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SOMMAIRE
- Les théories de la justice sociale et de l’insertion des populations pauvres en Afrique 55
- Donyo Koffi AGBENOKO. 55
- Souglouman BAMPINI 55
- Joseph KI-ZERBO et la problématique de la refonte de l’école en Afrique. 71
- Abou SOUMAHORO. 71
- Antoine KOUAKOU. 71
- Justice environnementale et développement durable en Afrique. 89
Vianney Davy Chrislain KIABIYA. 231
RÉSUMÉ GÉNÉRAL
Perspectives philosophiques, dans sa volonté de soutenir les sciences sociales dans la recherche scientifique au service des peuples et des États d’Afrique, publie, dans ce numéro 028-2024, 16 articles d’auteurs de différents États africains (Côte d’Ivoire, Togo, Burkina Faso, Niger, Mali, République démocratique du Congo). Tous préoccupés par la place de l’Afrique dans un monde en perpétuel changement, les auteurs de ces articles traitent de différentes thématiques dont : le féminisme, la gouvernance politique et économique, le développement économique et social, l’éducation, l’immigration, l’identité culturelle nationale, l’écologie, le développement durable, la justice sociale, les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ces différentes contributions s’organisent en un tout qui invite à la lecture et à la réflexion.
La problématique de la fin du féminisme d’Adama Oumou DICKO DOUKOURÉ du Burkina Faso est un effort pour redonner au mouvement féministe un enracinement philosophique en vue de le redynamiser. L’auteure recherche cet enracinement chez Platon qui, dans La République, pendant l’Antiquité grecque déjà, avait reconnu et accordé à la femme les mêmes droits à l’éducation que l’homme, le mâle. Revisitant les grands courants et les grandes figures du féminisme, elle en projette les finalités contemporaines à partir des acquis du passé. Par la justice sociale qui découle de ces finalités, le statut de la femme sera plus reluisant. Pour DICKO DOUKOURÉ, le recours à la conception platonicienne de la femme pour fonder le principe de la parité entre l’homme et la femme peut permettre à l’humanité elle-même de consolider sa dignité en reconnaissant celle de la femme.
Koffi Servel KONAN de Côte d’Ivoire entreprend de redorer le blason du philosophe de Florence dans La morale politique de Machiavel au prisme des fondements de l’éthique. Cette intention le conduit à réfléchir sur le rapport que la pensée politique de Machiavel entretient avec la morale. Contre les méprises et les confusions dont celui-ci est généralement victime à ce sujet, l’auteur s’efforce de montrer que « Machiavel est bel et bien un moraliste ». Cependant, il a la particularité de développer une gouvernance de l’État pragmatique, réaliste, dont les impératifs contextuels de survie prévalent sur les conceptions rationalistes et religieuses d’une morale rigide et inopérante en politique. En cela, il est « un moraliste atypique ».
La problématique de l’infidélité féminine : entre tabous et désir d’émancipation de l’Ivoirienne Aya Anne-Marie KOUAKOU revisite la thématique du féminisme sous l’angle original de son rapport avec l’infidélité sexuelle de la femme. L’autrice bat en brèche la culture patriarcale qui aboutit à la misogynie et au refus de donner sens à l’infidélité féminine réduite à un tabou. L’infidélité féminine lui apparaît alors comme une expression de la quête d’émancipation de la femme en écho avec la liberté humaine défendue par Rousseau. Toutefois, au-delà de cette posture négative face au patriarcat, Aya Anne-Marie KOUAKOU fait moins l’apologie de l’infidélité que de la fidélité comme engagement impératif du mariage qui nourrit l’amour et le respect réciproques entre les membres du couple. Confrontant les statuts sociaux de l’homme et de la femme dans les sociétés traditionnelles et modernes, de même que dans les sociétés africaines et occidentales, Aya Anne-Marie KOUAKOU a recours à Kant pour faire la promotion des droits de la femme à travers le mariage comme institution favorisant le respect de la dignité humaine à la fois de l’homme et de la femme.
Donyo Koffi AGBENOKO et Souglouman BAMPINI du Togo, dans Les théories de la justice sociale et de l’insertion des populations pauvres en Afrique, pointent les disparités, voire les inégalités dans la répartition des richesses nationales dans les États africains. Ils y voient une des causes principales de leur sous-développement. La pauvreté des masses populaires qui en résulte conduit les auteurs à examiner les théories de la justice sociale et à les présenter « comme la clé de voûte de l’insertion des pauvres » dans le tissu social. La sollicitation analytique et critique des différentes théories de la justice sociale associée à l’examen des différentes couches sociales défavorisées permet aux auteurs de parvenir à des propositions de solutions pratiques pour l’intégration économique et politique de toutes les couches sociales au développement national.
Abou SOUMAHORO et Antoine KOUAKOU de Côte d’Ivoire réfléchissent au problème de l’inadéquation entre l’éducation et le développement dans les États africains dans Joseph KI-ZERBO et la problématique de la refonte de l’école en Afrique. Comparant l’éducation traditionnelle africaine et l’éducation moderne influencée par l’Occident, les auteurs préconisent leur synthèse subtile par une refonte de l’éducation scolaire contemporaine en Afrique pour parvenir à « un système éducatif culturellement intégré ». Les travaux de Joseph KI-ZERBO, illustre défenseur de la culture africaine, servent de support à cette réflexion qui procède d’une double approche sociocritique et analytique. L’enjeu est alors de parvenir à un développement intégré et durable fondé sur les valeurs endogènes de l’homme noir qui doit pouvoir affirmer sa spécificité dans l’humanité.
La question du développement en Afrique est abordée sous un autre angle par le Togolais Bantchin NAPAKOU sur le sujet « Justice environnementale et développement durable en Afrique ». Il s’agit pour lui de faire comprendre « l’impact des injustices environnementales sur le développement durable en Afrique ». En effet, les dégradations de l’environnement mondial induites par l’industrialisation incontrôlée des pays développés ont des conséquences désastreuses sur l’environnement et le développement des pays du Sud en général et particulièrement d’Afrique. L’auteur indique alors « le droit international de l’environnement » comme support devant permettre des législations nationales africaines assurant la souveraineté des États africains sur leurs richesses nationales en vue d’un développement durable. Le recours à des articles précis des textes des institutions internationales chargées de la justice environnementale dans une démarche analytique et normative confère au texte un fondement juridique auquel il faut donner force de loi pour préserver l’environnement mondial et parvenir à l’écodéveloppement en Afrique.
À travers La résurgence des coups d’État en Afrique : et si le continent s’inspirait de « la démocratie substantive » de Rousseau ? Seydou KONÉ de Côte-d’Ivoire met en lien les problèmes de gouvernance et la recrudescence des coups d’État en Afrique. Identifiant la démocratie électoraliste, dans son idée et sa mise en œuvre dans les États africains, comme l’une des causes principales des ruptures constitutionnelles dans la conquête du pouvoir exécutif, l’auteur propose de lui substituer « la démocratie substantive » de Rousseau. Celle-ci, contrairement à celle-là, implique une plus grande participation des populations à la gestion du pouvoir de l’État et est plus conforme à l’éthique. La démarche analytique procédant à l’étiologie des coups d’État et à la critique de la démocratie formelle et électoraliste consolide le recours à la démocratie substantive.
Kadio Mathieu ANGAMAN de Côte d’Ivoire, dans NTIC et exclusions sociales : quelle thérapie éthique pour les sociétés postmodernes, évalue les effets de ce qu’il est convenu d’appeler « la démocratisation de la communication et de l’information » dans le monde. En ce sens, malgré les acquis des NTIC, l’auteur déplore l’existence d’une majorité de personnes en marge de cette démocratisation. Il envisage alors le recours à des principes éthiques pour parvenir à une justice éthique dans l’usage des outils informatiques. La démarche analytique et prospective adoptée permet au texte de faire l’état des lieux de la promotion des outils informatiques de la communication et d’améliorer leur démocratisation.
Les problèmes de développement des États africains sont examinés par Ibrahim HABOU KILICHI du Niger, dans « L’impératif catégorique kantien et le développement des États africains ». Interpelé par la récurrence des échecs des efforts de développement en Afrique, l’auteur voit dans l’impératif catégorique kantien un paradigme salutaire pour un développement plus adapté et plus réussi. L’approche critique et prospective revisite les valeurs traditionnelles africaines, les difficultés des États africains et les principes de la philosophie morale de Kant pour faire de ceux-ci un « paradigme éthico-moral en vue d’enrichir davantage le développement en Afrique par les valeurs africaines ».
L’écologisation de l’enseignement en Afrique subsaharienne au service du développement durable de l’Ivoirien Guei Simplice KOUA analyse les défis socio-écologiques et économiques en Afrique sous le double angle écologique et éducatif. Attribuant les échecs du développement en Afrique au système éducatif actuel fondé sur la logique marchande, l’auteur préfère « une écologisation de l’éducation dans l’enseignement technique et professionnel ». La démarche critico-systémique conduit aux avantages attendus que sont inculquer la culture de la durabilité à toutes les parties prenantes de l’enseignement et former les ressources humaines pour le développement durable.
Le problème du développement de l’Afrique est saisi par N’dri Prosper KOUASSI de Côte d’Ivoire à travers les effets pervers de la mondialisation. Dans Mondialisation et unidimensionnalité du monde, le marasme économique et social des États africains est pour une bonne part attribué à la mondialisation. Les méthodes historique, analytique et critique permettent à l’auteur d’insister sur les inconvénients politiques, économiques et sociaux de la mondialisation.
L’Ivoirien Marcelin Kouassi AGBRA pose le problème de l’identité culturelle de la Côte d’Ivoire dans le contexte de la mondialisation à travers Ivoirité, identité et mondialisation : la Côte d’Ivoire à la recherche d’elle-même. L’auteur s’efforce de dénouer le paradoxe par lequel la Côte d’Ivoire doit préserver son identité culturelle nationale dans un monde qui se construit de plus en plus sur le principe de l’intégration de tous les peuples. Pour atteindre son objectif, il préconise que la Côte d’Ivoire construise « son identité en transformant la multiplicité en unité par le modèle contractualiste » de Jean-Jacques Rousseau. L’hospitalité universelle du cosmopolitisme kantien consolide l’opinion de Marcelin Kouassi AGBRA qu’il est possible et légitime de concilier l’identité culturelle nationale et l’intégration culturelle mondiale.
Le Nigérien MAMANE Issoufou examine Les opportunités du kantisme sur le champ sociopolitique en Afrique. L’histoire de l’Afrique la voit passer du statut de berceau de l’humanité et carrefour des civilisations à celui de continent pauvre malgré ses richesses naturelles et culturelles. Pour l’auteur, il incombe aux philosophes africains de « relever le défi, en accélérant l’éveil de conscience des générations montantes ». Par une approche analytique, l’éthique et le cosmopolitisme kantiens lui apparaissent alors comme la ressource théorique appropriée pour sortir les États africains de la mauvaise gouvernance politique et du sous-développement économique et social endémique.
Vianney Davy Chrislain KIABIYA de la République démocratique du Congo est préoccupé par les problèmes de développement de l’Afrique. Dans La philosophie morale de Kant, « rectrice » de la politique moderne africaine, il cherche le moyen de redynamiser ce développement. Affirmant que « la morale a disparu de la vie économique, politique et professionnelle » des États africains, il trouve ce moyen dans la morale kantienne, précisément dans le principe de l’égalité universelle de tous les hommes, et donc de tous les citoyens d’un État. Le respect de cette égalité par les États permettra une répartition plus juste des richesses nationales et donc un développement plus équilibré.
Adama MARICO du Mali, dans Éducation et représentation citoyenne dans la philosophie des Lumières, a pour objectif de faire comprendre la construction de la citoyenneté moderne par les Lumières. Il montre, avec Rousseau et Kant, que ce projet a été éclairé par la représentation du citoyen rationnel, vertueux et sociable. L’éducation à la rationalité a permis de traduire cette représentation en réalité et d’obtenir les caractéristiques du citoyen moderne : un sujet libre, responsable, conscient de l’égalité des hommes et de la justice qui en découle. En cela, contrairement au citoyen de l’Antiquité qui se déterminait par sa société, le citoyen moderne se distingue par la conscience de ses droits subjectifs et de ceux de ses concitoyens. Il appartient alors aux contemporains de veiller à la pérennité de la citoyenneté rationnelle conçue par les Modernes.
Affoua Thérèse KOUADIO de Côte d’Ivoire interroge les rapports entre l’éducation et l’immigration clandestine dans L’immigration clandestine des Africains : entre échec ou succès de l’éducation des hommes ? Pour elle, si à première vue l’immigration clandestine peut être considérée comme la conséquence d’une mauvaise éducation, une réflexion plus approfondie lui permet d’affirmer avec Rousseau que les migrants ont bénéficié d’une véritable éducation pour s’adapter aux vicissitudes de la vie. L’analyse des conditions de vie des candidats à l’immigration clandestine et l’explication de la philosophie de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau confortent la position de l’autrice.
Éric Inespéré KOFFI
Rédacteur en chef adjoint
1. LA PROBLÉMATIQUE DE LA FIN DU FÉMINISME
Adama Oumou DICKO/DOUKOURÉ
Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou (Burkina Faso)
Résumé :
Le féminisme est un ensemble de mouvements et d’idées philosophiques élaborées autour de la promotion de l’égalité socio-économique, politique et culturelle entre les femmes et les hommes (Voir A. Comte-Sponville, 2001, p. 405). Son histoire est marquée par de grandes figures comme Olympe De Gouges ou Simone de Beauvoir. Sa pensée se déroule en courants multiples, dont le dénominateur commun est de rendre justice à la femme. Son encrage philosophique est à cet égard, le reflet de l’inestimable apport de Platon en faveur de l’évolution de la position sociale de la femme. Avec lui, elle accède à la même éducation que l’homme et par ce fait, est habilitée à participer à la gestion de la cité sur des mêmes critères. De sorte que la fin ultime du féminisme que constitue l’égalité peut y prendre racine, dans la perspective d’une participation paritaire de la femme et de l’homme à l’interaction sociale. Dès lors, il appartient au féminisme de mettre en œuvre une philosophie féministe apte à induire la réconciliation de l’humanité avec elle-même.
Mots-clés : Féminisme, justice, égalité, philosophie, parité.
THE FINALITY OF FEMINISM
Abstract:
Feminism as a set of movements and of philosophical ideas, which develop around the promotion of socio-economic, political and cultural equality between women and men (A. Comte-Sponville, 2001, p. 405). Its heritage is marked with an indelible imprint by great figures such as Olympe De Gouges, Simone de Beauvoir. His thought unfolds in multiple streams, the common denominator of which is to do justice to women. Its philosophical roots are in this respect, the reflection of the invaluable contribution of Plato in favor of the evolution of the social position of women. With him, she has access to the same education as men and therefore is entitled to participate in the management of the city on the same criteria. So that the ultimate end of feminism who is equality, can take root there, equality, in the perspective of equal participation of women and men in social interaction. Therefore, it is for feminism that it behooves to implement a feminist philosophy capable of inducing the reconciliation of humanity with itself.
Keywords : Feminism, justice, equality, Philosophy, Parity.
Introduction
La problématique de la fin du féminisme pose la question du sens, de la vocation et de la finalité du mouvement féministe. Pourquoi le statut de la femme est-il le sujet par excellence du féminisme ? C’est en raison de sa position sociale non enviable, inique. Toutefois, ce statut ne fait pas d’elle un être à part, situé en dehors de l’humanité. Au contraire, elle en est une constituante importante au même titre que l’homme. D’où l’émergence de pensées dénonçant l’essentialisation de la femme qui l’enferment dans de nouveaux carcans. Or, la réflexion philosophique est résolument tournée vers l’interprétation du monde et des éléments qui le constituent, en premier lieu l’Homme. À ce niveau, pas de spécificité de la femme, en vertu de la commune humanité. En tant qu’êtres humains, ils ont la même dignité et devraient par conséquent bénéficier de la même considération. Force est de constater que cela n’est pas toujours le cas. C’est cette inégalité de traitement qui éveille la conscience féministe. En tant que femme, elle est le point focal de la pensée féministe. En tant qu’être humain, elle est un objet d’étude de la philosophie.
L’ancrage philosophique du féminisme révèle l’implication de certains philosophes, dans l’émergence d’idées favorables à une autre vision de la place de la femme dans la sphère socio-politique. C’est ainsi que Platon apparaît comme l’un des précurseurs du féminisme, à travers ce que D. Samb (2007, p. 1) appelle « L’égalitarisme Platonicien ». La place qu’il concède à la femme, dans l’élaboration et la gestion de sa cité idéale, participe d’une vision philosophique novatrice et fondatrice.
La pensée féministe peut dès lors s’en inspirer, le plus important étant de garantir le principe de l’égale contribution de l’homme et de la femme à l’administration de la cité. Elle est de nature à dévoiler les objectifs majeurs du féminisme, à savoir l’égalité des sexes, leur égale dignité et leur participation paritaire à la vie socio-économique, politique et culturelle. C’est une réflexion cruciale sur les rapports sociaux de genre, à travers ses grandes figures et ses principaux courants. Dans cette perspective, il est question de l’ancrage philosophique des idées féministes à travers le statut social accordé à la femme par Platon. Aussi convient-il d’interroger les objectifs primordiaux du féminisme, à travers les grandes orientations qu’il donne à ses mouvements. A cet égard, il est question des fins ultimes qu’il assigne à l’ensemble de ses activités intellectuelles ou pratiques. Comprendre le féminisme en est un enjeu majeur, tout comme la capacité de lui insuffler une assise philosophique apte à produire des résultats probants en matière d’égalité de genre. Il s’agit en premier lieu, de cerner la signification du féminisme à travers la pensée et l’action de ses figures fondatrices, ainsi que de la configuration de ses grands courants. En second lieu, il s’agit d’examiner l’enracinement de la réflexion féministe dans la réflexion philosophique grâce à la figure de Platon et surtout d’en extraire la quintessence des objectifs ultimes du féminisme.
1. Qu’est-ce que le féminisme ?
Le féminisme défini par A. Comte-Sponville (2001, p.348) comme « le combat pour les droits des femmes, donc pour l’égalité des sexes » est un mouvement d’émancipation fondé sur l’humanité de tout être humain. Selon A. Michel (1979, p. 5),
Le mot « féminisme » (…) préconise l’extension des droits, du rôle de la femme dans la société (…). La doctrine s’est accompagnée d’actions multiples pour élargir les droits et les rôles des femmes dans la société. C’est pourquoi la définition du féminisme devrait inclure les pratiques et non seulement la doctrine.
Il s’énonce par les objectifs et les fins visés et s’exprime dans la diversité des moyens mis en œuvre pour les atteindre. Il s’institue avant tout dans un projet large de conquêtes de droits, de changement de structures socio-économiques et politiques. Autrement dit, il capitalise l’analyse conceptuelle de toutes les formes d’injustices subies par la femme, préjudiciables aux idéaux d’égalité entre l’homme et la femme. Au seuil du XXIe siècle, ces questions n’en sont pas moins pertinentes. Bien au contraire, la femme se trouve confrontée à de nouveaux défis de réalisation de la justice sociale. En effet, certains droits comme le droit de vote par exemple sont acquis presque partout, mais il n’en demeure pas moins que l’égalité entre l’homme et la femme est une problématique qui continue d’avoir du sens dans le domaine du travail, de l’égalité économique et sociale. Aussi, peut-on chercher à l’appréhender à travers certaines de ses grandes figures, ses courants et les vagues qui le traversent, aptes à en dévoiler le sens profond.
1.1. Le féminisme à travers ses grandes figures
Le féminisme exige que soit dépassé l’aspect doctrinal ou théorique de ses objectifs, pour se situer dans la mise en pratique de ses principes essentiels. Il ne suffit pas de le théoriser abstraitement en se fondant sur des grandes idées d’égalité, de liberté, d’autonomie ou sur de grands idéaux de justice sociale. Il faut avant tout que l’action y soit prépondérante. En d’autres termes, le féminisme ou l’imaginaire féministe ne vaut que par les actes concrets posés. Il ne s’agit pas de minimiser l’apport théorique, indispensable pour motiver l’action émancipatrice. Dans les faits, que vaut une action, qui n’est pas portée par une pensée objective, réfléchie, mûrie, planifiée, théorisée ? La philosophie apparaît donc comme l’alliée objective du féminisme pour, non seulement appréhender les stigmates de l’injustice, mais aussi pour les nommer, les caractériser et pour en donner les orientations optimales, capables de les minimiser, voire de les juguler.
C’est dans cette dynamique que se situe l’importante contribution de philosophes, de féministes ou de philosophes-féministes. C’est le cas par exemple de N. Fraser, qui relie la théorie à la pratique. Avant elle, plusieurs grandes figures du féminisme ont posé les jalons du féminisme contemporain, par leurs écrits et leurs actions. O. De Gouges et S. de Beauvoir s’imposent comme des figures de proue, symbolisant à elles seules ses avancées et ses difficultés.
L’engagement ferme en faveur de l’égalité des droits entre les sexes, de la première, fait d’elle une « féministe » majeure, avant l’heure dans ce siècle de tous les espoirs en matière de progrès. Certes, elle échouera à réaliser concrètement ses ambitions, puisqu’elle finira plutôt à l’échafaud qu’à la tribune de l’Assemblée nationale qu’elle aspirait à intégrer, afin de rendre audible et visible la cause féminine.
Le renouvellement de sa pensée est justement contenu dans la célèbre formule de S. De Beauvoir (1949, p. 13) selon laquelle, « On ne naît pas femme, on le devient ». Cet aphorisme emblématique de sa pensée, pour être appréhendé à sa juste valeur devrait être suivi de cette autre maxime : « On ne naît pas homme, on le devient ». La principale thèse de S. de Beauvoir stipule que ce n’est pas la nature qui justifie « l’être féminin » ni « l’être masculin », mais la culture. Le contexte socio-culturel dans lequel l’être humain évolue, fait de lui une femme ou un homme. L’identité est donc à rechercher surtout celle de la femme, non dans la nature, mais dans les acceptions culturelles de ce qu’elle doit être, du rôle que la société lui assigne. Son ouvrage intitulé Le deuxième sexe, précurseur des études de genre désormais répandues, déstabilise des fondations profondément ancrées dans les consciences sociales, imposant des rôles différents et précis aux personnes des deux sexes. Le féminisme se présente comme une mosaïque par la diversité de sa présentation théorique et de sa mise en œuvre pratique. Il est constitué de courants et de vagues, susceptibles de saisir le point d’orgue des fins qui obnubilent son sens ultime à savoir une profonde aspiration à la justice sociale.
1.2. Le féminisme à travers ses grands courants
L’examen du féminisme à travers ses définitions et ses grandes figures révèle sa capacité à converger vers un idéal de justice sociale. Il révèle aussi la multiplicité et la diversité des moyens qui peuvent être les siens, afin d’y parvenir. Ainsi, la perception de ce qu’est la femme, de ce qu’elle représente dans cette humanité à la fois une et plurielle est-elle au fondement de la manifestation de la réflexion féministe. Ses principaux courants sont le féministe universaliste ou égalitaire et le féminisme différentialiste ou essentialiste. En somme, le féminisme appréhende de façon diversifiée ce que C. Koné (2007, p. 243) nomme « Les chemins d’émancipation ».
Le féminisme universaliste considère que la femme est partie intégrante de l’ensemble de la communauté humaine, de la totalité des êtres, de l’universel. À ce titre, toute approche philosophique, socio-économique ou politique de la question de la femme, qui s’appesantirait sur l’altérité de celle-ci pour justifier sa position subordonnée, est proscrite et critiquée. Il faut rappeler que la théorie féministe fait le constat de l’oppression de la femme, en fait l’analyse conceptuelle et recherche les conditions objectives de son émancipation, c’est-à-dire les voies et les moyens d’instituer une justice sociale pour tout être humain, femme ou homme. C’est pourquoi le féminisme et la justice sociale sont étroitement imbriqués, le premier s’investissant théoriquement et pratiquement pour faire advenir la seconde. Or, le féminisme universaliste estime que l’avènement de la justice sociale, passe par une égalité « parfaite » entre l’homme et la femme, indépendamment de toute différence morphologique ou biologique. Il table donc sur leur indifférenciation, leur ressemblance, gage de l’égalité.
Il convient donc de penser la femme pour espérer changer la condition féminine. Le féminisme universaliste répond substantiellement que la « femme est un homme comme les autres » (Voir E. Badinter, 1989, p. 47) En tenant compte uniquement de leur commune humanité, et en se délestant de toute autre considération essentialiste, il est possible de construire une égalité conceptuelle en théorie et susceptible d’être mise en pratique. E. Badinter (1989, p. 12) écrit :
La femme est-elle la semblable de l’homme (…) Ou bien est-elle toujours l’autre, marquée de l’indestructible signe de la différence ? (…) Dans un cas, l’égalité va de soi, mais dans le second, elle est plus difficile à réaliser. L’égalité dans la différence reconnue et acceptée est une belle idée mais n’est-elle pas aussi une dangereuse utopie ?
Elle réfute la bipolarisation des sexes, car pour elle, l’infantilisation de la femme en découle. Dès lors, comment le courant différentialiste du féminisme peut-il pour sa part, produire l’égalité ?
Le féminisme différentialiste ou essentialiste à l’inverse du féminisme égalitaire ou universaliste, pense la question féminine à l’aune des différences naturelles ou innées qui existent entre le masculin et le féminin. La principale différence sur laquelle s’appuie ce courant du féminisme est la différence sexuelle physiologiquement et biologiquement fondée. Dans cette optique la « fonction » maternelle de la femme est valorisée, comme spécifique au féminin. Ce courant s’attache à mettre en valeur « l’essence » de la femme, c’est-à-dire ses caractéristiques propres, qui font qu’elle est ce qu’elle est et pas autre chose, femme et pas homme. La philosophie qui sous-tend ce type de féminisme, s’écrit en termes d’égalité dans la différence, faisant foi à une complémentarité dans la vie au quotidien et de façon primordiale dans la génération de l’espèce. En lieu et place de la ressemblance des sexes est promue la dissemblance naturelle et essentielle des sexes. S. Agacinski (2011, p. 241) écrit : « Il s’agit pour moi de déconstruire la fausse neutralité sexuelle de l’individu ou du sujet (…) l’homme aussi est l’autre. Chacun est toujours l’autre de l’autre. »
De sorte que, si le féminisme universaliste veut déconstruire la différence des sexes, lieu de l’aliénation de la femme, le féminisme différentialiste ambitionne de déconstruire l’uniformisation des sexes, dont le caractère mimétique renforce la subordination de la femme. En allant de déconstruction en déconstruction, les deux principaux courants du féminisme ne finissent-ils pas par s’accorder sur l’essentiel, à savoir la non- hiérarchisation des sexes ? En voulant « fondre » la femme dans la généralité de l’être humain, le féminisme universaliste cherche à combattre son infériorisation, en supprimant toute forme de hiérarchie. Pour le féminisme différentialiste la différenciation vise l’égalité par le besoin réciproque de l’un et de l’autre, semblables en tant qu’humains, dissemblables en tant qu’êtres différemment sexués. Alors, quelle peut être la version du féminisme avant l’heure de Platon et sa répercussion sur le féminisme contemporain ?
2. L’ancrage philosophique du féminisme
Une prospection historique montre le grand intérêt que le sujet « femme » suscite auprès des philosophes. C’est pourquoi, il est opportun de s’interroger sur la perspective platonicienne, qui, semble-t-il est une amorce qui ouvre la voie du féminisme jusqu’à aujourd’hui. Platon n’est-il pas d’une certaine façon précurseur du féminisme contemporain, par sa vision du statut de la femme dans la cité ?
2.1. La question de la femme dans la philosophie platonicienne
Loin d’être périphérique ou secondaire, la question de la femme est centrale dans la philosophie platonicienne. En effet, il est l’un des premiers philosophes à la mettre en bonne place dans l’édification d’une cité idéale, censée remplacer celle, déliquescente qui marque son temps. Soulignons que si le féminisme est entendu comme doctrine visant l’égalité de droit des sexes et leur revendication, il est évident que le fondateur de l’Académie ne perçoit pas ainsi son intérêt marqué pour l’évaluation de la place de la femme dans la cité. Sa réflexion porte davantage sur sa capacité à participer à la gestion de la cité, confrontée à de graves crises sociales. D’où l’idée de penser une cité idéale, destinée à supplanter celle corrompue et ambitionnant de refléter une société éprise de paix, pétrie de justice et d’harmonie.
De fait, le modèle d’éducation qu’il élabore, place la femme d’emblée dans une position différente, désormais valorisée. Il n’y a donc plus d’exclusion de la femme qui vaille dans le processus visant à sauver ou à faire émerger la cité de son naufrage et de sa déperdition. C’est le prétexte pour lui de prôner qu’elle soit dorénavant dirigée par ceux qui en ont l’aptitude intellectuelle, qu’ils soient hommes ou femmes. Cette aptitude ne peut s’acquérir qu’au prix d’une éducation magistralement orchestrée. Pour L. Brisson et J.-F. Pradeau (2007, p. 55), celle-ci « a pour premier objectif de rendre l’âme du citoyen excellente, et de l’accoutumer à la vertu sous toutes ses formes ». Or, qui dit vertu, exclut d’emblée toute forme d’injustice, puisque la vertu est comme une qualité supérieure, une valeur cardinale, qui place l’individu ou le groupe d’individus au- dessus de toute forme de propension à l’injustice. Chez Platon, elle est davantage perfectionnée et perfectible grâce à la connaissance. Pour L’Athénien, à cet exercice tous les sexes peuvent être soumis et ont la même disposition ou les mêmes compétences à le réussir. L’éducation qu’il prône a pour enjeu la capacité intellectuelle de l’individu, non sa détermination biologiquement sexuée. Platon (1993, p. 259) écrit :
Pour le genre des hommes comme pour celui des femmes (…) s’il n’apparaît différer que sur ce seul point, à savoir que le genre femelle enfante et que le mâle engendre, nous affirmerons qu’il n’a nullement été démontré pour autant que la femme diffère de l’homme (…) et nous continuerons à croire que nos gardiens et leurs femmes doivent s’appliquer aux mêmes occupations
Aussi, les différences se situent-elles non plus au niveau du genre, mais à celui de la qualification à mener à bien les différentes tâches sociales, pour répondre aux différents besoins. Les principaux besoins humains consistent en la fourniture de la cité en biens économiques, en sa défense et en sa gouvernance. De sorte que, pour remplir un tel cahier de charges, il faut que la grande intelligence s’emploie à la gouverner, le fort caractère à la défendre et le don de compétence productive à l’approvisionner. L’éducation intervient alors, une éducation appropriée pour chaque aptitude, dans le but d’accomplir le passage de la cité corrompue à la cité juste et harmonieuse. Puisque la femme n’est pas exclue de cette disposition organisationnelle, elle intègre de facto, l’échelle qui lui est la mieux adaptée, sans distinction et sans assignation spécifique. L’éducation platonicienne, projet didactique par excellence, réminiscence de ce que l’âme humaine connaissait, au regard de sa capacité propre et naturelle, s’énonce comme une dialectique à laquelle hommes et femmes sont disposés.
C’est ainsi que l’éducation dévolue aux magistrats indépendamment de leur identité sexuelle, constitue un apport primordial pour le féminisme futur. Il rencontre certainement les ambitions du « féminisme » de son temps, s’exprimant sur fond de surgissement de femmes philosophes éminentes à l’instar de Diotime, Aspasie ou Théano. Il laisse du même coup entrevoir la prépondérance de la justice au cœur de sa cité idéale. N. Fraser (2013, p. 1) estime que : « Pour Platon, la justice était la vertu maîtresse, celle qui ordonne toutes les autres. » L’idée générale de la justice qui englobe celle de la justice sociale est la charnière des aspirations du féminisme. Certes, sa perception est différente de Platon aux féministes contemporaines qui l’appréhendent en termes de revendications. Ici, c’est l’idée d’équilibre, d’harmonie et d’équité qui s’applique en tout temps. L’équation fondamentale et fondatrice qu’il pose est comme le souligne D. Samb (2007, p. 1), « L’unité de la vertu et l’égalitarisme des genres » ou ce que D. M. Soro (2001, p. 1) nomme « Le refus de la tradition misogyne grecque chez Platon ». Le plus important, c’est ce que dit Platon (1993, p. 261) : « Donc aussi bien chez les femmes que chez les hommes existe le même naturel adapté à la garde de la cité. » Chez lui, il n’y a pas de discrimination fondée sur la différence des sexes. A priori, il n’insiste pas sur cet aspect et récuse la stricte assignation des femmes à la sphère privée. N’est-ce pas ici aussi, l’un des combats-phares du féminisme depuis qu’il existe jusqu’à ce XXIème siècle naissant ? In fine, la paideia identique à l’homme et à la femme, la justice fondée sur une vertu « une », commune à l’homme et à la femme, crédibilisent le fondateur de l’Académie à être considéré comme l’un des précurseurs du féminisme dans l’histoire de la philosophie.
2.2. Finalité ou visée du féminisme
L’examen du féminisme montre que malgré la diversité dans la théorie et dans la pratique, la défense de valeurs égalitaires entre les sexes demeure son ambition majeure. Au-delà des positions philosophiques relatives aux statuts respectifs des hommes et des femmes, la dimension de la transformation des rapports sociaux de sexe est centrale pour comprendre la fin du féminisme. C’est pourquoi la pensée féministe doit précéder l’action féministe. De sorte que les activités du féminisme soient diversifiées et érigées sur des socles pétris de pertinence et d’objectivité. C’est à cette condition que peuvent advenir de profondes métamorphoses de l’échiquier social. Dans cette perspective, le féminisme se résume à un impératif de capitalisation des forces intellectuelles et cognitives, pour d’abord penser l’injustice, ensuite pour mettre en œuvre des actions conformes à l’idéal de justice. F. Collin (2015, p. 84) écrit :
Être femme, c’est être assurée de subir (…) une discrimination basée sur la seule appartenance sexuelle (…) Être féministe, c’est découvrir la réalité de cette condition (…), c’est affirmer que la discrimination n’est pas nécessitée par la nature (…) mais qu’elle est construite et liée à des formes sociales déterminées. C’est lutter pour que cette situation soit renversée.
Les chemins d’émancipation sont nombreux, mais ils visent avant tout une égalisation des statuts de l’homme et de la femme. Cela, parce qu’ils participent de la même humanité, en tant que composantes irréductibles de cette humanité. De sorte que l’enjeu philosophique de la fin du féminisme se concentre en l’idée de justice, dont le pivot normatif est l’idée de parité de participation telle que l’énonce N. Fraser. En effet, sa théorie de la justice en est tributaire à bien des égards, puisqu’il n’est de logique fondatrice de la justice sociale qu’appréhendée sous le prisme de la participation paritaire. Aussi, les trois paradigmes que sont la redistribution, la reconnaissance et la représentation qui la constituent, n’ont de sens qu’à travers l’injonction de la parité de participation et sa nécessaire mise en œuvre indifféremment du cadre ou de l’espace d’expression de la justice. Selon N. Fraser (2012, p. 262),
La justice en son sens le plus large signifie parité de participation (…) la justice requiert des agencements sociaux qui permettent à tous de participer en tant que pairs à la vie sociale. Vaincre l’injustice implique d’abattre les obstacles institutionnalisés qui empêchent certaines personnes de participer sur un pied d’égalité avec les autres, comme partenaires à part entière à l’interaction sociale.
Le principe de parité de participation est donc au cœur de la fin du féminisme. La parité contient l’idée d’égalité, et d’équilibre tandis que la participation contient celle d’une contribution, d’une mise en présence d’acteurs disparates. Pour ce qui concerne le féminisme, ce principe doit s’appliquer au genre et permettre à l’homme et à la femme de constituer des paires normatives. La conjecture essentielle est dès lors son respect en tant que principe fondateur de l’« être » de la justice, de l’avènement d’une société plus juste, d’un monde plus juste. Le féminisme à ce niveau réitère cette exigence jusqu’à l’intérieur de la sphère familiale où le partage des tâches et des responsabilités entre hommes et femmes est fondamental. De sorte que les activités domestiques ne soient pas un obstacle infranchissable, car il n’y a pas d’incompatibilité entre celles-ci et les activités situées hors de la sphère familiale. Selon C. Koné (2006, p. 151), « Pour accroître l’implication des femmes dans la gestion des affaires de la cité, il faudrait adopter des mesures visant à concilier les tâches privées et les activités publiques politiques. » Il s’agit donc d’appliquer la parité partout, sans barrières. Elle doit s’ingérer, s’immiscer, dans la vie quotidienne et constituer un support de changement des « consciences culturelles ».
- Bégorre-Bret et C. Morana (2012, p. 13) estiment que « La justice est bien plus qu’une notion intellectuelle, un thème philosophique ou un objet théorique. C’est une exigence existentielle » De fait elle apparaît comme la pierre angulaire de la réflexion féministe également. De sorte que la prégnance de cette thématique impulse l’émergence d’une pensée féministe construite justement autour de cette idée de justice par l’égalité de genre. Ainsi elle est la préoccupation centrale du féminisme et pourrait s’ériger en sa fin ultime. Participer en tant que pairs à l’interaction sociale signifie donc, participer à la vie sociale en se considérant les uns et les autres comme égaux, c’est-à-dire légitimes à s’exprimer au sein de cet ensemble où chacun devrait trouver sa place, « même », identique, sans discrimination ni hiérarchie.
En l’occurrence, le principe de parité participation stipule que tous, hommes ou femmes, bénéficient de la même considération principielle qui leur permet de le transformer en réalité factuelle. Il se présente comme une exigence de justice, en tant que norme théorique et pratique judiciaire. Là où il est tronqué, la justice se perd et se dévoie. En se présentant ainsi, la fin du féminisme s’érige en une justice pour l’ensemble de l’humanité et non comme une sommation de revendications visant à rendre uniquement justice à la femme. En le faisant, on redresse une dissymétrie lourde de conséquences au profit d’une symétrie du genre humain. Comme le souligne D. Samb (2019, p. 118), il s’agit de mettre en avant « L’humaine dignité comme la pierre touche de toute conduite et de tout comportement. » Ce principe est tout aussi puissant que celui de la parité de participation, car il induit une nouvelle position sociale de la femme, sa voix comptant comme sujet de justice au même titre que celle de l’homme.
Comme l’indique M. Savadogo (2002, p. 103), « L’égalité entre les hommes et les femmes est l’expérience la plus radicale de l’idéal de justice. Accorder les mêmes droits à tous sans distinction tel est le comble de la justice. L’application complète de cette règle réconcilierait la société avec elle-même » Cette égalité généralement inscrite dans toutes les législations demeure au centre des préoccupations des féministes. Il faut alors comme l’indique C. Koné (2006, p. 150) « déchirer le voile du discours masculin pour mieux combattre et guérir le « mal d’être femme. » La pensée féministe ne peut que rencontrer une telle option qui consiste à contrer la hiérarchie dans le genre.
Conclusion
Le thème de la fin du féminisme interroge sa signification profonde en plus de son sens emblématique en tant que pensée fondée sur l’égalité hommes-femmes. En d’autres termes, si cette égalité est l’objet et le sujet principal du féminisme, plusieurs paramètres théoriques et pratiques entrent en ligne de compte. Il s’agit d’attitudes principielles visant à promouvoir un statut acceptable pour la femme, l’amélioration de sa place dans la société, la fin de sa subordination et la mise en exergue de l’égale dignité des êtres humains.
À travers ses grandes figures que sont Olympes de Gouges et Simone de Beauvoir, il dérange les consciences, bouscule les attitudes, déconstruit les normes. Il prend racine dans l’histoire de l’humanité, notamment dans la philosophie de l’antiquité dont la figure de proue est Platon. Celui-ci marque en effet, l’ancrage philosophique du féminisme, grâce au statut nouveau qu’il accorde à la femme dans l’élaboration de la cité idéale. Son signe distinctif est l’accès de la femme à l’éducation au même titre que l’homme et par conséquent sa participation à l’administration de la cité. De sorte que sa philosophie politique permet de le considérer comme l’un des précurseurs du féminisme.
Le féminisme aujourd’hui a pour objectif principal l’égalité des sexes sociaux, en vertu, de leur commune appartenance à l’humanité. Il rejette l’écart entre l’affirmation de principes universels d’égalité et la réalité de la répartition inégalitaire des pouvoirs ou de l’autorité entre l’homme et la femme, consacrant l’inégalité de leurs statuts. C’est pourquoi le principe de parité de participation apparaît comme la fin ultime du féminisme qui reste à l’époque contemporaine, un idéal à atteindre. En définitive la fin du féminisme n’est pas celle du féminisme uniquement, mais celle de toute l’humanité en prise avec la pensée philosophique.
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2. LA MORALE POLITIQUE DE MACHIAVEL AU PRISME DES FONDEMENTS DE L’ÉTHIQUE
Koffi Servel KONAN
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
En préfaçant l’Anti-Machiavel de Frédéric II, Voltaire avait pour ambition de dénoncer la portée négative des idées politiques de Nicolas Machiavel. Pour Voltaire, le poison de Machiavel est trop visible. Il fallait donc que l’antidote le soit aussi. En vérité, Machiavel fait l’objet d’une diabolisation incontestable parce qu’on juge que ses idées sont en contradiction avec la morale établie. Notre souci majeur est de tenter de lever quelques confusions sur cet auteur. Car, pour nous, Machiavel est bel et bien un moraliste, mais différemment de ses prédécesseurs qui considéraient la politique et la morale comme des entités inséparables. Le contexte sociopolitique de son époque l’incite à adopter une politique pragmatique et à s’éloigner d’une morale rigide, héritée du christianisme, car il a dévoilé les illusions qui empêchaient les dirigeants politiques de comprendre les mécanismes du pouvoir.
Mots-clés : État, morale, politique, pouvoir, religion.
MACHIAVELLI’S POLITICAL MORALITY THROUGH THE PRISM OF THE FOUNDATIONS OF ETHICS
Abstract:
By prefacing Frederic II’s, anti-Machiavelli, Voltaire aimed to denounce the negative impact of Nicolas Machiavelli’s political ideas. For Voltaire, Machiavelli’s poison is too visible. So the antidote had to be there too. In truth, Machiavelli is the subject of undeniable demonization because his ideas are judged to be in contradiction with established morality. So to speak, our major concern is to remove, here, all confusion about this author. Because, for us, Machiavelli is a moralist but not like his predecessors who made politics and morality two inseparable entities. The socio-political environment of his time led him to undertake policy of efficiency and to move away from a certain fixed morality inherited from Christianity. By this way of doing things, Machiavelli presents himself a true moralist, because he removed the mask which prevented political leaders from not seeing the mechanisms of power.
Keywords : State, morals, politics, power, religion.
Introduction
Nicolas Machiavel, philosophe politique de la Renaissance, est parfois mal compris. L’interprétation que l’on fait de sa pensée politique est qu’il est un penseur cynique et immoral qui recommande la ruse, la cruauté, le mensonge, la dissimulation aux dirigeants pour conquérir et conserver le pouvoir politique. Ainsi, les Anglais l’appelaient « Old Nick » (E. Barincou, 1957, p. 5) c’est-à-dire le diable. Cela parce que l’œuvre de Machiavel croise la morale classique, peut-être tout hasard, puisque son sujet qui est le jugement moral (le bien et le mal) le préoccupe très peu au profit du verdict final (bon ou du mauvais résultat)
Cependant, loin de vouer Machiavel aux gémonies, il y a lieu de reconnaitre que sa pensée politique ne se place pas en porte-à-faux avec l’éthique et la morale même si cette pensée ne se préoccupe pas nécessairement des normes morales traditionnelles. Malgré son apparente indifférence à la morale, la pensée politique de Machiavel est tout de même liée à cette question. Dès lors, il convient de se poser cette question fondamentale : le Prince a-t-il la liberté de s’écarter des normes classiques pour servir des objectifs politiques ? Ceci étant, notre argumentation tournera autour des questions secondaires suivantes : quels sont les fondements de la morale machiavélienne ? La morale chez Machiavel n’est-elle pas influencée par les impératifs de la politique ? L’objectif du présent article est de réhabiliter le penseur de Florence qui a longtemps souffert des incompréhensions et des préjugés de ses détracteurs. En clair, notre souci est de montrer qu’au-delà de toutes attentes, Machiavel demeure un moraliste atypique, mais seulement que sa conception de la morale diffère du sens ordinaire et classique. Elle va au-delà des normes conventionnelles. Pour y parvenir, nous avons mobilisé deux méthodes, à savoir : la méthode historique et celle analytico-descriptive. À travers ces méthodes, il s’agira, pour nous, dans la première articulation, de montrer l’essence de la morale chez Machiavel et, dans la seconde articulation, nous montrerons que la morale machiavélienne est subordonnée à l’action politique.
1. L ’essence de la morale machiavélienne
Il est question pour nous, de montrer, dans cette partie les fondements de la morale machiavélienne. Contrairement à la philosophie classique, qui cherchait à définir un ordre juste et parfait, Machiavel ne fait pas référence à un cosmos ou à un ordre naturel. Pour lui, le prince n’est pas nécessairement méchant selon les normes issues de la morale traditionnelle, mais il peut agir en fonction des règles fondamentales de la société politique, qui définissent une certaine vertu. Sa réflexion politique repose sur des réalités tangibles car, pour lui, la politique et la morale sont deux entités entièrement séparées.
1.1. Dissociation de la morale et de la politique
Avant d’aborder le cœur du sujet, il serait pertinent de définir les concepts de politique et de morale. La politique désigne la science ou l’art de gouverner un État la conduite des affaires publiques. Selon Julien Freund (1965, p. 177), la politique « est alors l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière, en garantissant l’ordre au milieu de luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions et des intérêts ». En d’autres termes, la politique est l’art de la gestion des citoyens d’un État déterminé. Ainsi, parle-t-on d’homme politique pour l’homme qui s’occupe ou gère les affaires publiques.
La morale, quant à elle, renvoie à l’ensemble des règles de bonne conduite. Autrement dit, la morale est un ensemble de principes, de jugements et de conduites qui s’imposent à la conscience individuelle ou collective. En ce sens, elle se présente comme ce qui est relatif au bien, au devoir. Ces deux concepts étant élucidés, il nous revient de cerner le type de lien qui existe entre eux à travers la conception politique de Machiavel et celle de ses prédécesseurs.
Machiavel rejette l’idée d’une éthique stricte pour les dirigeants. Selon lui, un dirigeant politique n’est pas tenu de suivre des principes moraux fixes, mais doit plutôt s’adapter aux circonstances. Son seul atout doit être son efficacité, même si cela s’avère, parfois, impitoyable, cruel. En un mot, l’efficacité se passe des calculs moraux. Du coup, Machiavel crée une révolution. Il rompt avec la façon traditionnelle dont les auteurs de l’Antiquité et du Moyen Âge avaient pensé la politique. Rappelons que Platon, Aristote et Saint Augustin sont des auteurs emblématiques de ces deux périodes à travers l’originalité de leurs pensées. Pour Platon et Aristote, le pouvoir était dévolu à ceux qui avaient le savoir, la science. Saint Augustin en tant que penseur médiéval soutient, pour sa part, que tout pouvoir émane de Dieu. « Dans la pensée médiévale en effet, un droit à la résistance ouverte contre les gouvernants n’était pas admis. Puisque le prince dérivait directement son autorité de Dieu, toute résistance devenait une révolte ouverte contre la volonté divine, et donc un péché mortel » (E. Cassirer, 1993, p. 150). De plus, le pouvoir est « une révélation directe de la véritable nature de Dieu » (D. C. Dominique, 1995, p. 229). Ce qui signifie que le succès politique était basé sur les mœurs de l’Église. Cependant, pour Machiavel, il en va autrement. De ce fait, il s’insurge contre cette conception chrétienne du pouvoir. Il semble tourner le dos à la morale chrétienne.
En réalité, selon Machiavel, la politique peut être pratiquée en respectant des lois morales, économiques et religieuses tout en permettant de recourir au mal si la situation l’exige. On voit tout indiqué le projet politique que caresse Machiavel : il s’agit de remettre les pendules à l’heure. Il faut rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu car, le propre d’un art, c’est d’enseigner des choses profitables à ceux qui les entendront. Soulignons que le rejet de la morale chrétienne jugée restreinte par Machiavel n’entraîne pas un refus de la religion chrétienne et une suppression en tant que telle de l’éthique. Tout simplement, il ne partage pas la morale chrétienne, mais la respecte et la déclare nécessaire à l’État. De cette manière, elle contribue à la cohésion sociale. Il considère la religion comme un puissant instrument du pouvoir et comme un ciment social, c’est-à-dire, comme un puissant moyen de socialisation des citoyens. Pour ainsi dire, la religion est la conscience du Peuple. Pour paraphraser Joël Wilfried (1985, p. 138), il faut dire que la religion est nécessaire, mais Machiavel entend toujours ce terme dans son sens classique de fondement de la moralité sociale. Alors que, la morale chrétienne reste immuable, Machiavel ouvre de nouvelles perspectives sur ce concept. Car, chez lui, il y a inextricablement une extension de l’éthique. Le chrétien « fait de la morale », donne de bons conseils. Mais le penseur qu’est Machiavel « discute des conditions de la conduite », médite sur les conditions du pouvoir et fait la lumière sur la meilleure façon de l’exercer. Il en ressort, ici, que la morale machiavélienne a des vertus immenses.
1.2. Les forces de l’éthique Machiavélienne
Dans son célèbre opuscule Le Prince, Machiavel intitule le chapitre XV de la manière suivante: « Des choses par lesquelles les hommes, et principalement les princes obtiennent blâme ou louange ». Ce titre est évocateur et traduit en lui les germes de la morale Machiavélienne. Cette morale indique clairement les raisons pour lesquelles les hommes ou principalement les princes sont censurés ou vantés. En effet, dans la philosophie de Nicolas Machiavel, les princes ou les dirigeants politiques sont jugés en fonction de leurs actions concrètes, plutôt que de leurs intentions. Il est indispensable pour un prince de s’adapter à la situation et d’agir en conséquence. De ce fait, parmi les vertus du Prince pour être vanté, il s’efforce de ne pas être haï. Il doit prendre des décisions efficaces et bénéfiques pour l’État. « Il doit être assez prudent pour savoir éviter les vices ignominieux qui lui feraient perdre son État » (N. Machiavel, 1972, p. 81). Toujours dans le chapitre XV qui parle des qualités du Prince, Machiavel en fait une série de recommandations. Il s’agit, entre autres, des vertus suivantes : la sagesse, le discernement, le leadership, la justice, l’équité, le charisme, l’honnêteté, l’intelligence politique et surtout, la capacité à préserver la paix et la stabilité. Certes, toutes ces qualités ne peuvent pas être rangées dans l’ordre du jugement moral, c’est pourquoi Machiavel les résume en cinq principes dans le chapitre XVIII du Prince. Pour lui, le chef de l’État doit avoir l’image d’un homme « de pitié, de foi, d’intégrité, d’humanité, de religion » et « ce dernier principe est le plus nécessaire » (N. Machiavel, 1972, p. 94). Machiavel considère la religion comme un puissant canal de socialisation et d’humanisation de l’être humain afin de le rendre gouvernable.
En somme, un Félicité est celui qui allie ces vertus énumérées ci-dessus pour maintenir la stabilité de son État. Il « doit donc soigneusement prendre garde que jamais ne lui sorte de la bouche un seul mot qui ne soit marqué des cinq qualités en question » (N. Machiavel, 1972, p. 94). En revanche, un prince est réprimandé ou censuré lorsqu’il présente certaines qualités qui suscitent sa désapprobation. Voici quelques-unes d’entre elles : l’avarice, la cruauté excessive, la faiblesse, la méchanceté, la lâcheté, la déloyauté, le manque de discernement, etc. Alors, si un prince souhaite conserver son pouvoir et sa réputation, il doit éviter ces actions négatives.
Machiavel ne se contente pas de vanter les valeurs morales comme indispensables dans la gestion des affaires de la Cité. Au fond, nous pouvons dire que toute sa pensée est l’archétype d’une philosophie qui s’articule sur des jugements moraux qui mettent en exergue les qualités du bien et le refus du mal. Pour Ernst Bloch (1974, p. 155), « Machiavel recommande donc au prince un comportement équilibré et rationnel ». Il ressort de cette pensée que Machiavel a une claire idée des valeurs du bien, de la justice et de l’équité. Il prend ses distances vis-à-vis du mal et conseille au Prince de n’y avoir recours qu’en cas de nécessité absolue. Par ailleurs, si ces valeurs sont au cœur de la philosophie de Machiavel, comment peut-on justifier qu’il prône parfois leur transgression ?
2. Une morale influencée par les impératifs politiques
Après avoir indiqué dans le chapitre précédent, les grandes lignes qui fondent l’essence de la morale machiavélienne, ce chapitre a pour ambition de montrer que la morale chez Machiavel est au service de l’action politique. De ce fait, Machiavel indique une morale pragmatique, mettant l’accent sur la survie de l’État et la nécessité d’agir en conséquence, même si cela va à l’encontre des vertus personnelles. Cette morale trouve sa justification dans le fait que l’homme a une nature foncièrement mauvaise.
2.1. Une morale en relation avec la nature de l’homme
En choisissant de s’adresser à Laurent Médicis à travers son œuvre Le Prince, Machiavel indique implicitement que son message est orienté vers les gouvernants et non au peuple. Les valeurs morales qu’il préconise sont à considérer comme des recommandations aux princes en fonction de la nature humaine et de la fortune. Pour Tayoro Gbotta (2005, p. 19), « les vertus morales qu’il [Machiavel] juge utiles d’intégrer dans le corpus des recettes qu’il préconise au prince n’entament en rien le principe selon lequel l’auteur du Prince parle aux princes dont les missions essentielles sont d’assurer la conservation de leur pouvoir et le maintien de leurs États ». On comprend, ici, que Machiavel s’adresse aux acteurs qui animent la vie politique. Selon lui, le Prince doit veiller à conserver la confiance et l’approbation de ses concitoyens. Même si certaines actions peuvent sembler impopulaires, il est essentiel pour un prince de maintenir une image positive et de ne pas perdre la faveur de ses sujets. Mieux, il doit agir de manière à préserver l’estime et la loyauté du peuple envers lui. D’ailleurs, il consacre le chapitre XXI de son chef-d’œuvre Le Prince à cette question. En effet, ce chapitre est intitulé de la manière suivante : « Comment un prince doit se comporter pour acquérir l’estime ? » (N. Machiavel, 1972, p. 116). La réponse de Machiavel à cette inquiétude ne souffre d’aucune ambiguïté. « Un prince gagne (…) de l’estime quand son amitié ou son inimitié sont sans équivoque » (N. Machiavel, 1972, p. 117).
Cependant, si le Prince considère le peuple comme sa meilleure forteresse, il importe aussi tenir compte de sa nature et de le gouverner avec beaucoup de tact. Ainsi, la morale machiavélienne est entièrement liée à la nature de l’homme : un être foncièrement mauvais, ingrat, cupide, méchant, trompeur, inconstant et soumis à son intérêt égoïste. C’est pourquoi, quiconque veut réussir, en politique, doit supposer les hommes, de prime abord, méchants et par nature enclins à la vengeance. Dans le premier livre des Discours sur la première décade de Tite-Live, on peut lire : « Comme le démontrent tous ceux qui traitent de politique et comme le prouvent les exemples historiques, il faut que le fondateur d’un État et que le législateur suppose par avance que tous les hommes sont méchants, et qu’ils sont prêts à mettre en œuvre leur méchanceté toutes les fois qu’ils en ont l’occasion » (N. Machiavel, 1996, p. 195). Machiavel a une vision pessimiste de l’homme car, quand il agit avec bonté, c’est qu’il est guidé par un intérêt. Cette nature de l’homme doit être pour tout homme politique le fondement de ses actions et de sa morale. Cette conception négative de l’homme est partagée par Thomas Hobbes (2000, p. 226). Pour ce dernier, que l’homme « s’observe donc lui-même quand, pour partir en voyage, il s’arme et cherche à bien être accompagné ; quand, allant se coucher, il boucle ses portes ; quand, jusque dans sa propre maison, il verrouille ses coffres, et cela tout sachant qu’il y a des lois et des agents publics armés pour punir les torts qu’on pourrait lui faire (…). N’accuse-t-il pas autant le genre humain par ses actes que je le fais par mes mots ? ». De cet extrait, il ressort que Hobbes observe une méfiance vis-à-vis de ses semblables, de la nature humaine. De cette nature, il est essentiel pour tout dirigeant politique d’avoir une assise invariable. Á l’image des hommes qu’il dirige, il lui est nécessaire d’être versatile. Le Prince doit, dans ce cas, recourir à des mesures drastiques pour maintenir son pouvoir. Il doit observer la fermeté en faisant recours à la force et à la ruse pour canaliser les diverses passions de ses gouvernés pour préserver l’État. « Car qui veut entièrement faire profession d’homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi tant d’autres qui ne sont pas bons » (N. Machiavel, 1980, p. 98). Du coup, le champ lexical de la violence que sont la cruauté, la fourberie, la force, l’immoralité… qui jalonne, ça et là, dans le marigot politique du philosophe de Florence est à considérer comme une éthique politique en harmonie avec la nature humaine dans la mesure où il vise des fins moralement bonnes.
2.2. Une éthique de l’action
Pour mieux comprendre Machiavel, il faut se mettre à l’idée que son principal objectif, en rédigeant son œuvre politique, était de travailler à guérir l’Italie des nombreuses exactions qui la minaient. C’est dans cet élan qu’il refuse de marcher dans les pas de ses prédécesseurs. Pour cela, il condamne avec la dernière énergie l’idéalisme moral au profit d’une approche réaliste. Pour lui, la politique est un jeu de force, où les dirigeants naviguent entre les contraintes morales et les exigences pratiques. Dans l’exercice de ses fonctions, le prince doit agir en fonction des circonstances et aux nécessités du pouvoir plutôt que de suivre des règles morales rigides. À ce titre, la morale de Machiavel est donc ancrée dans le concret ; car elle est au service de l’action politique. Ainsi, si des actions cruelles sont-elles nécessaires pour la survie de l’État, elles doivent être accomplies rapidement au profit des sujets autant que possible. La légitimité de la cruauté doit se justifier par la loi de la nécessité en vue de préserver l’intégrité et la grandeur de l’État. Ce qui signifie que Machiavel ne fait pas l’apologie gratuite de la violence. Pierre Manent (1977, p. 17) compare la violence du prince de Machiavel à celle du médecin. Il s’agit, pour lui, de sauver une existence menacée. C’est pourquoi, dans La naissance de la politique moderne, il écrit : « celui qui fait mettre à mort les fauteurs de désordre grave n’est pas plus immoral que le chirurgien qui ampute un membre gangrené » ; car, poursuit-il, « les moralistes chrétiens les plus stricts ont toujours reconnu la légitimité circonstancielle de ces moyens analogues à ceux de la chirurgie qui ne lèsent le corps que pour le garder en vie » (P. Manent, 1977, p. 17). En des termes plus clairs, l’usage de la violence, dans pareille circonstance, vise la même fin que le chirurgien : sauver la majeure partie du corps, et surtout, préserver la vie. Peu importe les moyens utilisés, encore moins la manière ; seul le succès politique compte. Machiavel ne prône pas l’immoralité, mais il insiste sur le fait que la vertu du Prince soit volontaire et adaptable. Face à l’adversité, le prince réagit ou anticipe les problèmes selon ce que la fortune lui accorde.
Ce que recherche Machiavel, c’est l’efficacité politique. « Observer uniquement les vertus morales serait suicidaire pour le Prince. De temps à autre, il est obligé de recourir aux vices s’il veut agir en homme d’État » (T. Gbotta, 2005, p. 21). Pour préserver son État, le Prince peut mentir, trahir ou utiliser la force. Il doit, parfois, agir en contradiction avec des valeurs morales telles que la charité, la justice, l’humanité et la religion. En d’autres termes, la nécessité de préserver le pouvoir et de réussir en politique, peut justifier des actions qui ne seraient pas vertueuses. C’est à juste titre que Machiavel écrit : « Il est souvent contraint pour maintenir l’État d’agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion » (N. Machiavel, 1992, p. 142-143). L’homme politique doit user de principes religieux ou moraux lorsqu’ils lui sont profitables autant qu’à son État. L’État est d’une importance capitale. Alors, sa survie et sa stabilité doivent prévaloir sur les vertus morales individuelles. Ainsi, soigner l’image extérieure du Prince doit-il être primordial pour maintenir la puissance et la sécurité de l’État, même si cela signifie agir sans se conformer strictement à la morale privée. En réalité, la politique de Machiavel vise à préserver la paix par tous les moyens. La bonne gouvernance est, à juste titre, son leitmotiv. Son souci majeur est de mettre fin aux souffrances de ses concitoyens en recherchant l’harmonie comme finalité dans la société. En somme, l’éthique de l’action chez Machiavel est pragmatique, immanente et centrée sur la réalité politique. Cette morale accorde la priorité au bien commun, à la collectivité, ainsi qu’à l’intérêt et la prospérité de l’État, par rapport aux principes moraux abstraits. Bien que cela puisse paraître cynique, cela s’inscrit dans une perspective normative et réaliste de la politique.
Conclusion
La morale de Machiavel est complexe, mais elle nous pousse à réfléchir. Au-delà des apparences, il nous invite à explorer une éthique du pouvoir qui transcende les sentiers battus. Son seul agenda est l’efficacité politique. Pour lui, l’efficacité se passe des calculs moraux ordinaires. De ce fait, la politique et la morale sont séparées. Le prince n’est pas nécessairement mauvais selon les normes morales traditionnelles, mais il peut agir en fonction des règles fondamentales de la société politique, qui définissent une certaine vertu. Cette vertu politique ne se réduit pas à des règles rigides, mais plutôt à un art spécifique qui s’exprimes par des actions concrètes. En réalité, Nicolas Machiavel (1992, p. 131) préfère être réaliste et s’en tenir à « la vérité effective de la chose qu’aux imaginations qu’on s’en fait ». Sa pensée reflète bien les réalités de son époque à savoir la Renaissance politique ou culturelle caractérisée par la remise en cause des principes divins. C’est dans ce sens que l’on s’est pressé de le blâmer. Toutefois, Béatrice Sorel (1986, p. 32) qui rend si bien compte de la pensée de Machiavel estime qu’« il a, en quelque sorte, ôté les masques, donné à voir le fondement caché de la domination. Ce faisant, il a bel et bien joué un rôle de moraliste, puisqu’il a clarifié ce qui précisément était obscur parce que dissimulé ». Dans cette perspective nous pensons que, loin de faire l’apologie de la violence ou de la cruauté, ou du moins au-delà de tout ce qui apparaît dans ses œuvres comme méchanceté ou immoralité, le philosophe italien demeure lui aussi un moraliste, mais pas à la manière de ses prédécesseurs car, la morale et la vertu peuvent prendre des formes inattendues.
Références bibliographiques
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HOBBES Thomas, 1982, Du citoyen, trad. Samuel SORBIÈRE, Paris, Garnier Flammarion.
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MACHIAVEL Nicolas, 1992, Le Prince, trad. Yves LÉVY, Paris, GF-Flammarion.
MACHIAVEL Nicolas, 1996, Discours sur la première décade de Tite-Live, in Œuvres complète, trad. C. BEC, Paris, Robert Laffont.
MANENT Pierre, 1977, Naissance de la politique moderne, Paris, Payot.
SOREL Béatrice, 1986, L’épreuve de philosophie au baccalauréat général, Paris, Librairie Vuibert.
TAYORO Gbotta, 2005, « La question morale dans Le prince de Nicolas Machiavel », in Le korè, Revue ivoirienne de Philosophie et de Culture, n°36, Abidjan, EDUCI, p. 15 – 26.
WILFRIED Joël, 1985, « Machiavel ou la fondation de l’Etat », in Les philosophes de Platon à Sartre, sous la direction de Léon-Louis Grateloup, Paris, Hachette.
3. LA PROBLÉMATIQUE DE L’INFIDÉLITÉ FÉMININE : ENTRE TABOUS ET DÉSIR D’ÉMANCIPATION
Aya Anne-Marie KOUAKOU
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
L’émancipation nous sert de béquille dans la compréhension de l’infidélité féminine, entourée de stéréotypes et reléguée au rang de tabou. Il s’agit de repenser l’émergence du sujet féminin face aux obstacles d’ordre culturel et moral qui perpétuent l’idéologie misogyne. Parler de la femme à travers l’infidélité, c’est vouloir rétablir dans l’anthropologie relationnelle, un aspect de l’être féminin qui s’exprime dans le désir sexuel et dont le déni consubstantiel au patriarcat contribue à son aliénation. Si l’infidélité avait été longtemps concédée à l’homme comme l’un de ses caractères les plus déterminants, aujourd’hui elle semble beaucoup pratiquée par les femmes ; laissant croire que le plaisir sexuel n’est pas une donnée réductible à une identité de genre. Cela amène à repenser la fidélité dans la relation amoureuse et conjugale sous un regard débarrassé des clichés traditionnels en lien avec le système patriarcal désormais désavoué. Pourquoi l’émancipation influencerait-elle l’infidélité ? L’intellection de cette question centrale se fera à partir des approches analytique, critique et prospective. Elle conduira à démontrer que la libération des femmes en termes de droits entraine subséquemment leur libération sexuelle ; l’infidélité peut être alors un besoin d’affirmation de soi dans la quête d’une émancipation véritable.
Mots-clés : Femme, homme, infidélité, patriarcal, sexualité.
THE PROBLEM OF FEMALE INFIDELITY: BETWEEN TABOO AND DESIRE FOR EMANCIPATION
Abstract:
That emancipation is essential in a study on women’s infidelity in the sense of adultery, this idea does not aim to call it into question. On the contrary, emancipation serves as a crutch for us to understand this phenomenon surrounded by stereotypes and relegated to the status of taboo. It is about rethinking the emergence of the feminine subject in the face of cultural and moral obstacles that perpetuate misogynistic ideology. To speak of women through sexual infidelity is to want to reestablish in relational anthropology, an aspect of the feminine being which is expressed in sexual desire and whose denial consubstantial with patriarchy contributes to its alienation. If infidelity had long been conceded to men as one of their most determining characteristics, today it seems to be contested by women; suggesting that sexual pleasure is not something reducible to gender identity. This leads us to rethink fidelity in romantic and marital relationships from a perspective free of traditional clichés linked to the now disavowed patriarchal system. Why would emancipation influence infidelity ? The intellection of this central question will be based on analytical, critical and prospective approaches. It will lead to demonstrating that the liberation of women in terms of rights subsequently leads to their sexual liberation ; infidelity can then be a need for self-affirmation in the quest for true emancipation.
Keywords : Woman, man, infidelity, patriarchal, sexuality.
Introduction
L’infidélité n’est pas la conséquence de l’émancipation féminine, en atteste la situation de la femme adultère décrite dans La Sainte Bible (2014). C’est dire que l’infidélité féminine remonte loin dans l’histoire. Mais ce qui nous intéresse à travers cet exemple, c’est le fait que la femme soit amenée seule sur la place publique pour subir la rigueur de la loi en telle circonstance. Ce passage traduit non seulement l’aliénation de la femme à cette époque, mais souligne le tabou qui entoure sa sexualité. L’intolérance de l’infidélité féminine peut être le reflet des stéréotypes et préjugés dans ce domaine mais surtout constituer le désir manifeste des hommes de contrôler la sexualité féminine. Les préjugés installés autour de la sexualité féminine perdurent malgré les avancées de la science, à notre époque, pour faire la lumière sur la vie sexuelle de la femme. L’ouvrage de Céline Causse, La sexualité féminine dans tous ses ébats (2023) en est une preuve. Aujourd’hui, à la faveur de l’émancipation féminine, on assiste à une remise en cause des traditions et coutumes qui n’avaient pour vocation que la domination des hommes et l’assujettissement des femmes, notamment concernant l’infidélité. Si comme le dit M. Mitscherlich (1983, p. 77) « les femmes, une fois arrachées à la passivité politique, aspireraient à l’action directe », il faut croire qu’elles puissent bousculer certaines valeurs qui portent la marque du système patriarcal.
