier Flammarion, 1999, p. 207.

[216]KANT, Emmanuel, Philosophie de l’histoire, Paris, Gonthier, 1986, p. 46.

[217] HOTTOIS, Gilbert, Qu’est-ce que la bioéthique ? Paris, Vrin, 2004, p. 69.

[218] FRYDMAN, René, Dieu, la Médecine et l’embryon, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 56.

[219] DOUCET, Hubert, Le diagnostic prénatal, Montréal, in Erudit, 1984 : http//id.erudit.org/iderudit/40007ar

[220] KEVLES, Daniel,  Op. cit., P. XVI.

[221] CLERET, Ghislaine, Bioéthique, méthode et complexité, Québec, Presse de l’université du Québec, 2001, p. 27.

[222] DOUCET, Hubert, Op. cit.

[223] FRYDMAN, René, Op. cit., P.78

[224] ELLUL, Jcques, Le système technicien, Paris, Calmann Levy,  1997, p. 336

[225] PLATON, Apologie de Socrate 31a, in Œuvres complètes, trad. Luc Brisson, Paris, Éd. Flammarion, 2008.

[226] La constitution égyptienne classe la presse au rang dequatrième pouvoir.

[227] Le chapitre VI du livre XI de De l’esprit des lois, distingue trois sortes de pouvoirs : le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire, et le pouvoir exécutif.

[228] BURKE, Edmund, “La galerie de la presse” in  www.linguee.fr/francais, consulté le 23 août 2013.

[229] ROGEAU, Olivier, ‘’L’aide à l’Afrique, une drogue néfaste ?’’, in www.repertoireong.org. Consulté le 26/08/2013.

[230] ISLAM, Roumeen, ‘’Gros plan : ce que disent les médias et pourquoi’’ in, BANQUE MONDIALE, Le Droit d’informer. Le rôle des médias dans le développement économique, trad. Marie-France Pavillet et Caroline Guibert, Paris, Nouveaux Horizons, 2005, p. 30. 

[231] ISLAM, Roumeen, Op. cit., p. 34.

[232] FOUDA, Vincent Sosthène, ‘’Les médias face à l’ouverture démocratique en Afrique noire : doutes et certitudes’’, in Les Cahiers du journalisme 19 – Hiver 2009, p. 203.

[233] BERGSON, Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Quadrige/PUF, 1984, p. 126.

[234] LEFEBVRE, Henri, Le langage et la société, Paris, Gallimard, 1966, p. 168.

[235] LEFEBVRE, Henri, Op. cit., p. 168.

[236] MOUNIN, Georges, Clefs pour la linguistique, Paris, Seghers, 1968, pp. 79-80.

[237] Ibidem.

[238] Ibidem.

[239] Ibidem.

[240] Idem, p. 80.

[241] BARTHES, Roland, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 149.

[242] Ibidem.

[243] BENVENISTE, Émile, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1966, p. 27.

[244] HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Philosophie de l’esprit, psychologie, esprit, théorétique, trad. A. Vera, Paris, Félix Alcan, 1903, p. 39.

[245] MERLEAU-PONTY, Maurice, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 54.

[246] BALLE, Francis Médias et sociétés, Paris, Montchrestien, 2003, p. 26.

[247] Idem, p. 8.

[248] BALLE, Francis, Op. cit., p. 8.

[249] Ibidem.

[250] Ibidem.

[251] FOUDA, Vincent Sosthène, ‘’Les médias face à l’ouverture démocratique en Afrique noire : doutes et certitudes’’, in Les Cahiers du journalisme,N° 19 – Hiver 2009, p. 203.

[252] Idem, p. 205.

[253] PLATON, La République, 611d, trad. Robert Baccou, Paris, GF, 1966. 

