Perspectives HS 2017 tome1

PUBLICATION HORS SERIE1


Allocution du Président du Comité d’Organisation ………………………….…… 1 Allocution du Directeur du Département de Philosophie ……………….………… 3 Allocution du Président de l’Université …………………………………………… 7 Allocution du représentant du parrain …………………………………………..… 11 Avant-propos : Argumentaire ……………………………………………………… 13 PLÉNIÈRES ……………………………………………………………………… 15


1. De quoi émerger ? Une phénoménologie de l’interrogation, Issiaka-P. Latoundji LALÈYÊ………………………………………………..….. 16


2. L’émergence : expression du mouvement de la substance libérée en concept, Augustin Kouadio DIBI………………………………………………………..… 37


3. Cheikh Anta Diop entre nihilisme et reconnaissance ou de la condition de l’émergence globale, Thiémélé L. Ramsès BOA………………………………………………………..

 

42 ATELIERS …………………………………………………………….…………… 50 SOUS-THÈME I : ÉTHIQUE, ONTOLOGIE ET ALTÉRITÉ ………………….. 51

 


4. La crise des migrants ou l’épreuve de la reconnaissance : diagnostic d’une figure immergente de l’hospitalité, Abou SANGARÉ………………………………………………………………… 52


5. Da-sein comme chemin de l’émergence : du conformisme ȧ l’excellence, Alexis Koffi KOFFI……………………………………………………………… 67


6. Du penser nietzschéen de l’économie de la connaissance comme socle de l’émergence africaine, Baba DAGNOGO…………………………………………………………………. 80 SOUS-THÈME II : CULTURE ET DÉVELOPPEMENT …………………… 98


7. Justement l’émergence des états informels d’Afrique, Assouman BAMBA……………………………………………………………..… 99


8. La conscience et la reconnaissance de la complexité comme conditions d’émergence en contexte d’épistémologie postcritique, Auguste NSONSISSA…………………………………………………………… 118


9. L’éducation chez Platon, socle d’émergence et de reconnaissance anthropocentrées, Donissongui SORO……………………………………………………………… 137


10. Langues nationales et émergence de l’Afrique noire chez cheikh Anta Diop, Issaka SAWADOGO…………………………………………………………….. 155


11. L’émergence langagière par le français ivoirien, un gage de réconciliation, Joachim KEI…………………………………………………………………..… 170 SOUS-THÈME III : UTOPIE ET GOUVERNANCE …………………….… 183


12. La question de l’émergence de l’Afrique dans le roman africain : de l’effet de mode à l’utopie de la reconnaissance identitaire, David Sézito MAHO……………………………………………………………. 184


13. L’émergence des pays africains entre doute et espoir, Décaird Koffi KOUADIO………………………………………………….…… 203


14. Regards de R. Aron et P. Hassner sur la politique de puissance et l’instabilité, Nassirou Ounfana IDI…………………………………………………..….……. 218 SOUS-THÈME IV : TECHNOSCIENCE ET PROGRÈS ……………..…… 236


15. Émergence des états postcoloniaux d’Afrique : contre ou par-delà la rationalité technoscientifique ?, Kouamé YAO……………………………………………………………………. 237


16. Le projet cartésien d’une philosophie pratique et le défi de l’émergence en Afrique, Mahamoudou KONATÉ…………………………………………………..……. 251


17. Émergence de la philosophie pratique et reconnaissance chez Descartes : une contribution à l’émergence de l’Afrique, Marcel Silvère Blé KOUAHO…………………………………………………. 270


18. Émergence et reconnaissance : lecture bachelardienne du développement par enveloppement, Stevens Gbaley Bernaud BROU………………………………………………… 283 SOUS-THÈME V : ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ …………………………….. 299


19. La justice sociale à l’épreuve de l’émergence en Afrique subsaharienne : Rawls et Frazer, Faloukou DOSSO………………………………………………………………. 300


20. Justice et reconnaissance dans une société pluraliste : les États-nations d’Afrique à l’épreuve de l’émergence, Marcelin Kouassi AGBRA………………………………………………………………. 314


Présentation et Sommaire N°hs > Résumés des articles N°hs

HORS-SÉRIE Actes du colloque international ÉMERGENCE ET RECONNAISSANCE    
Volume I  –  Bouaké,   les   03,   04  et   05   Août   2017       Côte d’Ivoire       ISSN : 2313-7908N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

Directeur de Publication : Prof. Doh Ludovic FIÉ

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ISSN : 2313-7908

N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Directeur de publication : Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités

Rédacteur en chef : Dr. N’dri Marcel KOUASSI, Maître de Conférences

Rédacteur en chef Adjoint : Dr. Assouma BAMBA, Maître de Conférences

COMITÉ SCIENTIFIQUE

Prof. Aka Landry KOMÉNAN, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités, Métaphysique et Éthique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université Alassane OUATTARA.

Prof. Azoumana OUATTARA, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa

Prof. Daniel TANGUAY, Professeur des Universités, Philosophie Politique et Sociale, Université d’Ottawa

Prof. David Musa SORO, Professeur des Universités, Philosophie ancienne, Université Alassane OUATTARA

Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université Alassane OUATTARA

Prof. Henri BAH, Professeur des Universités, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université Alassane OUATTARA

Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal

Prof. Jean Gobert TANOH, Professeur des Universités, Métaphysique et Théologie, Université Alassane OUATTARA

Prof. Kouassi Edmond YAO, Professeur des Universités, Philosophie politique et sociale, Université Alassane OUATTARA

Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou

Dr. N’Dri Marcel KOUASSI, Maître de Conférences, Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA

Prof. Yahot CHRISTOPHE, Professeur des Universités, Métaphysique, Université Alassane OUATTARA

COMITÉ DE LECTURE

Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université Alassane OUATTARA

Prof. Azoumana OUATTARA, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa

Prof. Daniel TANGUAY, Professeur des Universités, Philosophie Politique et Sociale, Université d’Ottawa

Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université Alassane OUATTARA

Prof. Henri BAH, Professeur des Universités, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université Alassane OUATTARA

Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal

Prof. Kouassi Edmond YAO, Professeur des Universités, Philosophie politique et sociale, Université Alassane OUATTARA

Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou

Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA

Prof. Yahot CHRISTOPHE, Professeur des Universités, Métaphysique, Université Alassane OUATTARA

COMITÉ DE RÉDACTION

Dr Abou SANGARÉ, Maître de Conférences

Dr Donissongui SORO, Maître de Conférences

Dr Alexis KOFFI KOFFI, Maître-Assistant

Dr Kouma YOUSSOUF, Maître de Conférences

Dr Lucien BIAGNÉ, Maître de Conférences

Dr Nicolas Kolotioloma YEO, Maître-Assistant

Dr Steven BROU, Maître de Conférences 

Secrétaire de rédaction : Dr Blé Sylvère KOUAHO, Maître de Conférences

Trésorier : Dr. Grégoire TRAORÉ, Maître de Conférences

Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités

SOMMAIRE

Allocution du Président du Comité d’Organisation ………………………….…… 1

Allocution du Directeur du Département de Philosophie……………….………… 3

Allocution du Président de l’Université…………………………………………… 7

Allocution du représentant du parrain…………………………………………..… 11

Avant-propos : Argumentaire……………………………………………………… 13

PLÉNIÈRES……………………………………………………………………… 15

De quoi émerger ? Une phénoménologie de l’interrogation

Issiaka-P. Latoundji LALÈYÊ………………………………………………..….. 16

L’émergence : expression du mouvement de la substance libérée en concept

Augustin Kouadio DIBI………………………………………………………..… 37

Cheikh Anta Diop entre nihilisme et reconnaissance ou de la condition de l’émergence globale

Thiémélé L. Ramsès BOA……………………………………………………….. 42

ATELIERS…………………………………………………………….…………… 50

SOUS-THÈME I : ÉTHIQUE, ONTOLOGIE ET ALTÉRITÉ………………….. 51

La crise des migrants ou l’épreuve de la reconnaissance : diagnostic d’une figure immergente de l’hospitalité

Abou SANGARÉ………………………………………………………………… 52

Da-sein comme chemin de l’émergence : du conformisme ȧ l’excellence

Alexis Koffi KOFFI……………………………………………………………… 67

Du penser nietzschéen de l’économie de la connaissance comme socle de l’émergence africaine

Baba DAGNOGO…………………………………………………………………. 80

SOUS-THÈME II : CULTURE ET DÉVELOPPEMENT…………………… 98

Justement l’émergence des états informels d’Afrique

Assouman BAMBA……………………………………………………………..… 99

La conscience et la reconnaissance de la complexité comme conditions d’émergence en contexte d’épistémologie postcritique

Auguste NSONSISSA…………………………………………………………… 118

L’éducation chez Platon, socle d’émergence et de reconnaissance anthropocentrées

Donissongui SORO……………………………………………………………… 137

Langues nationales et émergence de l’Afrique noire chez cheikh Anta Diop

Issaka SAWADOGO…………………………………………………………….. 155

L’émergence langagière par le français ivoirien, un gage de réconciliation

Joachim KEI…………………………………………………………………..… 170

SOUS-THÈME III : UTOPIE ET GOUVERNANCE…………………….… 183

La question de l’émergence de l’Afrique dans le roman africain : de l’effet de mode à l’utopie de la reconnaissance identitaire

David Sézito MAHO……………………………………………………………. 184

L’émergence des pays africains entre doute et espoir

Décaird Koffi KOUADIO………………………………………………….…… 203

Regards de R. Aron et P. Hassner sur la politique de puissance et l’instabilité

Nassirou Ounfana IDI…………………………………………………..….……. 218

SOUS-THÈME IV : TECHNOSCIENCE ET PROGRÈS……………..…… 236

Émergence des états postcoloniaux d’Afrique : contre ou par-delà la rationalité technoscientifique ?

Kouamé YAO……………………………………………………………………. 237

Le projet cartésien d’une philosophie pratique et le défi de l’émergence en Afrique

Mahamoudou KONATÉ…………………………………………………..……. 251

Émergence de la philosophie pratique et  reconnaissance chez Descartes : une contribution à l’émergence de l’Afrique

Marcel Silvère Blé KOUAHO…………………………………………………. 270

Émergence et reconnaissance : lecture bachelardienne du développement par enveloppement

Stevens Gbaley Bernaud BROU………………………………………………… 283

SOUS-THÈME V : ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ…………………………….. 299

La justice sociale à l’épreuve de l’émergence en Afrique subsaharienne : Rawls et Frazer

Faloukou DOSSO………………………………………………………………. 300

Justice et reconnaissance dans une société pluraliste : les États-nations d’Afrique à l’épreuve de l’émergence

Marcelin Kouassi AGBRA………………………………………………………. 314

LIGNE ÉDITORIALE

L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.

Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ? 

Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.

Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.

Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.

Le comité de rédaction

ALLOCUTION DU PRÉSIDENT DU COMITÉ D’ORGANISATION

————————————–

Mesdames, messieurs, honorables invités, en vos rangs, grades et qualités, chers amis de la Presse, chers Étudiants,

Je voudrais, avant tout propos, remercier le Professeur Fie Doh Ludovic, Chef du Département de Philosophie, de l’honneur qu’il nous a fait, à l’ensemble du comité de coordination et à moi-même, de nous avoir confié l’organisation de ce colloque. C’est au nom de cette équipe que j’ai eu plaisir à diriger, et que je remercie, que je prends la parole ce matin pour souhaiter à tous et à chacun la cordiale bienvenue en Côte d’Ivoire et à Bouaké.

Mesdames et messieurs,

Le  lieu  qui  nous  accueille  pour  ces  moments  de  réflexion  est l’Université. L’essence de cette école supérieure ne peut parvenir à la puissance qui est la sienne que si, avant tout et toujours, les Départements qui en constituent les poches d’animation sont eux-mêmes dirigés par le caractère inexorable de leur mission : Éveiller et faire briller la lumière. Mais, y a-t-il meilleure manière de faire briller la lumière que d’organiser un colloque qui, comme le mot lui-même l’indique, est un lieu, une occasion qui fait se tenir ensemble des sachants pour rendre un concept fécond en le questionnant convenablement ? Ainsi, le Département de philosophie, pour l’occasion qu’il offre à toute cette crème de pouvoir s’exprime sur « Émergence et reconnaissance », vient pleinement assumer l’obligation qui est la sienne de répondre à l’appel de l’Université.

Mesdames et messieurs,

Permettez qu’à ce niveau de mon propos, j’adresse les sincères remerciements du comité d’organisation à Monsieur le Ministre des Infrastructures économiques, Docteur Kouakou Koffi Amédé, notre Parrain, représenté ici par Monsieur Ekpini Gilbert, son Directeur de Cabinet, pour son soutien et ses conseils. Je tiens également à remercier Madame le Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, le Professeur Bakayoko-Ly Ramata, représenté ici par le Professeur Bamba Abdramane, Directeur de la recherche au Ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, pour ses encouragements.

Chers participants, le comité d’organisation a travaillé avec engagement et dévouement pour vous offrir les meilleures conditions d’accueil possibles. Mais malgré cet engagement et cette volonté des imperfections pourraient être constatées. Je voudrais, au nom du comité d’organisation, solliciter votre indulgence pour ces faiblesses liées certainement à la finitude de l’homme.

Mesdames et Messieurs, nous sommes à une messe de la parole. Et de la parole le sage Abron, Kwabenan Ngboko, dit:

« Kasa Bya Kasa. Kasa Yè Ya. Kasa Kasa a. Kasa Krogron », qui se traduit comme suit :

« Toute parole est parole. Parler est facile et difficile. Qui veut parler, doit parler clair, bien, vrai ».  Puisse la transcendance permettre à chacun de parler clair, bien et vrai.

Je vous remercie

Monsieur Abou SANGARÉ

Maître de Conférences

ALLOCUTION DU DIRECTEUR DU DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE

————————————–

Monsieur le Directeur de la recherche, Professeur Bamba Abdramane, Représentant Madame le Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, Professeur Bakayoko-Ly Ramata,

Monsieur le Directeur de Cabinet, Monsieur Ekpini Gilbert, représentant le M. le Parrain, le Ministre des infrastructures économiques, Docteur Kouakou Koffi Amédé,

Monsieur le Président de l’Université Alassane Ouattara

Monsieur le Doyen de l’UFR Communication, Milieu et Société

Mesdames et Messieurs les Doyens des UFR,

Mesdames et Messieurs les Directeurs de Centres et Chefs de services,

Mesdames et Messieurs les chefs de Départements

Mesdames et Messieurs les Enseignants-Chercheurs, chers collègues,

À nos invités et collègues venus du Burkina Faso, du Sénégal, du Congo Brazzaville, du Niger, de la France et des universités ivoiriennes,

Chers étudiants,

Chers représentants des organes de presse,

Chers invités,

Mesdames et Messieurs,

Qu’il me soit permis, avant tout propos, en ma double qualité de chef de Département et de Directeur de Publication de la revue Perspectives Philosophiques, de remercier très sincèrement Madame le Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, Le Professeur Bakayoko LY-Ramata, pour avoir accepté la présidence de ce colloque.

Cette rencontre scientifique est organisée sous le parrainage du ministre des infrastructures économiques, Docteur KOUAKOU Koffi Amédé. Si nous sommes en ces lieux ce matin, c’est grâce à sa sollicitude, son esprit d’ouverture et son désir  de voir la réflexion se mettre au service de l’homme, de la société.

Nos remerciements vont également aux autorités de notre université, notamment au Président, le Professeur Lazare Marcellin POAME, pour l’appui institutionnel, à Monsieur le Doyen de l’UFR Communication, Milieu et Société, Professeur Azoumana OUATTARA pour ses conseils et encouragements,

Nos remerciements vont enfin au Comité d’organisation de ce colloque et à tous ceux qui ont effectué le déplacement à Bouaké, témoignant ainsi leur intérêt pour la chose scientifique, à toute la presse, venue couvrir cette manifestation. 

Mesdames et Messieurs, lorsque qu’une après-midi de 2015, à notre bureau, le Professeur Kouakou et moi, entourés des collègues, membres du comité de rédaction de la revue Perspectives Philosophiques, envisagions d’organiser un colloque international, parce que convaincus que le monde universitaire ne peut vivre sans ce type de rencontres, nous étions loin, bien très loin de penser que ce moment réunirait aujourd’hui ces illustres invités que vous êtes, autorités administratives et politiques, chercheurs, enseignants-chercheurs, étudiants, venant d’horizons divers.

Deux motivations ont été à l’origine du choix de thème de ce colloque.

Nous sommes des universitaires, mais citoyens d’un pays. Il est de notre devoir de penser notre société. Nous le savons tous, l’émergence, en Côte D’Ivoire, est promue et sous-tend la gouvernance actuelle. Il nous revient d’accompagner le politique dans sa quête d’un bien-être du citoyen. Platon, dans la République, révèle que le désordre social apparait quand chacun ne respecte pas sa fonction. Nous ne sommes pas des hommes politiques, mais des penseurs voulant apporter leur contribution à la quête du plein épanouissement de l’homme, de tout homme. Nous le ferons dans le respect du jeu intellectuel et de l’éthique universitaire. C’est pourquoi nous mettrons l’accent sur la dimension sociale de l’émergence.

En ce sens, il s’agira d’apporter un éclairage sur les enjeux de l’émergence qui semblent se résumer en des chiffres, en des termes économétriques, au point de penser qu’un pays émergent se caractérise par un accroissement significatif de son revenu par habitant. Et pourtant, l’émergence n’est pas uniquement cela, c’est pourquoi nous mettons ce concept en rapport avec la reconnaissance. Expression d’un besoin de visibilité, de respect, de dignité que chacun estime dus, la reconnaissance semble bien être la condition de l’épanouissement du sujet ou du groupe, et son aptitude à participer à la construction de la vie publique. Il s’agira de voir, pendant ce colloque, si l’émergence peut s’accommoder du déni de reconnaissance.

Pour notre génération prise, en effet, dans le vertige de la rationalité instrumentale, dans une société de plus en plus atomisée, caractérisée par l’oubli de la reconnaissance, qu’il soit individuel, fondé par le sujet universel de type kantien d’approche honnetienne, ou collectif, culturel ou politique de la perspective de Charles Taylor, symptôme d’un monde aplati, en quête d’une autodétermination anthropocentrique incertaine, il est impérieux de repenser notre rapport aux autres mais à nous-mêmes. Dans notre société technocapitaliste et totalitaire caractérisée par l’uniformisation des cultures et des comportements, en effet, il n’est pas aisé pour l’individu d’entretenir des rapports véritablement humains et vrais avec lui-même et avec autrui. Inscrit dans une logique capitaliste, l’homme semble agir désormais par calcul rationnel de ses intérêts, observateur à distance du jeu des forces et des chances de gains, loin de toute empathie avec les autres humains. Ce rapport froid et désenchanté au monde consiste à traiter ce monde et les êtres qui l’habitent comme des objets. Cette réification va jusqu’à la fragilisation de l’auto-reconnaissance. La réification comme telle est un oubli de la reconnaissance qui ne peut être réparé que par le ressouvenir d’une existence avec les autres en société. C’est pourquoi, il convient de convoquer l’émergence au tribunal de la raison critique.