Notre ambition à travers cette étude, c’est de chercher à savoir si les femmes peuvent s’émanciper en étant soumises à des poncifs sexuels restrictifs. À quoi servirait la quête d’émancipation chez la femme ? Pourquoi cette quête de liberté influencerait-elle le comportement des femmes en rapport avec la fidélité et/ou l’infidélité ? L’intellection de ces questions se fera à partir des approches analytique, critique et prospective. Elle conduira à démontrer que l’infidélité chez les femmes, dans un certain sens, apparait comme une quête d’affirmation de soi, dans le processus d’autonomisation et d’émancipation, mettant ainsi en lumière les multiples facteurs sociaux, culturels et individuels qui entrent en jeu. Le traitement de cette thèse consistera, d’abord, à mettre en relief, l’évolution des rôles de genre et la transformation des comportements féminins à l’ère des démocraties modernes (1). Cela nous aura permis, ensuite, d’analyser le fondement patriarcal de la fidélité pour en mesurer son caractère aliénant pour la femme (2). Enfin, il nous est apparu urgent de déconstruire les mentalités phallocratiques au sujet de la fidélité en proposant en termes de correctif une éducation à la responsabilité conjugale (3).
1. Le genre et l’évolution des normes dans les sociétés contemporaines
Parmi les acquis de notre époque, l’émancipation des femmes se révèle comme un bouleversement significatif dans les relations humaines, induisant des choix de valeurs qui renforcent le système démocratique moderne. Dans cette logique, on notera une révolution des rôles de genre ; ce qui entrainerait un certain nombre de changements observés chez les femmes, surtout concernant leur rapport à l’infidélité.
1.1. La révolution relationnelle des genres dans les sociétés modernes et démocratiques
L’accès des femmes à l’éducation et aux opportunités professionnelles a beaucoup fait évoluer les relations de genre vers une plus grande égalité sociale et professionnelle. Grâce à l’intégration des questions de genre dans l’emploi et dans tous les secteurs d’activité, les inégalités se réduisent considérablement et la possibilité s’offre aux femmes d’occuper des postes qui étaient auparavant réservés aux hommes. Cette avancée est salutaire à plus d’un titre. Le travail permet à la femme de gagner en estime de soi et est vécu chez elle comme une sorte de renaissance, eu égard à un passé récent qui la confinait exclusivement aux travaux domestiques. Pouvoir faire des expériences autres que porter une grossesse et faire le ménage, apparait dorénavant comme une véritable source d’épanouissement qui ajoute une certaine valeur qualitative à la vie des femmes. En témoigne ce que J.-J. Rousseau, (2009, p. 53) disait : la véritable vie, « ce n’est pas respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence ». Cette pensée de Rousseau devrait être valable pour les hommes aussi bien que pour les femmes, même s’il ne conçoit pas l’égalité et la liberté de la même manière chez les deux. Au-delà du regain d’un sentiment d’existence qui consolide le principe de liberté inhérent à la vie humaine, c’est bien une nouvelle perspective des relations homme-femme qui se profile pour ainsi dire à l’horizon.
L’expérience d’une nouvelle approche du genre dans les relations humaines témoigne d’une mutation des mentalités en rupture avec celles héritées de nos ancêtres. Les attributions, jadis fondées sur l’appartenance sexuelle ont montré leurs limites face aux nouvelles aspirations qui placent, désormais, l’égalité du genre comme un principe devant régir l’organisation et la vie des sociétés depuis « la naissance des démocraties occidentales » (É. Badinter, 1986, p. 10-11). La démocratisation des sociétés en réponse aux aspirations de liberté et d’égalité exprimées par les citoyens au siècle des Lumières a eu un impact considérable sur les relations entre les hommes. C’est en ce sens que B. Sakalou (2021, p. 120) affirme que « la démocratie est donc bien plus qu’une simple forme de gouvernement. Dans l’entendement de chaque membre du corps social, elle est un état social qui affecte l’ensemble des mœurs et des sensibilités ». Cela parait convenable d’autant plus que nos sociétés sont sans cesse confrontées à des revendications qui remettent en cause l’ordre social tout en affectant les relations de genre. C’est pourquoi aujourd’hui, nous pouvons affirmer avec É. Badinter (1986, p. 9) au sujet des hommes et des femmes que « leur relation n’ont plus les mêmes fondements et suivent d’autres voies que celles tracées par leurs pères ». Ces changements significatifs se font progressivement sentir dans la sphère privée remettant ainsi en cause la répartition sexuelle des tâches domestiques.
Dans le cercle familial, on peut observer quelques changements vers une implication des hommes dans les travaux domestiques. Même si beaucoup d’hommes hésitent encore à s’impliquer dans l’éducation des enfants et à accomplir des tâches domestiques ordinaires, certains hommes commencent à comprendre le bien-fondé à pouvoir partager la responsabilité de ces tâches avec les femmes. Le cas révélé par S. Sandberg (2013, p. 209) apparait édifiant à plus d’un titre d’autant qu’elle raconte cette avancée notable dans son ménage : « Après beaucoup d’efforts et de discussions à n’en plus finir, nous fonctionnons aujourd’hui en tant que partenaires, nous partageons à la fois les corvées et responsabilités ». Cela dit, il apparaît urgent dans la dynamique de nos sociétés contemporaines de reformer le contenu de l’éducation familiale, pour ne plus qu’il soit « un instrument au service des discriminations sociales » (C. Palé-Koutouan et A. A.-M. Kouakou, 2022, p. 142).
Si le « délitement des rôles traditionnels est (…) difficile à cerner » (A. Renaut, 2002, p. 10), il faut voir comment l’évolution des relations entre les hommes et les femmes se fait ressentir au niveau des mouvements de positivité corporelle et de déconstruction des normes de beauté traditionnelles. Comme tel, nous assistons à une remise en question des attentes rigoureuses en matière d’apparence physique pour les hommes et pour les femmes. Le port de tresses n’est plus l’apanage des femmes et ces dernières peuvent s’habiller en costumes-cravates comme les hommes ; ce qui est une grande avancée. Même le sport n’échappe pas à la mixité. Ces mutations favorisent également une plus grande acceptation de la diversité corporelle et de l’expression de genre. La modernité a également mis l’accent sur la reconnaissance et la visibilité des identités de genre non binaires et transgenres ; ce qui remet en question les conceptions binaires traditionnelles de la masculinité et de la féminité. Ces changements encouragent une plus grande ouverture d’esprit et une transformation des comportements féminins.
1.2. L’évolution sociale et la transformation des comportements féminins
« Personne ne peut plus nier que les comportements féminins au cours des cinquante ou soixante dernières années soient la conséquence de transformations dans les pratiques éducatives, les habitudes culturelles et les rapports sociaux », soutient M. Mitscherlich (1983, p. 78). Il est indéniable que les mutations opérées dans nos sociétés ont eu des effets considérables sur le comportement des femmes. Ces changements traduisent un réel désir d’évolution vers d’autres modèles. Les individus, en quête d’expériences nouvelles, aspirent à des relations plus égalitaires, plus fluides, plus inclusives en vue de favoriser une véritable liberté. Cela est important à plus d’un titre ; d’abord pour façonner leurs identités, ensuite pour asseoir leurs relations en fonction de leurs besoins, enfin pour être en phase avec leurs valeurs personnelles. Pour la femme qui a longtemps été considérée comme l’Autre selon une terminologie d’É. Badinter (1986), ces mutations sont plus significatives que pour l’homme. Par conséquent, tout ce qui lui était interdit, non pas en tant qu’être humain mais en tant que femme se trouve aujourd’hui valablement questionné.
Dans la dynamique de l’émancipation féminine, les enjeux consistent, d’une part dans l’affranchissement des pesanteurs sociales et culturelles qui agissaient comme des vecteurs de marginalisation, et d’autre part comme une quête d’autonomisation sociale. L’infidélité qui a été considérée dans la conscience populaire comme une normalité chez l’homme et comme une contre-valeur chez la femme, commence à se percevoir comme une double standardisation. L’exemple déjà cité de la femme adultère décrit dans La Sainte Bible est révélateur d’une justice à double vitesse vécue dans les sociétés anciennes concernant la sanction de l’infidélité. C’est une situation qui dépeint « l’arbitraire et l’injustice du sort assigné à la femme » (S. de Beauvoir, 2022, p. 25) et qui perdurent. La prise de conscience de cette injustice peut susciter un sentiment de révolte et entraîner un relâchement des mœurs au niveau des femmes.
Dans cette dynamique ouvertement favorable, voient le jour les associations féministes, telles que « Ni putes ni soumises » (NPNS) fondée par Fadela Amara et « Les chiennes de gardes » (CDG) créée par l’écrivaine Florence Montreynaud et la romancière Isabelle Alonso qui luttent pour la défense de la cause des femmes. Ces mouvements féminins ont vocation d’inciter aux changements de mentalités et de comportements à l’égard du sexisme qui renvoie, le plus souvent, à la misogynie et à la dévalorisation des femmes. Leur lutte est dirigée contre l’idéologie patriarcale qui « conçoit la supériorité de l’individu de sexe social masculin sur celui de sexe social féminin » (C. Palé-Koutouan et A. A.-M. Kouakou, 2022, p. 141). En ce sens, ces organisations visent à dénoncer le machisme et à lui résister. Il faut reconnaitre que « le stéréotype de la femme soumise qui supporte en gardant le silence devant les agissements d’un mari barbare, dominateur, agressif et violent, a conduit plusieurs femmes dans la tombe » (A. A.-M. Kouakou, 2023, p. 97). Aujourd’hui, il est question pour la femme de se prendre en main et d’assumer sa vie.
Ainsi, l’autonomisation des femmes constitue un défi majeur à relever dans le changement des comportements. Car la dépendance financière a longtemps conduit à « limiter l’agir des femmes et à les réduire au silence » (A. A.-M. Kouakou, 2023, p. 97). Être capable de s’assumer financièrement, c’est faire un pas de plus vers son émancipation. Il est certain que c’est en étant autonome qu’on peut assumer les conséquences de ses actes et de ses décisions. C’est ce que soutient S. de Beauvoir (2022, p. 587), lorsqu’elle affirme que les « libertés civiques demeurent abstraites quand elles ne s’accompagnent pas d’une autonomie économique ». Autant comprendre que les intérêts économiques jouent un rôle important dans les relations d’altérité. Pour ce faire, l’amélioration de la condition féminine passe nécessairement par l’autonomisation des femmes.
Aussi, il est à remarquer qu’à mesure que les femmes s’assument, il devient difficile de supporter l’infidélité des hommes et d’endurer indéfiniment le chagrin, le sentiment d’abandon et la solitude qui en résultent. Le constat de l’ampleur de l’infidélité féminine ces dernières années peut trouver sa justification dans diverses formes d’insatisfaction de la vie conjugale imposée aux femmes par les hommes. Il est d’ailleurs important de réfléchir avec délicatesse sur les fondements de la fidélité.
2. Le problème de la fidélité en rapport avec l’émancipation féminine
Les manquements à la fidélité par les hommes induisent une certaine féminisation de cette valeur, pourtant, fondamentale à la régulation de la relation conjugale. Cela devient discriminant et les femmes commencent à ne plus la percevoir comme une valeur. Son origine lointaine laisse croire qu’elle est une invention du patriarcat d’autant plus qu’elle implique une certaine aliénation au détriment des femmes.
2.1. La fidélité : une invention du système patriarcal ?
La grande découverte de Claude Lévi-Strauss pour expliquer le processus de formation des sociétés a été de fonder l’universalité de l’échange des femmes par les hommes. Cette « transaction entre hommes » (1973, p. 134) permet de mesurer l’étendue du système patriarcal sur une longue période de l’histoire de l’humanité. Aussi pour É. Badinter (1986, p. 12), «il est vrai qu’à scruter la période proprement historique, de nos sociétés, nous ne trouvons trace que d’un patriarcat qui a souvent pris la forme d’un pouvoir masculin ». Une telle affirmation nous enjoint à analyser la fidélité sous le prisme du patriarcat.
On entend bien que la fidélité n’est, ni un concept moderne, ni postmoderne parce qu’on peut lui accorder une légitimité biblique. À ce niveau, il n’est pas surprenant que la raison ne soit pas le principe fondateur des valeurs chrétiennes. De façon pratique, la religion chrétienne tient la femme pour responsable des maux de l’humanité. On en trouve explicitement le récit de l’origine du péché dans Genèse, chapitre 3, versets 1 à 7. On peut ainsi lire la défense d’Adam, pour expliquer sa désobéissance à Dieu, au verset 12 de Genèse, chapitre 3 : « La femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre et j’en ai mangé ».En accusant la femme d’avoir été à l’origine de la désobéissance à Dieu, l’homme représentera celle-ci comme porteuse originelle du mal en étant convaincu d’incarner lui-même le bien. Cet événement aura une portée majeure, et ce pour longtemps, sur l’organisation sociale future. Cette représentation de la femme comme incarnant le mal permet de justifier la place subalterne que l’homme lui concède dans la société, et par conséquent l’injonction à la soumission qu’elle lui doit en sa qualité de mari. Cela se perçoit dans cette recommandation de l’Apôtre Paul : « Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis de prendre la parole ; qu’elles se tiennent dans la soumission, ainsi que la Loi même le dit » (La Sainte Bible, 2014, p. 1807). Aussi, il importe, pour assoir ce système d’hiérarchisation des sexes qui fonde le système patriarcal, de constituer un système de valeurs et de représentations pour maintenir le pouvoir de l’homme sur la femme. C’est cette lecture que É. Badinter (1986, p. 104) fait lorsqu’elle affirme : « Il faut aussi imposer un système de représentations et de valeurs qui justifie un tel déséquilibre ».Dans cette logique de domination, nul doute que la morale était manifestement conçue à l’avantage de l’homme.
La fidélité apparait dans ces conditions comme une contrainte faite aux femmes pour contrôler leur sexualité, en admettant que « le propre de la société patriarcale, dans sa forme la plus absolue, réside dans le strict contrôle de la sexualité féminine » (É. Badinter, 1986, p. 107-108).Il est clair que la fidélité ait été inventée par les hommes pour maintenir les femmes sous leur autorité. Sinon, comment comprendre que l’infidélité masculine soit tolérée et que la polygamie soit admise. Cela ne choque point lorsqu’on considère les patriarches bibliques comme, Jacob, David, Salomon pour ne citer que ceux-là comme ayant pratiqué la polygamie alors que la Bible exhorte à la monogamie. En témoigne d’ailleurs l’organisation monogamique du foyer chrétien tirée de ce passage biblique : « Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (La Sainte Bible, 2003, p.24). On imagine bien que la fidélité n’a pas le même sens pour l’homme que pour la femme. Lui, incarnant le bien, peut se permettre des excès, mais elle « perçue comme une menace de désordre et d’anarchie » (É. Badinter, 1986, 104), subit une pression pour se soumettre au système de valeurs qui la concerne au premier chef.
Dans de nombreuses sociétés, en effet, il existe un double standard en matière d’infidélité. Les femmes sont soumises à une plus grande pression sociale et à des jugements plus sévères pour avoir été infidèles. M. Koné et N. Kouamé (2005, p. 119) ne disent pas le contraire :
Dans les sociétés ou la polygamie est de règle, l’homme et la femme occupent des positions asymétriques par rapport à l’adultère. Un homme marié qui a des rapports sexuels avec une femme sans conjoint ne commet pas l’adultère. L’inverse n’est pas vrai pour une femme mariée ; pour elle, tout rapport extra-conjugal est un acte adultérin.
Dans des sociétés africaines, les femmes sont considérées comme des épouses ou des partenaires défectueuses si elles sont infidèles. Cela peut entraîner des sentiments de honte et de culpabilité chez ces femmes qui ont été infidèles. Dans des cas isolés où l’infidélité de la femme est tolérée par son mari, l’on peut soupçonner, en arrière-plan, un dessein machiavélique de ce dernier, soit pour lui faire payer sa trahison, soit pour couvrir sa propre incapacité à procréer. M. Koné et N. Kouamé (2005, p. 122) nous l’expliquent en ces termes :
Pour comprendre l’attitude clémente de la société à l’égard de ce qui est perçu comme une faute très grave, il faut se situer dans le contexte des sociétés où il est admis que la tolérance d’un type d’adultère peut contribuer à l’harmonie familiale et sociale. Il est, en effet, inadmissible qu’un chef soit stérile ou impuissant…les circonstances peuvent amener ce dernier à concéder partiellement pour une période déterminée, plus ou moins longue, ses droits maritaux à un autre parent qui peut être un frère, un cousin ou un neveu.
Cela voudrait dire que les hommes ne tolèrent l’infidélité que dans des cas exceptionnels où ils en tirent un certain avantage. Dans cette logique, la fidélité devient un facteur d’aliénation de la femme.
2.2. L’interaction entre la fidélité et l’aliénation chez la femme
Les femmes sont souvent jugées en rapport à un standard de pureté et de chasteté plus élevé que les hommes ; ce qui peut les pousser à s’aliéner leur propre liberté sexuelle et émotionnelle. La pression sociale exercée, en outre, sur la femme pour qu’elle soit fidèle découle de normes patriarcales dont le but était de contrôler et de limiter l’autonomie des femmes pour les reléguer à un rôle de gardiennes de la moralité familiale et sociale. En leur confiant l’éducation des enfants, on s’attend, en réalité, à ce qu’elles soient présentes de façon permanente à la maison afin d’être des modèles en matière de probité morale et de chasteté. En les établissant comme le pilier de la famille, on attend qu’elles demeurent dans la passivité face aux manquements commis par leurs maris pour ainsi garantir la stabilité du foyer conjugal. La meilleure femme dans la tradition africaine est celle, dit-on, qui supporte non seulement l’infidélité de son mari, mais qui le couvre également du voile de son silence. Ici, l’aliénation se perçoit par le biais des attentes et des normes sociales.
Dans le domaine des pratiques sexuelles, on se rend bien compte des inégalités qui existent entre les hommes et les femmes. Pour P. A. N’Guessan (2023, p. 96), « le lien entre sexualité et rapport de sexe inégalitaire n’est plus à prouver ». Pour elle, il s’exerce, dans ce domaine, une domination de l’homme sur la femme et une discrimination dans la recherche du plaisir. Le plus difficile, de son point de vue, c’est le tabou qui entoure les questions de sexe chez des femmes et qui les empêchent d’en parler avec leurs partenaires. C’est cela que soutient P. A. N’Guessan (2023, p. 100) :« Pour elles, il n’est pas question de donner la position qui leur procure du plaisir et dire qu’elles ne sont pas satisfaites après un rapport sexuel ou qu’elles en veulent plus ». Cela s’explique par le réquisit de la société à l’égard de la sexualité féminine qui se décline en termes de soumission et de pudeur comme une restriction de la libido. Certaines pratiques culturelles comme l’excision qui est une mutilation génitale et qui consiste en l’ablation totale ou partielle du clitoris rendent bien compte des restrictions sexuelles imposées aux femmes dans les sociétés traditionnelles, et qui perdurent malgré son interdiction à notre époque. Là où ces pratiques n’ont pas lieu, il n’en demeure pas moins que chaque homme recherche chez sa femme la fidélité qu’il n’est pas lui-même en mesure de pratiquer.
L’aliénation s’exprime par le déni du plaisir sexuel féminin. La femme a toujours été un objet de plaisir pour l’homme. Celui-ci est libre de collectionner autant de femmes qu’il veut sans scandaliser outre mesure la société. Il a l’avantage du corps de sa femme. Mais il ne faudrait surtout pas mutualiser cette perception, parce que l’homme ne pense pas que son corps puisse appartenir à sa femme. C’est un être libre affranchi de toute contrainte ou de tout engagement en ce qui concerne les relations amoureuses et sexuelles. Il aime prendre du plaisir avec le corps de la femme tout en espérant qu’elle ne fasse pas pareil. C’est même un contresens de vouloir faire « du sexe de la femme un organe de plaisir pour l’homme avec la censure du plaisir féminin » comme le soutient P. A. N’Guessan (2023, p. 96). Cela se perçoit à travers, la polygamie. Dans la polygamie, l’homme passe successivement d’une femme à une autre tout en espérant que chacune l’attende patiemment sans manifester le moindre désir sexuel. Il y a là une censure du plaisir sexuel féminin qui conduit à l’aliénation de la femme. En entretenant une idée de la femme selon laquelle « par essence, elle est vertueuse, dévouée, fidèle, pure, heureuse et elle pense ce qu’il faut penser » (S. de Beauvoir, 2022, p. 309), on ne prend guère assez la peine de la connaitre et de comprendre ses attentes. Mais, il faut admettre que les femmes ne sont pas des Saintes et que face à la négligence d’un mari qui n’accorde aucun intérêt à l’épanouissement sexuel de sa femme, cette dernière peut être tentée de commettre l’adultère.
C’est une méprise de l’être féminin, de la représenter à partir de fantasmes et d’idéaux qui rassurent les hommes « sans jamais lui restituer sa dimension d’individu libre » (S. de Beauvoir, 2022, p. 309). Or, les gens trouvent une échappatoire pour contourner les exigences qui ne leur conviennent pas surtout quand ils ont été nourris à des idéaux comme la liberté et l’égalité. Aujourd’hui, certaines femmes se sentent plus libres d’explorer leur sexualité et leur désir en commettant l’adultère. L’affaire Balthazar en Guinée-Équatoriale, qui a défrayé la chronique dans le dernier trimestre de l’année de 2024, et dont les vidéos à caractère pornographique ont été publiées sur les réseaux sociaux, a laissé plusieurs Africains sans voix lorsqu’il s’est avéré que les femmes identifiées dans ces vidéos étaient presque toutes des femmes mariées. C’est dire combien, nombreuses sont ces femmes à la recherche de sensations inavouées.
L’évolution vers une société plus égalitaire influence nécessairement les attentes en matière de relations. Sous ce rapport, la fidélité conçue comme une question de genre prospère mal dans le contexte actuel de nos sociétés où « la nécessité n’est plus vertu. Si la nature nous joue le mauvais tour de nous amputer d’une partie de nous-mêmes, de nous interdire une expérience qu’elle permet aux autres, nous nous rebiffons et prenons les chemins de travers » (É. Badinter, 1986, p. 345). L’infidélité est devenue une réalité pour beaucoup de femmes même si elles ne l’assument pas comme les hommes. Mais, dans une société où le mariage ne repose pas sur des bases solides parce que les partenaires peuvent se livrer à leurs vices et que la confiance n’est plus de mise, c’est la famille, cellule sociale de base, qui se trouve menacée. Cela nous amène à reconsidérer la pratique des relations conjugales pour qu’elles soient en phase avec le « nouvel ordre public matrimonial qui intègre l’égalité entre les époux et est recentré sur les droits de la personne » (M.-H. Renaut, 2012, p. 5). Aussi apparait-il urgent de procéder à une déconstruction des normes patriarcales de la fidélité.
3. Vers la déconstruction des normes patriarcales de la fidélité conjugale
La déconstruction de la fidélité s’avère nécessaire pour la soumettre à un égal respect de l’homme et de la femme. Elle ne peut plus s’envisager sous l’ancienne mentalité du mâle dominant qui peut s’y soustraire à sa guise. Dans la mise en œuvre d’une société égalitaire, une éducation s’impose pour reformer les mentalités en vue de sauver le mariage.
3.1. Pour une déconstruction des mentalités phallocratiques
Malgré l’évolution des sociétés, les mentalités et représentations de la femme n’ont pas beaucoup changé. Les coutumes perpétuent l’image d’une femme qui doit se soumettre à l’homme. Il est alors désolant de reconnaitre avec É. Badinter (1986, p. 191) que« la liberté d’esprit héritée du XVIIIe siècle n’entame pas la morale familiale ». Cette morale familiale fondée sur la volonté de Dieu continue de réclamer « une société rigoureusement hiérarchisée » (É. Badinter, 1986, p. 191). Ce qui constitue une difficulté majeure dans la réalisation des individus dans un contexte social opposé à ces mentalités familiales rétrogrades. Cependant, on se rend compte que les normes traditionnelles de fidélité sont enracinées dans des systèmes patriarcaux qui ont historiquement limité l’autonomie des femmes et perpétué des modèles de contrôle masculin sur la sexualité féminine. Aussi dans le contexte de la modernité démocratique actuelle, est-il nécessaire de remettre en question ces normes patriarcales afin de promouvoir des relations plus égalitaires et respectueuses des droits individuels.
Les relations humaines sont souvent complexes, et les raisons derrière l’infidélité peuvent être variées et multiples. Dans certaines situations, l’infidélité féminine peut être le résultat de problèmes relationnels sous-jacents. Dans d’autres cas, elles proviennent des besoins émotionnels non satisfaits ou de circonstances individuelles difficiles. Analyser l’infidélité féminine sous ce rapport peut être parfois une reconnaissance de cette complexité et un moyen de permettre aux individus de naviguer à travers des situations difficiles de manière éthique. Pour y parvenir, cela nécessite une déconstruction des stéréotypes.
L’analyse de l’infidélité féminine consiste à remettre en question les clichés traditionnels de la sexualité féminine. Lesquels clichés font croire que la sexualité féminine est passive, fidèle et monogamique. Ces poncifs traditionnels ont déterminé une nature erronée de la femme. La reconsidération de la nature de la femme doit prendre en compte une certaine similarité avec les hommes sur le plan des désirs et des tentations. Les différences physiques entre l’homme et la femme n’ont, en réalité, aucune incidence morale contrairement à la pensée de Rousseau. Pour le philosophe genevois, la différence de force entre l’homme et la femme consiste en l’activité de l’un et en la passivité de l’autre. N’est-ce-pas que J.-J. Rousseau affirmait (1960, p. 466) : « L’un doit être actif et fort et l’autre doit être passif et faible » ? Mais nous savons aujourd’hui que la passivité supposée de la femme n’est qu’une pure construction sociale entretenue par une éducation qui l’a longtemps maintenue dans l’indolence. La pratique de la plupart des sports par les femmes, de nos jours, prouve à quel point l’expérience de la force et de la faiblesse relève du cadre culturel. Cette erreur de jugement qui n’est que l’œuvre des préjugés a contribué à penser que parce que la femme est faible naturellement, elle est passive et que cette passivité devrait avoir des conséquences sur sa vie sexuelle.
Il importe de mettre fin à ces stéréotypes concernant les femmes pour qu’elles puissent s’épanouir sexuellement dans le couple. Car, « une des choses les plus destructrices pour un être humain est l’interdiction d’exprimer ce qu’il porte en lui » (G Rubin, 1977, p. 334). Et il n’est pas difficile de reconnaitre que cette situation « est le lot de toutes les femmes » (G Rubin, 1977, p. 334). Au lieu de stigmatiser ou de punir l’infidélité, les couples doivent chercher à examiner les raisons qui motivent chaque action, en exprimant leurs besoins, leurs préoccupations, à travailler ensemble afin d’envisager des solutions susceptibles de renforcer leur lien.
Les attentes et les stéréotypes de genre qui façonnent la masculinité, en mettant en évidence les notions de conquête sexuelle, de domination et d’indépendance peuvent paraître injustes et encourager, également, les femmes à l’infidélité. Il convient de rompre avec ces mentalités poussant les hommes à se conformer aux normes de la masculinité débordante et dominante au détriment de leurs propres valeurs ou de leurs relations amoureuses. Cet état de fait implique la remise en question des normes de masculinité traditionnelle qui font de l’infidélité masculine une question de virilité. La nécessité d’une éducation et d’une éthique du mariage s’impose.
3.2. Pour une éducation et une éthique de la responsabilité conjugale
L’actualité du mariage laisse à désirer. Si « dans les années 1960, de nouvelles aspirations sociales ont conduit à repenser le mariage dans une optique d’égalité et de liberté » (M-H Renaut, p. 3), il faut croire que dans les faits, beaucoup reste à faire. La réticence de la famille face aux idéaux promus en matière d’égalité, de liberté n’est toutefois pas sans conséquences sur la stabilité du couple. Aujourd’hui, les divorces impactent le mariage plus qu’autre chose. Car, « dans un contexte de « droits à » le souci de défendre le groupe conjugal devient toujours subsidiaire » (M.-H. Renaut, p. 5). À une époque où les individus connaissent leurs droits, la réaffirmation de la puissance paternelle et maritale cadre mal avec une prise de conscience éclairée. Il est urgent de débarrasser l’amour conjugal du mensonge et de l’hypocrisie qui l’entourent très souvent et qui l’empêchent de s’épanouir dans toute son authenticité.
Une éducation au mariage s’impose et peut trouver des ressources vivifiantes dans la philosophie de Kant. L’auteur de La Métaphysique des mœurs propose que les actions morales soient guidées par l’impératif catégorique, une règle fondamentale qui exige que l’on agisse selon des principes que l’on pourrait souhaiter universels. L’acte est moralement bon si et seulement s’il est universalisable sans condition. Ce propos traduit bien sa pensée : « Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen» (E. Kant, 1993, p. 150). Appliqué à la fidélité conjugale, cela signifierait que l’on devrait agir envers son ou sa partenaire de manière à ce que la norme de fidélité puisse être acceptée comme une loi universelle.
Au demeurant, cette conception du devoir moral chez Kant est un appel au respect de la personne. L’éducation au mariage consiste à mettre l’accent sur le respect de la dignité et de la valeur intrinsèque des individus. Dans le contexte de la relation conjugale, cela signifie que chaque partenaire doit être respecté et traité comme une fin en soi, et non comme un simple moyen pour satisfaire ses propres désirs de façon exclusive. Dans cette perspective, la fidélité apparaît comme une manifestation du respect de la personne de l’autre et de son engagement mutuel dans la relation. Lorsque nous trahissons cet engagement, nous nous mettons dans la position de traiter la personne de l’autre comme un moyen qui permet d’atteindre nos propres objectifs. Cette pratique est incompatible avec le respect kantien du à la dignité humaine.
Par ailleurs, les actions doivent être motivées par le devoir moral plutôt que par des inclinations ou des désirs personnels. Ainsi, la fidélité conjugale devrait être fondée sur un sens du devoir et un engagement moral envers l’autre personne, plutôt que sur des sentiments ou des avantages personnels. Un acte de fidélité est moralement valable s’il est fait par respect du devoir, non par simple inclination ou par peur des conséquences. Dans la pensée de Kant, la fidélité conjugale est vue comme une obligation morale découlant de l’impératif catégorique et du respect de la dignité humaine. Agir fidèlement dans une relation conjugale est un acte de devoir qui respecte à la fois l’universalité de la norme morale et la valeur intrinsèque de l’autre personne. On parle de l’éthique de la responsabilité, celle ayant recours à la notion d’engagement.
En réfléchissant sur les valeurs qui doivent motiver et orienter nos actions dans le cadre du mariage ou de la vie du couple, nous sommes emmenés à prendre en compte le respect du ou de la partenaire ainsi que de l’engagement pris vis-à-vis de ce/cette dernier(e). Cet engagement ne doit pas être ressenti comme une contrainte venant de l’extérieur et qui s’imposerait à nous mais doit être envisagé comme un acte de liberté qui détermine la volonté et le choix. C’est librement qu’on choisit de se marier ou pas. Quand on choisit de se marier, on choisit dans le même temps de s’attacher à quelqu’un et de répondre à toutes les exigences rattachées au statut d’homme ou de femme marié(e). J.-J. Rousseau, (2016, p. 85) pourra dire en substance que « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Ainsi, le respect des engagements est ce qui nous confère notre liberté. L’engagement est, somme toute, un appel à la notion de réciprocité à laquelle le couple doit être éduqué et astreint.
Nos actes ont des conséquences sur nous-mêmes et sur les autres. Et l’amour doit pouvoir se manifester comme une preuve. C’est en cela qu’il faut privilégier la réciprocité comme une preuve d’amour. Car, « l’amour ne s’exprime que par des preuves et sa survie se nourrit de réciprocité (…) Un manque prolongé à la règle de réciprocité est vécu, en fin de « compte », comme une injustice, une preuve d’indifférence ou un manque de considération » (É. Badinter, p. 315). L’éducation à la responsabilité conjugale s’avère urgente pour amener les relations de couple à quitter leur caractère éphémère qu’on leur reconnaît aujourd’hui pour s’inscrire dans la durabilité. La réciprocité apparaît d’ailleurs comme la meilleure preuve d’amour pour les femmes qui sont de nos jours de plus en plus financièrement indépendantes. Laquelle réciprocité devrait pouvoir s’épanouir comme un perpétuel va et vient entre l’amour de soi et l’amour de l’autre exprimé dans la caresse. Et pour cause, l’excellente étude faite par Emmanuel Levinas sur la caresse révèle que, plus qu’un simple acte de réification du féminin, elle n’est rien d’autre chose que
(…) l’expression du respect de l’Autre en tant qu’autre car si elle vise une personne, elle ne respecterait pas son altérité. Elle est ce rapport au monde qui découvre le caché en tant que caché, qui respecte autrui en tant qu’altérité. Par la caresse s’accomplit une relation où l’aimée conserve sa virginité car elle reste intacte dans sa nudité au-delà de la concupiscence et de l’érotisation (S. E. Ella, 2009, p. 94).
Sous ce strict registre, il faut au final comprendre que, si d’une part l’amour est respect mutuel, et que d’autre part « l’altérité s’accomplit dans le féminin » (E. Levinas (Emmanuel, 1971, p. 282), alors « la caresse ne vise ni une personne, ni une chose » (E. Levinas, 1991, p. 289).
Conclusion
Montrer que les femmes ne peuvent parvenir à l’émancipation en étant soumises à des poncifs sexuels restrictifs, telle a été l’ambition assignée à la base à cet article. Il s’est agi, d’abord, de mettre en relief, l’évolution des rôles de genre et son impact sur la transformation des comportements féminins. Ensuite, d’analyser le fondement patriarcal de la fidélité pour en mesurer son caractère aliénant pour la femme. Enfin, il nous est apparu urgent de déconstruire les mentalités phallocrates en ce qui concerne la fidélité, en proposant une éducation à la responsabilité conjugale sans distinction de genre. Il en est résulté que le contexte sociopolitique actuel a un impact sur le changement de comportement des femmes en quête d’émancipation. Aussi, en considérant l’ancrage patriarcal de la fidélité et face aux attitudes peu responsables des hommes mariés, les femmes sont, de plus en plus, enclines à l’infidélité. Cette posture qui peut se comprendre comme une résistance sournoise parce que non assumée, qui plus est, non enracinée dans une quête de dignité, nous interpelle pourtant sur le devenir du mariage et par ricochet celui de la famille. C’est pourquoi une seule alternative s’offre à nous, à savoir éduquer les couples à assumer leur choix pour sauver le mariage et la famille. Pour répondre à notre problématique, nous disons que la quête d’émancipation pour la femme sert à sortir des pesanteurs sociales et culturelles discriminantes. En cela, l’infidélité se perçoit comme une quête existentielle.
Références Bibliographiques
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4. LES THÉORIES DE LA JUSTICE SOCIALE ET DE L’INSERTION DES POPULATIONS PAUVRES EN AFRIQUE
1. Donyo Koffi AGBENOKO
Université de Kara (Togo)
2. Souglouman BAMPINI
Université de Kindia (Guinée)
Résumé :
En Afrique, la question de la justice sociale et de l’insertion des pauvres est une préoccupation majeure pour tous. Si justice sociale signifie la distribution des ressources impersonnelles et des capabilités, sinon des premiers sociaux premiers, l’insertion des pauvres fait référence à leur intégration dans la société. Cela implique leur participation active aux différentes sphères de la vie sociale, telles que le travail, l’éducation, la santé, la culture et les loisirs. Malheureusement, le continent africain fait intimement face à de nombreux défis socio-économiques, y compris une pauvreté généralisée, des inégalités croissantes et une exclusion sociale rampante. Aussi est-il primordial de mettre en place des politiques et des stratégies visant à faciliter l’insertion des pauvres dans la société. Le présent travail se propose donc d’explorer les différentes dimensions de ce défi, en mettant en évidence l’importance de la promotion de la justice sociale spécifiquement en Afrique comme solution possible pour relever ce défi crucial.
Mots-clés : Afrique, justice sociale, pauvres, ressources.
THEORIES OF SOCIAL JUSTICE AND THE INTEGRATION OF POOR PEOPLE IN AFRICA
Abstract:
In Africa, the issue of social justice and the inclusion of the poor is a major concern for all. If social justice means the distribution of impersonal resources and capacities, if not of the first social ones, the insertion of the poor refers to their integration into society. This implies their active participation in the different spheres of social life, such as work, education, health, culture and leisure. Unfortunately, the African continent intimately faces many socio-economic challenges, including widespread poverty, growing inequalities and rampant social exclusion. It is therefore essential to put in place policies and strategies to facilitate the integration of the poor into society. The present work therefore proposes to explore the different dimensions of this challenge, highlighting the importance of the promotion of social justice, specifically in Africa as a possible solution to address this crucial challenge.
Keywords : Africa, social justice, poor, resources.
Introduction
L’Afrique connaît toujours la pauvreté qui se manifeste par un manque d’accès aux ressources essentielles telles que l’alimentation, le logement, l’éducation, la santé et l’emploi décent. Plusieurs facteurs contribuent à sa persistance en Afrique : les conflits armés, la corruption, les inégalités économiques, le terrorisme, l’insuffisance des infrastructures de base, etc. Ses conséquences sont nombreuses et affectent plusieurs aspects de la vie quotidienne des individus. Il s’agit d’un accès limité à l’éducation, à la nutrition adéquate et aux soins de santé, compromettant sérieusement le développement et les opportunités futures. La pauvreté en Afrique entrave aussi la croissance économique, en limitant l’accès à des emplois productifs et en réduisant les opportunités d’investissement et d’innovation. Elle alimente l’instabilité politique et sociale, en créant des tensions et des inégalités susceptibles de mener à des conflits. Il est vrai que les gouvernements africains et la communauté internationale fournissent des efforts : ils s’engagent à lutter contre la pauvreté en Afrique, en adoptant des politiques et diverses stratégies. Cela comprend des investissements dans les infrastructures, l’éducation, la santé et l’agriculture, des réformes politiques et économiques dans le but de promouvoir la transparence, l’intégrité et l’insertion sociale. Mais, en dépit de ces efforts fournis, la pauvreté persiste toujours et de plus en plus. Elle pose dès lors le problème d’insertion des pauvres. Par insertion des pauvres, il faut entendre ce processus visant à octroyer des ressources et des opportunités aux personnes défavorisées pour améliorer leurs conditions de vie et sortir de la pauvreté. L’on se pose donc la question suivante : comment la justice sociale peut-elle servir de socle afin de faciliter l’insertion des pauvres en Afrique.
Contrairement aux approches purement économicistes, nous ancrons notre analyse dans une perspective philosophique qui interroge la nature même de la justice sociale. Nous nous démarquons des approches axées exclusivement sur la redistribution des ressources matérielles, comme la Rawls, bien que nous reconnaissions la pertinence de son principe de différence et de l’importance de garantir une égalité de chance. Nous intégrons, c’est là l’originalité de notre approche, les contributions de R. Dworkin qui souligne l’importance des droits de base et la distinction entre les ressources personnelles et impersonnelles ainsi que A. Sen qui met l’accent sur les capabilités, c’est-à-dire les libertés réelles, comme éléments fondamentaux d’une vie digne d’être vécue. Cette synthèse conceptuelle enrichit notre analyse en dépassant donc les limites d’une vision purement égalitariste, en tenant compte de la complexité des facteurs susceptibles de l’exclusion et en soulignant l’importance de l’autonomie et des choix individuels.
Partant de ce fait, nous postulons donc que la promotion d’une justice sociale, comprise comme l’accès équitable aux ressources, aux opportunités et aux capabilités, est la clé de voûte de l’insertion des pauvres en Afrique. Pour étayer cette hypothèse, notre travail s’articule autour des points suivants : D’abord, il est question de définir la justice sociale dans une logique multidimensionnelle. Ensuite, il s’agit d’analyser l’exclusion sociale des pauvres en Afrique comme un défi majeur à cette justice. Et enfin, nous identifions les leviers concrets pour favoriser l’inclusion ou l’insertion sociale des pauvres en Afrique, à travers la promotion des politiques publiques efficaces et équitables.
1. Les théories de justice sociale : des ressources aux capabilités
L’idée de justice traverse toute la philosophie éthique et politique, notamment depuis l’Antiquité avec Platon et Aristote, jusqu’à l’époque contemporaine. Toutefois, il faut souligner l’évidence selon laquelle une théorie systématique de la justice sociale vient du philosophe américain John Rawls (A. Renaut, p. 66) pour qui la justice sociale est une vertu ayant pour but d’assurer une répartition équitable des ressources, des droits et des opportunités dans une société. Elle est « la première vertu des institutions sociales, comme la vérité est celle des systèmes de pensée » (J. Rawls, 1987, p. 29). Elle consiste à veiller à ce que les institutions politiques, économiques et sociales d’une société soient équitables et assurent un accès équitable aux ressources et aux opportunités pour tous ses membres, y compris les pauvres. Elle a pour objectif de garantir que tous les individus bénéficient des mêmes chances et des mêmes avantages, en tenant compte des inégalités sociales et économiques existantes. Elle s’attaque aux inégalités et aux injustices sous diverses formes, telles que les inégalités de revenus, les discriminations basées sur le genre, la race, la religion ou l’orientation sexuelle, l’accès inégal à l’éducation, à la santé et à la justice, ainsi que les conditions de travail précaires (J. Rawls, 1987, p. 301).
Ainsi, la justice sociale, c’est la justice comme équité chez J. Rawls. La justice sociale implique l’idée fondamentale que les inégalités économiques et sociales peuvent être justes, à condition qu’elles profitent aux moins avantagés de la société. J. Rawls (1987, p. 131) propose ainsi le principe de différence. Selon ce principe, les inégalités économiques et sociales sont acceptables, si elles sont à l’avantage des pauvres et si elles sont liées à des positions ouvertes à tous. « Les inégalités sociales et économiques doivent répondre à deux conditions : premièrement, elles doivent se rapporter à des fonctions et des postes ouverts à tous dans des conditions équitables d’égalité des chances. » Deuxièmement, elles doivent être substantiellement bénéfiques aux membres les plus défavorisés de la société. (J. Rawls, 1987, p. 13). Cela signifie que les inégalités économiques et sociales doivent être justifiées par des garanties d’égalité des chances et des mécanismes de redistribution pour assurer que les moins avantagés puissent bénéficier des avantages de la société. En fait, « il s’ensuit qu’il faut chercher à donner aux plus défavorisés l’assurance de leur propre valeur et que ceci limite les formes de hiérarchie et les degrés d’inégalités que la justice autorise » (J. Rawls, 1987, p. 137). Ainsi, par exemple, cela implique la mise en place de programmes de sécurité sociale, de soins de santé universels et d’éducation gratuite pour tous, afin de garantir que les pauvres aient accès aux ressources et aux opportunités nécessaires pour s’épanouir. La justice sociale, dans la logique rawlsienne, exige en conséquence que les institutions politiques et économiques favorisent une participation équitable de tous les membres de la société, y compris les pauvres, à la prise de décision et à la vie politique. Et cette participation requiert la création de mécanismes de participation citoyenne, le renforcement de la démocratie locale et la promotion de la voix et des droits des pauvres (J. Rawls, 1993).
Bref, selon J. Rawls, la justice sociale consiste à garantir un accès équitable aux ressources et aux opportunités pour tous les membres de la société, y compris les pauvres. Il requiert des mécanismes de redistribution et de garantie d’égalité des chances, ainsi que des institutions politiques et économiques qui patronnent la participation équitable des pauvres à la vie sociale et politique. Il est possible que la justice sociale aboutisse à une polarisation d’ordre social entre riches et pauvres. On peut alors se poser la question de savoir si ces inégalités sont justifiées. Pour J. Rawls (1987, p. 101),
Ceux qui ont été favorisés par la nature, quels qu’ils soient, ne peuvent tirer profit de leurs avantages naturels qu’à condition que la situation de ceux qui n’ont pas eu la même chance s’améliore aussi. Ceux qui sont avantagés par la nature ne peuvent pas être gagnants purement et simplement parce qu’ils sont plus doués mais uniquement pour couvrir les coûts de leur formation et de leur éducation et parce qu’ils utilisent leurs capacités naturelles de façon à venir aussi en aide aux plus défavorisés.
Dans un système de justice distributive, les inégalités sont considérées comme justes si et seulement si une configuration plus égalitariste aurait pu aggraver la situation des moins privilégiés. Le droit des plus qualifiés d’avoir plus que les autres se justifie par le besoin de favoriser une production qui sera, au final, bénéfique à tous. Dans une société bien ordonnée (organisée selon les principes de justice de Rawls), même dans un contexte de rareté, il est possible d’éviter la pauvreté. « Souvent, le problème n’est pas tant le manque de ressources naturelles. » Beaucoup de sociétés qui sont dans des conditions difficiles ne manquent pas de ressources. Des sociétés bien ordonnées peuvent se contenter de très peu (…) Les grands maux sociaux des sociétés défavorisées sont bien plutôt l’oppression qu’exerce le gouvernement et la corruption des élites. » (J. Rawls, 1987, p. 64). Ainsi, « chaque citoyen peut examiner les principales institutions de la société et la façon dont elles se combinent pour constituer un système unique de la coopération sociale, quelle que soit la position sociale ou les intérêts plus particuliers de ce citoyen » (J. Rawls, 2008, p. 213). Cette conception de la justice sociale chez J. Rawls fait surgir deux approches qui cherchent une issue à la pauvreté dans une justice sociale : l’une des approches tient que cette justice sociale doit s’employer à apporter des ressources aux pauvres, l’autre estime que ce qu’il faut procurer aux pauvres consiste surtout en des pouvoirs d’agir, c’est-à-dire en ces formes de libertés appelées « capabilités » ; ces deux approches sont systématisées par Ronald Dworkin et Amartya Sen, dans une logique complémentaire à la pensée de J. Rawls.
Ronald Dworkin et Amartya Sen sont, en effet, deux philosophes éthiques et politiques dont les contributions à la notion de justice sociale demeurent très significatives. Selon Ronald Dworkin (2015, p. 16), la justice sociale implique l’idée de justice comme égalité des chances. Elle exige que chaque individu ait un accès égal aux ressources et aux opportunités nécessaires pour mener une vie épanouissante. Ainsi, il est injuste que les chances de réussite d’un individu soient prédéterminées par des facteurs tels que la naissance ou la classe sociale. Ronald Dworkin (1995) insiste d’abord sur l’importance de garantir des droits de base à tous les individus, notamment le droit à l’éducation, à la santé et à un revenu minimum. Il préconise ensuite l’existence d’un État providence fort pour garantir ces droits (R. Dworkin, 1996).
Dans cet État providence fort, ne doivent être distribuées que les ressources impersonnelles qui se distinguent précisément des ressources personnelles et renvoient plus ou moins aux ressources incluses dans les biens sociaux premiers rawlsiens (J. Rawls, 1987, p. 123). À ce propos, Ronald Dworkin (2015, p. 386) écrit :
Nous devons nous concentrer sur les ressources, non sur le bien-être, et nous devons distinguer entre les ressources personnelles et les ressources impersonnelles. Les ressources personnelles de quelqu’un sont ses capacités physiques et mentales ; ses ressources impersonnelles consistent en sa fortune, mesurée d’une façon aussi abstraite que possible.
Selon Dworkin, seules les ressources impersonnelles sont susceptibles de distribution ou de répartition par le « biais de transactions économiques dont la finalité est de rendre les membres de chaque communauté égaux devant ces ressources matérielles ». Mais à quoi serviraient les ressources matérielles à un pauvre s’il ne dispose pas de libertés réelles pour mener la vie qu’il souhaite mener avec ses ressources ?
Ce sont ces libertés réelles que propose alors Amartya Sen en termes de justice sociale. En effet, il soutient que la justice ne se réduit pas à l’égalité des chances, mais qu’elle doit prendre en compte les libertés réelles des individus à mener une vie épanouissante. Les libertés réelles, c’est ce qu’il appelle les « capabilités » ou encore « les possibilités concrètes » (A. Sen, 2010, p. 281). Ainsi, « ce que traduit avant tout la capabilité, c’est la liberté d’accomplir des fonctionnements de valeur » (A. Sen, 2000, p. 90). « La capabilité est, par conséquent, un ensemble de vecteurs de fonctionnements qui indique qu’un individu est libre de mener tel ou tel type de vie » (A. Sen, 2000, p. 76). En fait, A. Sen soutient ici que la vraie nature de la justice sociale ne peut être comprise qu’en examinant les conditions de vie réelles des individus, plutôt que leur simple statut économique.
En conséquence, la justice sociale, au sens de Sen, exige la correction des inégalités de pouvoir, la réduction de la pauvreté et la promotion des libertés individuelles fondamentales. Elle met l’accent sur l’importance de l’engagement politique et de la participation citoyenne pour promouvoir la justice sociale. Ainsi, quoique R. Dworkin et A. Sen aient des approches différentes de la justice sociale, ils partagent tous les deux un engagement en faveur de l’égalité des chances et de la justice distributive en termes de ressources matérielles pour le premier et de libertés substantielles ou des capabilités pour le second. Tous deux reconnaissent que la justice sociale exige donc des actions positives pour corriger les inégalités et garantir des conditions de vie équitables pour tous les individus.
2. Exclusion des pauvres en Afrique, un défi de la justice sociale
L’exclusion sociale est un phénomène social multidimensionnel. Elle affecte différents aspects de la vie d’un individu, y compris l’emploi, le logement, la santé, l’éducation, les relations sociales et la participation politique. Elle fait ainsi référence au processus par lequel certaines personnes restent marginalisées et privées de ressources, des droits et des opportunités nécessaires pour participer pleinement à la société dans laquelle elles vivent. En Afrique, il se trouve que plusieurs individus pauvres sont dans cette situation. En d’autres termes, plusieurs personnes pauvres en Afrique se trouvent de plus en plus exclues de la vie sociale. Cela est un défi de la justice sociale. Il s’agit d’un défi de la justice sociale dans la mesure où de nombreux pauvres en Afrique sont exclus des opportunités, en raison de l’absence d’accès à l’éducation de qualité, aux soins de santé adéquats, à l’emploi décent et aux ressources de base comme l’eau potable et l’électricité, créant ainsi une inégalité radicale dans la société et entravant la possibilité pour les pauvres de se libérer de la pauvreté (ONU, 2020).
L’exclusion sociale des pauvres en Afrique entraîne une marginalisation et une stigmatisation systématique de cette population. Les pauvres sont souvent considérés comme socialement inférieurs et sont victimes de discrimination et de préjugés. Cela renforce les inégalités sociales et nuit à l’intégration sociale des pauvres, ce qui est contraire aux principes de la justice sociale. En effet, les enfants issus de familles pauvres en Afrique ont souvent moins de chances d’accéder à une éducation de qualité. Ils sont exclus des écoles de prestiges du fait qu’ils manquent de moyens financiers pour les frais de scolarité ou en raison du manque d’infrastructures éducatives adéquates dans leur milieu ou encore en raison de discriminations basées sur leur statut social. Par exemple, le Rapport de l’Indice Gini de 2022 de ONU (2022) montre que plusieurs pays en Afrique sont les plus inégalitaires au monde, avec un indice de Gini de 63, qui mesure les inégalités de revenus et de richesse. Environ 55 % de leurs populations vivent en dessous du seuil de pauvreté nationale, tandis que 18 % vivent dans une pauvreté extrême. Les inégalités raciales persistent aussi dans certains pays d’Afrique, comme l’Afrique du sud, Algérie, où les noirs vivent encore dans la pauvreté et subissent des discriminations (voir aussi A. Kamande, J. Walker et al, 2024, p. 10).
Les pauvres en Afrique sont souvent confrontés à un manque d’opportunités d’emploi formelles et décentes. Ils sont contraints de travailler dans des conditions précaires, avec des salaires bas et une absence de droits de travail. Ils travaillent ainsi, la plupart, dans le secteur informel, où les conditions de travail demeurent très précaires et les revenus faibles. Aussi subissent-ils des discriminations dans l’accès à l’emploi en raison de leur statut social. Plusieurs d’entre eux sont exclus de la participation politique et sociale. D’autres sont ignorés ou marginalisés dans les processus de prise de décision, ce qui limite leur capacité à se faire entendre et à influencer les politiques et les programmes qui les concernent. Cela conduit davantage à une pauvreté et à une insécurité économique et politique persistantes. En effet, plusieurs pauvres sont piégés dans un cycle de pauvreté qui est difficile à briser, créant de la sorte une grande injustice économique qui les prive de leur droit à une vie digne. De plus, l’exclusion sociale conduit plusieurs en Afrique à avoir souvent peu de voix dans les processus de prise de décision. Ils sont exclus des espaces sociaux et politiques où leurs intérêts pourraient être représentés, constituant ainsi une asymétrie du pouvoir et une marginalisation politique et, par conséquent, compromettant la justice sociale.
L’exclusion sociale des pauvres en Afrique demeure un défi majeur de la justice dans la mesure où les pauvres sont également confrontés à des obstacles pour accéder aux services de santé. Cela peut inclure des coûts élevés des soins de santé, un manque d’infrastructures médicales adéquates dans les zones rurales, des distances à parcourir pour atteindre les centres de santé et une mauvaise qualité des services de santé disponibles. Plusieurs pauvres sont exclues de l’accès à un logement décent parce qu’ils sont incapables de payer un loyer ou de construire leur propre logement. Et cela conduit certains à vivre dans des bidonvilles surpeuplés et sans services de base tels que l’eau potable et l’assainissement. Par exemple, selon ONU (2020), dans son Rapport de l’Indice de développement humain (IDH) de 2020, le Nigeria se classe au 161e rang sur 189 pays en termes de développement humain. Environ 40 % de la population nigériane vit dans la pauvreté, et les inégalités entre les zones urbaines et rurales sont importantes. Ainsi, quoique le Nigeria semble être la plus grande économie d’Afrique, il est confronté à d’énormes inégalités et à une exclusion sociale généralisée.
Par ailleurs, de nombreux conflits et crises politiques ont exacerbé l’exclusion sociale dans certains pays en Afrique, comme la RDC, le Mali, le Niger, etc., avec des milliers de personnes déplacées internes et des violations des droits de l’homme. Les femmes se trouvent confrontées à de multiples formes d’exclusion sociale, y compris la violence basée sur le genre, la discrimination au travail et l’accès limité à l’éducation et aux soins de santé. Elles sont particulièrement vulnérables à l’exclusion sociale, avec des taux élevés de mariage précoce, de travail des enfants. D’ailleurs, l’évolution des femmes est sujette aux rapports de dépendance avec le capital mondial qui restructure l’espace et utilise la main d’œuvre indigène en fonction des exigences d’une économie tournée vers l’extérieur. Cette économie extravertie est donc porteuse des outils d’exclusion et de discrimination dont le seuil se remarque dans les disparités entre les sexes. Ce système « n’est pas producteur d’emploi féminin dans les pays où la main-d’œuvre masculine est pléthorique, bon marché et sous-utilisée Quand il les offre aux femmes, ceux-ci relèvent de métiers réputés féminins dans les traditions occidentales : dactylo, vendeuse, sage-femme et infirmière, institutrice, etc. » (F. Sow, 1987, p. 205). Les difficultés matérielles accentuent la situation des femmes et les empêchent d’avoir un réel statut social dans les sociétés africaines. Dans une société où tout est désormais soumis au pouvoir marchand, où la générosité et la solidarité d’antan se sont estompées, les problèmes spécifiques aux femmes ne feront que s’aggraver. Et F. Mestrum (2002, p. 189.) de s’alarmer sur les conditions des femmes dans le monde : « Les femmes partagent une expérience universelle, à savoir la subordination et la discrimination. Elles ont un statut inférieur dû à des préjugés et des traditions culturelles qui leur attribuent des rôles immuables.
La corruption et la mauvaise gouvernance sont, par ailleurs, des facteurs qui contribuent à l’exclusion sociale en Afrique (E. Benicourt, 2021.) Ainsi, l’exclusion sociale des pauvres en Afrique est liée à des inégalités socio-économiques profondes et à des discriminations structurelles. Et c’est en cela qu’elle constitue un défi de justice sociale, puisqu’elle viole le principe d’équité et crée des inégalités profondes dans la société. Pour relever ce défi, n’est-il pas crucial de promouvoir, paradoxalement la justice sociale dont la finalité serait de favoriser l’insertion des pauvres ? La réponse à cette question, pour notre part, est positive. Mais l’autre question qui sous-tend est : comment promouvoir alors la justice sociale dans l’insertion des pauvres en Afrique ?
3. Insertion des pauvres en Afrique à travers la justice sociale
La promotion de la justice sociale est fondamentale dans l’insertion des pauvres en Afrique. Car la justice sociale peut y jouer un rôle crucial dans l’insertion sociale des pauvres. Elle requiert, en effet, une répartition équitable des ressources et des opportunités. Pour cette raison, la responsabilité des politiques et des programmes gouvernementaux est de garantir l’accès de tous à des services essentiels tels que l’éducation, la santé, le logement et l’emploi. En assurant que les pauvres ont accès à ces ressources de base, on réduit de la sorte les inégalités et on favorise l’inclusion sociale des pauvres. La justice sociale exige aussi la mise en place de systèmes de protection sociale pour les plus vulnérables. Cela inclut, dans cette perspective, des programmes de sécurité sociale, tels que des transferts monétaires directs, des allocations familiales, des soins de santé gratuits ou subventionnés, etc. Ces mesures sont susceptibles d’aider à atténuer les risques économiques auxquels les pauvres sont confrontés et à leur fournir une assistance financière pour répondre à leurs besoins essentiels.
C’est pourquoi, promouvoir la justice sociale, c’est un réquisit, une exigence à un accès équitable à l’éducation qui joue un rôle clé dans l’émancipation économique et sociale des individus. En effet, la justice sociale suppose la garantie d’un accès équitable à une éducation de qualité pour tous, y compris les pauvres. Cela peut être réalisé en abordant les obstacles financiers, en fournissant des infrastructures éducatives adéquates dans les zones rurales, en luttant contre la discrimination et en fournissant un soutien aux élèves issus de milieux défavorisés. Il est donc important de garantir l’accès à l’éducation pour tous, et cela comprend la mise en place de programmes d’alphabétisation et de scolarisation abordables et de qualité, ainsi que l’élimination des obstacles tels que les frais de scolarité élevés, les insuffisances matérielles et les discriminations de genre.
La justice sociale exige également la promotion de l’emploi décent pour les pauvres (A. Sen, 2000, p. 162). Cela implique de garantir des conditions de travail équitables, des salaires décents, l’égalité des chances et la lutte contre les discriminations sur le lieu de travail. En fournissant des emplois décents, les pauvres peuvent sortir de la pauvreté et s’intégrer pleinement dans la société. De plus, il faut une participation politique et sociale des pauvres en Afrique. En effet, la justice sociale suppose de permettre aux pauvres de participer activement à la prise de décision politique et sociale. Cela peut être réalisé en promouvant l’inclusion politique, en fournissant des espaces pour la représentation des pauvres dans les processus de prise de décision, en renforçant leurs capacités à s’exprimer et en éliminant les obstacles à leur participation. Ainsi dit, il est essentiel de prioriser la justice sociale dans l’insertion des pauvres en Afrique. Il s’agit de mettre en place des politiques et des programmes qui visent à réduire les inégalités et à promouvoir l’accès équitable aux ressources et aux opportunités, dans la logique de Ronald Dworkin et Amartya Sen.
En fait, pour promouvoir la justice dans l’insertion des pauvres en Afrique, il est crucial d’améliorer l’accès aux soins de santé de base. Une telle action implique de renforcer les infrastructures sanitaires, de former des professionnels de la santé et de fournir des services de santé abordables, voire gratuits. Il est aussi important de promouvoir la sensibilisation à la santé et à l’hygiène, en particulier dans les régions rurales et isolées. Il convient également de créer des opportunités économiques pour les pauvres. Cela peut être réalisé en investissant dans l’agriculture durable, en facilitant l’accès aux crédits et aux financements, en encourageant l’entrepreneuriat et en développant des programmes de formation professionnelle et de développement des compétences (D. Weinstock & P. Dupuis, 2011).
La promotion de la justice sociale dans l’insertion des pauvres en Afrique requiert, par ailleurs, de lutter contre la discrimination et la stigmatisation (F. Dubet, 2014). Et cela implique de promouvoir fondamentalement l’égalité des genres, de remédier aux discriminations ethniques et raciales, et de sensibiliser la société aux droits des pauvres afin de les intégrer pleinement dans la vie sociale. Enfin, il est essentiel d’encourager la participation active des pauvres à la prise de décision et à la vie politique. Cette action peut être réalisée dès que la participation citoyenne est promue ou soutenue, la démocratie locale renforcée, des mécanismes de reddition de comptes mis en place et les initiatives de la société civile sont encouragées.
Conclusion
En somme, il est indéniable que la justice sociale et l’insertion des pauvres en Afrique sont des défis majeurs qui nécessitent une action collective et un engagement soutenu de la part des gouvernements, des sociétés civiles et des acteurs internationaux. Alors que de nombreux pays africains ont réalisé des progrès considérables dans la réduction de la pauvreté et de l’inégalité, il reste encore beaucoup à faire pour garantir une répartition équitable des ressources et des opportunités. Aussi est-il essentiel de mettre en place des politiques et des programmes sociaux qui favorisent l’accès à l’éducation, à la santé, à l’emploi décent et à la protection sociale pour tous, en accordant une attention particulière aux groupes marginalisés tels que les femmes, les jeunes et les personnes vivant en milieu rural. De plus, il est important de renforcer les mécanismes de gouvernance transparents et responsables, afin de lutter contre la corruption et de promouvoir la participation citoyenne.
Au-delà des efforts nationaux, il est également nécessaire de renforcer la coopération régionale et internationale pour promouvoir la justice sociale en Afrique. Cela implique de mobiliser des ressources financières et techniques suffisantes, de renforcer les échanges de bonnes pratiques et d’apprendre les uns des autres. Enfin, il est crucial de reconnaître que la justice sociale ne peut être atteinte sans prendre en compte les dimensions environnementales et climatiques, car les changements climatiques ont un impact disproportionné sur les populations vulnérables, surtout dans une Afrique qui connaît de nombreuses injustices.
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5. JOSEPH KI-ZERBO ET LA PROBLÉMATIQUE DE LA REFONTE DE L’ÉCOLE EN AFRIQUE
1. Abou SOUMAHORO
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
2. Antoine KOUAKOU
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Joseph Ki-Zerbo accorde un intérêt particulier à la question de l’éducation, présentée comme l’une des principales clés du développement. Cependant, détournée des réalités culturelles et traditionnelles, fondation de la société africaine, l’école est aujourd’hui perçue comme l’un des facteurs du sous-développement, d’où la nécessité d’un système éducatif culturellement intégré. L’école, en Afrique, est, selon Joseph Ki-Zerbo, en manque de repères culturels pour servir véritablement l’Afrique. Il y a donc urgence à penser sa réforme afin de lui donner les moyens d’être une école culturellement et spirituellement au service du développement. L’objectif principal de cet article est donc de démontrer qu’une école culturellement intégrée constitue une solution durable en vue du développement. À travers une double approche sociocritique et analytique, il s’agira de montrer d’une part les origines de la crise contemporaine de l’éducation, d’autre part, la nécessité d’une école africaine culturellement intégrée et, en fin de compte, l’exigence d’une refonte de l’école comme une des solutions pour le développement de l’Afrique.
Mots-clés : Afrique, culture, éducation, tradition, valeurs.
JOSEPH KI-ZERBO AND THE PROBLEMATIC OF REDESIGNING SCHOOLS IN AFRICA
Abstract:
Joseph Ki-Zerbo pays particular interest to the question of education, presented as one of the main keys to development. However, diverted from cultural and traditional realities, the foundation of African society, school is today seen as one of the factors of underdevelopment, hence the need for a culturally integrated education system. Schools in Africa, according to Joseph Ki-Zerbo, lack cultural benchmarks to truly serve Africa. There is therefore an urgent need to think about its reform in order to give it the means to be a school culturally and spiritually in the service of development. The main objective of this article is therefore to demonstrate that a culturally integrated school constitutes a sustainable solution for development. Through a dual sociocritical and analytical approach, it will be a question of showing on the one hand the origins of the contemporary crisis in education, on the other hand, the need for a culturally integrated African school and, ultimately, the demand for an overhaul of the school as one of the solutions for the development of Africa.
Keywords : Africa, culture, education, tradition, values.
Introduction
À en croire les mots latins educare et educere, qui signifient respectivement « nourrir », « élever », « guider » ou « conduire au-delà de », l’éducation désigne une aide permanente apportée à un individu afin de le conduire hors de lui-même et de l’engager sur la voie de l’universel, qui lui est à la fois intérieur et transcendant. Dans ce sens, éduquer un être humain, c’est rendre possible l’expression des potentialités spécifiques qui font de lui un homme au sens plein du terme (M. Gala Bi, 2012, p. 8), capable de s’assumer et de parvenir à s’affirmer en tant qu’acteur de développement. Dans cette perspective, J. Ki-Zerbo (1990) voit dans « l’éducation, une fonction de reproduction et de dépassement social indispensable au progrès de tout pays ». Elle est donc une valeur centrale dans le devenir de toute nation souveraine. Consciente de l’importance fondamentale de l’éducation, l’Afrique, par tous les moyens, essaie de redéfinir la trajectoire de son système éducatif pour asseoir les fondements de son émergence. Une telle entreprise nécessite une évaluation des faiblesses de l’éducation contemporaine en vue de mieux interroger ses forces. Pourtant, les conclusions des recherches portant sur les difficultés liées au développement du continent africain indiquent une mauvaise définition des priorités et une mauvaise appréciation des stratégies de développement en rapport avec l’éducation.
La priorité fondamentale de toutes les Nations en développement est l’école. Il en va de même pour les pays africains. Malheureusement, depuis les indépendances, l’éducation, en dépit des multiples efforts enregistrés, tarde à contribuer véritablement à l’émergence du continent africain. S’il en est ainsi, c’est parce que l’école en Afrique est, elle-même, mal orientée et déconnectée des réalités culturelles africaines. Déconnectée des réalités africaines, l’école se trouve vidée de sa substance et sans objectif clair. Elle s’est de ce fait progressivement éloignée de sa fonction sociale et
quand cette fonction est abolie, il se produit un dépérissement profond dans le métabolisme de base de la société. C’est le cas de l’Afrique, où l’école, au lieu d’être un moteur, est une bombe à retardement qui, compte tenu de la flambée démographique, épuise les ressources économiques sans contrepartie suffisante, désintègre les structures sociales et stérilise les cultures (J. Ki-Zerbo, 1990, 4e de couverture).