[254] Le cratylisme est une théorie naturaliste du langage, théorie avancée par Cratyle qui affirme que les noms désignent naturellement les choses. L’hermogénisme, dérivant d’Hermogène est, en revanche, une théorie conventionnaliste affirmant que les mots désignent les choses par convention. Cette opposition fait l’essentiel du Cratyle.

[255] PLATON, Gorgias,451d-452d, trad. Émile Chambry, Paris, GF, 1967.

[256] Ibidem.

[257] BROSSE (de la) Renaud (dir.), Les médias de la haine, Paris, Éditions La Découverte/Reporters sans Frontières, 1995.

[258] Formule médiévale et scolastique qui signifiait, en référence à Aristote, ‘’Le Maître l’a dit’’, et qui était suffisante pour certifier toute déclaration.

[259] ISLAM, Roumeen, Op. cit., p. 9. 

[260] FOUDA, Vincent Sosthène, Op. cit., p. 204.

[261] Ibidem.

[262] Ferdinand De Saussure note que certains modes d’expression « reposent sur des signes entièrement naturels comme la pantomime » (Cours de linguistique générale, Paris, Éditions Payot, 1964, p. 101).

[263] CASSIRER, Ernst, Essai sur l’homme, trad. Norbert Massa, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 163. 

[264] MERLEAU-PONTY, Maurice, Op. cit., p. 56.

[265] LUTYENS, Sandro, ‘’En Égypte, la propagande anti-terroriste tourne à plein régime’’ in Al Huffington Post Maghreb, du 21/08/2013, sur www.huffpostmaghreb.com. Consulté le 23/08/2013. 

[266] EUGÈNE, Benoît, et, COTTON, Frédéric  (codir.), La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, trad. Dominique Arias, Paris, Agone, 2008.

[267] ISLAM, Roumeen, Op. cit., p. 13.  

[268] PLATON, La République, 414c – 415d,  trad. Robert Baccou, Paris, GF, 1966.

[269] TOURÉ, Lance, ‘’Affaire Jean Hélène et Guy André Kieffer – Des jeunes patriotes passent aux aveux’’, in Le Rebond, n° 246 du vendredi 16 novembre 2007, Abidjan. Disponible sur le site http://www.koffi.net. Consulté le 6 mai 2012.    

[270] PASCAL, Blaise, Pensées, 821, texte établi par Louis Lafuma, Paris, Seuil, 1978.

[271] LEFEBVRE, Henri, Op. cit., p. 169.

[272] HORKHEIMER (Max) et  ADORNO (Theodor), La dialectique de la raison, trad. Eliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1983.

HORKHEIMER (Max), Éclipse de la raison, suivi de, Raison et conservation de soi, trad. J. Debouzy et J. Laizé, Paris, Payot, 1974.

[273] Jeanne d’Arc fut brûlée sur la place du Vieux-Marché de Rouen le 29 mai 1431.

[274] Il fut brûlé le 17 février 1600 sur le Campo dei Fiori de Rome.

[275] NDIKUMANA, Esdras /AFP, ‘’Burundi : prison à vie requise en appel contre un journaliste de RFI’’, in Jeune Afrique du 10-11-2012. Consulté le 12 mars 2013 sur le site http://www.jeuneafrique.com

[276] HAÏDARA, Amadou Béidy, ‘’La maîtresse du Président de la République’’  Le Challenger, 26 juin 2007, in http://www.afribone.com.

[277] L’Intelligent d’Abidjan du 08 mars 2013.

[278] TOURÉ, Lance, Op. cit.

[279] FOUDA, Vincent Sosthène, Op. cit., p. 206.

[280] MACHIAVEL, Nicolas, Le prince, trad. Patrick Dupouey, Paris, F. Nathan, 1982.

[281] PLATON, Apologie de Socrate 31e-32a, in Apologie de Socrate. Criton, Phédon, trad. Léon Robin et M.-J. Moreau, Paris, Gallimard, 1950.

[282]  FOUDA, Vincent Sosthène, Op. cit., p. 204.