Ce colloque a pour ambition de :

  • Discuter et débattre autours de sujets relevant du social, de l’éthique, des droits de l’homme et de la culture ;
  • Présenter, dans une approche systémique les conditions de l’émergence ;
  • Mettre en évidence la nécessité d’une approche interdisciplinaire dans la recherche de l’émergence ;

Nous voulons alimenter le débat, faire de ce moment un lieu d’incubation de la décision politique, c’est-à-dire permettre au politique de faire un choix éclairé.

Mesdames et Messieurs, au sortir de ce colloque, nous comprendrons aussi certainement que la philosophie ne consiste pas à tenir des discours oiseux de types à hypostasier les conditions sociales d’existence de l’homme. En ce sens, les Francfortois, notamment Adorno affirme que si la philosophie ne veut rester à la remorque de l’histoire, elle doit suspecter tout le réel. La philosophie est plus qu’un passe-temps pour des intellectuels qu’on qualifierait de désœuvrés. Ce colloque est un appel à la communauté, un appel à sortir de notre particularité pour retrouver le cosmos des éveillés, qui est pour nous le monde de la pensée, devant projeter sa lumière sur l’univers traversé pas les avatars de la modernité. Ce rôle sociétale de la philosophie convaincra certainement nos autorités afin d’ouvrir le Département de Philosophie de l’Université Peleforo Gon Coulibaly. Annoncé depuis au moins quatre ans, ce Département, malgré le nombre de docteurs en philosophie y affectés, n’existe pas encore.

Je vous remercie

Monsieur Ludovic FIE DOH

Professeur Titulaire

ALLOCUTION DU PRÉSIDENT DE L’UNIVERSITÉ

 ————————————–

Monsieur le Représentant du Ministre des Infrastructures économiques,

Monsieur le Représentant de Madame le  Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique,

Monsieur le représentant du Préfet de Région, 

Monsieur le représentant du Président du Conseil régional,

Monsieur le Maire de la Commune de Bouaké,

Madame et Monsieur les Vice-Présidents de l’UAO,

Monsieur le Secrétaire général,

Madame la Directrice du CROU,

Madame et Messieurs les Doyens des UFR,

Messieurs les Directeurs de Centre,

Mesdames et Messieurs les Chefs de service,

Mesdames et Messieurs les Chefs de département,

Madame et Messieurs les experts,

Mesdames et Messieurs les Enseignants-Chercheurs,

Chers collaborateurs du personnel administratif et technique,

Chers étudiants,

Chers amis de la presse,

Mesdames et Messieurs,

C’est avec un plaisir partagé par tous les acteurs de l’Université Alassane Ouattara que je prends la parole, ce matin, à l’occasion du colloque international sur la thématique de l’émergence en lien avec la Reconnaissance, organisé par le Département de philosophie.

L’effectivité de ma joie singulière est structurée par l’idée que le Département de Philosophie de l’Université Alassane Ouattara continue de faire jouer à ses principaux animateurs le rôle qui doit être le leur, à savoir celui de toujours passer au crible de la pensée critique les idées, les concepts à visée développementaliste, marqués du sceau de l’ignorance, de la connaissance approximative ou d’une vulgarisation brumeuse.  

C’est le sens qu’il me plaît de donner à ce colloque dont je salue la tenue à Bouaké, à l’Université Alassane Ouattara, car il permettra certainement de mettre au jour et à jour la complexité du concept d’émergence, ses dimensions et ses usages multiples, perceptibles à travers les discours politiques, les débats de salon et les rencontres scientifiques. Qu’est-ce que l’émergence ? Telle est la question inévitable à laquelle ce colloque devra donc répondre.

Pour ma part, une appréhension globalisante du phénomène me permet d’affirmer que si le concept a bien évolué depuis son émergence au début du 20ème siècle, il apparaît à la conscience de l’analyste averti comme un mouvement ascendant, porté par une totalité cohérente et conquérante, orientée vers une fin économiquement et  socialement désirée. L’émergence est un élan construit et constant préparant à un saut qualitatif. D’un point de vue sociétal, elle suppose et présuppose une double modernisation, celle des infrastructures et des institutions.

Autrement dit, nous attendons de ce colloque une bonne archéologie du concept d’émergence, affranchi des premières ébauches des émergentistes. Ce sera l’occasion de prémunir ce dernier contre les extrêmes de l’émergentisme technocratique et du logocentrisme émergentiste.

En effet, en ses dimensions ontique et ontologique, l’émergence peut donner lieu à des usages allant du technocratique au logomachique en passant par l’économocentrique et le propagandiste. Elle doit, de manière impérieuse, se distinguer des notions connexes, susceptibles de la rendre brumeuse, notamment la résurgence et la jactance qui sont en fait des surgissements erratiques.

C’est pourquoi, nous attendons également de ce Colloque une consolidation sémantique impliquant le polissage du concept d’émergence sans polysémie rébarbative afin de faire émerger poliment une mentalité neuve, novatrice et constamment innovante sous-tendue par un besoin rationnel de reconnaissance.

Mesdames et Messieurs, l’émergence étant la chose la mieux partagée dans tous les pays en développement dont les citoyens aspirent à un mieux-être, cette mentalité nouvelle devra s’incarner dans un nouveau type de citoyen, caractérisé par le respect polyforme et exemplaire, transcendant les frontières de l’anthrophos et avec la force du besoin de reconnaissance, porté sur les fonts baptismaux par la dernière figure de l’École de Francfort, Axel Honneth.

La consolidation sémantique dont il est ici question devra s’accompagner d’une vulgarisation scientifique du concept d’émergence. Ce type de vulgarisation doit permettre de sortir le vulgaire de sa minorité au sens kantien du terme et de son ignorance pour le réconcilier avec les valeurs fondatrices de l’Émergence sociétale parmi lesquelles le sens du civisme et le culte du travail.

Fort heureusement, la Côte d’Ivoire, consciente du poids des impondérables susceptibles de peser lourdement sur sa marche vers l’émergence, a adopté la voie prudentielle, plus réaliste, celle qui recommande de fixer un horizon et non une date.  D’où l’expression « horizon 2020 » qui traduit une temporalité élastique et raisonnable.

Mesdames et Messieurs, je voudrais, à ce stade de mon propos, adresser les remerciements de l’Institution à Monsieur le Président de la République et à son gouvernement pour avoir pris la pleine mesure du défi que constitue l’émergence pour tous les pays africains en voie de développement, en situation de mal développement ou en passe d’être développés.

Je tiens également à remercier spécialement Madame le Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, le Professeur Bakayoko-Ly Ramata. En effet, sous la houlette de notre Ministre de tutelle et des acteurs des Universités, l’on assiste à une mue de l’Enseignement supérieur, appelé à apporter sa contribution à la marche de la Côte d’Ivoire vers l’Émergence. J’en veux pour preuve ce colloque dont je félicite les initiateurs et les organisateurs qui n’ont ménagé aucun effort pour réunir, sur le sol de l’UAO, les enseignants-chercheurs et les experts nationaux et internationaux susceptibles de débroussailler le terrain toujours en friche de l’Émergence.

Je ne saurais clore mon propos sans exprimer ma profonde gratitude au Représentant du Ministre des infrastructures, Monsieur Gilbert Ekpini, porteur d’un précieux message de la part du Ministre Amédé Koffi Kouakou, au Représentant du Ministre de l’Enseignement supérieur, le Professeur Bamba qui, bien qu’averti à la dernière minute, a tenu à effectuer le déplacement. Permettez enfin que j’exprime ma gratitude aux Autorités de la ville de Bouaké. Je pense précisément au Préfet Konin Aka dont le soutien ne nous a jamais fait défaut, au Président du Conseil régional, Monsieur Jean Kouassi Abonouan, pour sa sollicitude constante et au Maire Nicolas Djibo, notre partenaire exemplaire. Je n’oublie pas tous ceux qui ont accepté (étudiants, travailleurs, hommes politiques), ce matin, de consacrer une partie de leur temps à l’Émergence philosophiquement interrogée.

Je vous remercie

Professeur Lazare POAMÉ

ALLOCUTION DU REPRÉSENTANT DU PARRAIN

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Mesdames et Messieurs,

Je voudrais, de prime abord, vous exprimer les sincères regrets du Dr. Kouakou Amédé, Ministre des Infrastructures Économiques, de n’avoir pas pu personnellement être présent à cette cérémonie d’ouverture, en tant que parrain de ce Colloque de la pensée philosophique sur le thème « Émergence et Reconnaissance ».

C’est donc un réel honneur, pour moi, qu’il m’ait désigné pour le représenter à ce colloque, en présence des plus hautes sommités de la réflexion philosophique de notre pays.

Mesdames et Messieurs,

L’Émergence ! Voici un concept qui est aujourd’hui entré dans le vocabulaire de tous les ivoiriens et qui est devenu, pour certains, simplement un slogan politique ; au point où ce terme, qui est sensé traduire, avant tout, un niveau de développement économique et social, est galvaudé du fait d’une utilisation à tort et à travers.

Par ailleurs, l’une des difficultés majeures de nos pays, dans l’approche socio-économique du concept de l’émergence, est de définir le référentiel par rapport auquel s’apprécie le niveau de développement. En somme, par rapport à quel pays doit-on comparer le niveau de développement économique et social de nos États afin de savoir s’ils sont émergents ou non ; d’où la notion de « Reconnaissance » !

En un mot, quelle entité est habilitée à reconnaître l’Émergence ? Sur quelles bases s’établit cette Reconnaissance et comment se décerne cette Reconnaissance ?

Mesdames et Messieurs,

Il ressort donc, de ce bref examen du concept de l’émergence, que le thème « Émergence et Reconnaissance » retenu pour votre colloque qui s’ouvre ce jour est des plus pertinent et d’actualité.

En effet, pour reprendre la célèbre pensée de Boileau, « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement – Et les mots pour le dire arrivent aisément »,

Si donc le concept de l’Émergence est mieux compris et donc mieux conçu pour nos pays, il s’énoncera clairement en termes d’une meilleure orientation des politiques de développement sociales et économiques ; et les mots pour le dire, c’est-à-dire leur explication à nos populations, seront plus aisés parce que ces populations verront concrètement les impacts de ces politiques dans leur quotidien.

Éminents et distingués Professeurs !

Lorsqu’autant de Maîtres du penser sont réunis, moins longs doivent être les discours afin de laisser place à la libre expression du savoir.

Je voudrais donc clore mes propos sur ces mots et déclarer, au nom du Dr. Kouakou Amédé, Ministre des infrastructures Économiques, ouvert le Colloque « Émergence et Reconnaissance ».

Je vous remercie !

Monsieur Gilbert EKPINI,

Directeur de Cabinet du Ministre des Infrastructures Économiques.

AVANT-PROPOS : ARGUMENTAIRE

Plus qu’un vocable, le concept d’Émergence se pose, dans les pays en voie de développement, comme un objectif à atteindre hic et nunc. Le flux temporel qui semble le porter à l’horizon se spatialise à l’aune des aspirations et des potentialités économiques de chaque État. La Côte d’Ivoire l’attend de 2020 ; le Sénégal, de 2025 ; le Cameroun, de 2035, etc. Et contre Lamartine, chacun murmure : « Ô temps, accélère ton vol ! ».

On parle d’émergence, concept introduit par les économistes de la Société financière Internationale (SFI) dans les années 80, pour désigner initialement les pays en pleine croissance et qui mériteraient la confiance et la reconnaissance des investisseurs privés, mobilisant ainsi les ressources pour le financement des différents programmes et projets. L’émergence correspond à un début d’industrialisation, de croissance forte et durable, et de modernisation des institutions de l’État.

Si l’émergence est devenue le leitmotiv du discours politique désormais indissociable de l’économie, c’est parce qu’elle semble s’inscrire dans un dualisme ontologique avec la reconnaissance. La dynamique de l’intersubjectivité pose au moi la réalité de l’autre comme un autre moi qui s’offusque des formes aliénantes. Elle traduit aussi le retour à l’autre, dans l’ordre du symbolique, de ce dont on lui est redevable.

Ainsi, le statut de pays émergents se manifeste aux États sous-développés comme le gage de leur reconnaissance non seulement en tant qu’espaces d’opportunité renvoyant au devoir de reconstruction, mais aussi en tant qu’entités-sujets devant bénéficier, en raison de leurs performances économiques, de l’estime et de la confiance des investisseurs internationaux. Estime, confiance et respect, c’est d’ailleurs en ces termes que Honneth marque le renouveau du concept de Reconnaissance. Cette reconnaissance, en tant que valeur significativement proche des valeurs de considération et de récompense, est aussi celle des populations exigeant de plus en plus une redistribution équitable des richesses.

En outre, la dialectique entre émergence et reconnaissance est interactive et signifie, de ce fait, que la reconnaissance peut fonder et légitimer l’émergence, qu’elle peut la catalyser et l’entretenir. Dès lors, saisir l’émergence unilatéralement, c’est la dévoyer, la galvauder, et c’est ignorer son lien irréductible, originel et non-monnayable avec la Pensée. Aussi est-il nécessaire de la saisir dans la pleine mesure de son être, de son essence pour mieux articuler sa relation avec le devoir de reconnaissance. N’est-il donc pas venu le moment de la reconnaissance si tant est que les pays émergents sont ceux dans lesquels les niveaux de bien-être des populations, les taux substantiels des opportunités d’emploi convergent vers ceux des pays développés ? Quelles sont les réflexions et actions à mener pour rendre compatibles les concepts d’Émergence et de Reconnaissance ?

C’est pour répondre à cette convocation du penser, que le Département de philosophie de l’Université Alassane Ouattara a choisi de mobiliser la réflexion autour  du mécanisme d’osmose et de dialyse entre Émergence et Reconnaissance à partir  des sous-thèmes suivants :

  • Éthique, Ontologie et Altérité
  • Culture et Développement
  • Gouvernance politique et Utopie
  • Technosciences et Progrès
  • Économie et Société.


PLÉNIÈRES

DE QUOI EMERGER ? UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’INTERROGATION

Issiaka-P. Latoundji LALÈYÊ

Université GASTON BERGER (Sénégal)

issiakalaleye@yahoo.fr

Résumé :

La question De quoi émerger a l’avantage d’interroger sur trois aspects du phénomène de l’émergence : le point de départ (d’où, de quoi, de qui émerger) ; la cause matérielle (avec quoi, avec qui) et la cause efficiente (qu’est-ce qui va servir à émerger, comment émerger) ? Se demander dans quel but (quelle fin) émerger suffirait pour qu’une interrogation sur l’émergence puisse prétendre à une certaine exhaustivité.

C’est dire qu’émerger est une chose trop  sérieuse pour qu’on laisse le politique seul s’en préoccuper. Tous les activistes de la pensée devraient se sentir concernés et, parmi eux, les philosophes. Cependant, dire aux autres où se trouve l’obscurité n’est-ce pas déjà faire que la lumière se raréfie et que l’obscurité s’épaississe ? N’est-ce pas plutôt par soi-même que le sujet pensant doit chercher et espérer trouver la lumière ? En l’occurrence, y aurait-il une spécificité de la lumière philosophique ?

Une lumière inappropriée peut être source d’aveuglement, donc d’obscurité ! A quelles conditions l’Afrique actuelle, toute engagée dans le développement, ses théories et ses déboires, pourrait-elle prétendre à davantage de lumière dans les choses qui la concernent ? À supposer que l’Afrique veuille émerger, comment contribuer à une émergence si profonde, si pluridimensionnelle et si nécessairement progressive ?

Pour introduire à cet entrelacs de questions, j’en considèrerai quelques-unes d’un point de vue philosophique.

Mots-clés : Afrique, Développement, Émergence, Lumière philosophique, Phénoménologie, Politique.

1. Entre l’inflation généralisée de certains mots et la tyrannie croissante de quelques autres

Nous le savons : ce n’est pas dans sa langue que l’Afrique se parle et qu’elle parle d’elle-même au monde. Certes, les Africains majoritairement parlent leurs langues et se parlent de l’Afrique dans leurs langues. Cependant, c’est encore dans des langues étrangères que parlent les minorités qui dirigent l’Afrique. C’est dans ces langues étrangères que les dirigeants et les dirigés d’Afrique s’efforcent de développer leur continent et de participer, ce faisant, à la marche du monde.

Ce qui se passe dans les langues minoritaires et néanmoins dirigeantes de l’Afrique peut ne pas être adéquatement senti dans les langues majoritairement parlées. Mais ces langues majoritaires ne sont pas entièrement protégées de ce qui se passe dans les langues minoritaires pour la simple raison qu’au-delà des images, des idées et des mots, ce sont ces langues minoritaires qui fournissent les concepts à l’aide desquels les Africains s’efforcent de bâtir l’Afrique. Curieusement cependant, la perte de valeur – toute relative – de quelques mots des langues étrangères en train de structurer le mental[1] des Africains s’accompagne d’un excès de valeur attribuée à d’autres mots au point de les rendre tyranniques. C’est pour cela qu’à certains égards, ce qui caractérise l’Afrique actuelle est de tenir d’une main des mots auxquels ne sont pas affectées leurs justes valeurs et, de l’autre, des mots qui ont été et sont en permanence surévalués au point de devenir tyranniques. Le mot émergence appartient à la première catégorie, celle des mots sous-évalués et le mot développement à la seconde, celle des mots hégémoniques et tyranniques.

La propension à se fier aux mots et à attendre de leur utilisation une réalisation matérielle me parait familière aux cultures africaines. C’est cette propension que révèle et exploite la pratique de l’incantation. Nous Africains savons mieux que tout autre sans doute que le verbe a le pouvoir de créer, que la force du verbe peut intervenir dans l’ordre des êtres et des choses et y provoquer des modifications notoires durables. C’est probablement pour cette raison que nos dirigeants plus fréquemment que les dirigeants d’autres parties du monde ont recours aux slogans, qu’ils en usent et en abusent et croient venir à bout de nos maux par des incantations, des mots. C’est pour cela que notre vie politique parait avoir horreur du « vide-de-slogan » ; et lorsqu’un slogan donne l’impression de perdre de sa force de mobilisation, tout naturellement nos dirigeants le remplacent par un autre. Aussi n’est-il pas étonnant que des slogans se suivent, se superposent et s’interposent ce faisant entre le monde qu’il nous faut transformer à notre profit et nos volontés individuelles et collectives au demeurant mal emmanchées[2] les unes aux autres.

Mais l’Afrique n’est pas seule à croire à la force du verbe et à aimer se servir de slogans. Le monde global aime aussi les formules frappantes et si l’Afrique les adopte si facilement, c’est que le recours à de telles formules est simplement humain ; même si les Africains ont la fâcheuse tendance de s’en contenter. Car derrière les mots et les slogans, ce qui tyrannise le monde en général et l’Afrique en particulier, c’est un engrenage de systèmes apparemment centrés partout mais en réalité ordonnés à des avantages unilatéraux.