Il ressort de là que l’école actuelle, parce qu’inadaptée au contexte africain, constitue un véritable problème dans le processus de développement. L’environnement éducatif africain étant très particulier, sa maîtrise invite à l’analyse de quelques données axiologiques. En perte de vitesse aujourd’hui, tout semble indiquer que l’école africaine a besoin de faire corps avec les normes de la tradition africaine afin de se construire une base éducative solide, capable de résister aux conséquences de la crise mondiale de l’éducation. Dès lors, n’y a-t-il pas lieu d’affirmer, avec Ki-Zerbo, la nécessité de restructurer l’école africaine afin de l’adapter aux nouvelles exigences du continent ? Autrement dit, face aux multiples crises contemporaines qui déstructurent l’éducation moderne, les principes de l’école culturellement intégrée ne se présentent-ils pas comme des solutions crédibles dont il faut tenir compte dans le contexte africain ? Mieux, la réforme de l’appareil éducatif africain, telle que proposée par Ki-Zerbo, n’est-elle pas d’actualité ? La présente réflexion entend donc remettre au cœur des débats sur l’éducation la nécessité d’une réévaluation éthique et rationnelle de l’idée de la refonte de l’éducation en Afrique. L’intérêt manifeste du présent article est de mettre en lumière le bien-fondé d’une école culturellement intégrée dans le processus de l’émergence africaine. C’est pourquoi, en usant de la sociocritique et de l’analytique comme outils méthodologiques, l’objectif principal poursuivi est de montrer en quoi l’idée de la refonte de l’éducation proposée par Ki-Zerbo est, en réalité, une solution véritable de développement en Afrique. La réussite d’une telle entreprise n’exige-t-elle pas, au préalable, la monstration des origines de la crise contemporaine de l’éducation ?
1. Des origines de la crise de l’éducation en Afrique
Les origines de la crise de l’éducation en Afrique sont multiples et variées. Elles sont non seulement d’ordre politique, mais aussi et surtout d’ordre sociologique, si l’on entend évoquer au niveau sociologique les questions spécifiques en rapport avec les nouveaux phénomènes comportementaux observés dans la sphère de l’éducation. La société africaine souffre d’une crise comportementale qui, elle-même, découle de la crise de l’éducation. De plus en plus, la jeunesse africaine se désintègre des systèmes d’éducation et devient, par conséquent, un danger pour elle-même et pour la communauté. En réalité, en tant qu’animal politique, au sens d’un être prédisposé à la vie sociale, c’est au sein de la société que l’individu est censé apprendre à exister au sens plein du terme. Ce qui revient à dire que la communauté est le seul moyen pour lui de réussir son intégration sociale. Ces lignes indiquent que « l’animal politique, conçu en marge de l’éducation, n’est qu’une simple illusion ». Autrement dit, un individu non éduqué, non intégré aux différents systèmes d’éducation, est exposé au danger de la perte de son humanité » (A. Kouakou, 2011, p. 68). Cette idée met en lumière le risque encouru par la possibilité d’un écroulement des valeurs de l’humanité. L’évocation d’une telle possibilité s’explique par la montée en puissance de multiples comportements violents chez certains jeunes en Afrique. La violence, qu’elle soit physique, morale ou verbale, est omniprésente au sein de la société africaine. Elle est presque devenue un moyen d’expression par excellence. Les jeunes y voient tristement le moyen de s’affirmer. C’est pourquoi ce phénomène prend de l’ampleur en Afrique.
L’école, censée aider à améliorer voire changer cette mentalité, est, elle-même, prise en otage par les élèves, qui dictent leurs lois aux Maîtres et décident du devenir de l’école. La crise comportementale actuelle, que l’on observe dans les écoles, montre une défiguration de la société africaine, tombée dans l’oubli, par la négligence des valeurs éthiques traditionnelles, fondement de la société traditionnelle africaine. Sinon, à quoi s’attend-on lorsque les écoles et universités africaines sont à proximité des fumoirs ou lorsque certains élèves et étudiants se transforment en commerçants de substances nocives au sein même des écoles et universités ? Quels résultats attendons-nous lorsque la jeunesse africaine, singulièrement ivoirienne, s’enfonce dans la consommation de la drogue appelée “Kadhafi” ? Au fond, le Kadhafi est un cocktail de stupéfiants : comprimés narcotiques et boissons fortement alcoolisées dont l’ingurgitation met l’individu dans un état d’engourdissement physique et psychique. Il s’agit d’un nouveau défi auquel s’adonnent les jeunes ivoiriens depuis quelques mois. Il consiste, pour l’individu, à se soumettre à l’épreuve critique de la surdose en vue d’affirmer son courage et sa bravoure. Par petits groupes, en effet, ils se lancent dans ce défi dangereux en ingurgitant, sans prescription médicale, plusieurs plaquettes de comprimés jusqu’à perdre conscience pour certains. Ce nouveau défi est, sans aucun doute, le signe d’une crise de comportement au sein de la jeunesse ivoirienne.
La crise de comportement, qui sévit actuellement en Afrique, met en lumière l’échec de nos systèmes d’éducation. Les jeunes Africains, pour la plupart d’entre eux, sont déconnectés des réalités de la société contemporaine. Ils semblent s’accrocher à un monde différent, fruit de leur imagination, défiguré par la crise de l’éthique sociale. La situation de l’école en Afrique est si critique que « nous sommes en train de toucher le fond de l’abîme, et rien de tout cela ne semble nous alerter ; nous, peuple d’irresponsables, de peureux et de tricheurs rasant quotidiennement les murs de l’inconscience collective ». (T. Koffi, 2011, p. 76-77). Cette idée sous-entend que la crise comportementale qui affecte l’éducation est le résultat d’une inconscience collective, d’un désintérêt total vis-à-vis des questions qui touchent de plein fouet l’école africaine. C’est pourquoi, plutôt que d’être une solution, l’école africaine actuelle est un problème pour l’Afrique. Elle semble avoir perdu de vue les enjeux réels du monde contemporain. Cependant, dans quelle mesure la crise comportementale qui secoue l’école africaine peut-elle être comprise comme la conséquence directe de la démission des parents et, partant, de la crise de modèles ?
À y voir de près, la crise contemporaine de l’éducation est d’une part le résultat de la démission des parents, et d’autre part la crise des modèles. Les parents ont démissionné, laissant les enfants livrés à eux-mêmes. Ils sont devenus leur propre maître, aussi bien en famille qu’à l’école. Et, parce qu’ils sont devenus maîtres de leur destin, ils n’obéissent qu’à eux-mêmes. Dans ces conditions, ils bafouent constamment l’autorité des parents en vue de s’affirmer. Ce comportement, défiant souvent toutes les règles de bonne conduite, est le signe de la rupture du lien social entre parents et enfants. En réalité, « l’Afrique est le seul continent qui ne dispose pas d’un système contrôlé d’auto-reproduction collective » (J. Ki-Zerbo, 1990, p. 16). Il ressort de là que la flambée démographique en Afrique, qui devrait normalement être un atout de développement, met en mal les stratégies de développement de l’école. En effet, avec quatre, cinq voire six enfants par femme dans certains foyers à faible revenu, l’éducation de tous ces enfants devient souvent difficile à maîtriser. À l’exception de quelques cas, la majorité des enfants déscolarisés, errants dans les rues, est issue de familles nombreuses, avec des difficultés financières. Livrés à eux-mêmes, les enfants se trouvent sans repère et donc sans modèle à suivre. Le mal est si profond que les jeunes semblent être leurs propres guides. Ceux qui sont supposés jouer le rôle de modèles, de guides, sont ignorés et suspectés par ceux qu’ils sont censés guider et éduquer. On assiste donc à un renversement de situation qui donne lieu à un bafouement de l’Autorité. Le maître n’est plus considéré comme tel, et l’élève, en l’absence de maître pour guider ses pas, sombre dans une errance existentielle. Au fond,
La crise de l’Éducation ne vient-elle pas à surgir quand l’Autorité est contestée ? Dit autrement, ne provient-elle pas d’une crise de l’Autorité ? L’autorité, incarnée en général par ceux qui ont à charge l’éducation des autres ou qui ont reçu mission de leur inculquer savoir, savoir-faire et savoir-être, quand elle ne reflète plus l’attente des autres membres du corps social, ne peut qu’être remise en question. À partir de ce moment précis, s’effritent les valeurs incarnées par elle, ce qui signifie aussi par ceux qui en sont investis (A. Kouakou, 2011, p. 74).
Si l’Autorité est contestée, c’est peut-être parce qu’elle n’inspire plus confiance à personne. Sa parole porte peu et n’impacte presque plus l’auditoire : l’Autorité a perdu son autorité. C’est le cas de certains parents et Maîtres. En réalité, « nous avons tous besoin d’idéaux, de modèles, de buts (…). En l’absence de tels idéaux nous nous trouvons livrés à un sentiment de vide intérieur et l’intérêt vivant que nous portons aux choses de ce monde et à nos semblables disparaît » (M. Mitscherlich, 1984, p. 18). Tout le problème de l’école africaine se trouve ainsi éclairé. Il s’explique par la montée en puissance de la médiocrité. Car l’école africaine s’est enfoncée dans la médiocrité, ces dernières années. Faut-il le rappeler,
Sous le règne des enseignants et leurs étudiants violents ainsi que leurs bidasses terroristes, sous le gouvernement « argentivore » de toute cette faune politique, et avec la complicité de l’opposition, (une opposition affamée, tricheuse et irresponsable), l’on n’a construit aucune bibliothèque, aucun Centre d’Informations pour jeunes, aucun Centre culturel, mais des gigas maquis, pour permettre aux jeunes de boire ; boire de l’alcool, comme des chiffons égarés ! (T. Koffi, 2011, p. 78-79).
Il s’agit ici d’un acte qui constitue la preuve de la démission des autorités chargées de l’école. On peut de ce fait admettre, avec A. Kouakou (2011), que la crise contemporaine de l’éducation est en réalité une crise de modèle. La crise de l’éducation en Afrique est fondamentalement liée à la crise de modèle qui, elle, découle de la crise de l’Autorité. Il faut donc reconnaître que l’école moderne, calquée sur le modèle occidental, semble inadaptée au contexte culturel africain. Les réalités culturelles africaines nécessitent, partant, un système éducatif rigoureux, qui confère à l’éducateur les pouvoirs qui lui sont dus. Il s’agit de lui restaurer sa dignité dans le processus d’éducation afin qu’il prenne davantage conscience de la portée éthique et morale de l’acte d’élévation spirituelle que constitue l’éducation. Il est donc question de se remettre en cause en épurant notre propre éducation par une évaluation de nos principes, suivie d’une prise en compte approfondie des valeurs culturelles et ancestrales, d’où la nécessité de promouvoir une école culturellement intégrée en Afrique.
2. De la nécessité d’une école africaine culturellement intégrée
Les réalités actuelles de la société africaine, faites de multiples crises morales et politiques, témoignent d’une régression inquiétante de l’éducation. La problématique de l’éducation en Afrique semble avoir longuement été débattue, mais jamais traitée avec la considération qu’elle nécessite. On peut donc dire que l’état actuel de la société africaine est la résultante d’une mésinterprétation des exigences culturelles et identitaires fondamentales de la société africaine. Or, la société africaine, elle-même, est tenue pour une société complexe et rigoriste qui considère l’éducation non pas comme une simple action d’élever, mais plutôt comme un acte d’élévation morale et spirituelle. D’où le sens de la métaphore de l’arbre qui exprime l’exigence d’une école africaine culturellement intégrée chez Joseph Ki-Zerbo (D. M. Soro, 2006). En contexte africain, en effet, l’éducation s’apparente à la reconduction de soi dans un pour soi extérieur. Ce faisant, l’éducation africaine, qu’elle soit traditionnelle ou moderne, devrait demeurer attachée, en son fondement, aux valeurs culturelles africaines. Ce qui suppose que les intentions d’amélioration actuelles de l’école africaine n’ont pas encore bénéficié de la considération culturelle nécessaire. Pourtant, la question de l’école est liée à celle de l’existence et, en tant que telle, elle en appelle à la prise en compte des valeurs traditionnelles liées à l’environnement social immédiat des apprenants.
L’éducation est à l’image d’un édifice et, comme tout édifice, sa construction commence du bas vers le haut. L’environnement immédiat est donc essentiel dans la construction de l’édifice de l’éducation, en ce sens qu’elle en est la fondation. À ce propos, il semble nécessaire d’indiquer que nous entendons par “environnement immédiat”, le clan ou la famille. De ce fait, l’éducation, parce qu’elle est fondamentalement familiale, doit être fixée dans les valeurs endogènes ; faute de quoi, elle s’écroule. Avec F. Morandi (2000), justement, l’on apprend que l’éducation exprime le principe générateur des comportements individuels, culturels et sociaux ainsi que des savoirs inscrits dans chacun. C’est dire que l’éducation est la valeur centrale qui forge l’identité d’un individu. C’est encore d’elle que découle le comportement social de celui-ci. Elle est donc un code de vie qui oriente moralement et spirituellement les pas de chaque individu. Mieux, c’est un juge infaillible qui joue un rôle fondamental dans la socialisation et l’humanisation de l’homme. On pourrait même dire, sans aucune exagération, que l’éducation fait la grandeur de l’homme, car c’est elle qui le différencie des autres êtres de la nature en lui offrant le moyen de se démarquer et, partant, de s’éloigner de l’animal. En tant qu’une lumière qui éclaire l’individu et guide ses pas, l’éducation s’apparente à la quête de l’Humain, entendu comme valeur, principe et dignité. Or, parler de dignité, c’est se référer à un ensemble de valeurs et de principes nobles qui inspirent la considération et commandent le respect. Au fond, c’est le fait que la personne humaine ne doive jamais être traitée seulement comme un moyen, mais toujours comme une fin en soi. Vivre dignement revient donc à un acte d’éducation et d’affirmation. C’est la confirmation de la bonne éducation reçue. C’est principalement la raison pour laquelle l’éducation « désigne le processus qui relie un sujet à son environnement proche, à un système de société, de culture et de valeurs (dans lequel prennent place les institutions éducatives) et lui permet de s’y intégrer » (F. Morandi, 2000, p. 13). On ne saurait, de ce fait, traiter la problématique de l’école que par rapport à un cadre bien défini, incluant des valeurs culturelles et identitaires fondamentales. Il faut donc comprendre, de ce qui précède, que l’éducation n’est pas un acte désintégré, coupé des réalités sociales et culturelles. On peut donc affirmer, avec J. Ki-Zerbo (1990), qu’il est nécessaire voire urgent pour l’Afrique de jeter les bases d’une école culturellement intégrée pour que les difficultés de l’éducation soient résolues. Pour lui, l’école actuelle n’est qu’un élément exogène transplanté en Afrique. Ainsi, elle dessert l’Afrique et l’empêche de s’inscrire dans une perspective d’émergence véritable. Il s’agit de réaliser une « contre-offensive planétaire contre l’ignorance, les complexes et les préjugés, afin d’endiguer et de limiter les dégâts » (J. Ki-Zerbo, 1990, p. 18). C’est pourquoi, Éduquer ou périr s’apparente non seulement à une mise en garde, mais aussi et surtout à une invitation à revoir l’orientation de l’école actuelle, afin qu’elle serve de boussole sur le chemin du développement de l’Afrique. Pour Ki-Zerbo, cela consiste à attirer l’attention des intellectuels africains et des décideurs politiques sur la nécessité de redonner à l’école sa place. Disons que
L’heure est (donc) venue de se revoir, de se remettre en cause et de redéfinir l’éducation de nos enfants en révisant et revisitant notre propre éducation, celle que nous avions reçue de nos pères et de nos cultures ancestrales. On y trouvera peut-être des bons et des moins bons et cela facilitera nos orientations vis-à-vis de nos enfants pour qui nous n’avons pas seulement que des droits mais aussi d’énormes devoirs (S. Diakité, 2016, p. 36).
À travers cette approche diakitéenne, il faut relever l’idée du temps qui est subtilement mise en exergue. L’objectif est de souligner l’urgence d’une prise de conscience collective quant à l’urgence, pour chaque Africain, d’assumer ses responsabilités par rapport à l’école. Il y a urgence, car la société africaine accuse un retard du fait des dommages liés à la mauvaise orientation de l’école. Il suffit d’une analyse de l’école africaine actuelle pour se convaincre de cette évidence. On comprend donc J. Ki-Zerbo (2003, p. 7), lorsqu’il affirme que « l’école est située en Afrique, mais qu’elle ne conduit pas encore vraiment à l’Afrique ». L’occidentalisation accrue de l’école africaine a fini par fragiliser sa structure et ses principes. Elle est aujourd’hui détachée et moins soucieuse des valeurs africaines. Elle est une école hybride, tiraillée entre les valeurs occidentales et africaines. Or, dans un tel contexte social, surtout s’agissant de l’Afrique, la question de l’école mérite un traitement particulier. Cela sous-entend qu’on devrait, en Afrique, fonder l’éducation sur « un noyau éducatif solide » (A. Kouakou, 2011, p. 69), c’est-à-dire sur la tradition, fondation de la société africaine. Une telle entreprise en appelle à un recours éthique nécessaire à ce fondamental. Car, en réalité, « l’oubli de la tradition, socle de l’humanité » (A. Kouakou, 2011, p. 69), fait courir le risque de l’égarement, pire de l’effondrement de tout le système éducatif. En fait, de toutes les formes d’éducation, celle traditionnelle africaine semble presque la plus mystique en ce sens qu’elle se fonde sur un ensemble de pratiques et de croyances théologiques. L’éducation africaine n’est pas une activité simple, au sens de la simple transmission des connaissances. Elle est une œuvre hautement métaphysique et transcendantale. Elle transcende les réalités immédiates afin de s’accorder avec les données supérieures aux impressions des sens. On pourrait même dire que l’éducation africaine s’inscrit dans l’optique d’une union intuitive directe avec la divinité. Il s’agit d’un acte sacré de transmission de valeurs et de connaissances. Une bonne éducation, surtout en contexte africain, doit donc être adossée aux valeurs traditionnelles qui caractérisent l’identité principale des sociétés africaines. En Afrique, la tradition tient une place importante dans l’éducation. L’objectif étant d’inculquer aux enfants et aux adultes les valeurs traditionnelles et culturelles à travers l’initiation, qui constitue une méthode de formation dans l’école africaine, en vue de leur insertion réussie dans la société. Dans l’éducation traditionnelle africaine, l’intérêt est porté sur la formation spirituelle et morale de l’enfant pour développer en lui les aptitudes d’un être socialement équilibré, soucieux de l’humain et du sacré. L’école africaine est une école qui initie à la soumission et au respect de la communauté, tout au long de la vie. Elle est une formation aux principes de la vie, qui se dispense pendant toute la vie ; elle est sans fin.
L’homme, tel que perçu en Afrique, n’est pas réductible au simple humain. L’homme noir trouve tout son sens dans le mystère qui en fait un être différent, particulier et surtout mystérieux. L’éducation africaine est une tâche dans laquelle toute la communauté ethnique et religieuse joue un rôle. Il faut donc y voir une éducation à distinguer de l’école moderne actuelle, désintégrée de son substrat culturel selon Ki-Zerbo, encadrée par les valeurs occidentales. Dans l’éducation africaine, la famille et la religion constituent des maillons centraux.
Dans la famille, on apprend à connaître l’amour et la fidélité du Seigneur et la nécessité d’y correspondre. Il faut prêter beaucoup d’attention et de sérieux à l’enfant pour en faire un croyant. L’Église accorde de l’importance à la famille, car c’est elle qui donne l’éducation de base et même la première catéchèse. (…) La finalité de l’éducation chrétienne au sein de la famille africaine comme foyer donne des aptitudes, prépare l’enfant à adhérer à la foi en Dieu (R. J. Gaston, 2011).
Il faut retenir que la religion est fondamentale dans l’éducation africaine. Mieux, la religion est même une partie intégrante de la culture africaine et les peuples d’Afrique sont, à l’origine, des peuples qui accordent une considération particulière à leurs valeurs religieuses traditionnelles. Parler de la nécessité de l’école culturellement intégrée, c’est mettre en lumière l’urgence d’un recours aux sources. C’est également une invitation à évaluer les fondements de l’éducation africaine par la considération et surtout la valorisation des valeurs familiales et traditionnelles africaines dans le processus éducatif. Elle est en réalité la valorisation de la tradition africaine en tant que principe sacré. Dans le cas contraire, elle continuera à « remplir la fonction de chaînon négatif dans le cercle vicieux structurel du mal africain » (J. Ki-Zerbo, 1990, p. 7). Il faut donc y voir une opportunité de se réconcilier avec soi-même par le recours aux sources proprement africaines. C’est le fait d’asseoir l’école africaine sur les données endogènes en ayant pour substrat la tradition africaine. En clair, l’école africaine gagnerait à réévaluer son fonctionnement actuel, axé sur les valeurs occidentales, en vue de l’adapter à la société africaine, car « pour comprendre le processus éducatif en Afrique noire, il faut se référer à un monde de valeurs conjoncturelles dans lequel la vie est sacrée et la tribu une sacralité » (M. Lavngwa et H. Okolong, 2013). Cela signifie que chaque individu est censé s’insérer pleinement dans le courant vital des ancêtres, entendu comme le chemin à suivre pour une existence accomplie, au sens traditionnel du terme. Et celle-ci passe par la prise en compte des valeurs ancestrales, mystiques et culturelles. Ki-Zerbo pense que cette solution est celle qui serait en mesure de réconcilier l’Afrique avec elle-même. Ce qui lui fait dire que l’Afrique doit se fonder sur ses propres valeurs endogènes pour renforcer l’architecture de son école.
Les us et coutumes, selon Ki-Zerbo, constituent l’essence de l’homme noir. Cette réalité africaine présente le bien-fondé d’une école culturellement intégrée en Afrique face à la crise morale et éthique que traverse l’école moderne. Une école culturellement intégrée, entendue comme une école axée sur les valeurs endogènes, invite à apprécier l’éducation africaine à partir des valeurs proprement africaines. Il ne s’agit donc pas d’un repli identitaire ou d’un enfermement sur soi, mais plutôt d’un recours à l’essentiel, c’est-à-dire à l’ordre culturel ou à la dignité africaine. N’est-ce pas à ce prix que l’école africaine pourra être un levier du développement en Afrique ? Mieux, la réforme de l’école actuelle, en crise éthique et morale, n’est-elle pas la voie du véritable développement du continent africain ?
3. La refonte de l’école moderne comme solution de développement
L’école moderne en tant qu’élément transplanté en Afrique, qui, fondamentalement, ne tient pas compte des réalités culturelles africaines, ne peut être considérée comme un instrument de développement. Au contraire, dans cette configuration, Ki-Zerbo estime qu’elle participe au sous-développement. Il est donc urgent de penser à engager des réformes structurelles dans ce sens, en vue de reconnecter l’école africaine à son substrat culturel. Il y a urgence, car le diagnostic de l’école africaine indique qu’elle va mal. Elle est une école inadaptée et en manque de repères. Le système éducatif actuel, fruit de la colonisation, peine à être une solution de développement. Il s’occidentalise davantage et se donne comme un système hybride, contre nature, incapable de percevoir et de panser le mal de l’Afrique à la racine. Le problème de l’école moderne, selon Ki-Zerbo, « réside sans doute dans la déconnection intérieure, par l’absence d’une reproduction autonome grâce à une éducation endogène » (J. Ki-Zerbo, 1990, p. 15). En l’état actuel des choses, l’école africaine semble fonctionner sans objectif réel, désintégrée de son substrat culturel. Elle semble ne plus être de l’ordre des priorités politiques, en ce que la quête des intérêts égoïstes dans la gestion des affaires publiques étouffe l’intérêt accordé à l’école. En réalité,
quand la civilisation doute d’elle-même et que le progrès de la culture est mis en cause, c’est la dimension subjective qui prend le pas sur tous les efforts que l’on consent dans le système éducatif. Autrement dit, l’éducation est axée sur les besoins de l’individu et de la société et l’enfant reçoit le versant de l’éducation qui l’endoctrine (S. Diakité, 2014, p. 121).
C’est pourquoi il y a lieu de la refonder, en vue d’en faire un véritable outil de planification des stratégies de développement. Cette entreprise nécessite la connaissance des valeurs culturelles africaines pour mieux construire, à partir d’elles, la société moderne. Car, « sans recherche endogène, il n’y a pas de développement endogène (…). Il n’y a pas de progrès, même matériel, sans réflexion théorique, sans science et conscience de la pratique » (J. Ki-Zerbo, 1992, p. VII). L’idée de la refonte de l’école actuelle en appelle donc à la volonté de traiter le mal de l’école africaine à la racine. Refonder l’école, c’est travailler pour l’avènement d’une éducation culturellement intégrée : solution pour une école du développement durable. Il faut comprendre que la question du développement transcende la simple accumulation de biens matériels. Elle est une question de valeurs, de principes et d’identité. Ce qui fait dire à Ki-Zerbo que le réel développement, loin d’être saisi comme
le résultat mécanique d’un transfert de gadgets et de recettes, loin d’être la capacité d’endettement ou de consommation béate et béante des productions d’autrui, est le fruit d’une constellation de facteurs ou conditions dont les plus évidentes pour nous aujourd’hui sont la démocratie vécue, l’intégration africaine et surtout la recherche et la formation endogènes (J. Ki-Zerbo, 1992, p. VIII).
Ce qui retient notre attention, c’est bien cette conception du développement en tant que résultat des recherches et formations endogènes. Joseph Ki-Zerbo pense, en effet, que le développement de l’Afrique ne saurait faire fi des valeurs endogènes, qui constituent l’identité réelle de l’homme noir. Penser le développement, selon lui, revient donc à reconnecter l’école à « son substrat culturel », c’est-à-dire refonder l’école sur les acquis culturels de l’Afrique.
En Afrique, très souvent, le développement est malheureusement associé à la capacité d’endettement des États. Le développement serait, à en croire cette logique, le résultat de l’aide étrangère et surtout de la transplantation des compétences exogènes au sein des États africains. Cette vision du développement, à l’analyse des résultats qui en découlent, paraît peu efficace. Depuis les indépendances jusqu’à ce jour, les dirigeants africains semblent privilégier cette option visiblement infructueuse. On en arrive à la conclusion que l’aide au développement en direction de l’Afrique ne sortira jamais le continent du sous-développement, si ce n’est de l’infantiliser et de l’appauvrir davantage. Ce constat oblige à reconnaître l’atemporalité des réflexions de Ki-Zerbo sur la question du développement. Il faut réorienter la stratégie africaine de développement. Cela passe par repenser l’Afrique elle-même à travers l’école. Le développement n’est point la retombée de la mise en place aveugle et irréfléchie « des caprices » des partenaires étrangers au développement. Du moins, la planification du développement ne devrait pas se résumer uniquement à cet aspect.
Le développement doit se planifier à travers l’éducation ; telle est la seule et unique condition pour y arriver. Voilà ainsi présenté tout l’intérêt de la refonte de l’école actuelle. Il faut donc voir dans l’idée de la refonte de l’école moderne, le désir de restructurer l’éducation africaine pour en faire une arme de développement durable. Cela passe par refonder la structure, la fondation de l’école africaine afin de l’adapter aux réalités africaines. Les problèmes de l’Afrique sont avant tout ceux des Africains eux-mêmes. En d’autres mots, le développement doit tenir compte de ce que Ki-Zerbo nomme le “yêrê don“, entendu comme la capacité de l’Africain à se connaître, à s’évaluer et à évaluer ses priorités dans la planification du développement. L’Afrique doit donc chercher à se connaître. Se connaître, justement, c’est évaluer ses valeurs, étudier sa culture, son identité, ses forces et ses faiblesses. Il s’agit d’un effort de conscience lié à la connaissance de soi. Faut-il le rappeler,
Le problème de l’éducation est lié à l’existence de l’homme. Ainsi, à mesure que les civilisations et les sociétés évoluèrent, des théories de l’éducation s’attachèrent à la formation de l’homme et des citoyens. La maladresse des actions des hommes était considérée comme étant le résultat d’un manque ou d’une insuffisance d’éducation de base. Il était donc question d’agir de telle sorte que l’homme, cet animal doué d’une capacité de raisonner, puisse devenir le plus raisonnable possible (M. Gala Bi, 2012, p. 6).
Ce constat demeure pertinent à ce jour. Le développement arrive quand cesse le règne de l’ignorance. L’ignorant est celui qui sait peu ou rien de lui-même et qui refuse de se connaître. La refonte de l’école moderne en Afrique devrait donner lieu à une actualisation des programmes éducatifs actuels. Il semble nécessaire de les adapter davantage aux exigences culturelles africaines afin de reconnecter le continent avec son histoire, son identité. Cette activité est un impératif avant de s’ouvrir au monde. Car, « le seul fait que 85 % de la recherche sur l’Afrique s’opère en dehors de l’Afrique montre bien que ce continent est déconnecté de lui-même et surtout de sa matière grise » (J. Ki-Zerbo, 1992, p. VIII). Ces propos de l’historien burkinabè traduisent tout le bien-fondé d’une réflexion objective sur l’Afrique à travers son système éducatif. L’Afrique s’ignore et, sur le chemin du développement, elle gagnerait à avoir une connaissance claire d’elle-même. Pour réussir ce pari, il faut inviter les décideurs africains à accorder la priorité à l’éducation afin qu’elle soit un levier pour le développement. Il est ainsi question d’un changement de paradigme en vue de regarder l’école africaine d’un œil différent, d’en faire une priorité politique et culturelle, car, actuellement, elle n’est malheureusement pas une priorité en Afrique et demeure jusque-là désintégrée de son substrat culturel. À travers l’école culturellement intégrée, il s’agit de donner à l’existence toute sa plénitude, vu que l’école se présente comme la lumière qui instruit les générations sur les valeurs culturelles dans la construction d’un futur commun. Elle met en lumière les valeurs cardinales qui fondent les peuples et veille, par la même occasion, à leur promotion au sein de la société africaine à travers les générations. C’est pourquoi, évoquer l’école culturellement intégrée, au sens de promouvoir une école africaine de plus en plus ancrée dans les valeurs traditionnelles africaines, c’est mettre au cœur des réflexions sur l’éducation africaine l’urgence d’un recours aux valeurs africaines. Sous cet angle, il faut entendre par école culturellement intégrée une invitation à prendre en compte la diversité culturelle dans la consolidation de l’identité culturelle africaine. C’est uniquement à ce prix qu’on réussira à corriger la désintégration de l’école africaine avec son noyau culturel.
L’école est une projection dans le temps. Joseph Ki-Zerbo voit en elle “le cœur” de tout développement. Il faut donc y voir le moyen par excellence d’une intégration culturelle réussie en Afrique. Dans les sociétés comme les nôtres, dites sociétés d’hospitalité, la promotion d’une école culturellement intégrée n’est plus un choix, mais une nécessité. En fait, les sociétés d’hospitalité, parce qu’elles sont des sociétés bien trop ouvertes et dynamiques, sont des sociétés multiculturelles. Ainsi, la planification de leur développement, si elle doit être fondée sur un soubassement solide, doit tenir compte de cette réalité doublement particulière. La construction d’une nation homogène, forte, sur la base de sa diversité culturelle, implique une vision intégrante et diversifiée des valeurs traditionnelles propres à chacune des ethnies qui la composent. Au fond, l’idée de nation ne saurait admettre celle d’exclusion. S’agissant de la Côte d’Ivoire, pays d’hospitalité, il est indéniable que le « tissu social se voit profondément transformé par la présence de personnes aux origines multiples, aux identités culturelles différentes et aux traditions religieuses distinctes, tous rassemblés sur un même territoire » et appartenant au même pays (H. Laigneaux, 2007, p. 3). En tant qu’une véritable richesse, cette nature multiculturelle de la société ivoirienne doit être enseignée en vue d’en présenter les avantages. Cette volonté de promouvoir le multiple dans l’Un à travers l’école, traduit tout l’intérêt de l’éducation à la diversité culturelle en Afrique. Elle éduquerait à l’acceptation de l’autre dans la différence afin d’empêcher que la différence ne devienne un différend. « Cette reconfiguration de la géographie humaine allant de pair avec un pluralisme culturel en appelle à la construction d’un nouveau vivre-ensemble » (H. Laigneaux, 2007, p. 3), qui ne peut être possible que par la connaissance des valeurs culturelles et leur acceptation par les différents peuples concernés. C’est cette richesse culturelle que Ki-Zerbo invite à promouvoir et à prendre en compte en tant qu’”un substrat culturel” dans le système éducatif africain en vue de la construction d’une Afrique dynamique et développée. Telle est la condition à remplir pour que « l’éducation (joue) un rôle de déclencheur dans la réaction en chaîne positive du cycle vertueux de la démocratie et du développement » (J. Ki-Zerbo, 2003, p. 7).
Conclusion
Le regard porté par Joseph Ki-Zerbo sur l’éducation en Afrique a toujours été critique. En tant qu’élément indéniable de développement, l’école a en effet toujours été au cœur de ses réflexions sur l’Afrique. Pour lui, le développement, tel que perçu en Afrique, est un leurre, car il se tient sur des piliers fragiles qui, à tout moment, peuvent mettre en crise les efforts de développement réalisés. C’est pourquoi, Ki-Zerbo considère l’école africaine actuelle comme un élément exogène dont l’impact négatif en fait un facteur de sous-développement. Il propose donc de donner à l’école africaine une identité africaine, afin qu’elle soit un moyen de promotion des acquis culturels africains dans la planification du développement. Rappelons qu’avec lui, les clés du développement sont à rechercher dans “les têtes” et non dans un quelconque transfert de compétences exogènes, encore moins à travers un endettement massif. Dans cette perspective, la refonte de l’école moderne s’impose comme un impératif de développement durable en ce sens que le développement lui-même doit être perçu comme une construction fondée sur la désoccidentalisation de l’école. Cette réflexion aura donc permis de montrer que l’école culturellement intégrée est nécessaire et constitue une solution véritable à la crise contemporaine de l’éducation en Afrique.
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6. JUSTICE ENVIRONNEMENTALE ET DÉVELOPPEMENT DURABLE EN AFRIQUE
Bantchin NAPAKOU
Université de Lomé (Togo)
Résumé :
Le lien entre développement durable et protection de l’environnement questionne en direction du rôle des différents États dans la promotion de la justice environnementale. Les inégalités environnementales induites par l’industrialisation des pays développés engendrent des effets globaux qui placent les peuples du monde devant une dette écologique. Si tous les peuples n’ont pas contribué à la même hauteur à la dégradation de l’environnement, ceux qui subissent le plus les conséquences sont ceux dont l’activité a le plus faible impact écologique. Cela crée des injustices environnementales qui contribuent à saper les fondements du développement durable en Afrique. Si tous les États ont la responsabilité commune de protéger l’environnement, l’élaboration des règles différenciées relatives à la justice environnementale devient impérative pour le développement durable en Afrique. À ces conditions, le développement durable en Afrique sera au profit des générations présentes et futures par la sauvegarde des richesses environnementales.
Mots-clés : Développement durable, environnement, justice environnementale.
ENVIRONMENTAL JUSTICE AND SUSTAINABLE DEVELOPMENT IN AFRICA
Abstract:
The relation between sustainable development and the protection of the environment leads to ask questions about the role of different States in the promotion of environmental justice. The environmental inequalities induced by the industrialization of developed countries lead to global effects, which place the people of the world in an ecological debt issues. Even though all human kinds have not contributed in the same manner about the degradation of the environment, those who suffer the most are those whose activity has the lowest ecological impact. This situation creates environmental injustices which contribute to undermining the foundations of sustainable development, particularly in Africa. If all States have the same responsibility to protect the environment, the development of differentiated rules relating to environmental justice becomes imperative for sustainable development questions in Africa. Under these conditions, sustainable development in Africa will be benefited to the present and future generations by safeguarding environmental wealth.
Keywords : Environment, environmental justice, sustainable development.
Introduction
Nous vivons une époque particulièrement dangereuse marquée par les catastrophes dues à la destruction de l’environnement. Ce phénomène a une raison historique qui relève de la responsabilité des pays développés. L’installation des usines très polluantes sur leurs territoires et dans des pays en développement fait des pays développés la cheville ouvrière de la crise environnementale. En plus de l’installation des usines polluantes dans les pays du Sud, il y a le transfert des déchets dangereux qui ont des risques sur la santé humaine et l’environnement. Malgré l’interdiction de ces pratiques par le droit international de l’environnement, cette situation qui est une source d’injustice environnementale persiste et constitue un obstacle au développement durable dans les États africains. Certes, si l’optimisme nous permet d’affirmer « que le pire n’est pas certain, nous n’entendons pas, bien sûr, nier les catastrophes. Des catastrophes, il y en a eu, il y en a, il y en aura : les humains ont rendu la terre de plus en plus difficile à habiter » (C. et R. Larrère, 2020, p. 165).
La responsabilité commune mais différenciée interpelle l’humanité entière, car tous les peuples de la terre ont, au cours de l’histoire, de quelque manière que ce soit, contribué à la destruction de l’environnement par leur mode de vie et leur consommation. On ne vit que par et dans la nature en exploitant celle-ci pour notre mieux-être. Ainsi, l’impact des injustices environnementales sur le développement durable en Afrique sera examiné à travers la question principale suivante : À quelles conditions peut-on faire de la justice environnementale un vecteur du développement durable en Afrique ? De cette question principale découlent trois questions spécifiques : Quels liens peut-on établir entre le droit au développement et le droit de l’environnement à l’échelle globale ? En quoi les injustices environnementales constituent-elles une entrave à l’équité intergénérationnelle ? Comment faire de la justice environnementale un pilier du développement durable en Afrique ?
Notre hypothèse principale est que dans un monde marqué par les injustices environnementales, le droit à la souveraineté sur les richesses environnementales et la préservation de l’environnement pour les générations présentes et futures constituent le socle du développement durable en Afrique.
À cet effet, la première hypothèse spécifique soutient que le droit au développement durable ne peut être effectif sans une protection de l’environnement, en ce sens que l’humanité entière subit les effets néfastes de la dégradation environnementale sous diverses formes. La deuxième hypothèse spécifique montre que les injustices environnementales engendrent des conséquences à long terme sur la vie des populations qui les subissent à travers les transferts des déchets dangereux et l’implantation des entreprises polluantes. Dans la dernière hypothèse spécifique, nous estimons que pour un développement durable en Afrique, les richesses environnementales doivent être protégées dans le respect des principes régissant les rapports entre les différents États. Les démarches analytique et normative nous ont permis de questionner les pratiques injustes liées à la gestion de la crise environnementale pour un ancrage du développement durable en Afrique. Ce texte montre d’abord qu’il y a un lien entre le droit international de l’environnement et le droit au développement durable. Ensuite, il analyse les injustices environnementales qui sont une entrave aux principes de l’équité intergénérationnelle. Enfin, pour une justice environnementale en vue d’un développement durable en Afrique, les États africains doivent réinventer leur droit de souveraineté pour ne pas être sous la domination des pays développés, mais coopérer équitablement.
1. Du droit international de l’environnement au droit international du développement durable
Le droit de l’environnement est lié à la nécessité d’une protection de la nature, comprise comme cadre de toute vie, qu’elle soit humaine, animale ou végétale. Sous cet angle, le droit de l’environnement, comme le droit du vivant, bouscule les frontières de l’espace et du temps. Il s’adresse aux générations présentes et futures et se manifeste au plan international avant d’être une question de politique nationale. Du fait que la vie de l’homme sur terre est conditionnée par plusieurs facteurs qui découlent de la santé environnementale, le droit de l’environnement confère donc à toute vie respect et protection. Si, dans la perspective de l’approche biocentrique, toute vie est une valeur intrinsèque, son respect et sa protection exigent qu’elle se déploie dans un environnement sain et écologiquement équilibré. Cette prise de conscience de l’humanité rend ainsi nécessaire une réglementation des activités humaines sur l’environnement. Ce sont les organisations internationales à travers l’ONU et ses institutions spécialisées qui ont mis en avant le concept d’écodéveloppement à travers la Déclaration de la Conférence de Stockholm sur l’environnement tenue du 5 au 16 juin 1972, à Stockholm, même si les 7 points et les 26 articles n’ont pas de force obligatoire. Au principe 1, on peut lire que « l’homme a un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes dont la qualité lui permet de vivre dans la dignité et le bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures. » Ainsi, le droit qu’a l’homme de vivre dans des conditions satisfaisantes lui impose l’obligation de protéger et d’améliorer l’environnement pour lui, pour sa descendance et pour la perpétuation de l’humanité. Ces dispositions ne peuvent être atteintes que par le développement économique et social :
La relation entre le processus économique et écologique est soulignée avec insistance. La déclaration énumère les différentes voies pour atteindre ces objectifs : échanges d’informations, coopération scientifique, transferts de technologie, et rappelle certaines règles de droit international public, en particulier celle du « bon voisinage », c’est-à-dire le devoir de chaque État de veiller à ce que les activités exercées à l’intérieur de ses frontières ne portent pas préjudice à l’environnement des États voisins. (J. Morand-Deviller, 2010, p. 22).
C’est-à-dire que le développement économique doit s’accompagner d’une protection de l’environnement à l’intérieur des États et entre États. Si les frontières terrestres sont facilement identifiables entre les États, la pollution environnementale a une autre dimension. Elle n’a pas de frontière en raison des interactions entre les différentes parties de l’écosystème. De ce fait, les États sont invités à contrôler les risques susceptibles de compromettre le voisinage à travers les activités exercées sur l’environnement. Dans cette perspective, la Déclaration de Stockholm a mis en lumière la responsabilité des États dans le processus de développement économique et social à travers une planification rationnelle qui permet de concilier les impératifs du développement et la nécessité de la protection de l’environnement. Si le développement est un impératif vital, la protection de l’environnement est une obligation morale qui assure la préservation de la vie humaine. Le développement permet à l’homme de mieux s’adapter à l’environnement qui lui est parfois hostile. Pour cette raison, la destruction de l’environnement dans ce qu’elle a d’utile compromet toute forme de vie, qu’elle soit humaine, animale ou végétale. Les États doivent donc prendre les dispositions nécessaires pour rationaliser la gestion des ressources et améliorer l’environnement. Le principe 13 de la Déclaration de Stockholm stipule : « Afin de rationaliser la gestion des ressources et ainsi d’améliorer l’environnement, les États devraient adopter une conception intégrée et coordonnée de leur planification du développement, de façon que leur développement soit compatible avec la nécessité de protéger et d’améliorer l’environnement dans l’intérêt de leur population ».
Après cette conférence, l’Assemblée générale a mis sur pied les structures institutionnelles du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Une vingtaine d’années après, avec la Conférence de Rio du 3 au 14 juin 1992, on aboutit à la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement. Celle-ci consolide la Déclaration de Stockholm. Elle en assure le prolongement et reconnaît que la terre, foyer de l’humanité, est une entité interdépendante et que les hommes ont le droit à une vie saine en harmonie avec la nature. À cet effet, le droit au développement a des exigences : « satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes et futures » (Principe 3).
Les nouvelles exigences du développement sont inséparables de l’environnement. Le développement durable ne se limite pas à sa dimension économique mais intègre la question environnementale pour faire de la protection du vivant en général une dimension constitutive de son essence. Le développement est alors un tout indissociable à l’image de l’homme lui-même. Lorsqu’une partie du corps humain souffre, c’est tout le reste qui est impliqué et la douleur se manifeste dans l’organisme et non seulement au niveau de la partie concernée. Le développement durable doit ainsi refléter cette conception de l’être humain. Aborder la question du développement revient à penser au droit de l’environnement et à la vie humaine sur Terre. Car le développement durable n’est possible que lorsque les conditions de vie de l’homme sont équitables à travers les générations. Le développement ne doit pas viser seulement la vie de l’humanité présente, mais il doit tenir compte de la permanence de la vie sur Terre. Il s’agit de mettre en place un développement qui crée un équilibre entre les hommes d’une même génération sans oublier les générations à venir. Sur la terre, il y a toujours des hommes, parce qu’ils ont hérité d’un environnement viable qu’ils doivent à leur tour transmettre aux générations futures pour que ceux-ci puissent y vivre. Le bien commun à l’humanité qui est la condition de toute vie humaine est la terre, mère et nourricière. Aucune vie ne se déploie sans elle, qu’elle soit humaine, animale ou végétale et sa prise en compte dans le processus de développement n’est que justice. Car la permanence de la vie terrestre est intrinsèquement liée à la qualité de l’environnement dans lequel les hommes vivent. Ainsi, l’environnement devient un sujet de droit et il est aussi impérieux de sanctionner ceux qui compromettent sa protection. Si par principe le droit international ne s’adresse qu’aux États, l’être humain a cependant une place de choix en matière environnementale à travers le principe de participation qui y est consacré. Au principe 10 de la Déclaration de Rio, on voit que la « meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés ».
Dans cette perspective, le droit international de l’environnement est devenu un allié du droit international du développement durable en conciliant le développement économique, le développement social et la protection de l’environnement. Dans le principe 4 de la Déclaration de Rio sur l’environnement, on lit que « pour parvenir à un développement durable, la protection de l’environnement doit faire partie intégrante du processus de développement et ne peut être considérée isolement ». À cet effet, un développement durable est inséparable du respect du droit de l’environnement et tout État a le droit d’exercer un droit de souveraineté sur ses ressources naturelles afin de les exploiter et de s’en servir convenablement pour le bien-être de la population. À travers la protection de l’environnement, les États pourront mieux contrôler leurs ressources naturelles, condition d’un véritable développement. Les richesses environnementales sont pour les différents États un moyen de garantir leur souveraineté pour un développement durable. Les États ont donc la responsabilité de protéger leur environnement contre toute atteinte pernicieuse. Pour cette raison on peut lire dans la Déclaration de Rio sur l’Environnement et le développement ce qui suit : « Les États doivent élaborer une législation nationale concernant la responsabilité de la pollution et d’autres dommages à l’environnement et l’indemnisation de leurs victimes. Ils doivent aussi coopérer diligemment et plus résolument pour développer davantage le droit international concernant la responsabilité et l’indemnisation en cas d’effets néfastes de dommages causés à l’environnement dans des zones situées au-delà des limites de leur juridiction par des activités menées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle » (Principe 13).
Ainsi, si on peut dire que l’idée d’une sanction pénale n’est pas totalement absente sur les plans national et international, comme le fait de réprimer certaines atteintes à l’environnement ou l’obligation des États parties à incriminer et sanctionner les immersions et incinérations délibérées en mer de déchets, les rejets délibérés ou accidentels des substances polluantes en mer par des navires ainsi que les exportations ou importations d’espèces de faune et de flore sauvages ou de déchets, l’affaire Probo Koala survenue en Côte d’Ivoire en 2006 illustre bien cette catastrophe environnementale appelée « le poison noir de la Côte d’Ivoire ». Il s’agit d’un navire pétrolier appartenant à une compagnie grecque et chargé de produits hautement toxiques déversés au port d’Abidjan. Plus de 500 tonnes de déchets provenant de nettoyage de bateau sont répandues par les camions dans les décharges de la ville sans aucune précaution. Les émanations de gaz font 17 morts et l’intoxication de plusieurs dizaines de milliers d’autres (D. Roman, 2021, p. 197).
Les atteintes criminelles à la nature, même si elles ont pu être évoquées, n’ont pas souvent donné lieu à des poursuites : « qu’il s’agisse de l’utilisation massive de l’agent orange par l’armée américaine qui détruisit plus de 20 % de la forêt vietnamienne ou de la destruction des champs de pétrole au Koweït par l’armée de Saddam Hussein » (D. Roman, 2021, p. 199.). Même si le statut de Rome consacre certains actes en raison des dommages étendus, durables et graves qu’ils peuvent causer à l’environnement comme crimes de guerre, cette invocation ne s’applique pas en temps de paix. Il s’agit donc pour le droit international d’incriminer l’écocide en temps de paix pour faire des crimes environnementaux, qui sont d’une gravité extrême, l’objet de sanction. La communauté internationale a l’obligation de protéger la sûreté de la planète face à cette criminalité environnementale dont l’ampleur constitue une véritable menace pour l’humanité.
Si la criminalité environnementale est un délit comme les autres, il y a une insuffisance des droits pénaux nationaux ainsi que la reconnaissance de la responsabilité des auteurs qui portent atteinte à l’environnement. D’où l’idée d’une responsabilité pénale environnementale qui permet de reconnaître un crime d’écocide. À cet effet, il faut dire que le droit pénal international doit davantage mettre l’accent sur ces différentes atteintes à la santé humaine et à l’environnement. L’incrimination de l’écocide en droit international doit rendre possible la sanction des crimes environnementaux au même titre que les crimes contre l’humanité ou les génocides, car partout il y a des victimes humaines. Les crimes environnementaux contribuent énormément à la destruction des vies humaines et ne se limitent pas simplement à l’écosystème :
« Écocide ». Malgré sa récence, le terme sonne familier aux oreilles. Cette familiarité vient certainement de ce qu’il est élaboré selon une structure bien connue : après l’infanticide et le régicide, l’homicide et le génocide, l’écocide renvoie au fait de tuer. Ici, le sujet mis à mort est l’environnement. Dans cette perspective, il conviendrait d’incriminer les atteintes irréversibles et graves à l’environnement et de les reconnaître en tant que crime supranational. En d’autres termes, il faudrait intégrer au droit pénal, national comme international, la protection de l’environnement « en tant que tel ». (D. Roman, 2021, p. 198).
C’est dire qu’un crime est une violation du droit et s’il n’est pas puni pour la réparation des dommages causés, il y a une injustice. Dans cette perspective, on peut parler d’injustices environnementales en raison de la voie laissée ouverte par le crime d’écocide. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981 reconnaît le lien entre le droit à la vie, le droit à la protection de la santé et le droit à un environnement sain. Mais au Nigéria, après les indépendances, l’exploitation du pétrole par la société Shell a engendré des expulsions et des destructions des villages ogonis et la terreur physique s’est accompagnée de troubles écologiques majeurs : l’installation des infrastructures d’exploitation, de pipelines, de raffineries a entrainé de graves contaminations des sols et des eaux causant des centaines de milliers de maladies liées à la pollution, sans oublier l’exode de dizaines de milliers de personnes et les pertes en vie humaine. Cette situation d’injustice a conduit en 1990 à la pendaison de Ken Saro-Wiwa, leader du Mouvement pour la survie du peuple ogoni (MOSOP) par l’État nigérian. Ce dernier dénonçait la souffrance de son peuple face à l’exploitation pétrolière (D. Roman, 2021, p. 7-8). C’est dire qu’en Afrique, la criminalité environnementale est plus le fait des pays occidentaux que des Africains eux-mêmes. Les injustices environnementales sont les conséquences de cette exploitation abusive des richesses environnementales en Afrique au profit des Occidentaux.
2. Injustices environnementales et équité intergénérationnelle
La justice est avant tout le respect des droits reconnus à travers les normes nationales et internationales. Lorsque ces dernières ne sont pas respectées, il y a injustice. Or, sur le plan environnemental, tous les êtres humains qui peuplent la Terre sont des pollueurs de quelque manière que ce soit. Il est difficile de vivre sur la planète sans dégrader l’environnement. Cependant, on peut parler d’une forme d’inégalité dans ce phénomène de dégradation environnementale. En dehors d’un destin soumis à une menace commune, il convient de noter que le degré de dégradation environnementale n’est pas le même partout dans le monde. Dans un même État, certains individus contribuent à la dégradation plus que d’autres en raison de leur mode de vie. De même, tous les États de la planète n’ont pas contribué et ne contribuent pas de la même manière au changement climatique que vit l’humanité. Les pays développés se sont construits à travers une lutte acharnée contre l’environnement :
Les dégradations environnementales seraient donc d’abord le fait des plus riches et des mieux portants, dans les pays pauvres comme dans les pays développés, et la généralisation de leur mode de consommation et de leur style de vie condamnerait progressivement le capital naturel de l’humanité à disparaître. On peut enfin penser que même si les pauvres dégradent leur environnement, ces dégradations sont bien plus faibles au total que celles dont se rendent coupables les plus riches (pays comme individus). Un exemple numérique simple permet d’illustrer ce dernier point : si l’on suppose qu’un dollar a le même pouvoir de destruction environnementale dans les mains d’un riche que celles d’un pauvre, et compte tenu du fait que les 20 % les plus fortunés possédaient en 2000 près de 84 % de la richesse mondiale, soit 210 fois la part des 20 % les plus pauvres, les riches détruiraient donc aujourd’hui 210 fois plus les ressources environnementales que les pauvres. (É. Laurent, 2011, p. 68-69).
La destruction de l’environnement est donc liée à un rapport de force qui fait que ceux qui ont les moyens et le pouvoir transforment l’humanité à leur guise sans se soucier de la présence des autres qui sont souvent des victimes. C’est-à-dire que les inégalités environnementales ne résultent pas d’un déterminisme naturel, mais sont le fait des hommes à mesure qu’ils créent de nouvelles conditions de leur existence. Leur persistance dans le monde actuel invite à réfléchir sur l’avenir de l’humanité en pensant à son passé pour mieux comprendre son présent marqué par le changement climatique. Le changement climatique affecte toute la planète, mais le train de vie de tous les hommes n’est pas le même. Certains en ont en abondance et excellent dans le gaspillage, tandis que d’autres ont à peine de quoi vivre et sont dans l’obligation de détruire l’environnement qui les entoure et conditionne leur existence. Certes, le changement climatique se manifeste partout dans le monde, mais il est question de situer la responsabilité des uns et des autres dans le problème auquel nous voulons trouver de solution :
Lorsqu’on parle d’inégalités, on ne peut pas se référer aux seules inégalités dans la façon dont les populations humaines sont affectées par la situation environnementale dans laquelle elles se trouvent. Il faut aussi prendre en considération l’inégale contribution des humains à la dégradation actuelle de la situation, notamment en ce qui concerne le changement climatique en cours. Le principe de « responsabilités communes mais différenciées », adopté dès la déclaration de Rio en 1992 pour traiter des questions de justice climatique, ne renvoie pas seulement à l’équité de la distribution des charges de la lutte contre le changement climatique. Il fait aussi référence à la question de la responsabilité historique des différents pays dans ce changement en raison de l’inégalité de leur émission de gaz à effet de serre. (C. Larrère, 2017, p. 12).
De ce fait, les dégradations environnementales doivent être appréciées par rapport à la responsabilité historique des États. Ainsi, les relations entre les différents États, surtout sur le plan économique, renvoient à différentes formes d’injustices environnementales. L’émission des gaz à effet de serre par les pays développés et le transfert des déchets toxiques vers les pays du Sud sont des violations ouvertes du droit et la persévérance dans ces pratiques conduit l’humanité à la dérive. Dans cette perspective, on peut s’interroger sur ce qui pousse les pays développés à contourner les engagements qui les lient aux normes internationales qu’ils ont contribué à instaurer pour la bonne marche de l’humanité. Ces pays produisent des déchets et savent qu’ils sont extrêmement dangereux pour la santé humaine et l’environnement. Et comme la loi réglemente la gestion de ces déchets toxiques, les entreprises préfèrent les transférer dans les pays du Sud pour éviter les condamnations et les dépenses. Les déchets comportent des risques tellement élevés qu’il importe de les évacuer à travers des mouvements transfrontières en vue de leur élimination sur des territoires où ils n’ont pas été produits. Nous sommes donc en présence de nouvelles inégalités internationales qui engendrent de hauts risques, car, comme le souligne bien Ulrich Beck (2021, p. 75).
Les industries du risque ont été cantonnées dans les pays à bas salaires. Ce n’est pas un hasard. Pauvreté extrême et risque extrême s’attirent systématiquement comme des aimants. Dans la gare de triage de la répartition du risque, les stations situées dans les « provinces isolées des pays sous-développés » jouissent d’une grande popularité. Et il faudrait être bien naïf pour croire encore que les aiguilleurs responsables n’agissent pas en connaissance de cause.
Si le droit international de l’environnement consacre le respect et la protection du patrimoine biologique et des espaces naturels, on peut aisément comprendre pourquoi certaines activités ne peuvent être encouragées ni tolérées quelles que soient les raisons qui les justifient. Ainsi, voit-on les entreprises industrielles occidentales implanter leurs activités dangereuses et polluantes dans les pays du Sud et exporter en direction de ces pays des produits délétères issus des activités pour éviter d’avoir à les gérer là où ils sont issus. Les cas de la société Shell au Nigéria et du « poison noir en Côte d’Ivoire » sont assez illustratifs. Ces mouvements transfrontières des déchets dangereux sont un trafic illégal qui profite aux pays industrialisés. Or la Convention de Bâle du 22 mars 1989, entrée en vigueur le 5 mai 1992 prône le fait que « les États devraient prendre des mesures nécessaires pour faire en sorte que la gestion des déchets dangereux et d’autres déchets, y compris leurs mouvements transfrontières et leur élimination, soient compatibles avec la protection de la santé humaine et de l’environnement, quel que soit le lieu où ces déchets sont éliminés » (considérant 4) et, surtout, que « les déchets dangereux et d’autres déchets devraient, dans toute la mesure où cela est compatible avec une gestion écologiquement rationnelle et efficace, être éliminés dans l’État où ils ont été produits » (considérant 8).
La Convention de Bâle a été intégrée au corpus normatif de l’Union européenne et s’impose aux États membres qui sont tenus de la respecter. L’adaptation de cette convention aux pays africains résulte de la Convention de Bamako du 30 janvier 1991 sur l’interdiction d’importer en Afrique des déchets dangereux et sur le contrôle des mouvements transfrontières et la gestion des déchets dangereux produits en Afrique. Cette Convention reconnaît « le droit souverain des États d’interdire l’importation et le transit de substances et déchets dangereux sur leur territoire pour des raisons liées à la protection de la santé humaine et de l’environnement » (considérant 6). Et aussi « Reconnaissant également que, lorsque cela est nécessaire, les déchets dangereux devraient être transportés conformément aux conventions et recommandations régionales et internationales pertinentes » (considérant 15).
Dans le cadre des transferts de déchets, il y a une distribution sélective des risques environnementaux entre les populations du Nord et celles du Sud, car il y a exportation des risques des unes sur le territoire des autres. Cette situation d’injustice induit un questionnement sur l’équilibre dans la participation aux risques entre ceux qui transfèrent les déchets et tirent des avantages et ceux qui les subissent. Elle constitue alors une entrave au développement durable en Afrique au regard des dommages causés. Les injustices environnementales conduisent non seulement à une injustice intragénérationnelle, mais aussi remettent en cause l’équité intergénérationnelle. Les citoyens d’une même génération vivent des situations qu’ils n’ont pas contribué de la même manière à générer. Les Africains n’ont pas contribué de la même manière à la dégradation environnementale comme les citoyens des pays développés. Pourtant, la menace est générale en raison du changement climatique. Les impacts du changement climatique dans le monde ne concernent pas seulement la vie présente de l’humanité, mais engagent notre vie future, celle des générations à venir. Pour que les actions sur l’environnement des générations présentes ne compromettent pas la vie des générations à venir, il faut le développement durable. D’où la nécessité de promouvoir une justice environnementale pour un développement durable en Afrique.
3. Justice environnementale, solidarité étatique et développement durable en Afrique
Si le droit international de l’environnement a une capacité d’être au service de la justice environnementale, c’est à cause du développement durable qui prône une justice entre les différentes générations. Les dégradations environnementales ont été plus le fait des pays développés, malgré la part des pays en développement, et il convient de situer les responsabilités non seulement sur le plan historique, mais de réparer les dommages et de prendre les mesures nécessaires pour que de telles atrocités ne se reproduisent plus. L’essentiel n’est pas de chercher à soigner une maladie qui se propage, mais d’éviter que cette dernière ne revienne sur la toile une fois éradiquée. Lorsqu’une maladie est mal traitée, elle ne pourra pas disparaître et peut revenir sous une forme plus dangereuse malgré les efforts consentis pour la combattre. C’est la raison pour laquelle la lutte doit être de combattre le fléau une fois pour toutes si l’humanité veut réellement vivre des lendemains meilleurs.
Dans cette perspective, la sonnette d’alarme est déjà mise en œuvre et il faut la solidarité entre les États qui doivent au préalable respecter les textes en vigueur. La Déclaration de Rio sur l’Environnement et le développement réaffirme les droits et les devoirs des États : « Conformément à la Charte des Nations Unies et aux principes du droit international, les États ont le droit souverain d’exploiter leurs propres ressources selon leur politique d’environnement et de développement, et ils ont le devoir de faire en sorte que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommages à l’environnement dans d’autres États ou dans des zones ne relevant d’aucune juridiction nationale » (Principe 2) et par suite que : « Les États devraient concerter efficacement leurs efforts pour décourager ou prévenir les déplacements et les transferts dans d’autres États de toutes activités et substances qui provoquent une grave détérioration de l’environnement ou dont on a constaté qu’elles étaient nocives pour la santé de l’homme ». (Principe 14).
Si la réalité dément ce que les textes reconnaissent, il faut alors trouver un autre moyen qui puisse permettre aux différents États de mener la lutte non pas les uns contre les autres, mais de façon solidaire. C’est à travers la solidarité des États que les problèmes globaux relevant des injustices environnementales pourront être résolus. La justice environnementale est une condition du développement durable en ce qu’elle cherche à instaurer entre les différents États une coopération fondée sur la solidarité. Si les générations passées n’ont pas légué un environnement totalement sain à la génération présente pour un développement durable, il faut penser aux générations futures pour améliorer cette relation de l’homme à l’environnement. C’est à la lumière de cette considération qu’il faut penser la coopération intergénérationnelle qui enjoint à chaque génération l’obligation de poursuivre autant que possible les réalisations positives des générations passées :
De même, les ressources transmises par la génération précédente au bénéfice des vivants proviennent de la chaîne de coopération intergénérationnelle qui s’est formée auparavant dans le temps. Les obligations qu’ont les individus présents envers les membres des générations futures sont ainsi fondamentalement liées aux actions et décisions survenues lors d’un passé antérieur à leur naissance et prises par des personnes aujourd’hui disparues. (C. Rio, 2015, p. 50).
Certes, nous vivons dans un monde à grands risques en raison des dégradations environnementales générées par nos prédécesseurs et nous-mêmes. Mais il n’est ici pas question de rendre le mal par le mal, car en voulant suivre une telle direction, on finit par périr soi-même. En rendant le mal par le bien, on accède à notre véritable humanité, celle qui pousse à nous élever au-delà de notre animalité pour saisir l’essence véritable de l’action humaine : le bien-être de toute l’humanité. Ce pas nous conduit alors à penser à notre destinée humaine qui ne se limite pas au présent, mais plonge dans l’éternité. Cette évocation de l’éternité induit une mise en garde de ne pas détruire le présent et d’agir de la façon la plus humainement possible afin de bâtir l’avenir pour un monde habitable, comme le montre éloquemment Yves Charles Zarka (2014, p. 7) :
L’histoire humaine est, en un sens, une partie de l’histoire de la Terre, mais comme cette dernière n’a de sens que pour l’homme, l’histoire de la Terre se trouve être, en un autre sens, une dimension de l’histoire humaine. On perçoit donc la corrélation interne de l’homme et de la Terre qui explique notre préoccupation pour elle, même si celle-ci est le plus souvent occultée dans la surexploitation à laquelle nous la soumettons. Notre présent et notre avenir dépendent d’elle : sa dégradation provisoire ou définitive se traduit immédiatement par une dégradation de nos conditions de vie et d’existence. Nous sommes devenus les acteurs majeurs des transformations considérables – les changements globaux – qui l’affectent, c’est à nous qu’appartient la responsabilité de prendre la pleine mesure de ce que nous faisons ou défaisons et la nécessité de prendre une autre voie.
Le droit à la souveraineté des États africains sur leurs ressources naturelles permet d’éviter les exploitations abusives qui engendrent des pollutions et des dégradations. La protection de l’environnement en Afrique passe par cette dynamique dans la gestion du patrimoine écologique pour le bien-être des générations présentes et futures. Ce droit à la souveraineté est aussi un moyen d’empêcher les transferts des déchets toxiques et polluants sur les territoires nationaux. Les installations des usines polluantes doivent obéir aux normes reconnues par le Droit international. D’où la nécessité des actions tant sur les plans national qu’international. Dans un monde marqué par les injustices environnementales, le droit à la souveraineté sur les richesses environnementales et la préservation de l’environnement pour les générations présentes et futures constituent le socle du développement durable en Afrique. De ce point de vue, les citoyens ont un rôle à jouer dans la protection de l’environnement par le biais des institutions nationales qui doivent à cet effet mettre en place des mécanismes d’action au-delà de ce qui peut être envisagé par les institutions internationales :
On peut certes imaginer que des institutions internationales soient créées ou modifiées en vue de servir des intérêts qui dépassent ceux du cadre étroit de la nation. Qu’on pense par exemple au Protocole de Kyoto. Néanmoins, les intérêts à court terme des États-nations demeurent des freins, de même que les traités commerciaux encouragent à l’inertie. On peut aussi imaginer la création d’institutions nationales concernées par le problème intergénérationnel. De cette manière, on pourrait concilier la souveraineté des nations tout en visant un intérêt cosmopolitique. (É. Pommier, 2022, p. 122).
Au plan national, il s’agit de rappeler tous les citoyens à l’ordre en leur donnant les informations suffisantes pour combattre le fléau. Informés du danger qu’ils courent, les citoyens pourront entreprendre des actions concrètes en dénonçant régulièrement les actions de l’État et des individus contraires à la protection de l’environnement. La Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement souligne d’ailleurs que : « Les États doivent faciliter et encourager la sensibilisation et la participation du public en mettant les informations à la disposition de celui-ci. » Un accès effectif à des actions judiciaires et administratives, notamment des réparations et des recours, doit être assuré. (Principe 10). Si le développement durable est l’affaire de tous, il est étroitement lié à notre relation à l’environnement dans un État particulier. L’État africain doit créer les meilleures conditions d’un développement durable à travers les politiques nationales qui mettent l’accent sur la transformation et la consommation des produits locaux, le protectionnisme environnemental à travers l’interdiction des voitures et des machines importées et polluantes ainsi que des appareils et des engins usés. C’est dire que l’idée de développement durable est inséparable du rôle que l’État doit jouer pour le bien-être des citoyens :
L’État-nation n’est ni mort, ni décadent ; c’est à lui que sont assignés de nouvelles missions et de nouveaux objectifs pour emmener les peuples vers un autre « Eldorado », celui du développement durable. Ce renforcement du rôle de l’État va en outre de pair avec une mobilisation des acteurs de la société civile et de l’économie. L’idée originale d’un nouveau contrat social est la conséquence directe d’un triple besoin de gouvernance : il faut non seulement un État fort et proactif, mais aussi un partage des décisions et des responsabilités avec les acteurs sociaux de la société civile (…) et avec les forces d’innovation, et cela dans un cadre de démocratie renouvelée par les mécanismes de compensation des inégalités de ressources et de pouvoir. (S. C. Aykut et A. Dahan, 2021, p. 632-633).
Sans l’action de l’État en Afrique, il est difficile d’enclencher le processus du développement durable qui est lié à la protection de l’environnement. L’environnement est le cadre de vie de tout être vivant et l’harmonie entre l’homme et les autres êtres de la nature dépend de la manière dont l’homme mène ses actions. Toute vie humaine se déploie nécessairement dans un environnement qui, pour être ce qu’il doit être, doit être traité dans les conditions justes. Si les pays développés sont persuadés des risques environnementaux, la gestion des déchets pose un problème qui affecte les institutions internationales. Non seulement les richesses environnementales sont pillées par les pays du Nord, mais ces derniers sont responsables de la dégradation de l’environnement par les transferts de déchets dangereux et l’implantation des entreprises polluantes dont les retombées économiques sont inégalement réparties :
C’est un constat fondamental d’injustice qui rend nécessaire la justice environnementale globale : l’inégale répartition des coûts économiques et humains des crises écologiques entre des pays qui n’y ont pas également contribué. Il est tout simplement inacceptable que ces coûts soient déplacés de pays riches qui ne veulent pas en assumer la responsabilité vers des pays pauvres qui ne peuvent pas en assumer les conséquences. (É. Laurent, 2011, p. 172-173).