[283] HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Op. cit., p. 39.

[284] AHOYO, Félix-Nestor, Introduction aux grandes doctrines morales, Porto-Novo, Bibliothèque Nationale, 2007, p. 30.

[285]  PLATON, Phédon 59E – 60A, trad. Paul Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1969.

[286] Jeune Afrique du 13/08/2010, ‘’Les diamants du sang au profit des victimes de la guerre civile ?’’, in http://www.jeuneafrique.com. Consulté le 26-08-2013.

[287] TOURÉ, Lance, Op. cit.

[288] La carnavalisation est une théorie créée par Mikhaïl Bakhtine pour désigner la structuration par la culture populaire de certains textes littéraires et cela sur divers plans énonciatif, sémantique, etc. Elle peut s’appréhender également comme la transposition dans la littérature de la culture populaire conçue comme vision complète du monde à l’envers. Cela dit, parler de carnavalisation de la sexualité signifie présenter ou représenter la sexualité d’un point de vue subversif, transgressif, voire antinomique.

[289] FOUCAULT, Michel, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976, p. 20.

[290] Idem, p. 120.

[291] MAINGUENEAU, Dominique, La littérature pornographique, Paris, Armand Colin, 2007, p. 6.

[292] BAKHTINE, Mikhaïl, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et à la Renaissance, Paris, Gallimard, Coll. «Tel», 1970, p.148

[293] Pour Todorov T., «l’écran-cache effectue un écart et un déplacement dans le texte considéré comme une écriture à double-fond (…) la signification structurée fonctionne comme un écran-cache», Dictionnaire Encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972, p. 447.

[294] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1932, p. 99

[295] Idem, p. 455

[296] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Mort à crédit, Paris, Gallimard, 1936, p. 30

[297] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Op. cit., p. 270

[298] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Le Pont de Londres, Paris, Gallimard, 1964, p. 263

[299] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Op. cit., p. 201.

[300] Idem, p. 198.

[301] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Mort à crédit, Op. cit., p. 30.

[302] Ibid.

[303] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Op. cit., p. 189.

[304] Idem, p. 444.

[305] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Mort à crédit, Op. cit, p. 30.

[306] Idem, p. 32.

[307] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Op. cit., p. 266.

[308] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Mort à crédit, Op. cit., p. 30.

[309] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Op. cit., p. 454.

[310] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Mort à crédit, Op. cit., p. 147.

[311] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Le Pont de Londres, Op. cit., p. 269.

[312] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Op. cit., p. 455.

[313] Idem, p. 535.

[314] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Mort à crédit, Op. cit., p. 30.

[315] Ibid.

[316] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Op. cit., p. 498.

[317] CÉLINE, Louis-Ferdinand, D’un château L’autre, Paris, Gallimard, 1957, pp. 242-243.

[318] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Op. cit., p. 398.

[319] MAINGUENEAU, Dominique, La littérature pornographique, Op. cit., p. 315

[320] Idem, p. 21.

[321] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Op. cit., p. 189

[322] Idem, p. 444.

[323] Idem, p. 543.

[324] Idem, p. 454.

[325] HOCHMANN, Jacques a utilisé ce terme dans son étude intitulée «A la source du plaisir esthétique, le croisement des auto-érotismes», in Symbolisation et processus de création, Paris, Dunod, 1998, p. 103, pour évoquer le plaisir fantasmatique du bébé pendant le suçotement du pouce et la manipulation des objets transitionnels.

[326] Idem, p. 109.

[327] GRONHOVD, Anne-Marie, Du côté de la sexualité Proust, Yourcenar, Tournier, Montréal, XYZ, 2004, 4e de couverture.

[328] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Mort à crédit, Op. cit., p. 64.

[329] Idem, p. 147.

[330] Idem, p. 147.