Au nombre des maîtres-mots – tous de slogans vêtus – qui structurent en profondeur notre modernité partagée avec les autres hommes du monde actuel se trouvent, pour les citer en désordre sans prétendre en épuiser la liste : les droits de l’homme, le développement, la lutte contre le réchauffement climatique, l’éradication de la pauvreté ou la démocratie. De tous ces maîtres-mots d’ores et déjà “sloganisés”, le développement est assurément celui qui aura réussi à conquérir tous les autres, sans exception et  à les mettre à son service. Cette omniprésence du développement et son omnipuissance de mobilisation des énergies et d’orientation des intelligences et des volontés individuelles et collectives m’ont inspiré l’idée d’une développesphère[3] ; c’est-à-dire un univers habité et régi par le développement à l’image de ce qu’est la noosphère imaginée par Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) pour désigner le continent habité et régi par l’intelligence humaine, le noüs pour rappeler l’origine grecque de ce concept que l’on peut traduire plus justement par intellect que par esprit ou pensée.

Le rappel de la noosphère de Pierre Teilhard de Chardin n’est pas fait ici par hasard ; il nous ramène à l’origine de la notion pour laquelle nous sommes rassemblés dans ce Colloque ; à savoir celle de l’émergence. En effet, dans une vision évolutive des choses, ce qui a conduit de la géosphère à la biosphère et de cette dernière à la noosphère, ce sont les émergences successives de la vie entre la géosphère et la biosphère et de l’intellect entre la biosphère et la noosphère ; car l’émergence signifie d’abord l’apparition lente, imperceptible mais certaine d’une propriété nouvelle de l’être. La vie, élément central de la biosphère a progressivement et sûrement provoqué dans la géosphère des modifications qui ont accompagné son émergence ; de la même façon l’intellect humain, l’esprit ou la pensée humaine, en s’installant dans la biosphère a fait émerger la noosphère. Cette succession – ou cet emboîtement – des émergences nous prépare à quoi et nous mènera à quoi, nul ne saurait le dire ou le prédire.

Nul parmi ceux qui admettent l’apparition progressive des principales propriétés d’une nature dont le Créateur n’est en rien menacé par cette vision évolutive ; puisqu’il est évident que même si elles ont été créées hors et comme au-dessus du temps[4], les diverses propriétés de l’être ne peuvent apparaître à l’intelligence que selon l’ordre d’une succession par ailleurs irrémédiablement attachée à l’intelligence humaine en tant que telle[5]. Ce n’est donc pas le lieu de chercher à départager les évolutionnistes et les créationnistes (fixistes) ; au demeurant, ce serait peine perdue. Ce qui importe et qu’il m’importe de contribuer à nous permettre de maîtriser, c’est comment recevoir et éventuellement mettre en pratique cette invitation à émerger que nous adressent plusieurs activistes[6] parmi lesquels quelques-uns ne se préoccupent peut-être pas de l’origine[7] même de ce que l’on convient d’appeler émergence.

2. Brève présentation de la phénoménologie évocative

Disserter sur l’être en général (ontologie) et se croire capable d’en appréhender la logique et l’essence (métaphysique) pourraient être considérés comme l’enfance de la philosophie. Mais la maturité de cette philosophie, serait-ce d’avoir compris que de l’être le connaitre ne peut saisir que le phénomène ? Peut-être ! Nous connaissons les pensées de Francis Bacon (1561-1626), René Descartes (1596-1650), Galilée (Galileo Galilei) (1564-1642) mais surtout Emmanuel Kant (1724-1804) et, plus tard, Edmund Husserl (1859-1938). Chacun à sa façon, ces penseurs ont tiré la sonnette d’alarme et enseigné au philosophe que ce qui est connu et ce qui est sont dans une relation d’identification asymptotique. Il faut entendre par là que le connaitre tendra toujours vers l’être en donnant  et en se donnant l’impression de le saisir mais en reconnaissant que seul le phénomène lui est accessible ; cela, jusqu’au jugement dernier où l’être apparaîtra au connaitre face-à-face ; ce qui est une autre affaire.

Toutefois, la phénoménologie élaborée et léguée par Edmund Husserl grâce à un retour réflexif et méditatif sur Descartes[8], sur Kant et sur Aristote me paraît avoir payé un tribut démesuré et immérité à l’atomisme[9]. Ce tribut est d’avoir pensé que la connaissance du monde et la connaissance de l’homme devraient se déployer selon le même schéma et par l’application des mêmes principes[10]. C’est-là que la phénoménologie que je qualifie d’évocative prend de la distance par rapport à la phénoménologie husserlienne qu’on peut encore appeler phénoménologie classique. Il est possible de ramener à trois affirmations susceptibles d’être considérées tantôt comme des thèses et tantôt comme des postulats les points sur lesquels la phénoménologie évocative a conscience de se distinguer de la phénoménologie husserlienne. Quel que soit l’ordre dans lequel ces trois affirmations sont exposées, il faut avoir à l’esprit de les maintenir en relation chacune avec les deux autres, pour accéder à ce qui fait l’essentiel de la  phénoménologie évocative.

La première de ces affirmations est que ce n’est pas en réduisant ce qui apparait à la conscience (et que l’on peut appeler l’étant) que l’esprit connaissant parvient au phénomène. En d’autres termes, le phénomène n’est pas l’étant réduit ; c’est et ce ne peut être que l’étant restitué. Restituer plutôt que réduire ne s’applique pas seulement au sujet de la connaissance ; il s’impose également à son objet ; étant donné qu’en matière de connaissance le sujet et l’objet se trouvent dans une interrelation indestructible.

La deuxième affirmation sur laquelle je fonde la phénoménologie évocative est que la connaissance est toujours une co-naissance. Malgré les apparences, le sujet en train de connaitre ne s’imagine ‟seul-au-monde” que parce qu’il a décisoirement – ou méthodiquement[11] – choisi de faire abstraction des liens qui l’unissent en tant que sujet à d’autres sujets auxquels il ressemble et qui lui ressemblent sur de nombreux points. L’illusion d’être ‟seul dans la connaissance” est fortement battue en brèche par le fait que la structuration du sujet individuel par les autres sujets est un processus qui commence avant et se poursuit après[12] la prise en charge du sujet individuel par lui-même.

En articulant cette deuxième affirmation à la première que j’ai faite au sujet de la restitution, il est possible de voir que face à un objet restitué, ne se trouve et ne peut se trouver qu’un sujet maintenu en relation avec d’autres sujets semblables et qui se trouve ainsi comme restitué à son tour. Mon idée est que le sujet connaissant n’est pas plus seul au monde que l’objet qu’il connait ne saurait être tenu pour isolé des autres objets du monde. Toute réduction ne peut dès lors être que provisoire, limitée dans le temps et dans l’espace pour des raisons méthodologiques ou doctrinales que le sujet connaissant doit impérativement garder à l’esprit.

La troisième et dernière affirmation par laquelle je me contente d’illustrer la phénoménologie évocative découle des deux premières lorsqu’elles sont appliquées à la connaissance de l’homme par l’homme. Car le parti-pris doctrinal de la phénoménologie évocative est de poser, maintenir et sauvegarder le statut du sujet humain lorsque celui-ci est l’objet d’une connaissance. C’est de tenir l’autre homme comme un alter ego dans tous les sens et avec toutes les prérogatives d’un tel statut en toutes choses, à commencer par l’acte de connaissance[13].

Les trois affirmations qui précèdent sont le socle sur lequel se fonde l’évocation. Car toute évocation suppose un sujet connaissant évocateur et d’autres sujets également aptes à connaitre et à l’intention desquels l’évocation est faite. Cette relation du sujet connaissant évocateur aux sujets capables de connaitre (et qui se trouvent être les destinataires de l’évocation) constitue la toile de fond originelle de toute connaissance. C’est cette toile de fond qui fournit à chacun des sujets connaissants inter-reliés dans l’évocation la preuve, s’il en fallait une, de son existence en tant que sujet connaissant.

À ce stade, il n’est pas plus besoin de faire appel au malin génie que de s’en remettre à un Dieu Bon ! Il est naturellement hors de question de s’isoler en s’étiolant dans un ego érigé en capitaine de navire et prêt à se rendre maître et possesseur du monde. C’est pour cette raison que l’évocation ne peut être que restitutive et c’est pour cela que la restitution phénoménologique est la méthode privilégiée de la phénoménologie évocative. La connaissance, quant à elle, reste fondamentalement humaine ; elle est construite et co-construite par des sujets humains inter-reliés dans le temps et dans l’espace. C’est de cette interrelation que germent les connaissances fausses et les connaissances vraies ; et c’est cette intersubjectivité épistémique qui est le vaste espace où tous les hommes doivent avoir conscience d’agir et interagir pour connaitre le monde et œuvrer à sa transformation au profit de tous.

3. La philosophie peut-elle contribuer à dissiper l’obscurantisme croissant ?

La tyrannie des idées et notions savamment encapsulées dans des slogans a pour effet d’accroitre l’obscurantisme autour de nous et, petit à petit en nous. Nul n’a le droit de croiser les bras face à ce spectacle attristant et démobilisant. C’est bien pour cela qu’on ne saurait reprocher aux activistes de la sphère politique de nos pays de chercher inlassablement à remplacer un slogan par un autre dans l’espoir têtu de trouver le mot d’ordre qui amoindrira nos souffrances et nos misères accumulées. Plutôt que d’adresser des reproches, il me semble opportun que chacun s’assure de ce qu’il peut apporter à l’œuvre commune. C’est à ce titre que les philosophes africains aussi ont le devoir de s’interroger sur les conditions auxquelles la pratique de leur expertise peut conduire à réduire l’obscurité et, par ce biais, amoindrir nos souffrances[14].

Une des façons dont le mégasystème actuel accroit l’obscurité aux endroits même – et aux moments mêmes – où des points de lumière abondent est la multiplication – ou démultiplication  – de la réalité. Au réel unique duquel il paraissait facile d’accéder à l’essence également unique et éternelle se sont succédées plusieurs réalités qui laissent croire que le monde est devenu multiple au moment où chacun enregistre, par ailleurs, les multiples caractéristiques de sa globalité et de son unicité toutes relatives à l’échelle de l’univers, mais réelles à l’échelle de notre galaxie. D’une certaine façon, l’impression que nous nous trouvons dans un seul et même monde s’accroit ; et nous aurions bien voulu soumettre ce monde unique aux questions qui nous tourmentent, dans l’espoir de trouver quelques solutions à quelques-uns de nos problèmes.

Mais le mégasystème[15] dominant a acquis une telle habileté dans le maniement des mondes virtuels que l’on a l’impression que ce mégasystème peut désormais confectionner à chacun l’enfer qui lui va le mieux pour que continuent d’exister des micro-paradis débarrassés autant que faire se peut de toutes laideurs et de toutes misères. Ce savant amalgame des enfers et des paradis est l’une des ruses que sont appelés à étudier pour les démonter tous, ceux qui continuent de croire que la raison n’a pas été donnée à l’homme pour son malheur mais bien au contraire pour le soutenir dans sa recherche constante du moins de souffrance possible. Or, les philosophes font bel et bien partie de ceux qui croient en l’excellence de cette capacité de la raison ; ce qui ne fait pas automatiquement de chaque philosophe un athée. Ce dont il s’agit, c’est de réagir en interagissant avec d’autres philosophes et des non-philosophes pour alléger le poids de l’obscurantisme et des multiples souffrances qui lui sont attachées et accroitre la lumière à laquelle il semble bien que c’est notre Créateur-même qui nous donne droit. D’où la question banale en apparence, mais cruciale pour l’assemblée ici réunie : que peut – ou pourrait – la philosophie pour l’émergence des Africains de l’Afrique et pour l’émergence de l’homme qu’il soit Africain ou pas ?

Pour la philosophie et la plupart des philosophes, la véritable lumière est celle de la raison. Mais il ne s’en suit pas que la lumière de la raison soit la seule qui puisse éclairer l’homme. Pour s’en convaincre, il peut suffire d’examiner, même sommairement, les pensées de quelques philosophes tenus pour d’authentiques philosophes et néanmoins proclamés saints par la religion qu’ils confessaient et pratiquaient : Saint Augustin (354-430), Saint Anselme de Cantorbéry (1033/1034-1109), Saint Albert le Grand (vers1200-1280) et Saint-Thomas d’Aquin (1224/1225-1274). Et n’a-t-on pas entendu dire tout récemment que le Pape François examinerait la possibilité d’une béatification de Blaise Pascal (1623-1662) en raison de la place exceptionnelle que tient la foi chrétienne dans l’œuvre de l’auteur des Pensées ? Cela suffit pour montrer que l’effort que ces philosophes proclamés saints ont appliqué à l’élucidation de leur foi confortait, dans un seul et même mouvement, la raison et la foi. Car, la lumière de la première (la raison) tendait à faire voir ce en quoi l’éclairage de la seconde (la foi) est également lumineux.

C’est vain de chercher à opposer la raison et la foi comme il le serait de chercher à opposer la raison à l’œuvre dans la philosophie à la raison à l’œuvre dans les sciences. Ce que prouve l’évolution spectaculaire des sciences, des techniques et de la technoscience, c’est que les savoirs particuliers qui se sont progressivement évadés du giron de la philosophie n’ont pas opéré autant de mises à mort de la raison philosophique en tant que telle, bien au contraire. En prenant conscience de son autonomie et en exploitant soigneusement la perspective formelle que lui révèle son objet particulier, chacune des sciences jadis contenues confusément dans la philosophie a manifesté un aspect de la raison et une forme de la rationalité qui ne peuvent que prolonger et illustrer la raison philosophique. Puisque nous sommes réunis pour réfléchir sur l’émergence, c’est le lieu de dire que l’évolution de la raison qui a conduit de la philosophie aux sciences particulières a fait émerger les diverses facettes d’une seule et même raison. C’est de cette raison qui non seulement n’est pas en contradiction avec ses applications particulières dans les sciences particulières, mais y trouve au contraire autant d’illustrations, de célébrations et de confirmations que je parle lorsque j’affirme que pour la philosophie et les philosophes, la véritable lumière a toujours été et demeure celle de la raison.

Mais il ne faut pas voir dans cette raison une divinité subrepticement installée à la place de ces dieux autour desquels ont coutume de graviter les contes, les mythes et les légendes. La raison n’est pas un dieu ; elle n’existe ou ne fonctionne réellement que lorsque des intelligences libres entretiennent ce commerce particulier que l’on appelle réfléchir et que l’on pourrait même appeler co-réfléchir. Ce qui sous-entend que ces intelligences – sans tenir compte des races, des cultures ou des époques – croisent et entrecroisent leurs visions du monde jusqu’à ce que la raison s’en suive ; c’est-à-dire jusqu’à ce que la raison y projette sa lumière. La raison ainsi conçue n’est tout entière dans aucun individu ; de même qu’elle n’est tout entière dans aucune société, aucune culture et aucune époque de l’histoire humaine ; à plus forte raison la raison n’est-elle tout entière dans aucune science ! Seule peut la rendre effective cette co-réflexion du monde exercée en toute liberté par des intelligences en quête de lumière.

Au demeurant, il me parait aussi important d’éviter d’opposer l’éclairage de la raison à tout autre éclairage, à commencer par celui de la foi que d’éviter soigneusement d’opposer la raison à l’œuvre dans la philosophie à la raison à l’œuvre dans les techniques et dans les sciences. Car si la première de ces deux oppositions est susceptible de créer de l’incohérence dans le sujet connaissant, la seconde, par contre serait capable d’instaurer entre les sujets connaissants individuels et les groupes de sujets connaissants, une différence et une hétérogénéité indues qui enfermeraient à terme chaque spécialiste – ou groupe de spécialistes – dans sa tour d’ivoire et remettraient toujours à demain sinon à jamais la co-construction d’un savoir dont l’unification interne est une des conditions d’efficacité opératoire sur le monde. Nous Africains avons tout particulièrement besoin d’appliquer cette interdiction d’opposer la raison à l’œuvre dans la philosophie à la raison à l’œuvre dans les autres sciences. Car à nous enfermer dans nos spécialités respectives, tout docteurs, tout ingénieurs et tout savants que nous sommes, nous ne ferions que prolonger indûment les souffrances de nos peuples.

Si comme je l’ai dit plus haut, on peut comprendre que ceux qui se consacrent à aider l’Afrique à se relever aillent d’un slogan à l’autre et ont même déjà pour plusieurs intégré l’émergence à leur panoplie, il est cependant particulièrement regrettable que ce concept d’émergence soit adopté pour relayer d’autres concepts sloganisés tel que celui du développement. Certes,  développement et émergence, en nous limitant à la langue française, sont des substantifs ; comme tels ces deux mots d’ores et déjà transformés en concepts et en termes aspirent à désigner des processus. Mais, de toute évidence, ces deux notions ne présentent ni les mêmes avantages, ni les mêmes inconvénients l’un par rapport à l’autre, bien qu’ils reposent tous deux sur deux infinitifs : développer et émerger, et qu’en tant qu’infinitifs ils désignent des actions à mener par des sujets pour atteindre des buts dans des circonstances que ces sujets ont intérêt à connaitre, ces deux infinitifs n’offrent cependant pas la même force de mobilisation des énergies des acteurs appelés à agir et co-agir.

En effet, s’il y a un sens pour un individu  – ou pour un groupe –  à penser et dire que l’on se développe ou que l’on développe, il me parait par contre presqu’incongru[16] que l’on puisse dire que l’on émerge ou que l’on s’émerge. Il y a là un point de différence qui me paraît essentiel entre le développement et l’émergence, nonobstant le fait que ces deux notions appartiennent aux registres de l’évolution, de la biologie et de la vie sociale individuelle et collective.

L’infinitif développer que l’on peut décliner en sous-développé, en voie de développement et surdéveloppement  possède l’avantage comparatif de garder un lien avec le sujet que l’on dit ou qui se dit sous-développé, en voie de développement ou surdéveloppé[17]. Ainsi cet infinitif garde le sujet auteur du jugement qui constate le sous-développement ou le développement à l’intérieur du processus considéré et jugé. L’émergence, au contraire est une propriété – voire une qualité – qui se trouve dans une extériorité susceptible d’être grande par rapport au sujet connaissant qui pourtant la constate.

À ses origines comme concept, l’idée d’émergence a servi pour désigner l’apparition plus ou moins soudaine d’une propriété constatée au niveau d’une totalité alors que cette propriété n’était pas constatable au niveau des parties constitutives de cette totalité. Mais cette propriété du tout était-elle vraiment absente au niveau des parties ou est-ce plutôt le sujet qui observe ces parties dans leurs propriétés et la totalité dans les siennes qui juge que quelque chose est apparue qui, auparavant, n’existait pas ? Autrement dit, les réflexions suscitées par la notion d’émergence sont de l’ordre de celles que suscite un phénomène qui peut être biologique ou social et qui n’est autre que la mutation. On se souviendra qu’en dialogue avec Roger Garaudy (1913-2012), Léopold Sédar Senghor (1906-2001) avait eu en son temps, l’idée d’un certain nombre d’universités des mutants – une par continent –  qui auraient eu pour mission d’étudier les changements brusques et irréversibles qui affectent l’être humain et lui imposent des transformations adaptatives qu’il faudrait, dès lors, organiser au niveau de chaque pays. Mais, hélas,  les universités des mutants ont fait long feu. Et peut-être  nous trouvons-nous désormais à la veille de la création d’instituts et d’universités de l’émergence auxquels il appartiendrait de collecter pour en faire une étude systématique les changements soudains, profonds et irréversibles qui affectent nos sociétés !