La justice en appelle à l’établissement d’un équilibre dans la participation aux risques afin d’éviter à long terme les dommages pour l’environnement et la santé humaine. Il faut réduire les différents risques à travers une prévention qui responsabilise les pays du Nord afin qu’ils concèdent les transferts de technologies proportionnellement aux risques encourus par les pays du Sud :
La solution mutuellement avantageuse et globalement soutenable consiste pour les pays riches à s’engager massivement dans l’efficacité énergétique et les nouvelles technologies de l’environnement, afin de gagner en productivité et en richesse et de transférer une partie de ces technologies et de ce revenu aux pays en développement qui devront faire face à la croissance de leur population et aux conséquences les plus dramatiques du changement climatique. Cette assistance dans le développement soutenable peut prendre deux formes : des transferts gratuits de technologie, mais aussi la baisse des coûts de marché de ces nouvelles technologies de l’énergie et de l’environnement par leur développement dans les pays riches. (É. Laurent, 2011, p. 180.)
Ce principe de coopération globale peut contribuer à réduire les injustices environnementales afin d’éviter aux pays africains de prendre certains risques de destruction environnementale en vue de se développer. Pour sauver l’humanité de la dérive écologique, il ne s’agit pas simplement de situer les responsabilités des différents États mais de faire en sorte que des actions soient menées sur tous les plans pour favoriser un développement durable. La Déclaration de Rio sur l’Environnement et le développement insiste sur le fait que : « Les États doivent coopérer dans un esprit de partenariat mondial en vue de conserver, de protéger et de rétablir la santé et l’intégrité de l’écosystème terrestre. Étant donné la diversité des rôles joués dans la dégradation de l’environnement mondial, les États ont des responsabilités communes mais différenciées. Les pays développés admettent la responsabilité qui leur incombe dans l’effort international en faveur du développement durable, compte tenu des pressions que leurs sociétés exercent sur l’environnement mondial et des techniques et des ressources financières dont ils disposent ». (Principe 7). Et pour atteindre ces objectifs, « Les États devraient coopérer ou intensifier le renforcement des capacités endogènes en matière de développement durable en améliorant la compréhension scientifique par des échanges de connaissances scientifiques et techniques et en facilitant la mise au point, l’adaptation, la diffusion et le transfert de techniques, y compris de techniques nouvelles et novatrices ». (Principe 9).
Si les pays développés ont pu être ce qu’ils sont en causant des dommages à l’environnement, il serait encore plus dramatique que les pays en développement adoptent à leur tour une démarche analogue. Il serait plus judicieux que ce qui a été produit de meilleur pour le développement de l’humanité bénéficie à tous, y compris aux citoyens des pays en développement. Au lieu de penser seulement à transférer les déchets dangereux sur les territoires des pays en développement, il faut accompagner cette mauvaise pratique d’effets bénéfiques par le transfert des nouvelles technologies qui permettront de réduire certains risques environnementaux :
Il en résulte la possibilité de doser les obligations imposées aux États afin de protéger l’environnement, d’élaborer des règles différenciées qui prennent en compte les injustices environnementales et les compensent, afin de rétablir la justice parmi des États devant agir collectivement. Ce raisonnement est le seul moyen d’impliquer des pays pauvres dans la protection internationale de l’environnement en leur promettant qu’ils y gagneront. (I. Michallet, 2018, p. 172).
Pour un développement durable en Afrique, les États africains doivent réinventer leur droit de souveraineté pour ne pas être sous la domination des pays développés. Le droit à la souveraineté permet aux États africains d’être maîtres de leur destin et de pouvoir s’affirmer dans le concert des nations en tant qu’États souverains capables de contrôler leurs territoires et de promouvoir le bien-être de leurs populations par de véritables politiques de développement durable dans le respect des normes environnementales internationales. C’est pourquoi la Convention de Bamako approuve le fait que « au cas où un mouvement transfrontalier de déchets dangereux est considéré comme trafic illicite par suite du comportement de l’importateur ou de l’éliminateur, l’État d’importation veille à ce que les déchets dangereux en question soient renvoyés à l’exportateur par l’importateur et que des poursuites judiciaires soient engagées contre le ou les contrevenants, conformément aux dispositions de la présente Convention ». (Article 9 alinéa 3).
Cette reconnaissance du droit à la souveraineté doit s’accompagner d’une politique d’affirmation de soi qui passe par une gestion rationnelle de ses propres ressources naturelles. Les ressources naturelles doivent être transformées sur place par des entreprises locales pour booster l’économie nationale et créer des emplois. Les politiques de développement durable en Afrique ne doivent pas être trop dépendantes des financements extérieurs, car les aides internationales et les dettes extérieures deviennent des moyens de domination des pays développés qui profitent pour piller les richesses des États africains. Il faut alors penser aux richesses environnementales qui peuvent largement contribuer à un véritable décollage économique et social pour le bien-être des générations présentes et futures. Lorsque les générations futures ne sont pas prises en compte dans les projets de développement, comme c’est souvent le cas en Afrique, la gabegie prend le pas sur la gestion rationnelle des richesses environnementales. Les richesses environnementales doivent être gérées dans le souci de garantir aux générations futures une vie décente et saine dans un environnement écologiquement équilibré : « Le développement soutenable pose donc notamment la question de la répartition des ressources environnementales dans l’espace et dans le temps, et reconnaît par là l’imbrication de l’enjeu de justice intragénérationnelle et de justice intergénérationnelle ». (É. Laurent, 2011, p. 23).
Pour une justice intragénérationnelle, les États et les citoyens doivent changer leur mode de vie et de consommation en réduisant, voire en éliminant les modes de production et de consommation qui ne sont pas adaptés. Les générations présentes doivent promouvoir des politiques écologiques capables de garantir un développement durable pour une meilleure qualité de vie pour tous les peuples.
Conclusion
Pour un développement durable, les États africains doivent mettre en œuvre des politiques qui tiennent compte des richesses environnementales et des particularités liées à leur économie afin de garantir aux générations présentes et futures une qualité de vie acceptable. Le droit à la souveraineté sur les richesses environnementales permet aux États africains de maîtriser les enjeux écologiques liés à leur développement. Les enjeux écologiques dépassent aujourd’hui les frontières des différents États et doivent faire l’objet d’une justice globale qui met en avant la coopération entre les différents États du monde. C’est pourquoi les pays développés ne doivent pas privilégier les intérêts économiques au détriment des richesses environnementales. Le transfert des nouvelles technologies des pays développés vers les pays en développement évite de nouveaux dommages écologiques et promeut davantage une justice environnementale pour un monde plus équitable.
Références bibliographiques
AYKUT C. Stefan et DAHAN Amy, 2021, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations climatiques, Paris, Sciences Po Les Presses.
BECK Ulrich, 2021, La Société du risque, Paris, Champs.
Convention de Bamako sur l’interdiction d’importer en Afrique des déchets dangereux et sur le contrôle des mouvements transfrontières et la gestion des déchets dangereux produits en Afrique, 1991, Bamako.
Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, 1992, Rio.
Déclaration de Stockholm sur l’environnement, 1972, Stockholm.
LARRÈRE Catherine, 2017, Les inégalités environnementales, Paris, PUF.
LARRÈRE Raphaël et Catherine, 2020, Le pire n’est pas certain, Paris, Premier Parallèle.
LAURENT Éloi, 2011, Social-écologie, Paris, Flammarion.
MICHALLET Isabelle, 2018, « Justice environnementale en droit international », in HARPET Cyrille et al. (dir.), Justice et injustices environnementales, Paris, L’Harmattan, p.69-182.
MORAND-DEVILLER Jacqueline, 2010, Le droit de l’environnement, Paris, PUF.
POMMIER Éric, 2022, La démocratie environnementale, Paris, PUF.
RIO Cédric, 2015, Justice sociale et générations, Rennes, PUR.
ROMAN Diane, 2021, La cause des droits, Paris, Dalloz.
ZARKA Charles Yves (dir.), 2014, Pour un monde habitable, Paris, Armand Colin.
7. LA RÉSURGENCE DES COUPS D’ÉTAT EN AFRIQUE : ET SI LE CONTINENT S’INSPIRAIT DE « LA DÉMOCRATIE SUBSTANTIVE » DE ROUSSEAU ?
Seydou KONÉ
Université Péléforo Gon COULIBALY (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Trente ans après la vague de démocratisation des années 1990, la démocratie est accusée de n’avoir pas tenu ses promesses en Afrique. Elle ne s’est pas traduite par les progrès qui étaient attendus « en matière d’État de droit, de respect des libertés fondamentales ou d’amélioration des conditions économiques et sociales des populations », selon la formule de Niagalé Bagayoko (2023, p. 6). Le dévoiement des processus électoraux, par les fraudes, et la corruption, discrédite l’idéal démocratique comme un produit d’importation occidental, « au point de voir la résurgence des putschs comme un moyen naturel de dévolution du pouvoir ». N. Bagayoko (2023, p. 7). Le but du présent article est de montrer que l’une des clés de résolution de la lame de fond (le fleurissement des coups d’État en Afrique) revient à sortir de la démocratie électoraliste ou procédurière au profit « d’une démocratie substantive au sens rousseauiste du terme » (G. Lepan, 2008, p. 5).
Mots-clés : Afrique, coups d’État, démocratie substantive.
THE RESURGENCE OF PUTSCHS IN AFRICA : WHAT IF THE CONTINENT WAS INSPIRED BY ROUSSEAU’S « SUBSTANTIVE DEMOCRACY » ?
Abstract:
Thirty years after the wave of democratization of the 1990s, democracy is accused of not having kept its promises in Africa. It has not resulted in the progress that was expected in terms of « the rule of law, respect for fundamental freedoms or improvement in the economic and social of the populations ». N. Bagayoko (2023, p. 6). The distortion of electoral processes, through fraud and corruption, discredits the democratic ideal as a product of western import, to the point of seeing the resurgence of putschs as a natural means of volution of power. The aim of his article is to show that one of the keys to resolving this groundswell (the flourishing of putschs in Africa) amounts to moving away from electoral or procedural democracy in favor of « a substantive democracy in rousseauist sense of the term » (G. Lepan, 2008 p. 5).
Keywords : Africa, putsch, substantive democracy.
Introduction
Dans sa conférence aux ambassadeurs en août 2023, le président français parlait du Niger : « Il y a une épidémie de coups d’État en Afrique », disait-il (E. Macron, 2023, p. 5). Avec le Gabon qui s’est ajouté à la liste, la métaphore médicale est sur toutes les lèvres : épidémie, contagion…Le quotidien algérien en ligne EL Watan utilise même le mot « métastases ». Et rien que ces trois dernières années, on dénombre 14 tentatives de coups d’État et sept coups d’État en Afrique. La séquence inclut : le Mali (deux fois), le Burkina-Faso (deux fois), la Guinée, le Niger et le Gabon. Il est à craindre que l’Afrique ne soit en train de s’installer dans un nouveau cycle de coups d’État militaires, hypothéquant ainsi la marche qu’elle a entamée dans la voie de la démocratisation. La résurgence des coups d’État confirme la fragilité de l’expérience démocratique en Afrique et commande de mener la réflexion sur ce retour en force du pouvoir militaire, avec pour toile de fond la question centrale suivante : comment enrayer cette dynamique des ruptures constitutionnelles violentes ? À ce titre, les idéaux politiques rousseauistes, réceptacles de nombreuses vertus politiques, peut-il aider en ce sens ? Les causes structurelles du regain des putschs militaires à l’échelle du continent, ne s’enracinent-elles pas dans la démocratie formelle dénoncée matinalement par Rousseau ?
Telles sont les étapes structurantes de cet article qui postule que le recours aux idéaux démocratiques promus par Rousseau peuvent permettre de minimiser l’irruption des militaires sur l’échiquier politique en Afrique. Pour cela, la philosophie politique du Genevois connue pour son activisme en faveur d’une gouvernance participative et vertueuse, est assez outillée pour remédier à la déliquescence des mœurs politiques, terreau fertile du fleurissement des coups d’État en Afrique. À travers une démarche analytique, nous partirons de l’étiologie ou des facteurs explicatifs liés à la floraison des coups d’État sous nos latitudes africaines. Ensuite, nous exposerons la critique avant l’heure de Rousseau contre la démocratie électoraliste, qui a cours sous les tropiques africains, et qui alimente « le printemps kaki ». Enfin, nous évoquerons certaines préconisations sociopolitiques de l’auteur de Du contrat social, notamment « le concept de démocratie substantive », en guise de pare-feu contre l’extension des coups d’État en Afrique.
1. Des causes structurelles des coups d’État récents en Afrique
Les causes des sept récents coups d’État réussis en Afrique sont à rechercher dans deux processus. D’abord, elles sont à chercher dans le dévoiement du modèle électoral instauré, voire imposé, partout à partir de 1990, incompatible avec les exigences d’une démocratie fonctionnelle. Ensuite, elles sont à chercher dans la mauvaise gouvernance, voire la panne de gouvernance qui sévit à l’échelle de nombreux États africains.
1.1. Le dévoiement des processus électoraux
La période des élections est l’un des temps forts de la vie politique d’un pays. L’élection exprime le pluralisme politique, fonde la démocratie représentative et légitime le pouvoir. Elle est devenue « un rite démocratique ». Mais on peut s’interroger sur sa pertinence lorsqu’elle sert uniquement à légitimer des pouvoirs, à renforcer des pouvoirs autoritaires par le détournement du suffrage universel au profit de clans et d’intérêts privés. L’élection présidentielle, notamment, devient dans ce cas une simple parodie, un simple vernis démocratique dont certains n’hésitent plus à demander la suppression. N’a-t-on pas pu voir en Afrique, dans les consultations électorales de véritables « impostures se réduisant à de simples formalités administratives » (A. Bourgui, 2022, p. 8) dominées par des acteurs politiques se livrant « à un banditisme électoral plutôt qu’à une compétition loyale » (K. Tapso, 2023, p. 3). Réduire les élections présidentielles en Afrique, sous ce prisme, peut paraître excessif, mais c’est en vérité l’expression de l’indignation causée par la dévalorisation de l’acte électif, la perte de son pouvoir de contrôle et de sanction en démocratie. L’acte électif n’a de sens, au fond, que s’il permet à terme l’alternance démocratique, c’est-à-dire s’il réunit les conditions d’un changement de régime sans effusion de sang, l’alternance étant un puissant indicateur de l’enracinement d’une expérience démocratique. Or les manipulations électorales, les intimidations et autres recours à la force qui émanent bien des élections en Afrique sont « les signes du refus d’accepter les règles du jeu démocratique ; et sont à l’origine de troubles postélectoraux » (B. GUEYE, 2009, p. 5). L’addiction au pouvoir est avérée : dix chefs d’Etat africains sont aux commandes de leur pays depuis plus de vingt ans (en comptant pour certains leurs fils ou neveu). En Ouganda, Yoweri Museveni est l’homme qui a fait sauter le verrou de la limitation de l’âge en 2017. « Comment pourrais-je quitter une bananeraie que j’ai plantée et qui commence à donner des fruits ? », déclarait-il en 2016 (Y. Museveni, 2016, p. 9). Il s’est représenté en 2021 à 76 ans pour un sixième mandat à l’élection présidentielle qu’il remporta « aisément ».
Il reste en effet nombre d’États où les pratiques politiques et sociales semblent bien éloignées des standards de l’élection libre et concurrente, ce mètre étalon de la démocratie représentative. En témoigne l’exemple de ces leaders issus de l’ère des partis uniques que la vague démocratique des années 1990 a vaguement fait vaciller mais qui ont vite repris le contrôle et sont toujours au pouvoir aujourd’hui : (Denis Sassou Nguesso au Congo Brazzaville, Paul Biya au Cameroun, Théodoro Obiang en Guinée Équatoriale, etc.). Nous avons aussi ces dynasties familiales qui voient les rejetons succéder sans coup férir à leur père respectif. Dans ces élections, des dirigeants ou des familles fermement installés peuvent s’appuyer dans leur entreprise de conservation du pouvoir sur les moyens de l’État, sur ces fonctionnaires qui deviennent des agents électoraux du parti au pouvoir, sur leurs ressources économiques (ou sur celles qu’ils ont personnellement amassées en gérant l’État comme leur bien propre). Avec un tel différentiel de ressources entre les candidats, une élection concurrentielle n’est pas possible. Dans ces conditions, Achille M’Bembe (2023, p. 6) soutient que « les coups d’État apparaissent comme la seule manière de provoquer le changement, d’assurer une forme d’alternance au sommet de l’État et d’accélérer la transition générationnelle ». S’originant dans l’échec du modèle de la démocratie électorale et du multipartisme en trompe-l’œil, les coups d’État en Afrique, se nourrissent également de la massification des pratiques corruptives au service de la seule parentèle.
1.2. La culture de la mauvaise gouvernance
L’Afrique, on le sait, est un terrain de prédilection pour les déstabilisations politiques et sociales. Les jeunes États indépendants ont très tôt semblé s’accommoder du coup d’État comme mode naturel de conquête du pouvoir. « Pendant les décennies 1960-1970, plusieurs pays africains ont subi des coups d’État qui ont porté des militaires au pouvoir » (G. Gaetner, 2018, p. 4). Le vent de démocratisation qui a soufflé sur l’Afrique au début des années 1990 avait entrepris de battre en brèche les fondements théoriques de validation des coups d’État, mais l’avènement de dirigeants élus démocratiquement n’a rien changé aux politiques de prédation, de clientélisme et de corruption, alors que les populations attendaient une répartition plus équitable des richesses nationales. Dans plusieurs pays, observe BAGAYOKO Niagalé (2023, p. 7) :
Les gouvernements se sont révélés incapables de satisfaire les demandes des populations. L’euphorie a alors cédé la place à la désillusion et à la frustration. C’est dans ce contexte que les coups d’État firent de nouveau irruption un peu partout sur le continent africain.
En Guinée, les tombeurs de l’ex-président Alpha Condé (le colonel Doumbouya et les forces spéciales), n’ont-ils pas justifié leur coup de force de septembre 2021 par la nécessité de mettre fin à « la gabegie, la pauvreté et la corruption endémique ainsi qu’aux piétinements des droits des citoyens » ? Au Gabon en août 2023, le général Brice N’Guema dénonça une « gouvernance irresponsable et imprévisible » qui a conduit à « une dégradation continue de la cohésion sociale, risquant de faire basculer le pays dans le chaos » ? Quid des origines du coup d’État au Mali en 2020 ? Elles ne sont pas étrangères à la perpétuation de la mauvaise gouvernance sous le magistère du Président Ibrahim Boubacar Kéita. Dans une tribune intitulée : « Au Mali, la corruption est la source de tous nos maux », l’économiste malien Modibo Seydou Sidibé y retrace la généalogie de la massification de la corruption, non sans dénoncer ses effets profondément destructeurs sur les plans sécuritaire et sociopolitique (2023, p. 9) :
Endémique depuis l’éclosion de la « démocratie », elle atteint des sommets. Si elle n’est pas spécifique au Mali, elle est parvenue à y bousculer les équilibres fragiles d’une société multiculturelle, au point où on peut relier toutes les crises maliennes des vingt dernières années au partage des fruits de la corruption.
Dans bien des cas, l’exercice du pouvoir en Afrique relève tout d’abord d’une véritable stratégie d’accaparement des ressources de l’État au bénéfice de groupes bien organisés, lésant ainsi l’immense majorité de la population. Or, ce phénomène de confiscation des ressources de l’État au bénéfice de quelques-uns, conduit certains groupes à s’organiser en vue de prendre à leur tour le contrôle de l’appareil de l’État, fût-ce par la force. J.-F. Bayard (2007, p. 11), pour sa part, soutient que la gestion du pouvoir est mue par « l’accès continu aux ressources matérielles de l’État, la capture de la rente étatique et sa redistribution, beaucoup plus que la poursuite de politiques publiques ». C’est d’ailleurs pourquoi la conquête et la conservation du pouvoir sont si féroces sous les tropiques africains. Perdre le pouvoir, c’est perdre le monopole de la violence légitime, le monopole du contrôle de l’appareil de l’État et des finances publiques, de la redistribution des voies d’accès aux marchés publics, des administrations, dans lesquelles on peut placer qui l’on veut pour faire « remonter la rente » et pour s’appuyer sur des personnes qui nous seront éternellement redevables. Installée sur l’épuisement du modèle de la démocratie électorale et du multipartisme en trompe-l’œil, la floraison des coups d’État en Afrique sonne en partie comme un aveu d’échec de la démocratie procédurière que Rousseau avait dénoncée avant l’heure comme étant le creuset de la négation de la souveraineté populaire.
2. Des critiques rousseauistes de la démocratie électoraliste ou procédurière
Conscient des risques d’usurpation de la souveraineté populaire, Rousseau refuse la délégation de la souveraineté du peuple à une entité représentative ou l’idée de corps intermédiaires qu’il considère comme oligarchiques. La volonté populaire ne saurait se transmettre, ni se représenter. Représenter la volonté, c’est en perdre le contrôle selon le philosophe Genevois (1). Car elle organise nécessairement des séparations sociales et politiques, non sans favoriser l’intermittence de la souveraineté (2).
2.1. Un détournement de la volonté populaire
Les médiations politiques, les corps intermédiaires, les partis politiques ne doivent pas devenir une forme de négation de la démocratie en tant que dispositif oligarchique de la captation du pouvoir et de la puissance du peuple. La critique de Rousseau est sous-tendue par l’idée que les représentants possèdent dans leurs décisions politiques une certaine indépendance vis-à-vis de la volonté des citoyens-électeurs. Cette indépendance fait craindre à Rousseau que la volonté du peuple ne soit plus la force motrice du politique. Ce constat n’est pas la résultante d’une simple inquiétude, mais d’une compréhension d’une logique inhérente à la représentation politique. Rousseau rejette la représentation non pas parce qu’elle ne correspond pas à l’image de la belle totalité antique, mais parce qu’elle produit nécessairement un écart politique entre les représentants et les représentés.
Le système représentatif à ses yeux est comme un système qui disqualifie la responsabilité des individus et réduit la jouissance de la citoyenneté au seul devoir civique des élections. Les entités représentatives, y compris les partis politiques, effacent la part réelle de la contribution des individus au profit d’une oligarchie. Cette critique montre que la logique représentative ne peut pas conduire à une logique démocratique stricte, car elle organise nécessairement des séparations sociales et politiques. Rousseau a l’intuition que ce type de régime favorise la constitution de volontés politiques qui, en devenant de plus en plus indépendantes des citoyens, expriment, non plus l’intérêt général, mais des intérêts particuliers et institutionnalisés. Cette intuition est le fond de la critique rousseauiste (2002, p. 147) :
Le peuple ne peut avoir de représentants, parce qu’il est impossible de s’assurer qu’ils ne substitueront point leurs volontés aux siennes, et qu’ils ne forceront point les particuliers d’obéir en son nom à des ordres qu’il n’a ni donnés ni voulu donner.
La représentation est animée non pas par une volonté d’assurer une proximité politique avec les citoyens, mais au contraire par une volonté de distanciation politique et sociale entre les représentants et les représentés. C’est pour cette raison que Rousseau (2010, p. 68) définit le représentant par ce trait psychologique : « Sans cesse attentif à marquer des distances trop peu sensibles dans ses égaux de naissance, il ne voit en eux que ses inférieurs, et brûle d’y voir ses sujets ». La représentation est donc toujours animée de la volonté de se constituer en pouvoir autonome, de détourner la volonté populaire, alors qu’ils – les gouvernants- ne sont que « les dépositaires de la puissance exécutive (…) point les maîtres du peuple, mais ses officiers » (Rousseau, 2010, p. 69). En effet, Rousseau opère une distinction nette entre le Souverain et le Gouvernement. Si le gouvernant est un simple agent d’exécution, un ministre du souverain, c’est-à-dire du peuple ; à l’épreuve de la réalité politique, il poursuit très souvent une volonté particulière qui diverge de la volonté générale et qui peut même lui être contraire en certaines occasions.
La démocratie doit donc assumer sa fragilité fonctionnelle, c’est-à-dire la possibilité de manipulation de la volonté populaire, en accordant au peuple le droit de résistance à l’oppression. La démocratie selon Rousseau ne renvoie pas simplement à l’affirmation de la souveraineté du peuple. Elle n’est pas de l’ordre seulement de la mise en place d’institutions (lois, justice, recours au suffrage universel, gouvernement, etc.), qui sont bien entendu indispensables, mais ces institutions ne suffisent pas à garantir la réalité et la continuité de la démocratie, car toutes peuvent prêter à des détournements. Le réquisitoire de Rousseau contre la démocratie électorale ne s’origine pas seulement dans la confiscation de la volonté populaire, mais aussi, dans le fait que la souveraineté du peuple se trouve mise en gage jusqu’aux prochaines élections entre les mains d’hommes qui seront tiraillés entre leur mandat de défense de la volonté générale et leur inclination naturelle à défendre leur volonté particulière.
2.2. Une souveraineté intermittente
Avec la théorie de la souveraineté, le Genevois apparaît comme le premier à affirmer que la seule instance à pouvoir déclarer la volonté générale est le peuple assemblé. Avec Rousseau, la souveraineté passe, on le sait, du monarque au peuple, passage d’un titulaire à un autre. Ainsi, le peuple se constitue et s’institue comme seul facteur de légitimité. Dans sa recherche des fondements théoriques d’une société politique légitime, partant de la prémisse qu’une telle société ne saurait être divisée entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, à savoir qu’elle devrait reposer sur un principe d’identité « pouvoir-obéissance », la pensée politique du philosophe genevois invite à rechercher les moyens d’une expression réelle et continue, de la souveraineté du peuple dans le cadre d’une démocratie participative absolue, au sens, où elle commande la participation effective de tous les citoyens au législatif, condition du dégagement de la volonté générale.
Principe majeur de sa pensée politique, le caractère inaliénable et irreprésentable de la volonté générale implique l’impossibilité de la représentation du peuple dans sa souveraineté puisque cette dernière n’est que l’expression de la volonté générale. Ainsi, contrairement à Montesquieu qui fait de l’Angleterre l’incarnation parfaite du pouvoir politique, Rousseau critique le régime représentatif britannique. Il se moque du système électoral britannique alors en cours en Angleterre, en affirmant que : « Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien » (J.-J. Rousseau, 2010, p.118). Se borner à voter, c’est selon lui disposer d’une souveraineté qui n’est qu’intermittente. En se donnant des représentants, tout peuple perd sa liberté à l’instar du peuple anglais. Sa critique envers l’idée de représentation est donc sévère :
La souveraineté ne peut être représentée pour la même raison qu’elle ne peut être représentée. Elle consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté ne se représente point : elle est la même ou elle est autre, il n’y a point de milieu (J.-J. Rousseau, 2010, p. 118)
Les Considérations sur le gouvernement de Pologne dénoncent « l’incurie et la stupidité » (Rousseau, 1990, p. 45) du peuple anglais incapable de retenir sa liberté au-delà du moment de l’élection de ses représentants. Rousseau reproche à la liberté anglaise d’être incomplète et de se manifester trop ponctuellement lors des élections. Malgré le reproche fait à Rousseau sur la difficile application de la démocratie directe aujourd’hui au regard des contraintes démographiques et spatiales auxquelles une telle entreprise devrait faire face, cela ne remet pas totalement en cause son projet, qui consiste à rechercher ce que nous appelons aujourd’hui une démocratie participative, une démocratie à laquelle le peuple contribue activement, parce qu’il veut être codécideur ou coresponsable des grands projets destinés à orienter l’avenir d’une collectivité. Le rousseauisme politique peut alors prendre la forme d’une prophylaxie contre la dérive oligarchique de la démocratie et être le creuset de l’actualisation de la vertu politique agissant comme l’expédient privilégié pour lutter contre cette « désubstantialisation » de la démocratie en Afrique.
3. La démocratie substantive comme pare-feu contre la floraison des coups d’État en Afrique
Nombre de nos sociétés africaines ne sont que l’artefact de cette démocratie qui ne convoque le peuple que pour les élections. De ce point de vue, la conception républicaine du Genevois est d’une actualité déconcertante, et nombre de peuples veulent que s’instaure une démocratie plus participative, sacralisant et défendant la volonté populaire. Dans le cadre du fleurissement des régimes militaires en Afrique, qui s’origine en partie dans les échecs de la démocratie électorale, la démocratie substantive, promue par Rousseau, peut être reprise dans l’optique d’une prévention desdits régimes. Implémenter une démocratie substantive en Afrique, revient à s’engager pleinement dans les sentiers de l’élargissement démocratique (1) et de l’assainissement des mœurs politiques (2).
3.1. Une démocratie participative
Par un curieux retournement, les élections qui avaient été considérées comme une voie privilégiée de sortie de crises et d’expression du pluralisme retrouvé se voient attribuer la responsabilité des tensions voire des ruptures constitutionnelles violentes. Dévoyée dans bien des pays africains, l’élection n’est qu’une façade derrière laquelle se reproduisent les traits permanents d’une culture politique immuable. Elle n’est plus qu’un instrument devant permettre la conservation des positions dominantes acquises dans un contexte nouveau, marqué par la dénaturation des pressions internationales en faveur de l’ouverture démocratique. La théorie politique de Rousseau peut prévenir une telle dévitalisation ou une telle « désubstantialisation » de la démocratie. Instruit par l’exemple de sa ville natale Genève, très tôt engagée dans « une démocratie négociée par le bas » (G. Lepan, 2008, p. 5), Rousseau se bat pour une orientation fondamentale : la seule vraie démocratie passe par une souveraineté réelle du peuple exercée de la façon la plus directe et la plus citoyenne possible. En Suisse plus qu’ailleurs, le peuple s’exprime directement sur l’ensemble des questions importantes qui doivent être tranchées.
Ce sont les fameuses votations populaires qui sont organisées très régulièrement pour donner au peuple la prépondérance qui est la sienne dans le pouvoir législatif. En outre, le peuple y a l’initiative des lois qu’elles soient constitutionnelles ou ordinaires. D’ailleurs, la tendance dans les démocraties modernes, est de procéder à des réformes qui donnent un maximum de droits aux citoyens, qui incitent ceux-ci à participer et à s’impliquer le plus possible dans les affaires de la cité, notamment sur le plan législatif. M. E. Baudoin (2013, p. 5) convient de cette résurgence de la démocratie directe d’inspiration rousseauiste dans la démocratie, et plus spécialement dans le cas de la Suisse, devenue le prototype de la démocratie directe moderne. Elle explique et confirme plus nos propos :
Parmi « les bons élèves », c’est-à-dire parmi les États recourant aux instruments de la démocratie directe, se classe en premier lieu la Suisse. Il n’est pas anodin que la Suisse ait mis en place les premiers instruments de démocratie directe dès le XIX e siècle. N’est-ce pas en effet Rousseau qui est à l’origine de la théorie de la souveraineté populaire et un fervent partisan de la démocratie directe ?
C’est ce modèle démocratique d’inspiration rousseauiste qui privilégie une participation citoyenne directe et continue à la vie publique que Geraldine Lepan (2008, p. 5) englobe sous le concept de « démocratie substantive ». Dans sa publication, Jean-Jacques Rousseau et le patriotisme, elle y décrit cette démocratie d’origine rousseauiste comme une démocratie de l’action citoyenne, réfutant toute forme d’essentialisation de la démocratie au rituel du vote. Cette approche de la démocratie substantive va au-delà d’une conception mécanique et procédurière de la participation politique (le moment électoral), elle éviterait aux citoyens d’être exclus, pacifiera les rapports entre les peuples, leurs élus et leurs gouvernements. D’ailleurs, Rousseau ne manque pas de faire une inflexion sur la question de la représentation en démocratie dans Considérations sur le gouvernement de Pologne. Il y adopte une ligne beaucoup plus conciliante et reconnaît le mandat impératif à l’exclusion de toute autre forme de représentation, mais à conditions que les représentants soient élus pour peu de temps et renouvelés pour chaque élection, et qu’ils soient élus sur la base de mandats impératifs dont ils auront à rendre compte : les députés doivent savoir qu’ils ne sont que des commissionnaires, ils demeurent par conséquent soumis aux instructions précises et ponctuelles de leur mandat.
Ici, se trouve anticipée, l’idée de démocratie participative, on peut être plus exactement encore dans l’idée du « citoyen-contrôleur » que développera Alain plus tard. Selon ce dernier, la démocratie ne serait ni une procédure de désignation des gouvernants, ni un mode de gouvernement, mais la capacité des citoyens à contraindre et limiter le pouvoir politique. On peut résumer cette idée d’Alain : la démocratie n’est pas dans l’organe populaire du pouvoir, elle est dans son contrôle. C’est tout le sens de son affirmation suivante : « La démocratie, c’est l’exercice du contrôle des gouvernés sur les gouvernants. Non pas tous les cinq ans, ni tous les ans, mais tous les jours ». (E. Alain, 1956, p. 87). La nécessité de développer la démocratie participative pour contrôler et corriger les errances de la démocratie représentative, se double d’un autre impératif tout aussi vital pour la résorption des coups d’État en Afrique : un éthos démocratique.
3.2. Nécessité d’un éthos démocratique pour l’annihilation des coups d’État en Afrique
L’éthique se définit comme « la science de la morale » ou « l’art de diriger la conduite ». En effet, du grec « ethos » ; qui renvoie à la conduite de soi, l’éthique en démocratie désigne un code de valeurs républicain, axé sur une gouvernance saine et un agir politique responsable. L’idée qu’un éthos spécifique soit requis pour qu’un régime démocratique se développe, constitue un des piliers de la pensée politique de Jean-Jacques Rousseau. En effet, conscient que « tout tient radicalement à la politique » (Rousseau, 2010, p. 7), c’est-à-dire que les maux et les vices de l’homme trouvent leur fondement dans les mauvaises institutions politiques et dans les agissements repréhensibles de ceux qui les incarnent, Rousseau inscrit au cœur de sa démarche philosophique, le projet de la réforme ou de la refonte politique, dans le sens d’une gouvernance vertueuse.
À rebours de la massification des pratiques corruptives et népotiques qui ont cours au sommet de nombreux États africains, exacerbant les conflits internes autour de la ponction sur les ressources, « signes prémonitoires des coups d’État » (G. Gilles, 2018, p. 12), la société du contrat, défendue par Rousseau, se singularise par le règne de la volonté générale. Cette dernière désigne de façon axiomatique, la capacité immanente à déterminer le bien commun et à se déterminer par rapport à lui. La volonté générale seule, écrit le Genevois « peut diriger les forces de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien commun » (J.-J. Rousseau, 1971, p. 368). Cette utilité publique a quelque chose de spécifique : elle ne se détermine pas en fonction de l’individu, envisagé sous tel ou tel aspect, mais en fonction de l’être social en général considéré dans son unité organique.
Rousseau éprouve la nécessité d’assurer la cohésion de la société en constituant un Moi commun, en dotant le collectif d’une volonté unique : la volonté générale. « Chacun de nous, théorise-t-il, met en commun sa personne et sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout » (Rousseau, 2010, p. 45). Comme telle, la volonté générale ne peut pas être cristallisée entre les mains d’une seule strate sociale. Le natif de Genève prohibe les brigues, les associations partielles, qui se font aux dépens de la grande et seule vraie association, qui réunit l’ensemble des citoyens constituant le peuple. Rien n’est plus dangereux que l’influence des intérêts partisans dans les affaires publiques. Rousseau sait les périls qui menacent la démocratie « quand le nœud social commence à se relâcher et l’État à s’affaiblir » (Rousseau, 2010, p. 49). Il se montre exigeant quant à la nécessité de prémunir la vie collective de toute tentative de captation du pouvoir et des richesses par une oligarchie. Rousseau, très tôt, a pris la mesure de la nocuité sociale des fortes dénivellations de richesse. Il s’est présenté comme un pourfendeur de l’extrême dénuement, qu’il considère comme incompatible avec l’édification d’une gouvernance vertueuse.
C’est donc une des plus importantes affaires du gouvernement de prévenir l’extrême inégalité des fortunes, non en enlevant des trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais garantissant citoyens de le devenir (J.-J. Rousseau, 1971, p. 67).
L’éthos démocratique, mis en épingle par le Genevois, exige également de cultiver la liberté et l’égalité sociales, très souvent absentes de nos États africains, qui sont sous la férule de régimes civils adeptes de la « démocrature » (régimes en apparence démocratiques, mais foncièrement autocratiques). L’auteur Du contrat social propose un état civil où liberté et justices sociales se donnent la main pour asseoir un ordre social légitime. Rousseau a pour singularité majeure de lier radicalement égalité et liberté, qu’il perçoit comme les biens sociaux les plus précieux :
Si l’on recherche, écrit-il, en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à ces deux objets principaux, la liberté et l’égalité (Rousseau, 2010, p. 69).
Ainsi, à l’état d’oppression, d’inégalité qui fait que « l’homme est né libre et partout il est dans les fers » (Rousseau, 2010, p. 45), le citoyen de Genève propose un état civil où liberté et justice sociale se donnent la main pour asseoir un ordre social légitime. Le combat tout entier se trouve orienté par le projet d’une société autre, d’une conception et d’une pratique autres des rapports sociaux et de leurs différentes dimensions (politique, idéologique, économique).
Conclusion
La remarquable convergence de tous les systèmes de gouvernement du début des années 1990 en faveur de la démocratie libérale et sa généralisation avaient en effet fini par faire penser que le continent africain était irréversiblement entré dans la galaxie des pays démocratiques. Mais les développements politiques ultérieurs et l’épreuve de la réalité actuelle (la résurgence des coups d’État), sont venus rappeler aux plus enthousiastes que ces transitions démocratiques sont ¨encore à l’étape « fondationnelle » c’est-à-dire embryonnaires et donc susceptibles d’évolutions réversibles, voire régressives. La démocratie électorale n’apparaît plus comme un levier efficace des changements profonds auxquels aspirent les nouvelles générations. Elle n’a pas permis de juguler la corruption. Au contraire, elle s’en est nourrie et a légitimé la perpétuation au pouvoir d’élites anciennes, « responsables des impasses actuelles (…) au point où les coups d’État apparaissent comme la seule manière de provoquer le changement, d’assurer une forme d’alternance au sommet de l’État et d’accélérer la transition générationnelle » (A. M’Bembe, 2023, p. 7). Face à ce chemin d’impasse que constitue la floraison des putschs militaires et au dévoiement des élections en Afrique, il faut miser sur « une démocratie substantive au sens rousseauiste du terme » (G. Lepan, 2008, p. 4), qu’il faudra construire pas à pas, « en démocratisant radicalement la démocratie », au sens de se défaire résolument des oripeaux de la captation oligarchique et rentière du pouvoir d’État.
Références bibliographiques
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8. NTIC ET EXCLUSIONS SOCIALES : QUELLE THÉRAPIE ÉTHIQUE POUR LES SOCIÉTÉS POSTMODERNES
Kadio Mathieu ANGAMAN
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
Dans la civilisation technologique contemporaine, les NTIC à travers l’Internet et les réseaux sociaux gagnent du terrain et se ramifient dans tous les domaines d’activités. L’avènement de ces technologies numériques a beaucoup amélioré les systèmes d’information et de communication dans les sociétés modernes comparativement aux époques précédentes où le secteur communicationnel était dans les mains des pouvoirs publics et des puissances internationales. On peut même se permettre de dire qu’on assiste à une réelle démocratisation de la communication et de l’information. Cependant, cette démocratisation semble donner naissance à de nouvelles formes d’exclusions sociales. Notre article tente d’analyser cette dimension aliénante des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Devant cette situation, la philosophie des technologies est revendiquée pour penser les conditions d’un usage éthique et responsable de l’Internet et des réseaux sociaux.
Mots-clés : Communication, information, NTIC, réseaux sociaux.
NTICS AND SOCIAL EXCLUSIONS: WHAT ETHICAL THERAPY FOR POSTMODERN SOCIETIES?
Abstract:
In the technological civilization of our area, NICTs through the internet and social networks are gaining ground and branching out into all areas of activity. Its advent seems to improve communication and information compared to previous areas when the communication sector was in the hands of public authorities and international power. We can even say that we are witnessing areal democratization of communication and information. However, this democratization seems to give rise to new social exclusions. Our article attempts to analyse this new trend in NICTs with its digital culture and its exchange networks, the cost of which does not give certain individuals and certain human communities the possibility of remaining connected to its new communication and information channels. Faced with this marginalization, the philosophy of technologies is claimed to teach about NICTs for reliable use of the internet and social networks.
Keywords : Communication, information, NICT, social networks.
Introduction
Le monde contemporain fonctionne sous le règne de la technologie, un phénomène qui n’épargne aucun domaine de l’existence humaine. La dépendance est d’autant plus profonde que l’homme tend à en être l’esclave. La société humaine semble perdre son fondement culturel authentique pour l’artefact. Le langage, véhicule de la culture humaine ou sociétale semble être mis aux oubliettes au profit du langage machine au point que « le langage acquiert cette froideur qu’elle n’avait jusqu’alors que sur les colonnes Marris ou dans les annonces des journaux » M. Horkheimer, (1974, p. 174). On peut même se demander quelles formes de communication ne nécessitent pas de recours aux dispositifs technologiques de nos jours. L’impact technologique est grand à telle enseigne que communiquer aujourd’hui sans l’usage des outils technologiques (cellulaires, tablettes de communication, des ordinateurs, des jeux vidéo…) parait impossible. Il est vrai que ce grand nombre d’outils de communication rend d’énormes services aux hommes et aux sociétés humaines, mais son impact sur elles, son mode de communication, les relations des hommes avec les autres hommes ainsi que leur culture authentique subissent d’énormes perturbations mais également « affecte tous les aspects du langage naturel » G. Hottois, (1984, p. 140).
Ces dommages, dans le contexte de notre sujet sont appréhendés sous l’angle de l’exclusion sociale. En effet, le langage-machine tel que nous le connaissons de nos jours échappe à des couches sociales et non les moindres : la majorité. Cette majorité caractérisée par la pauvreté, l’analphabétisme, l’ignorance du langage de la machine suscite des interrogations qu’il convient de soulever pour en discuter. Peut-on parler de justice communicationnelle avec les NTIC ? Dans quelle mesure l’usage des NTIC exclut-il des hommes ou des sociétés humaines du champ de la communication ? Comment pouvons-nous parvenir à une communication sans exclusion pour l’épanouissement des sociétés humaines ?
Ces différentes interrogations ont pour objectif de montrer l’impact des NTIC sur les humains, leurs cultures ainsi que les rapports sociaux. Pour atteindre cet objectif, nous utiliserons la méthode critique ou analytique pour évaluer l’impact des NTIC sur les rapports sociaux et culturels des sociétés humaines. Quant aux solutions, nous utiliserons la méthode prospective pour penser les conditions d’un usage éthique et responsable des outils technologiques de communication pour un épanouissement social sans exclusion.
1. Les NTIC, un moyen de socialisation ou d’interaction culturelle efficace, de démocratie et/ou de justice communicationnelle
Les NTIC peuvent être comprises comme les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il s’agit, en effet, de l’ensemble des techniques utilisées pour le traitement et la transmission des informations. On y inclut, par exemple, le téléphone, l’Internet et les infrastructures qui leur permettent de fonctionner. C’est un système d’information et de communication révolutionnaire de notre mode d’interaction de travail et d’information. C’est la manière la plus rapide d’interagir et d’échanger culturellement et rapidement.
1.1. Les NTIC, un mode d’échange culturel et de travail efficace et rapide
Les sociétés humaines, à l’ère des NTIC, connaissent un dynamisme par rapport à l’interaction culturelle et à un mode de travail efficace et rapide. Ce dynamisme est possible grâce au progrès technologique de notre ère. Aujourd’hui les NTIC sont un moyen d’accès rapide et universel à l’information et à la communication. Ce qui favorise les échanges culturels enrichissants et rapides ainsi que l’accès à la culture des autres. C’est une plateforme appropriée quelle que soit la situation géographique, de communiquer, de vivre et d’apprendre à connaitre la culture des autres. Comparativement aux époques précédentes, l’accès à la culture des autres constituait une réelle difficulté parce qu’elle se transmettait de bouche à oreille, de personne à personne. Il s’agit, de nos jours, d’utiliser les NTIC, un outil intermédiaire pour communiquer et accéder à la culture d’autres sociétés humaines. On peut, pour ce faire, « considérer les TIC comme un vecteur de changement et d’intégration sociale. L’internet est vu comme un nouvel espace de communication et d’échanges qui réduit l’isolement dans lequel ils [les hommes] se trouvent et peut contribuer à l’amélioration de leurs relations sociales et familiales » M. Fusaro, (2012, p. 85-88).
Le milieu professionnel et les compétences requises connaissent une modification rapide et efficace avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication. En effet, les NTIC créent des réseaux de formation et de transfert de compétences rapides et efficaces pour des ressources humaines compétitives et adaptées. Pour anticiper sur les besoins futurs du marché du travail et un travail à la hauteur des recommandations du marché international, les NTIC permettent de former et de faciliter le renforcement des capacités et l’acquisition des compétences sur le plan national et international. Ces innovations conduisent à la transformation des sociétés contemporaines. Les réseaux internet favorisent le développement de nouveaux services tels que les services bancaires avec les guichets automatiques, les services de transfert d’argent (Orange Money, Moneygram, Ria, Western Union…) qui représentent de nouvelles cultures d’échange et d’ouverture sur le monde à notre ère. M. Fusaro, (2010, p. 85) écrit que « c’est un outil indispensable pour communiquer, c’est l’ouverture sur le monde, la mondialisation, l’accessibilité, c’est un outil illimité, « extraordinaire », « indispensable » ». Par cet outil de communication, accéder aux informations est rapide, le stockage des données ou des informations en grande quantité est possible. Il est également facile et rapide d’échanger les courriers entre hommes et entre entreprises à travers le monde. Tout cela montre que les NTIC constituent un réseau efficace et fiable d’échange culturel et de transfert de compétences rapides pour un développement sociétal inimaginable. Aussi, cet outil performent de communication représente un gage de démocratie politique réelle ou participative.
1.2. Les NTIC, un outil de démocratie communicative
Les NTIC constituent de nos jours, un outil performent de libre expression et un moyen qui contribue à l’égalité d’informations. En effet, « le réseau social traditionnel » regroupant un nombre d’individus autour d’un même objectif avec des valeurs communes, diffère des réseaux sociaux numériques. À ce sujet, G. B. Dagnogo, (2018, p. 2) écrit que
Le réseau social traditionnel, (…) est une organisation sociale qui rassemble des individus ayant des objectifs communs, des valeurs communes et généralement basée sur le respect de ces valeurs avec une possibilité de contact physique. Tout à fait le contraire du numérique qui rassemble des individualités, établit essentiellement des liens faibles, dans une organisation souvent égalitaire et non hiérarchique, (…). Les réseaux numériques se présentent ainsi comme le nouvel espace de gestion des activités sociales et communautaires ; une sorte de transposition des interactions traditionnellement dynamisées dans un univers où l’individualisme s’articule au communautarisme dans une dynamique d’échange.
S’appuyant sur les valeurs traditionnelles sociales, les réseaux numériques tendent à favoriser l’égal accès à la communication et à l’information. À cet effet, ils constituent le canal par lequel les citoyens, les communautés humaines et les États développent une communication interactive libre. Ce mode de communication innovant, donne la possibilité aux citoyens de prendre part à tout moment, comme ils le souhaitent, aux débats démocratiques réduisant ainsi la fracture numérique des années antérieures. Aujourd’hui, l’accès à l’information via internet est à la portée de la majorité des citoyens du monde. Cette extraordinaire révolution numérique qu’on ne peut voiler, facilite la communication et l’accès à l’information de manière efficace et rapide. On peut dire que ce niveau de progrès des NTIC, est un atout majeur pour tout citoyen du monde de faire entendre sa voix puisque « la démocratie tant vénérée par les sociétés modernes ne peut véritablement s’exercer sans la distribution de la parole, sans la diversité des opinions » S. Diakité, (2014, p. 37). L’expansion des réseaux sociaux a donné naissance à des plateformes de jeunes citoyens pour des concertations et des consultations populaires et la possibilité de participer ainsi aux jeux politique et démocratique de leur pays. Au Maroc et en Tunisie, les réseaux sociaux ont joué un rôle prépondérant dans le changement de régime. En Tunisie, on parle de révolution du jasmin qui a occasionné le départ du pouvoir du président tunisien Ben Ali que C. Richaud, (2017, p. 36) résume en ces termes :
La révolution Jasmin » (…) est sans doute l’illustration la plus significative de l’impact des réseaux sociaux en tant qu’ascenseurs contestataires ayant conduit à la chute d’un ordre juridique. Si l’origine des mouvements contestataires est différente pour chacun des pays, leurs déploiements ont tous été portés par les réseaux sociaux. Spontanés et imprévus, les rassemblements tunisiens, égyptiens, libyens, turcs ont tous été structurés via les réseaux sociaux. Contournant la censure et les blocages Internet, les mouvements ont pu voir le jour en clic et offrir aux citoyens un espace virtuel de contestation commune. Donnant ainsi une portée collective aux contestations, les réseaux sociaux sont devenus les supports matériels de l’expression de cette liberté.
La scène politique est loin d’être l’apanage des hommes politiques qui ont coutume de biaiser les débats et les décisions politiques au détriment du peuple ou des citoyens. Les réseaux sociaux sont devenus le creuset d’un nouveau paradigme de prise de parole dans la société. Ce qui débouche sur une nouvelle manière de voir le citoyen. Non plus comme un individu sans voix, mais le citoyen doit être perçu comme une voix qui compte dans les décisions politiques de notre époque à en croire Richaud. Ce nouveau paradigme de libre expression a un impact significatif sur l’écart qui se trouve entre les citoyens et leurs élus. Cet écart semble être considérablement réduit. On peut se permettre de dire qu’avec les réseaux sociaux, la parole est désormais au peuple, aux citoyens. Ces réseaux sociaux peuvent aussi être perçus comme « l’outil idéal pour une démocratie participative où le citoyen pourrait intervenir très régulièrement dans le débat public » P. Flichy, (2008, p. 161).
Si par le biais des réseaux sociaux, le seuil de la démocratie est franchi, cela implique que justice est faite pour les sans voix et que la parole est distribuée de manière équitable à tous les citoyens sans distinction de race, de religion, de parti politique et de niveau social. Toutes ces conditions liées à la technologie sont réunies pour dire que
L’usage de l’Internet s’est imposé dans la vie politique en quelques années seulement. Aujourd’hui, la campagne électorale bat son plein sur les réseaux sociaux et sur les sites Internet des partis politiques davantage que sur les marchés. Les blogs à caractère politique se sont multipliés, tant ceux des élus que ceux des particuliers et des associations citoyennes. Les forums politiques réussissent bien plus de participants que les réunions politiques de militants dans les locaux des partis. L’usage du tweet a fait son entrée au Parlement où les débats, jusque-là, étaient protégés des interventions extérieures par un « dôme de verre” E. Forey, (2008, p. 2).
Cela signifie que le caractère envahissant des NTIC via les réseaux sociaux a gagné tous les domaines d’intervention humaine au point que les scènes de la politique politicienne, du social et de l’économie ne peuvent échapper à son pouvoir d’expansion.
Nous pouvons retenir finalement que les NTIC sont des moyens efficaces et rapides de communication et d’information à travers les réseaux sociaux, d’instauration de démocratie et de justice dans les sociétés humaines contemporaines. Cependant, son avènement semble concourir à la marginalisation de certains individus et sociétés dans le monde actuel.
2. Les NTIC comme fondement de nouvelles formes d’exclusions sociales
Les rapports humains ainsi que la liberté et la facilité de communiquer à travers les réseaux sociaux se consolident et deviennent de plus en plus évidentes. Cependant, plus nous tendons vers cette consolidation et cette évidence, des individus et des sociétés humaines semblent être exclus compte tenu de leur niveau social, de leur époque ou de leur manque de culture en NTIC.
2.1. L’exclusion des anciens et des pauvres de la culture numérique des NTIC
La communication via Internet ou les réseaux sociaux (Facebook, WhatsApp, Tweeter…) et bien d’autres canaux de communication et de cultures numériques ne sont pas accessibles à des catégories d’individus ou de sociétés humaines. En effet, même si les anciens nourrissent le désir ardent de faire usage de l’ordinateur et de l’Internet, ils sont cependant confrontés à des craintes qui justifient leur hésitation et leur réticence. Les points de vue à ce sujet diffèrent d’un aîné à un autre conformément à la culture et à la religion de chacun. Certains aînés conformément à leurs besoins et/ou à leurs « croyances » estiment que « les TIC [représentent] un vecteur de changement » M. Fusaro, (2010, p. 85) dans les relations humaines et sociales. En effet, les relations humaines et sociales chez les aînés sont des relations d’homme à homme alimentées par un échange communicationnel réel et non à travers un appareil ou une machine. C’est pourquoi, pour plusieurs d’entre eux, « l’Internet augmente l’isolement et contribue à ce que certains se trouvent coupés de l’environnement social » M. Fusaro, (2010, p. 85-88). C’est pour dire que les nouvelles technologies d’information et de communication constituent un réel obstacle à la socialisation. La culture numérique, étant inaccessible à tous, les ignorants de cette forme de culture ne peuvent que se contenter des « on dit ». Les aînés, s’ils s’éloignent du monde numérique, pensent qu’il est un domaine où l’exposition de la vie privée est sans réserve, un domaine où la dignité humaine peut être écorchée sans état d’âme.
La pauvreté constitue également un frein pour une grande partie des sociétés humaines particulièrement les sociétés africaines où le seuil de pauvreté est élevé. En Afrique en effet, la majorité des Africains peinent à s’informer et à communiquer via Internet. Une chose est d’abord d’avoir l’outil de communication qui est l’ordinateur et l’autre est d’avoir accès au réseau et de communiquer afin d’être au même niveau d’information que le reste du monde. Ces pays ou ces sociétés humaines économiquement faibles qui ont des difficultés à s’offrir des canaux de communication tels que les pilonnes et des fibres optiques, sont coupés du reste du monde. On peut qualifier ces sociétés « d’analphabètes du XXIe siècle ». On assiste à ce titre à de nouvelles formes d’exclusion d’individus et de sociétés humaines isolés et déconnectés du reste du monde numérisé.
Au-delà de l’exclusion des individus et des collectivités humaines pauvres à l’image de certains pays africains, il est possible d’assister à l’exclusion de l’homme lui-même des activités cognitives au profit des machines. Le progrès technologique surtout dans les NTIC, a un impact réel sur le devenir de l’humanité. J. G. Ganascia, (2017, p. 24) écrit qu’
Aujourd’hui, il est courant d’affirmer qu’il existe deux types d’intelligence artificielle, une intelligence artificielle faible (Weak Artificial Intelligence) ou étroite (Narrow Artificial Intelligence) qui simulerait des facultés cognitives spécifiques comme la reconnaissance de la parole, la compréhension du langage naturel ou la conduite automobile, et une intelligence dite générale (Artificial General Intelligence) ou forte ( Strong Artificial Intelligence) qui reproduirait un esprit, voire une conscience, sur une machine, et certains disent qu’elle adviendra bientôt et qu’elle aura des répercussions majeures, tout à la fois positives et négatives sur le devenir de l’espèce humaine.
Cela signifie que le monde actuel est un monde où le progrès vise à égaler ou même dépasser l’être humain dans toutes ses activités cognitives. La ligne de l’intelligence artificielle forte franchie, l’être humain se verra exclu du monde en termes d’usage de sa pensée comme guide pour conduire la destinée de ce monde. Il sera présent au monde mais absent à la fois puisque la pensée qui le détermine et lui permet d’être au-dessus des autres êtres, il l’aura perdue au profit de la machine. Tout ce qui précède montre que les réseaux sociaux sont une source d’exclusions sociales. Cette exclusion s’étend également au niveau de la sphère politique.
2.2. Les NTIC dans les sphères politiques, une alternative pour le monopole de la communication et de l’information
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication étendent leurs domaines d’influence à travers tous les compartiments de l’existence humaine. Ces compartiments incluent la culture, l’éducation, la santé et surtout la politique. L’homme, plongé dans cet univers de communication et d’information ne peut s’en passer vu que l’information politique est au cœur de la théorie démocratique. Les NTIC via les réseaux sociaux (Facebook, WhatsApp, Tik Tok …) constituent les canaux d’espaces publics où les débats et les choix politiques sont exposés. Dans ce cadre, il est possible de violer les fondamentaux de la démocratie. Le mauvais usage des réseaux sociaux du fait des « incidences d’une parole finalement non contrôlée et échappant parfois aux règles de l’éthique la plus élémentaire » A. S. Njutapwoui et J. P. F. Ngoulour, (2015, p. 1) conduit parfois à la censure des pouvoirs politiques. À ce niveau, certains citoyens sont privés de leur liberté parce que soit ils sont emprisonnés, soit interdits de franchir certains seuils de communication et d’information au sujet de l’État. On parle de secrets d’État qui ne doivent pas être exposés. Loin d’une collectivité forte comme dans le réseau social traditionnel, le numérique inscrit le citoyen dans une individualité qui le rend vulnérable. On assiste à une marginalisation légitime des citoyens en ce qui concerne la prise des décisions politiques.
En dehors de la gestion de la politique interne des États, les relations internationales basées sur les NTIC via Internet sont détenues par les pays du nord au détriment de ceux du sud dont les pays africains. Cela signifie que
L’influence en général, et celle des États-Unis en particulier, reste prédominante sur le fonctionnement du réseau. D’abord pour des raisons techniques et historiques, puisqu’il a été inventé en 1969 par des informaticiens américains, dans le cadre d’un programme militaire de défense (réseau Arpanet). Ces derniers lui ont donné un format, une configuration, des appellations, un mode de gestion nécessairement imprégné de la culture anglo-saxonne, jusqu’à imposer l’alphabet latin pour la rédaction des noms de domaine, ou à éliminer les accents, mal gérés par des serveurs largement anglophones. Malgré la montée des revendications concernant l’installation d’une gouvernance mondiale de l’Internet, la gestion du réseau reste encore largement centralisée, au bénéfice des États-Unis P. Türk, (2013, p. 6).
Tout cela pour dire que ne pas faire la lumière sur le mauvais usage que les citoyens et même les États font bien souvent des réseaux, c’est ne pas prendre conscience de son caractère ambivalent. On a l’impression que cette liberté de communiquer et de s’informer débouche sur la liberté d’opinions ou de libres commentaires attisant des conflits ou des guerres ou de l’emprisonnement des auteurs pour incitation à l’insurrection. En clair,
Ces technologies numériques ont (…) largement renforcé les possibilités de propager la désinformation, d’alimenter la polarisation et de manipuler les citoyens au travers de la création et de la dissémination de fake news. Les plateformes cryptées peer-to-peer telles que WhatsApp et autres réseaux sociaux ont été utilisées pour répandre des rumeurs et attiser la violence, et certaines désinformations ont été diffusées auprès des communautés ciblées intentionnellement afin de provoquer des conflits E. Gymah-Boadi (2021, p. 22).
Cela signifie que tout ne peut et ne doit être dit ou publié puisque les mots ont une influence sur l’autre qui l’amène à être autre que son être authentique. Cela constitue une forme d’exclusion de soi par rapport à sa nature, à son être authentique, aux normes sociales qui garantissent la paix, la liberté et la cohésion sociale. La raison d’État dans ce cas de figure est brandie pour mettre les citoyens et surtout les auteurs hors d’accès ou de limitation aux informations et à la communication.
Nous pouvons retenir de tout ce qui précède que dans la sphère politique, toutes les informations ne sont pas à communiquer. Dans le cas contraire, la censure et l’arrestation interviennent comme moyen approprié pour restreindre les débordements des internautes. La disparité communicationnelle entre les États apparaît également comme une forme d’exclusion ou d’isolement de ces pays qui sont pour la plupart des pays d’Afrique. C’est pourquoi il faut un accompagnement philosophique pour canaliser les gaucheries des réseaux sociaux.
3. Accompagnement philosophique des NTIC dans les sociétés contemporaines
Les NTIC à travers les réseaux sociaux dans les sociétés contemporaines génèrent des crises en ce qui concerne la communication et la diffusion des informations. L’univers des NTIC tel que connu aujourd’hui ne s’inscrit pas dans les normes prescrites et fiables de communication et d’information. Un accompagnement philosophique semble nécessaire pour instruire les usagers à utiliser de manière éthique et responsable les NTIC.
3.1. La possible amélioration de l’usage des NTIC à travers la philosophie des technologies
Dans la civilisation numérique, les réseaux sociaux ont toujours influencé le quotidien des Pouvoirs publics et des citoyens. À tous les niveaux, ils affichent leur efficacité pour véhiculer les informations, assurer la formation et rendre possible la communication. C’est l’occasion pour les pouvoirs publics de donner plein pouvoir à la philosophie des technologies afin qu’elle instruise les citoyens à la saisie, à la compréhension et à l’application des règles de la sociabilité en inculquant aux usagers de ce nouvel outil de communication et d’information des normes ou des valeurs susceptibles de leur permettre de s’imprégner des principes du vivre-ensemble via les réseaux sociaux et dans la réalité. Il s’agit à travers la philosophie et sa méthode critique de dévoiler les aléas des NTIC afin de panser ses insuffisances en repensant les valeurs qui les fondent. Mieux, il faut «La critique [qui] se définit en effet davantage par une volonté de recréer un débat public aux marges du pouvoir souverain et des institutions partisanes (…) ré-questionner collectivement ce que les sources d’informations [des NTIC] ne suffisent pas à comprendre » (A. Manicki et A. Fossier, 2005, p. 7). En effet, la collaboration, mieux, la co-évolution entre la critique et les NTIC constitue un atout majeur nécessaire pour un meilleur usage de l’internet et des réseaux sociaux.
La philosophie des technologies est cette réflexion pour ré-questionner ou questionner de nouveau les TIC conformément à notre époque et dévoiler les insuffisances afin de les réorienter, les refonder ou changer de paradigme afin de donner un visage nouveau à l’usage de l’internet et des réseaux sociaux. C’est dans ce contexte que H. Marcuse (1963, p. 257) écrit que « Au lieu d’être dissociées de la science et de la méthode scientifique, au lieu d’être abandonnées à la préférence subjective, à une sanction irrationnelle et transcendantale, les idées de libération, qui étaient considérées auparavant comme des idées métaphysiques, peuvent devenir l’objet propre de la science ». Pour Marcuse, les notions de libération et autres sont des notions abstraites à caractère objectif ou concret. Mieux, tous les problèmes que soulèvent les technologies contemporaines sont des problèmes de valeur (liberté, justice, morale, éthique…) qui sont à la fois des notions abstraites et des réalités vécues par les sociétés humaines. Ce qui implique que la critique philosophique mérite d’être convoquée pour aider à améliorer l’usage déviationniste de l’Internet et des réseaux sociaux. Ainsi, il est incongru de penser que la philosophie est révolue, caduque, anachronique, rétrograde. L’ère des technologies est l’ère de revendication de la philosophie en générale et de la philosophie des technologies en particulier. Cette discipline axiologique doit être comprise « comme l’unité dialectique de la théorie et de la pratique, la philosophie que nous voulons « concrète » doit donc appréhender l’existence dans la sphère de l’action, la sphère de la transformation de la situation historique » S. Diakité, (1985, p. 27). C’est le lieu d’éviter l’instrumentalisation des NTIC, celui de les considérer comme un moyen pour se faire du profit individuel, égoïste comme l’entend le système capitaliste. C’est ce monde capitaliste qu’il faut réorienter pour lui donner un contenu objectif, universel où prévaut l’intérêt général et non individuel.
Pour améliorer l’usage équitable des réseaux sociaux, les outils de communication et d’information doivent être vulgarisés afin que chaque citoyen ait accès aux médias numériques. Il s’agit de voir le coût au rabais et de permettre à tout le monde peu importe son niveau social d’avoir accès aux Médias à travers le monde et de mettre un terme à l’injustice ou à la disparité telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Tout ce qui précède montre qu’avec la philosophie et surtout celle des technologies, un usage amélioré ou optimal des NTIC peut se profiler à l’horizon. Les citoyens auront l’instruction appropriée pour un usage sain et efficace pour communiquer et informer. La mise en application de cette philosophie se réalise à travers les principes éthiques car une chose est d’être formé et une autre est de prescrire des normes appropriées pour son application.
3.2. Les principes éthiques pour l’usage amélioré des NTIC
Les principes éthiques constituent à notre ère, une valeur sûre qu’il faut revendiquer pour optimiser le vaste domaine des NTIC. En effet, en tant que valeurs normatives qui militent en faveur de ce qui est raisonnable, les déviations des usagers de l’Internet et des réseaux sociaux méritent d’être recadrées par l’établissement des normes éthiques ou morales. Ainsi, pour plus d’efficacité, les normes ou principes éthiques doivent guider les usagers des NTIC. C’est cette boussole normative qui peut rendre les médias numériques efficaces et dynamiques puisque de plus en plus, « des consommateurs sont plus enclins à recommander une entreprise qui prône des valeurs éthiques » M. Louis, (1978, p. 129). Dans ces conditions la prudence et le respect de la dignité humaine doivent imprégner les propos des usagers d’Internet et des réseaux sociaux. Par sa portée internationale, l’éthique exige que la diffusion des nouvelles se fasse dans le respect de la dignité humaine, de la vérité après des vérifications de rigueur. Ici, la responsabilité éthique et individuelle de chaque usager est engagée. En effet, chaque internaute ou usager des réseaux sociaux doit prendre conscience de l’enjeu qu’implique l’usage de ces canaux de communication et d’information car les réseaux sociaux « sont de puissants vecteurs de civilisation qui peuvent désorienter leurs destinataires » J. Rouamba, (2021, p. 118). Ayant un rôle prépondérant à jouer dans l’équilibre psychologique et l’harmonie dans les sociétés humaines, les réseaux sociaux à travers les principes éthiques tels que les principes de précaution et celui du respect de la dignité humaine doivent habiter leurs investigations. Leur fonction de communicateur et d’informateur mérite d’« être canalisée pour éviter de verser dans l’instrumentalisation » J. Rouamba, (2021, p. 118). La convocation des principes éthiques vise le respect des droits des individus par le refus de la propagation de fausses informations et la promotion de la diversité des points de vue. En clair, les principes éthiques participent à la crédibilité et à l’influence positive des NTIC, via l’Internet et les réseaux sociaux dans la société. On peut également faire mention du principe de responsabilité puisque le respect des principes éthiques engage la responsabilité tant de l’usager des réseaux sociaux que de la responsabilité des concessionnaires envers la société. À ces principes, il faut adjoindre le principe de justice pour un accès équitable aux outils de communication et d’information à travers toutes les couches sociales.
Pour que les principes éthiques imprègnent l’action des internautes, une éducation en la matière est nécessaire. En effet, éduquer peut aider chaque internaute à prendre la juste mesure de sa responsabilité mais également la crédibilité des informations diffusées. Les mesures sont déjà prises à travers le projet eMedias qui promeut l’éducation dans le milieu de la communication numérisée. Aujourd’hui, l’ère numérique et les usages qui en découlent appellent une éducation qui permette aux personnes d’acquérir une confiance en leur capacité à utiliser les technologies de l’internet et des médias sociaux. Cette initiative mérite d’être encouragée pour une communication sans dommage de l’internet et des réseaux sociaux.
Conclusion
Nous pouvons retenir finalement que l’avènement de la communication et de l’information numérisée constitue dans nos sociétés contemporaines des sources d’exclusion pour certains individus et certaines sociétés humaines. Cela signifie que des personnes ou des sociétés humaines éprouvent des difficultés à accéder aux réseaux numériques par rapport à leurs niveaux de vie sociale ou à leur niveau de culture numérique. On assiste alors à leur marginalisation. Or, ce qu’on sait de ces canaux de communication et d’information est qu’ils ont révolutionné en démocratisant l’accès à la communication et à l’information. Cependant, cette démocratisation a cédé à des mésusages éclaboussant par-dessus tout ce nouveau canal d’accès à la communication et à l’information. Il s’impose de mobiliser les principes éthiques notamment les principes de dignité, de justice, de responsabilité et d’égalité le tout fondé sur l’éducation aux Médias pour un usage responsable et éthique des NTIC avec des canaux fiables et démocratiques de communication et d’information.