[331] Ibidem

[332] Idem, p. 70

[333] Idem, p. 59

[334] Idem, pp. 59-60

[335] Idem, p. 607

[336] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Le Pont de Londres, Op. cit., pp. 3328-341

[337] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Le Pont de Londres, Op. cit., pp. 451-452.

[338] Idem, p. 458.

[339] Idem, p. 451.

[340] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Le Pont de Londres, Op. cit., pp. 452-454.

[341] CÉLINE, Louis-Ferdinand, Féerie pour une autre fois, Paris, Gallimard, 1952, p. 238

[342] Idem, p. 236.

[343] DURIÈS, Vanessa (1993), Le Lien, Paris, Spengler, 1993, p. 173.

[344] GODARD, Henri, a fait une étude sur l’œuvre romanesque de L-F. Céline qu’il intitulé Céline scandale, Paris, Gallimard, 1994.

[345] BLONDIAUX, Isabelle a démontré dans son livre intitulé Une écriture psychotique: Louis-Ferdinand Céline, Paris, A.G. NIZET, 1985, l’influence de l’inconscient sur ses œuvres.

[346] BEYALA, Calixthe, Femme nue, Femme noire, Paris, Albin Michel, 2003, p. 11.

[347] TEKO-AGBO, Ambroise, « Werewere Liking et Calixthe Beyala. Le discours féministe et la fiction », in Cahiers d’Etudes Africaines, 145, XXXVII –1, 1995, pp. 39-58.

[348] CHEVRIER, Jacques,  « Calixthe Beyala : quand la littérature féminine africaine devient féministe », in Notre Librairie, n° 146, 2001, « Nouvelle génération», pp. 22-24.

[349] MBASSI, Bernard, « Structure et apories de l’argumentation féministe dans C’est le soleil qui m’a brûlée de Calixthe Beyala », in Langues & Littératures, n° 9, 2005, Université Gaston Berger de Saint-Louis, Sénégal, pp. 105-124.

[350] Les références à ces textes et aux autres œuvres de l’auteure ne mentionneront que les titres, suivis du numéro de la page.

[351] TOUPIN, Louise, Les courants de la pensée féministe, Montréal, Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine et Relais-femmes, 1997, Texte disponible sur Internet à l’adresse http://bv.cdeacf.ca/bvdoc.php?no=84258&col=CF&format=htm&ver=old (page consultée le 11 juillet 2007).

[352] TOUPIN, Louise, Les courants de la pensée féministe, Op. cit.

[353] Ibidem.

[354] Ibidem.

[355] Voir SAINT-MARTIN, Lori, « Métaféminisme », in Spirale, n° 100, octobre 1990.

[356] Cf. Francine Burnonville, Les femmes sont-elles allées trop loin ?, Montréal, Le Jour éditeur, 1992 et Élisabeth Badinter, Fausse route, Paris, Odile Jacob, 2003.

[357] SAINT-MARTIN, Lori, « Le métaféminisme et la nouvelle prose féminine au Québec », in Voix et Images, Vol. 18, n° 1, (52) 1992, p. 81.

[358] Cité par SAINT-MARTIN, Lori, « Le métaféminisme et la nouvelle prose féminine au Québec », Op. cit., p. 81.

[359] OPREA, Denisa-Adriana, Une poétique du personnage dans cinq romans québécois contemporains au féminin (1980-2000). Métaféminisme et postmodernisme, Thèse de doctorat, Université Laval, 2008, p. 46.

[360] Ibidem.

[361] Idem. p. 46.

[362] Idem. p. 88.

[363] Cf. SAINT-MARTIN, Lori, « Le métaféminisme et la nouvelle prose féminine au Québec », Op. cit., p. 19.

[364] Cette périphrase est le titre d’un essai écrit en 1977 par Hélène Cixous, Madeleine Gagnon et Annie Leclerc.

[365] Cf. L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala : le renouveau de l’écriture féminine en Afrique francophone sub-saharienne, Paris,  L’Harmattan, 1997.