Ce qui importe sur ce point est qu’il est – ou était – tout aussi incongru de dire « je suis émergé » que de dire « j’ai muté » ; alors qu’il ne l’est pas autant de prétendre que l’on est sous-développé ou développé. Le développement peut donc être constaté du dedans comme du dehors ; tandis que l’émergence ne peut à la rigueur être dite que d’une propriété qu’un sujet perçoit extérieurement à lui-même. Les slogans articulés autour de l’émergence me paraissent donc posséder l’inconvénient majeur d’aggraver l’aliénation de ceux qui y ont recours. À tort ou à raison, nous nous efforçons de nous développer ; et cela suppose que nous avons une conscience aigüe de tout ce que nous faisons pour atteindre cet objectif ; mais en matière d’émergence, il semble que c’est à d’autres de constater et de dire si nous émergeons ou pas.

4. Apport de l’approche phénoménologique à l’œuvre commune d’émergence

S’il faut émerger d’une situation donnée et si le philosophe n’est pas seul à fournir l’effort nécessaire pour cette émergence, et que le politique a conscience de l’insuffisance de ses seuls efforts, il y a lieu que chacun des co-acteurs impliqués dans l’émergence s’interroge sur son apport particulier à l’effort de tous. On admet dès lors que quelles qu’en soient l’origine et les modalités propres de déploiement, une lumière a pour vocation d’éclairer et que, pour participer efficacement à l’œuvre commune, chacun des co-acteurs a intérêt à ne pas éblouir ses partenaires ; ne pas les éblouir par une érudition qui impressionne sans éclairer puisqu’elle aveugle celui qui est censé voir et ne pas les éblouir  et distraire par le miroitement du virtuel mêlé au réel pour assoupir celui qui était censé être en éveil.

Or, la raison philosophique, comme dit plus haut, n’est pas une divinité[18]. Elle n’est effective que lorsque deux ou plusieurs intelligences libres expriment et échangent ce qu’elles perçoivent d’un objet à connaitre situé dans l’espace de leur intersubjectivité. C’est pourquoi la première tâche de l’approche phénoménologique est de se donner un objet. Que le philosophe décide de scruter cognitivement parlant un objet préexistant duquel s’occupent déjà d’autres sujets connaissants ou qu’il en circonscrive un tout nouveau, le principal est qu’il garde en conscience que cet objet est déjà et toujours un isolat, je veux dire quelque chose que l’acte de connaitre a délimité et qu’il a, par ce fait même isolé en le tenant à l’écart des autres choses.

Car, qu’on soit en musique, en physique, en mathématique, en logique ou en métaphysique, les limites d’un objet sont toujours arbitrairement fixées par le vouloir connaitre ; que ce dernier émane d’un sujet individuel et soit entretenu par lui ou qu’il doive d’exister au vouloir connaitre d’un ensemble de sujets qui s’organisent en un sujet épistémique autonome. C’est parce que cet objet à connaitre est toujours et déjà un isolat que la première tâche que s’assigne l’approche phénoménologique à son endroit est, ou ne devrait être que la restitution. Peu importe que le sujet connaissant s’assigne de restituer l’objet en s’éloignant de lui ou qu’il décide de le restituer en le décomposant – et comme déconstruire – pour le connaitre en ses éléments constitutifs. L’acte de connaissance sera toujours un acte de restitution de l’objet à connaitre vers ses éléments constitutifs ou de l’objet à connaitre vers le tout duquel cet objet n’est qu’une partie, c’est-à-dire un élément constitutif.

Que l’acte de connaitre aille en-deçà ou au-delà de l’objet à connaitre n’entamera jamais l’intégrité de cet objet comme totalité. C’est à sauvegarder cette totalité et à en maintenir l’unité que l’on aille en deçà ou que l’on aille au-delà d’elle que le sujet connaissant semble œuvrer en permanence. Car l’objet n’est objet que pour autant et pour aussi longtemps que le sujet qui se le donne l’installe et le maintient dans le statut de l’objet. Cette tension entre le sujet et son objet qui assure le maintien de l’objet dans son statut d’objet n’exclut pas le cas par ailleurs fréquent dans nos connaissances courantes où cet objet, bien que tenu pour un objet, est en lui-même un sujet[19]. C’est alors que le sujet connaissant, qu’il soit individuel ou collectif, doit se munir d’un supplément de tension et d’attention et se doter de procédés appropriés[20]  pour tenir compte des prérogatives de ce sujet qui, pour lui, n’est qu’un objet. C’est le défaut de cette tension supplémentaire et de ces procédés extraordinaires qui pousse parfois à leur insu certains sujets humains connaissants à ne voir dans d’autres humains que de simples objets et comme de simples choses.

Une fois que l’objet à connaitre est choisi et circonscrit par une délimitation opératoire qui peut ressembler à une définition, une fois que l’on a pris bonne note qu’un tel objet n’existe que dans l’espace intersubjectif aménagé à cet effet, et qu’en conséquence l’effort pour connaitre ne se déploie pas par et pour un sujet connaissant isolé mais pour un collectif de sujets inter-reliés et organisés, la restitution phénoménologique se fera selon quatre axes fondamentaux ou dans quatre directions principales.

Ces quatre axes ou directions correspondent aux quatre causes distinguées par Aristote : les causes matérielle, formelle, efficiente et finale. Les deux premières causes (matérielle et formelle) sont centrées dans l’objet connu ; tandis que les deux dernières (efficiente et finale) se situent à la fois dans l’objet et hors de lui ; puisque la cause efficiente ne se contente pas d’être au commencement d’un objet, notamment lorsque celui-ci est un processus ; et que la cause finale qui semble se trouver hors de l’objet comme le but qu’il lui faut atteindre (ou la fin qu’il lui faut réaliser) est néanmoins déjà présente dans l’objet puisque c’est elle qui oriente  et habite chacune de ses parties pour un objet statique et détermine chacune de ses étapes pour un processus.

L’objet de mon propos actuel est l’interrogation que voici : de quoi émerger ? Telle qu’elle est formulée, cette question possède deux sens. Par le premier, elle signifie le point à partir duquel quelque chose ou quelqu’un émerge. Dans sa deuxième signification, elle indique ce qui est nécessaire pour émerger, ce qu’il faut avoir pour pouvoir émerger. De la sorte, le premier des sens de cette question se réfère à une sorte de matière première pendant que le second évoque la cause efficiente, c’est-à-dire la cause qui rend effective l’émergence recherchée. Notre question ne semble pas se préoccuper, d’une part, de celui qui émerge et, d’autre part, de la raison pour laquelle celui qui émerge accomplit l’acte d’émerger ; elle ne se préoccupe pas de la fin que l’émergence doit réaliser. Rappelons au passage que la cause n’est pas dans les choses ; elle se trouve plutôt dans le sujet connaissant, et pour lui la cause correspond à une certaine manière de faire.

L’objet que j’ai choisi pour illustrer la contribution de la philosophie phénoménologique à notre réflexion commune sur le phénomène de l’émergence est une question et précisément une interrogation : de quoi émerger ? L’intérêt qu’il y a à considérer une interrogation plutôt qu’une simple question est qu’une interrogation suppose celui qui s’interroge et fait penser à lui ; car pour s’interroger, il faut être. Il y a donc lieu de commencer son exploration phénoménologique en demandant à celui qui s’interroge de commencer par prendre conscience de qui il est, qu’il soit seul ou en groupe. Cela implique que les conditions historico-sociales de celui qui s’interroge ne doivent pas être occultées ou négligées ; car ces conditions contiennent une partie non-négligeable de la genèse de l’interrogation. Non seulement ce sont ces conditions qui fourniront de quoi répondre à l’interrogation, mais elles constitueront le cadre historiquement déterminé de la réalisation de la réponse qui sera donnée à l’interrogation.

Savoir qui on est au moment où on choisit de consacrer son attention et ses énergies de tous ordres à réfléchir sur une question pour pouvoir lui trouver une réponse donne également une bonne occasion de vérifier la provenance de la question à laquelle on veut trouver une réponse, et, le cas échéant, le problème pour lequel on veut trouver une solution. Avons-nous choisi librement cette question ou nous sommes-nous plutôt laissés subrepticement convaincre de l’installer dans nos préoccupations ? Une intelligence a probablement toujours quelque chose à gagner lorsqu’elle se penche sur une question et qu’elle s’efforce de lui trouver une réponse. Mais n’est-il pas dommage de se pencher et de se consacrer aux problèmes d’autrui pendant que les nôtres sont laissés à l’abandon[21] et que les difficultés desquelles ils émergent ne peuvent aller qu’en s’aggravant ?

C’est au moment où l’on s’interroge sur la provenance d’une question à laquelle on s’apprête à accorder son attention et son énergie que peut surgir une dimension de nos préoccupations que nous sommes enclins à négliger : la dimension civilisationelle[22] que recouvre une dimension culturelle[23] à son tour recouverte par la dimension linguistique[24]. Car si nous avions l’habitude de  traduire dans nos langues et de replacer dans nos cultures certains des problèmes sur lesquels nous épuisons nos énergies – et pour la solution desquels nous nous efforçons de mobiliser les énergies des meilleurs de nos concitoyens – pour mieux saisir les contours des réalités qui font problème et suscitent des questions (non pas seulement pour les autres mais également pour nous), probablement que nous laisserions de côté certains de ces problèmes pour leur en préférer d’autres.

Cela ne veut pas nécessairement dire que ceux qui s’occupent de ces « autres questions » n’ont pas de bonnes raisons de s’en soucier ; il faut admettre au contraire que si nous commencions par réfléchir à nos propres questions, notre contribution à la solution des questions de tout le monde serait à la fois plus visible, plus facile et en fin de compte plus profitable à tous. Ainsi, c’est l’humanité entière qui gagnerait à ce que chacune de ses composantes vive pleinement sa diversité[25] pour une meilleure participation à la richesse de tous.

Dès lors qu’on s’est assuré en tant qu’individu ou en tant que groupe organisé, que comme objet une interrogation mérite qu’on s’en occupe, la question qui habite cette interrogation et la porte de l’intérieur doit être analysée de près. Tout naturellement, c’est dans la langue dans laquelle est formulée cette question que cette analyse doit d’abord être faite. Ce sont les mots de cette langue et les termes qui servent à formuler l’interrogation ciblée qu’il nous faut connaitre le plus clairement et le plus profondément possible. C’est là où le recours aux quatre causes d’Aristote peut nous être utile ; étant donné que dès que nous nous concentrons sur le phénomène de l’émergence, il peut être intéressant de savoir tour à tour qui se propose d’émerger (1) ? De quoi on s’apprête à émerger (2) ? Avec qui on veut émerger (3), Avec quoi on veut émerger (4) ? Pour quelles raisons il est souhaitable qu’on émerge (5) ? et vers quels objectifs précis faut-il que tendent nos efforts d’émergence (6) ?

Ces 6 questions ne sont que différentes manières de se servir des quatre causes d’Aristote. En s’efforçant d’y répondre dans chaque cas particulier auquel nous appliquons la question de quoi émerger, la réponse à la question ainsi formulée fournira la preuve de sa pertinence et indiquera l’espace dans lequel la réponse à cette question devra témoigner de sa validité et de son efficacité.

Je ne doute pas que vous trouviez du sens à ces questions que préconise la phénoménologie pour procéder à l’évocation restitutive au bénéfice de deux ou plusieurs sujets connaissants organisés en sujet épistémique. Car, même en les maintenant dans les langues auxquelles ils appartiennent, les mots évoluent ; leurs sens changent plus ou moins profondément. Il en est ainsi de l’émergence. La notion n’en n’est pas restée à ce qu’elle était au XIXème siècle au moment où elle fut conçue ; elle s’est allégée et quelque peu affadie. Désormais, ce qui compte c’est de s’assurer de ce qu’on en fait et pourquoi on s’en sert, pourquoi on y a recours. La contribution de la philosophie est de rappeler que si l’on veut émerger à une lumière, c’est celle de la raison qui peut unir le maximum d’êtres humains ; une raison qu’Emmanuel Kant reconnait avoir dû limiter pour faire place à la foi[26], certes, mais la raison tout de même.

Pour conclure la phénoménologie de l’interrogation De quoi émerger que je n’ai fait qu’esquisser dans les pages qui précèdent, je veux faire quatre remarques appelées à compléter la manière dont je comprends le thème qui nous rassemble ici.

La première remarque est qu’il en est de la méthode de l’évocation restitutive comme il en est de tout outil. On ne s’en sert pas pour le magnifier comme outil. On n’est fondé à s’en servir et à continuer de s’en servir qu’au vu des résultats auxquels conduit son utilisation. Il y a là un utilitarisme inhérent à toute utilisation d’outil que l’on a soi-même forgé ou qu’on s’est contenté d’emprunter à autrui. L’évocation restitutive n’est, en conséquence, pas une nouvelle bannière derrière laquelle il faut se ranger. Elle est et demeure un procédé méthodologique adossé à la pensée de certains grands auteurs mentionnés dans les pages qui précèdent. Cela signifie que l’évocation restitutive ne se pratique ni par oisiveté ni par diversion mais dans un but de connaissance que l’utilisateur gagne à avoir présent à l’esprit. Que cet utilisateur soit un individu ou un groupe de sujets connaissants organisés en sujet épistémique. Il s’y ajoute qu’un outil matériel, tel un couteau, à force de servir, finit pas s’user tandis qu’un outil théorique comme une méthode, fût-elle philosophique, se bonifie à chaque utilisation jusqu’à l’obsolescence totale qu’il faut alors être capable de constater en toute humilité.

Ma deuxième remarque est que la reconnaissance en général et la reconnaissance de l’autre (homme) en particulier se trouvent au cœur de l’évocation restitutive. Cela, parce que le sujet connaissant qui recourt à l’évocation restitutive suppose toujours quelqu’un à qui il destine son évocation et suppose également de la part de celui-là un minimum d’accord sur ce sur quoi l’évocation restitutive va porter. C’est pourquoi ce sujet supposé et posé comme le destinataire de l’évocation restitutive est un alter ego du sujet connaissant qui évoque. C’est pour cela aussi que le sujet qui évoque ne sera jamais confronté au gouffre et à la béance du vide d’être. La reconnaissance de l’autre n’est pas pour lui un luxe ou une précaution oratoire. Le sujet qui évoque et le sujet pour qui l’évocation restitutive est menée se sentent unis et réunis dans une reconnaissance mutuelle et réciproque sur laquelle repose l’évocation restitutive comme telle.

Ma troisième remarque est que c’est en soi une bonne chose que des économistes et des spécialistes des sciences sociales s’intéressent à l’idée d’émergence. Les uns et les autres sont avant tout des hommes de science et l’attitude ainsi que les procédés auxquels ils ont recours obéissent fondamentalement à l’esprit scientifique tout entier fait de méthode, de rigueur en même temps que de la recherche du point de vue de l’autre comme partie intégrante de l’intersubjectivité qui est le nouveau nom de la vérité.

Il faut néanmoins avoir à l’esprit de ne pas se laisser instrumentaliser par les politiques assoiffés d’efficacité et friands de slogans ; il faut notamment se garder de tronquer l’histoire de la notion d’émergence en ne considérant que les moments et les contenus qui renforcent l’idéologie du développement en tant que telle. Car se servir de l’élaboration que la Société Financière Internationale a faite et continue de faire de l’idée d’émergence pour transformer cette idée en un outil d’évaluation de l’émergence d’entités nationales petites et grandes est parfaitement légitime.

Différents spécialistes dans les sciences dures comme dans les sciences molles ont parfaitement le droit de prendre la notion d’émergence là où bon leur semble dans l’histoire de cette notion et de forger l’outil qu’il leur faut pour accomplir une tâche comme de dire à un pays donné que compte tenu des différents paramètres qui caractérisent sa population et son fonctionnement économique, ce pays atteindra l’émergence économique à une date également donnée. C’est tout à fait légitime à la condition sine qua non d’avoir une conscience nette du découpage opéré dans la notion d’émergence et de reconnaitre en même temps aux autres sujets connaissants engagés dans la même histoire le droit d’opérer d’autres découpages et d’accepter les questions que les spécialistes d’autres disciplines leur adressent au sujet de leur choix.

C’est pourquoi ma dernière remarque est celle de l’autonomie du sujet pensant au sens kantien de ce terme. Car le philosophe n’a aucun pouvoir d’empêcher les autres penseurs de faire usage de leur pensée et de leur esprit critique envers eux-mêmes comme envers le philosophe en tant que tel. Philosophes et non-philosophes[27], lorsqu’ils acceptent de penser au même problème devraient veiller autant à leur liberté de s’entre-interroger et de s’entre-critiquer qu’à l’autonomie du sujet épistémique qu’ils constituent afin de ne pas devenir à leur insu les propagandistes d’une idéologie qui n’est pas la leur. Tant il demeure vrai que s’il faut émerger, il reste capital de savoir de quoi émerger, vers quoi émerger, avec quoi émerger, avec qui émerger et pourquoi est-il préférable d’émerger que de rester en l’état.

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L’ÉMERGENCE : EXPRESSION DU MOUVEMENT                                               DE LA SUBSTANCE LIBERÉE EN CONCEPT

Augustin Kouadio DIBI

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY (Côte d’Ivoire)

dibiaugustin@yahoo.fr

Le terme ‘’émergence’’ reçoit dans l’actualité de notre monde un usage tel que sa compréhension est présupposée évidente. Elle semble aller naturellement de soi. Nous tenons sa signification pour quelque chose de ferme, d’assuré, de bien connu. Hegel souligne que ‘’ ce qui est bien-connu en général, justement parce qu’il est bien connu, n’est pas du tout connu’’ ! Il importe de quitter l’habituel, afin d’habiter de manière essentielle la réalité que recouvre ce terme.

‘’Émerger’’ dit un acte : celui de faire irruption, de surgir, de s’éveiller à un autre niveau proprement accomplissant. À travers ce terme, nous avons l’idée d’un jaillissement subtil et discret de l’intérieur vers l’extérieur, d’un paraitre hors de soi à la suite d’une patiente maturation. C’est l’acte de s’épanouir à l’extérieur à partir d’une intense intériorisation de soi. Émerge ce qui est parvenu à un état tel qu’il lui faut désormais passer à un autre plan, en laissant sa vérité intérieure se dire, se manifester. C’est par ce mouvement que quelque chose vient à l’existence.