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9. L’IMPÉRATIF CATÉGORIQUE KANTIEN ET LE DÉVELOPPEMENT DES ÉTATS AFRICAINS
Ibrahim HABOU KILICHI
Université André Salifou de Zinder (Niger)
Résumé :
Aucune société ne peut connaitre la prospérité économique et sociale sans un véritable repère éthique et moral qui fonde son échelle des valeurs et sans un système politique rationnel susceptible d’asseoir la paix et la sécurité. L’Afrique a presque tout essayé mais sans grand résultat. Face à cette récurrence d’échecs, il est d’une urgence vitale que les Africains fassent leur propre introspection. Dans cette quête de perspectives salutaires, l’Afrique peut s’instruire du paradigme politico-moral que propose la philosophie kantienne. Quel intérêt présente la philosophie kantienne pour le développement de l’Afrique ? En effet, c’est chez Kant que nous avons trouvé l’approche politique et morale qui prend en compte la valeur humaine, la justice, la paix et la sécurité, le tout en harmonie avec la nature. Si le choix du modèle kantien se prête avec aise à une réappropriation par les Africains, alors comment se débarrasser des pesanteurs qui rejettent tout modèle du développement en Afrique ? Dans une approche critique et prospective, nous passerons en revue toutes ces entraves afin d’ancrer le modèle kantien dans notre environnement socio-culturel et politique.
Mots-clés : Afrique, développement, impératif catégorique, morale.
THE KANTIAN CATEGORICAL IMPERATIVE AND THE AFRICAN STATES GROWTH
Abstract:
No society can know economic and social prosperity without a real ethical and moral benchmark that bases its scale of values and without a rational political system capable of establishing peace and security. Africa has tried almost everything but without much result. According the recurrence of failures, Africans must urgently and vitaly do their own introspection. In this quest for healthy prospects, Africa can learn from the paradigm offered by kantian philosophy. What is the interest of kantian philosophy for the development of Africa? Indeed, it is in Kant that we found the political and moral approach that takes into account human worth, justice, peace and security, all in harmony with nature. If the choice of the kantian model lends itself with ease, then how to get rid of the inertia that rejects any model of development in Africa? In a critical and prospective approach, we will review all these obstacles in order to anchor the kantian model in our socio-cultural and political environment.
Keywords : Africa, development, categorical imperative, moral.
Introduction
S’il y a un continent qui doit se mettre résolument à tracer son destin, ce ne serait ni l’Océanie, ni l’Asie et nullement l’Europe ou l’Amérique. L’Afrique est donc interpellée et appelée à inventer son avenir ; elle le doit absolument si elle veut être au rendez-vous de l’histoire. Il ne s’agirait pas seulement pour l’Afrique de s’approprier le réel scientifique et technique – qu’elle a du mal à maitriser jusqu’alors – mais de refonder des repères éthiques et moraux susceptibles d’asseoir un système des valeurs sociales, politiques et économiques répondant aux exigences de l’actualité. Cela n’est pas une recommandation en ce qu’il constitue déjà un impératif du développement.
D’un point de vue éthico-moral, la situation actuelle de l’Afrique est très peu reluisante au regard des incessantes intrusions des modèles et des pratiques contraires aux valeurs humainement positives. Le continent subit au quotidien tous les effets pervers de la mondialisation et de l’économie de marché : bradages des ressources naturelles, endettement scélérat, conflits, changements climatiques, etc. À ces intrusions s’ajoutent les innombrables pratiques ancestrales négatives et négationnistes telles que l’immobilisme dû à la retro référence ancestrale, la sorcellerie et bien d’autres. C’est au regard de ces difficultés que se pose la question de la nécessité des impératifs kantiens dans l’émergence de l’Afrique.
« Mal partie », « étranglée », « écartelée » ou « refusant le développement », telles étaient des critiques adressées à l’Afrique par des auteurs bien connus à l’image de Dumont (2012, 320 p.), ou de Kabou (1991, 207 p.). De toutes ces critiques, ce qu’il y a à retenir, c’est que l’Afrique a urgemment besoin d’un changement de mentalité. Cela constitue l’objectif même de cette réflexion car un tel changement serait la condition sine qua non aux autres transformations socioculturelles, politiques et économiques du continent. C’est dans cette perspective que la philosophie de Kant peut être d’un apport conséquent à la constitution d’un nouveau paradigme éthico-moral susceptible de rationaliser nos actes et nos comportements tant individuels que collectifs.
Cependant, la porosité du continent aux apports extérieurs ne justifie pas leur appropriation. L’histoire récente de l’Afrique laisse découvrir que certaines valeurs importées ont du mal à s’incorporer dans le tissu socio-culturel africain. En effet, même si certains référentiels venus d’ailleurs s’accommodent parfaitement aux réalités africaines, que serait-il de la réappropriation du philosophe kantien dans la culture africaine ? En d’autres termes, les Africains peuvent-ils être réceptifs aux impératifs kantiens ? Quel intérêt présente l’appropriation de la philosophie politique et éthico-morale de Kant dans la quête africaine du développement ?
A priori, on peut par hypothèse considérer que l’approche philosophique de Kant peut, d’une part, être une source d’inspiration pour l’Afrique à cause du caractère universel de la loi morale et de ses principes ; d’autre part, on peut aussi présager que la base humaniste sur laquelle repose la culture africaine dans son ensemble s’accommoderait et s’enrichirait sans grande difficulté de la perspective éthico-morale et politique kantienne. Pour ce faire, nous avons porté notre choix méthodologique sur une approche analytique et critique. Ce choix nous permettra, d’une part, de jeter un aperçu sur la culture africaine en général et les pesanteurs culturelles qui font obstacle à l’émancipation de la conscience africaine et, d’autre part, de situer ce que peuvent apporter les impératifs éthico-moraux et politiques de Kant aux réalités africaines. C’est dans ce sens que cet article s’articule autour des points suivants :
1 – Aperçu sur l’héritage culturel africain et les obstacles à l’émancipation de la conscience africaine ;
2 – L’impératif catégorique comme paradigme éthico-moral en Afrique ;
3 – L’impératif catégorique comme paradigme juridico-politique en Afrique.
1. Aperçu sur l’héritage culturel africain et les obstacles à l’émancipation de la conscience africaine
Lorsqu’on a un aperçu de l’héritage culturel africain, on ne peut s’empêcher de reconnaitre que ce continent regorge d’innombrables constellations de valeurs sociales, éthico-morales et politiques. Dans cette apparente diversité règne, à peine voilé, un dénominateur commun à toutes ces pratiques culturelles : la prééminence de la valeur humaine. Cela traduit une réelle unité culturelle des sociétés africaines telle que défendue par bon nombre d’auteurs africains. Cependant, on ne doit pas perdre de vue que dans cette unité culturelle, il y a autant d’atouts que de faiblesses.
1.1. Les atouts
L’existence d’un fond culturel commun aux sociétés africaines est une réalité indéniable et corrobore l’idée d’un socle culturel historiquement commun à ces sociétés telle que défendue par C. Anta Diop (1979, p. 543) : « Dans toute l’Afrique, organisée en Etats, la structure politique et sociale de cette époque semble ne présenter que des différences de détails ». Cet héritage culturel, à n’en point douter, présente non seulement des atouts mais aussi des faiblesses. Cette situation rend encore plus complexe et plus anachronique toute saisie intellectuelle du réel culturel africain, surtout lorsqu’on ajoute les connaissances et pratiques dites endogènes et celles dites importées, sans oublier la variable tradition et modernité. Il apparait donc que la flore culturelle africaine d’aujourd’hui est un ensemble composite d’apports et de brassages qui ont marqué l’histoire de l’Afrique. La prise en compte de cette dimension serait la condition sine qua non de toute analyse scientifique ou philosophique sur l’Afrique ; et c’est en cela que nous pouvons jeter la véritable base de développement comme l’affirmait M. Ouédraogo (2001, p. 21) : « Notre conviction est qu’un développement authentique, véritable (…) ne saurait se mettre en pratique et atteindre ses objectifs s’il ne prend pas en considération les dimensions de l’espace ou du lieu en question ». C’est donc fort de ces conseils que cette analyse va passer en revue les atouts et les faiblesses de l’écosystème culturel africain.
L’héritage culturel africain traditionnel regorge, à n’en point douter, de potentialités éthico-morales et socio-politiques immenses et souvent inexploitées. D’un point de vue ontologique, l’être de l’Africain est toujours dans une relation d’altérité partagée. L’Africain traditionnel ne se considère jamais comme un être se définissant seulement dans un en-soi autarcique. L’individualisme ne s’affirme pas dans l’ontologie africaine comme chez l’Européen car en Afrique, comme disait un adage sahélien, « on ne marche pas seul ». Cela veut dire qu’il y a une sorte d’immersion de l’individu dans le groupe c’est-à-dire dans le communautaire. Cet esprit communautaire est l’une des singularités africaines en ce qu’il prône le don de soi dans les formes d’intersubjectivité : interpersonnelles et intergroupes. En général, l’Africain traditionnel, par son comportement, fait montre d’une grande ouverture aux autres ; cela explique son hospitalité et sa réelle sociabilité. Il va sans dire que la weltanschauung (terme allemand se rapportant à la vision du monde) africaine repose en partie sur un humanisme avec comme toile de fond l’esprit du partage et le don de soi. Aussi, un des points forts de la culture africaine s’exprime à travers la prééminence des ainés et particulièrement le respect des anciens. Dans la pédagogie africaine traditionnelle, l’Africain considère que l’expérience est une donnée fondamentale dans la capitalisation du savoir, du savoir-faire et du savoir vivre. C’est dans cette optique qu’A. Hampaté Bâ (1986, p. 5) affirme : « En Afrique, quand un vieillard meurt c’est comme une bibliothèque qui brule ». La sacralisation des Anciens en Afrique traditionnelle résulte du fait que ceux-ci sont considérés comme les véritables dépositaires des valeurs ancestrales.
L’autre atout que présente l’héritage culturel traditionnel africain réside dans l’existence des mécanismes de régulation des tensions sociales et, quelques fois, dans la prévention des conflits à travers la parenté à plaisanterie ou le cousinage à plaisanterie. Ces instruments, extra répressifs, sont singuliers aux sociétés africaines et participent à la cohésion sociale et à la culture de la paix. Au-delà de ces valeurs culturelles et sociales, l’africain traditionnel a su intégrer dans sa pratique la notion du développement durable surtout dans son versant de « durabilité environnementale ». Chez l’Africain traditionnel, le respect n’est pas seulement un acte socio-moral car il participe à une éthique plus large qui intègre non seulement les vivants mais aussi toutes les composantes environnementales qui forment notre biosphère. Il s’agit là d’un atout précieux qui participe au principe de précaution tel que prôné par H. Jonas. Ce principe renvoie aussi à l’action universelle et au devoir que dictent les impératifs kantiens. Parlant de cet atout culturel africain, M. Etounga (1993, p. 91) nous conseille à ces propos :
Garder ces valeurs humanistes qui ont pour nom : la solidarité par-delà les classes d’âge et les catégories sociales, la convivialité, l’amour du prochain quelle que soit la couleur de sa peau. Tuer en nous tout ce qui s’oppose à la maitrise de notre avenir.
Si le socle culturel africain présente à n’en point douter des atouts considérables, il en demeure aussi qu’il secrète autant de pratiques et de comportements rétrogrades et abjects. En effet, les sociétés africaines ont du mal à s’engager résolument vers le développement tant économique que social à cause des pesanteurs culturelles qui façonnent négativement notre psychologie et qui déterminent par conséquent notre condition d’être. Il s’agit du réflexe d’appropriation passéiste et passive des pratiques ancestrales, de la superstition, de l’afro pessimisme, de l’injustice, de la corruption et de tant de travers. Ces pratiques contre productives expliquent aisément le retard de l’Afrique et constituent des obstacles majeurs à l’émancipation de la conscience africaine. Le passage en revue de ces obstacles est plus que nécessaire du point de vue méthodologique car c’est en identifiant les éléments qui minent nos sociétés et qui freinent le développement de nos Etats qu’on peut proposer des pistes de solutions.
1.2. Les faiblesses
Il est indéniable pour les sociétés africaines en général et pour l’Africain traditionnel en particulier que la pédagogie première et primordiale est celle de l’attachement aux valeurs ancestrales. Celles-ci ne sont pas seulement des repères ; elles sont aussi et surtout des références par rapport à toute initiative individuelle ou collective. Cette consécration du modèle ancestral dans toutes les entreprises constitue sans doute un véritable handicap pour le développement de l’Afrique. L’attachement sacro-saint aux coutumes et aux traditions n’est pas toujours et dans tous les cas un choix conséquent et rationnel. L’autorité absolue de la pratique ancestrale n’est pas une jurisprudence qui fait bonne école parce qu’elle empêche toute possibilité de se projeter dans le futur.
Très attachées aux relations tribales et ethniques, les populations africaines ont des difficultés à innover. Cela explique la sempiternelle logique de répétitions, qui crée l’immobilisme et la stagnation. C’est cette recherche des modèles à travers des clichés du passé qui crée un processus d’inhibition et qui emprisonne l’Africain dans un esprit passéiste et passif. C’est également cette absence d’esprit d’innovation chez la population qui freine toute ambition d’inventer l’avenir. Parlant de cette situation de l’Afrique, A. Kabou (1991, p. 26) se désole par cette affirmation : « L’Afrique est sous-développée et stagne parce qu’elle rejette le développement de toutes ses forces ». Si les sociétés africaines ont du mal à inventer leur avenir afin d’être au rendez-vous du deuxième millénaire, c’est en partie à cause de ce comportement qui jure avec toute idée du progrès. Vue de l’extérieur, l’Afrique donne l’impression d’être une terre des fainéants-fêtards où l’indolence et le fatalisme prédominent le quotidien. Cette apparence relative de l’Afrique a amené des auteurs comme M. Etounga (1993, p. 18) à penser que : « l’Afrique n’est plus au bord du gouffre : elle y est tombée depuis et continue malheureusement sa chute libre dont personne n’entrevoit la fin ». Etounga pense que le retard de l’Afrique n’est pas lié aux moyens matériels de production. Pour lui, il y a une sorte de cristallisation de la mentalité qui atomise les sociétés africaines.
Au demeurant, même si certains propos semblent être excessifs, la situation en Afrique n’est pas aussi reluisante qu’on puisse l’espérer. En effet, il y a au sein des sociétés africaines non seulement une véritable difficulté de mobilisation d’énergie mais aussi un problème d’appropriation du réel. Evoquant ces difficultés devenues structurelles en Afrique au lendemain des indépendances nominales, R. Dumont (2012) titrait son ouvrage : L’Afrique noire est mal partie. Par ce titre, cet auteur voudrait alerter les Africains à construire leur propre modèle du développement en adoptant leur propre mode d’administration et de gestion des affaires publiques. La transformation des mentalités est une condition sine qua non pour toute quête de progrès car c’est d’elle qu’intervient le réajustement des mœurs sociopolitiques.
On peut certes expliquer l’immobilisme de L’Afrique par la répétition des pratiques et des attitudes héritées des traditions ancestrales. Cependant, il existe d’autres obstacles à l’émancipation des consciences africaines. En effet, contrairement aux pesanteurs internes évoquées (in supra), ces obstacles sont nés des apports extérieurs à l’Afrique. Il s’agit donc des pratiques importées surtout par le biais de la colonisation ou par le truchement de la modernité à travers des moyens d’instrumentalisation de la raison. En effet, la colonisation n’a pas seulement exploité des matières premières en Afrique. Son impact se fait retentir jusqu’-aux confins du subconscient de l’Africain à travers le réflexe de subordination. À cela, il faut ajouter l’intrusion du modèle capitaliste libéral qui a considérablement bouleversé les mœurs et les structures sociétales africaines. Pire, ce modèle importé a semé le désarroi et l’anachronisme tant dans la psychologie de l’Africain que dans le substrat éthico-moral qui fonde sa culture. C’est dans ce sens que H. Talibi (2015, p. 85) tient ces propos : « L’Afrique post-coloniale, qui n’est pas véritablement maitresse de son destin, n’a connu ni différenciation des sphères de vie, ni autonomisation de sa culture ».
L’Afrique est tiraillée par deux forces centrifuges qui constituent de sérieuses entraves pour toute initiative de développement. Il s’agit d’une part des forces internes qui agissent comme un goulot d’étranglement à toute perspective d’avenir. Ces forces s’expriment en termes de tribalisme, ethnocentrisme, séparatisme, illettrisme, terrorisme, coup d’Etat etc. Et, d’autre part, des forces externes qui sapent ou qui annihilent tous les efforts consentis par les États. Ces forces extérieures, à l’image de l’ordre impérialiste international dans tous ses versants, participent activement à ce que R. Dumont qualifie « d’étranglement de l’Afrique ». D’ailleurs, si l’Afrique piétine, c’est parce qu’elle est l’otage d’un système d’exploitation savamment organisé par les puissances impérialistes. Si le mode opératoire (les méthodes et les stratégies) néo-colonial a changé, c’est seulement dans la forme car, dans le fond, les visées sont les mêmes. C’est ce qui corrobore l’affirmation de R. Dumont (2012, p. 254) selon laquelle : « Pour mieux résister à l’emprise de ce puissant bloc économique européen, l’Afrique tropicale devrait s’unir vite : sinon le néocolonialisme pourrait bientôt s’appeler Eurafrique ». Au demeurant, au-delà de cette vision de R. Dumont et en prenant aussi en compte les obstacles endogènes, nous pouvons puiser, tant soit peu, dans la philosophie kantienne, d’importantes contributions pour l’émancipation de la conscience africaine et pour le progrès de l’Afrique à travers des principes éthico-moraux et juridico-politiques.
2. L’impératif catégorique comme paradigme éthico-moral en Afrique
L’Afrique, à n’en point douter, a besoin de l’impératif kantien comme apport aussi bien dans son patrimoine juridico-moral que dans la conduite des affaires publiques. Il n’est pas inutile de rappeler les raisons qui vont guider tous les hommes et au-delà toutes les sociétés à revisiter « l’Ecole de Kant ». L’une des raisons qui nous parait fondamentale est l’orientation de la philosophie kantienne sur l’impératif catégorique avec comme toile de fond un principe d’universalité et d’humanité.
2.1. L’impératif catégorique comme vision morale du monde
Le projet kantien est un point d’arrivée et en même temps un point de départ de toute l’histoire de la philosophie. Il est un point d’arrivée en ce qu’il constitue le moment de rupture avec l’ancienne conception de la philosophie ; celle-là qui a marqué l’antiquité, la période médiévale, la Renaissance et la prémodernité. Le « moment kantien » comme l’appelait Hegel dans Phénoménologie de l’esprit est la phase de rupture entre la philosophie traditionnelle classique et la philosophie moderne. À propos de cette phase de l’histoire de la philosophie, Hegel (1942, p. 144-145) souligne ceci : « À partir de cette détermination se constitue « une vision morale du monde » ; elle consiste dans le rapport de l’être-en-soi et pour-soi moral et de l’être-en-soi et pour-soi naturel ».
Le kantisme, par ses critiques, a battu en brèche le rationalisme classique en nous invitant tous à rendre visite à la raison elle-même afin de la découvrir véritablement. C’est ce qui justifie la publication des trois critiques sur la raison pure, la raison pratique et la faculté de juger. Point d’arrivée, le projet kantien est aussi un point de départ parce qu’il porte en lui l’Aufklarung c’est-à-dire ces lumières qui annoncent la modernité avec comme toile de fond, la libération du sujet et l’autonomie de la volonté. Parlant de ces Lumières, Kant (1947, p. 88) lui-même disait :
Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. (…) La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs.
Kant annonce ce que devrait être la modernité. Selon cet auteur, la modernité doit être la libération de l’homme de toute forme d’assujettissement. Il s’agit d’abord de la libération des consciences de toute forme de tutorat ; ce qui va ensuite, permettre au sujet d’agir en toute autonomie et en toute responsabilité. À ce niveau, Kant évoque une question essentielle touchant la psychologie et l’agir du sujet africain. Si dans l’analyse de la réalité africaine, il est ressorti que l’Africain dans son quotidien est tiraillé par des forces centrifuges dont l’une endogène et l’autre exogène, c’est parce qu’il se pose un réel problème d’autonomie de la volonté.
L’enseignement de Kant est ici une source d’inspiration pour les Africains dans la mesure où, au-delà des conditions a priori de la sensibilité, le message kantien se veut toujours universel en ce que la fin de toute action du sujet est appelée à être érigée en loi universelle. Cela ne causerait pas des difficultés d’appropriation voire d’intériorisation des impératifs par chacun et par tous du fait que non seulement la loi qui préside à ces impératifs est universelle, mais aussi la maxime de l’action qui accompagne la volonté doit être érigée en loi universelle comme le stipulent les maximes de l’impératif catégorique. Cette autonomie de la volonté détermine le choix du but que nous nous sommes donné. C’est en cela que les Africains pourraient parler de souveraineté ou d’indépendance.
2.2. L’impératif catégorique comme modèle éthico-moral en Afrique
L’’impératif catégorique kantien intéresse à beaucoup d’égards les Sociétés africaines à cause de l’universalité de ses maximes. Kant (1942, p. 35) disait : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Si cette maxime annonce une intention de vouloir réaliser des actions conformes à la loi morale c’est-à-dire au principe du devoir, la maxime qui la suit précise l’effectivité de l’impératif universel du devoir s’appliquant à l’existence de toute chose. Cette dernière est appelée nature qui est elle-même régie par l’universalité de la loi telle que Kant (1942, p. 35) l’exprime en ces termes : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». En nous recommandant d’agir afin de faire de la maxime de notre action une loi universelle pour tous les hommes, Kant, par cette maxime, s’adresse plus aux dominateurs qu’aux dominés, aux forts plus qu’aux faibles. Dans une approche religieuse, cette maxime s’identifie aux préceptes qui recommandent de s’abstenir de faire à autrui ce qu’on ne veut pas pour soi-même.
Les Africains seront les plus enthousiasmés si cette maxime trouve un écho universel car, elle mettra fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. En énonçant des principes généraux et surtout universels s’appliquant à tous sans exception (erga omnes), Kant offre l’opportunité à l’Afrique de partager avec le reste du monde l’expérience de son humanité car, en ce domaine, c’est toujours l’Afrique qui reçoit alors qu’elle a beaucoup à donner comme elle l’a fait au temps des pharaons. C. Anta Diop (1979, t.2, p. 405) disait à propos de l’apport de l’Ethiopie-Nubie et de l’Egypte à la civilisation que :
On ne saurait trop insister sur tout ce que le monde – et en particulier le monde hellénique – doit au monde égyptien. Les Grecs n’ont fait que reprendre et développer dans une certaine mesure, parfois, les inventions égyptiennes, tout en les dépouillant, en vertu de leurs tendances matérialistes, de la carapace religieuse « idéaliste » qui les entourait.
Aussi, faudrait-il préciser que le principe éthico-moral kantien met en avant une autre dimension que celle de l’universalité. Il s’agit de la notion de l’action bonne en elle-même et qui implique le devoir moral comme étant une valeur absolue. C’est en cela qu’on peut parler d’un humanisme kantien ; humanisme qui hisse la personne humaine au sommet du piédestal des valeurs. C’est dans cette optique qui prône la dignité de l’homme comme fin en soi que Kant (1942, p. 42) affirme : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». S’il y a une conséquence à tirer de cette maxime, c’est que la sacralité de la personne humaine se manifeste dans l’enseignement de Kant sous la forme d’une fin en soi dans le règne des fins. En effet, la philosophie Kantienne de la morale a été d’un apport décisif. Sans cet enseignement de Kant, la possibilité de fonder une Éthique universelle serait une entreprise utopique. Cet auteur a eu le mérite de construire une éthique transcendantale en repensant les fondements de la morale et en la vidant de toute norme extérieure au choix du sujet. Une telle éthique ne peut-elle pas, au-delà du culturel, inspirer le juridique et le politique en Afrique ?
3. L’impératif catégorique comme paradigme juridico-politique en Afrique
La philosophie politique de Kant peut intéresser, à beaucoup d’égards, les législations africaines et, au-delà, la gouvernance politique de nos États. À travers l’impératif catégorique, il y a une véritable pédagogie du juridique et du politique qui est mise en relief.
3.1. L’approche juridique
Dans sa philosophie pratique, Kant conçoit l’exercice du droit en rapport dialectique au principe du devoir. La conformité d’une action à la loi morale universelle est un acte du devoir par lequel la volonté, bonne en elle-même, exerce son droit. Chez Kant, le principe qui gouverne la doctrine du devoir gouverne aussi celle du droit. En édictant des préceptes à caractère obligatoire commandés à tous sans restriction – les impératifs catégoriques -, la philosophie du droit de Kant a l’ambition d’établir non pas un lien synallagmatique entre le droit et le devoir mais une primauté du devoir sur le droit. C’est ce qui donne à ces impératifs une place de choix dans sa philosophie pratique. À ce propos, Kant (1942, p. 28) écrit : « Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir (sollen), et ils indiquent par-là même le rapport d’une loi objective de la raison à une volonté qui, selon sa constitution subjective, n’est pas nécessairement déterminée par cette loi (contrainte) ».
Il faut rappeler que dans la perspective kantienne, toute action doit se rapporter à une éthique qui se situe dans le champ de la morale universelle fondée sur la raison pratique. Cette éthique-là repose donc sur la conformité de nos actions au principe du devoir c’est-à-dire à l’impératif catégorique. Pour Kant, avant de parler du droit, il faut d’abord connaitre ce que c’est que le devoir car la dialectique du devoir entraine non seulement celle du droit mais aussi celle de la liberté. Dans Réflexions sur la philosophie morale, L. Langlois (2014, p. 381) rapporte ces propos de Kant : « Le devoir parfait est celui qui n’est pas restreint à la condition de ne pas transgresser un autre devoir ». Il équivaut donc à un devoir inconditionné envers soi-même et envers autrui. Il est le droit de l’humanité ou des hommes. Cet exemple est assez illustratif car nous avons tendance, dans notre quotidien, à mettre en avant ce que nous considérons comme notre droit en oubliant de vérifier si nous nous sommes acquittés de notre devoir. Cette attitude constitue une des tares en Afrique car elle participe à l’anéantissement du civisme voire même du patriotisme. Même l’élite qui est sensée éclairer la majorité analphabète a du mal à s’extirper de cette tare. C’est ce qui explique tous les abus que l’on constate dans la gouvernance tant économique que politique par manque de conscience citoyenne et de sens du civisme.
3.2. De l’approche politique
Il est de notoriété que Kant est un partisan invétéré du Républicanisme. À ce titre, on peut même dire qu’il est l’un des précurseurs de l’État de droit (Rechstaat) qui, au-delà de toute théorie démocratique, consacre la représentativité et surtout la primauté de la loi. La loi constitue l’une des plus importantes garanties de l’Etat et de la liberté. Dans une république, la législation est hiérarchisée et c’est en vertu du principe du respect de la hiérarchie des normes que l’Etat aménage son arsenal juridique en organisant le pouvoir public et en attribuant à chaque organe de l’Etat ses compétences. Grâce à cette hiérarchie des normes, l’Etat rationalise son ordonnancement juridique et juridictionnel. C’est également dans ce sens que la constitution d’un pays se situe toujours au sommet de cette hiérarchie. La Constitution est la loi fondamentale parce que c’est d’elle que les normes inférieures (lois organiques, traités internationaux, lois ordinaires, décrets, arrêtés etc.) tirent leur légitimité et leur légalité. Aucune norme inferieure n’est valable que lorsqu’elle se conforme aux normes hiérarchiquement édictées. Parlant de cette constitution, Kant (1999, p. 21) disait ceci : « La constitution de chaque Etat doit être républicaine ».
L’autre dimension du républicanisme kantien est le principe de l’égalité des citoyens devant la loi. Consacrée par l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. Le principe d’égalité des justiciables est si capital dans l’administration d’une bonne justice à telle enseigne que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 le consacre en Résolution 217. IL en va de même pour la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée le 27 juin 1981 à Nairobi, qui consacre également cette égalité dans le chapitre relatif aux droits de l’individu. En vertu de ce principe, tous les justiciables sont égaux devant la Loi. L’égalité en droit est assurée par le caractère général et impersonnel des normes en vigueur dans l’Etat. Kant(1999, p.23) résume cette égalité devant la loi en ces termes : « De même, l’égalité légale dans un Etat, est le rapport des citoyens entre eux suivant lequel l’un ne saurait obliger l’autre juridiquement, sans que celui-ci ne se soumette aussi à la loi de pouvoir être obligé à son tour de la même manière ».
Tous les Africains ne sont pas soumis aux mêmes principes de la légalité à telle enseigne que l’égalité devant la loi laisse à désirer. Il arrive que les lois soient taillées sur mesure ou que leur application soit à géométrie variable. Le caractère général et impersonnel de la législation n’est pas le plus souvent au rendez-vous en Afrique. Quant aux gouvernants, ils sont des « Jupiters constitutionnels » et par conséquent des « monstres du républicanisme » c’est-à-dire, des dirigeants hyper puissants avec un pouvoir sans partage. En théorie le principe de la séparation des pouvoirs est consacré par presque toutes les constitutions. Mais dans la pratique, on assiste à une véritable confusion des pouvoirs. Dans une telle situation, la garantie des droits et des libertés fondamentales est très incertaine et la justice se transforme en scélératisme.
On peut dire du point de vue politique et institutionnel, que la gouvernance africaine semble être aux antipodes du républicanisme. Par conséquent, on peut également soutenir que l’Afrique a besoin de l’impératif kantien en général et qu’elle peut, dans la quête de sa libération et de son émancipation, s’approprier de tous les instruments d’une gouvernance démocratique et républicaine. Pour ce faire, la philosophie de Kant nous offre tous les rudiments pédagogiques dans l’éducation, dans l’éthique et la morale, ainsi que dans le juridique et le politique.
Conclusion
S’il y a une philosophie de la vie dans le sens le plus ordinaire du terme, celle-ci trouve sa consécration dans l’enseignement de Kant. Cet auteur est incontournable surtout sur des sujets intéressant l’éthique, la morale sociale ou politique. Tous les auteurs qui ont par la suite formulé des principes ou des impératifs dans l’éthique – scientifique comme Apel, humaniste comme Levinas, communicationnelle comme Habermas ou environnementale comme Jonas – ont bâti leurs théories sur les fondations éthico-morales de Kant. Ce philosophe est en réalité un repère et une référence dans la recherche de ce qui peut donner un sens à notre humanité. Il est d’une évidence frappante que l’Afrique a besoin de l’impératif kantien. Ce besoin doit s’entendre en termes de la contribution de cette philosophie dans la recherche d’une voie africaine du développement. Il ne s’agit pas d’un alignement systématique à toute la doctrine philosophique de Kant, mais, d’une inspiration d’un paradigme éthico-moral en vue d’enrichir davantage nos valeurs existantes. L’objectif visé est l’émancipation de l’Afrique qui peut se résumer par ces propos de P. Calame (2003, p. 17) :
Faire vivre ensemble, dans la paix intérieure et extérieure et la prospérité durable, des millions de femmes et d’hommes partageant un même territoire. Assurer l’équilibre entre les sociétés humaines et leur environnement. Gérer sur le long terme les ressources naturelles rares et fragiles. Garantir l’autonomie, la liberté de pensée et d’action des personnes tout en préservant la justice sociale, la cohésion et l’intérêt commun. Offrir à chacun pris individuellement et à la communauté toute entière les plus grandes opportunités d’épanouissement. Assurer à tous les conditions d’une vie digne. S’adapter aux évolutions du monde, tout en gardant son identité.
Cette vision de P. Calame n’est pas un simple vœu pieux ; elle est une possibilité à condition que nous (Africains) sachions faire preuve d’un « opportunisme scientifique » en empruntant des autres tout ce qui peut contribuer à notre développement tout en gardant notre identité sans aucun complexe.
Références bibliographiques
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HEGEL Georg Wilhelm Friedrich,1941, Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier.
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KANT Emmanuel, 1947, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in La philosophie de l’histoire, trad. Stéphane Piobetta, Paris, Aubier-Montaigne.
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OUEDRAOGO Mahamadou, 2001, Culture et développement en Afrique : le temps du repositionnement, Paris, L’Harmattan.
PIERRE Calame, 2003, La démocratie en miettes: pour une révolution de la gouvernance, Paris, Descartes & Cie.
10. L’ÉCOLOGISATION DE L’ENSEIGNEMENT EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE AU SERVICE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE
Guei Simplice KOUA
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
L’écologisation de l’enseignement est un défi à relever dans le processus de développement des États africains. En Afrique subsaharienne, cette disposition doit occuper une place axiale dans les systèmes d’enseignement, de formation et de recherche scientifique dans l’optique de faire face aux problèmes sociaux, économiques et écologiques qui rongent en profondeur le continent. Bien plus, au regard des ambitions mercantilistes de l’économie mondialisée qui tendent à renfermer l’éducation-formation dans une logique économique de durabilité, de productivité et de rentabilité, l’écologisation peut permettre de dédouaner les systèmes d’enseignement de l’Afrique subsaharienne de la logique marchande. L’objectif de cette contribution est de promouvoir une approche écologique d’apprentissage et de formation dans l’enseignement. Notre analyse se charge de montrer, à travers la démarche critico-systémique, la reluisante portée de l’écologisation de l’enseignement dans le processus de développement des économies et des sociétés en Afrique.
Mots-clés : Afrique, développement, écologisation, enseignement, formation.
GREENING EDUCATION IN SUB-SAHARAN AFRICA FOR SUSTAINABLE DEVELOPMENT
Abstract:
The greening of education is a challenge to be met in the development process of African states. In sub-Saharan Africa, this provision must occupy an axial place in the systems of education, training and scientific research in order to address the social, economic and ecological problems that are deeply eating away at the continent. Moreover, in view of the mercantilist ambitions of the globalized economy, which tend to confine education-training to the economic logic of durability, profitability and profit, greening can exonerate the education systems of sub-Saharan Africa from the market logic. The objective of this contribution is to promote an ecological approach to learning and training in education. Our analysis is responsible for showing, through the critical-systemic approach, the brilliant scope of the greening of education in the process of development of economies and societies in Africa.
Keywords : Africa, development, greening, education, training.
Introduction
La transition vers des économies et des sociétés vertes est devenue un enjeu majeur de l’agenda international depuis l’adoption, en 2015, de l’Accord de Paris et du Programme de développement à l’horizon 2030. Le rôle de l’enseignement est alors déterminant dans la recherche de connaissances et de compétences à même de répondre à ce besoin de verdissement induit par la dynamique technoscientifique et l’évolution du marché du travail. Cependant, le monde de l’enseignement, de la formation et de la recherche, par ricochet celui de l’éducation en Afrique subsaharienne, connaît des difficultés croissantes.
Joseph Ki-Zerbo prend le soin de préciser que « le système éducatif actuel des sociétés africaines n’est pas seulement en retard sur celui des pays industrialisés ; il est surtout en contradiction avec les besoins vitaux, alimentaires et élémentaires des dites sociétés » (J. Ki-Zerbo, 2000, p. 17). En d’autres termes, il existe, en Afrique subsaharienne, une inadéquation entre l’éducation-formation et les réalités du moment. Si l’on ajoute à cette réalité les évidents problèmes d’infrastructures insuffisantes et inadéquates, de surpeuplement des campus et cités, la mauvaise gouvernance (Banque Mondiale, 2016), l’on comprend que le système éducatif africain est marqué par de nombreuses irrégularités qui constituent de réels obstacles à la quête de savoirs, de compétences et à la mise en place des pratiques qu’exige l’inévitable transition vers des sociétés durables.
Il est nécessaire d’envisager, dans le cadre de l’éducation-formation, un changement capable de présider à l’émergence des sociétés durables en Afrique subsaharienne. Dans cette optique, l’UNESCO (2017a) fournit un cadre directeur par son manuel, “Écologisation de l’enseignement, de la formation techniques et professionnels”, qui encourage les parties prenantes de l’enseignement et la formation techniques et professionnels à adopter une approche institutionnelle globale de l’écologisation. Si elle cible les établissements de l’enseignement technique et professionnel, cette approche ne peut-elle pas être un atout pour l’institution éducative dans son ensemble ? La question est de savoir si cette disposition peut permettre aux systèmes éducatifs africains, dans leur ensemble, de répondre aux défis de compétences, de connaissances et de pratiques susceptibles de favoriser des sociétés et des économies vertes. Dès lors, l’écologisation de l’enseignement peut-elle contribuer à relever les défis socio-écologiques et économiques en Afrique ? Est-elle en mesure d’aider à créer des emplois et à réduire la pauvreté tout en préservant l’environnement et la santé humaine en Afrique ? Notre hypothèse est que, dans une Afrique en profonde mutation, où les bouleversements économiques, culturels, sociaux et environnementaux sont légion, l’écologisation de l’enseignement peut contribuer à l’élaboration des stratégies novatrices pour relever les défis émergents et bâtir des sociétés durables.
L’intention est de partager une approche écologique de l’apprentissage dans l’enseignement. Cet objectif général se déploie en deux objectifs spécifiques. Le premier vise la mise en pratique d’une éthique de la durabilité dans l’institution éducative. Le second va consister à faire prendre conscience et à motiver la communauté et les parties prenantes à développer une culture verte. Pour les atteindre, nous avons mobilisé l’approche critico-systémique. L’approche systémique, en permettant de comprendre les interrelations entre l’institution éducative et son cadre socio-environnemental, met en évidence la nécessité de répondre aux besoins de son milieu. Quant à la critique, elle permet de dévoiler les dysfonctionnements et les inefficacités qui caractérisent les institutions de l’enseignement en Afrique subsaharienne. Elle sert, en outre, à passer au crible de la raison les opportunités et les limites de leur écologisation. Notre analyse est structurée autour de deux axes majeurs. Le premier axe définit la notion d’écologisation et montre comment elle peut être dans l’enseignement un levier de développement durable. Le second met en évidence les controverses autour de l’écologisation de l’enseignement et dégage les perspectives de sa pertinence en Afrique.
1. Écologisation de l’enseignement, un projet porteur d’exemplarité
L’écologisation s’immisce, aujourd’hui, dans tous les domaines de la vie sociale, de l’économie à l’enseignement en passant par l’agriculture, la politique, l’industrie, etc. Il s’agit d’une démarche importante pour relever les défis posés par les transitions écologique, numérique, technologique et l’évolution du marché de l’emploi. Pour une meilleure compréhension de notre sujet d’étude, cette première partie se propose de clarifier le concept d’écologisation et de dire comment elle insuffle un élan de développement durable en Afrique.
1.1. Clarification conceptuelle de l’écologisation
L’écologisation est une notion émergente dont les origines sont lointaines. Michel Maffesoli montre que l’écologisation du monde s’inscrit dans une lignée déjà ancienne qui remonte à « cette philosophie de la nature qui se développa en Allemagne au XVIIIe et au XIXe siècle et culmina dans le Romantisme, mais dont on ne doit pas oublier qu’elle s’enracine chez J. Boehme et Paracelse » (M. Maffesoli, 1990, p. 25). De fait, aussi bien dans la théosophie de Jacob Boehme que dans les philosophies de la nature développées par Schelling et Hegel, ou encore chez le médecin-philosophe Paracelse, la nature est une réalité vivante et dynamique, une puissance créatrice et régulatrice des fonctions de la vie.
Cette manière d’appréhender la nature, en tant que le creuset de la vie, Maffesoli estime qu’on la retrouve également dans la tradition japonaise où la nature n’est jamais perçue comme un objet, mais « “indistincte en soi”, elle fut la matrice dans laquelle naît, vit, croît, la vie sociale » (M. Maffesoli, 1990, p. 28). Il se dégage alors une proximité entre l’homme et la nature, contrairement à ce que la pensée occidentale a légué au reste du monde : l’objectivation du naturel et son évacuation de la sphère sociale. Dans cette perspective, l’écologisation du monde social consiste à considérer la nature comme le référentiel à partir duquel s’organise la vie sociale. Cette tendance est présente dans plusieurs traditions, notamment dans la tradition africaine et dans certaines croyances religieuses, où l’homme est invité à cultiver une sensibilité à l’égard de la nature, à développer une empathie vis-à-vis des éléments naturels.
De ce qui précède, le concept d’écologisation se fonde dans une perspective de « reliance » entre l’humain et le naturel. Dans la perspective de Michel Maffesoli, l’écologisation consiste en une modification de notre perception de la nature pour l’appréhender comme une réalité à laquelle nous sommes liés. Il écrit : « j’ai proposé de parler d’écologisation du monde social. Il s’agissait par-là d’insister sur le fait que la nature n’était plus considérée simplement comme un objet à exploiter, mais qu’elle s’inscrivait de plus en plus dans un processus partenarial » (M. Maffesoli, 1990, p. 25). Sous cette lucarne, écologiser le monde social revient à reconnaître que le donné social fait fond sur un naturalisme. Il faut aller au-delà de la dichotomie nature-culture, objet-sujet, corps-esprit pour vivre une sympathie parfaite avec le monde environnant.
L’écologisation consiste donc à prendre en compte la problématique environnementale dans l’existence quotidienne des hommes. S. Bognon et E. Thébault (2020) écrivent que « l’écologisation désigne le processus par lequel les questionnements et les raisonnements de l’écologie intègrent d’autres sphères disciplinaires et opérationnelles ». Il est alors question de faire siennes les préoccupations écologiques dans les activités humaines. Elle est une éthique qui interroge la place de l’être humain dans l’univers et sa responsabilité dans la crise écologique mondiale. Sous cette lucarne, elle conduit à formuler des réponses à cette crise au moyen de l’innovation technologique, de la remise en cause des modes de vie non durables et de la mise en place des stratégies en faveur du verdissement de la société.
Dans la perspective décrite par Bognon et Thébault, l’écologisation exige l’acquisition des savoirs et des compétences pour relever les défis socio-écologiques suscités par les technosciences. Ainsi, l’UNESCO va concevoir l’écologisation comme
le processus de quête de connaissances et de pratiques dans l’intention de mieux respecter l’environnement et d’inspirer les décisions dans le sens d’une plus grande responsabilité économique, pouvant favoriser la protection de l’environnement et la durabilité des ressources naturelles pour les générations actuelles et futures (UNESCO, 2017a, p. 8).
L’écologisation est donc un processus permanent qui repose sur des impératifs économiques, environnementaux et sociaux et qui adopte des démarches de durabilité encrées dans l’action institutionnelle globale.
L’UNESCO place l’écologisation dans une perspective de développement durable. Pour cette organisation, « le terme « d’écologisation » (…) décrit un processus de quête de connaissances et de pratiques visant à une mise en concordance avec la notion générale de durabilité » (UNESCO, 2017a, p. 32). Le but ultime de l’écologisation de l’enseignement est l’intégration du développement durable au niveau du curriculum, de la culture, de la gestion et de la gouvernance des institutions éducatives. Autrement dit, écologiser l’enseignement revient à intégrer l’éducation au développement durable (EDD) dans les systèmes éducatifs. Il s’agit d’un processus permanent qui consiste à réorienter les programmes d’éducation existants dans l’optique du développement durable. En tant que telle, elle se présente comme une innovation susceptible d’orienter les sociétés africaines vers le développement durable.
1.2. Écologisation de l’enseignement : entre l’éthique, la culture de la durabilité et la création d’emplois verts
L’écologisation de l’enseignement peut être un levier de développement durable en Afrique dans la mesure où elle incarne l’éthique et la culture de la durabilité. Éduquer au développement durable, c’est encourager un mode de vie respectueux de l’environnement et de l’équilibre social. Par cette démarche, toutes les parties prenantes de l’éducation pourront s’approprier des valeurs éthiques et adopter des attitudes qui favorisent le développement durable. L’écologisation de l’espace physique et de la culture institutionnelle peut aider à réduire l’empreinte écologique de l’institution, les coûts liés à l’utilisation des ressources comme l’énergie, l’eau et les déchets et l’amélioration des conditions environnementales. Si l’on y associe l’écologisation du curriculum, on dispose d’un précieux moyen de création d’emplois verts.
Les emplois verts sont, sans doute, des emplois qui, dans l’agriculture, l’administration, l’industrie, le transport et les services, contribuent à la protection sociale et à la préservation ou au rétablissement de la qualité de l’environnement. Selon l’OIT (2012, p. 5), « la notion d’emplois verts résume la transformation des économies, des entreprises, des lieux de travail et des marchés de l’emploi vers une économie durable à faibles émissions de carbone fournissant un travail décent ».
Parler d’emplois verts revient à désigner tout emploi qui contribue à la réduction de l’empreinte écologique des activités économiques. Dans cette tendance, l’on peut trouver les activités moins consommatrices d’énergie, de matières, de ressources naturelles ; les activités consacrées à la valorisation des déchets organiques et à la gestion des déchets solides. Les emplois verts visent aussi à éviter les activités précaires et à faibles rémunérations au profit des emplois sûrs et décents. Ces catégories d’activités sont celles qui répondent aux objectifs tels que les salaires décents, les conditions de travail sûres et les droits des travailleurs.
Ces emplois revêtent ainsi un intérêt spécifique à l’échelle mondiale, particulièrement en Afrique, eu égard à la friabilité du secteur informel, à la destruction des emplois et à l’ampleur de la crise écologique et climatique ayant un effet considérable sur l’économie mondialisée. Dans ce contexte de vulnérabilité, l’écologisation de l’enseignement peut jouer un rôle important dans l’atténuation et/ou l’adaptation au changement climatique, dans l’implémentation des emplois verts en contexte africain.
En Afrique, les populations souffrent déjà des impacts du changement climatique. La recrudescence des sécheresses et des inondations intempestives, la réduction des ressources en eau, la baisse des rendements de l’agriculture pluviale sont autant de phénomènes sur lesquels la Banque africaine de développement (BAD) se fonde pour estimer qu’« aucun continent ne subira les impacts du changement climatique aussi sévèrement que l’Afrique » (BAD, 2015, p. 24). On comprend que l’avenir écologique est alarmant en Afrique. Pourtant, le financement des plans d’adaptation n’est pas encore effectif. Quant aux politiques d’atténuation des effets du changement climatique, elles peinent à montrer leur efficacité. L’écologisation des programmes éducatifs en Afrique peut aider à se prémunir des effets néfastes du changement climatique, grâce à la valorisation des savoirs à même de permettre l’adaptation ou l’atténuation des catastrophes liées au climat.
Le recours aux savoirs locaux garde en ce sens un intérêt particulier dans la mesure où l’éducation au développement durable (EDD) « implique par définition la mise en œuvre de programmes adaptés aux conditions et à la culture locales » (R. McKeown, C. A. Hopkins et al., 2002, 2006, 2009, p. 27). Pour ces auteurs, « au même titre que tout programme de développement durable, les programmes d’EDD doivent prendre en compte le contexte environnemental, économique et sociétal local » (R. McKeown, C. A. Hopkins et al., 2002, 2006, 2009, p. 27). Dans la mesure où les problèmes économiques et socioécologiques des populations ne sont pas synchronisés dans le temps, il n’est pas possible d’élaborer un réel programme international de développement durable qui s’appliquerait à toutes les régions du monde. L’éducation au développement durable peut aider les jeunes Africains à s’approprier les valeurs et les moyens pertinents en contexte africain pour faire face au défi climatique.
De plus, la question de l’emploi se pose avec beaucoup d’acuité en Afrique. Selon la Banque mondiale (2016), « au cours de la prochaine décennie, ce sont quelques 11 millions de jeunes Africains qui frapperont chaque année aux portes du marché du travail ». Dans un contexte où le secteur public ne sera pas en mesure d’offrir de l’emploi à tous ces jeunes, l’entrepreneuriat et l’auto-entrepreneuriat se présentent comme des options possibles pour combler le déficit de l’emploi des jeunes et leur offrir un revenu décent. Dans cette perspective, l’écologisation de l’enseignement devient nécessaire pour permettre aux jeunes d’avoir les atouts nécessaires pour se créer un emploi et réussir dans leur travail.
Dans une Afrique en pleine mutation, les recettes pédagogiques d’hier trouvent leurs limites puisqu’elles ne peuvent ni relever les défis socioécologiques du moment ni répondre au besoin en compétences actuel et futur. La démarche pédagogique traditionnelle reposant sur l’éveil de conscience et la transmission du savoir ne suffit plus pour faire face à l’évolution du marché de l’emploi et au besoin de verdissement induit par les progrès technoscientifiques.
Aussi, les compétences des jeunes sont-elles parfois en inadéquation avec les emplois que proposent les entreprises privées. Selon la Banque africaine de développement (BAD) (2020, p. 98), « malgré l’amélioration de l’accès à l’éducation, il existe un décalage important entre les compétences des jeunes et celles recherchées par les employeurs ». Ce qui signifie qu’en Afrique, l’éducation-formation n’est pas en congruence avec l’évolution du monde de l’emploi. Il importe d’envisager le nouveau sens que pourrait prendre l’apprentissage dans la formation des jeunes et de nos futures élites. L’écologisation de l’enseignement vient colmater cette incommensurabilité entre l’éducation-formation et les réalités du moment pour lui permettre de relever les défis liés au chômage, au sous-emploi et à l’inadéquation entre les compétences des jeunes et les exigences du marché de l’emploi.
Dans le processus d’écologisation, l’apprentissage et la formation ne visent pas uniquement à procurer le savoir aux apprenants, puisqu’il faut prendre en compte « l’amélioration des perspectives d’emploi, la construction de modes de vie durables et la promotion d’entreprises et d’emplois indépendants durables » (UNESCO, 2017a, p. 19). C’est ainsi que le verdissement de l’enseignement, au-delà de la transmission du savoir, permet d’acquérir et de renforcer les compétences à même de faciliter l’accès aux emplois verts comme ceux valorisant les bioénergies et les emplois moins consommateurs de ressources naturelles, et l’adoption de modes de vie durables pour une intégration sociale harmonieuse.
En plus des questions relatives aux compétences des jeunes, force est de noter que les multinationales et les entreprises transcontinentales exerçant en Afrique offrent des emplois précaires et mal rémunérés, préjudiciables à la santé humaine et à la qualité de l’environnement (G. S. Koua, 2022, pp. 134-135). Dans ce contexte, l’écologisation de la communauté et du lieu de travail est nécessaire. Celle-ci va porter essentiellement sur l’influence que peut exercer l’institution éducative sur des environnements de travail ou des entreprises. « En termes simples, il s’agit de promouvoir des pratiques contribuant à la réduction de l’impact environnemental des pratiques des entreprises et, si possible, d’élaborer ensemble des programmes et projets de durabilité répondant aux problèmes locaux » (UNESCO, 2017a, p. 39). L’objectif est d’intégrer la durabilité dans la structure, le développement et les normes opérationnelles de l’entreprise.
Dans la mesure où les entreprises ne tiennent pas toujours compte des attentes des communautés locales dans la mise en œuvre de leurs activités, l’écologisation de l’enseignement va permettre aux entreprises et aux communautés d’élaborer conjointement les plans et programmes de durabilité de l’institution. Le but de cette initiative est de favoriser le développement des compétences et des ressources locales qui pourront faire prospérer les marchés et les entreprises locaux. Cette démarche va permettre à la communauté dans laquelle s’inscrit l’institution éducative de préserver les pratiques durables propres aux communautés locales et autochtones, de contribuer à un mode de vie, une consommation et une production durables. C’est ainsi que les compétences s’apprécient dans les communautés comme partie intégrante du développement local ou communautaire.
Pour rendre possible et effectif le développement durable en Afrique, une écologisation de la recherche scientifique s’avère nécessaire. Celle-ci « vise à promouvoir et à appliquer la durabilité dans les philosophies, les contenus, l’éthique et les normes de la recherche » (UNESCO, 2017a, p. 36). La recherche devient un instrument au service de la durabilité et une partie intégrante de la culture institutionnelle. Dans ce contexte, la recherche « examine [d’abord] concepts, convictions et théories sur la façon de mieux gérer l’écologisation des opérations, des produits, des acquis des étudiants, des apprenants et de la communauté » (UNESCO, 2017a, p. 39). Ensuite, elle prend en compte « les moyens de corriger les modes de consommation et de production non durables » (UNESCO, 2017a, p. 39). Enfin, elle stimule « l’engagement des enseignants comme des apprenants à mener des recherches sur des sujets contribuant à la découverte de solutions pratiques aux problèmes » (UNESCO, 2017a, p. 39) sociaux, économiques et environnementaux.
Comme l’on le voit, l’écologisation de la recherche encourage aussi bien les apprenants que les enseignants à la recherche des solutions et à participer aux projets qui invitent aux pratiques de durabilité. La recherche doit permettre aux apprenants et à la communauté de disposer des données et des informations adéquates à même de les aider à effectuer des choix judicieux dans la transition vers un travail et une vie décents.
À vrai dire, dans une Afrique en proie au changement climatique et à la rareté d’emplois décents, l’écologisation est essentielle pour développer les compétences à l’adaptation à la crise climatique, à l’obtention d’un travail décent, à l’entrepreneuriat et à la création d’entreprises durables en vue d’une économie verte. Elle est une démarche qui permet aux citoyens de prendre des décisions éclairées, d’agir de façon responsable lorsqu’il s’agit des questions relatives à l’intégrité de l’environnement, à la viabilité économique et à la justice intra et intergénérationnelle. Cette tendance à mettre à la disposition des individus les mécanismes à même de les amener à réfléchir aux conséquences à court, moyen et long terme de leurs actes aussi bien au niveau social, économique, environnemental que culturel est une voie idéale pour agir de manière durable. Ce processus peut avoir des zones d’ombre qu’il est important de clarifier.
2. Controverses et malentendus autour de l’écologisation de l’enseignement
L’écologisation de l’enseignement, en se rapportant à l’éducation au développement durable, n’est pas en mesure de faire l’unanimité de tous les esprits compétents. Pour certains, l’éducation au développement durable tend à évacuer le concept d’environnement au profit de celui de développement ou du moins de la croissance économique. D’aucuns pensent qu’il s’agit de mettre le développement durable au centre de l’éducation, au détriment de l’éveil des consciences et de l’instruction de l’être humain. L’analyse qui suit cherche à montrer la posture que doit prendre une écologisation de l’enseignement en Afrique.
2.1. Écologisation de l’enseignement entre création de richesses économiques et protection de l’environnement
L’une des déceptions que l’on pourrait avoir à l’égard de l’écologisation de l’enseignement, c’est la tendance à vouloir la réduire à une éducation au développement durable souvent considérée comme orientée vers la création de richesses économiques. Certains préféreraient une éducation à l’environnement plutôt qu’une éducation au développement durable à l’égard de laquelle ils restent méfiants. Cette dernière serait en train de restreindre le champ éducatif et de faire tomber dans l’oubli les préoccupations écologiques. A. Diemer (2013, p. 31) résume bien ces points de vue lorsqu’il écrit que « l’éducation au développement durable serait même en train de cannibaliser le champ éducatif et de faire disparaître le terme « environnement » ». L’éducation au développement durable serait en train de mettre le processus éducatif au service du développement durable, mais surtout, dans ce processus, la notion d’environnement tend à disparaître au profit du concept de durabilité, puisque l’environnement n’est qu’une dimension à côté des dimensions économique et sociale. Ce qui est en cours, c’est la prédominance du souci de développement, plus précisément de la croissance économique sur les préoccupations écologiques.
Cette forme d’éducation serait réductionniste étant donné qu’elle repose, comme le dit Lucie Sauvé (2002, p. 3), sur « l’éthique de la durabilité ou celle de la viabilité, essentiellement minimalistes ». Elle s’inscrit dans une vision trop étroite en ce sens que ce qui importe dans le processus éducatif, c’est la durabilité des ressources naturelles afin de garantir la croissance économique supposée assurer efficacement le bien-être des populations. Le projet d’éducation pour le développement durable, en axant l’effort éducatif sur l’avènement d’un développement que l’on souhaite durable, tend à réduire l’environnement en une ressource économique. Enfermer l’écologisation de l’enseignement dans un tel processus n’est pas souhaitable.
Une telle perspective est inquiétante dans un contexte mondial marqué par une crise environnementale qui oblige à revisiter la liberté dans cet environnement naturel, à reconstruire les relations qui unissent l’être humain à son milieu de vie. Des inquiétudes persistent particulièrement en Afrique, qui doit faire face à la dégradation de son environnement naturel, de son système climatique et à la disparition de sa biodiversité. Il ressort que l’écologisation de l’enseignement doit stimuler le pouvoir d’agir écocitoyen des individus en développant leur esprit critique, leur capacité de créativité, d’anticipation et leur attitude de bienveillance envers le monde. Elle doit amener l’homme à renouer avec son habitat naturel par le moyen d’une éducation à l’environnement, que l’éducation au développement durable tend à faire disparaître.
Il va falloir éviter les extrapolations lorsqu’il est question de traiter les questions de développement durable en Afrique. Les perspectives de développement durable ainsi que les préoccupations écologiques ne sont pas synchronisées dans le temps et dans l’espace. Leur traitement doit s’inscrire dans des espaces et des durées bien définis. De fait, les pays subsahariens ont les empreintes écologiques les plus faibles par personne au monde. De plus, l’Afrique est un continent qui regorge d’énormes potentialités économiques, de minerais rares. La bauxite, le cobalt, l’uranium, l’or, le manganèse, le pétrole existent dans son sous-sol. Aussi, sur le sol africain, d’importantes matières premières telles que le bois, le palmier à huile, etc., se trouvent. L’Afrique contient de véritables sources de richesses. Et pourtant, les populations africaines sont parmi les plus pauvres au monde. Cette pauvreté endémique serait la résultante d’une absence de justice sociale, comme le pense F. Dosso (2023).
Dosso considère la justice sociale comme le levier du développement durable en Afrique noire, l’autre nom de l’Afrique subsaharienne. Selon lui, « le redécollage de l’Afrique noire commence par sa volonté de se stabiliser et de perpétuer le développement durable, dans une posture de justice sociale » (F. Dosso, 2023, p. 219). En effet, comment venir à bout des problèmes liés à l’extrême pauvreté, à la sécurité alimentaire et nutritionnelle, au “vivre en bonne santé”, à l’éducation de qualité si la réserve de matières premières dont dispose l’Afrique est à la disposition de la métropole ? Comment remédier aux conflits communautaires face à la mauvaise répartition de la richesse commune ? C’est pour ces raisons que F. Dosso (2023, p. 220) soutient que « la justice sociale devient l’outil de redressement de la société subsaharienne puisqu’il est question de lutter contre les inégalités et l’exclusion sociales, une menace à la cohésion sociale, à la croissance économique et aux progrès humains ». Le progrès économique, social et le développement durable ne seront possibles en Afrique noire que si une plus grande part de la population a un accès plus large aux ressources naturelles et si la richesse produite est équitablement répartie.
Notons aussi que la création d’emplois est un défi important pour le développement durable en Afrique. Le secteur des ressources naturelles est un domaine important dans la création d’emplois. Selon la Commission économique pour l’Afrique (2012, p. 3), « un examen plus minutieux de la question de l’emploi en Afrique indique que les secteurs basés sur les ressources naturelles tels que l’agriculture, les secteurs minier, forestier, halieutique demeurent les plus importants générateurs d’emplois ». Ensemble, ils fournissent 80 % d’emplois. Il est important de renforcer, de mieux exploiter le potentiel de ce capital naturel afin qu’il soit une source pourvoyeuse d’emplois pour un nombre considérable d’individus.
Au total, mettre le processus éducatif au service d’un développement durable est un risque à éviter. Réduire l’écologisation de l’enseignement essentiellement à des préoccupations écologiques n’est pas non plus une posture souhaitable. On peut comprendre l’intérêt que les auteurs comme Diemer et Sauvé accordent à la problématique environnementale dans le processus éducatif. Selon Sauvé, c’est à partir d’une éducation à l’environnement que l’homme peut nouer des relations sociales fortes et favoriser une croissance économique durable. Cependant, pour nous autres, vivant dans les pays pauvres d’Afrique en proie à l’injustice sociale et à des conflits communautaires, des relations sociales fortes et une croissance économique à même de soulager les besoins d’une large partie de la population constituent un préalable à l’adoption des comportements écoresponsables.
La pauvreté étant à la fois cause et conséquence de la dégradation de l’environnement, c’est ainsi entre la conscience des enjeux écologiques, sociaux et économiques que l’écologisation de l’enseignement doit se situer en Afrique. Dans ces conditions, parce qu’elle se rapporte à la mise en œuvre des programmes adaptés aux conditions locales, l’écologisation de l’enseignement doit, avant tout, prendre en compte les besoins et les aspirations des communautés en Afrique, à savoir l’implémentation de la justice sociale et la réduction de la pauvreté.
2.2. Écologisation de l’enseignement et risque d’une éducation utilitariste
L’écologisation de l’enseignement, en visant la conformité de l’éducation-formation avec le marché de l’emploi, suscite des inquiétudes éthiques liées à la conception utilitariste de l’enseignement. D’ailleurs, les réformes de l’enseignement, aujourd’hui, semblent faire de l’éducation une valeur vénale. Nico Hirtt voit dans les mutations en cours dans le système éducatif, à savoir l’autonomisation des établissements scolaires, l’encouragement des partenariats avec le monde de l’entreprise, l’introduction massive des TIC, la stimulation de l’enseignement privé et payant, « le fait d’une mise en adéquation profonde de l’École avec les nouvelles exigences de l’économie capitaliste ». Ce qui est en cours de réalisation, c’est le nécessaire passage de l’ère de la “massification” de l’enseignement à l’ère de sa “marchandisation” » (N. Hirtt, 2001, p. 590). L’éducation est devenue un instrument des politiques économiques, de la compétitivité et de la croissance économiques. Les notions de capital humain et d’économie de la connaissance témoignent de la mise de l’humain et du savoir au service de l’économie mondialisée.
Cette logique de marchandisation de l’éducation sera en cours dans le processus d’éducation au développement durable. C’est dans cette même perspective que la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ) va considérer que cette disposition consistant à aligner l’enseignement et la formation sur le marché du travail confronte la profession enseignante à des valeurs et pratiques mercantilistes qui font perdre à l’école ses nobles objectifs. Selon cette fédération, l’école
a toujours été un lieu où on forme des esprits critiques. Elle a toujours eu une fonction de socialisation et de transmission de valeurs universelles de liberté, d’égalité, de solidarité, de paix et de savoir. Mais nous pouvons constater depuis un certain temps que la transmission de ces valeurs humanistes est progressivement remplacée par l’instauration d’une formation plus utilitaire orientée en fonction de l’emploi (FNEEQ, 2003, p. 1).
On comprend que l’obligation traditionnelle de l’enseignant se trouve pervertie et corrompue. Ce qui est exigé à l’enseignement moderne, c’est l’adaptation au monde de l’emploi et à la mutation du marché du travail. Le rôle de l’enseignant « n’est-il pas au contraire de secouer les esprits et d’inciter les élèves et les étudiants à réfléchir sérieusement sur eux-mêmes et sur l’influence du milieu sur leurs comportements ? » (FNEEQ, 2003, p. 2). Tout porte à croire que l’éducation se consacre au développement des compétences indispensables sur le lieu de travail et des moyens qui garantissent la sécurité économique. Il est vrai que l’éducation et l’économie ne sont pas antinomiques. Les progrès de l’éducation s’accompagnent nécessairement d’une évolution des techniques de production et du niveau de croissance économique, puisqu’ils accroissent le savoir et le savoir-faire d’un nombre croissant de sujets pouvant constituer une main-d’œuvre plus compétente pour une production plus élaborée.
Cette évidence ne traite pas le savoir comme une marchandise et ne met pas l’éducation prioritairement au service du développement économique. L’éducation doit permettre à l’économie de ne pas être un simple phénomène de croissance quantitative, mais un instrument de transformation qualitative, de développement de la personne et de la société. C’est pourquoi l’écologisation de l’enseignement, bien qu’elle ait pour obligation de faire correspondre l’éducation et la dynamique économique, ne s’y réduit pas. De fait, « une éducation qui promeut seulement la croissance économique risque fort d’encourager aussi des modes de consommation non durables » (UNESCO, 2017b, p. 7). L’éducation doit aller au-delà de la simple croissance économique pour donner « aux citoyens les moyens de prendre des décisions éclairées et des mesures responsables en faveur de l’intégrité de l’environnement, de la viabilité économique et d’une société juste, pour les générations présentes et futures » (UNESCO, 2017b, p. 7). Ce qui est en jeu, c’est la transformation profonde du marché par l’éducation afin de l’inscrire dans la durabilité.
Dans cette perspective, l’écologisation de l’enseignement doit prendre une posture qui soit en congruence avec les réalités socio-culturelles africaines. En effet, l’un des dysfonctionnements fondamentaux qui bouleverse le profil socio-culturel des pays africains, c’est la distorsion du système éducatif par rapport à la vie. Ce hiatus se caractérise par le manque de travail des jeunes diplômés. On convient avec Ki-Zerbo que les pays africains doivent prendre « les mesures nécessaires pour assurer à la jeunesse le travail qui est, après la vie en bonne santé, la première dignité de l’homme » (J. Ki-Zerbo, 2000, p. 53). La formation doit tenir compte des perspectives de l’emploi au risque d’être une déformation ou une non formation. Correspondre l’éducation et la formation à l’évolution du marché de l’emploi est alors un défi majeur de l’écologisation en Afrique.
Le système éducatif actuel accentue la désagrégation socioéconomique et culturelle de l’Afrique. Son caractère budgétivore constitue, au plan économique, une entorse pour les pays pauvres d’Afrique. De surcroît, Joseph Ki-Zerbo ne manque pas de faire remarquer que ce système arrache le plus souvent les jeunes à leur milieu social, aggrave parfois les inégalités sociales et efface les cultures autochtones. En effet, « l’une des caractéristiques remarquables des peuples africains, c’est l’associationnisme et le communalisme ». Or, l’école africaine a été produite par un système global individualiste (J. Ki-Zerbo, 2000, p. 76). Si l’émulation et la compétition sont les vertus de ce système, il est discordant avec le profit psychosociologique des milieux africains.
Thomas Vilcot et Yves Cimbaro estiment que la démarche pédagogique actuelle qui repose sur le travail personnel et le contrôle individuel des connaissances enferme les apprenants dans une logique individuelle et concurrentielle. Or, il existe des métiers qui nécessitent une approche pluridisciplinaire, la coopération et le partage et la circulation de l’information. Il faut faire le choix « d’un enseignement plus pratique, basé sur la collaboration, la confrontation des points de vue et des perspectives : entre générations, entre apprentis, entre théorie et pratique, entre école et entreprise, entre le jeune et son maître d’apprentissage » (T. Vilcot et Y. Cimbaro, 2015, pp. 16-17). Développer une approche pédagogique dont l’objectif est de faciliter l’insertion professionnelle, telle pourrait être la tâche d’une écologisation du curriculum et de la formation en Afrique.
Il est donc important, dans ce cas, d’aller au-delà du système éducatif en vigueur de nos jours pour voir ce que l’éducation africaine précoloniale est en mesure d’offrir. Cette éducation originelle, en dépit de ses insuffisances, peut présenter beaucoup d’opportunités pour l’économie et la culture africaine.