[366] Tu t’appelleras Tanga, p. 40.

[367] Seul le diable le savait,  p. 158.

19 BEAUVOIR, Simone de, Le Deuxième sexe, volume 1, Paris, Gallimard, 1949, p. 409.

[368] Seul le diable le savait, p. 130.

[369] Tu t’appelleras Tanga,  p. 166.

[370] Idem, p. 166.

[371] Ibidem.

[372] Ibidem.

[373] Ibidem.

[374] OPREA, Denisa-Adriana, Op. cit., p. 185.

[375] Cité par OPREA, Denisa-Adriana, Op. cit., p. 185.

[376] JACCARD, Anny-Claire, « Des textes novateurs », in Notre librairie n°99, octobre-décembre, 1989, p. 160.

[377] Ibidem.

[378] Au milieu des années 1960 est né au sein du mouvement de libération de la femme aux Etats-Unis le groupe féministe le plus extrémiste dénommé la SCUM (Society for Cutting Up Men, Société pour éliminer les hommes). Ce groupe dirigé par Valérie Solanas voulait mettre en évidence la corruption du monde masculin et la nécessité pour la femme de détruire physiquement, capturer et coloniser l’homme. La SCUM prétend « éliminer tous les aspects de la société qui seraient mauvais pour la femme, mener à bien une prise de pouvoir total, éliminer le sexe masculin et créer un monde féminin agréable, extraordinaire et fabuleux ». Valérie Solanas, auteure du manifeste de la SCUM, soutient que « l’homme est un accident biologique […], une femme incomplète, un fœtus en mouvement ». « Etre un mâle, poursuit-elle, c’est être déficient, émotionnellement limité […] la masculinité est une maladie et les mâles émotionnellement paralytiques ». Parmi les projets énoncés dans le manifeste de la SCUM, il y a celui de tuer tous les hommes qui n’appartiennent pas au corps auxiliaire masculin de la SCUM. Comme s’il s’agissait d’un roman de science fiction, les membres de la SCUM ont prévu un serment prêté par l’effectif masculin, et qui commencerait ainsi : « Je suis une cochonnerie, une absurde et stupide cochonnerie ». Selon encore ses membres, la SCUM détruira et tuera  jusqu’à ce que le système basé sur le travail et l’argent cesse d’exister ou jusqu’à ce qu’il y ait suffisamment de femmes ayant rallié le groupe pour que la violence devienne inutile.

[379] C’est le qui m’a brûlée, p. 122.

[380] Ibidem.

[381] MBASSI, Bernard, « Structure et apories de l’argumentation féministe dans C’est le soleil qui m’a brûlée de Calixthe Beyala », Op. cit., p. 123.

[382]CHEVRIER, Jacques,  « Calixthe Beyala : quand la littérature féminine africaine devient féministe », Op. cit., p. 24.

[383] Dans C’est le qui m’a brûlée, Ateba cherche à fusionner avec la destinataire de ses lettres : « A toi seule, je peux dire certaines choses, n’être que moi, me fondre en toi […] J’aime t’imaginer à mes côtés, guidant mes pas et mes rêves, mes désirs enfouis dans le désert  de ce monde incohérent » (p. 44). Mégri, pour sa part, manifeste son désir de s’identifier  à Laetitia : « Si au moins j’étais Laetitia, si Laetitia était moi » (Seul le diable le savait, p. 77). Dans Tu t’appelleras Tanga, Anna-Claude, la Juive, assume l’identité de Tanga : « Femme-fillette, noire, dix-sept ans, pute occasionnelle » (p. 173).

[384] La sororité est synonyme d’une solidarité de femmes imaginée et construite entre femmes, selon une idéologie faisant de la gent masculine l’ennemi principal.

[385] Tu t’appelleras Tanga, p. 64-65.