Bergson souligne qu’exister consiste à changer, changer à se mûrir, se murir à se créer infiniment. Se créer infiniment, n’est-ce pas sans cesse jaillir de soi, être en variation de soi dans sa propre durée, devenir en puisant en soi comme en un réservoir secret de vie ?

Cette idée de jaillissement me semble exprimer l’essentiel de ce à quoi renvoie le mouvement en cours dans l’émergence. Elle signifie que ce qui désormais est venu à l’extérieur procède d’une sorte de tissage silencieux à partir d’un fond. Il s’origine dans un mouvement souterrain … Bien saisi, ce mouvement exprime en soi un parcours logique. Il est le mouvement même du logique, le logique comme tel en mouvement. On comprendra alors ceci : il est nécessairement logique qu’un pays émerge lorsqu’il organise sa marche en se mettant à l’écoute du procès logique, qui de l’intérieur,  constitue la trame du réel.

Les derniers développements consacrés à la substance par Hegel dans sa Science de la logique nous montrent ce procès duquel jaillissent les choses. Le philosophe nous décrit le parcours d’une réalité, qui par recourbement infini dans soi, parvient à poser l’autre d’elle-même. Un jaillissement accomplissant survient par suite d’une réflexion interne dans soi. Ce qui a pris le temps de pleinement faire le tour de lui-même parvient à l’éclosion de sa vérité. Il se détend, à l’image d’un fruit mûr qui peut, désormais, se détacher de l’arbre.

Hegel parle de la nécessité dévoilée ou posée. Dévoiler ne signifie pas ici ôter une couverture afin que la lumière du jour vienne enfin éclairer une réalité ! Il convient de comprendre que c’est la réalité elle-même qui s’instaure en état de lumière. C’est elle qui, par soi, parvient à la clarté d’elle-même. Aussi longtemps qu’elle n’est pas dévoilée, la nécessité demeure aveugle. Aveugle renvoie à quelque chose d’intérieur, de non encore déterminé, de caché.

Lorsque nous suivons attentivement le mouvement en cours dans la Logique de Hegel, nous parvenons à un moment où nous avons l’impression que tout est prêt pour que surgisse quelque chose, pour que l’Idée logique devienne réalité effective. Le dialogue de l’Idée avec elle-même parvient à une profondeur et une tonalité telles que l’Idée décide de se laisser aller librement hors de soi dans l’objectivité, sous la forme d’une nature.

L’Absolu est substance. La substance est la puissance infinie se rapportant à soi. Elle ne saurait simplement demeurer en soi et se  rapporter à elle-même comme à une possibilité seulement intérieure ! La substance n’est-elle pas la substance ? Aussi bien ne saurait-elle être vacuité, abstraction d’être, être abstrait. Il faut que la possibilité intérieure se manifeste dans l’effectivité ; elle doit s’avérer pour ce qu’elle est en vérifiant son propre contenu. La substance se dessaisit d’elle-même. Elle se libère en concept pour donner forme au réel. La substance ne serait pas, si elle était incapable de déployer sa vie interne, de devenir infiniment causante, en vue d’un façonnement du monde.

En se libérant, la substance pose ou dévoile sa propre nécessité. Se poser signifie ne plus se fuir, mais se donner des contours pour se contenir, devenir un réel. Aussi longtemps que subsiste la simple linéarité d’un mouvement, rien ne peut naître, ce mouvement risquant même de s’épuiser pour glisser vers le néant. Il faut que la linéarité se recourbe en soi comme pour se rejoindre elle-même. À cette condition seulement, peut surgir quelque chose de neuf et d’accomplissant.

Ce qui surgit peut être lu comme effet. Tout effet a une cause, ou plutôt, a sa cause. En tant que ce qui surgit est lié à une cause déterminée comme à sa substance, à sa nécessité propre, on doit dire que dans l’effet, c’est la cause qui est devenue effective, qui s’est effectuée, qui est passée à elle-même. La cause n’est cause qu’avec l’avènement de son propre effet.

On comprend ainsi que l’émergence dit un procès logique : elle est la fine et subtile libération d’une réalité à partir d’une réflexion intense dans soi. C’est ce qui est parfaitement intérieur qui est désormais passé devant soi-même, dans une irruption, dans l’immédiateté de l’être … Ce procès logique trouve sa réalité dans l’existence concrète des hommes. Il nous montre que rien n’est effectif, rien n’émerge qui ne se laisse, avant tout, saisir par la raison.

*

La vie d’une communauté est recherche de ce qui ne rétrécit pas, mais élargit, ce qui ne divise pas, mais rassemble, ce qui n’obscurcit pas, mais éclaire. Elle n’est qu’en tant que tournée vers une préoccupation essentielle : le Bien. Par nature, aucune société humaine, même dans les moments les plus obscurs de sa marche, ne se donne comme but à poursuivre le Mal. Le Bien s’est saisi de nous avant que nous ne l’accueillons. Comme le dit Levinas, ‘’il m’a élu avant que je ne sois à même de l‘élire’’.

Dans la vie d’une nation, émerger ne peut être que tension vers le Bien, intention du Bien. Lorsque les diverses modalités de l’existence sociale s’organisent autour de l’idée du Bien, lorsqu’elles se laissent de l’intérieur façonner par elle, alors tout s’affine et se libère en un faisceau de lumière pour laisser être ce qui édifie.

Le Bien est le principe même de l’émergence. Étant en soi impulsion à se réaliser, il ne peut qu’attirer vers soi, pour lui communiquer sa vie, ce qui s’ordonne à son horizon. Contenu simple, toujours égal à soi, volonté retournant infiniment dans soi pour ne vouloir rien d’autre qu’elle-même, le Bien cherche à être chez soi partout, parce qu’il est certitude absolue d’être toute réalité. Platon demande que nous levions la tête vers ce qu’il désigne de réellement réel, à savoir l’Idée. Nous savons que chez lui l’Idée de toutes les Idées est le Bien. Un passage de son Timée souligne que ‘’le Bien n’est jamais jaloux de quoi que ce soit. Libre de jalousie, il voulut que tout lui ressemblât autant que possible’’.

C’est à condition d’héberger en soi cet horizon qui élargit, rassemble, éclaire qu’une nation peut émerger, sortir de l’état d’ensablement, de la dispersion dans l’horizontalité. Le souci de cet horizon est la sauvegarde de l’humanité de l’homme. Au fond, la question est : qu’est ce qui de nos vies, de nos sociétés, doit émerger, doit être en émergence ? Ne s’agit-il pas de ce qui permet à l’homme d’advenir à soi comme homme, de s’éveiller à ce qu’il est essentiellement, de fleurir à l’humanité en lui pour porter des fruits à partager ? L’homme se sent en devoir de ne pas être enchaîné par une vie quantifiante, ne lui proposant que la consommation, élevant ainsi à l’absolu la dimension animale de sa nature.

La grandeur de l’homme ne consiste-t-elle pas à se savoir exister en vue d’une fin au-delà de l’immédiateté naturelle ? Ne consiste-t-elle pas à ordonner toute la nature à l’esprit, à se savoir exister en vue d’un horizon lui permettant de se tenir en toute verticalité ? L’homme est un animal qui, s’étant frotté les yeux, regarde, étonné, le monde autour de lui. Il a l’impression d’y être advenu à partir d’un autre monde. Désormais, il ne se limitera plus à promener le regard autour de soi ; il le tournera vers le ciel qui est au-delà, pour quêter un horizon qui puisse le combler. Sans cet horizon, l’on aboutit à une immédiateté du faire. Celle-ci se solde par un inachèvement du fait ou d’un fait morcelé et fragmentaire. L’instant est fixé en son immédiateté. Il devient impatience du recommencement et non du renouvellement. L’agir tombe dans l’indifférence du temps, de toute visée dans une perspective. Comme conséquence, l’on poursuit toujours des buts, tout en restant sans but.

Rester sans but, n’est-ce pas tourner en rond, dans le mauvais cercle et se consumer peu à peu en soi-même en consommant, de manière effrénée, son propre présent, en l’absence d’une ouverture sur l’infini, sur une idéalité ? Ce cercle n’est pas celui de la substance, toujours en puissance et en acte de soi, certaine d’avoir dans le commencement sa propre fin comme son but qu’elle conquiert dialectiquement dans un cheminement d’émergence.

Cette évocation de la dialectique, en signifiant ce qui ne parvient à la plénitude de sa vie qu’en rassemblant dans l’unité organique les moments différenciés de lui-même, voudrait être ici mon dernier mot.

CHEIKH ANTA DIOP ENTRE NIHILISME ET RECONNAISSANCE                OU DE LA CONDITION DE L’ÉMERGENCE GLOBALE

Thiémélé L. Ramsès BOA

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY (Côte d’Ivoire)

boathie@yahoo.fr

Résumé :

Je veux soutenir dans cette communication la possibilité de surmonter le nihilisme actuel qui imprègne notre existence. Cheikh Anta Diop nous en donne les moyens par son idée de retour à l’Égypte. C’est en réalité à la création d’une société de confiance qu’il nous invite. Émerger du sous-développement est réalisable à condition de pratiquer une bonne politique de reconnaissance de soi.

Ma méthode va consister d’abord, par le comparatisme, à montrer que la réalité africaine ressemble à la description nietzschéenne du nihilisme européen ; ensuite, par l’analyse, à présenter l’économie d’une conquête de soi à travers l’appel à la modernité. Nous en verrons les conditions de possibilité fondée sur la rationalisation existentielle.

Quels en sont les grands traits ? De ce nihilisme pouvons-nous retenir autre chose que la négation de soi ?

Mots-clés : Cheikh Anta Diop, Confiance, Conscience historique, Modernité africaine, Reconnaissance de soi.

Abstract :

I want to support in this communication the possibility of overcoming the current nihilism that permeates our existence. Cheikh Anta Diop gives us the means by his idea of returning to Egypt. It is in fact to the creation of a society of trust that it invites us. Emerging from underdevelopment is feasible if one practices a good self-recognition policy.

My method will consist, first, by comparatism, in showing that African reality resembles the Nietzschean description of European nihilism; then, through analysis, to present the economy of a conquest of the self through the call to modernity. We shall see its conditions of possibility based on existential rationalization.

What are the main features? From this nihilism can we retain anything other than the negation of ourselves?

Keywords : Cheikh Anta Diop, Trust, Historical Conscience, African Modernity, Self-Recognition

Introduction

Ce que la réalité africaine donne à voir, aujourd’hui est fortement imprégné de nihilisme. Mais il est possible de s’en sortir. Je veux soutenir dans cette communication l’idée que le nihilisme actuel qui imprègne notre existence peut être surmonté. Cheikh Anta Diop nous en donne les moyens par son idée de retour à l’Égypte. C’est en réalité à la création d’une société de confiance qu’il nous invite. Émerger du sous-développement est possible à condition de pratiquer une bonne politique de reconnaissance de soi.

Ma méthode va consister d’abord, par le comparatisme, à montrer que la réalité africaine ressemble à la description nietzschéenne du nihilisme européen. Ensuite, il s’agira de présenter l’économie d’une conquête de soi à travers l’appel à la création d’une société de confiance. Nous en verrons les conditions de possibilité fondée sur la rationalisation de notre existence.

1. Le nihilisme africain et la haine de soi

Le nihiliste, de manière générale, sombre dans le scepticisme ou le découragement pour incapacité à surmonter l’effondrement des valeurs anciennes et à en proposer de nouvelles. Il devient un nihilisme radical lorsqu’il est convaincu que l’existence a un caractère absolument insoutenable. L’homme se nie ; il nie la vie et déprécie l’existence. Le monde terrestre est dévalué au profit d’un monde suprasensible, produit  de ses angoisses et de son mal-être. Dans le pessimisme intellectuel ou le pessimisme du doute, la pensée manifeste une méfiance à l’égard de sa propre valeur et de sa fécondité. L’intellectuel ne croit pas en la puissance de la pensée. Il déconsidère ce qui pourtant justifie son existence.

À partir du moment où l’esprit est découragé, il sombre facilement dans l’incroyance totale ; la déception crée le scepticisme et le découragement accable l’homme. Le nihilisme passif conduit à croire en l’absence de valeur de la vie. Rapporté au niveau individuel, le nihiliste passif se résigne. Pour lui, la vie est un mauvais rêve : ne pas être vaut mieux qu’être. Le désir de néant a plus de valeur que le vouloir-vivre. Le nihilisme peut devenir actif, à condition de trouver des raisons de vivre en créant de nouvelles valeurs.

L’actualité africaine ne renvoie-t-elle pas aux interrogations de la période de la modernité occidentale, période qui a vu l’Occident émerger après des siècles de nihilisme et de désespoir ? Cette essence nihiliste se manifeste concrètement autour de nous et en nous, aujourd’hui, ici-même en Afrique ou en Côte d’Ivoire. Et cela annihile toute possibilité d’émergence.

En effet, la politique est perçue comme le lieu de la manifestation de l’incompétence, de la médiocrité et du clientélisme. Des princes incompétents, installés par des pouvoirs occultes étrangers briment la population. Ils sont acceptés par le peuple dans un silence complice.

Ployant sous le poids des difficultés quotidiennes, le peuple a les yeux rivés sur le présent, ou à tout le moins le passé récent. Le futur est exclu de son projet. Il ne se projette guère dans un imaginaire radieux, accablé qu’il est par les exigences matérielles du quotidien. Le présent est saturé par les soucis.

Des expressions comme « Le Noir est mauvais », ou « L’Africain est maudit », ou encore  « l’Africain n’a rien apporté à la civilisation » affleurent dans notre langage et sans doute dans nos pensées les plus profondes. Cet ensemble d’idées que le philosophe camerounais Mbele regroupe sous le vocable de culturalisme, véhicule, dit-il, au sein des consciences traumatisées et démobilisées par la crise, la haine de soi et l’autodénigrement (C. R. Mbele, 2010, p. 28). À ce que nous venons d’entendre, il ajoute « ‘’On n’est rien’’, ‘’L’Afrique n’existe pas’’, ‘’On est maudit’’, ‘’On est tous fautifs’’, dit-on dans le public et au sein de l’Académie.

Cette perception négative de soi est distillée même par des lettrés. Ainsi Isaïe Biton Koulibaly, célèbre écrivain est le type de nihiliste négateur. En effet, dans une chronique, il vente le génie humain qui a mis au point de nombreuses positions sexuelles. Selon lui, les plus doués en la matière restent les Hindous avec leur Kama soutra. Les Arabes ont également laissé plusieurs ouvrages sur les techniques sexuelles. Les Français et les Italiens restent les maîtres dans le monde occidental. Le baiser japonais consiste à se rendre au sous-sol pour travailler. Autrement dit, ils aiment pratiquer le cunnilingus. L’écrivain s’interroge : « Les Africains ont inventé quoi en matière de sexualité ? Sans doute être au lit sans se mouvoir. Le ‘’tue-moi’’ ou le ‘’à nous aller’’ (I. B. Coulibaly, 2009, p. 2). Voilà la forme extrême du nihilisme africain, cette manière de dénigrer son être et de lui conférer une négation ontologique. 

Une remise en cause systématique de soi est prônée. L’individu doute de tout et de tous. Le doute institutionnel se double de méfiance à l’égard de la capacité de l’homme à incarner des valeurs. Le doute concerne ainsi les élections, l’Onu, l’Ua, la Commission électorale indépendante (Cei), la Cour pénale internationale (Cpi), des examens et concours, de la bonté de l’homme noir, etc. Or il faut surmonter ce nihilisme généralisé. Il faut aller au-delà du quotidien pour penser un monde  meilleur. L’utopie mobilisatrice des esprits est ce qui motive le devenir et fonde l’émergence globale. C’est pourquoi, pour qu’une émergence soit possible, il faudrait que s’opère le passage du désespoir à l’espoir.

2. De la société de confiance à l’émergence globale

Ces temps de désespoir, de nihilisme nous condamnent-ils à un éternel refus de nous-mêmes ? Cheikh Anta Diop traduit, dans ses idées, le souci de mise en ordre d’un monde tenté par le chaos et miné par le pessimisme. Retourner à l’Égypte est une manière de vaincre le nihilisme et la condition de l’émergence globale. Je prends les mots émergence, renaissance, modernité comme des synonymes.

La Renaissance, de manière générale signifie nouvelle naissance, renouvellement des énergies, retour à soi. Elle renvoie à l’idée d’un présent insatisfait de son déroulement et à la volonté de questionner ce présent problématique selon un projet de reprise en main de soi. Au moyen d’un commencement nouveau, la renaissance-émergence veut donc pousser la volonté à réveiller les énergies créatrices sommeillant en soi.

La Renaissance-émergence induit alors une conscience de soi mobilisant la mémoire, la créativité et l’engagement volontaire à se surpasser. L’individu s’enlise dans l’insignifiance et la communauté se meurt lorsque rien de grand ne leur est proposé. Cette émergence fait sienne les principes directeurs de l’utopie en regardant l’existence commune comme une promesse de créativité. De ce monde de l’aliénation, de la soumission, ou du sous-développement, il faut s’extirper pour ne pas étouffer et mourir.

C’est ainsi que la modernité ou encore l’émergence globale perçoit de manière dialectique le rapport du passé et du futur. Se tourner  vers l’Égypte antique visait paradoxalement à proposer des solutions aux maux actuels. Le retour à l’Égypte est la condition nécessaire, mais pas suffisante pour rénover la culture et lui insuffler une énergie nouvelle. Ce n’est pas parce que le passé a été brillant que nécessairement l’avenir sera assuré.

De manière dialectique, est également perçue une relation entre les États africains. L’émergence sera globale ensemble, les uns avec les autres. Aucun État pris isolément ne peut s’en sortir. C’est ensemble, avec les autres que chaque État aura à reconstruire l’Afrique. Le fédéralisme ou le panafricanisme sont ainsi les moyens du développement.

Mais se tourner vers le passé, ce n’est guère s’enfermer dans une exaltation romantique de ce passé historique et grandiose. Insister sur le sentiment de continuité créé par la conscience historique a pour fin de forger une personnalité africaine ; ce n’est pas par soif de se réclamer d’un passé prestigieux. La conscience historique, c’est-à-dire la connaissance réelle de soi dans l’histoire augmente le désir de mieux vivre. Elle utilise le sentiment d’appartenir à un passé puissant et fort pour libérer l’esprit. Seul celui-ci est créateur de civilisations : il croit en ses capacités, il a confiance en ses forces. Le désir d’émergence devient une exigence éthique à augmenter l’héritage de l’humanité en savoirs, par l’apport de soi.