Ki-Zerbo considère l’éducation africaine comme un enseignement de liaison. Elle favorise « la liaison des connaissances générales à la pratique loin de toute dichotomie » ; car, selon lui, « c’est par le truchement des exercices pratiques que les savoirs étaient inculqués » (J. Ki-Zerbo, 2000, p. 48). En plus, cette éducation est liée à la production, surtout pour les savoirs intégrés aux métiers, de telle sorte qu’il est impossible de distinguer une phase théorique d’une phase pratique dans l’apprentissage. De même, au-delà de la liaison de cet enseignement avec les valeurs ethniques reconnues, on note la « liaison à la culture, aussi, par le truchement de la langue maternelle et par l’immersion des éléments du savoir dans les pratiques culturelles » (J. Ki-Zerbo, 2000, p. 49). Les jeux, les masques et les rites religieux, les danses et les sports, la musique sont autant d’éléments culturels que le système éducatif traditionnel intégrait à son dispositif. Ce système éducatif favorise également la liaison de l’éducation à la société non seulement par son caractère fonctionnel, mais aussi, entre autres valeurs, par le compagnonnage dans l’initiation que Ki-Zerbo considère comme créatrice des solidarités inviolables pour la vie. Enfin, son caractère immanent à la communauté le rendait particulièrement démocratique (J. Ki-Zerbo, 2000, p. 49).
Au regard de ce qui précède, on peut retenir que, contrairement au système éducatif actuel qui crée la schizophrénie sociale, le système éducatif originel africain incarnait un idéal de cohérence et de stabilité sociale. Aujourd’hui, « le système éducatif ancien n’existe plus que comme un dispositif en sursis ». « Il se meurt sans être véritablement remplacé » (J. Ki-Zerbo, 2000, p. 49). Si depuis la colonisation jusqu’à nos jours ce système s’est perpétué, en dépit de toutes les vicissitudes, c’est grâce à sa force interne et à sa pertinence. L’écologisation de l’enseignement en Afrique doit tenir compte des éléments de ce système en congruence avec les réalités africaines plutôt que d’inculquer aux apprenants des théories factices qui ont déjà montré leurs limites ailleurs. Dans un contexte d’interdépendance mondiale, il faut tenir compte des valeurs partagées ou à partager, de la complémentarité entre le local et le global tout en préservant les cultures, l’identité nationale et endogène.
Conclusion
Au terme de notre réflexion, l’écologisation de l’enseignement peut servir la cause du développement durable en Afrique, étant donné qu’elle est en mesure d’inculquer à toutes les parties prenantes de l’enseignement la culture de la durabilité. De surcroît, face à la crise climatique et au problème d’emplois qui ronge en surface l’Afrique subsaharienne, l’écologisation de l’enseignement peut contribuer à la réduction du chômage en faisant correspondre l’offre et la demande de compétences, favoriser la création d’emplois verts et développer le capital humain, social et économique. Elle est l’atout indispensable pour adapter les systèmes d’enseignement aux réalités socio-environnementales actuelles. En Afrique, où les entreprises peinent à assumer leur responsabilité sociétale, elle peut promouvoir les pratiques contribuant à la réduction de l’impact socio-environnemental des pratiques des entreprises. Celles-ci peuvent, avec les communautés, élaborer conjointement les plans et programmes de développement durable au niveau local.
Toutefois, l’écologisation de l’enseignement ne doit pas être réduite à une éducation au développement durable souvent considérée comme la recherche de la croissance économique. Elle doit être à la fois une éducation à l’environnement, à l’économie et à la citoyenneté, capable de permettre à tout individu de saisir les enjeux écologiques, économiques, sociaux et culturels du développement durable. De peur que le processus d’écologisation s’assimile à une importation et à une internationalisation du modèle occidental vers les pays du Sud, il doit prendre en compte le mode de vie, les besoins et les valeurs propres aux sociétés africaines. Les valeurs et certains éléments qui composent le dispositif du système éducatif originel africain peuvent être mobilisés pour réaliser une écologisation efficiente de l’enseignement en Afrique.
Références bibliographiques
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11. MONDIALISATION ET UNIDIMENSIONNALITÉ DU MONDE
N’Dri Prosper KOUASSI
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
La mondialisation, processus d’intégration des échanges, des personnes et de leurs activités, s’est accélérée grâce aux nouvelles technologies qui ont facilité le rapprochement des peuples et réalisé ainsi le Village planétaire. Celui-ci est devenu un marché unifié soumis au libéralisme. Ici, seules les multinationales subsistent à la concurrence au détriment des entreprises locales des pays, surtout des pays pauvres. Ceux-ci perdent leur souveraineté au détriment de ces multinationales, s’arrogeant le pouvoir économique qui leur concède aussi le pouvoir de décision. Ce sont ainsi les Puissances, les pays d’origine des groupes financiers et industriels, ayant les institutions internationales à leur service, qui décident, de façon unilatérale, de la vie économique et culturelle de la planète. Du coup, la mondialisation traduit une vision unidimensionnelle du monde.
Mots-clés : Mondialisation, multinationale, village planétaire, unidimensionnel.
GLOBALIZATION AND ONE-DIMENSIONALITY OF THE WORLD
Abstract:
Globalization, the process of integrating trade, people and their activities, has been accelerated thanks to new technologies that have facilitated the rapprochement of peoples and thus realized the global village. This has become a unified market subject to liberalism. Only multinationals remain competitive to the detriment of local businesses in poor countries. Those countries lose their sovereignty while the multinationals arrogate to themselves the economic power which also grants them the power of decision. Consequently, the Powers, countries of financial and industrial groups, with international institutions at their service, unilaterally decide on the economic and even cultural life of the planet. Globalization thus clearly reflects one-dimensional view of the world.
Keywords : Globalization, multinational, global village, one-dimensional.
Introduction
La mondialisation traduit la perspective d’interaction permanente et perpétuelle entre les différentes régions et populations du globe. En faisant allusion à une forme de rapports intersubjectifs, la mondialisation ne saurait être considérée comme un phénomène qui date de si près. En effet, l’aspiration à découvrir l’existence d’autrui est une posture propre à la nature de l’homme. Avec le progrès de la technique qu’a concrétisé l’essor des nouvelles technologies d’information et de communication, notamment l’Internet, l’on assiste à la réduction véritable des distances, à un rapprochement physico-virtuel des hommes. Cette situation, qui donne de percevoir véritablement le globe comme un ″village planétaire″, va accélérer et faciliter cette aspiration à aller vers l’autre. Les relations interhumaines qui en résultent répondent à des enjeux économiques, scientifique, démographique, etc. Depuis le milieu du XXe siècle, avec la libéralisation des échanges et la multiplication d’accords commerciaux qui vont favoriser les déplacements des personnes et des entreprises d’un pays à l’autre, la mondialisation a pris une allure considérable. Ainsi, elle peut se concevoir comme l’accélération des mouvements et échanges de capitaux, des humains, de biens et de services, de technologies ou de pratiques culturelles sur toute la planète.
Dans l’espace anglophone, le terme globalisation (globalization en anglais) est utilisé en lieu et place de “mondialisation”. La mondialisation et la globalisation sont donc deux termes synonymes. Or, le mot globalisation traduit le fait de globaliser, c’est-à-dire « réunir en un tout, présenter d’une manière globale des éléments dispersés. » (Petit Larousse, 2004, p. 478). La globalisation, – l’autre appellation possible de la mondialisation –, traduit, le fait de “mettre” le monde dans un système. La mondialisation se concevra alors comme un processus d’instauration d’un système international qui envisage l’unification de ses règles, de ses valeurs et de ses objectifs, tout en prétendant intégrer en son sein l’ensemble des composantes pour la réalisation du bien-être de tous les peuples. Aussi, certains la défendent, la présentant comme une voie de développement. La mondialisation ne saurait porter atteinte au pouvoir économique des États. À cet effet, P.-N. Giraud (2006, p. 927-940) écrit :
La globalisation économique ne signifie nullement la fin du pouvoir économique des États et donc de la diplomatie – et de la guerre – économique. Simplement, l’enjeu de la politique et de la diplomatie – ou de la guerre – économique n’est plus pour un État de défendre « ses firmes » (…) mais de défendre « son territoire », plus précisément l’attrait économique de son territoire, afin d’y maintenir et d’y attirer le maximum d’activités (P.-N. Giraud, 2006, p. 927-940).
Selon les propos de Giraud, malgré la globalisation chaque État détient encore son pouvoir économique. D’ailleurs, il estime que l’économie de chaque pays prendrait un embonpoint, par l’ouverture de son marché ; et pour cela, chaque État devrait inciter les investissements sur son territoire. Or, ce qui est évident, c’est qu’avec ce système libéral à outrance, dans ce monde livré à une concurrence effrénée, les investisseurs nationaux, dans les pays sous-développés, ne disposant pas de soutiens, disparaissent et cèdent la place aux multinationales. Celles-ci acquièrent l’hégémonie économique qui leur donne aussi le pouvoir de décision. Aussi, dans le village planétaire, les Puissances, notamment des pays occidentaux, deviennent-elles les décideurs et les codificateurs des valeurs.
Face à cette situation, nous sommes conduits à nous interroger : Quelle vision du monde le processus actuel de mondialisation engendre-t-il réellement ? Telle est la question centrale de notre réflexion. Elle va susciter les questions secondaires suivantes : Comment la technologie a-t-elle réalisé le village planétaire, prodrome de la mondialisation ? En quoi la mondialisation serait-elle une vision unidimensionnelle du monde ?
L’analyse de ces questions nous permettra de vérifier l’hypothèse centrale et les trois autres secondaires qui s’y rattachent. C’est dans cette optique que nous les formulons respectivement comme suit : Le processus actuel de mondialisation engendrerait une vision unidimensionnelle du monde ; la technologie aurait réduit les distances géographiques, levé des barrières culturelles dans l’optique de réaliser le village planétaire, prodrome de la mondialisation ; la mondialisation envisagerait une uniformisation du monde.
Notre réflexion a pour objectif principal de démontrer que la mondialisation est une vision unidimensionnelle du monde. Il s’en dégage alors des objectifs secondaires. En premier lieu, montrer que la technologie a disposé le monde à la mondialisation en permettant l’intensification des rapports entre les peuples sur tous les plans. Il sera, en deuxième lieu, question de révéler que le libéralisme anéantit le pouvoir économique des pays pauvres et les soumet aux dictats des Puissances.
En toute logique, les objectifs sus-indiqués nous inspirent d’adopter une méthode historique, analytique et critique. En effet, la perspective historique nous permettra de voir la genèse de la mondialisation, notamment dans la réalisation du village planétaire ; tandis que notre analyse critique nous permettra de montrer ce qu’est réellement la mondialisation au-delà de ce qu’elle prétend être.
1. La technologie et la réalisation du Village planétaire
Le village planétaire (en anglais Global Village), est une expression de Marshall McLuhan, tirée de son ouvrage The Medium is the Message, paru en 1867, pour qualifier les effets de la mondialisation, des médias et des technologies de l’information et de la communication.
Le rôle des médias, des technologies de l’information et de la communication, c’est de communiquer ; c’est-à-dire de faire entendre et faire voir. C’est, en un mot, permettre d’échanger des idées et des expériences de toutes sortes que pourrait susciter l’existence. Le progrès de la technique, en général, va aussi accélérer et rendre effectives les rencontres des peuples. La technologie réduirait ainsi les barrières qui les tiennent dans la solitude, pour la réalisation du village planétaire, prodrome de la mondialisation. La réduction des distances physiques et des barrières culturelles en serait la preuve.
1.1. Les nouvelles technologies et la réduction des distances
Le développement de la technologie a permis des échanges entre les individus. L’immensité de la planète était, autrefois, un obstacle à la découverte de l’autre. Elle empêchait d’entretenir de véritables rapports entre des individus vivant dans des États différents. Cette phase de l’histoire de l’humanité est désormais totalement révolue. Au XVIIIe siècle, les expéditions ont été rendues possibles par la technique. La boussole, le gouvernail, etc. ont, certes, permis aux Européens de voyager et de se défaire une certaine idée de la possibilité de l’existence d’autres peuples. C’est avec le développement de la technique que tous les obstacles qui tenaient les États dans une forme d’insularité les uns par rapport aux autres vont être levés, pour ne pas dire vaincus. Les moyens de déplacement sophistiqués permettent de parcourir de longues distances en un temps record. De la sorte, la distance n’est plus un obstacle pour la rencontre des peuples.
D’ailleurs, les déplacements ne sont plus aussi nécessaires comme il en était autrefois. Avec les nouvelles technologies, notamment avec l’internet, nous disposons de possibilités de recevoir et de donner des informations à travers le monde entier. La télécommunication permet de « joindre » des individus à tous les points de la planète et de débattre d’un sujet, ensemble, comme il se passerait au village. Quoique des personnes soient éloignées, elles ont la possibilité de se voir et de se parler ; sans effectuer de déplacement, elles se joignent. C’est ce qui traduit le vrai sens de l’expression se connecter”, si essentielle dans le domaine de la télécommunication. Z. Bauman, (1999, p. 119-120) a bien perçu l’aspect “liquide” de notre existence actuelle. Il écrit :
Dans le monde où nous habitons, les distances n’ont apparemment guère plus d’importance. Il semble parfois qu’elles n’existent que pour être mieux annulées ; comme si l’espace n’était rien d’autre qu’une invitation permanente à les mépriser, à les réfuter et à les nier. L’espace a cessé d’être un obstacle – une demi-seconde suffit pour le vaincre.
À l’évidence, avec les nouvelles technologies, les rapports entre les individus, de même que les relations entre les États s’intensifient. Car la distance n’est plus une barrière qui pourrait empêcher les hommes d’être en contact les uns avec les autres. Ce renforcement des contacts susciterait aussi une réduction des barrières socioculturelles.
I.2. Les nouvelles technologies et la réduction des barrières socio-culturelles
Les relations entre les individus se sont intensifiées aujourd’hui du fait de la réduction des distances. Les uns et les autres entrent constamment en communication. Parlant de communication, il faut dire que le langage constitue l’essentiel élément. La différence de langues qui pourrait faire écran à l’intercompréhension est aussi domptée par la technologie. Aujourd’hui, des systèmes perfectionnés de traduction nous permettent de traduire plusieurs langues simultanément. Les possibilités de leur apprentissage, de leur traduction viennent briser les barrières linguistiques. Les individus de peuples différents ne peuvent plus être considérés comme des gens dont les langues sont insaisissables et les pensées obscures : les hommes se comprennent mieux désormais.
Avec les moyens de transports perfectionnés qui s’offrent à nous, les déplacements des personnes sont fréquents. Il y a une interpénétration entre les peuples, entre les cultures. Celles-ci se laissent mieux découvrir avec les outils technologiques plus que ne le révélaient les comptes-rendus des explorateurs truffés de préjugés. Par exemple, parlant du début des contacts de la France et de la Côte d’Ivoire qui remontent, selon lui, à 1687, un religieux auvergnat, le père Gonsalvez rapportait :
Cette première étape révèle les principales difficultés auxquelles se heurteront toutes les tentatives de pénétration par le littoral : côte inhospitalière du fait de l’obstacle de la barre, pays inaccessible à travers le rideau inextricable de la forêt équatoriale, tribus au caractère indépendant et farouche, désignées par les navigateurs sous le nom de « Mal Gens ».
Comme l’on le voit, il y avait des difficultés à accéder aux autres peuples. La conséquence réside dans la méconnaissance de leur culture. Cela conduit souvent à leur attribuer des comportements sur fond de préjugés. Aujourd’hui, il y a assez d’informations sur les peuples de sorte que les hommes peuvent affirmer se connaître réellement.
L’on accède à toutes les réalités que vivent les peuples logés à divers endroits. Plus encore, l’on partage les réalités de tous les points du globe. C’est ce qui donne le caractère de village à notre planète. « C’est une bonne chose que la plupart des gens puissent disposer des arts simplement en tournant les boutons d’un appareil ou en pénétrant dans un drugstore ». (H. Marcuse, 1968, p. 90).
Au-delà des arts dont fait allusion Herbert Marcuse, ce sont les aspects de la culture des peuples que l’on a, aujourd’hui, le pouvoir d’y avoir accès, et ce, par le biais de l’imprimerie et de la technologie. Celle-ci (la technologie) procède par la numérisation et la diffusion des œuvres culturelles. Comme cela se perçoit, la technique a réduit toutes les formes de barrières qui tenaient les individus, ainsi que les États, éloignés les uns des autres. La planète devient l’espace de coexistence effective des peuples. Ils sont désormais en mesure de se voir, de communiquer et même de comprendre la langue des uns et des autres. Les peuples se sentent alors rapprochés les uns des autres. Un véritable village planétaire s’est créé.
Le village planétaire est une réalité au sens où tous les humains sont devenus interdépendants. Nous ne pouvons plus ignorer l’existence des autres, que leur altérité résulte de leur éloignement géographique ou de leur distance sociale (A. Jacquard et H. Planès, 2005).
Grâce au progrès des technologies, les peuples se connaissent mieux. Ceci dit, notre planète, si étendue qu’elle soit, a tout de même les aspects d’un village, aujourd’hui, par l’effet des nouvelles technologies. L’idée « village planétaire » de Marshall McLuhan est, de ce fait, épurée de toute illusion, car réalisée par les nouvelles technologies. Celles-ci ont assuré l’unité de la planète et favorisent une vision unidimensionnelle de celle-ci.
2. La mondialisation et sa vision unidimensionnelle
Le village planétaire qui traduit la réduction des barrières entre les peuples et les États, est le prodrome de la mondialisation. Notre planète ayant, désormais, les aspects d’un village, elle est aussi gérée comme un village, avec un chef. La mondialisation serait-elle une disposition du monde en un système unidimensionnel ?
2.1. La libéralisation des marchés et la perte de la souveraineté des États-Nations
La globalisation a une influence directe sur l’économie. D’ailleurs, la définition qu’en donne le Petit Larousse (2004, p. 478) en dit long. Sur le plan économique, la globalisation a trait à la « tendance des entreprises multinationales à concevoir à l’échelle planétaire des stratégies conduisant à la mise en place d’un marché unifié ». Cela sous-entend que les échanges commerciaux entre les États sont affranchis des droits de douane, ou du moins, les conditions d’accès aux marchés sont uniformisées et rendues plus souples. On en arrive à un marché “planétaire” où circulent les produits d’une certaine catégorie de sociétés. Les multinationales étant implantées dans plusieurs pays, et disposant de capitaux colossaux, elles suscitent des concurrences auxquelles ne peuvent faire face les investisseurs nationaux des pays pauvres. M. Wolf (1996, p. 13) a raison lorsqu’il déclare : « la globalisation signifie essentiellement que l’économie du monde est dominée par des forces globales incontrôlables et les principaux acteurs du changement sont des firmes transnationales ». (Il est bon d’expliquer la citation avant de parler des pays pauvres) (Aucun État n’a son espace économique pour soi. Tout est soumis à la globalisation et seules les puissantes firmes d’envergure internationale, par leur omniprésence et leur pouvoir financier inébranlable, ont la main mise sur toute l’économie mondiale. Les pays pauvres ne sont plus maîtres de leur économie ; de la même façon, ils ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. Le système qui régit les marchés leur échappe.
Malgré le titre de bienfaiteurs dont elles s’arrogent, les Puissances n’envisagent aucune régulation pour soutenir concrètement l’économie des pays pauvres. Les accords commerciaux sont en faveur des grandes firmes. Les institutions telles que l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), le Fond Monétaire International (FMI), etc. apparaissent comme des instruments efficaces visant à la planification du marché mondial à la mesure des Puissances. C’est ainsi que Ê. Livet (1992, p. 12) écrit :
L’une des caractéristiques les plus significatives des échanges internationaux est l’inégalité de l’accès aux ressources financières. Les taux d’intérêts réels sont quatre fois plus élevés pour les pays pauvres que pour les pays riches, les 20 % les plus pauvres de la population mondiale ne reçoivent que 0,2 % du total des prêts consentis par les banques commerciales.
Les opérateurs économiques nationaux, dans les pays pauvres, ne peuvent pas, dans ces conditions, avoir un appui financier qui puisse leur permettre de faire face à la concurrence que leur livrent les multinationales. Ceux-là disparaissent et cèdent les marchés à celles-ci. Autant dire que l’économie des pauvres est tenue par des Puissances. Que reste-t-il alors du pouvoir de décision des États dont l’économie est détenue par des firmes multinationales ?
En réalité, ces États ne disposent plus de pouvoir de décision. La raison en est qu’à l’ère du capitalisme avancé, seul le profit est l’enjeu qui sous-tend toutes formes d’investissements. Pour cette raison, les gros investisseurs n’acceptent pas d’être à la remorque des décisions qui feront obstacle à la réalisation rapide de gros chiffres d’affaires. Une fois l’hégémonie acquise, les grands groupes industriels vont afficher une certaine arrogance qui ne fait allégeance à aucune autorité locale, même pas à l’État hôte. Ils constituent, de façon insidieuse, les tentacules de leur État d’origine et assurent le monopole des marchés. Comme le révèle R. Duterme (2020, p. 15)
Suite aux progrès dans les transports et les télécommunications, les grands groupes financiers et industriels ont eu la capacité de mettre en concurrence les acteurs immobiles et interchangeables, à savoir essentiellement les travailleurs et les territoires. Il s’en est suivi un chantage à la délocalisation qui subordonne l’ensemble de ces acteurs au bon vouloir de ces groupes. Ces derniers ont de ce fait la possibilité de faire de la planète entière leur terrain de jeu et de soumettre leurs desiderata aux États et aux populations.
Du fait de la financiarisation de l’économie-monde, les grands groupes financiers et industriels se présentent comme les structures qui offrent des opportunités d’emploi aux populations. Aussi, les États, conscients qu’il leur incombe de créer les conditions d’insertion socio- professionnelle, ne peuvent adopter une attitude de fermeté à l’égard des multinationales. D’où leur totale soumission. Les populations et les États subissent la loi des multinationales qui sont pratiquement les mêmes qui détiennent les marchés à travers toute la planète. La mondialisation, de par la globalisation du marché, instaure une nouvelle forme de colonisation. Selon Z. Bauman (1999, p. 103),
Du fait de l’extension sans réserve et sans frein de la libéralisation du commerce, et à cause surtout de la liberté de mouvement du capital et de la finance, « l’économie » échappe progressivement à tout contrôle politique (…), l’État n’a pas le droit de toucher à la vie économique : toute tentative dans cette direction conduirait les marchés financiers à réagir de façon rapide et impitoyable. Cela aurait pour seul effet de mettre encore plus crûment en lumière l’impuissance économique de l’État, perspective qui épouvante les équipes dirigeantes.
La généralisation mondiale du néolibéralisme ravit le pouvoir économique aux dirigeants politiques et les positionne comme de simples exécutants subordonnés aux détenteurs des marchés. De fait, ce sont des relations d’échanges commerciaux séculaires qui, avec leur cortège de domination, se perpétuent à l’ère de la mondialisation. Aussi, pouvons-nous soutenir avec M. Chossudousky (1991, p. 5) que la mondialisation « instaure une nouvelle forme de domination qu’on peut appeler « colonialisme de marché » au profit des clubs de Paris et de Londres et le G7 » (devenu G20 aujourd’hui). T. Adorno et M. Horkheimer diront, en ce sens, qu’« à l’heure du capitalisme avancé, la vie est un rite permanent d’initiation ». Chacun doit montrer qu’il s’identifie sans réserve avec le pouvoir qui ne lui fait grâce d’aucun coup » (M. Horkheimer, 1974, p. 162). Chacun doit conformer ses besoins et sa façon de les satisfaire à ceux qu’impose le pouvoir. Le pouvoir c’est la technologie, ce sont les lois du marché, ainsi que les Puissances qui les ont élaborées. Dans ces relations commerciales, des États pauvres perdent leur souveraineté puisqu’ils sont soumis aux Puissances. Celles-ci se faisant « maîtres » du monde, elles soumettront à coup sûr les autres cultures à la leur ?
2.2. L’universalisation des cultures à l’ère de la mondialisation : vers l’instauration d’une culture universelle occidentalisée
La dépossession des pays de leur pouvoir économique influe aussi sur leur culture. Synonyme de civilisation, la culture, selon N. Baraquin (2002, p. 71), traduit « l’expérience humaine telle qu’elle s’est accumulée et transmise socialement à travers des générations successives ». Elle renvoie, de ce point de vue, à une vision du monde propre à un peuple donné. Il faut dire que l’incapacité de certains États à faire face aux difficultés financières auxquelles ils sont confrontés les expose à avoir l’échine souple face aux pays développés qui peuvent leur venir en aide. Une vision conformiste, voire unidimensionnelle leur est imposée. En un mot, les pays sous-développés payent les aides financières de leur autonomie qui va jusqu’au renoncement de soi, de leur culture.
La mondialisation structure le monde en un espace qui ne favorise et ne promeut que des visions uniformisées à l’aune de la culture des Puissances occidentales. Elle empêche les autres cultures de s’exprimer. Comme le dit si bien C. Lévi-Strauss (1961, p. 20), « on refuse d’admettre la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit ». Logiquement, l’humanité, réunie dans ce particulier village planétaire, devrait susciter l’expression de visions diversifiées. Ce qui n’est pas le cas. On assiste à une société close. Cette attitude constitue un frein à la réalisation d’une civilisation universelle. Par exemple, on s’aperçoit que la légalisation de l’homosexualité est imposée aux États africains par des puissances occidentales qui la présentent comme un paramètre de la démocratie ; et par conséquent, une condition sine qua non pour être en de bons termes avec elles.
Concernant ce sujet, à Dakar, le 12 février 2019, lors d’une conférence commune avec le Premier ministre canadien Justin Trudeau, l’ancien président sénégalais, Macky Sall, affirmait :
Les lois de notre pays obéissent à des réalités qui sont le condensé de nos valeurs culturelles. Elles sont le reflet de notre vision, de notre manière de vivre et d’être. Et ces lois interdisent l’exhibition, les relations contre nature. Cela n’a rien à voir avec l’homophobie.
Cette déclaration du Président sénégalais fait suite à l’insistance du Premier ministre canadien à obtenir de façon claire la dépénalisation de l’homosexualité dans ce pays à majorité musulmane. Le Sénégal étant souvent cité en exemple d’État de droit, Macky Sall, son président d’alors, était quasiment acculé à se conformer aux valeurs occidentales pour mériter cet honneur et les privilèges y afférant. Ainsi, des pays africains sont-ils contraints à reconsidérer leur position vis-à-vis de cette façon de vivre la sexualité qu’ils perçoivent comme l’ignominie la plus répugnante qui puisse exister en matière de pratique sexuelle. En tant que membres du village planétaire et conscients de leur dépendance aux Puissances, surtout, vu le risque d’être ostracisés, les pays pauvres sont obligés de se soumettre à ces « maîtres » quoique les principes que ceux-ci dictent soient contraires à nos valeurs culturelles.
Avec la globalisation, les êtres humains qui vivent au rythme des civilisations non occidentales subissent trop de répression. H. Marcuse (1963, p. 27) nous l’a bien dit : « L’individu réprimé introjecte ses maîtres et leurs directives dans son appareil mental ». De cette façon, chaque individu, chaque peuple rejette ses propres valeurs pour se conformer aux directives des Puissances. À cette « conscience homogénéisée » (J. Ziglier, 1981, p. 90), les maîtres imposent les valeurs. L’uniformisation se fait aussi aisément ; car « les valeurs sont assumées comme leurs par les individus » (H. Marcuse, 1969, p. 32).
Dans ce monde unifié, souvent de façon insidieuse, les nations sont conduites à se conformer aux normes prescrites par les Puissances. Or, ce sont des systèmes qui appauvrissent encore les États les moins nantis et ne profitent qu’aux nations les plus fortes, seuls décideurs. Ayant perçu cette supercherie des puissances, D. L. Fié (2005, p. 85) révèle :
Par une stratégie d’embrigadement du langage, et de la communication, les nations fortes au plan économique militaire et technologique, projettent dans le monde entier des images magiques et hypnotiques de type à créer une irrésistible unité autour de leur cause. Dans un univers clos du discours, à l’aide d’un langage mensonger, on fait passer les intérêts privés pour les besoins de l’ensemble.
La mondialisation, en son aspect actuel, révèle plus de duperie. Elle ne favorise que les Puissance dans leur désir de perpétuer leur suprématie au dépend des pays pauvres. Par le biais de la technologie, elles font adhérer toute l’humanité à leur cause présentée comme celle de toute la planète.
Ne nous y méprenons pas, la mondialisation a un fondement essentiellement matérialiste. L’on ne s’intéresse à une culture et ne s’en imprègne que par rapport à ce qu’elle peut lui apporter. Lévi-Strauss le dit si bien :
L’historicité, ou, pour parler exactement, l’événementialité d’une culture ou d’un processus culturel sont ainsi fonction, non de leurs propriétés intrinsèques, mais de la situation où nous nous trouvons par rapport à eux, du nombre et de la diversité de nos intérêts qui sont gagés sur eux (C. Lévi-Strauss, 1961, p. 43).
L’Europe et les USA sont les codificateurs de valeurs universelles et universalisables, puisque l’adoption des cultures occidentales prétend être le gage du développement. Évidemment, un des signaux d’alarme les plus évidents indiquant que nous sommes en voie de réalisation d’une uniformisation culturelle, c’est la subordination des intérêts au pouvoir économique. Sur le plan culturel, les chocs culturels sont moins tendus. Ils se soldent par l’adoption de la culture qui semble être pourvoyeuse de biens matériels, c’est-à-dire la culture occidentale.
La mondialisation a donc rendu plus accessible la diversité culturelle internationale. Mais paradoxalement, la mondialisation a aussi tendance à homogénéiser les cultures mondiales. En effet, certains particularismes culturels tendent à disparaître au profit de la mondialisation. Certaines cultures s’imposent, d’autres disparaissent. C’est ainsi qu’aujourd’hui, le cinéma américain devient partout dans le monde une référence, parfois au détriment des industries cinématiques locales.
L’intensification des relations interhumaines suscite l’interpénétration des cultures. Au cours de cette rencontre des cultures, celles qui ne disposent pas de moyens d’être divulguées et de subsister disparaissent. Pour J.-P. Warnier (2007, p. 87), « la circulation de biens culturels à l’échelle mondiale est un fait de communication ». On se rend compte que la propagation et la pérennisation d’une culture aujourd’hui est conditionnée par le niveau de développement du peuple qui la pratique.
La mondialisation de la culture est une des conséquences du développement industriel. L’ambition normale de toute industrie culturelle est de conquérir des parts du marché mondial en diffusant ses productions au Sri Lanka comme aux États-Unis. À l’inverse, la culture des Eskimos ou des banlieues ouvrières françaises est étroitement localisée et n’a ni l’ambition ni les moyens de se diffuser mondialement. L’industrie fait intrusion dans les cultures-traditions, les transforme et parfois les détruit (J.-P. Warnier, 2007, p. 6).
L’industrie détruit les cultures-traditions quand elle les prive de leurs valeurs intrinsèques et les conforme ou les subordonne aux autres cultures prises comme des références. C’est alors que la mondialisation tend à la réalisation d’une culture unidimensionnelle. En sa phase active et/ou actuelle, elle consiste en un processus d’universalisation des visions des Puissances du monde. Leurs décisions, leurs cultures s’universalisent, alors que celles des pays du tiers monde tendent à disparaître. Le point de vue de Marcuse s’actualise : « La technologie est devenue le plus grand véhicule de la réification− une réification qui est arrivée à la forme la plus achevée et la plus efficace ». (H. Marcuse, 1968, p. 263). Marcuse critiquait la technologie dont il dit avoir favorisé la réalisation d’une société américaine capitaliste unidimensionnelle. De toute évidence, cette rationalité technologique, en soutenant le processus de la mondialisation, lui a aussi donné un caractère unidimensionnel. Face à la réalité, la réalisation d’une mondialisation pluridimensionnelle serait émancipatrice pour les peuples.
Conclusion
La mondialisation se conçoit comme le processus d’intégration des échanges, des personnes et de leurs activités, voire de leurs pratiques culturelles sur toute la planète. Cette forme de relation interhumaine et interétatique connaît un essor particulier avec l’avènement des nouvelles technologies. Elles ont réduit les barrières entre les peuples à telle enseigne que le globe est devenu un village planétaire. Ceci se concrétise dans la libéralisation des marchés, l’intensification des mouvements de personnes et de capitaux, l’internationalisation des entreprises.
Avec ce système de globalisation, tout l’espace planétaire apparaît comme un marché unifié soumis au libéralisme sans bornes ni vergogne. Les entreprises locales, frappées par le marasme financier, ne pouvant faire face efficacement à la rude et déloyale concurrence que leur livrent les multinationales, finissent par disparaître. Les groupes financiers et industriels, détenteurs du pouvoir économique, détiennent ipso facto le pouvoir de décision.
Dans cette logique, la souveraineté des États est sacrifiée sur l’autel des enjeux économiques. Les institutions supranationales ne prennent aucune mesure concrète pour soutenir ces pays pauvres ; elles s’affichent comme des instruments au service des Puissances. Celles-ci codifient des valeurs à l’aune de leur culture qu’elles promeuvent au détriment de celles des autres peuples. Le versant unidimensionnel du processus actuel de mondialisation est évident. N’est-ce pas dans la réalisation d’une mondialisation pluridimensionnelle que l’humanité trouvera son épanouissement ? Notre souhait réside dans la nécessité de vous approprier le dernier point d’analyse pour passer d’une mondialisation unidimensionnelle à la mondialisation pluridimensionnelle.
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12. IVOIRITÉ, IDENTITÉ ET MONDIALISATION : LA CÔTE D’IVOIRE À LA RECHERCHE D’ELLE-MÊME
Kouassi Marcelin AGBRA
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
agbrakouassimarcelin@gmail.com
Résumé :
Notre article a pour objectif de répondre à l’interrogation suivante : l’identité ivoirienne baptisée « ivoirité » est-elle un obstacle à l’ouverture de la Côte d’Ivoire au monde extérieur ? En partant du fait que la Côte d’Ivoire est une terre d’immigration, nous montrons qu’il lui faut construire son identité en transformant la multiplicité en unité par le modèle contractualiste. L’identité ivoirienne (ivoirité) ne peut, donc, être conçue comme un moyen de discrimination, de xénophobie et de catégorisation des ivoiriens. En même temps qu’elle doit être un concept fédérateur et unificateur permettant à la Côte d’Ivoire de s’ouvrir au monde sans nier son identité et sa particularité.
Mots-clés : Contrat, nation, identité, ivoirité, mondialisation.
IVOIRITY, IDENTITY AND GLOBALIZATION: CÔTE D’IVOIRE IN SEARCH OU ITSELF
Abstract:
Our article aims to answer the following question : is the Ivorian identity called ‘’Ivoirité’’ an obstacle to the opening of Côte d’Ivoire to the outside world? Starting from the fact that Ivory cost is a land of immigration, we show that it must build its identity by transforming multiplicity into unity using the contractualist model. Ivorian identity cannot therefore be conceived as a means of discrimination, xenophobia, and categorization of Ivorians. At the same time that it must be a unifying concept to allowing Ivory cost to open up to the world without denying its identity and its particularity.
Keywords : Social contract, democracy, identity, ivoirité, globalization.
Introduction
La côte d’Ivoire est un pays d’Afrique de l’ouest colonisé par la France. Indépendante depuis 1960, elle cherche à se construire une souveraineté et une identité dans un contexte de mondialisation réclamée ou redoutée. Composée d’environ 60 ethnies, elle essaie, tant bien que mal, de trouver une harmonie qui pourrait faire advenir la conscience et l’identité nationales. La première problématique à laquelle elle est contrainte de répondre est la suivante : comment obtenir l’unité à partir de la diversité ? Mieux, comment transformer les identités plurielles en une identité nationale ? La réponse est d’abord venue des anthropologues qui ont cru voir dans le concept d’ivoirité un concept culturel capable d’opérer la symbiose des diverses cultures ethnico-tribales. Des politiques leur ont emboité le pas en faisant de ce même concept le socle de l’identité nationale. Au-delà de la polémique suscitée par ce concept, on peut remarquer que la Côte d’Ivoire a le souci de la construction de la conscience et de l’identité nationales. Mais, cette volonté butte sur un second problème : quelle place accordée aux particularités nationales dans un contexte de mondialisation ? C’est un secret de polichinelle : le monde évolue vers la globalisation et la mondialisation. Si des sociétés ethniques et tribales se sont muées en nations, il est possible que les nations évoluent vers des ensembles de plus en plus grands. C’est la logique du cosmopolitisme. Toutefois, comment réussir ces mutations à la fois économiques, politiques et sociales ? Les nouvelles formes de violence telles que le terrorisme, le phénomène de l’immigration massive montrent que le chemin de la mondialisation est parsemé d’embuches. Le terrorisme, pathologie sécuritaire mondiale dont la Côte d’Ivoire n’est pas exempte, sinon dont elle n’est pas à l’abri, en est un paramètre notoire. Historiquement, ledit pays a connu une rébellion qui lui a valu d’être et a été traitée de « poudrière identitaire ». Il se pose, donc, à la Côte d’Ivoire l’épineuse problématique à laquelle nous voulons tenter d’apporter des contributions dans le présent article : la Côte d’Ivoire peut-elle marquer sa particularité, sa différence, dans un monde de plus en plus intégré ? Autrement dit, la Côte d’Ivoire, terre d’intégration par excellence, peut-elle intégrer la communauté mondiale, mue en village planétaire, sans se renier ? En transcendance de ces perplexités intellectuelles, il y aurait que la Côte d’Ivoire, mico-civilisation imbattable, est marquée d’une mystique mentale qui lui donnerait d’articuler, aisément, particularité et universalité sans sombrer dans l’extinction identitaire intrinsèque. Nous justifierons notre position en scrutant les origines de la conscience identitaire ivoirienne (1), et, après, nous analyserons les rapports complexes entre l’identité nationale et l’identité transnationale (2).
1. Aux origines de la conscience identitaire ivoirienne
1.1. Les identités plurielles : entre traditions et cultures
La Côte d’Ivoire est une terre de peuplement composée d’une soixantaine d’ethnies. Chacune d’elles a sa tradition et sa culture particulière au-delà des points communs avec d’autres groupes ethniques dans un grand ensemble (Mandé, Krou, Voltaïque et Akan). Les langues, les organisations socio-politiques, les habitudes alimentaires et vestimentaires y sont aussi nombreuses que diverses. Cependant, malgré cette pluralité ethnique, les « Ivoiriens » ont vécu dans une harmonie relative jusqu’à l’indépendance, du fait de l’absence de concurrence et de rivalité ethnique. L’existence de quelques « guerres » tribo-ethniques, jadis, n’était pas de nature à perturber gravement la quiétude communautaire car elles se terminaient toujours par des alliances ou traités de paix.
Les grands groupes connus avaient des organisations socio-politiques différentes. Par exemple, les Akan avaient leur système social et politique fondé sur la royauté. Organisé selon la patrilinéarité ou la matrilinéarité, le pouvoir politique se transmettait de génération en génération sans heurt. Étaient absents de ce système, la compétition, encore moins, le conflit parce que le successeur du roi était connu parfois avant sa mort. Ce mode de désignation du roi est différent du mode de désignation du chef. Chez certains, parmi le groupe Krou, la matrilinéarité et la patrilinéarité n’existent pas. Il existe des critères plus ou moins objectifs par lesquels le chef est désigné. Ici, d’ailleurs, il n’y a pas de royaume donc on ne parlera pas de roi.
À ces différences politiques, peuvent s’ajouter des différences économiques. En effet, tandis que certains peuples se caractérisent par leur tradition commerciale, d’autres font de l’agriculture leur métier principal. Les différences linguistiques sont réelles même à l’intérieur d’un même groupe. Enfin, on peut noter, pour ne pas être exhaustif, une différence alimentaire. D’un groupe ethnique à un autre, les habitudes alimentaires varient.
Par ailleurs, le peuplement de la Côte d’Ivoire a continué après la colonisation et l’indépendance. Du fait de la fertilité de son sol, de l’abondance des ressources naturelles qui ont occasionné son ‘’développement’’ rapide, cette colonie française a connu une immigration massive des ressortissants des pays voisins mais aussi des pays arabes (Libanais et Syriens). Le flux économique ambiant en étant la prime. Certains ressortissants étrangers s’y sont définitivement établis et ont fait de la Côte d’Ivoire leur seconde nation. Dans un premier temps, cette arrivée massive d’immigrés ne constitua point un problème. Les immigrés étaient bien accueillis et acceptés selon la tradition et l’hospitalité africaines. Selon Ousmane Dembélé (2002, p. 145), « les besoins en main-d’œuvre du système ont été souvent tels que la joie de recevoir des manœuvres s’est confondue avec celle qu’éprouvent les familles à accueillir, dans leur tradition, des étrangers ». L’hospitalité envers les étrangers était « sacrée ». Les manœuvres avaient droit au même traitement que des invités : un accueil gracieux, chaleureux. La politique de l’état de Côte d’Ivoire, à cette époque, y était naturellement pour quelque chose. Le pays était moins peuplé et les Ivoiriens menaient une vie austère loin de la quête du luxe donc l’affluence des étrangers ne constituait pas une menace. Cette situation ressemble fortement à celle décrite par Rousseau dans son Émile ou de l’éducation. À propos de la vie rustique et de l’hospitalité, il racontait cette histoire :
On nous montre un appartement fort petit, mais propre et commode ; on y fait du feu, nous y trouvons du linge, des nippes, tout ce qu’il nous faut. Quoi ! dit Émile tout surpris, on dirait que nous étions attendus ! O que le paysan avait bien raison ! quelle attention ! quelle bonté ! quelle prévoyance ! et pour des inconnus ! Je crois être au temps d’Homère. Soyez sensible à tout cela, lui dis-je, mais ne vous en étonnez pas ; partout où les étrangers sont rares, ils sont bien venus : rien ne rend plus hospitalier que de n’avoir pas souvent besoin de l’être (J.-J. Rousseau, 1971, p. 282).
À bien lire ce texte de Rousseau, on se rend compte que la vie rustique rend hospitalier. Un adage de la Côte d’Ivoire, à propos de la nourriture, dit que « s’il y en a pour un, il y en a pour tous ». L’autochtone est donc toujours prêt à donner gîte et couvert à son hôte en Côte d’Ivoire en milieu rural comme milieu urbain. Dans les zones forestières vivent beaucoup d’étrangers qui sont employés dans les plantations ou d’autres secteurs d’activité. Ils y sont parfois employeurs ou propriétaires de nombreux biens. Mais d’où vient alors l’hostilité entre le tuteur et son hôte ? Comment l’inhospitalité et la xénophobie prennent place dans le cœur des hommes ? Rousseau répond que c’est l’affluence des étrangers : « c’est l’affluence des hôtes qui détruit l’hospitalité » (J.-J. Rousseau, 2018 p. 466), écrit-il. L’affluence des étrangers ou des immigrés réduit l’espace et les ressources se raréfient. Il naît, de ce fait, un sentiment d’envahissement chez les autochtones qui voient les hôtes comme des concurrents dont il faut se méfier. La Côte d’Ivoire est, jusqu’alors, un exemple indéniable. Malheureusement, l’immigration et les problèmes fonciers qu’elle a induits ont fait naître un sentiment de rivalité entre les autochtones et les immigrés internes, d’une part, et, entre les ivoiriens et les immigrés d’autres pays, de l’autre. La Côte d’Ivoire apparaît, par conséquent, comme un ensemble hétérogène de groupes juxtaposés. Cette configuration montre, d’une certaine manière, que la Côte d’ivoire est loin d’être un pays homogène où manquent le sentiment patriotique, la conscience et le culte de l’identité nationale. Aux dires d’Henri Bourgoin et de Philippe Guillaume (1979, p. 285), « l’un des principaux obstacles à la construction nationale résidait précisément dans l’absence d’un sentiment patriotique, dans les origines diverses et les caractéristiques contradictoires des populations composant l’ancienne colonie française » Toutefois, bien que travaillant ensemble, les communautés ne se mélangent pas. Le sentiment tribal semblait prendre le pas sur celui de l’appartenance à une nation. La formation des États-nation, comme c’était le cas de beaucoup de pays africains, butte/ait sur la configuration traditionnelle composée de groupes ethniques et tribaux jaloux de leurs organisations politiques, sociales et culturelles. (Ousmane Dembélé, 2002, p. 27) dit à ce sujet que : « Il n’y a pas [eu] fusion sociale véritable, d’assimilation, mais un cosmopolitisme extrêmement fin de groupes ethniques dont le degré d’intégration le plus poussé se traduirait par l’image d’un état de forte émulsion sociale et spatiale. » Il revenait à l’État de construire un ensemble homogène dénommé identité nationale qui ne soit, pourtant, pas exclusionniste.
1.2. Contrat social et émergence d’une identité nationale ivoirienne
Comment passer de la multiplicité ethnique à une unique entité appelée Côte d’Ivoire ? Comment faire Un avec du Multiple ? Par la métaphore du tissage, Platon tente de donner des éléments de réponse dans Le politique. Il y montre que la politique est un art dont le but est d’organiser la cité composée d’hommes différents. Il compare l’art de gouverner ou l’art royal à l’art de tisser, c’est-à-dire l’art de lier et d’entrelacer. La technique du tissage permet d’assembler des éléments différents pour former un ensemble homogène et beau. C’est à ce même résultat que doit parvenir l’homme d’État en agissant comme le tisserand. Cette théorie du tissage est un bel exemple que peuvent suivre les sociétés multi-ethniques comme la Côte d’Ivoire ou le Ruanda. Si la soixantaine d’ethnies qu’elle compte, constitue un obstacle a priori à son unité, l’art du Politique peut l’aider à surmonter cet obstacle. Les sociétés humaines sont en constante mutation. Et il appartient à l’homme de s’adapter par le renouvellement perpétuel du contrat social. Les guerres et les révolutions imposent des changements que le Politique doit pouvoir suivre et appliquer à son peuple. Un bel exemple est proposé par le Rwanda qui a su surmonter la guerre civile qui l’a fortement ébranlé.
Comme le tisserand, l’homme politique doit pouvoir tisser le tissu de protection de la société. De même qu’on se sert du tissu comme vêtement, de même la politique devrait permettre de protéger le peuple contre les dangers auxquels il peut être confronté. De plus le travail du tisserand consistant à relier entre eux des fils parallèles, des trames, au moyen d’autres fils qui les traversent perpendiculairement en faisant passer les uns en-dessous, les autres au-dessus, il doit, de cette manière parvenir à obtenir une seule matière solide qu’est le tissu. Sur ce modèle l’homme politique peut relier les citoyens entre eux par les liens du mariage interethnique, les liens de fraternité etc. C’est cette unité et cette uniformité que vise le concept d’ivoirité. La métaphore du tissage présente le tissu fait d’éléments soudés symbolise la protection, c’est-à-dire l’antidote contre les dangers, les menaces et la division.
Qui plus est, la technique du tissage permet de trouver le gouvernant idéal. Il s’agit, dans l’entendement de Platon, de trouver un homme qui a les deux vertus de tempérance et de courage. Dans le détail, si c’est un monarque, il doit avoir ces deux vertus. En revanche, si c’est un groupe d’hommes, il doit comporter autant d’hommes courageux que tempérants. Comme on le voit, l’exemplarité de la théorie platonicienne traverse le temps sans s’altérer. En effet, qu’on soit sous un régime présidentiel, monarchique ou parlementaire (selon le langage politique contemporain), la métaphore du tissage peut permettre de juguler l’autoritarisme, la dictature ou les totalitarismes que notre époque a connus.
Selon les théories du contrat telles qu’élaborées par Hobbes et Rousseau, l’état primitif de l’homme est un état d’isolement, mieux, d’individualité égocentrique. Les hommes auraient existé sans rapports organisés entre eux. C’est cet état qu’il est convenu d’appeler l’état de nature. Mais, la dégradation de cette existence primitive les a amenés à se rapprocher et à établir les sociétés humaines telles que nous les connaissons aujourd’hui. En dépit de leurs divergences et de leurs différences, ces théories nous suggèrent deux idées : l’isolement originel et le contrat. En répondant à l’interrogation de savoir comment les hommes sont passés de l’état de dispersion à celui de société, ils inventent l’idée de contrat. C’est donc par contrat que les hommes passent de la multiplicité à l’unité. Comme le décrit Rousseau, le processus de socialisation de l’homme a commencé depuis la naissance de la propriété privée et prend un tournant décisif dans le second état de nature. Le faux contrat institué par les riches au détriment des pauvres engendre un état chaotique duquel les hommes devraient sortir au risque de périr tous. Ils le font par un autre contrat dont Rousseau dessine les contours :
Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être (J.-J. Rousseau, 1962, p. 243).
Le contrat social tel qu’énoncé par Rousseau, reconnaît à l’accord volontaire entre les sociétaires un rôle fondamental. Il n’est pas seulement, à l’origine, de l’ordre politique, il est aussi constitutif du lien social. Du pacte originel, surgit la vie sociale tout entière ou, du moins, un ordre moral et juridique radicalement nouveau par rapport à ce qui aurait pu exister auparavant. Pour tout dire, le pacte originel est essentiellement un contrat d’association
Mais, comment le genre humain peut-il changer sa manière d’être ? En abandonnant son être à la communauté. La faculté qu’il a de se gouverner soi-même, il la remet à la communauté pour former le moi commun, symbole de l’unité nationale. Ainsi, dit Rousseau, il s’agit, en fait, de « trouver une forme d’association qui défende et protège, de toute la force commune, la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant » (J.-J. Rousseau, 1962, p. 234). En fin de compte, la société civile qui deviendra ensuite la communauté nationale, nait de l’abandon de soi à toute la communauté. Une fois la communauté formée, comment lui donner une identité ? Comment la distinguer des autres communautés humaines ? Cette question à laquelle ont tenté de répondre beaucoup de philosophes a son origine dans la philosophie grecque. La préoccupation précise des philosophes grecs est la suivante : « qui suis-je ? » ou encore « qui sommes-nous ? ». La réponse à ces interrogations permet de découvrir l’identité de l’individu ou de la communauté en même temps qu’on découvre la différence et l’altérité. Se découvrir comme sujet, c’est découvrir aussi que je ne suis pas l’autre et que l’autre n’est pas moi. C’est cette philosophie ou cette conception de l’identité qui fonde « l’ivoirité ». Dans cette perspective, « l’ivoirité » ne saurait être entendue comme une forme de nationalisme mais un projet de construction d’une identité. En quoi consiste-t-il ?
Comme tous les pays du monde, les ressortissants ivoiriens bénéficient de la nationalité ivoirienne. Toutefois il y a une différence entre être ivoirien et être « ivoiritaire » selon les penseurs de « l’ivoirité ». Suivons ce que Niamké Koffi (1996, p. 25) dit à ce sujet :
L’ivoirité est un mot produit par dérivation suffixale à l’aide du suffixe « ité » qui signifie une qualité, une propriété, un état, un caractère comme élément distinctif d’une identité. Il faut indiquer que la qualité exprimée par le suffixe « ité » est souvent une qualité intellectualisée supposant un processus d’élaboration intellectuel qui en fait une abstraction. Cette entité abstraite a une valeur collective et renvoie à l’imaginaire d’une collectivité. Elle relève du domaine des représentations construites à dessein. « L’ivoirité » : c’est la qualité de ce qu’est la Côte d’Ivoire ici dénotée par la base ‘’ivoire’’. Le monde ne renvoie pas ipso facto à « l’ivoirien » car la base de la dérivation suffixale n’est pas ici l’adjectif « ivoirien » qui aurait donné « ivoirianité » mais « ivoire » donnant « ivoirité ».
Cela signifie qu’il ne suffit pas d’être ivoirien pour être « ivoiritaire ». Les précisions suivantes de Boa Thiémélé (p. 158) le confirment :
Par l’ivoirité, les individus ne sont pas seulement dans l’espace physique ni d’ailleurs dans le temps de la Côte d’Ivoire. Il est juste de dire qu’ils habitent cet espace et ce temps à travers l’amour et l’intérêt qu’ils portent à son destin en prenant part aux activités, en y investissant et en la défendant. Il ne suffit pas de vivre en Côte d’Ivoire, il faut l’habiter par des actes d’humanisation et d’amour.
Ce texte présente l’ivoirité comme un concept dont l’essence repose sur « l’habiter » et « l’amour ». En effet Boa Thiémélé tente de marquer une différence entre vivre et habiter. Dans son entendement, vivre en Côte d’Ivoire, c’est y être simplement. Alors que l’habiter implique une participation active aux activités politiques, économiques et culturelles. Une telle participation n’est possible que par l’amour qu’on lui manifeste. « L’ivoiritaire » est donc le patriote qui fait passer l’intérêt de la nation avant le sien. Car lui-même n’est qu’une partie d’un tout qui le dépasse et donne sens à son existence. Comme l’enseigne la formule mathématique : « le tout est plus grand que la partie ». Qui plus est, l’amour de la patrie n’a pas de sens si on n’aime pas ses concitoyens. Par conséquent, l’amour dont il est question ici implique l’amour des concitoyens. Par-là on peut conclure que « l’ivoirité » est plus un concept fédérateur que xénophobe. Elle est un moyen d’intégration, d’ouverture à l’autre, et non un repli sur soi. Elle est le crédo d’une « Côte d’Ivoire ouverte toujours plus sur l’extérieur » (T. Boa, 2015, p. 55)
2. La mondialisation comme émergence d’une identité transnationale au-delà des particularismes nationaux
2.1. Du clos à l’ouvert : le défi mondial d’une constitution cosmopolitique
L’évolution du monde débouche sur une réalité évidente : la réduction de la vie autarcique des peuples. Aucun peuple, aujourd’hui, ne peut vivre renfermé sur lui comme la monade leibnizienne. Les peuples, les nations ou les pays évoluent comme l’escargot qui est obligé de sortir de sa coquille pour aller chercher de quoi se nourrir afin de se maintenir en vie. Ainsi, les relations inter-étatiques sont guidées par le bilatéralisme et le multilatéralisme. Ce qui signifie que la coopération est indispensable à la vie des peuples. Cependant, comment participer à la mondialisation sans se renier ? Tel est le dilemme auquel sont exposés tous les pays du monde et auquel la Côte d’Ivoire tente de trouver une solution à travers sa politique de « l’ivoirité ». En réalité, le fond du problème ivoirien réside dans l’interrogation suivante : comment la Côte d’Ivoire peut-elle s’ouvrir au reste du monde sans compromettre sa liberté et son hospitalité ? Quelle peut être la particularité ivoirienne dans cet ensemble homogène qu’est la mondialisation ? La réponse à ces interrogations pourrait être trouvée dans la philosophie kantienne telle qu’exposée dans son projet de paix perpétuelle, 1796.
L’idée kantienne peut s’entendre comme suit : le droit de visite qui s’accorde avec l’hospitalité n’autorise pas l’appropriation du sol et des richesses du tuteur. Le respect de ce principe est gage de paix. Constatant l’absence de législation entre les différents États, Kant préconise une législation sous forme de droit international (droit des gens) capable de réguler les relations inter-étatiques. Il voit là la condition de réalisation de la paix perpétuelle. La voie explorée par Kant est la constitution de la polis et de la cosmopolis dont la construction concomitante doit être compatible. La première condition de réalisation de la mondialisation, suivant les principes kantiens du cosmopolitisme, est la liberté. Selon Kant (Kant, 1988, P. 28), l’État « est une société d’hommes, dont l’État seul peut disposer en maitre. C’est un tronc qui a ses propres racines. L’incorporer à un autre État comme une simple greffe, c’est le réduire de personne morale qu’il était, à l’état d’une chose… ». On peut retenir, de ces affirmations, trois idées de l’État : l’identité, la souveraineté et la liberté. Il s’agit, ici, de qualités auxquelles l’État ne peut renoncer dans sa coopération avec ses homologues. En effet, la « racine » d’un peuple, c’est son identité qui elle-même renvoie à sa particularité ou à sa spécificité. C’est cette spécificité que la Côte d’Ivoire appelle « ivoirité ». Celle-ci peut se reconnaitre par son drapeau et sa devise qui sont les signes par lesquels on la reconnait aux quatre coins de notre planète. En tant que tel, le concept « ivoirité » est bien loin de son usage politico-xénophobe galvaudé qu’on a voulu en faire. La politique « ivoiritaire » devrait être une politique de construction de l’identité nationale, et non une politique xénophobe de catégorisation des Ivoiriens en ivoiriens de souches et ivoiriens de secondes classes. Pour être fédérateur, ce concept devrait réunir tous ceux qui se sentent ivoiriens et non ceux qui sont nés ivoiriens. Par opposition à Aristote, les théoriciens de la société contractuelle ont montré que nul ne nait membre d’une communauté établie mais on le devient.
Ce qui importe, c’est la construction et la conservation de l’identité nationale qui permet, non seulement, de montrer sa spécificité, mais aussi, de résister à l’envahissement et à la phagocytose. Le contrat social qui fera advenir la société civile des nations telle que voulue par Kant, n’est pas un contrat de soumission. Il suppose, par conséquent, l’égalité des États qui contractent. On le dira autrement en affirmant que la mondialisation n’est pas une jungle où règne la loi du plus fort. La mondialisation ou la coopération internationale renferme des contrats mais ceux-ci ne nient point la personnalité morale des États contractants car c’est en cette qualité qu’ils peuvent passer ce contrat.
Ce qui est intéressant et important dans la construction kantienne du cosmopolitisme, c’est qu’il donne une place de choix à l’hospitalité. Celle-ci permet aux peuples et aux hommes, non seulement, de se rapprocher, mais aussi, de se traiter en humain. De telles considérations amènent les hommes à éviter de violer le droit d’humanité (esclavage, colonisation, xénophobie et vente d’immigrés). Kant (1988, p. 43) écrit :
Les relations (plus ou moins étroites) qui se sont établies entre tous les peuples de la terre, ayant été portées au point qu’une violation du droit commise en un lieu se fait sentir dans tous, l’idée d’un droit cosmopolitique ne peut plus passer pour une exagération fantastique du droit; elle apparaît comme le complément nécessaire de ce code non écrit qui, comprenant le droit civil et le droit des gens, doit s’élever jusqu’au droit public des hommes en général, et par là jusqu’à la paix perpétuelle, dont on peut se flatter, mais à cette seule condition, de se rapprocher continuellement
Dans la philosophie kantienne, l’hospitalité n’est plus une attitude philanthrope mais un devoir. Et ce devoir doit être protégé par une législation cosmopolitiste. Comme droit de visite, l’hospitalité se distingue de la colonisation et de l’immigration massive et envahissante. Au-delà de ces deux conditions, l’étranger a droit au respect en tant qu’être humain. Le droit d’hospitalité comporte deux articles essentiels : le premier est
le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société, en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini; il faut donc qu’ils se supportent les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre (E. Kant, 1988, p. 42).
Le second est « le droit qu’a l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi » (E. Kant, 1988, p.42) tant qu’il n’offense personne. C’est dans ce canevas que s’inscrit l’ivoirité dont le versant xénophobe n’est qu’une extrapolation répugnante à visée politicienne. Toutefois, de même que Kant reconnait aux hommes le « droit de séjour », il soumet ce dernier à des conditions qui obligent l’étranger à se tenir à carreau. Il évoque, notamment, la question de l’appropriation du sol et le droit d’accueil. Si les hommes sont libres de voyager rien ne fait obligation aux autochtones de les recevoir. Kant accorde, alors, à ces derniers le droit de refuser. Tout dépend de l’attitude des étrangers dont certains adoptent parfois des attitudes inacceptables. L’exemple qu’on peut citer et qui concerne directement la Côte d’Ivoire est la question de la propriété foncière. Ne disposant pas d’une législation appropriée sur cette question, le partage, la cession ou la vente des terres divise les Ivoiriens entre eux, et les oppose aux étrangers.
2.2. Sur le chantier de la démocratisation du monde
Quelle doit être la nature des relations entre les États du monde ? Cette interrogation est d’autant plus importante que la mondialisation suscite, chez beaucoup d’hommes, des inquiétudes plus ou moins justifiées. Est-il possible pour un pays pauvre de traiter d’égal à égal avec un pays développé ? La mondialisation n’est-elle pas une forme déguisée d’impérialisme économico-politique ? Les rapports tendus entre les États-Unis et la Chine constituent un échantillon révélateur de la menace que pourraient faire peser les pays développés sur l’économie et la politique des pays sous-développés. Ce qui est à craindre, c’est la menace d’un commerce conquérant et impérialiste dans un contexte de mondialisation. En effet, le problème de la mondialisation est le fait que tout est subjugué à l’économie. Dans ce contexte, il est difficile de parvenir à l’égalité. En démocratie politique, chaque citoyen a une voix. Par contre, dans un monde économique oligarchique, prévaut un suffrage censitaire, où les voix sont proportionnelles aux moyens financiers ou matériels. On se demande alors : comment instituer l’égalité dans un contexte de mondialisation où certains sont plus riches que d’autres ? Comment établir un équilibre entre les riches et les pauvres pour qu’il y ait plus de justice ? Comment faire apparaitre la mondialisation comme l’horizon de l’histoire, et non comme une utopie ?
La solution réside, peut-être, dans la réforme suivante : la création de l’État post-national, qui est plus proche de la mondialisation que le souverainisme et le fédéralisme.
Si la souveraineté de l’État n’est plus conçue comme indivisible, mais partagée avec des acteurs internationaux ; si les États n’ont plus le contrôle de leurs propres territoires ; et si les frontières territoriales et politiques sont de plus en plus perméables, les principes centraux de la démocratie libérale – l’autonomie politique, le demos, la condition du commun accord, la représentation et la souveraineté populaire – deviennent incontestablement problématiques (J. Habermas, 2000, p. 47).
C’est une solution médiane à explorer. Dans sa tentative pour réconcilier le souverainisme et le fédéralisme, Habermas recense les limites de souverainisme qui se résument en l’incapacité de l’État-nation à protéger son économie. Les flux commerciaux internationaux sont aujourd’hui d’une ampleur telle que l’État-nation se trouve incapable de protéger et de redistribuer les ressources. La suprématie que prend le pôle politique et l’incapacité de l’État à le maitriser, nous oblige à équilibrer les choses en revalorisant le pôle politique. L’État post-national est État des États par qui peuvent advenir la justice et l’égalité entre les peuples. Il maintient à équidistance le souverainisme rousseauiste et le fédéralisme kantien. Son avènement est conditionné par l’élaboration d’institutions supranationales comme la CEDEAO, l’UA, etc. De bonnes institutions supranationales permettront d’évoluer vers une société mondiale démocratique d’où disparaitront l’impérialisme, l’injustice et tout ce que redoutent les anti-mondialisations. Certes, l’expression « communauté internationale » apparait aujourd’hui, comme un abus de langage, mais la penser à long terme reste une possibilité. C’est que ses bases doivent être solides en s’appuyant sur des règles juridiques et éthiques. Ce qui est en vue est une forme de relations équitables grâce auxquelles tous les pays peuvent compétir sans injustice. La division du monde en pays pauvres, émergents et développés ne doit pas constituer un handicap dans les accords de coopération politique et commerciale. Par exemple, l’insécurité grandissante provoquée par le terrorisme, la question écologique et autre, doivent nécessiter une coopération internationale sans faille. On voit, par-là, que la mondialisation implique nécessairement une forme de solidarité indispensable : la solidarité internationale.
Le dictionnaire Lalande définit la solidarité, entre autres, comme étant un devoir moral d’assistance entre les membres d’une même société, en tant qu’ils se considèrent comme formant un seul tout. En l’absence de communauté politique instituée et de législation internationale, la solidarité mondiale peut se limiter à cette conception morale qui pourrait découler de la pitié dont Rousseau dit qu’elle est un sentiment naturel. Par la pitié, on peut devenir empathique afin de partager la souffrance et la misère d’autrui. Il ne s’agit point de charité mais de choix par lequel je peux aider mon semblable. Mais, l’adage nous rappelle que « la charité bien ordonnée commence par soi-même ». En ce sens, le premier acte solidaire, c’est envers ses concitoyens. L’ivoirité consiste d’abord à produire et à consommer « ivoirien » car la consommation a un impact sur l’emploi et le revenu. C’est en partant de chez moi qu’on peut agrandir son cercle pour aller vers les autres. En effet, en tant que consommateur, le citoyen peut choisir ses produits de consommation en tenant compte de critères permettant de contribuer au bien-être de son pays et de l’humanité. Par exemple, en choisissant d’acheter un véhicule moins polluant, il ne tient pas compte du lieu de fabrication ni de la personne qui fabrique. Ce qui lui importe, c’est la question écologique et bien d’autres.
Au plan international, il n’est pas utopique de proposer aux institutions de Breton Wood de constituer une sorte de réserve mondiale par laquelle elles pourraient venir en aide aux pays pauvres sous forme de dons. Car, l’endettement et pis, le surendettement approfondit les disparités entre les pays. L’un des dangers auxquels la mondialisation expose les État-nations est l’ethnocentrisme. Par conséquent, la réussite de la mondialisation culturelle impose qu’on réponde aux interrogations suivantes : est-il possible de construire un État des État-nation multiculturel ? Comment éviter les écueils de l’ethnocentrisme dans le processus de la mondialisation ? Particulièrement, la culture ivoirienne peut-elle éviter d’être phagocytée par des cultures dominatrices ? les réponses à ces interrogations nécessitent qu’on esquisse une définition des concepts convoqués. Le multiculturalisme peut être entendu comme la coexistence de plusieurs cultures au sein d’une communauté humaine donnée. Elle se distingue de l’interculturalisme qui, lui, va au-delà de la simple coexistence. Il concerne plutôt les relations entre les différentes cultures. Il s’agit, par l’interculturalité, de promouvoir le dialogue, les échanges entre les cultures afin d’éviter d’éventuels conflits. Le conseil de l’Europe (2008, p.19) définit le dialogue interculturel comme étant : « un processus d’échanges de vues, ouvert, respectueux et basé sur la compréhension mutuelle, entre des individus et des groupes de différentes origines et traditions ethniques, culturelles, religieuses et linguistiques, dans un esprit de compréhension et de respect mutuels ». Cette conception de l’interculturalité nous éloigne des attitudes discriminatoires tendant à placer certaines cultures au-dessus d’autres. L’idée qui la sous-tend est que toutes les cultures se valent et, donc, qu’on peut les mettre sur un pied d’égalité. Le clivage entre barbares et civilisés est dépassé au profit d’une égalité démocratique. Les échanges entre les nations est fondé sur le principe qu’il n’y a ni civilisation supérieure ni civilisation inférieure. Sur le marché culturel, chaque peuple a quelque chose à proposer. Et, ce que la Côte d’Ivoire a à proposer, est « l’ivoirité » dans son versant culturel.
Conclusion
L’ivoirité est une tentative de revalorisation de l’identité nationale et de la citoyenneté ivoirienne. Elle est l’ambition de la Côte d’Ivoire d’unir les Ivoiriens autour de valeurs fondamentales dont le premier est le sentiment d’appartenance commune. Chaque Ivoirien (de naissance ou d’adoption) doit partager, avec tous les autres, l’amour de la patrie, le bonheur d’être lié à une terre, un peuple, un État, et une culture. À une époque où les moyens technologiques et les moyens de transport permettent aux hommes de s’interconnecter, tout tend à s’universaliser et les particularismes sont menacés de disparition. Il s’installe une sorte de concurrences économique, politique et culturelle, dans lesquelles les modèles identitaires se battent, se repoussent ou se phagocytent. Dans ce contexte, la valorisation du modèle ivoirien n’est rien d’autre qu’une affirmation de soi, de son identité et de sa particularité. La Côte d’Ivoire s’ouvre au monde avec ce qu’elle a de particulier, ce qui fait d’elle ce qu’elle est, ce qui marque sa différence d’avec les autres. Aucun État ne peut échapper à la mondialisation mais tous les États indépendants ne sauraient se renier pour autant.
Références bibliographiques
BOA Thiémélé, 2015, L’ivoirité et l’unité de la Côte d’Ivoire, Abidjan, CERAP.
Conseil de l’Europe, 2008, Le livre blanc sur le dialogue interculturel. Vivre ensemble dans l’égale dignité, Strasbourg, Conseil de l’Europe.
DEMBÉLÉ Ousmane, 2002, « La construction économique et politique de la catégorie « étranger » en Côte d’Ivoire », in Côte d’ivoire : l’année terrible 1999-2000, Paris, Karthala.