[386] Selon Béatrice Rangira Gallimore, cette scène, loin d’illustrer l’homosexualité, « symbolise […] une profonde amitié, un lien inaltérable et […] une affection presque maternelle », cf. L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala, Op. cit., p. 131.

[387] Dans ce roman dit « érotique », l’héroïne, Irène Fofo, a des rapports sexuels avec d’autres femmes.

[388] Pour des détails sur le séparatisme Wittigien, lire La pensée straight, trad. M.-H. Bourcier, Paris, Balland, 2001.

[389] « À l’ère du métaféminisme, écrit Oprea, la femme est libre de choisir entre mariage et célibat, entre attachement envers un seul partenaire et libertinage sexuel ou amoureux, […] ou bien entre carrière et femme au foyer » (Une poétique du personnage dans cinq romans québécois contemporains au féminin, p. 179)

[390] Maman a un amant, p. 205.

[391] OPREA, Denisa-Adriana, Op. cit., p. 179.

[392] Idem, p. 179.

[393] OPREA, Denisa-Adriana, Op. cit., p. 2.

[394]Idem, p. 164.

[395] Cf. ZOH, Jean Soumahoro, « Je(u) double, Je(u) duel : les jeux du Je dans quatre romans de Calixthe Beyala », in Roger Tro Dého, Adama Coulibaly, Philip Amangoua Atcha (dir.), Je(ux) narratif(s) dans le roman africain, Paris, L’Harmattan, 2013. p. 95-112.

[396] SAINT-MARTIN, Lori, citée par Denisa-Adriana Oprea, Op. cit., p. 98.

[397] Assèze l’Africaine, p. 310-311.

[398] Idem, p. 319.

[399] MATATEYOU, Emmanuel, « Calixthe Beyala : entre le terroir et l’exil », in The French Review, Vol. 69, n° 4, 1996, p. 611.

[400] POTVIN, Claudine, « Du féminin encore et encore », in Voix et Images, Vol. 20, n°3, (60) 1995, pp. 707.

[401] AFANG, Audrey d’, SERBIN-THOMAS, Marie-Jeanne, « Calixthe Beyala, une révoltée jusqu’au bout de la plume », in Divas, n°5, février-mars, 2000, p. 35.

[402] KOM, Ambroise, « L’univers zombifié de Calixthe Beyala », in Notre Librairie, n°125 « Cinq ans de littératures, 1996, pp. 66-67.

[403] DIARRASSOUBA, Colardelle, Le lièvre et l’araignée dans les contes de l’ouest africain, Paris, Union Générale d’Edition, 1975, p. 28.

[404] BATANY, Jean,  Scènes et coulisses du roman de renart, Paris, SEDES, 1990.

[405] BATANY, Jean,  Scènes et coulisses du roman de renart, Paris, SEDES, 1990.

[406] GUENOVA (Vassela), La Ruse dans le roman de Renart et dans les œuvres de François Rabelais, Orléans, paradigme, 2003.

[407] ROLAND, Colin, Les Contes noirs de l’ouest africain, Témoin majeur d’un humanisme, Paris, Présence Africaine, 1957, p. 137.

[408] DADIÉ, B. Bernard, Le pagne noir, Paris, Présence Africaine, 1955,  la bosse d’Araignée, p. 25.

[409] ZIGUI, Koléa Paulin, Les contes à rire de France Médiévale, Roman de renart et les contes d’annimaux de l’Afrique de l’ouest, étude de morphologie et de physiologie comparées, Types- structures-idéologie, Thèse de Doctorat d’Etat ès lettres, option : littérature, histoire et civilisation, Université François Rabelais, Tours.1995.p. 507.

[410] D’ABY, Amon, La mare aux crocodiles, Abidjan- Dakar- Lomé, NEA, 1973, le mariage de la fille de Dieu, p. 175.

[411] N’GUESSAN, Marius Ano, contes Agni de l’Indenié, Abidjan,  CEDA, 1988, araignée et Dieu, p. 175.