Un peuple qui a confiance en lui-même relève le défi du développement et pense aisément à l’émergence future. Il lui faut se donner les moyens psychologiques, scientifiques et politiques de cette remontée à la surface pour prendre une bouffée d’air frais. C’est à une société de confiance qu’il faut désormais penser. L’émergence globale commence dès qu’est refusée l’envie de jouer un rôle secondaire. Le développement nécessite des comportements à adopter, une parole de confiance à intérioriser par un acte volontaire de libération. La pensée de C. A. Diop est une clé du développement, peut-être la clé principale par sa farouche volonté de bâtir une société de confiance et une estime de soi. De façon générale, l’estime de soi c’est l’opinion favorable qu’on a de soi. S’estimer, facilite la confiance en soi-même et en ses capacités. Cela assure le sujet agissant de ses capacités. C’est aussi se considérer sujet capable. C. A. Diop a bien compris que l’estime de soi repose à la fois sur la connaissance de soi, la confiance en soi, l’affirmation de soi, l’amour de soi. La connaissance de soi, de manière juste et précise, est d’une importance capitale dans le processus d’estime de soi. Elle débouche sur la confiance en soi. Avoir confiance en soi, revient à croire en ses propres capacités d’action. On aura compris que l’édifice intellectuel de l’émergence globale est bâti sur l’estime et la confiance en soi. L’appel à l’estime de soi est lancé comme signe de reconnaissance, à des individus objectivés à s’extirper de leur réification. Ils doivent faire effort de sortir de cette tentative d’exclusion de l’humanité. C’est un appel à reconnaître sa valeur intrinsèque et à s’en servir pour se reconquérir et émerger du sous-développement.

L’estime de soi est par conséquent une démarche à la fois personnelle et collective, une initiative que prennent des individus ou que prend une société qui décide de sortir d’une situation inconfortable.

Au total, une des motivations les plus profondes du retour à l’Égypte c’est de nous faire sortir de l’éthos de méfiance de soi pour épouser la confiance en soi. Se disqualifier comme congénitalement inapte au développement stimule le sentiment de défiance, enfante le manque d’assurance et amorce le cercle vicieux de l’immersion dans le sous-développement. Car justement, le développement, pour reprendre la pensée d’A Peyrefitte, est le produit de la société de confiance, dont l’éthos se définit par la liberté, l’innovation, l’adaptation, le risque contrôlé, la responsabilité. Le décollage économique ne s’explique pas uniquement par des conditions initiales favorables du sol, du sous-sol, du climat ou de la situation géographique. Parmi les facteurs du développement, le comportement humain est sans doute celui qui compte le plus ; les mentalités en sont les ressorts et les verrous principaux. Il est le facteur qui surplombe tous les autres (A. Peyrefitte, 1995, p. 29).

Un aspect important de cet ethos de confiance est constitué de rationalité. Il nous faut résolument nous engager dans la rationalisation de notre vécu. Il m’apparaît important de souligner la place de la raison dans l’émergence d’une société nouvelle.

La rationalisation pourra libérer les forces de l’espoir inhibées par l’immersion nihiliste et la désespérance. Une société émergente est délestée de ses faiblesses internes et de toutes les pesanteurs par la multiplication des zones de rationalisation. Pour qu’une modernité émerge, la raison est à rechercher au fondement des actes et des phénomènes. La raison est l’agent essentiel de l’émergence, c’est-à-dire la modernité en acte. S’il existe un lien de nécessité entre l’émergence et la rationalité, c’est dans la mesure où la modernisation est l’œuvre de la raison elle-même, et donc surtout de la science, de la technologie et de l’éducation. C’est pourquoi C. A. Diop dit être convaincu que « le bienfait incontestable de la colonisation est le rationalisme laïque qui nous permet d’envisager les choses en dehors des catégories religieuses, quelles qu’elles soient, et de nous libérer ainsi intellectuellement. » (C. A. Diop, 1990, p. 44)

Nous avons à retirer de cette période de l’émergence occidentale, période qu’on appelle de manière convenue la Modernité ou la Renaissance, les aspects positifs de sa force motrice et propulsive. Il faut retenir l’espoir en la capacité de l’homme de se créer un monde où il puisse vivre réconcilié avec lui-même et le monde.

Cela dit, je ne fais pas du réductionnisme épistémologique. Je ne réduis pas l’ensemble des conditions de l’émergence à sa seule dimension immatérielle. La lecture mono-causale est non opératoire et peu pertinente, car elle oublie la complexité des problèmes humains.

Conclusion

Le programme général de conquête de soi est élaboré avec le retour aux origines égyptiennes anciennes, moments de grandes réalisations. Le retour au passé égyptien ancien dont la Renaissance africaine devra se faire l’héritière fonctionne comme source de motivation de soi dans l’édification d’un futur qui compte. Le retour à l’Égypte ou le recours à l’Égypte, comme on voudra, se traduit par une nouvelle orientation de la vie morale, politique, intellectuelle. C’est seulement avec des êtres nés de nouveaux, vivant dans l’espérance d’une émergence, qu’un véritable renouvellement de la société devient réel.

La victoire sur le découragement passe par une valorisation de soi. L’émergence va de pair avec une idée positive de soi. Elle  se réalise avec aisance dans la reconnaissance de ses propres capacités à vivre humainement.

Le travail de réhabilitation de la conscience réalisé par l’œuvre de Ch. A. Diop a pour but d’engendrer l’éthos de confiance. Il savait qu’un peuple, qu’un individu à la personnalité délabrée est handicapé dans la course au développement. Ce qu’il a réussi à faire, c’est sans doute la mise en route d’une utopie libératrice par une victoire sur le nihilisme. Le succès de la mise en route de l’émergence se voit à travers la profusion des travaux sur l’éveil de l’Afrique et notamment l’Afrocentricité.

Références bibliographiques

DIOP Cheikh Anta, 1990, « Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ? », Alerte sous les tropiques. Articles 1946-1960. Culture et Développement EN Afrique noire, Présence Africaine, Paris.

KOULIBALY Isaïe Biton « Savoir aimer : le baiser japonais », Go Magazine ! N° 232 du 11 au 17 février 2009.

MBELE, Charles Romain, 2010, Essai sur le postcolonialisme en tant que code de l’inégalité, Yaoundé, Éditions Clé.

Peyrefitte, Alain, 1995, Du ” Miracle” en économie. Leçons au Collège de France, Paris, Éditions Odile Jacob.

ATELIERS

SOUS-THÈME I : ÉTHIQUE, ONTOLOGIE ET ALTÉRITÉ


LA CRISE DES MIGRANTS OU L’ÉPREUVE DE LA RECONNAISSANCE : DIAGNOSTIC D’UNE FIGURE IMMERGENTE DE L’HOSPITALITÉ

Abou SANGARÉ

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

abou_sangare02@yahoo.fr

Résumé :

L’homme est, par nature, un migrant. La manifestation de cette nature est, dans le contexte mondial actuel, dominé par l’immigration économique et le regain du nationalisme, contrariée par les États convoités, confrontés à des situations d’urgence, à des migrations massives dont ils ne savent que faire. Cette situation qu’on appelle « la crise des migrants », qui fait s’effondrer l’hospitalité politique, mérite d’être diagnostiquée pour un meilleur traitement de la question migratoire. C’est à cette tâche que se livre cette contribution qui entend, après le diagnostic posé, proposer la thérapie  nécessaire à la re-émergence de cette figure de l’hospitalité en ruine.

Mots-clés : Bienveillance, Droit, Éthique, Hospitalité, Immergence, Migrants, Politique Reconnaissance.

Abstract :

Human being is by nature a migrant. The manifestation of this nature is, in the current global context dominated by economic immigration and the revival of nationalism, thwarted by the coveted states, confronted with emergency situations, massive migrations of which they do not know what to do. This situation, known as the “migrant crisis”, which breaks down political hospitality, deserves to be diagnosed for better treatment of the migration issue. It is to this task that this contribution, which after the diagnosis has been made, proposes the necessary therapy for the re-emergence of this figure of ruined hospitality.

Keywords: Benevolence, Right, Ethics, Hospitality, Immergence, Migrants, Policy, Recognition.

Introduction

S’il est un sujet qui ne peut être tenu en marge des réflexions sur « Émergence et reconnaissance », c’est bien celui de l’immigration. Dans l’analyse de ce phénomène, l’argument de la reconnaissance est constamment mobilisé, mais différemment, par les deux hôtes en présence : les hôtes accueillis ou à accueillir et les hôtes accueillants. Les premiers, candidats au départ, l’allèguent pour évoquer un manque de lisibilité sociale qui les pousserait à l’exode, et les seconds pour rappeler des soucis d’indépendance civile, de chômage, de difficultés économiques et de sécurité qui ne peuvent pas permettre l’accueil. Pourtant, selon E. Kant (1985, p. 63), la migration relève « d’un droit universel né de la forme sphérique de la terre qui oblige les hommes à se supporter les uns à côté des autres ». Ce droit, formellement matérialisé par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui, en son article 13 stipule que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État » reste, sur le terrain pratique, un simple acte déclaratoire puisqu’il n’est pas, aujourd’hui, de pays où ne se développe de politique de fermeture des frontières.

Ces politiques, qui mettent en hibernation la reconnaissance kantienne d’un droit à l’hospitalité, demandent une réflexion critique et serrée sur les causes de l’immersion croissante de l’hospitalité politique, c’est-à-dire celle que doit porter la puissance souveraine. Cette réflexion, qui doit conduire à l’identification de la cause de cette ruine, doit être orientée et guidée par les questions suivantes : de quoi l’hospitalité politique souffre-t-elle au point qu’elle rentre, de moins en moins, dans le vécu des États ? Et, pourquoi souffre-t-elle de ce mal qui met à mal la reconnaissance du migrant comme étranger? La réponse à ces questions qui constituent le socle interrogatif de cette contribution ne peut se donner de façon abrupte et immédiate. Elle requiert d’autres questions subsidiaires dont la chandelle illuminera la voie du penser. Ainsi, si le migrant fait l’objet de méfiance, n’est-ce pas parce qu’il est perçu, dans l’univers protectionniste dominant, comme un barbare, un potentiel terroriste qu’il faut tenir à distance ? Et pourquoi les États mobilisent-ils, de plus en plus, les politiques du refus, comme réponse à l’exigence d’hospitalité commandée par la présence des migrants sur leur sol ?

Ces questions dont l’objectif est de penser cette souffrance aux fins de la panser seront analysées, conformément au mode dialectique, propre au procès du concept, selon un rythme ternaire. Sera analysée, dans un premier temps, l’immigration économique, la forme d’immigration qui souffre le plus du déni de droit ou de reconnaissance. Dans la deuxième partie, il sera question des impulsions hospitalières suscitées par l’éthique et portées par des anonymes pour accueillir les migrants là où les politiques du refus qui font s’effondrer la bienveillance républicaine ne se soucient que des questions sécuritaires. Enfin, la troisième partie sera consacrée à l’examen des conditions d’un retour à la bienveillance républicaine en effondrement pour que l’hospitalité soit restituée à son sens cosmopolitique en réconciliant éthique et politique.

1. La migration en contexte d’immigration économique : crise de reconnaissance d’un droit ontologique

L’attitude migratoire fait partie de l’être de l’homme. L’être humain a toujours une propension à la migration, non parce qu’un séjour prolongé en un même lieu serait pour lui une source frustrante d’ennui, mais parce qu’il y a toujours, chez lui, le désir et l’espoir de trouver mieux ailleurs. Cette attitude ontologique a reçu chez Kant, qui la fait reposer sur un argument géographique, la formulation institutionnelle la plus élaborée. Selon ce philosophe, la migration est un droit fondé sur la sphéricité de la terre et l’appartenance de celle-ci à tous les hommes. Ce droit que peut invoquer l’étranger est, dit-il, « le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société, en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini » (E. Kant, 1985, p. 62). Cette formulation, qui conserve l’argument central du cosmopolitisme moral, fonde apparemment le droit quasi absolu de migrer. Mais, ce droit ne peut, selon Kant, servir de justification pour un droit d’établissement acquis d’avance.

La question sous-jacente suscitée par cette prudence de celui dont la philosophie fournit les éléments les plus précis pour la défense d’un devoir d’hospitalité, est de savoir si sa construction permet de défendre un véritable droit d’être migrant. Le migrant peut-il entrer dans le schéma kantien de l’hospitalité ? Cette question, qui a fait, de notre part, l’objet d’un article que nous avons proposé à la revue Le caïlcedrat[28], ne sera, ici, que furtivement abordée. Il convient donc de revenir, au plus vite, à notre sujet. Et la question qui va orienter ce retour est la suivante : demander un droit d’hospitalité, un droit d’accueil ne suppose-t-il pas, au moins, la satisfaction d’un droit préalable : celui de départ ? Ainsi, le traitement de la question de l’immigration ne peut faire valoir toute son énergie de rationalité sans une part accordée à son autre : l’émigration ; puisque demander à être accueilli suppose, au moins, qu’on a satisfait à l’exigence d’un droit de départ. Écoutons Kant à ce propos : « Le sujet, même considéré comme citoyen, a le droit d’émigrer ; en effet, l’État ne saurait le retenir comme sa propriété ». (E. Kant, 1994, p. 161). Mais qu’est-ce qui fonde ce droit d’émigrer chez Kant ? Ce droit, pour en comprendre le fondement, doit être situé, ainsi que le suggère Stéphane Chauvier, dans sa théorie du contrat social.

Selon Kant, les individus scellent leur commune appartenance à un État par un contrat ; mais ce contrat, supposé être la démarche libre d’un sujet qui choisit d’appartenir à une communauté politique pour sortir de l’état de nature où les libertés sont toujours susceptibles de s’anéantir réciproquement, ne fait de personne une propriété de l’État. « La libre adhésion qui est le principe et le critère de légitimité de ce contrat est aussi logiquement, ce qui permet à un sujet non pas de rompre le contrat, mais de se retirer de cette alliance pour aller en nouer une autre ailleurs » (E.-M. Mbonda, in R. Chung et G. Nootens, PUM, 2010, p. 202). Mais, quel sens cette reconnaissance de l’émigration comme droit peut-il revêtir si l’immigration ou l’acceptation dans un autre pays n’est pas possible ?

Les principes qui font de l’émigration un droit sont aussi ceux qui prescrivent au prince non pas le devoir mais le droit de favoriser l’immigration et l’établissement des étrangers, quitte à l’assortir de conditions, parce que faire droit à l’émigration, c’est dialectiquement ouvrir des possibilités pour ceux qui s’y engagent de s’établir ailleurs. Et pour Kant, la véritable condition de l’ouverture du pays aux étrangers, c’est la préservation des intérêts des populations. Pour lui, chaque État a, en principe, le devoir d’assurer la protection de la communauté politique sur laquelle s’exerce sa souveraineté contre deux types de menace : la menace interne, qui pourrait résulter des dissensions entre les citoyens, d’un conflit exacerbé de libertés, et la menace extérieure, qui pourrait provenir d’un autre État ayant des visées conquérantes. Tant qu’il n’est pas démontré qu’un étranger vient en ennemi, il doit avoir au moins la possibilité d’entrer en communauté avec les populations d’accueil. Il ne peut être refusé que si sa liberté et ses droits sont susceptibles d’entrer en contradiction avec ceux des autres.

La présence du migrant en terre étrangère représente-t-elle une véritable menace pour le pays d’accueil ou est-elle une menace fabriquée, liée à une idéologie nationaliste ? Les attentats perpétrés par des immigrés comme Mohamed Méra, Amedy Coulibaly, Salah Abdeslam qui, pourtant, avaient donné la preuve d’une parfaite intégration dans le pays d’accueil, démontrent toute la difficulté à saisir l’intention de tous ceux qui frappent aux portes de pays étrangers. Ainsi, un minimum de prudence et de précaution doit être observé dans l’ouverture. C’est certainement à cela que répond la balise kantienne de la visite : seul droit dont peut bénéficier un étranger. Le visiteur, parce qu’il reste membre de sa société de départ et peut y retourner une fois sa visite terminée, ne devrait pouvoir constituer une menace pour les populations hôtes. Cette distinction entre étranger de visite et étranger d’installation, par laquelle Kant introduit une limite au droit d’être étranger et accorde à l’État le droit d’accepter ou de refuser tout arrivant est, pour nous, la source scientifique du déni de reconnaissance au droit d’être migrant.

Il y a, aujourd’hui, une déchéance de l’étranger, qui repose sur cette distinction kantienne et qui a créé une nouvelle sensibilité rompue à l’exclusion du misérable beaucoup plus qu’à son accueil. Partout, dans le monde, des murs et des séparations sont érigés ; on fait prévaloir la réponse sécuritaire ou régalienne qui, d’état d’urgence en renforcement des frontières, amplifie une rationalité du contrôle au détriment de toute pratique d’accueil. En 2005, a été créée une Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne : Frontex. Derrière cette abréviation inspirée du français « frontières extérieures », se cache un organisme extrêmement dynamique dont la tâche est de rendre plus efficace et plus réactive la surveillance des frontières extérieures de l’Union. Ce processus, émanant de réflexions inductives qui, sur une base probabiliste, tentent de proposer des lois générales à partir de faits particuliers, renforce la prérogative des États-nations et met définitivement à mal l’idéal d’une ouverture à l’autre, d’un mélange bienheureux ou d’une coexistence pacifique des uns et des autres. Il ruine ainsi définitivement l’idéal cosmopolitique des Lumières, que Kant avait forgé en 1976 en faisant apparaître la visite comme un droit humain fondamental. « L’hospitalité signifie ici le droit qu’a l’étranger à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi. On peut ne pas le recevoir si cela n’entraîne pas sa ruine ; mais on ne doit pas se montrer hostile envers lui aussi longtemps qu’il se tient paisiblement à sa place » (E. Kant, 1985, p. 62). La durée de la visite n’a pas d’importance pour Kant. Le philosophe est resté muet sur cette question parce qu’elle est, selon lui, un acte empirique qui relève d’une décision d’administration. C’est, sans doute, cette dimension administrative que les services visa gèrent aujourd’hui. Le temps d’une visite peut être long ou court.

Tant que le visiteur n’a pas exprimé le vœu de s’établir, il doit continuer à jouir de ce droit qui appelle nécessairement le principe d’hospitalité universelle. Mais, si la visite est un droit dont le motif et la durée restent indéterminés, comment alors la refuser au migrant qui n’exprime pas, a priori, un désir d’établissement ? Combien de migrants ne se sentent-ils plus membres de leurs sociétés d’origine? La liberté s’exprimant activement, selon Hobbes, dans les domaines qui n’ont reçu aucune codification, le mutisme de Kant sur l’aspect économico-social de l’immigration, pour ne considérer que son aspect politique, ne devrait-il pas, paradoxalement, être un gage scientifique qui fasse droit à l’immigration économique ? Si l’accueil est prévu pour le persécuté politique, comment comprendre son refus au migrant qui se sent tout aussi persécuté que le premier ? « Le danger doit-il être susceptible de causer la mort de façon directe, violente comme dans le cas d’une catastrophe naturelle ou d’une guerre, pour être pris au sérieux ? Ne peut-on pas considérer comme dangereuse la situation de dénuement dans laquelle se trouvent certaines personnes, et qui pourrait susciter un désir de partir ? » (E.-M. Mbonda, in R. Chung et G. Nootens, PUM, 2010, p. 207).  Ces ontologies différenciées, aussi présentes que paradoxales, ne privent-elles pas le migrant de ce droit fondamental de départ et d’hospitalité ?