HABERMAS Jürgen, 1998, Après l’État-nation, trad. Rainer RCHLITZ, Paris, Fayard, 2000
BOURGOIN Henri et GUILHAUME Philippe, 1979. Côte d’ivoire : Économie et Société, Paris, Stock.
KANT Emmanuel, 1988, Projet de paix perpétuelle, J.-F POIRIER, Paris, Hatier.
KOFFI Niamké, 1996, L’ivoirité ou l’esprit du nouveau contrat social du président Henri Konan Bédié, Abidjan, PUCI.
RENAUT Alain et MESURE Sylvie, 2002, Alter Ego, les paradoxes de l’identité démocratique, Paris, Flammarion.
ROUSSEAU Jean-Jacques, 1971, Émile ou de l’éducation, in Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard.
13. LES OPPORTUNITÉS DU KANTISME SUR LE CHAMP SOCIOPOLITIQUE EN AFRIQUE
Issoufou MAMANE
Université André Salifou (Niger)
Résumé :
L’Afrique est un vieux continent, un vaste espace physique, de surcroît berceau de l’humanité et qui fut le théâtre des plus grandes expériences humaines, carrefour des civilisations. Certes, l’Afrique a eu un passé douloureux qui peut, en partie, expliquer son retard économique. L’histoire du monde nous enseigne aussi que l’Europe, l’Amérique et même d’autres parties du monde ont connu des révolutions qui leur ont permis de réaliser des progrès intellectuels, économiques, moraux, sociaux et politiques, et d’accéder au développement. Le criticisme kantien peut-il être considéré comme une réponse à la vulnérabilité de l’Afrique ? C’est à cette question que notre modeste communication tente d’apporter des réponses. À travers une approche analytique, nous essayerons dans un premier temps de mettre en exergue les opportunités offertes par la morale kantienne, avant de montrer l’intérêt de l’idée d’une « paix perpétuelle » sur les Etats-nations africains.
Mots-clés : Afrique, développement, kantisme, opportunités, paix.
THE OPPORTUNITIES OF KANTIANISM IN THE SOCIOPOLITICAL FIELD IN AFRICA
Abstract:
Africa is an old continent, a vast physical space, moreover, the cradle of humanity, and which was the scene of the greatest human experiments, crossroads of civilizations. Certainly, Africa has had a painful past which can, in part, explain its economic backwardness. But the history of the world also teaches us that Europe, America and even other parts of the world have experienced some revolutions which allowed them to make intellectual, economic, moral, social and political progress, and to access development. Can Kantian criticism be considered as a response to Africa’s vulnerability? This is the question to which our modest communication attempts to provide answers. Through an analytical approach, we will first try to highlight the opportunities offered by Kantian morality, before showing the interest of the idea of a “perpetual peace” for African nation-states.
Keywords : Africa, development, kantianism, opportunities, peace.
Introduction
De nombreuses études disponibles présentent l’Afrique d’aujourd’hui comme un continent structurellement vulnérable. D’autres études par contre la décrivent comme une Afrique de nouvelles perspectives financières prometteuses. Cela montre à suffisance que la réalité de l’Afrique est à réapprendre, par ceux qui prétendent la connaître ou l’étudier. Ces différentes images contrastées de l’Afrique sont souvent l’œuvre de certains médias occidentaux très éloignés des réalités de ce continent, ainsi que certains spécialistes mal renseignés sur ses réalités économiques. À côté de la vulnérabilité économique, on note en Afrique un climat d’insécurité qui annihile les efforts des États-nations post-indépendants. Aujourd’hui aucun pays du monde ne peut prétendre au développement sans passer par l’éducation de la jeunesse, la promotion des valeurs républicaines d’État de droit, d’égalité et de justice sociale. Ce n’est pas en se référant toujours au passé glorieux de l’Afrique que ce continent va transformer les conditions des populations africaines. C’est plutôt en rompant avec les anciennes pratiques rétrogrades et révolues telles que la corruption, la démagogie, le favoritisme, le népotisme que l’Afrique va se réveiller comme un seul homme pour assumer son destin. L’unité politique et économique du continent est une nécessité impérieuse. C’est pourquoi l’Afrique doit s’unir le plutôt possible ou périr. Les universités africaines, qu’elles soient publiques ou privées, doivent s’assumer pour que la recherche soit effective partout sur le continent. Après soixante ans d’indépendance, les pays africains tardent à accéder au développement malgré leurs ressources naturelles et leur démographie. Dans quelles conditions le criticisme kantien peut-il contribuer à garantir la paix, la justice sociale, l’unité du continent africain ? Sur le plan moral, quels profits l’Afrique peut-elle tirer de la doctrine de Kant pour booster son développement ? Dans un premier temps nous nous pencherons sur la question brûlante de la paix en Afrique, puis nous abordons dans un second temps les enjeux et opportunités du criticisme de Kant en Afrique ; à ce niveau nous procédons à un décryptage des concepts relatifs aux « trois critiques » de Kant. Enfin dans un troisième et dernier axe, nous allons proposer une attitude moins pessimiste des Africains devant la doctrine de Kant.
1. Le cosmopolitisme kantien : une source d’inspiration pour les États-nations africains
Parmi les philosophes des temps modernes, Emmanuel Kant est le philosophe politique reconnu pour avoir œuvré sur le plan conceptuel à la construction d’un ordre juridique célèbre et de portée universelle, dont la paix est le but suprême : le cosmopolitisme kantien. L’Afrique est un continent densément peuplé, réputé pour sa diversité du point de vue ethnique, linguistique, géographique et cela lui attribue le privilège d’abriter de manière naturelle les phénomènes de biodiversité.
Chez Kant, la nature aussi bien que la raison jouent un rôle important dans l’accomplissement de la destination de l’espèce humaine. Selon le philosophe de Königsberg, « Les actions humaines sont déterminées exactement comme tout autre événement naturel selon les lois universelles de la nature » (E. Kant, 2005, p. 32). C’est pourquoi ce philosophe politique accorde de l’importance aux relations de l’homme avec la nature, ainsi qu’aux buts que celui-ci assigne aux actions qu’il mène sur terre. Quoi qu’il advienne, l’histoire humaine vise un but et de ce point de vue elle charrie un plan caché qu’elle s’évertue à réaliser. Les Africains peuvent et doivent largement tirer profit du cosmopolitisme kantien, mais à condition qu’ils en fassent un bon usage. Cette condition suppose implicitement la volonté de vaincre les contraintes multidimensionnelles reconnues par les Africains eux-mêmes comme étant le véritable obstacle au progrès matériel et moral de cette partie du monde.
L’histoire nous rappelle qu’à la faveur des idées développées et partagées en Europe avec l’avènement des Lumières, des peuples ont réalisé des progrès multisectoriels. Le développement technique et industriel réalisé par l’Europe est donc une conséquence de l’éclosion des idées intervenues dans cette frange temporelle. Ce relatif progrès global des sociétés européennes est sans doute le résultat de leur attachement à certaines valeurs telles que la volonté morale de se soumettre à la loi, le désir de vivre suivant des normes juridiques rigoureusement étudiées. Or, « une nation peut et doit tirer un enseignement de l’histoire d’une autre nation » (M. Karl, 1982, p. 17). Pour Marx, philosophe matérialiste, un peuple peut s’inspirer de l’histoire des autres peuples qui l’ont précédé ou avec qui il partage les mêmes réalités existentielles afin d’améliorer sa condition. Les Africains, certes, sont par le passé fait leurs preuves à travers l’histoire des anciennes organisations sociales telles que la Nubie, l’Égypte du temps des pharaons. Les pays africains peuvent et doivent s’inspirer du cosmopolitisme kantien pour tendre vers une stabilité politique et une paix véritable en Afrique.
C’est à notre avis la seule condition pour que l’Afrique sorte de sa condition d’univers de la mal gouvernance, de l’instabilité politique, de l’insécurité permanente, de crises politiques récurrentes. L’Occident n’est pas encore parvenu à mettre en application cette idée kantienne d’un État cosmopolitique, mais il est en train de l’essayer à son profit. C’est pourquoi, avant la création de l’Organisation des Nations Unies (ONU), la Société des Nations (SDN) était mise en place. De nos jours, les États-Unis d’Amérique (USA), l’Union Européenne (UE) semblent être ceux qui, en fonction de la réalité des pays concernés, tendent vers la réalisation de cette philosophie politique. Est-il judicieux d’envisager l’application de ce projet kantien à l’échelle africaine ?
1.1. La prise en compte des relations entre les États africains
Pour appréhender le sens profond de cette pensée politique de Kant, il est essentiel de comprendre la visée culturelle commune qui la sous-tend. Cette visée est celle d’une identité humaine commune :
Le modèle kantien garde toute son actualité par la prévision qu’il a faite de l’interdépendance croissante des peuples de la terre et par l’option du relationnisme qui permet la construction juridique d’un programme de paix partageable. Ce sont, en effet, les relations, relations entre individus et relations entre peuples, qui sont universalisables. Des relations et non des appartenances. Seule la forme des rapports interhumains est universalisable. (M. Castillo, 2017, p. 19).
De manière explicite, l’une des opportunités du cosmopolitisme kantien pour les États-nations africains est la possibilité de fédérer des Républiques autour d’une autorité politique suprême dotée de pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire pour administrer les pays membres sur la base de relations créées pour garantir une paix durable sur le continent. La deuxième option peut être un regroupement des Républiques sur la base d’une libre alliance. Cela permet également à chaque République prise individuellement de se sentir juridiquement liée à l’ensemble des États concernés par ce projet politico-juridique. Souscrire à cette idée kantienne permettra peut-être aux Africains de cheminer vers une véritable unité politique et économique, telle que certains panafricanistes, à l’instar de Cheikh Anta Diop et Kwame Nkrumah, l’ont souhaitée. Cette unité africaine est aujourd’hui nécessaire, car les micro-États africains ne sont pas viables d’une part, et d’autre part toutes les tentatives d’intégrations politiques ou économiques n’ont pas permis au continent de se développer. Le cosmopolitisme prôné par Kant présente des avantages et des implications dont les États africains peuvent s’approprier dans l’intérêt de toutes les populations africaines.
1.2. Implications culturelles du projet kantien : Quels intérêts pour les États africains ?
Le cosmopolitisme de Kant se fonde aussi sur le partage d’un désir commun de civilisation grâce à ce que ce penseur humaniste appelle la publicité de la raison. Qu’est-ce alors la publicité de la raison du point de vue kantien ? L’humanisme kantien est favorable au partage des savoirs à travers la diffusion des connaissances acquises par l’humanité, pour vaincre l’ignorance et favoriser un usage optimal de la raison. Ainsi, donc, une dimension anthropologique importante est caractéristique de ce projet kantien : le fait de considérer tous les États comme des citoyens du monde. À la lueur de cette importante idée kantienne, on peut soutenir que quelquefois ce ne sont même pas les États qui sont considérés comme des citoyens du monde, mais les personnes. C’est ce que nous lisons chez M. Castillo : « Dans l’anthropologie du point de vue pragmatique, ce ne sont pas les États, mais les hommes, les individus-hommes qui sont considérés comme des citoyens du monde. » (2017, p. 20). La perspective n’est pas politique, mais pragmatique et culturelle. Dans l’analyse qu’elle fait du concept « pragmatique » employé dans l’intitulé du livre de Kant l’Anthropologie du point de vue pragmatique, le sens donné au concept « pragmatique » signifie ce que Kant appelle lui-même : « La connaissance de ce que l’homme, en tant qu’être libre, fait de lui-même » (1994, p. 11). Dans cette perspective, tous les hommes sans exception sont reconnus comme des citoyens du monde. Ici, la pensée de Kant prend une allure plus pratique que théorique.
On comprend aisément alors que la culture du point de vue kantien a pour finalité une humanisation effective de l’homme. Cette logique qui considère l’homme comme un citoyen du monde est en harmonie avec l’esprit de l’impératif catégorique qui voudrait que l’homme soit reconnu comme une fin et non un moyen. Les Africains peuvent s’approprier cette maxime afin d’être disponibles et philosophiquement aptes à rejeter tout système de réification ou de domination de l’homme par l’homme où cette ère capitaliste envahit les marchés et les économies mondiales, l’Afrique doit se donner les moyens politiques et idéologiques de réussir sa résistance contre tout agresseur extérieur ou intérieur. Enfin, le cosmopolitisme kantien est une occasion pour les Africains de s’autogouverner selon des normes rationnelles, conformément aux lois générales de l’évolution. Ce projet d’Emanuel Kant recèle nécessairement des implications importantes sur le plan politique.
1.3. Implications politiques du cosmopolitisme
Le cosmopolitisme kantien est sous-tendu par un idéal de civilisation dont la doctrine fondamentale est une philosophie des relations. L’espèce humaine est du point de vue de Kant appelée à s’accomplir conformément à sa destinée, qui est de nature morale. En tenant compte de cette dimension culturelle qui attribue à chaque individu le statut de citoyen du monde, l’on dira après Kant que c’est l’idée la plus sublime que l’homme puisse faire de sa destination. Ce sentiment procuré par cette appartenance de nature politique, doit servir de source d’inspiration et de motivation dans tous les actes que nous menons pour accomplir la réalisation de la liberté. Le cosmopolitisme est porteur d’un idéal de civilisation engageant toute l’espèce humaine.
C’est pourquoi l’Afrique est attendue dans cette heureuse expérience. Les États comme les hommes sont impliqués dans un réseau de relations. Ce concept de relation est en même temps précieux et exaltant dans la mesure où :
La Relation, c’est-à-dire en même temps la Poétique, au sens agissant du mot, qui nous hausse en nous-même et la solidarité, par quoi nous manifestons cette hauteur. Tout réseau de solidarité est en ce sens une vraie Poétique de relation. Il paraît contradictoire d’employer ce terme, une Poétique, à propos d’une entreprise, le réseau des Villes refuges, qui a requis et qui nécessite encore tant d’aménagements administratifs, de décisions institutionnelles et appelle à surmonter tant de barrières dressées par les usages, la règle de l’ordinaire ou tout simplement l’habitude. Mais je me porterai à cette audace. Car il ne s’agit pas ici et seulement d’une démarche humanitaire, quoique la chose eût pu se suffire. La Ville refuge n’est pas comme un asile de charité, elle entretient avec l’hôte qu’elle a choisi d’accueillir des rapports de connaissance mutuelle, de découverte progressive, d’échange à long terme, qui font de cette entreprise un exercice véritablement militant, une participation active au rendez-vous généralisé « du donner et du recevoir » (E. Glissant, 1997, p. 249).
L’humanisme de Kant consacre une place de choix à l’homme, qu’il considère dans sa philosophie comme la fin ultime de son projet, en tant que seul être raisonnable. Du point de vue de Kant, au nom de ce que ce philosophe appelle l’insociable sociabilité de l’homme, celui-ci a besoin d’un maître pour être guidé conformément aux exigences de la raison. D’où la pertinence de la philosophie critique de Kant. Alors, quelle est l’importance du criticisme kantien dans le contexte actuel de l’Afrique ?
2. Enjeux et pertinence du criticisme en Afrique
Les trois critiques de Kant couvrent dans une large mesure l’essentiel des idées qui fondent sa réflexion critique. Mais avant tout, soulignons que le kantisme se démarque d’une certaine façon de l’idéalisme platonicien. Pour certains auteurs le criticisme kantien est même une réfutation de la philosophie de Platon.
Dans la pensée de Kant, quelques ouvrages majeurs sont déterminants pour appréhender le sens de la critique kantienne. Il s’agit, entre autres, de la Critique de la raison pure, des Fondements de la métaphysique des mœurs, de la Critique de la raison pratique, de la Critique du jugement. Dans le contexte actuel de l’état d’évolution du monde, les thèmes abordés par les « trois critiques » de Kant sont importants pour les sociétés contemporaines. En effet, si l’on considère par exemple la Critique de la raison pure, elle apporte globalement une réponse philosophique à la question fondamentale « Que puis-je savoir ? »
2.1. Les limites de la connaissance humaine
L’un des mérites de Kant est d’avoir attiré l’attention de ceux qui s’intéressent à la philosophie, aux problèmes que pose la science sur le fait qu’il est possible, sur le plan rationnel, pour ceux qui le désirent, de construire leur univers scientifique. La raison pure chez Kant est ce qui dans la pensée est a priori, c’est-à-dire ce qui est indépendant de l’expérience ou de la raison tout court. Mais ce philosophe souligne, par ailleurs, qu’il est humainement impossible d’atteindre l’Absolu ! Voilà une conclusion apparemment anodine, compatible avec l’esprit de la période moderne. Nous assistons sur le plan conceptuel à la déclaration d’une proposition ambivalente qui frise à la fois la tragédie et l’assurance. Cette pensée kantienne peut avoir une portée historique, mais elle est aussi incitatrice à la persévérance dans la recherche des savoirs. Dans tous les cas, l’histoire est, quelque part, en train de donner raison à Kant, pour la simple raison que de nos jours l’on se rend de plus en plus compte des limites de la raison. Autrement dit, nous ne pouvons pas tout connaître. D’ailleurs, à la lueur de la pensée kantienne, l’on aura déjà appris que nos aptitudes à connaître sont circonscrites dans le champ des phénomènes.
Les connaissances auxquelles la raison n’a pas accès relèvent d’un autre domaine qui est celui des noumènes. Et au nom de l’universalité de la raison et de l’idéal civilisationnel de partage des savoirs qui sous-tend le projet cosmopolitique kantien, les Africains doivent se sentir concernés par ce sujet en prenant part au débat scientifique. Mais cela n’est possible que lorsque les Africains manifesteront la volonté d’y prendre part, en éduquant la jeunesse, en l’exhortant à apprendre les leçons de son passage du berceau au tombeau. Une œuvre importante de Kant répond avec clarté et précision à une autre question philosophique : « Que dois-je faire ? ».
2.2. Les valeurs au cœur du criticisme kantien
Dans un ouvrage important Kant aborde une question essentielle qui se rapporte à une des trois réalités de l’âme : la faculté du désir. En vérité, la raison pure ne s’oppose pas à la raison pratique, bien qu’il soit facile de les prendre comme des concepts opposés. La raison pratique soulève au bout du compte le problème des valeurs. Cela constitue un thème important dans les sociétés africaines. Chez Kant, la raison est spéculative lorsque son activité s’ordonne à la seule connaissance. Elle est pratique lorsqu’elle s’ordonne à l’action morale. La raison peut prendre la forme théorique ou la forme pratique. Sous la première des deux formes (théorique,) elle peut être soit pure soit fondée sur l’expérience, mais la raison pratique est nécessairement pure. Toutefois, il faut aussi savoir que :
La raison pure théorique consiste dans l’armature a priori de la pensée. La raison pure pratique édicte le principe a priori de l’activité morale ou impératif catégorique : « Obéis toujours de telle sorte que tu puisses ériger la maxime de ton action en loi universelle » (P. Foulquié, 1966, p. 604-605).
La raison pratique est en rapport, comme nous l’avons mentionné plus haut, avec la faculté du désir, ou simplement les questions relatives à la raison. Il faut remarquer que la question que pose la raison pratique a des implications dans la sphère de la morale qui, chez Kant occupe une place importante en philosophie. Or, qui parle de la morale parle nécessairement de valeurs qui sont des données déterminantes dans le respect des fondements de la famille : le mariage par exemple. La survie des sociétés quelles qu’elles soient dépend du respect des valeurs morales qui les sous-tendent. Aujourd’hui, pour paraphraser Heidegger on peut affirmer que l’Occident est en crise des valeurs.
Et si des mesures ne sont pas prises à temps, cela peut déboucher sur la décadence des civilisations occidentales. C’est pourquoi, à ce niveau également, l’Afrique doit être attentive à ce qui se passe dans le reste du monde, parce qu’aujourd’hui, la rationalité technique, l’instrumentation de la raison ont donné naissance à un nouveau règne : celui de l’économique et du financier, c’est-à-dire le phénomène de la mondialisation. Ceci dit, il y a une autre œuvre de Kant, pas des moins importantes, qui permet de comprendre et de saisir le lien qui existe entre la raison pure et la raison pratique.
2.3. Du lien nécessaire entre la philosophie théorique et la philosophie pratique
Un ouvrage de Kant soulève le problème que pose la faculté d’éprouver du plaisir ou de la peine. On s’achemine vers la réponse philosophique de la question « À quoi m’est-il permis d’espérer ? ». À ce niveau, nous sommes dans le domaine de la division de la philosophie. Chez Kant, la faculté de juger est un lien nécessaire entre les deux parties de la philosophie : la philosophie théorique et la philosophie pratique. Du point de vue de J. Barni traduisant Kant, il est nécessaire que :
Les concepts qui fournissent aux principes de cette connaissance rationnelle leur objet, soient différents ; si non, ils n’autoriseraient pas cette division, qui suppose toujours une opposition des principes de la connaissance rationnelle propre aux différentes parties d’une science. Or il n’y a que deux espèces de concepts, lesquelles impliquent autant de principes différents de la possibilité de leurs objets : ce sont les concepts de la nature et le concept de la liberté. Et comme les premiers rendent possible, à l’aide de principes a priori, une connaissance théorique, et que le second ne contient relativement à cette connaissance qu’un principe négatif (une simple opposition ), tandis qu’au contraire il établit pour la détermination de la volonté des principes ex tensifs, qui, pour cette raison , s’appellent pratiques, on a le droit de diviser la philosophie en deux parties, tout à fait différentes quant aux principes , en théorique en tant que philosophie de la nature et en pratique en tant que philosophie morale (car on appelle ainsi la législation pratique de la raison fondée sur le concept de la liberté) (E. Kant, 1846, p. 11-12).
Et concernant la faculté de désirer selon le même auteur :
La volonté, en tant que faculté de désirer, est une des diverses causes naturelles qui sont dans le monde, c’est celle qui agit d’après des concepts; et tout ce qui est représenté comme possible ( ou comme nécessaire ) par la volonté , on l’appelle pratiquement possible ( ou nécessaire ) , pour le distinguer de la possibilité ou de la nécessité physique d’un effet dont la cause n’est pas dé terminée par des concepts ( mais, comme dans la matière inanimée, par mécanisme, ou , comme chez les animaux, par instinct. — Or ici on parle de pratique d’une manière générale, sans déterminer si le concept qui fournit à la causalité de la volonté sa règle est un concept de la nature ou un concept de la liberté » (E. Kant, 1846, p. 12-13).
En définitive toutes les thématiques relatives aux trois critiques de Kant intéressent l’Afrique. L’apport de la doctrine de Kant pour une transformation des conditions des Africains n’est donc, à notre humble avis, possible que lorsque certains aspects essentiels du kantisme sont réellement pris en compte. En premier lieu, il faut valoriser l’éthique de la responsabilité chez l’homme africain. Cela voudrait dire que les causes du retard de ce continent doivent désormais être recherchées au niveau des Africains eux-mêmes, avant de les imputer aux autres. Même si, l’histoire nous révèle un passé douloureux de l’Afrique, il n’en demeure pas moins que personne ne peut, créer les conditions de transformation de l’Afrique mieux que les Africains eux-mêmes. Il s’ensuit que ce n’est pas le préjudice ou l’injustice subis par l’Afrique qui mérite d’être pris en compte, mais c’est plutôt ce que les Africains auront fait concrètement pour accéder à ce développement souhaité. Deuxièmement, il est désormais urgent et utile que les Africains accèdent à une meilleure compréhension du concept de liberté chez Kan. Sans cette compréhension, l’apport du kantisme restera une vaine illusion en Afrique, pour la simple et bonne raison que l’humanité sans un ancrage véritable à la rationalité est une humanité vidée de sa substance. Cela suppose que la raison doive éclairer la volonté de l’Africain : il doit s’affirmer en tant qu’être rationnel et rigoureux, dans la pensée comme dans l’action. Le kantisme, dans ces conditions, peut véritablement contribuer à améliorer les conditions du continent. Pour cela les Africains ont l’obligation morale et éthique de prendre conscience de la nécessité de se démarquer de toute forme de théorisation idéologique, qui ne pose pas les vrais problèmes. C’est pourquoi les Africains doivent s’approprier les tenants et les aboutissants de la pensée de Kant. Cela ouvrira les voies à la promotion de la morale kantienne sur le sol africain. Cette morale prônée par Kan, peut être matérialisée sur le sol africain à condition que l’élite africaine soit capable d’élever le niveau du débat sur l’apport du kantisme à l’Afrique.
3. Discerner entre le discours de Kant sur l’Afrique et la substance de sa doctrine
Dans un premier temps Kant est perçu comme un penseur qui développe des idées dans un soi-disant ethno-kantisme qui, selon certains Africains, participe dans une certaine mesure de l’exclusion ou à la limite de la négation de la liberté aux Africains. Dans un deuxième temps, le principe universel de Kant lui attire les critiques de la philosophie contemporaine qui considère que ce principe peut être un véritable obstacle à la liberté. Cela prouve à suffisance qu’être kantien, aussi bien en Afrique que dans d’autres parties du monde, suppose être digne de liberté. Et mieux, ce principe de liberté en tant que caractère intrinsèque de l’être humain, transcende tous les autres principes éthiques et historiques. Parler de Kant en Afrique peut donner l’impression d’un transfert de l’universalisme classique dans cette partie du monde. Mais en analysant le formalisme qui caractérise l’universalisme de Kant, il n’en n’est rien. Ce que Kant propose à l’époque des Lumières, milite en faveur de la pluralité des cultures à la faveur de l’articulation de la politique et de la morale pour former une communauté humaine. Pour aborder judicieusement et efficacement le sujet concernant l’apport du kantisme dans le développement du continent africain, il ne s’agit pas d’observer un silence coupable sur la faute commise par Emmanuel Kant relativement au problème racial. Il nous semble plus adéquat de nous intéresser à la justesse ou à la hauteur de sa pensée.
3.1. Hauteur de la pensée kantienne
Ce sur quoi l’analyse des chercheurs de tous horizons doit se focaliser est, à notre humble avis, cette idée de souche commune attribuée par Kant à tous les humains ! Cela est extrêmement important et, c’est à ce niveau que les penseurs africains doivent rebondir pour saisir cette opportunité d’enrichir leurs réflexions. Car, à coup sûr cette idée kantienne est une idée haute et permet d’élever le niveau du débat sur la contribution de la doctrine de ce philosophe occidental au progrès de l’Afrique. Cette idée de souche commune permet d’envisager un monde cosmopolitique, base de toute possibilité de vivre mieux et ensemble, sans la peur d’être victime d’une injustice quelconque. Défenseur de la liberté, il est logique qu’Emmanuel Kant se démarque de la colonisation et des autres formes d’injustices dont les hommes peuvent être victimes.
3.2. L’anticolonialisme kantien
Le cosmopolitisme kantien peut être renforcé par l’idée d’une paix perpétuelle telle que nous l’avions évoquée dans les lignes précédentes. Des positions philosophiques replacent la philosophie de Kant sur des versants anticolonialistes. La liberté est incompatible avec les idées d’asservissement de l’homme. Ces idées constituent une rupture avec les principes éthiques et moraux de Kant. D’autre part, la justice est un concept-clé de la philosophie de Kant. Et pour tendre vers cet idéal de justice, l’intersubjectivité est essentielle dans la vie des hommes vivant ensemble, elle devient dans une certaine mesure la matrice de toute vie sociale. Les échanges entre des êtres de la même espèce – l’espèce humaine – donnent plus d’importance et de la valeur à la vie sociale. C’est en cela que l’intersubjectivité est essentielle dans le cadre de la vie des hommes et, surtout, pour rendre possible l’effectivité du dialogue interculturel. L’humanisme kantien couvre également les principes d’acceptation et d’accueil de l’autre en tant que personne humaine.
3.3. L’idée d’hospitalité chez Kant
On peut citer le concept d’hospitalité parmi les concepts qui occupent une place essentielle dans la pensée kantienne. Cela s’explique par la récurrence de ce concept dans l’œuvre d’Emmanuel Kant, mais surtout parce que ce philosophe apparaît comme celui qui a en a fait pour la première fois un problème politico-juridique. Un des mérites de Kant est d’avoir réussi à attribuer à ce concept d’hospitalité une signification autre que morale, en refusant de le circonscrire dans la sphère de bienfaisance pour l’ériger en un critère d’évaluation du caractère des peuples. Au nom de cette hospitalité des Français et des Allemands vis-à-vis des étrangers, le philosophe Kant n’a pas caché son admiration pour ces peuples précités. À l’époque de Kant, l’hospitalité renvoyait principalement au droit de visite, mais de nos jours la nécessité d’élargir sa signification à des dimensions plus importantes de la vie sociale est nécessaire, pour reprendre Flavien Enongoué. Cette idée kantienne se perpétue de nos jours au regard de l’universalisme qui la sous-tend et la profondeur de son sens.
Conclusion
Le retard technologique de l’Afrique s’explique par le retard que le continent a accusé dans le domaine des connaissances philosophiques et scientifiques. Pour se rattraper, l’Afrique doit déployer des efforts significatifs en commençant par éliminer l’ignorance en Afrique. La question du développement du continent se pose de manière cruciale en Afrique. Certes, l’Afrique est souvent perçue comme un continent présageant de bonnes perspectives économiques. Mais la vulnérabilité du continent est un fait indéniable, car beaucoup de pays africains figurent parmi les pays à faible revenu. Les philosophes africains doivent relever le défi, en accélérant l’éveil de conscience des générations montantes. Le cosmopolitisme kantien n’est pas une utopie : il suffit d’y croire et de faire montre de volonté. La pensée de Kant reste actuelle eu égard aux événements et aux épreuves auxquels l’humanité est exposée. On peut retenir concernant le maintien de la paix au monde que
Par-delà la paix étatique mondiale, c’est toute la philosophie de Kant qui met aux prises le conflit et la paix. Cette philosophie est donc loin d’être utopique. Elle élucide clairement les conditions des possibilités de son réalisme. On assiste ainsi à une relation dynamique entre le fait historique et l’idée philosophique. Toute la philosophie de Kant se déploie dans une mise en jeu du conflit. La Critique de la raison pure démontre, par exemple, comment se déroule l’entreprise antinomique qui, en déclenchant le conflit de la raison avec elle-même, finit par la discipliner en lui révélant ses propres limites (N. Idi Ounfana, 2023, p. 117-118).
L’objectif ici est de favoriser une réelle prise de conscience de l’intelligentsia africaine ainsi que de l’ensemble des masses laborieuses. Les Africains doivent être capables de s’autogouverner pour rompre avec le défaitisme et le fatalisme en Afrique. Les États africains doivent rompre avec la mal gouvernance et l’autocratie pour opter véritablement pour un changement radical de mentalité et de comportement. L’importance de l’éthique kantienne pour le citoyen africain est indéniable. Car la raison avec la morale, articulées à une ferme volonté, permettent à l’homme africain de réaliser des progrès formidables aussi bien sur le plan social, politique qu’économique.
Références bibliographiques
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FOULQUIÉ Paul, 1962, Dictionnaire de la langue philosophique, Paris, PUF.
GLISSANT Édouard, 1997, Traité du Tout-Monde IV, Paris Gallimard.
IDI OUNFANA Nassirou, 2023, « Du régime de la paix dans la cité et dans le monde chez Kant », in Le philosophe dans la cité, Paris, L’Harmattan, p. 117-118.
KANT Emmanuel, 1846, Critique du jugement, tome 1er, trad. J. BARNI, Paris, Librairie philosophique de Ladrange.
KANT Emmanuel, 1976, Critique de la raison pure, trad. J. BARNI, Paris, Flammarion.
KANT Emmanuel, 1994, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Alain RENAUT, Paris Vrin.
KANT Emmanuel, 2005, Idée d’une histoire universelle, trad. Laffitte, Paris Nathan.
KARL Marx, 1982, Le Capital, trad. Joseph ROY, Moscou, Éditions du Progrès.
14. LA PHILOSOPHIE MORALE DE KANT, « RECTRICE » DE LA POLITIQUE MODERNE AFRICAINE
Vianney Davy Chrislain KIABIYA
Université Marien NGOUABI de Brazzaville (Congo Brazzaville)
Résumé :
Le kantisme a donné à la philosophie un rôle recteur vis-à-vis des « sphères de la culture » et de la connaissance. Nous lui reconnaissons, par exemple, le fait qu’il soit parvenu à formuler la loi morale ; loi qui servira de principe suprême en vue de décider de ce qui fait formellement qu’une action est déclarée bonne ou mauvaise ; et de décider de la valeur de nos actions morales. Presque partout en Afrique, depuis trente-cinq ans, on s’inquiète de ce que la morale a disparu de la vie économique, politique et professionnelle. Le diagnostic est certain et sans appel, que nous n’avons, manqué ni de richesses naturelles, ni de compétences, ni d’argent. À vrai dire, nous n’avons manqué que de moralité, qui fait partie intégrante de la rationalité des pratiques sociales et des organisations humaines. Il ne faut donc pas s’étonner de voir peu à peu triompher à tous les niveaux, l’absurde, l’injustice, le chaos et la violence. À la lumière de la morale kantienne, la nécessité de réintégrer la morale au cœur de la vie politique économique et professionnelle africaine est une évidence absolue.
Mots-clés : Afrique, droit, égalité, moralité, tolérance.
KANT’S MORAL PHILOSOPHY, THE RECTOR OF MODERN AFRICAN POLITICS
Abstract:
Kantianism gave philosophy a rectifying role with regard to the « spheres of culture » and knowledge. We recognize it, for example, in the fact that it succeeded in formulating moral law; a law which will serve as the supreme principle for deciding what formally causes an action to be declared good or bad; and to decide the value of our moral actions. Almost everywhere in Africa, for the past thirty-five years, there has been concern that morality has disappeared from economic, political and professional life. The diagnosis is certain and irrevocable, that we have not lacked natural resources, skills or money. To tell the truth, we have only lacked morality, which is an integral part of the rationality of social practices and human organizations. It is therefore not surprising to see the slow but increasing triumph of absurdity, injustice, chaos, and violence at all levels. In the light of kantian morality, the need to reintegrate morality into the heart of African political, economic, and professional life is absolutely obvious.
Keywords : Africa, law, equality, morality, tolerance.
Introduction
L’Afrique aujourd’hui, devant la marche vers le progrès sociopolitique et sociotechnique du XXIe siècle, le constat est le sentiment de vivre un déclin. Presque partout dans l’Afrique, depuis trente-cinq ans, on s’inquiète de ce que la morale a disparu de la vie économique, politique et professionnelle. La nécessité de réimposer la morale au cœur des sphères africaines est une évidence absolue. À vrai dire, nous n’avons, manqué ni de richesses naturelles, ni de compétences, ni d’argent. La justification est que nous avons manqué de moralité. Le kantisme a donné à la philosophie un rôle recteur vis-à-vis des « sphères de la culture » et de la connaissance. L’Afrique doit se référer de nouveau à des valeurs morales sûres, et la référence à la morale de Kant peut sembler aujourd’hui un mot d’ordre, tant qu’il a l’extraordinaire pouvoir d’élever la pensée du particulier à l’universel. Kant est devenu un oracle pour avoir montré comment fonder la vie éthique. L’objectif de cette recherche c’est de voir si ce kantisme rajeuni ne s’adapte-t-il pas bien évidemment aux exigences du XXIe siècle en Afrique.
Comment en effet retrouver, à partir de Kant, en Afrique d’authentiques progrès politiques économiques et professionnels significatifs en se référant de nouveau à des valeurs morales sûres ? Par qui et par où s’effectuera le retour de la morale ?
Deux hypothèses majeures se dégagent de ces questions de recherche à savoir : (H1) Le dispositif conceptuel d’Emmanuel Kant sur la loi morale nous instruira que le phénomène social qui domine la fin chaotique de l’Afrique aujourd’hui est bel et bien celui de la disparition de la morale, source de rationalité des pratiques sociales et des organisations humaines ; (H2) Le recours à l’Impératif catégorique de Kant nous permettra de mieux situer le libéralisme et l’anticonstructivisme.
Dans une démarche politico-critique, nous allons, dans un premier temps, présenter l’historique de la crise de la moralité (I). Ensuite, nous présenterons la loi morale de Kant (l’impératif catégorique), pour déterminer les paradigmes de sa fonction rectrice (II). Enfin, nous en déduirons que le très nécessaire sursaut de la morale devra être stimulé par la « société civile » ; en faisant de la tolérance politique et économique, une science morale (III).
1. Identification de la crise de la morale et de ses manifestations
La crise de la Morale est un phénomène historique et social. Elle se manifeste à la fois au niveau de l’individu à partir des instants qui traduisent la déchéance de la raison, qu’au niveau de la collectivité avec l’instabilité qui laisse entrevoir les guerres. Il s’agit de dire ici, qu’en tant que phénomène historique, elle ne date pas d’aujourd’hui, elle remonte aux temps les plus anciens à l’exemple des cités antiques notamment athénienne et romaine. Pour ainsi dire, la question de la crise de moralité ne remonte pas seulement à Emmanuel Kant. Ce fut une préoccupation de plusieurs époques ayant nourri l’espérance en une paix durable. Cette question a été prise en compte par d’éminents chercheurs, par d’érudits penseurs.
La période de l’Antiquité au Moyen-Âge se résume autour de deux auteurs au sein de l’histoire de la littérature grecque, Hésiode et Platon d’une part, et autour d’une figure marquante du Moyen-Âge, saint Augustin, d’autre part. Hésiode évoque l’absence de moralité par rapport à l’origine du mal dans un récit légendaire. Pour le poète grec le « changement pour le pire » s’est instauré à la suite du fait que Pandore (première femme de l’humanité) est offerte aux hommes pour les punir de l’orgueil et devient par la suite la femme d’Épiméthée. Elle est responsable de la venue du mal sur la terre pour avoir ouvert le vase (où Zeus aurait enfermé ce mal) et ouvert la jarre qui contenait tous les maux. Pour ce cas de figure, l’immoralité a pour corollaire les diverses manifestations de la tristesse, des peines, des difficultés et des promesses.
Platon, né en 427 avant Jésus-Christ dans une famille prestigieuse d’Athènes qui alors était « la première puissance militaire navale » (P. Rayaud, 1998, p. 486), va devenir des années après un illustre disciple de Socrate appartenant à la « période antique ». Dans l’histoire de la littérature grecque, Platon a muri une réflexion sur les péripéties de la vie humaine saisie comme une lutte contre le mal dont la corruption demeure une figure. Faisant une sorte de procès contre l’injustice qui caractérisait la société de son époque, le philosophe grec lie étroitement le destin des individus et celui des collectivités en prenant pour cadre l’appréhension du phénomène de la déchéance morale. Les réalités ambiantes, les vicissitudes qui à la fois montrent les faiblesses de la condition humaine sont une absence de raison, puisque les passions, plus précisément, opèrent hors du champ de celle-ci. À ce propos, M. Clément (1973, pp. 127-130) disait : « On arrive ainsi à voir que dans l’homme individuel comme dans la société politique, il y a des moments qui tendent à se développer de façon anarchique… ». Puisque nos appétits, nos passions, toutes ces choses mobiles empêchent le corps d’être soumis à la raison.
Au Moyen-Âge, le christianisme apporte un renouvellement de l’inspiration du thème de la déchéance morale due à l’abandon progressif de la piété. Chez les auteurs chrétiens, l’immoralité s’appréhende à travers les phénomènes qui marquent une certaine vision apocalyptique où l’on prêche une fin prochaine des choses et l’espérance d’une génération après la chute. Saint Augustin, l’un des plus illustres écrivains et philosophes, analyse la déchéance caractérisée comme le « théâtre des jugements de Dieu » dans La Cité de Dieu et dans les Confessions. Dans la Cité de Dieu rédigée en 410 à la suite du sac de Rome par Alaric, l’auteur chrétien traite le thème de la déchéance au niveau de la collectivité en distinguant deux différences. D’une part il y a la « cité terrestre » symbolisée par l’État païen à l’image de Rome en proie aux troubles et aux tumultes. D’autre part, nous avons la « cité céleste » paisible à son tour, où l’on œuvre pour le salut et pour la justice. Dans les Confessions, il rapporte le phénomène de la déchéance au niveau de l’individu avec l’approche métaphysique de la notion du temps. Pour l’auteur des Confessions, « le temps n’est rien d’autre qu’une distension (…) probablement de l’âme (…) c’est en mon esprit que je mesure le temps » (St Augustin, 1964, p. 275-278). Avec cette interprétation psychologique de la notion du temps, Saint Augustin fait appel au souvenir, à la mémoire, au recours au passé de son existence pour accéder au salut à travers la confession. Ainsi, par la découverte de son passé déchu on accède à la faculté d’immobiliser le flux du présent et de laisser advenir le souvenir. C’est de la sorte qu’on arrive à une véritable compréhension de soi. Telle fut l’historique de la crise de la moralité, de l’Antiquité au Moyen-Âge.
Quant au moment dit moderne, le thème de la crise de la moralité s’articule autour des avis allant de Nicolas de Clam Anges à Hannah Arendt en passant par Gibbon, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant, à qui nous ferions une mention spéciale. Sur le thème de la croyance en une fin prochaine des choses, la déchéance morale de l’Église est analysée par Nicolas Clam Anges dans le De Corrupte Ecclésia statu en 1520. Mettant l’accent sur la Réforme, Nicolas de Clam Anges cite comme causes de la déchéance morale les aspects suivants : l’abandon progressif de la discipline, la diminution de la piété, de la chasteté et de l’humanité. Rappelons que la Réforme est le Mouvement religieux qui, au XVIe siècle, a soustrait une partie de l’Europe à l’obéissance de Rome et a donné naissance aux Églises protestantes : luthérienne, calviniste et anglicane.
Fortement marquée par le mouvement des humanistes de la renaissance, Edward Gibbon, historien britannique, a développé une « mélancolie savante » en faisant une sorte d’ironie du barbare. Dans son Dans son histoire de la décadence et de la charte de l’empire romain (1776-1778), l’historien rapporte l’effondrement de Rome aux attaques des barbares en soutenant toutefois qu’à la chute de l’empire romain, « la barbarie a submergé la civilisation » (E. Gibbon, 1996, p. 64).
La vision de l’historien Edward Gibbon, qui demeure l’un des auteurs majeurs du déclin de la civilisation romaine, diffère de celle de Jean Jacques Rousseau qui, par contre, dénonce les méfaits de la civilisation pour rapporter le thème de la déchéance morale en faveur d’une valorisation de l’état de nature telle que la montre la nette considération du bien sauvage. Dans Le discours sur les sciences et les arts, il fait le constat du mal ; dans Le discours sur l’origine de l’inégalité des races, il présente les véritables causes du mal et dans Le contrat social, il montre ce que l’homme aurait pu faire. Hannah Arendt, ancienne élève de Karl Jaspers prenant en lumière le continent européen, élucide la crise de la culture en expliquant d’une part l’aliénation de l’éducation par les idéologies politiques puisque : « l’éducation devient un moyen politique et la politique elle-même une forme d’éducation » (H. Arendt, 1993, p. 223-227).
D’autre part, celle-ci nous fait distinguer au triste regard du rapport de la politique et de l’éducation « la tourmente révolutionnaire qui a suivi la première guerre mondiale » et les calamités qui se sont produites dans les « camps de concentration et d’extermination », malheureusement pour des raisons idéologiques.
Chez Emmanuel Kant, contemporain de Jean Jacques Rousseau, nous abordons les problèmes liés à la crise de la moralité tant au niveau de l’individu qu’à celui de l’État.
L’idée se résume chez Kant par l’insolubilité du conflit Peuple-Souverain qui oppose aujourd’hui les partisans du pouvoir et les adversaires, le peuple et les pouvoirs :
Je suis sûr qu’on ne fera pas à mes assertions l’objection que je flatte trop les Monarques, en leur attribuant cette inviolabilité ; j’espère qu’on m’épargnera aussi celle de trop favoriser le peuple, si je dis qu’il possède pareillement ses droits imprescriptibles en face du chef de l’État, encore que ce ne puissent être des droits de contrainte (E. Kant, 1991, p. 47).
Tout compte fait, nous avons vu qu’un monde sans morale n’est ni raisonnable ni rationnel, c’est un monde absurde et injuste. L’Afrique aujourd’hui, même après les indépendances et en l’absence d’une nouvelle pensée dominante, reste en réalité entièrement soumise aux lois de l’économie et aux intérêts dictés par quelques puissances occidentales, puissamment dominantes, et que ces fameuses « lois » du marché à elles seules créent autant de misères en Afrique qu’elles génèrent de richesses. Le phénomène social qui domine la fin chaotique de ce siècle est bel et bien celui de l’exclusion.
Livré à ses propres lois de croissance, le système économique africain ne parvient pas à s’optimiser sans créer du chômage et sans tourner le dos à 50 % des Africains plongés dans les ténèbres de la misère. De plus en plus nombreux sont ceux qui pensent qu’il va falloir refaire de l’économie une science humaine, c’est-à-dire réintégrer à la rationalité économique des critères liés à un concept pleinement humain du développement économique, social et culturel, celui de tout l’Homme et de tous les Hommes. S’il en est ainsi, il ne souffrira plus de démontrer la rentabilité d’une innovation économique pour conclure à sa validité. Il faudra encore vérifier qu’elle revêt une véritable signification humaine, qu’elle n’est pas totalement absurde, et à plus fort raisons, qu’elle n’est pas purement et simplement nuisible. Si la vie politique et économique de l’Afrique ne veut pas sombrer dans l’absurde et la violence totale, elle lui faudra retrouver du sens et donc redevenir, dans toute la force du terme, une science morale, certaine et efficace. Lorsqu’une certaine délinquance s’installe au cœur de la classe politique, de l’administration, de la banque, de l’armée, des hôpitaux, du système judiciaire, des moyens de communication sociale, des principaux milieux d’affaire, et des relations internationales, il ne faut pas s’étonner de voir triompher progressivement, à tous les niveaux, l’absurde, le chaos et la violence. Il n’y a que les ivrognes pour célébrer les vertus de l’alcoolisme. De même, il n’y a que les délinquants et ceux qui espèrent en toute hypocrisie profiter sans trop se salir de leurs faveurs, pour expliquer que la morale n’est pas de mise dans les affaires et qu’il faut bien s’adapter aux « réalités » du milieu si l’on veut y survivre.
2. La morale kantienne et la crise de moralité en Afrique actuelle
Kant détermine positivement la moralité comme autonomie de la volonté, parce que l’autonomie d’après E. Kant (1980, p. 416) est le fondement même de la moralité, et par conséquent la manifestation de la liberté de l’homme en tant qu’être raisonnable. Autrement dit, l’autonomie est « la propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi ». Ce qui veut également dire qu’une personne autonome est une personne qui ne se laisse pas déterminer immédiatement par la sensibilité (hétéronomie), mais par sa propre loi. De ce fait, l’autonomie de la volonté illustre ce rapport de soi à soi, source de liberté positive et d’universalité. La voie de la liberté et de l’universalité tracée par Kant est à même de relever le défi du relativisme. Il faut montrer que cette loi peut devenir un mobile d’exécution, peut inciter à l’action. Un être dont la volonté ne se conforme pas à la loi morale, a en effet nécessairement besoin d’un mobile pour s’y déterminer. Mais la loi morale doit être voulue pour elle-même. Dans ces conditions, la volonté se détermine à obéir à la loi. Pour qu’il y ait moralité de l’action, il faut que l’action soit immédiatement déterminée par la loi. La loi morale agit sur notre sensibilité sur laquelle elle exerce un effet à la fois négatif et positif. Elle ruine tout d’abord en nous l’amour de soi, la bienveillance excessive envers soi-même ou bien la satisfaction de soi-même.
La loi nous apprend que la personne n’a de valeur que par l’accord de son intention avec la loi. Mais elle ne consiste pas seulement en un préjudice apporté aux penchants, elle n’excite pas seulement un sentiment pénible, une douleur ; elle est en même temps positivement en tant qu’elle est la loi de toute volonté libre, en tant qu’elle est la forme d’une causalité intellectuelle, la cause d’un sentiment positif, un objet de respect pour elle-même. Ainsi, écrit E. Kant (2008, pp. 79-80), « le respect pour la loi morale n’est pas un mobile pour la moralité, mais c’est la moralité elle-même, considérée subjectivement comme mobile ». Le sentiment moral est un sentiment a priori engendré par la loi et qui sert de mobile à l’action : L’action morale est celle effectuée par respect pour la loi morale ; parce que justement la loi produit dans l’âme un sentiment de respect qu’il peut y avoir un mobile qui ne soit pas pathologique. Le sentiment est exclusivement produit par la raison. Le respect pour la loi est le seul sentiment qui soit a priori et qui soit moral. Ce sentiment est unique en son genre. Il ne peut être comparé à aucun sentiment pathologique. Il ne peut s’appliquer qu’aux personnes jamais aux choses qui ne peuvent provoquer que de l’inclination. Ce n’est pas un sentiment de plaisir, nous ne l’éprouvons pas volontiers puisque nous n’aimons pas ce qui nous humilie, ce qui nous fait connaitre notre indignité ; ce sentiment nous coûte : la preuve en est, d’une part, que nous sommes ravis de sauter sur une raison quelconque pour ne plus avoir à respecter certaines personnes dont l’exemple même nous humilie et, d’autre part, que, pour nous débarrasser du respect pour la loi morale elle-même, nous aimons la réduire à une simple maxime d’intérêt bien entendu. « L’humiliation du côté sensible est une élévation de l’estimation morale du côté intellectuel » (E. Kant, 2008, p. 83). Il y a quelque chose de particulier dans l’estime illimitée pour la loi morale pure, dépouillée de tout avantage. Il comporte la libre soumission à la loi accompagnée d’une coercition exercée sur les penchants.
L’action qui est objectivement morale s’appelle devoir, et contient une contrainte du déplaisir. La moralité des actions repose dans la nécessité d’agir par devoir et non par inclination pour ce que les actions doivent produire. C’est là-dessus que repose la différence entre l’action conforme au devoir ou à la légalité et l’action par devoir, par respect pour la loi. « Pour tous les êtres raisonnables finis, la loi morale doit être représentée comme un devoir et non comme une manière d’agir qui, par elle-même, nous plaît déjà ou qui peut devenir agréable pour nous (E. Kant, 2008, p. 75) ; un accord naturel et non un commandement, un ordre ». Comme telle, une créature ne peut être entièrement libre de désirs et de penchants. La pure loi morale nous fait sentir la sublimité de notre propre existence, pour notre plus haute destination. Elle peut même être utile pour contrebalancer les séductions que le vice fait miroiter. Le devoir moral n’a rien à voir avec la jouissance de la vie comme la cupidité, le vol, l’avarice, la méchanceté, le détournement.
Presque partout dans l’Afrique, depuis trente-cinq ans, on s’inquiète de ce que la morale a disparu de la vie économique, politique et professionnelle. Le diagnostic est certain et sans appel, il ne faut pas s’étonner de voir peu à peu triompher à tous les niveaux, l’absurde, l’injustice, le chaos et la violence. La nécessité de réimposer la morale au cœur de la vie politique, économique et professionnelle africaine est une évidence absolue.
L’Afrique vit, aujourd’hui, un âge nouveau de son histoire, caractérisé par des changements profonds et rapides qui s’étendent peu à peu à l’ensemble du Continent. Des changements qui rejaillissent sur l’homme même, sur ses manières de penser et d’agir tant à l’égard des choses qu’à l’égard de ses semblables. Des indépendances à nos jours, jamais l’Afrique n’a regorgé tant de richesses, tant de possibilités, une telle puissance économique ; et pourtant, une part considérable des habitants du continent africain est encore tourmentée par la faim et la misère, et des multitudes d’êtres humains ne savent ni lire ni écrire, on assiste à une forme d’aliénation de l’éducation par les idéologies politiques. Jamais les Africains n’ont eu comme aujourd’hui un sens aussi vif de la liberté, mais, au même moment, surgissent de nouvelles formes d’asservissement social et psychique. Alors que le monde prend fortement conscience de son unité, de la dépendance réciproque de tous dans une nécessaire solidarité, l’Afrique, au contraire, est violement écartelée par l’opposition de forces qui se combattent : d’âpres dissensions politiques, sociales, économiques, raciales et idéologiques persistent encore, et le danger d’une résistance capable de tout anéantir, demeure. L’échange des idées s’accroit (dialogues), mais les mots mêmes qui servent à exprimer des concepts de grande importance revêtent des acceptions fort différentes suivant la diversité des idéologies, des ethnies…. Une inquiétude nous saisit. Nous nous interrogeons, avec un mélange d’espoir et d’angoisse, sur l’évolution actuelle de l’Afrique. Car, ces écartèlements, dont elle souffre aujourd’hui, engendrent ou accroissent contradictions et déséquilibres. Un conflit se fait assez souvent jour entre, d’une part, la préoccupation des peuples de l’efficacité concrète et les exigences de la conscience morale nées de l’aspiration à la paix ; et les propagandes idéologiques ou les égoïsmes collectifs des institutions étatiques au sein des nations, d’autre part.
C’est ce qu’E. Kant (1991, p. 47) appelle par ambiguïtés logico-métaphysiques, où les partisans du pouvoir et le peuple violent le pacte initial ou originel sans aucune légitimation :
Je suis sûr qu’on ne fera pas à mes assertions l’objection que je flatte trop les Monarques, en leur attribuant cette inviolabilité ; j’espère qu’on m’épargnera aussi celle de trop favoriser le peuple, si je dis qu’il possède pareillement ses droits imprescriptibles en face du chef de l’État, encore que ce ne puissent être des droits de contrainte.
Défiances et inimitiés mutuelles, conflits et calamités s’ensuivent, dont l’Afrique est elle-même à la fois cause et victime. Ainsi l’Afrique moderne apparaît à la fois comme puissante et faible, capable du meilleur et du pire et le chemin s’ouvre devant elle de la liberté ou de la servitude, du progrès ou de la régression, de la fraternité ou de la haine. D’autre part, l’Africain prend conscience que de lui dépend la bonne orientation des forces qu’il a mis en mouvement et qui peuvent l’écraser ou le servir. C’est pourquoi nous nous interrogeons sur l’absence de la moralité et du droit en Afrique aujourd’hui.
Notre Afrique, aussi bien à travers ses progrès et ses échecs en matière de traités de paix politique, est caractérisée entre autres par l’existence de foyers de tension ici et là dans le continent : mouvements de guérilla, rébellions, guerres civiles, organisation et expansion du terrorisme, injustices sociales, tribalisme… À l’échelle continentale comme intercontinentale, cet état de fait révèle au grand jour, la disparition de la morale et du droit de la vie économique, politique et professionnelle africaine ; tant au niveau individuel qu’au niveau communautaire. Les traités de paix politiques et les accords de principes conclus çà et là n’ont abouti qu’à une paix surfaite, mais non véritable. Ce n’est qu’un armistice qui donne à chaque partie, le temps de préparer une autre résistance. Hayek, pour sa part, réalise que cette loi morale peut aussi servir de rectrice dans le domaine économique et politique.
2. 1. Hayek : le recours à l’Impératif catégorique de Kant dans le libéralisme économique
La référence à Kant permet à Hayek de mieux situer son libéralisme et son anticonstructivisme. Il fait souvent appel à l’Impératif catégorique en tant qu’il a l’extraordinaire pouvoir d’élever la pensée du particulier à l’universel. Kant est devenu, d’après lui, un oracle pour avoir montré comment fonder la vie éthique. Le retour à Kant peut sembler, aujourd’hui, un mot d’ordre tant il est utilisé, depuis une quinzaine d’années, par la philosophie contemporaine allemande, anglo-saxonne et française. Notre dessein n’est pas ici, de suivre les développements du néo-kantisme ni d’en établir le bilan, mais de voir si ce kantisme rajeuni s’adapte aux exigences du XXIe siècle en Afrique.
La publication de son ouvrage « Droit, législation et liberté, tome1 », constitue son engagement à défendre la société libérale dans ces dimensions économique, politique et juridique. Classique des sciences sociales et politiques du XXe siècle, cet ouvrage est considéré comme la « Bible » du libéralisme moderne fondée sur une épistémologie originale mettant l’accent sur le caractère limité et dispersé des connaissances humaines. Hayek considère que nul ne peut appréhender le monde dans sa complexité, notamment les gouvernants. La démocratie est un moyen, et non une fin en soi. Couplée à l’étatisme, elle risque de se transformer en totalitarisme, car l’appareil d’État contrôle alors tout. Hayek développe les notions d’ordre spontané de société, de catallaxie (économie d’échange) et de démarchie (terme équivalent à la démocratie libérale). Il introduit une posture épistémologique originale, le rationalisme limité. La connaissance à laquelle parvient l’économiste ou le juriste est nécessairement limitée car l’ordre spontané réalise ce dont précisément un esprit humain est incapable : Prétendre pouvoir, par la raison et la science, contrôler le social. Par contre, l’efficacité d’un ordre spontané particulier (le marché) vient de ce que, d’abord, parce que le marché n’impose aucune conception particulière du bien à l’ensemble des membres de la société, qu’il peut être qualifié de juste. Il les laisse ainsi libres de poursuivre leurs fins privées, en passant par le respect des règles générales et impersonnelles (le respect de la propriété, des contrats et des règles de responsabilité). Toute autre intervention, dit Hayek, y compris les politiques sociales, revient à imposer certaines fins privées à l’ensemble des membres de la société ; injustes, ces interventions sont également inefficaces, car elles modifient les signaux du marché. Selon lui, c’est une illusion que l’on pourrait appliquer l’idée de justice à un ordre social dont personne ne peut être tenu pour responsable ; or « un fait en lui-même, ou un état de choses que personne ne peut changer, peut-être bon ou mauvais, mais non pas juste ou injuste » (F. V. Hayek, 2013, p. 37-38).
Déjà Kant déduisait à cette époque qu’est indépendant, tout homme qui est juridiquement et économiquement indépendant, parce que c’est cette double indépendance qui garantit, en quelque sorte, la capacité d’un homme à être libre dans ses jugements. L’Afrique a besoin d’une véritable indépendance économique et juridique. Hélas, le constat est que, de nos jours, les États ont toujours recours à la force et à l’affrontement armé comme moyens de régler les litiges. L’expérience historique montre que les Gouvernements africains excellent dans l’art de violer la Loi, par impératif hypothétique au lieu de l’impératif catégorique, suscitant et déclenchant ainsi, une série de réactions des forces vives de la nation.
Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir s’il va falloir ou non revenir à la morale. La faillite de la corruption érigée en système est trop complète sur tous les plans et à tous les niveaux pour qu’il soit permis d’en douter. La question est de savoir par où et par qui on peut espérer un retour de la morale, c’est-à-dire encore une fois de la saine raison.
En effet, le très nécessaire sursaut de la morale ne peut être attendu des milieux politiques, économiques, administratifs et professionnels où la « délinquance » se trouve inextricablement mêlée, et la classe politique ne reviendra pas d’elle-même et spontanément à la saine raison de la morale. Ils devront être stimulés, voire contraints pacifiquement, mais très fermement par la « société civile ». Ceci suppose qu’au sein de celle-ci naissent des courants, certes minoritaires, mais fortement charpentés sur le plan philosophique, moral et juridique, et soigneusement prémunis contre les sollicitations et les interférences des milieux contaminés par la corruption et la délinquance. Il ne suffirait pas de dire : « Confions au secteur privé aux ONG les tâches qu’un État déliquescent et corrompu ne saurait assumer sans avoir été réhabilité de fond en comble ». En effet, le privé n’est pas en lui-même immunisé contre « le virus » de la corruption. Nous savons bien hélas que les affaires mafieuses marchent la main dans la main avec la politique politicienne au détriment du « bien commun ». Certaines ONG très « politiques », quant à elles cherchent à tenir le haut du pavé dans la vie associative, toutes prêtes à réciter la nouvelle langue de bois, tout en s’adaptant aux « réalités du pays ».
Les initiatives privées capables de porter un courant de renaissance de la morale et du droit dans tous les domaines devront être d’une nature bien spécifique et d’un haut niveau de conscience morale et politique. On doit pouvoir parler à ce propos d’un « secteur privé social », effectivement articulé sur des objectifs de « bien commun » et rigoureux dans le choix de moyens compatibles avec celui-ci. Un tel secteur devra peu à peu connecter entre elles des initiatives dans tous les domaines. L’enseignement, la santé, la banque, l’agriculture, l’industrie, le commerce, le transport, le sport et la culture. Dans cette foisonnante diversité des besoins, le point commun de toutes ces initiatives devra être une volonté commune et efficace, d’organiser la résistance à la « mafiatisation » rampante, de dresser des cloisons imperméables à toutes les ingérences corruptrices et de rouer en revanche un maximum de relations de solidité entre les initiatives saines.
C’est un choix personnel et privé. Mais, il faudra bien que le réseau de ceux qui ont fait ce choix se structure et émerge. Ce privé-là sera privé-social, dévoué au « bien commun ». Ce jour-là, les plus hauts responsables n’auront plus d’excuses, quand ils laisseront des délinquants s’immiscer dans leur entourage. La morale viendra au bout de ce long et périlleux chemin.
2. 2. Le paradoxe africain entre égalité, inégalités, et privilèges
On retiendra, à la suite de ce qui vient d’être exposé que quant aux inégalités entre les hommes, qu’elles soient physiques, économiques ou sociales, elles sont la conséquence du premier droit de l’homme, c’est-à-dire la liberté pour tout homme de chercher le bonheur par ses propres moyens. On conclura dès lors, que l’égalité suppose seulement que les hommes ont entre eux un pouvoir de contrainte juridique réciproque. C’est ce que Kant appelle l’égalité générale, c’est-à-dire celle qui concerne seulement la « forme de la législation » et non pas, comme il le rappelle, celle qui concerne la matière ou l’objet dont on a un droit. En d’autres termes, tous les sujets sont égaux en droit, même quand il existe des inégalités de toute sorte entre eux. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre Kant lorsqu’il écrit que « cette égalité générale des hommes dans un État, en tant que sujets de celui-ci, coexiste parfaitement avec la plus grande inégalité dans l’importance et le degré de ce qu’ils possèdent, qu’il s’agisse d’une supériorité corporelle ou intellectuelle sur les autres ou de biens matériels en dehors d’eux et de droits en général que certains ont éventuellement sur d’autres » (E. Kant, 1991, p. 272).
Dès lors, nous pouvons de façon certaine, déduire que l’égalité suppose, dans un État de droit, qu’il ne peut y avoir des privilèges accordés à une communauté plutôt qu’à une autre. L’égalité comme principe, c’est-à-dire comme droit, met au contraire tous les sujets sur le même piédestal, de telle sorte que tout le monde ait, en tant qu’appartenant à la même communauté, les mêmes chances et les mêmes avantages, dans les mêmes conditions. Quitte à chacun de développer librement ses dispositions et ses talents. C’est ainsi que nous le rappelle E. Kant (1991, p. 273) en ces termes :
Tout membre de cette communauté doit pouvoir atteindre tout niveau de situation auquel son talent, son activité et sa chance peuvent le conduire ; et il ne faut pas que ses co-sujets, grâce à une prérogative héréditaire (…), lui barrent la route pour le maintenir éternellement, lui et ses descendants, en dessous de cette situation.
À côté de la liberté, l’égalité est un droit cher à tout homme dans la mesure où il garantit juridiquement l’humanité en l’homme, veillant ainsi à ce qu’aucun homme ne soit utilisé comme moyen par un autre (co-sujet) et aussi à la dignité de chacun, sauf par sa propre faute. Ce qui amène l’auteur de théorie et pratique à supposer :
Qu’aucun homme vivant dans l’état juridique d’une communauté ne peut non plus déchoir de cette égalité autrement que par son propre crime, mais jamais par un contrat ou par une violence de guerre, car il ne peut pas cesser, par un acte juridique (…) d’être propriétaire de sa propre personne, et entrer dans la classe des animaux domestiques que l’on utilise à tout ce que l’on veut et qu’on conserve en outre dans cet état sans leur consentement aussi longtemps qu’on le veut.(E. Kant, 1991, pp. 274-275).
2. 3. Privilèges et mérites en Afrique, dans la perspective kantienne de la moralité
Plus généralement Kant fait siens la plupart des acquis de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : souveraineté du peuple, reconnaissance des trois principes-droits de l’homme fondant la république (liberté des hommes, égalité des sujets, indépendance des citoyens actifs, abolition des privilèges (charges, propriétés) de certaines classes (noblesse, clergé), formation d’une armée de conscrits, confiscation des biens de l’Église, dissolution des ordres religieux. Kant vise ici l’Église catholique française et ses ordres religieux, ainsi que la Constitution civile du clergé promulguée par l’Assemblée nationale pour régler les rapports entre Église et État. La Constitution de 1791 supprime les ordres religieux et invalide les vœux monastiques. Sur l’adhésion de Kant à la politique religieuse de la Révolution, dans l’administration publique, le principe républicain de promotion au mérite, en ce qui concerne la noblesse de fonction et du rang, n’en est pas attaché à la personne, mais bien à l’emploi. Ainsi qu’il le dit :
Il ne peut y avoir dans l’État aucune corporation, aucun ordre qui, en tant que propriétaire du sol, pourrait en léguer la jouissance exclusive aux générations suivantes. L’ordre des chevaliers, l’ordre clérical, ne peuvent jamais, par les privilèges qui les favorisent, acquérir sur le sol une propriété transmissible à leurs successeurs. Les biens des ordres militaires, ceux des églises peuvent être supprimés sans scrupules (E. Kant, 2008, pp. 206-207).
Concernant la distribution des emplois, charges et fonctions, E. Kant (1991, pp. 274-275) dénonce, après la Déclaration, l’inégalité que perpétue le système féodal de transmission héréditaire (par postérité mâle) des dignités, honneurs et privilèges attachés à la classe noble. Il récuse toute « hiérarchie entre des supérieurs (destinés à commander) et des inférieurs (obligés d’obéir aux premiers) », qui ne repose pas sur la compétence et le mérite personnels, comme on le voit aujourd’hui en Afrique. « La question est de savoir si le souverain est autorisé à fonder un état de noblesse comme un état héréditaire, s’il est conforme au droit du peuple d’instituer un rang de personnes qui naissent comme des supérieurs privilégiés. Une noblesse héréditaire, un rang qui passe avant le mérite est une chimère sans réalité. Car si l’ancêtre avait du mérite, il n’a pu cependant le transmettre à ses descendants, mais il faut que ceux-ci l’acquièrent par eux-mêmes » (E. Kant, 1991, pp. 211-212).
L’abolition des privilèges héréditaires (inspirée de la Déclaration) correspond chez Kant au deuxième des trois droits fondant la république : « l’égalité des hommes dans le corps commun comme sujets », égalité entre eux et face à la loi. « Il faut que tout membre de ce corps [commun] puisse y parvenir à tout degré de condition où le peuvent porter son talent, son activité et sa chance ; et il ne faut pas que ses co-sujets lui barrent la route en vertu d’une prérogative héréditaire (jouissant du privilège d’une certaine condition), leur permettant de le maintenir, lui et ses descendants, à un rang inférieur au leur. Il ne peut y avoir aucun privilège inné d’un membre de la république sur un autre, et nul ne peut transmettre le privilège du rang dont il jouit dans la république à ses descendants ; par suite, il ne peut pas non plus, comme si sa naissance le qualifiait pour la condition seigneuriale, empêcher les autres de parvenir par leur propre mérite aux degrés supérieurs de la hiérarchie » (E. Kant, 1991, pp. 33-34). Ce droit d’égalité de tous les citoyens substitue au privilège héréditaire de classe relatif aux fonctions, en particulier dans l’administration publique) le principe républicain de promotion au mérite. « En ce qui concerne la noblesse de fonction le rang n’en est pas attaché à la personne, mais bien à l’emploi » (E. Kant, 1990, p. 17). L’Afrique retiendra que l’égalité est un principe juridique qui donne à tous les membres libres d’une même communauté les mêmes droits et que personne n’a aucun avantage s’agissant de ce qui relève du droit. Elle prédispose l’homme à l’indépendance.