[412] Idem, p. 229.

[413] DADIÉ, B. Bernard, Le pagne noir, Paris, Présence Africaine, 1955,  le miroir de la disette, p. 8.

[414] Idem, p. 87.

[415] Idem, p. 13.

[416]DADIÉ, B. Bernard, Le pagne noir, Paris, Présence Africaine, 1955,  araignée et la tortue, pp. 170-171.

[417]Idem, p. 171.

[418] Idem, p. 54.

[419] ZIGUI, Koléa Paulin, Tôpé l’Araignée : un renart, le goupil africain in Reinardus, Annuaire de la société internationale Renardienne, Volume 8 1997.

[420] MINAN, Touré, Les aventures de tôpé l’araignée, Abidjan, CDA, 1983,  le néré de dissia, p. 81.

[421] Fruit d’un arbre de la savane destiné à donner du goût et de l’arôme à la sauce., Tôpé l’Araignée : un renart, le goupil africain in Reinardus,Annuaire de la société internationale Renardienne, Volume 8 1997.

[422] MINAN, Touré, Op. cit., le néré de dissia, pp. 81-82.

[423] Dans une série de contes, Araignée reçoit en récompense de ses exploits de Dieu un étui de contes,  représentation allégorique de l’intelligence et surtout de la sagesse. TAUXIER, Nègre Gouro et Gagou      l’Araignée et l’étui des contes, p. 200 ; DADIE, Les contes de Koutou as-as samala, Dakar, Présence Africaine, 1982,  Araignée et la sagesse, p. 21 ; ANOMA Kanié Quand les bêtes parlaient aux hommes, Contes africains, Abidjan, NEA, 1974,  l’Araignée, p. 24 ;  MINAN, Les aventures de l’Araignée, Op. cit.,  la gourde de la sagesse, p. 7.

[424] DADIÉ, B.  Bernard, Le pagne noir, Paris, Présence Africaine, les funérailles de la mère Iguane, p. 81.

[425] Idem, p. 217.

[426] Conte recueilli et traduit par Camara Lonan auprès d’Aka Adjé à Arrah, 25 août 2005, Thèse de doctorat, p. 325.

[427] DELAFOSSE, Maurice,  Roman de l’araignée chez les Baoulé de Côte d’Ivoire, in Revue d’ethnographie et des traditions populaires, (première année n°8 pp. 197-218), Paris, 1920, p. 200.

[428] ROLAND, Colin, Les contes noirs de l’ouest africain, Paris, Présence Africaine, 1957, p. 118.

[429] Conte recueilli et traduit par Camara Lonan auprès de Téhoua Atté Marie à Arrah, 25 août 2005, Thèse de doctorat, p. 338.

[430] DADIÉ, B. Bernard, Les contes de koutou-as- samala, Dakar, Présence Africaine, 1982,  la bosse D’Araignée, p. 26.

[431] DIARRASSOUBA, Colardelle, Le lièvre et l’araignée dans les contes de l’ouest africain, Paris, Union Générale d’Edition, 1975, conte inédit, n°14.

[432] DADIÉ, B. Bernard, Le pagne noir, Paris, Présence Africaine, 1955, le miroir de la disette, pp. 15-16.

[433] M’BRA, Effi. Georges, « nos contes »  in Côte d’Ivoire chrétienne, 1948, n°111, p. 2.

[434] DADIÉ, B. Bernard, Op. cit.,la bosse de l’araignée, p. 40.

[435] DIARRASSOUBA, Colardelle, Op. cit.,Araignée, sa femme et le serpent python, p. 202.

[436] BENVENISTE, Emile, problème de la symbolique générale, Paris, Gallimard, Tome 3, 1974, p. 125.

[437] ZIGUI, Koléa Paulin, « Araignée entre Satan et Dieu, la représentation du décepteur dans la société Négro-africaine »  in Reinardus, Annuaire de la société internationale Renardienne, volume 10, 1997.