2. Le migrant dans les ontologies différenciées : l’hospitalité entre expulsion politique et impulsion éthique

Selon C. Rodier et C. Portevin (2016, p. 14), « Migrant n’est pas une catégorie juridique. Le terme désigne simplement les personnes qui, par choix, nécessité ou contrainte, quittent leur pays pour aller s’installer dans un autre pays ». En l’état actuel de la législation internationale, le migrant ne peut faire valoir aucun droit à l’accueil parce qu’il n’est reconnu par aucune convention. Il en va autrement du réfugié.

Réfugié est un statut encadré par la convention de Genève de 1951 qui définit les obligations légales des États qui l’ont ratifiée. Les systèmes des pays signataires sont organisés en références à cette convention. Selon ce texte, toute personne apportant la preuve qu’elle a subi ou craint de subir des persécutions dans son pays peut bénéficier d’une protection dans l’État où elle en fait la demande » (C. Rodier et C. Portevin, 2016, p. 14).

La convention de Genève ne parle pas seulement d’Asile politique ; son champ, plus large, va au-delà de cette sphère. Elle vise à protéger les personnes menacées de persécution du fait de leurs opinions politiques, mais aussi de leur race, de leur religion, de leur nationalité ou de leur appartenance à un certain groupe social. Une  différence est ainsi établie entre les vies dignes d’être accueillies et celles à expulser parce que ne relevant d’aucune juridiction internationale. Mais, comment, dans l’afflux massif des arrivants, identifier et distinguer ceux qui méritent l’hospitalité de ceux qui ne la méritent pas ? L’approche hotspot répond à cette préoccupation. Les « hotspots » sont des lieux d’enregistrement et d’identification des arrivants, devenus des lieux de détention, installés en urgence aux frontières de l’Union Européenne, spécialement en Italie, en Grèce et en Hongrie, pour les trier, donnant vie à cette distinction entre réfugiés et migrants. Les hotspots établissent « un tri entre les vies qu’ils laissent vivre et les vies qu’ils expulsent. Une hiérarchie  ne peut alors manquer de s’établir qui compromet l’idée de l’hospitalité universelle » (G. Le Blanc et F. Brugère, 2017, pp. 156-157). Le hotspot se voue à être à la fois un lieu d’accueil chargé de mettre en œuvre la relocalisation de ceux qui sont reconnus comme ayant droit au statut de réfugié et un lieu de détention pour les migrants appréhendés comme irréguliers et assignés à résidence avant expulsion. Dans un tel contexte, le réfugié est le beau nom de l’étranger apatride, et le migrant, le nom injurieux qui invalide, par avance, l’existence de quelqu’un. C’est pourquoi, le média qatari Al Jazeera avait annoncé qu’il n’utiliserait plus le terme migrant pour qualifier la crise méditerranéenne dans la mesure où ce terme, parapluie, est devenu dans le vocabulaire politique un outil péjoratif qui déshumanise et ôte la voix à des personnes qui souffrent.

Le réfugié, c’est celui qui, après identification et enregistrement des données biométriques, est placé en procédure de transfert pour être relocalisé dans un autre pays ou admis comme demandeur d’asile, et le migrant, celui qui, après avoir subi les mêmes formalités, est soumis à une procédure d’expulsion pour entrée irrégulière. Mais la loi de l’hospitalité consiste-t-elle à interroger l’arrivant, à l’identifier avant de l’accueillir? Commence-t-elle par les questions « comment t’appelles-tu ? », « d’où viens-tu ? », ou par l’accueil sans question ? La loi de l’hospitalité, la loi formelle qui gouverne le concept général d’hospitalité n’exige-t-elle pas que j’ouvre « mon chez moi »[29] pour accueillir aussi bien l’étranger pourvu d’un nom de famille, d’un statut social ou juridique que l’autre absolu, inconnu, anonyme sans lui demander ni réciprocité ni même son nom ?

La loi de l’hospitalité commande d’aller au-delà des lois de l’hospitalité qui, par les ontologies différenciées ou les distinctions qu’elles opèrent entre les arrivants, élisant certains à l’accueil et condamnant d’autres à l’expulsion, accréditent l’idée que toutes les vies n’ont pas la même valeur. Nos sociétés, trop souverainistes, sont trop habituées à analyser la souveraineté nationale en termes d’expulsion pour comprendre que la société est, pourtant et malgré tout, traversée, dans le même temps, et à une autre échelle, par une impulsion qui surmonte l’état de répulsion du migrant. Il n’est qu’à voir l’impulsion hospitalière née, au niveau de la société civile, de ces ontologies différenciées, contraires à la loi inconditionnelle de l’hospitalité.

La figure de l’altérité radicale des exilés est combattue par l’hospitalité quotidienne des bénévoles et des associations qui prennent soins de Calais […]. Venir bêcher à Calais, venir soigner à Calais, venir enseigner l’anglais à Calais, ou le français, c’est prendre soins des migrants mais aussi dans le même temps de leurs formes de vie. Plus encore, c’est finir par faire monde commun en établissant un lieu de vie où il devient impossible de savoir qui est le migrant et qui est le bénévole, non parce que les frontières sociales ont disparu, mais parce que les œuvres des uns sont devenues les œuvres des autres, parce que l’agir des uns s’est confondu avec l’agir des autres. (G. Le Blanc et F. Brugère, 2017, pp. 151-152).

Cette impulsion, née de la certitude que n’importe quelle vie équivaut à n’importe quelle autre vie, fait bénéficier le migrant d’une hospitalité, même s’il est ce différent redouté, ce perturbateur en effraction de notre monde, ce passager clandestin à deux pas de chez moi parce qu’il est avant tout une vie ; et l’appréhension de la vie comme valeur exige qu’on ouvre « son chez soi » à la vie qui vient, même sans s’annoncer. L’impulsion hospitalière combat la déréalisation politique du migrant. Elle est une manière de rendre visibles des humains oubliés. Face au désarroi mortel engendré par les pouvoirs terrorisants et la famine, elle peut être l’ultime moyen par lequel une vie est préservée en étant remarquée comme vie qui compte.

Une vie digne d’être vécue, c’est une vie qui aura pu être secourue. Ce futur antérieur de l’hospitalité souligne à coup sûr que l’hospitalité, si elle commence comme une réponse involontaire à un appel au secours lui-même non prémédité, se prolonge nécessairement dans une conviction au futur selon laquelle une vie n’est pas nécessairement une vie si elle n’est pas secourue dans un premier temps, et accueillie dans un second temps comme vie qui compte. (G. Le Blanc et F. Brugère, 2017, p. 94).

La vulnérabilité des vies saisies par le risque de mort, impuissantes à se retourner contre la terreur qui les frappe révèle, de façon crue et immédiate, l’absence de tout soutien comme paroxysme d’une injustice. La société civile, comme l’a fait Œdipe, transgresse ces lois de l’hospitalité, inhospitalières, en répondant à l’appel des migrants. Par son geste, elle appréhende l’hospitalité telle qu’elle se présente en elle-même, au-delà du juridisme auquel elle est réduite dans nos États, en laissant advenir l’horizon de l’infini qui vient se manifester comme donation sans réserve, et vie-pour-l’autre. Cette capacité à prendre en compte l’étranger dans son étrangeté ou sa différence a pour enjeu de montrer qu’autrui, dans l’extériorité non thématisable de son visage, est porte-parole de la transcendance, de l’infini. Elle permet de saisir l’évènement de sa parousie ou, ce qui revient au même, elle permet de montrer que la parousie de l’autre est évènement : elle est l’événement de la proximité par quoi vient à signifiance la sensibilité qui est inquiétude pour autrui. Pareille inquiétude, en sa pure et essentielle passivité, renvoie à un passé sans origine, un passé d’avant la naissance de toute conscience, révélant que l’homme appartient originairement à un ordre de bonté. Dans un tel ordre, le ‘’je’’ perd sa qualité de centre parce que convoqué à répondre à l’appel plus originaire qu’exprime l’extériorité irréductible de la gratuité du Bien dont l’étranger est la trace. « Le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier ; je veux dire, sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère. La conscience perd sa première place » (E. Levinas, 1972, pp. 52-53). Dans ce registre, proprement levinassien, l’hospitalité apparaît comme une impulsion éthique. En tant que telle, elle est poussée vers le dedans là où l’expulsion est une poussée vers le dehors.

En vérité, chaque peuple est hanté par ces deux figures duales de la souveraineté expulsive et de l’hospitalité impulsive. Chacune d’elles traverse l’État et la société et il serait faux de les opposer en confinant l’un dans le rôle de l’expulsion et l’autre dans celui de l’impulsion. Le clos et l’ouvert traversent l’État et la société ; mais c’est un fait que l’État se referme de plus en plus sur des frontières que des composantes de la société civile récusent en faisant prévaloir un sens universel de l’hospitalité fondé sur la loi de l’hospitalité. Ces impulsions hospitalières éthiques, quelques salutaires qu’elles soient, peuvent-elles résorber la crise des migrants ? Quelle réponse alors apporter à cette crise qui met la reconnaissance à l’épreuve ? Ne convient-il pas, au nom de l’impératif biopolitique et de la politique de la bonne vie, d’encadrer les scènes de l’hospitalité portées par les individus et les ONG par une république bienveillante ?

3. L’impératif biopolitique[30] et la nécessité d’une bienveillance républicaine : pour une promotion de l’hospitalité politique

L’hospitalité, autrefois scellée dans les civilisations anciennes ainsi que le montre la documentation démultipliée que lui consacre Homère dans sa fiction intitulée Odyssée, disparaît de plus en plus aujourd’hui dans nos sociétés devenues des forteresses sans portes ni fenêtres. Les civilisations anciennes faisaient de l’étranger un hôte ; nos sociétés contemporaines, très capitalistes, transforment l’hôte en étranger. Ne plus accueillir est devenu l’un des modes d’action principaux de nos gouvernements qui, face à l’appel des migrants, à leur demande de vie, préfèrent brandir des réponses sécuritaires au détriment de l’hospitalité. L’épisode terroriste contemporain, amalgamé dans l’opinion à des vague des migrants, semble être la cause de cette préférence. Mais l’immigration est une forme majeure de notre monde ; elle est devenue, au même titre que la nation, une part de notre réalité qu’on ne peut éviter. « Certes, les souverainetés resserrent les parcelles, renferment les nations sur des espaces mis en frontières. Mais elles ne peuvent ignorer les migrations qui les traversent et qui composent avec elles l’autre réalité de notre monde » (G. Le Blanc et F. Brugère, 2017, p. 32).

En tant que phénomène de notre réalité, elle mérite un traitement adéquat pour la débarrasser des scories qui entachent sa compréhension saine et convenable. Ce traitement, qui suppose une analyse du droit cosmopolitique, demande que l’hospitalité qui en est le corollaire soit interrogée fondamentalement. Et la question de l’être, qui guide toute réflexion soucieuse de percer l’apparence trompeuse de la surface pour la vérité pleinement déployée de la profondeur, sera la question que nous convoquerons ici pour ouvrir les sentiers de ce traitement. La question qui dirigera, à ce niveau de l’analyse, la suite de notre parcours est la suivante : qu’est-ce que l’hospitalité ?

La question de l’hospitalité ne peut être celle de l’angélisme compassionnel avec lequel elle est, le plus souvent, confondue. Elle ne saurait non plus se réduire à la vieille rengaine de l’accueil héroïque qui laisse entrer un inconnu chez soi pour le métamorphoser. Elle ne se limite pas à l’espace domestique qui risque toujours de laisser perdurer l’autorité du maître. Elle est un dispositif politique de soin apporté à des vies rendues vulnérables. En tant que tel, elle a partie liée avec l’hôpital.

L’hôpital n’est pas à comprendre systématiquement comme étant nécessairement un lieu médicalisé même s’il peut l’être. À l’origine, il désigne un Établissement charitable, une chambre pour recevoir un hôte. Il y a donc hospitalité quand il y a invention d’un lieu dont un hôte décide l’ouverture. Pour le dire autrement et d’une voix rassurée, il y a hospitalité quand il y a un hôpital pour les vulnérables, les pauvres. À l’hôpital, celui qui vient n’est pas rejeté. Nul ne lui demande s’il a de quoi payer. On le laisse entrer et on le soigne. Nous n’ignorons pas les pratiques malveillantes qui ont cours dans ces nombreux lieux de soins où s’exerce une violence intolérable sur le patient qui n’a pas de quoi payer, sur la personne âgée, ruinant par avance tout ce qu’un tel lieu devrait offrir comme accueil. L’hospitalité, c’est la manière d’être conforme à la structure du lieu qu’est l’hôpital. Il faut que cette manière d’être et la structure de l’hôpital se rejoignent. C’est cette conjonction entre la manière d’être et le lieu que Derrida appelle éthique qui, pour lui, est en soi hospitalité. « En tant qu’elle touche à la demeure, au chez-soi, au lieu de séjour familier autant qu’à la manière d’y être, à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l’éthique est hospitalité » (J. Derrida, 1997, p. 42). Le geste de prendre soins du malade est cela même par lequel hospitalité et hôpital s’accordent.

L’hôpital n’est pas un hôtel qui est un lieu où on loue une chambre. Louer, c’est annuler l’accueil qui est gratuité. De la chambre pour les hôtes au lieu où l’on soigne les malades, l’hôpital est le dispositif sans lequel aucune hospitalité ne peut exister. Il pourrait être compris, en ce sens, comme une extension de la maison où existe une chambre d’amis. Mais la maison, quoiqu’ayant cette chambre d’amis, qui est aussi chambre des étrangers, est toujours structurée par la nécessité d’une chambre à soi. Or, l’hôpital, c’est la nécessité d’une chambre pour l’autre. Et c’est cela qui fait sa valeur. L’hôpital est la création raisonnée d’un accueil universel, mais provisoire, aucun malade ne gardant indéfiniment la chambre. Il y a hospitalité, non quand un hôte ose l’ouverture grandiose et difficile de « son chez-soi », mais quand un  hôpital, en tant que dispositif politique, crée la répétition routinière de l’accueil. Ce n’est pas l’hospitalité qui crée l’hôpital, mais c’est plutôt l’hôpital qui crée l’hospitalité.

Se réglant sur l’impératif de l’hôpital plutôt que sur le repli éthique de la demeure, l’hospitalité ne peut être rigoureusement portée par l’éthique des arts de vivre individuels, puisqu’elle s’invente depuis des lieux qui sont, de part en part, des dispositifs politiques. Mais aujourd’hui, elle perd sa force d’intégration pour devenir secours à l’intérieur de politiques sécuritaires mises en place par les États. L’accueil, qui suppose un espace en lui-même ouvert, s’amoindrit et se mue, au nom d’une raison humanitaire, en secours organisé avec une logique parfois mécanique de la réponse à l’urgence. L’érection des camps d’asile, qui sont une manière de faire entrer des vies dans l’espace national en les maintenant à l’extérieur, en les éloignant, est l’expression même de cette hospitalité muée en secours.

Le secours est une réponse immédiate à un appel de détresse. Mais aussi vital qu’il soit, il n’est pas l’hospitalité. Comme le disent G. Le Blanc et F. Brugère (2017, p. 114), « secourir n’est pas accueillir ». Au nom de l’idéal cosmopolitique de l’accueil, le secours doit dépasser l’immédiateté de l’urgence pour s’affirmer comme hospitalité, c’est-à-dire comme expression de droit et non comme impulsion hospitalière soutenues par des personnes indignées mues, comme le dit Derrida, par le devoir absolu d’hospitalité.

Kant avait défini et défendu, au XVIIIe siècle,  un droit à l’hospitalité pour toute vie menacée. Il avait établi que l’hospitalité n’est pas un avatar compassionnel, mais une norme juridique. Tout individu, dès lors que sa vie est menacée dans son pays, a le droit de demander refuge dans un autre pays à titre provisoire et aucun État, du moment qu’il est une république, ne peut être légitimement en mesure de lui refuser un tel droit. Le droit à l’hospitalité qu’il définit agit en réalité au-delà du seul secours. Il est déjà en lui-même un accueil car pour provisoire qu’il soit, il n’en constitue pas moins un ensemble de garanties qui assure à l’étranger des conditions favorables à son existence dans le nouveau pays. L’hospitalité ne doit donc pas se réduire seulement à l’urgence du secours qui est un fait ponctuel dicté par l’urgence et le risque de la mort. L’accueil est un droit durable même s’il s’avère provisoire. Toute vie a droit, au nom de l’impératif biopolitique, à être secourue, mais certaines seulement peuvent être accueillies. Kant, loin de définir un idéalisme de l’hospitalité fondé sur le rêve inaccessible d’une paix perpétuelle, rend concevable un certain réalisme de l’hospitalité selon lequel il faut distinguer résolument le droit à l’hospitalité provisoire inconditionnel et la capacité à accueillir  durablement un étranger, qui demeure la prérogative du seul État souverain.

Cette capacité, qui doit satisfaire aux exigences de nourriture, de logement et de soulagement psychologique des populations en situation d’exil, ne peut pas être déployée par des États obnubilés par les seuls arguments de la nation et de la souveraineté. De tels États, enfermés dans la fabrication de systèmes de lois déterminés par les règles de la rationalité économique capitaliste ne peuvent répondre à l’appel des migrants que par des politiques de renforcement des frontières. Seule une république bienveillante peut se donner l’objectif de l’accueil. La république n’est pas seulement qu’une forme de gouvernement habitée par l’esprit public ; elle est aussi une façon pour une communauté politique de se tenir dans l’ouvert, en cherchant tout simplement à devenir ami de l’homme, quel qu’il soit.

La bienveillance, attribut naturel de la république, n’est pas un supplément d’âme proposé à titre de correctif à une politique cynique du tout-sécuritaire. Elle est la juste compréhension de la réalité internationale des problèmes qui se posent à une politique nationale et que celle-ci ne peut ignorer, sauf à produire une discursivité de la fermeture totalement fantasmatique, soutenant des identités obsolètes. Ainsi, l’État, en s’élevant au concept de république, s’ouvre raisonnablement aux autres par l’accueil en créant un mélange vertueux qui est la condition d’une haute culture. « Ce mélange a manifestement pour condition la différence et constitue, en tant que fin républicaine, une justification de la différence puisqu’il est évident qu’il n’y a pas de mélange sans constituants préalablement séparés » (S. Chauvier, 1996, p. 157).

La bienveillance républicaine ne consiste pas à laisser entrer tout le monde ; l’hospitalité politique qu’elle induit n’est pas inconditionnée. L’État doit veiller à ce que la présence des étrangers ne prive aucun citoyen de la possibilité d’assurer son indépendance civile. Dire que l’État républicain a le droit et surtout le devoir d’exclure les étrangers si leur présence venait à ôter aux citoyens la possibilité qu’ils ont de pouvoir assurer sinon leur bonheur, du moins leur indépendance civile, n’est-ce pas se rendre frauduleusement complice d’une thèse nationaliste ? À ce propos, S. Chauvier (1996, p. 163) développe une approche édifiante :

Le droit cosmopolitique exclut nécessairement de tels arguments. Si l’étranger peut s’installer sans qu’aucun citoyen ne puisse en pâtir ou dans ses droits ou dans sa possibilité d’acquérir une indépendance civile, il est nécessairement le bienvenu et c’est même une obligation juridique que de permettre cette installation.