3. La Tolérance politique et socio-culturelle
Les considérations tenues jusqu’ici l’ont été aux fins propédeutiques d’introduire la notion de la Tolérance, et en particulier celle de la tolérance politique et socio-culturelle, droit moderne du point de vue de la théorie de l’activité communicationnelle.
3. 1. La Tolérance politique
Dans le domaine de la politique, la tolérance est requise surtout dans le cadre de la démocratie, du pluralisme et de l’alternance. En effet, comme l’affirme M. Walzer (1994, p. 24), « la tolérance politique est une valeur qui implique le respect des opinions individuelles et de la liberté de conscience et d’expression dans la mesure où elles ne portent pas atteinte à l’ordre public ». Ainsi, au nom de la tolérance, les Africains doivent apprendre à tolérer autrui, même si l’on n’est pas d’accord avec sa manière de penser, son choix politico-idéologique. La tolérance consiste à cet égard à respecter le droit inaliénable de l’individu à penser conformément à ses propres convictions. La tolérance politique est celle qui regarde les groupes en tant que mouvements et partis d’opposition, qui rivalisent pour la conquête du pouvoir politique. Ils sont nécessaires au fonctionnement des régimes démocratiques qui appellent, littéralement, l’existence de dirigeants alternatifs, proposant des contre-programmes. Ils sont des coparticipants au jeu politique. La tolérance, qui signifie ici respect des différentes appartenances politiques, vise à éviter l’exercice de la violence et assure la coexistence pacifique des communautés différentes.
3. 2. La Tolérance socio-culturelle
Dans le domaine socioculturel, la tolérance renvoie à l’acceptation ou au respect mutuel de groupes humains relevant d’histoires, de cultures ou d’identités culturelles différentes. E. Morin (2012, p. 18), sociologue et philosophe français, défenseur de l’humanisme universaliste, de la transculturalité, a pu écrire à propos : « Chaque culture, chaque ethnie a ses vertus, ses vices, ses savoirs, ses arts de vivre, ses erreurs, ses illusions. » Il est plus important, à l’ère planétaire qui est la nôtre, d’aspirer, dans chaque nation, à intégrer ce que les autres ont de meilleur, et à rechercher la symbiose du meilleur de toutes les cultures ».
Il existe en revanche, une égalité universelle et juridique de tous les hommes, laquelle transcende toutes les considérations politiques, religieuses ou culturelles. L’égalité est de ce fait, une égalité strictement juridique. Kant le montre bien dans sa célèbre maxime citée plus haut, « que le droit inné de chacun est donc absolument égal devant tout acte juridique.
Conclusion
Au terme de notre analyse sur Kant et l’Afrique aujourd’hui, dont la préoccupation centrale consistait à questionner le corpus kantien sur la Morale pour trouver des réponses pratiques aux problèmes de l’Afrique aujourd’hui, capables d’impulser son progrès politique, économique, professionnel… les résultats auxquels nous sommes parvenus et l’orientation critique et ouverte qu’ils nous offrent pour répondre à notre problématique sont les suivantes :
Pour que l’Afrique puisse retrouver d’authentiques progrès politiques, économiques et professionnels significatifs, elle doit se référer de nouveau à des valeurs morales sûres, dont voici les pistes : les citoyens doivent se reconnaître les uns les autres dès lors qu’ils entendent régler, de manière légitime, leur vie en commun au moyen du droit positif ; d’organiser la résistance à la « mafiatisation » rampante, de dresser des cloisons imperméables à toutes les ingérences corruptrices et de rouer en revanche un maximum de relations de solidité entre les initiatives saines ; que tout le monde ait, en tant qu’appartenant à la même communauté, les mêmes chances et les mêmes avantages dans les mêmes conditions. Ce droit d’égalité de tous les citoyens substitue, au privilège héréditaire de classe relatif aux fonctions (en particulier dans l’administration publique), le principe républicain de promotion au mérite. En ce qui concerne la noblesse de fonction le rang n’en est pas attaché à la personne, mais bien à l’emploi ; Il appartient à chacun de décider que le Sida de la corruption ne passera pas par lui. C’est un choix personnel et privé. Mais, il faudra bien que le réseau de ceux qui ont fait ce choix se structure et émerge (Faire avec le désespoir le plus profond l’espoir le plus invincible) ; Ceci suppose qu’au sein de celle-ci naissent des courants, certes minoritaires, mais fortement charpentés sur le plan philosophique, morale et juridique, et soigneusement prémunis contre les sollicitations et les interférences des milieux contaminés par la corruption et la délinquance ; Intégrer ce que les autres ont de meilleur, et rechercher la symbiose du meilleur de toutes les cultures ; On retient que l’égalité est un principe juridique qui donne à tous les membres libres d’une même communauté les mêmes droits et que personne n’a aucun avantage s’agissant de ce qui relève du droit. Elle prédispose l’homme à l’indépendance. Éliminer le cycle infernal : élections « démocratiques » suivies de la contestation des résultats, qui implique des violences sociopolitiques ; Faire recours au dialogue, en vertu de la tolérance, dans le règlement des différends, afin d’instaurer un climat de paix perpétuelle.
Références bibliographiques
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15. ÉDUCATION ET REPRÉSENTATION CITOYENNE DANS LA PHILOSOPHIE DES LUMIÈRES
Adama MARICO
École Normale Supérieure de Bamako (Mali)
Résumé :
La spécificité de l’histoire de la philosophie réside dans le fait que chaque époque dépeint une réalité différente des autres. Cela sous-entend que chaque époque a ses préoccupations qui diffèrent des autres. La réflexion philosophique n’est importante que lorsqu’elle interroge ses préoccupations de façon rigoureuse. Quant à la philosophie des Lumières, elle est parvenue à s’orienter vers les questions concernant la modernité. Parmi ses questions, figure la formation de l’homme moderne. Comme les époques antérieures, le Siècle des Lumières propose un type de citoyenneté capable de promouvoir la paix et la sécurité sociale. C’est pourquoi, des thèmes, comme l’autonomie, la liberté et la finalité humaine, sans omettre des questions en lien avec l’universalité, ont animé le Siècle des Lumières. Il faut travailler à la réalisation de l’homme éduqué, éclairé par sa propre raison. Les philosophes des Lumières vont ainsi proposer l’éducation comme l’ultime moyen de réalisation, d’historicisation-civilisation de toute société invitant toute citoyenneté à s’ouvrir à l’universel et au raisonnable. Le citoyen libéré va prendre conscience de la nécessité de faire la promotion de la figure représentative du modèle prôné par la philosophie des Lumières.
Mots-clés : Citoyen, éducation, liberté, Lumières, raison.
EDUCATION AND CIVIC REPRESENTATION IN THE PHILOSOPHY OF THE ENLIGHTENMENT
Abstract:
The spécificity of the philosophy’s history lies in the fact thad each era depicts a different reality from others. This implies that each time has itsconcerns that duffers from others. Philisophical reflection is important only whenasked for itsconcerns in rigorous way. As for the philosophy of the lights, it has managed to move towards the questions concerning modernity. Amond his questions, there is modern man’s formation. As earlier times, the Enlightenment’s century offers a type of citizenship capable of promoting peace and social security. That’s why, themes, such as autonomy, freedom and human purpose, withoud omitting issues related to universality, have animated the century of the Enlightenment. We must work on the realization of the educated man, illuminated by his owen reason. The philosophers of the lights will propose then education as ultimate means of realization, historicization-civilisation of any society will become aware of open up to the universal and reasonable. The released citizen will became aware of the necessity to promote the representative figure of the model advocated by Enlightenments philosophy.
Keywords : Citizen, education, freedom, enlightenment, reason.
Introduction
En analysant l’histoire de la philosophie, l’on s’aperçoit que l’époque des Lumières est un tournant décisif dans l’évolution historique des théories. Du point de vue des recherches sur l’homme, sa nature et son éducation, cette époque a été très féconde. L’on peut affirmer que l’époque des Lumières se caractérise par « la remise en question radicale des fondements même de la pensée classique touchant les problèmes éducatifs » (B. Jolibert, 1987, p. 73). Ce siècle symbolise sans doute la « révolution dans l’esprit humain » (J. L. R. D’Alembert, 1986, p. 9.) se manifestant par l’effervescence générale des esprits sous la conduite d’un discernement et d’une critique sans complaisance. Malgré la divergence des théories développées pendant l’époque moderne, (M. Besnier, 1993, p. 13) soutient que « la modernité consiste ainsi en la décision de prendre en charge son destin ». Prendre en charge son propre destin signifie l’usage de la liberté pour les décisions à prendre sous le contrôle de sa raison. Cette option politique est prise comme la principale orientation de la pensée philosophique moderne.
Cette prise en charge du destin personnel et collectif passe par un projet à la fois éducatif et politique. Or, la raison d’être de l’éducatif et du politique suppose l’existence de la représentation citoyenne à concevoir, à promouvoir. D’ailleurs, la philosophie des lumières vise une finalité précise. Cette finalité exige que l’on sache, avant toute action éducative, pourquoi et vers quoi on éduque l’enfant. Dans La République et dans les Lois de Platon, l’éducation consistait à mettre la science dans l’âme. Il s’agissait d’élever l’âme vers le bien, le beau et la justice. C’est à partir de cette vision platonicienne que tout projet éducatif antique vise la réalisation de la Cité idéale. Il faut concevoir des citoyens bien éduqués capables de garantir la stabilité politique et sociale. C’est ainsi que l’œuvre de Platon va être fondamentalement dominée par « l’ordre pédagogique » (D. Gustave, 1907, p. 3).
En acceptant chez chaque sujet humain, la capacité de juger dans le bon sens, les Lumières vont se servir de l’optimisme cartésien. Pour R. Descartes (1990, p. 35), « a puissance de juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ». Cette confiance accordée à chaque individu, au recours à sa raison est portée à son sommet par la philosophie des Lumières. C’est pourquoi, la vision politique des Lumières s’oppose à l’idéal politique de l’Antiquité. Les modernes, contrairement aux antiques, pensent que chaque individu est apte à diriger la cité.
L’œuvre Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant constitue un témoignage et une proposition de cet optimisme et de cette représentation de l’homme guidé par sa raison que nous rencontrons au cœur de la pensée des Lumières. Les lumières sont « la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui » (E. Kant, 1947, p. 83). Du coup, les Lumières se constituent en un nouveau mode et/ou code de raisonnement qui s’impose à tous les humains. En s’en tenant aux propos de F. Chatelet (1974, p. 15), l’on comprend, avec les penseurs des Lumières, que « les troubles de la vie politique imposent d’autres modes de raisonnement ». La philosophie des Lumières est sans doute née de la conscience que l’homme a été longtemps assujetti au servage de la tradition obscure et qu’il est temps qu’il se dote d’une autre forme de raisonnement avec la certitude que les hommes peuvent « s’élever aux plus hautes idées » (C.-A. Helvétius,1758, p. 565). S’élever aux plus hautes idées, c’est échapper à la condition animale. La vie humaine doit être inscrite dans la rationalité, une réalité qui lui permettra de se mettre dans un cadre de normativité à partir d’une ouverture d’esprit.
Il est sans doute impossible de saisir les vraies significations des théories (politiques et éducatives) développées par une époque tant qu’on ne se fait pas une idée du type d’homme que cette époque engendre. Ce qui nous amène à nous poser certaines questions : Quel est le type de citoyen que la philosophie des Lumières souhaite-t-elle promouvoir ? N’existe-t-il pas de liens entre l’éducation et les orientations politiques du Siècle des Lumières ?
Telles sont les préoccupations dominantes de notre réflexion. Certes il subsiste des divergences de points de vue entre les penseurs de cette époque en ce qui concerne des aspects de l’éducation, mais l’objectif majeur va inexorablement résider dans la nécessité de cerner « le socle commun » autour duquel, il serait possible de saisir la réalité vivante qui vient déterminer la pensée globale des lumières en ce qui concerne la volonté commune des penseurs de cette période sur la proposition du citoyen et de la cité idéale. Il ressort que l’histoire de l’évolution des orientations éducatives nous impose une telle posture. Il s’agit de rendre plus lisible le projet éducatif global qu’avait défini la philosophie des lumières.
Ce siècle nous offre une diversité de vision sur la question éducative. Toutefois, nous aurons tort de le saisir sans nous interroger sur la vision éducative globale qu’il nous offre. Malgré les divergences de vue, les philosophes des lumières se sont fait une vision originale du citoyen à naître. C’est dans cette perspective et en quête d’idées et d’orientations originales qu’ils trouvent nécessaire de proposer des principes éducatifs porteurs de changements sociaux plus profonds. Ainsi, nous abordons ce sujet à travers trois parties : De la philosophie des Lumières : entre éducation et représentation du citoyen, la deuxième partie concerne : De la formation du citoyen rationnel, raisonnable et représentatif des Lumières, la troisième partie est intitulée : La raison dans la sphère politico-pédagogique du XVIIIe siècle à nos jours.
1. De la philosophie des Lumières : entre éducation et représentation du citoyen
Lorsque l’éducation est définie comme un processus par lequel l’enfant apprend à s’adapter à la vie sociale, l’on comprend aisément qu’il existe des formes d’éducation dont la variabilité peut dépendre de la nature de la société dans laquelle cette éducation est administrée. Émile Durkheim (1925) insiste sur son rôle salutaire en affirmant que l’éducation joue un rôle de préservation des liens sociaux. Dans son ouvrage, L’éducation morale, on peut lire que « c’est dans le système éducatif l’on peut agir le plus efficacement pour faire face aux d’anomie et de dégradation des liens sociaux qui guettent la société dans sa totalité » (E. Durkheim, 1925, p. 5). Ce passage vient signifier que le projet éducatif consiste à faire une provision de ce qui peut être bon pour la société dans l’avenir.
Le système éducatif reste dépendant de la nature même de la société et des expériences humaines. Les rôles des religions et de la tradition sont déterminants dans l’élaboration des systèmes d’éducation. C’est pourquoi, dans le langage communément utilisé, l’on peut entendre par exemple : l’éducation islamique, l’éducation chrétienne, dans certains cas, en Afrique, elle peut être attribuée à des traditions. L’on peut retrouver par exemple, une éducation Bambara, une éducation sénoufo, une éducation Baoulé, etc. Ainsi, l’éducation va occuper un espace qui comporte des spécificités souvent étrangères à d’autres localités. Dans cette perspective, elle est assujettie à une idéologie qui définit les orientations globales de la société qui l’abrite. L’éducation se résume aux intentions proposées d’avance et suit un objectif fixé à court, moyen et long terme. Il est clair qu’on ne peut pas éduquer sans se projeter vers un but social, vers une finalité déterminée.
La représentation, quant à elle, pourrait être définie métaphysiquement comme, ce par quoi, l’on accède au réel. Dans cette perspective, la représentation devient l’expression du réel, c’est-à-dire une sorte de médiation permettant au sujet rationnel d’accéder à la vérité évidente. En clair, une représentation apparait comme un phénomène mental permettant à chaque sujet conscient de se projeter dans le futur. Elle est souvent utilisée dans la philosophie des Lumières en tant que synonyme de pensée abstraite. De ce fait, la pensée du XVIIIe siècle, trouve un lien entre les représentations et la rationalité, même si dans la pensée kantienne, l’on peut constater l’existence des représentations conscientes et inconscientes, claires et obscures.
L’enjeu de cette réflexion ne consiste pas à analyser la nature des représentations, il consiste à dire qu’il est possible de voir dans l’imaginaire collectif de chacune des époques de l’histoire de l’humanité, un type d’homme à promouvoir. C’est dans ce sens que le XVIIIe siècle attribue à l’éducation un devoir social à partir duquel une idéologie commune pouvait et devrait se réaliser. Il s’agissait, par le biais de l’éducation, d’aider les futurs citoyens à construire un projet social pertinent puisque son rôle est essentiel pour faire propulser les valeurs, les images mentales. Les Lumières ont compris que « c’est au fond de l’éducation que gît le grand secret de la perfection humaine » (E. Kant, 1967, p. 56). C’est cette perfection que le philosophe des Lumières se représente. De ce fait, l’on pourra dire que, comme les penseurs de l’antiquité, les lumières ont affirmé qu’on éduque toujours quelqu’un pour quelque chose. De ce fait, l’homme moderne devrait être éduqué pour la société démocratique moderne. Le projet éducatif des Lumières se proposait de rendre la raison populaire, et donc de la rendre accessible à tous.
Dans le sillage des propositions de la raison, la pensée de Rousseau va se constituer en une lumière contre les Lumières puisque l’éducation et la politique ne doivent plus, à partir de lui, se réaliser comme avant. Sa théorie se propose d’inscrire l’enfant dans une nouvelle forme de pensée, dans une nouvelle forme de représentation faisant de celui-ci un sujet complexe à étudier avant toute prise de décision pédagogique. Le principe d’une négativité de l’éducation qui inscrit l’enfant dans une époque d’innocence jusqu’à douze ans, est de nature à surprendre les contemporains de Rousseau. Mais, la vision éducative de Rousseau, malgré qu’elle laisse entrevoir des spécificités, est inscrite dans la perspective globale du siècle des Lumières. Ainsi, la vision éducative de Rousseau en appui de celle de ses philosophes contemporains lorsqu’il élabore des principes éducatifs capables de former un être raisonnable libre dans sa conscience, développant une attitude citoyenne qui vise à préserver le vivre-ensemble harmonieux. C’est à partir de ce constat qu’on s’aperçoit que le problème de l’éducation n’est plus posé en terme théologico-politique, mais en référence à la nature et à la société à naitre. Les penseurs des Lumières ont compris que l’éducation du citoyen ou l’éducation à la citoyenneté est la condition sine qua non de l’existence de la démocratie moderne.
2. De la formation du citoyen rationnel, raisonnable et représentatif des Lumières
Si la philosophie des lumières met l’accent à la fois sur l’éducation physique, morale et celle de la formation de la conscience, elle trouve que celle de la raison occupe une place de choix dans la mesure où elle oriente l’apprenant vers l’inclination globale des Lumières. L’ouvrage le plus systématique de la question éducative qu’est l’Émile ou de l’éducation a été publié pendant la période des lumières. Les cinq livres de l’Émile ou de l’éducation prennent en compte tous les aspects de l’éducation. Il convient de signaler que toutes les propositions cheminent vers un but unique, celui d’une libération de l’homme qui passe obligatoirement par la formation de la raison. L’idée avouée par l’Émile ou de l’éducation est la suivante : tous les hommes peuvent et doivent accéder aux lumières. Dans cet ouvrage, les principes d’éducation naturelle qui sont élaborés s’orientent vers la représentation d’un citoyen capable de construire la cité idéale future. C’est pourquoi, dans cet ouvrage, on peut lire qu’« un père quand il engendre et nourrit ses enfants, ne fait en cela que le tiers de sa tâche ; Il doit des hommes à son espèce, il doit à la société des hommes sociables, il doit des citoyens à l’État… » (J.-J Rousseau, 1966, p. 23).
Dans le premier livre, Rousseau parle d’une éducation négative, qui commence à la naissance jusqu’à douze ans. Celle-ci consiste à aider l’enfant dans le sens de la bonne observation de la nature, à construire pour lui une expérience personnelle. Rappelons que trois agents interviennent dans le processus de l’éducation chez Rousseau, à savoir, la nature, les choses et enfin les hommes. C’est à partir de douze ans que l’enfant commence à s’intégrer petit à petit à la vie sociale. L’on peut assister à partir de cet âge, une intervention raisonnée de la société. Mais, il est clair que derrière tout processus d’éducation chez Rousseau, qu’il soit orienté vers l’observation de la nature ou vers celle des choses, l’objectif visé reste la formation de la raison libre chez l’enfant.
C’est pourquoi l’éducation par la nature, l’éducation par les choses et celle des hommes sont pensées dans un registre systématisé et cohérent de sorte que la nature et la liberté de l’enfant soit bien préservées en vue de la formation de la raison libre. Comprendre l’éducation dans ce sens, c’est comprendre que l’humanité est composée d’êtres doués de raison, et donc capables d’inventer des méthodes et des stratégies de formation au service de tout le genre humain. Ainsi, l’intervention des générations adultes sur les jeunes générations a pour but, de permettre chez chaque enfant, un dépassement de la nature et une accession méthodique au monde de la culture tout en gardant l’idée que « Chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa source de maturité qui lui est propre » (J.-J. Rousseau, 1966, p. 202).
Si les théories éducatives des Lumières proposent une éducation à la liberté selon les prescriptions naturelles, elles reconnaissent tout de même que « cela ne saurait nous mener très loin, puisque l’homme est destiné à dépasser cette nature » (P. Burgelin, 1974, p. 496.) pour vivre dans une sphère sociale plus complexe. La liberté dont il est question chez Kant conduit l’enfant à la responsabilité. C’est ainsi que dans Les Réflexions sur l’éducation, « être libre signifie essentiellement être responsable » (E. Kant, 1967, p. 38). Il existe un étroit rapport entre la responsabilité et la raison. Éduquer selon les penseurs des lumières, c’est conduire l’enfant, les enfants vers la capacité de penser les choses raisonnablement de sorte qu’on puisse accéder à une société qui suive la logique progressiste. La logique progressiste dans la vie vision Kantienne est perçue comme l’évolution individuelle et collective inscrite dans le rapport entre la liberté et la loi. Selon M. Besnier, (1993, p. 264), « l’union de la liberté et de la loi » reste le thème essentiel de la spéculation kantienne sur la morale.
La capacité de raisonner qui est dans l’enfant sera mise en contact avec un ordre social progressiste, l’ordre qui fait de la raison selon B. Jolibert (1987, p. 89), « l’instrument libérateur par excellence de l’humanité ». Puisque chez l’homme, la raison est une potentialité à développer, il convient de rappeler que l’éducation apparaît comme le seul moyen de faire progresser celle-ci. Cette réalité ayant été bien assimilée par les penseurs du siècle des lumières, naturellement l’éducation a été bien développée dans toutes ses composantes en gardant l’esprit qu’elle doit conduire à la vie rationnelle. C’est pourquoi, en affirmant que toute société a besoin d’asseoir une vertu inébranlable aux chocs, Helvétius fait de l’éducation, l’instrument le plus adapté à la préservation des sociétés humaines.
Il convient de rappeler que la nécessité de la formation de la raison se pose aujourd’hui encore avec évidence. L’époque contemporaine étant celle des bouleversements et des crises. Le Sahel africain est aujourd’hui devenu la proie des attaques terroristes les plus complexes. Or, au-delà des causes qui font la une aujourd’hui comme la pauvreté, le chômage, etc., la formation des jeunes pour que ceux-ci accèdent aux lumières, en est également une cause à citer. Philosophiquement, on peut dire que sujet humain a une conduite déterminée par ses propres représentations autrement dit, par l’idéologie qu’il se fait de son environnement social.
La religion joue un rôle important dans le façonnement de ses représentations. Puisqu’il existe une bonne et une mauvaise représentation, il serait important de former les jeunes pour qu’ils se détournent des mauvaises pratiques. C’est pourquoi, l’État républicain dont il est question dans la vision éducative de Rousseau n’est occupé que par des hommes libérés de la dictature des superstitions. Ce type d’homme est donc guidé par la liberté rationnelle, qui lui permette de substituer le déterminisme du vrai au déterminisme du confus. Autrement dit, la liberté en tant que détermination réfléchie et raisonnée, au moyen de l’éducation, selon les philosophes des lumières doit orienter chaque homme sur les pistes de la lumière. Pour cela, lorsqu’on se réfère à Kant, l’éducation ou du moins, l’instruction au lieu d’apprendre les pensées, doit « apprendre à penser » (E. Kant, 1967, p. 38). Ainsi, si la discipline est essentielle chez Kant, elle doit être conduite par la raison.
Nous avons constaté la formalisation de tout cela chez Leibniz où il existe une médiation formelle entre ce qu’on pourrait appeler raison démonstrative et éducation. Ainsi, Leibniz combine l’art, la langue, les mathématiques universelles, dans une méthode « qui, par la médiation de l’éducation, pourra régénérer l’humanité et provoquer de nouveaux progrès » (J.-M. Gabaude, 1974, p. 123). Ce passage vient signifier que selon Leibniz, l’éducation est le seul moyen permettant à l’homme de souffrir au monde de la culture.
3. La raison dans la sphère politico-pédagogique du XVIIIe siècle à nos jours
La soumission de la société aux principes normaux suppose que les mentalités ont été éduquées dans le sens du respect des normes, que les citoyens qui composent cette société sont guidés par leur raison et non par des passions. De ce fait, il convient de dire que tout projet éducatif, relève d’une détermination idéologique et politique guidée par le logos. Les propos de Paul-Henri Thiry d’Holbach (un penseur célèbre du XVIIIe siècle) témoignent cette réalité. Pour lui, la raison reste le vecteur régulateur de l’homme et de la société qui l’abrite. L’on pourra lire que c’est les passions naturelles de l’homme qui demandent même à être guidées par la raison.
Quoique toutes les passions soient naturelles à l’homme, quoique tous les mouvements de son cœur aient pour objet sa conservation et son bien-être, ils demandent pourtant à être guidés par la raison ; sans elle, l’amour de soi, l’intérêt personnel, le désir du bonheur sont souvent des impulsion aveugles dont les effets deviennent nuisibles et à nous-mêmes et aux autres. (P H T d’Holbach, 2001, p. 482).
Ce passage d’Holbach vient signifier que l’homme ne devient véritablement un citoyen que lorsque sa raison a une emprise sur ses tendances naturelles. « La liberté est nuisible dès qu’elle n’est point subordonnée aux lois de la justice, de la raison, de la société ». (P H T d’Holbach, 2001, p. 482). Il faut comprendre que la stabilité sociale, pendant le Siècle des Lumières a été liée à une bonne marche pédagogique consistant à faire des hommes, des êtres raisonnables capables de converger vers un objectif de progrès. Le Siècle des Lumières est parti du constat que les passions humaines, les désirs et les opinions des peuples doivent être guidés par la raison à partir d’une pédagogie appropriée à cet effet. L’on peut dire que les modernes ont inventé un homme, en un mot, un individu qui appartient à l’universel et à l’humanité grâce à sa raison.
Ce qui intéresse les Lumières, c’est la nécessité de former un peuple vertueux, meilleur, éclairé par la puissance de la raison. C’est cette perspective que Rousseau aborde l’éducation publique à partir du livre I de l’Émile ou de l’éducation. Il faut opter entre faire « homme ou citoyen » (J.-J. Rousseau, 1966, p. 40). Si l’éducation domestique est axée sur l’existence individuelle, l’éducation publique, quant à elle, est orientée vers la communauté politique. Il met l’accent sur la nécessité, le rôle de l’éducation naturelle et n’occulte pas la nécessiteuse intervention des hommes. Ainsi, il s’agit d’une pédagogie qui conduit l’enfant dans une liberté naturelle jusqu’à son intégration totale à la société.
L’éducation serait un projet appliqué à un être perfectible pour qu’il apprenne et s’adapte à la culture sociale, politique de la communauté. « Éduquer, c’est placer cette « perfectibilité », cette capacité à devenir raisonnable qu’est l’enfant, en présence de culture que constitue l’ensemble des connaissances humaines dans un ordre logique » (B. Jolibert, 1987, p. 89). Ce passage signifie que l’éducation consiste non seulement à exercer une influence sur l’enfant, mais à donner une orientation morale et rationnelle à la culture politique. Dans l’Émile ou de l’éducation, Rousseau montre clairement que la nature est insuffisante pour donner une orientation à l’homme. C’est pourquoi, l’action humaine est attendue dans le processus de l’éducation pour achever l’action de la nature. Ce qui permet à l’homme et à la société d’atteindre sa destination morale puisque, la nature a donné à l’homme des organes et des dispositions qui conviennent à son épanouissement lui permettant d’atteindre sa destination morale.
Les théories du contrat social, qu’elles soient du 17e ou du 18e siècle, se proposent de réunir au sein d’une communauté politique des êtres rationnels et libres où les conventions sont le fruit de la raison et de la volonté, voire une « transmission mutuelle de droit » (T. Hobbes, 1971, p. 132). Il est clair que la transmission mutuelle du droit est un acte de liberté qui émane de la raison. Il convient de dire que les doctrines du contrat social se proposent toutes de trouver dans l’individu les fondements de la société. La pensée de Rousseau est indicative à ce sujet puisque pour l’institution du contrat, en toute liberté, « chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale » (J.-J. Rousseau, 1966, p. 74).
Les penseurs des lumières partagent la conviction que le bon citoyen est le fruit de l’éducation. Pour B. Jolibert (1987, p. 79), le rôle de l’État dans l’action des lumières est primordial puisque,
le modèle éducatif des Lumières reste le plus souvent le modèle spartiate. Cette référence antique permet d’insister sur le rôle à la fois hégémonique et absolu de l’État ! Quant aux contenus de l’éducation, ils visent le même but. Pour ce qui est du savoir en effet, l’Encyclopédie, par son caractère monumental et synthétique, traduit l’intention de divulguer des connaissances, de les rendre plus accessibles à tous, de mettre à la disposition de tous les hommes un univers de culture le plus large possible.
Par ce passage Jolibert a voulu signifier que l’État (pendant l’antiquité) en tant que garant des programmes scolaires, proposait des connaissances qui préparent les esprits à la vie sociale à travers une éducation orientée vers le progrès de la raison. C’est pourquoi, les penseurs philosophiques de la période des lumières partagent la conviction que la meilleure cité résulte des conventions qui sont le fruit de la raison, dans la mesure où les conventions elles-mêmes n’ont de sens que lorsqu’elles sont acceptées et respectées.
L’avènement contingent de l’ordre politique, c’est-à-dire la fusion complète de l’ordre politique avec l’ordre de la raison ou l’ordre de la morale est une caractéristique essentielle de la philosophie des lumières. Cette fusion prend en compte la pensée éducative, qui selon les philosophes des lumières, est la vitrine de la spéculation politique. Puisque la réflexion politique n’a de sens que lorsqu’elle est soumise à une vision éducationnelle du monde. Il est clair qu’une telle vision n’est pas propre à la philosophie moderne, elle traverse à la fois toute l’histoire de la philosophie et toutes les traditions. Dans les traditions en Afrique de l’ouest par exemple, l’éducation morale est toujours commandée par l’apprentissage à la maîtrise des passions. Ce qui signifie que les passions jouent un rôle moteur chez l’homme dans le sens de son élévation morale comme dans le sens de la dépravation de sa conduite. De ce fait, si l’éducation est un enjeu politique de l’époque des lumières, la maîtrise des passions est un enjeu au cœur de ce projet éducatif.
Il convient d’abord de préciser que signifie le mot Passion. Du latin « passio », dérivé du mot « pati », la passion fait allusion à l’action de supporter. Le mot passion peut être entendu en deux sens : il signifie d’abord, souffrance. Ensuite, la passion est une contraction volontaire vers une fin. C’est justement dans ce sens que Kant aborde la spéculation sur les passions. Pour lui, « l’inclination que la raison du sujet ne peut pas maîtriser ou n’y parvient qu’avec peine est la passion » (E. Kant, 1964, p.109). Il existe également chez Rousseau, une théorie des passions. Dans l’Émile ou de l’éducation, Rousseau parle de passions innées et de passions sociales, et donc de passions légitimes et de passions illégitimes. Les passions légitimes sont sans doute naturelles. Ainsi, « nos passions sont les principaux éléments de notre conservation : c’est une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire ; c’est contrôler la nature, c’est reformer l’ouvrage de Dieu » (J.-J Rousseau, 1966, p. 274-275). Ce passage signifie que les passions sont innées. Par conséquent, elles participent à l’existence humaine. Elles sont « des forces qui nous poussent vers le bonheur et la perfection » (B. Jolibert, 1987, p. 98.). Donc, la réflexion philosophique menée sur les passions au XVIIIe siècle, ne consiste pas à demander leur annulation, elle se propose d’étudier les conditions dans lesquelles elles peuvent être maîtrisées. Seule la maîtrise des passions dans la perspective du siècle des Lumières, permet aux hommes d’accéder à l’harmonie sociale supérieure.
Dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant admet comme Rousseau que les passions sont naturelles chez l’homme, qu’elles amènent les hommes à aimer naturellement les honneurs, la richesse, et d’autres privilèges sociaux. Elles constituent un ensemble de forces qui poussent l’homme à fournir des énergies en vue de la réalisation des projets. Mais, chez Kant, l’homme étant un être prisonnier de ses penchants, il doit être soumise à une discipline pour qu’il s’arrache de cette folie des passions. Cette discipline doit l’apprendre à faire « l’usage de sa raison, et à signaler son aptitude technique ou le don d’adresse de son espèce comme celui d’un animal raisonnable » (E. Kant, 1986, p. 1135). Chez Kant, l’apprentissage d’une soumission à la discipline reste le seul remède au dérapage qu’un homme peut subir. Dans cette perspective, le projet éducatif consiste selon les Lumières, à transformer les dispositions naturelles brutes en des dispositions rationnelles. L’éducation doit permettre à chaque sujet-humain libre, d’agir conformément à sa raison, une raison qui permet selon la vision de Diderot de dompter le cœur en faisant évoluer qualitativement la conduite humaine. Kant suit l’héritage de Diderot et de Rousseau lorsque qu’il pense que la discipline, la pédagogie, et la transformation sociale, ne peuvent se faire que si celles-ci sont placées sous le contrôle de la raison. Puisque pour Kant,
l’homme est destiné par sa raison à être en une forme de société avec d’autres hommes et à se cultiver, à se civiliser et à se moraliser dans une société par l’art et par les sciences, si grand que soit son penchant animal à se livrer passivement aux inclinations (…) Sa raison le destine à l’inverse à se rendre digne de l’humanité de manière agissante, en combattant les entraves dont le charge la grossièreté de la nature. (E. Kant, 1986, p. 1136).
Dans l’anthropologie du point de vue pragmatique, Kant montre que si l’homme est dominé naturellement par ses penchants égoïstes, la raison que celui-ci porte en lui, renverse cette tendance en l’orientant vers les lumières.
Conclusion
Il n’existe pas de théorie philosophique qui ne s’achève pas dans une vision éducationnelle de l’homme, qui ne se représente pas un type d’homme en vue de la formation de la cité idéale. Ainsi, il convient de dire que la philosophie de l’éducation est la science des fins. Rappelons que dans l’antiquité, les théories éducatives et politiques accordaient une priorité à la cité par rapport à l’individu. Autrement dit, l’orientation éthico-politique et éducative de l’antiquité prévoyait la soumission de l’individu à la cité. Dans Les Lois, Platon affirme que l’éducation est le seul moyen de donner la vertu aux citoyens, puisqu’elle permet à l’homme de maîtriser ses passions par sa raison. Cette vision révèle l’orientation globale des spéculations philosophiques sur l’éducation pendant l’antiquité, qui consistait à former l’enfant pour qu’il devienne courageux et rationnel.
La philosophie des Lumières est inscrite dans cette vision avec la spécificité que celle-ci envisage de former un être libre et rationnel, totalement responsable des actes qu’il pose. Il s’agit de former à la citoyenneté, d’assurer à chaque enfant, l’épanouissement de sa personnalité. La formation à la liberté, à l’égalité et à la fraternité, à l’autonomie, à la justice, etc, occupent une place importante pour définir une orientation démocratique des citoyens modernes. L’enjeu des théories éducatives des lumières comporte à la fois une vision éthique et politique. Ce qui signifie que la philosophie moderne développe une éthique fondée sur la raison qui consiste à dire que la connaissance du bien est accessible à tous. Ainsi, les philosophes des lumières pensent que le respect des valeurs relève de l’exercice de la raison. C’est pourquoi, au plan politique, les pensées des lumières sont l’expression d’une revendication de la dignité humaine au moyen de l’éducation dont l’aboutissement est le contrat social.
Le contrat social tel que présenté par la philosophie des lumières reste l’aboutissement et la finalisation d’un projet éducatif qui cherche à fonder les valeurs démocratiques dans la liberté rationnelle. La période des lumières est caractérisée surtout par une confiance et la liberté accordés à chaque individu. Les penseurs de cette époque développent l’idée que l’existence humaine peut être améliorée à partir de l’invention rationnelle des moyens de subsistance. L’éducation a été le seul moyen qui a permis de donner une bonne orientation aux efforts humains pendant le siècle des Lumières.
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16. L’IMMIGRATION CLANDESTINE DES AFRICAINS : ENTRE ÉCHEC OU SUCCÈS DE L’ÉDUCATION DES HOMMES ?
Affoua Thérèse KOUADIO
Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)
Résumé :
L’éducation a un fort impact sur les actions et les prises de décision des hommes. Aussi, au nombre des situations qui incitent, aujourd’hui, à la réflexion, l’immigration clandestine tient une bonne place et fait questionner, en direction de l’éducation reçue par ces migrants. La précarité d’une vie sociale se présente comme la cause majeure de ce phénomène. Mais l’exil vers d’autres horizons totalement inconnus parait comme la suite logique, voire la conséquence de l’éducation reçue. En effet, parvenir à se responsabiliser et à s’assumer pleinement face aux réalités existentielles est le propre des hommes, faits par l’éducation. Dès lors, l’éducation apparaît comme le stimulant de la réalisation humaine. Se dérober à cette fin utile est considéré comme un véritable échec de son éducation.
Mots-clés : Clandestin, éducation, humain, immigration, société.
CLANDSTINE IMMIGRATION: BETWEEN FAILURE OR SUCCESS OF MEND’S EDUCATION?
Abstract:
Education has a strong impact on people’s actions and decision-making. Illegal immigration is one of a number of situations that give rise to reflection today, and raises questions about the education received by these migrants. The precariousness of a social life is the major cause of this phenomenon. But exile to totally unfamiliar horizons appears to be the logical consequence of the education received. Indeed, the ability to take responsibility and assume full responsibility in the face of existential realities is the hallmark of human beings, shaped by education. From then on, education appears to be the stimulus for human achievement. To shy away from this useful end is considered a real failure of one’s education.
Keywords : Clandestine, education, human, immigration, society.
Introduction
La mobilité est un fait marquant de l’histoire de l’humanité. En effet, de tout temps, les hommes se déplacent d’un pays à un autre, d’un continent à un autre. Ces déplacements sont soit temporaires, soit permanents, et ce, pour des raisons qui leur sont parfois propres, c’est-à-dire, sans contrainte et bien souvent dans le respect des règles établies. Mais depuis que notre monde connaît des troubles de toutes sortes, guerres, famine, maladies, catastrophes naturelles, soif de conquête de territoires de gré ou de force, persécutions politiques et/ou religieuses augmentation vertigineuse des populations, pour ne citer que ceux-là, l’action de se déplacer a pris une autre tournure.
L’immigration, qui est une simple action de partir d’un pays donné pour s’installer dans un autre d’après les règles établies, a sombré dans la clandestinité. L’illégalité, la discrétion et le mépris de la vie humaine sont devenus le corollaire de l’immigration aujourd’hui. C’est quasiment un suicide collectif qu’organisent les hommes au quotidien pour la recherche d’une vie meilleure ou d’un nouveau souffle. Comment expliquer et parvenir à comprendre un tel comportement ?
Au mépris de tous les risques et au péril de leur vie, chaque jour qui passe sous le soleil, hommes, femmes et enfants traversent les eaux froides de la Méditerranée. Et l’incompréhension de ce comportement des hommes se lit clairement dans cette pensée du poète et dramaturge V. Hugo (1856, p. 1) qui s’écriait : « où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? ». Rechercher, comprendre et expliquer le phénomène de l’immigration clandestine, c’est d’abord et avant tout, chercher à comprendre ce qu’ont fait et font les hommes de leur éducation face aux défis de la vie.
Si l’on part du principe que l’éducation de l’homme lui est donnée dès l’enfance pour son bien et celui de sa société, pour s’assumer, orienter sa vie et ses actes et que, nul homme n’en échappe dès sa venue au monde, pourquoi toutes ces déviations de la part de l’humain ? Ces naufrages auxquels l’on assiste à travers l’immigration clandestine ne seraient-ils pas aussi un naufrage de l’éducation des hommes ? Immigrer dans la clandestinité, c’est-à-dire entrer dans l’illégalité, dans la discrétion en ne remplissant aucune condition établie et au mépris de sa vie, est-il en définitive un acte de bravoure ou un d’échec éducatif ? C’est autour de ce questionnement que nous tenterons d’élucider et de mieux comprendre le phénomène de l’immigration clandestine et son rapport avec l’éducation des hommes.
En quoi ces interrogations sont-elles justifiables ? Face aux défis de sa vie, parvenir à se lever et affronter ces défis au péril même de cette vie, est-ce prendre efficacement et suffisamment son destin en main ? pour répondre à cette préoccupation, notre démarche sera purement et simplement démonstrative. Pourquoi l’immigration clandestine ? Est-elle un état de plein succès de l’éducation des hommes ou, bien au contraire est-elle un état de leur irresponsabilité face aux défis de la vie ?
Ce travail se propose de rappeler quelques causes du phénomène de l’immigration clandestine. Ensuite, démontrer que ce phénomène vu sous certains angles, pourrait se comprendre comme l’état d’un échec éducatif. Puis, établir le lien étroit existant sous d’autres angles, entre l’immigration clandestine et l’éducation réussie de ceux qui la pratiquent.
1. Un bref rappel de quelques causes de l’immigration clandestine
Les sociétés qui composent notre monde sont, sans exception aucune en proie aux crises. Misères, souffrances et peur du lendemain ont pris le dessus sur le vécu quotidien des hommes en le rendant précaire et surtout insoutenable. Cet état de fait a poussé plus d’un à rechercher et à explorer des voies et des moyens pour donner un sens à son existence. D’où malheureusement l’immigration dans la clandestine. Malheureusement, parce que ces hommes qui partent à la recherche d’un mieux-être, qui pensent quitter, comme dans le récit biblique, l’Égypte (la terre de souffrance, de misère et d’humiliation), pour Canaan (terre de bonheur), ces « candidats désespérés à la traversée », d’après S. Coste (2021, p. 2), sont ceux dont on retrouve les corps inanimés ou à bout de souffle aux abords de la Méditerranée. Et comme nous le disions tantôt, légions sont les causes de l’immigration clandestine et aucun pays au monde n’est épargné.
D’abord, les causes liées aux situations de guerres que connaît l’humanité, (les troubles dans le Sahel, en Afrique de l’Ouest, le conflit israélo-palestinien, le conflit russo-ukrainien…) et qui font de nombreux déplacés. Pour nous l’une des causes incontestées de l’immigration clandestine est l’existence des conflits armés, c’est-à-dire ces guerres sanglantes dans lesquelles se retrouvent la plupart de nos pays en général et spécifiquement en africains. Les nombreux coups d’état qu’ont connu les pays du Sahel, dont le Mali, la Guinée, le Niger, le Burkina Faso pour citer que ceux-là, et la guerre ivoirienne de 2010 suite aux élections présidentielles et dont les affrontements ont fait des milliers de morts et de déplacés de part et d’autre, sont des exemples parmi tant d’autres qui justifient bien cet état de fait. Et tous les hommes sont d’accord qu’une situation de guerre est toujours une situation inconfortable, invivable, troublante. La recherche donc d’un lendemain meilleur loin de la peur d’être tué ou de subir des violences inhumaines et dégradantes, et le fait d’être parfois privé en temps de guerre, de quasiment de tout (eau, nourriture, électricité, maison, etc.), sont ce qui pousse les populations à emprunter la voie de l’horreur et de l’illégalité qu’est l’immigration clandestine.
Fuir pour une destination à plusieurs inconnues, mais susceptible dans l’entendement de garantir un minimum de sécurité devient l’idéale des solutions en temps de conflit armé ; car au fond personne au monde n’aime la guerre. Comme le confirme J. Giono (1938, p. 1) « je n’aime pas la guerre, je n’aime aucune sorte de guerre. », confirme bien cet état de fait. En effet, dans la guerre, nous dit, T. Hobbes (1642, p. 195),
Les passions règnent, (…), la pauvreté est insurmontable, la crainte ne nous abandonne jamais, (…) la misère nous accable, la barbarie, l’ignorance et la brutalité nous ôtent toutes les douceurs de la vie.
Quand tout nous semble être arraché et que la vie devient amère, préserver sa vie devient une nécessité et tous les moyens pour y arriver, dont l’immigration, semblent être les bienvenus. Ensuite, la mauvaise santé économique de certains de nos États est l’un des facteurs déterminants qui poussent à vouloir à l’exode. La situation économique de la plupart de nos pays est bien souvent défavorable à la construction d’une vie décente. Jeunes et adultes vivent la misère au quotidien au point de ne même pas parvenir à assurer le minimum de besoins utiles à la vie. Cet état de fait, s’explique, en partie, par la mauvaise répartition des ressources économiques dans la majorité des États pauvres, surtout africains. Il ne s’agit pas ici, pour nous, de visiter toutes les doctrines économiques et politiques que l’humanité a connues ; mais plutôt de montrer, au regard de l’histoire, l’échec des politiques, surtout africaines, à asseoir un système de développement fiable et efficace pour le bonheur de tous. En se référant à l’histoire l’on pourrait dire que les politiques ont échoué pour la plupart à construire du développement. Parler d’échec, c’est faire allusion à une défaillance, à un but manqué. Ce but, celui de faire des pays « sous-développés », singulièrement africains, des pays qui tendent vers le développement, voire développés, est purement devenu utopique.
Quand un jeune diplômé se retrouve dans le désarroi total et « qu’il est marqué par des difficultés inimaginables », L. Gaudé (2006, p. 7), quand aucune perspective ne lui est offerte après formation ; quand l’on constate un manque criard de volonté politique d’accompagnement des projets des jeunes diplômés et que ceux-ci voient leur dignité bafouée, comment ne pas employer ses propres voies et moyens même quand ceux-ci seraient illégaux ? Fuir pour un atome d’espoir, un mieux-être, quand sa vie et sa liberté suffoquent, semble être la meilleure des décisions. Plutôt que de demeurer dans le chômage, la misère économique et la guerre avec son cortège de violences et de traitements inhumains, immigrer dans la clandestinité, loin d’être un choix méprisable, semble le meilleur.
Enfin, retenons parmi ces multiples causes et principales l’idée reçue selon laquelle l’Europe est la terre du bonheur absolu. La projection que l’eldorado existe et que, c’est l’Occident qui en détient les seules clés, est l’une des causes les plus destructrices des jeunes candidats à l’expatriation frauduleuse, surtout africains. Pour ces afro pessimistes, l’Afrique serait sans richesses une terre de misères et de malédictions. Cette vue de l’esprit par l’Africain par rapport à l’Occident est ce que rapporte L. Lado (2005, p. 18), comme cause de l’immigration :
Ces dernières années, ils sont de plus en plus nombreux, ces jeunes africains qui finissent tragiquement leur aventure dans les eaux de la Méditerranée, alors qu’ils rêvaient de s’évader clandestinement en Europe pour faire fortune.
Tout est dans cette pensée ; finir tragiquement son aventure dans les eaux froides de la Méditerranée pour juste un rêve, une imagination, une soif poussée pour la fortune qu’on obtiendrait facilement ailleurs en Europe. Il faut reconnaître aussi que les pays africains en matière de gestion des richesses ne déploient aucun effort pour les rendre équitables. C’est la politique du tout pour la minorité et du presque rien pour la grande majorité. Comment ces nombreuses consciences ne prendraient-elles pas un rêve pour une réalité et finiraient les corps totalement refroidis ou sans force au bord de la mer ? L. Lado (2005, p. 19), pense que ces jeunes sont tout simplement
frustrés par les situations socio-politiques désolantes, qui sont récurrentes et paraissent sans issues. La vie de misère et de précarité, la corruption qui mine quasiment tous les domaines d’existence dans les sociétés africaines, la mauvaise gouvernance et le malaise social sont les réelles motivations à vouloir s’installer loin de chez soi, malgré tout ce que cela pourrait impliquer de négatif. Pour eux, comme il n’y a rien à espérer il faut. (…) sortir du pays pour aller se débrouiller chez les Blancs. (…) Les uns et les autres vivent le séjour au pays comme étant une espèce d’échec.
De fait, les causes de l’immigration clandestine sont légion et il n’y a pas que le fantasme d’une vie meilleure hors de chez soi. Les conflits armés qui déstabilisent et déshumanisent l’humain et sa société, les situations socio-politiques précaires en Afrique noire y compris tout ce qui aide à faire asseoir l’idée que le bonheur est une affaire de « Blancs » pour ne citer que celles-là, nous ont permis de démontrer dans cette partie que, non seulement, ce phénomène est une réalité qui a pris de l’ampleur au fil des décennies. Il est certes regrettable de voir embarquer dans une aventure à issue inconnue à cause des nombreux risques que cela comporte, mais, ce qui serait plus regrettable et porterait les marques d’une espèce d’irresponsabilité et de manque de volonté, c’est rester sans rien envisager face aux situations qui chiffonnent la vie et arrachent au vouloir-vivre. Cela dit, il faut reconnaître que l’idée d’immigrer n’a pas toujours eu les mêmes motivations. Bien des fois, ce sont les situations désolantes de la vie humaine qui poussent de nos jours à embarquer dans cette aventure amère comme nous le démontrions il y a peu. Et ils sont nombreux à embarquer dans cette miséreuse aventure non pour des situations contraignantes, mais surtout pour avoir tout échoué dans leur vie.
2. L’immigration clandestine comme état d’un échec éducatif
Il faut préciser que c’est vu sous un certain angle que l’on pourrait évoquer le phénomène de l’immigration clandestine comme étant un état d’échec éducatif. Ils sont une pléthore d’individus à emprunter cette voie par complaisance, ou parce qu’ils ont été toute des partisans du moindre effort ou tout simplement des adeptes d’une facilité notoire. Ils sont pour la plupart arnaqueurs, braqueurs et déscolarisés. Ces jeunes et adultes qui ont choisi cette affreuse voie ne le font pas tous pour des situations socio-politiques ou socio-économiques difficiles qu’ils vivraient, ou encore pour des situations de conflits armés, d’épidémies déstabilisantes dont souffrirait leur pays d’origine. Mais parce qu’ils auraient été lâches toute leur vie, ils sont devenus immigrants clandestins. Parce qu’ils ont refusé leur scolarisation pour certains, ont été éduqués et vécu dans l’opulence familiale pour d’autres. Ces jeunes n’ont jamais appris ce que c’est que se prendre en charge ou affronter quelques difficultés de cette vie humaine. Et ce sont ceux-là qui débarquent pour gonfler le nombre de ceux qui affrontent réellement la vie en empruntant cette voie de la peur.
Il y a des enfants à qui les parents, même avec peu de moyens ont tout donné pour leur scolarisation par exemple. Mais qui se retrouvent face à des jeunes totalement inconscients abandonnent volontairement et définitivement les études au grand désespoir des parents et sans un seul diplôme en poche bien souvent. Ils deviennent rapidement des cas sociaux gonflant ainsi le nombre des sans-emploi, des sans domicile fixe et des enfants dit de la rue. Puis il y a ceux pourris par leur éducation. C’est une autre catégorie de jeunes formés à la vie facile depuis l’enfance parce que la situation sociale des parents le permettait. Ceux-là sont habitués à tout obtenir sans effort personnel et sans opposition aucune.
Ils ont tellement été dorlotés et accoutumés à tout avoir sans fournir le moindre effort qu’ils sont allergiques à la piètre difficulté qui pourrait se présenter à eux. Ils sont rapidement ébranlés, vaincus, et cherchent aussitôt comment fuir une situation difficile ou comment l’éviter tout simplement. Loin d’être une situation de nécessité, pour beaucoup de ces jeunes, immigrer dans la clandestinité est un libre choix éphémère et à la fois inutile. Le tout pour cette catégorie de personne, c’est de partir pour un ailleurs dans l’espoir de tout obtenir ou de faire fortune sans effort. Le résultat escompté en mettant tout à leur disposition à travers l’éducation donnée dès l’enfance et les moyens financiers déployés, ne sera jamais atteint.
Leur unique succès en optant pour l’immigration clandestine après avoir tout raté, est qu’ils deviennent ces morts qui endeuillent les familles et ces prisonniers qui bourrent inutilement les prisons. Comment il pourrait en être autrement ? Quand on choisit de partir de son pays d’origine pour s’installer dans un autre, sans un seul diplôme en comptant sur sa mauvaise vie de déchets faite (d’escroquerie, de vol, d’agression), comment ne pas contribuer à grossir en vain le nombre de morts clandestins, avec le niveau de vie et de fonctionnement qu’on sait des pays dits développés ?
Vient ensuite le cas des rêveurs. Ces immatures et irresponsables pour qui l’on a toujours décidé. Ceux qui ont appris par ouï diront que le bonheur sans effort existerait en Occident et qu’il suffit d’avoir les fonds (argent) pour le départ et le tout serait joué. Si l’on n’a pas échoué à son éducation, comment croire à une telle stupidité en ignorant qu’une vie sans souffrances pourrait exister ? Ils ruinent souvent amis et familles pour un départ raté d’avance. Ce qu’ils ignorent bien souvent, c’est que ces pays d’accueil, dits aussi développés sont loin d’être des dépotoirs. Le niveau de vie est très élevé et des règles très strictes y sont établies pour ne laisser entrer tous et n’importe comment. D’où ces divers contrôles et blocages aux frontières ; ces nombreuses arrestations, emprisonnements constatés. C’est avec ces jeunes, Africains pour la majorité, que l’on entend ces mots dont eux-mêmes n’ont pas conscience comme « on va aller se débrouiller là-bas, qui ne risque rien, n’a rien », etc. L. Lado (2005, p. 21) cherchant à comprendre ce phénomène prenait l’avis d’un jeune et écrit :
L’un des jeunes, à qui j’ai demandé pourquoi il voulait à tout prix partir du Cameroun, m’a répondu : dans ce pays, on ne peut pas évoluer. Ici, tout se négocie ! Alors, je veux aller me chercher en Europe. Il semble que c’est mieux là-bas.
Des gens qui n’ont jamais appris à se « débrouiller » chez eux, là où c’est possible d’arriver à se réaliser avec l’aide et la compassion de certains, (aide et compassion, valeurs très souvent exprimées en Afrique), qui n’ont jamais pris un seul risque toute leur vie, pensent pouvoir réussir celle-ci là où les possibilités d’y parvenir sont quasi nulles. Ils se retrouvent bien souvent face à une intégration quasi impossible, parce que n’ayant aucun diplôme qualifiant qui faciliterait leur insertion sociale ; aussi, sont-ils complexés, parce que marginalisés et détruits psychologiquement quand la mort ne les a pas emportés.
L’Europe est beaucoup trop sérieuse dans son fonctionnement pour faire de la place à des personnes qui n’ont jamais pris leur vie au sérieux, à des plaisantins qui comptent sur leur mauvaise vie pour se faire une place au soleil. Se lever et affronter la vie n’est pas l’affaire des rêveurs, ni celle des partisans de moindres efforts, encore moins celle de ceux qui attendent toujours tout venant des autres pour parvenir à s’en sortir ou, à se faire une place au soleil ; c’est l’affaire de ceux qui ont appris très tôt ce que c’est que vivre en société avant même d’y être véritablement. Quand plus rien ne va, quand tout semble perdu d’avance, quand la vie devient amère, l’être éduqué d’après les réalités sociétales, est suffisamment armé pour prendre en main son destin.
3. Immigration clandestine comme état d’un succès éducatif
À un moment donné, il faut oser. Oser se lever et avancer malgré tout ; éviter le regard hagard et attendre que la pluie tombe des cieux des autres pour espérer en être arrosé. Et cela, il n’y a que, les hommes « endurcis » par leur éducation d’après Rousseau qui y arrivent. C’est pourquoi d’ailleurs, nous soutenons que le phénomène de l’immigration clandestine est une affaire des véritablement éduqués. Mépriser les risques qu’incombe d’immigrer dans la clandestinité, dans l’illégalité, et au péril de sa vie, n’est pas le domaine de ceux qui ont été dorlotés dans leur éducation, ni celle de ceux qui ont vécu dans l’opulence sans jamais rien réaliser d’eux-mêmes.
Tout homme à la naissance reçoit une éducation de base qui est celle que l’on reçoit des parents. C’est elle qui est le fondement de tout le reste, c’est-à-dire l’éducation donnée à l’école ou autres institutions qualifiées dans ce domaine. Elle est essentielle et nécessaire, car les premières leçons de vie y sont enseignées. Kant ne dit pas autre chose quand il écrit, « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce qu’elle le fait ». (E. Kant, 2016, p. 37). C’est pourquoi, l’éducation constitue la pierre angulaire pour toute vie réussie. Une éducation de base ratée est de loin un homme et une société ratés.
Dans le cadre de notre réflexion sur l’immigration clandestine, ces hommes et femmes, (scolarisés ou non, diplômés ou non) qui affrontent la vie par cette voie périlleuse, sont ceux à qui l’on a appris de bonne heure ce qu’est la vie en société, ce qu’est donc que la souffrance. La vie, c’est la souffrance. Espérer vivre, c’est espérer souffrir suffisamment. C’est justement ce que nous retrouvons dans le livre de la Genèse, en son chapitre 3, les versets 17 et 19 de L. Second, (1910, p. 5), en ces mots :
Le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. (…) c’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière et tu retourneras dans la poussière.
Cette sentence qui a été prononcée par Dieu lui-même d’après la Bible, nous laisse comprendre que la vie est faite de souffrance et que, même sa fin dernière serait celle-ci. Pour ainsi dire que la vie sur terre ou en société est faite de peines qu’il convient à chaque homme de savoir dès sa naissance. En éduquant son élève, Rousseau ne manque pas de partir de cette réalité incontournable.
Déjà en bas âge, c’est une nécessité pour l’enfant de savoir qu’il n’a pas à compter sur les autres pour se réaliser, et que la souffrance fait partie intégrante de la vie. Il doit apprendre de bonne heure les notions de responsabilité et de peines pour mieux les affronter à l’âge adulte. J.-J. Rousseau (1966, p. 149) écrit : « pour mon élève, ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à se suffire à lui-même autant qu’il est possible, il ne s’accoutume point à recourir sans cesse aux autres ». L’un des fondamentaux de l’éducation rousseauiste est que, l’éducation doit contribuer à durcir l’enfant et non à le rendre faible. Et il le dit en ces mots :
Observez la nature, et suivez la route qu’elle vous trace. Elle exerce continuellement les enfants ; elle endurcit leur tempérament par des épreuves de toute espèce ; elle leur apprend de bonne heure ce que c’est que peine et douleur.
(J.-J. Rousseau, 1966, p. 50). En endurcissant le tempérament par toute espèce d’épreuves, signifierait, que, l’éducation de tout homme doit l’accoutumer à se prendre en charge quelle que soit la situation qui se présente. Elle prend en compte tout ce qui entre dans la construction de l’homme. C’est ce que nous retrouvons d’ailleurs avec Franc Morandi (2000, p. 6) pour qui l’éducation serait un tout :
S’il est une pratique universelle, c’est bien celle de l’éducation : aucune société ne peut faire l’économie de porter de nouvelles générations à l’état adulte. Des dispositifs naturels aux dispositifs sociaux et éthiques, se construit le principe de notre personnalité et de toute l’humanité. (…). Car on n’éduque pas seulement pour éduquer mais aussi pour réaliser une fin : perfectionner, accorder l’homme au monde (…), accomplir une nature, construire le progrès collectif. Le faire de l’éducation repose sur la poursuite du principe de l’humain, ce propre de l’homme.
En accord avec Morandi, il est clair que l’éducation, en plus d’être une pratique universelle et le propre de l’homme, elle a pour fin dernière la construction sociale et éthique, la formation et le perfectionnement de la personnalité humaine. Bref, sa pratique permet à l’homme d’apprendre et de s’accorder avec le monde et ses réalités ; lesquelles réalités peuvent lui permettre de se réaliser ou d’être déstabilisé. Et dans l’un ou l’autre des cas, l’homme est assez outillé pour rester inébranlable car son éducation l’y a déjà préparé. Quand, après avoir reçu le nécessaire par l’éducation de base, la famille, les autorités compétentes, les amis, l’entourage s’éclipsent et que, l’on se retrouve face à soi-même, cette éducation prend alors tout son sens ; parvenir à se relever pour affronter les difficultés et donner un sens à son existence. C’est pourquoi Rousseau fait de cette première éducation une priorité dès l’enfance. En effet, l’on y apprend ou doit y apprendre de tout (joies et peines), et il ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit : J.-J. Rousseau (1966, p. 42), « et celui d’entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé ; d’où il suit que la véritable éducation consiste moins en préceptes qu’en exercices ».
Pour lui, cette éducation a tout en elle pour nous permettre de conjuguer joies et peines et de parvenir à les vivre, à les supporter ou à les surmonter. Ayant fait ses propres expériences de la vie, ayant souffert lui-même, Rousseau donne une place importante à la souffrance, à la douleur dans sa pensée éducative en donnant des recommandations aux éducateurs qui posent ces premiers fondements de l’existence humaine à travers l’éducation. Il matérialise ses recommandations par l’exemple de son élève en écrivant :
S’il tombe, s’il se fait une bosse à la tête, s’il saigne du nez, s’il se coupe les doigts, au lieu de m’empresser autour de lui, d’un air alarmé, je resterai tranquille, au moins pour peu de temps. Le mal est fait, c’est une nécessité qu’il l’endure.
J.-J. Rousseau (1966, p. 88). Ici, Rousseau met l’accent sur la nécessité de la douleur et son importance dans la vie humaine et en société ; car, dit-il, loin d’être attentif à éviter qu’Émile ne se blesse, je serai fort fâché qu’il ne se blessât jamais, et qu’il grandit sans connaître la douleur. Souffrir est la première chose qu’il doit apprendre, et celle qu’il aura le plus besoin de savoir.
Un être humain qui n’a pas souffert ne saurait comprendre qui lui arrive, encore moins comprendre ce que peut endurer un autre qui en est victime. C’est pourquoi, Rousseau s’insurge contre tous ces éducateurs qui ignorent ce que représentent ces moments dans l’apprentissage, et, qui constituent la véritable source des valeurs comme le courage, la tempérance et la compassion. C’est rendre l’enfant faible à vie que de lui apporter à la tendre enfance des soins qui tendent à trop le dorloter. La souffrance forge le caractère de l’homme dans l’enfant.
Si nous acceptons que la vie soit faite de risques, de difficultés, de souffrances, et bien J.-J. Rousseau (1966, p. 91), nous dit que « les plus grands risques de la vie sont dans son commencement » puisque la formation que reçoit l’homme prépare et son présent et son avenir, il faut le former d’après les réalités de ce présent et de cet avenir. Ainsi, c’est pendant l’enfance bien entendu, qu’il faut faire goûter ces réalités sociales à l’enfant pour lui permettre de les apprendre, de les connaître et de les vivre au moment opportun.
S’il y a des hommes et des femmes qui embarquent pour des destinations inconnues dans la clandestinité, même avec des enfants malgré tous les risques que cet engagement comporte, c’est parce que quelque part, l’éducation reçue a atteint le résultat escompté. Les valeurs comme le courage, la tempérance, la compassion, sont les fruits d’une semence éducative réussie :
voilà donc un autre avantage (…) : c’est de profiter de la sensibilité naissante pour jeter dans le cœur du jeune adolescent les premières semences de l’humanité : avantage d’autant plus précieux que c’est le seul temps de la vie où les mêmes soins puissent avoir un vrai succès.
J.-J. Rousseau, 1966, p. 286). De plus en plus, les consciences s’éveillent et se réveillent grâce justement à ce succès éducatif. La peur de passer de la vie à trépas, ne fait quasiment plus partie des préoccupations des hommes. Jeunes et adultes se lèvent et affrontent la vie telle qu’elle se présente. Tous les régimes dictatoriaux qui ont brimé et briment encore les populations pour une raison ou une autre, se retrouvent être défiés pour la majorité par la jeunesse consciente. Le port du voile, par exemple, en Iran, et dans la plupart des pays à majorité islamiques, par les femmes, fait couler beaucoup d’encre et de salives, au pouvoir iranien aujourd’hui ! C’est « après la mort en septembre 2022 de Mahsa Amini, une jeune femme iranienne de 22 ans pour port inapproprié du voile », que tout a débuté. Malgré les avertissements, les arrestations parfois musclés, les emprisonnements et les meurtres, des femmes en Iran, pays où celles-ci sont considérées comme le sexe faible n’ayant aucun droit à la parole en présence d’hommes, celles qui sont réduites à peu de chose, se sont levées pour dire « Non » à ce port du voile qui a fait d’après les statistiques d’un journal local, « Hamshahri », plus de 500 victimes. Cela est admirable et est fortement à saluer, car
c’est un grand et beau spectacle de voir l’homme sortir en quelque manière du néant par ses propres efforts ; dissiper, par les lumières de sa raison les ténèbres dans lesquelles la nature l’avait enveloppé.
(J. J. Rousseau, 1992, p. 30). Quand par sa raison, fruit de son éducation l’on peut « sortir en quelque manière » de toute situation sans aucune crainte, ni de peur sous quelques formes que cela puisse être, cela est à saluer. Parce que son existence et sa liberté sont en jeu, ou suffoquent, même la pendaison, suprême sanction dans ces pays où la plus petite des contestations est passible de mort, est vue désormais comme un détail parmi tant d’autre. Aujourd’hui grâce à cette prise de conscience, un mouvement contre le port du voile, pourtant une obligation, est né en Iran ; Femme, Vie, Liberté, sortir la « tête nue », pour défier « le pouvoir théocratique » iranien, (Hammihan, journal local), qui l’aurait imaginé ? Le Pouvoir lui-même n’y a certainement jamais pensé. Mais aujourd’hui chose faite parce que des gens dont l’éducation est réussie se sont levés. Quand son éducation est un succès, à un moment donné, l’on se lève et prend en main son destin.
Conclusion
Partir de chez soi pour s’installer ailleurs ou immigrer n’a jamais été une partie de plaisir ; surtout, quand c’est la terreur qui en est la principale cause. Les guerres à répétition, la gestion disproportionnée des ressources économiques et de la vie politique, les épidémies, la pauvreté, les catastrophes naturelles, le changement climatique, etc., qui plongent le quotidien des hommes dans la misère les poussent à rechercher un nouveau souffle sous d’autre cieux même, quand, l’on sait que ce phénomène qu’est l’immigration clandestine a « fait autant de victimes que les guerres civiles et certaines catastrophes humaines », comme nous le résume M. Toumany, (2009, p. 1).
Cependant, immigration, oui ; dans la clandestinité, « bouleversant des vies et des sociétés », G. Maxime, (2024, p. 3), certes ; mais qui sont ceux qui y arrivent ? Loin d’encourager à la pratique de tous ces suicides collectifs et ces naufrages sans fin, nous voulons laissons à retenir que le courage avec lequel ces hommes, ces femmes avec enfants affrontent la vie de ce côté, là, ne peut être ou n’est que le résultat d’une éducation totalement réussie. C’est parce que ces hommes ont réussi à être des terres fertiles pour la semence éducative qui forge à cela, qu’ils arrivent à se lever et à affronter les peines qu’impose immigrer dans la clandestinité. Par leur éducation, ils ont appris ce qu’est la vie et dans l’abondance et dans la souffrance. Aux véritables morts de cet affreux phénomène, tous les regrets, mais aussi et surtout, tout le respect. Pour tous les faibles et ratés de l’éducation, une rééducation à la vraie vie. Il faut d’ailleurs encourager et accompagner la Côte d’Ivoire qui œuvre déjà dans ce sens avec sa politique ces dernières décennies de rééducation et de réinsertions des jeunes.
Références bibliographiques
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