[438] DIARRASSOUBA, Colardelle, Le lièvre et l’araignée dans les contes de l’ouest africain, Paris, Union Générale d’Edition, 1975, p. 84.

[439] N’DA, Pierre, Le conte africain et l’éducation, Paris, L’Harmattan, 1984.

[440] N’DA, Pierre, Op. cit.,p. 157.

[441] HAMPATE BA, Amadou, Kaydara, Abidjan-Dakar, NEA, 1978, p. 37.

[442] DIARRASSOUBA, Colardelle,Op. cit.,p. 29.

[443] OKOUBO, Raymond, Préface de Contes d’actualité de Léandre Sahiri, Paris,  Editions Ksimex, 2002, p. 11.

[444] Cette étude est parue dans la revue du Cames (numéro du 1er semestre 2010).

[445] L’empire songhay ou le Songhay, tout court, est le dernier des grands Etats ouest-africains nés entre les VIIIe-XVIe siècles.

[446] DELAFOSSE, Maurice, Haut-Sénégal-Niger, T. 2, Histoire, Paris, Maisonneuve et Larose, 1972 ; CISSOKO, Sekene Mody, Histoire de l’Afrique occidentale : Moyen Age et temps modernes, Paris, Présence Africaine, 1966, HAMA, Boubou, Histoire des Songhay, Paris, Présence africaine, 11968, DRAMANI – ISSSOUFOU, Zakaria,  L’Afrique noire dans les relations internationales au XVIe siècle, Parus, Karthala, 1982.

[447]KATI, Mahmoud, Tarikh El Fettach, Paris, Maisonneuve, 1964 ; SADI, Abderrahmane, Tarikh Es Soudan, Paris, Maisonneuve, 1964.

[448] SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 146.

[449] SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 135.

[450] Ibidem, p. 137.

[451]KATI, Mahmoud, Op. cit.  p. 138.

[452] SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 146.

[453] Ibidem. p. 142.

[454] Idem. p. 142.

[455] Idem, p. 142.

[456] Idem. p. 144.

[457] KATI, Mahmoud, Op. cit.  p. 156.

[458] SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 140.

[459] Ibidem. p. 138.

[460] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 156.

[461] Si les askias Mohamed 1er et Mohamed-Benkan Korei ont fait la guerre au roi en place pour s’emparer du trône, Moussa et Ismael ont eu recours au coup d’état. 

[462] SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 163, 165-166.

[463] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 219.

[464] SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 185.

[465] IROKO, Félix Abiola cité par DRAMANI ISSOUFOU, Zakaria, Op. cit., p. 182.

[466]SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 185-186.

[467] Ibidem. p. 186.

[468] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 324; SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 187.

[469] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 218 ; SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 185.

[470] SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 190-101.

[471] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 193, 218 ; SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 11, 185, 198.

[472] SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 192-193.

[473] Ibidem, p. 185

[474] Idem, p. 151

[475] La rébellion avait commencé sous le roi Mohamed Bano en 1588, peu avant son décès.

[476] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 241

[477] Ibidem,  p. 241.

[478] Idem. p. 242.

[479] Idem. p. 244.

[480] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 261.

[481] SADI, Abderrahmane, Op. cit.. p. 195-196.

[482] Ibidem. p. 233.

[483] SADI, Abderrahmane,  Op. cit., p. 199-200 ; KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 238-239.

[484] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 246-247.

[485] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 248 ; SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 203-204.

[486] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 258. SADI, Abderrahmane, Op. cit., p. 205-206.

[487] KATI, Mahmoud, Op. cit., p. 258.

[488] Ibidem. p. 230-231.

[489] KODJO, Georges Niamkey « la chute des Aqit (1585-1594) », in Annales de l’Université d’Abidjan, 1975, pp 13-14.

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    Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

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    N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016

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