Conclusion

Notre modernité a dépouillé l’hospitalité de sa positivité. Elle a retiré à l’étranger sa profondeur et son aura. Elle ne le voit plus comme un être venant d’ailleurs, mais comme un migrant qui vient menacer ma sécurité. Elle a entretenu le mythe de la fin de l’hospitalité assimilée à la vertu antique. Elle a fait sienne l’idée que l’hospitalité est liée à une forme de civilisation perdue. Nous nous sommes civilisés et avons perdu ce sentiment naturel et cette vertu antique. « Nous ne connaissons plus ce beau lien d’hospitalité, et l’on doit convenir que les temps ont produit de si grands changements parmi les peuples, et surtout parmi nous, que nous sommes beaucoup moins obligés aux lois saintes et responsables de ce devoir, que ne l’étaient les anciens » (A. Gotmann, 2001, p. 27). Le constat est sans appel. Le devoir d’hospitalité s’est perdu au fur et à mesure que la société est devenue plus commerçante, avec des institutions capables de régler de nombreuses relations qui relevaient, avant, du don, de la sociabilité et de la disponibilité des personnes.

Le terme hospitalité, tel qu’il aurait été créé pour la première fois en 1206, renvoie, selon (A. Gotman, 2001, p. 13), à « l’absolue nécessité de l’institution de l’hôpital, puisqu’il signifie l’hébergement gratuit ainsi que l’accueil des pauvres et des voyageurs dans les hospices et les couvents ». C’est dire qu’il n’y a pas d’hospitalité sans hôpital, sans un dispositif de soin qui vienne accréditer l’impératif de l’accueil et de la protection. Cela revient aussi à souligner que l’accueil du démuni comme de l’étranger devient, grâce à de tels dispositifs, une fonction publique et cesse d’être envisagé dans la seule sphère privée de la maison. L’éthique, comme le dit Derrida, ne peut exister que comme hospitalité, mais l’hospitalité, elle, ne peut exister que comme politique. C’est pourquoi, il faut l’instituer en la faisant sortir de ses arcanes angéliques. Elle doit reposer sur une solution politique car elle est la construction d’un lieu, d’un hôpital pour prendre soin des vies fragilisées par le déplacement. Un État ne se soucie de la construction d’un tel lieu que s’il est bienveillant. Et un État n’est bienveillant que s’il est une république. Nos États doivent donc devenir des républiques pour une gestion saine de la crise des migrants.

Références bibliographiques

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DERRIDA Jacques, 1997, Cosmopolites de tous les pays encore un effort, Paris, Galilée.

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RODIER Claire et PORTEVIN Cathérine, 2016, Migrants et réfugiés. Réponses aux indécis, aux inquiets et aux réticents, Paris, La Découverte.

DA-SEIN COMME CHEMIN DE L’ÉMERGENCE :                                               DU CONFORMISME Ȧ L’EXCELLENCE

Alexis KOFFI KOFFI

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

alexiskoffi338@yahooo.fr

Résumé :

L’émergence à laquelle aspirent la plupart des nations du monde entier, ne doit pas être envisagée uniquement sous l’angle socio-économique. Bien plus, nous devons absolument intégrer à la notion d’émergence sa dimension humaine oubliée. En cela, le Da-sein en tant que mode de penser originel, nous apparaît comme le chemin d’une émergence intégrale, dans la mesure où il nous ouvre au projet extatique et nous conduit à une existence authentique selon nos propres possibilités inaliénables. En fait, l’émergence intégrale dont le Da-sein constitue le lieu d’incubation se donne à entendre comme une articulation harmonieuse et rigoureuse entre la pensée technicienne et la pensée méditante : ce qui signifie, que l’émergence doit être, désormais, conçue comme tension entre l’extérieur et l’intérieur, entre le visible et l’invisible afin qu’advienne l’accomplissement historial des peuples de la terre.

Mots-clés : Conformisme, Da-sein, Émergence intégrale, Excellence, Pensée calculante, Pensée méditante, Souci de l’Être.

Abstract :

The emergence to which most of nations aspire to the whole world should not be viewed solely only from the socio-economic point of view. Moreover, we must absolutely integrate into the notion of emergence its human dimension which is most of the time forgotten. In this, the Da-sein as an original way of thinking appears to us as the path of an integral emergence, insofar as it opens us up to the ecstatic project and leads us to an authentic existence according to our own inalienable possibilities. In fact, the integral emergence of which the Da-sein constitutes the place of incubation is to be understood as a harmonious and rigorous articulation between the technical thought and the meditative thought: this means that emergence must now be conceived as a tension between the external and the internal, between the visible and the invisible, so that the historical achievement of the peoples of the earth can be achieved.

Keywords : Conformism, Da-sein, Integral Emergence, Excellence, Calculating Thinking, Meditative Thinking, Concern for Being.

Introduction

Il existe dans la vie de tout peuple, de toute nation des moments où l’homme, dans son « être-au-monde », désire ardemment accéder à un niveau supérieur de croissance socio-économique. Cet état de maturité et de stabilité socio-économique est ce que l’on nomme communément émergence. De son étymologie latine emergere, l’émergence renvoie à un mouvement de sortie d’un état de minorité à un état d’excellence. Malheureusement, le concept d’émergence, aujourd’hui, a pris un bain de brouillamini eu égard à son caractère purement matérialiste voire économocentrique. Cette dimension quantitative de l’émergence a été récupérée par le politique, qui n’envisage que la croissance numérique au détriment de la croissance humaine. En ce sens, nous comprenons aisément que ce qui importe c’est l’avoir et non l’être ; c’est le développement économique et non intégral de l’homme. Or, à y voir de plus près, on se rend bien compte que l’émergence, en son aspect matérialiste, n’est que la manifestation de l’invisible qui rend visible le concept lui-même. Autrement dit, l’émergence en son fond originel n’est que l’extériorisation de ce qui est intérieur, c’est-à-dire enfouie dans notre être le plus profond. Car l’homme n’est homme que s’il peut se tenir debout pour contempler l’Essentiel. L’émergence a donc une dimension cognitive voire ontologique, qu’il ne faudrait pas occulter au risque de se fourvoyer soi-même. En tant que telle, l’émergence à laquelle aspirent profondément la plupart des nations, surtout en Afrique, présuppose une certaine disposition fondamentale rendue possible par un mode de penser originel : Da-sein. Le Da-sein, en effet, loin d’être une écriture fantaisiste et dénué de sens, est un concept clé dans le philosopher heideggérien, qui implique une sorte de projet extatique dans lequel l’homme s’accomplit véritablement par son pouvoir-être le plus propre. « Le Da-sein est toujours déjà « au-delà de soi » ; non pas qu’il se comporte ainsi envers un étant qu’il n’est pas, mais il l’est comme être tendu vers un pouvoir-être qu’il est lui-même » (M. Heidegger, 1986a, p. 241). De ce point de vue, l’homme en tant que Da-sein n’a plus simplement le souci de son bien-être (développement socio-économique), mais également de l’Être. De ce qui précède, nous pouvons soutenir qu’émerger, c’est essentiellement avoir le souci de l’Être en passant par ce mode authentique d’existence qu’est le Da-sein. Mais comment accéder au juste à l’émergence ? Quel est le lieu situationnel du concept de l’émergence ? Qu’est-ce bien que le Da-sein ? En quoi, se donne-t-il comme chemin de l’émergence ? Le Da-sein n’implique-t-il pas l’excellence ?

Voilà, autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre dans la présente analyse, pour que soit nettement perçu le rapport essentiel entre le concept de Da-sein d’une part et la notion d’émergence de l’autre. Et cela, dans le seul but d’amener nos nations à faire l’expérience de l’émergence intégrale, qui requiert que nous prêtons attention à ce qui donne le plus à penser : à savoir la pensée de l’Être.

1. De la topologie du concept d’émergence : entre pensée calculante et pensée méditante

Sans nul doute, si l’humanité a éprouvé, à un moment donné de son histoire, le besoin d’émerger c’est parce qu’elle a réalisé son immersion dans quelque chose qui lui était étrangère. L’aspiration profonde de l’homme à l’émergence est consécutive d’une prise de conscience quant à son être-immergé. Mais, en quoi l’homme a-t-il pu immerger ? Assurément, l’homme, de tout temps, a immergé dans la médiocrité, dans un obscurantisme béat. C’est d’ailleurs, cet état de fait qui justifie l’avènement de l’Aufklärung, c’est-à-dire la philosophie des Lumières, qui sera par la suite amplifiée par la raison instrumentale. En fait, l’Aufklärung depuis son établissement désire se libérer de toute emprise des dogmes religieux et de la connaissance mythologique. Dans sa volonté opiniâtre de se libérer de tout ce qui n’est pas elle, la raison humaine envisage s’affirmer indépendamment de toute croyance ; elle veut sortir des sentiers battus afin de se frayer son propre chemin. Cette visée essentielle de l’Aufklärung, qui implique l’idée d’émergence est clairement évoquée par E. Kant (1997, p. 16), à travers cette définition qu’il donne des Lumières : « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. (…) Sapere aude ! (Ose savoir). Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières ». Comme on le voit, l’Aufklärung suppose l’idée d’émergence, parce que justement cette sortie de l’homme hors de l’état de minorité, s’apparente au concept d’émergence en son sens originaire, entendu comme mouvement de sortie d’un état premier pour un état second.

Partant, l’homme éclairé émerge de cet état de minorité dans lequel il se retrouvait pour s’affirmer comme être de raison. De cette façon, l’Aufklärung va fortement contribuer à l’éclosion de l’esprit scientifique, disons de la pensée calculante. Cette pensée dite calculante qui se déploie dans la science et la technique, n’a d’autre but qu’un savoir pratique, utilitaire. Cela montre bien, que les technosciences ont pour lieu de prédilection le réel dont elles se préoccupent en premier. Autrement dit, la science tout comme la technique, dans leur mode de fonctionnement, proclament avant tout la primauté du réel, à partir duquel elles réalisent leur objet d’étude. « La science s’assure du réel dans son objectivité » (M. Heidegger, 1986b, p. 62).  En s’assurant du réel dans son objectivité, la technoscience engendre des sociétés dites industrialisées. Le niveau de développement socio-économique de ces sociétés est tel que l’on parle de nations émergeantes. Ainsi, l’émergence dans l’entendement du commun des mortels est uniquement fonction du niveau de développement matériel, si bien que lorsqu’on aborde la question l’on n’hésite pas à nous brandir des chiffres émanant de la pensée calculante. Toutefois, cette façon de concevoir l’émergence par la pensée humaine n’immerge-t-elle pas finalement dans la pensée calculante ?

Assurément. Car la pensée calculante qui relève du domaine du mesurable, nous conduit parfois au misérable. Au fond, la pensée calculante, la raison technicienne, par son activité dominatrice, nous dissuade quelquefois de séjourner dans l’essentiel, c’est-à-dire dans la pensée méditante. « L’habitude possède en propre cet effrayant pouvoir, de nous déshabituer d’habiter dans l’essentiel – et souvent de façon si décisive qu’il ne nous laisse plus jamais parvenir à y habiter » (M. Heidegger, 1987, p. 141). La raison instrumentale, dans son principe dominateur, ne laisse pas la moindre opportunité à la pensée fondamentale de se déployer en tant que telle. Autrement dit, la pensée calculante tient prisonnière la pensée méditante et lui impose son propre dicta. Avec le progrès de la rationalité technico-scientifique, il nous est difficile de penser à proprement parler, puisque cette dernière tend à nous assujettir. « Toutefois, notre attachement aux choses techniques est maintenant si fort que nous sommes, à notre insu, devenus leurs esclaves » (M. Heidegger, 1990, p. 145).  Cela montre bien, que le rapport de l’homme émergeant aux objets techniques est tel que celui-ci se retrouve lui-même, sans en avoir conscience, dans une situation de dépendance totale vis-à-vis de ces objets. La pensée calculante, qui tend ainsi à réduire tous les besoins de l’homme au seul aspect matérialiste, ignore que l’homme n’est pas que matière. C’est d’ailleurs pourquoi, il importe que nous intégrions à la notion d’émergence sa dimension humaine, qui requiert que l’on puisse accorder à la pensée méditante une place de choix. Étant donné que l’homme est tripartite c’est-à-dire qu’il est esprit, possédant une âme et habitant dans un corps, il serait inconcevable d’envisager l’émergence uniquement sous l’angle matériel, socio-économique.  

Ainsi, le lieu du concept d’émergence oscille entre le matériel et la pensée. C’est dire que ce lieu d’appréhension du concept d’émergence est tension entre l’extérieur et l’intérieur. Les deux dimensions sont à prendre nécessairement en compte  pour une restitution du sens véritable de la notion d’émergence. Certainement, c’est dans cette articulation de la matière et de la forme, du visible et de l’invisible que l’émergence retrouve toutes ses lettres de noblesse. L’esprit riche en lui-même, la pensée qui se médite elle-même trouve toujours de quoi façonner le monde. Par là, nous comprenons qu’une chose ne peut véritablement émerger que lorsqu’elle se dirige vers la pensée « bâtisseuse », qui seule tient et maintient l’édifice de l’humanité émergeante. « La pensée « bâtisseuse » est du même coup pensée qui « élimine ». Suivant cette guise, elle fait et tient fermement ce que le bâtiment peut porter, et bannit ce qui le met en péril » (M. Heidegger, 2005, p. 81). Pour autant qu’elle bannit ce qui pourrait faire périr le bâtiment de notre humanité aspirant à l’émergence, la pensée « bâtisseuse » nous permet de nous tenir en verticalité afin d’honorer en nous le sens de l’humain. Et ce d’autant plus, que l’homme qui pense est d’ores et déjà pris dans l’élément de la pensée, de telle manière qu’il se situe dans une correspondance vivante par rapport à elle. « Penser implique que le penseur soit toujours pris dans la pensée, inclus en elle » (C. Malabou, 2004, p. 120). En ce sens, l’évolution qui se donne dans l’émergence courante ne doit nullement comprimer la liberté humaine, elle ne doit pas amener l’homme à se renier soi-même. Bien au contraire, cette émergence évolutionniste doit conduire l’existence humaine à s’accepter comme telle afin de s’affirmer en tant qu’existence vouée à la pensée. « Le point de départ, c’est fondamentalement que la vie dit « oui » à elle-même. En tenant à elle-même, elle déclare qu’elle s’estime » (H. Jonas, 2005, p. 138). En ne tenant qu’à elle-même, la vie n’a pour référence qu’elle-même. Cela voudrait dire, qu’elle n’a pour seul modèle que la vie elle-même. Malheureusement, plutôt que d’avoir pour modèle de vie la vie elle-même, l’homme actuel semble adopter un mode de vie qui lui est impropre. Assurément, ce mode de vie impropre que l’on remarque dans ce qu’il convient d’appeler la quotidienneté du « On » apparaît comme une véritable pierre d’achoppement à l’idée d’émergence.   

2. La quotidienneté du « on » comme entrave à l’idée d’émergence

Détermination existentiale du Dasein dans le philosopher heideggérien, l’être-avec est cela même que j’ai toujours en propre. En ce sens, l’être-avec caractérise l’être profond du Dasein qui, tel qu’il se donne, est chaque fois déjà mit-sein. Comme mit-sein, le Dasein est un coexistant et son existence une coexistence. Dans cette coexistence qui est aussi rapport nécessaire à l’autre, le Dasein culbute, le plus souvent, dans le mode d’être des autres, c’est-à-dire dans le « On ». Autrement dit, le Dasein,au cours de son parcours existential, s’expose, parfois, à des existants à l’aliénation, à la déchéance. Dans cette situation de déréliction, le Dasein se perd et se retrouve englouti par la dictature du « On ». Cela voudrait dire, qu’au sein du monde et parmi les autres, nous existons très souvent non selon nos propres possibilités mais plutôt en conformité au mode d’être d’autrui. De la sorte, autrui conditionne mon existence, il l’assujettit. « Et comme l’on se porte constamment au devant de chaque Dasein en le dispensant d’être, il le maintient et accentue son opiniâtre domination » (M. Heidegger, 1986, p. 171). Ainsi, tout se passe comme si l’homme subissait une irrésistible pression de la part des autres qui, dès lors, se substituaient en quelque sorte à son propre pouvoir-être. Notre être authentique se dissout complètement en cet être commun et grégaire qui se révèle à travers la quotidienneté du « On ». Mais, en quoi la quotidienneté du « On » entrave-t-elle l’idée d’émergence ?

Dans la quotidienneté du « On », l’homme a tendance à se conformer au mode d’être des autres plutôt qu’à lui-même. Dans ce conformisme existentiel, l’homme ne vit plus comme il devrait vivre, mais comme « On » vit. Si nous désirons être nous-mêmes et accéder à notre propre vérité, nous devrions absolument « changer de regard » en nous exerçant à la pure vision de « réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage » (Plotin, 1956, p. 105). En faisant bon usage de cette faculté essentielle qu’est la pensée, nous comprendrions que si l’émergence se donne comme un idéal humain auquel toutes les sociétés aspirent, il faut cependant reconnaître qu’il n’y a pas d’émergence archétypale. C’est pourquoi, dans la recherche de l’émergence, le conformisme que suppose la dictature du « On » se présente comme un danger permanent, une menace sérieuse. Cela est d’autant plus vrai, qu’aujourd’hui, lorsque le politique évoque l’idée d’émergence, il le fait toujours par rapport à un modèle si bien qu’elle perd toute originalité. Or justement, l’originalité qui puise sa source dans la pensée originelle elle-même est ce qui caractérise chaque individu, chaque peuple et chaque nation. Cela montre bien la nécessité de « changer de regard » afin d’apprendre la pensée dans un recueillir essentiel, qui seul, nous prédispose à l’émergence authentique. « Apprendre à penser c’est, d’une part, repérer dans les choses qui viennent à notre conscience celles qui sont le signe déformé de leur essence et, d’autre part, tenter de les garder comme pensable » (C. Courtin, 2012, p. 4). En apprenant ainsi à penser fondamentalement les choses, chaque nation est appelée à penser substantiellement l’émergence. En cela, nous ne saurions exclure l’ouverture aux autres nations émergeantes. Il faut certes s’ouvrir aux autres mais ne pas se conformer à eux. Cela signifie que, dans la quête de l’émergence de nos nations, nous devons nous instruire du modèle d’autres nations émergeantes tout en gardant notre particularité. Car il est clair qu’il ne saurait y avoir d’émergence paradigmatique au sens d’un prêt à porter. Toute émergence émerge de son propre fond d’où il a été immergée.

Aussi la quotidienneté du « On » se donne-t-elle comme obstacle à l’émergence, parce que l’emprise du « On » sur les êtres, en tant qu’indéterminé pur, aboutit finalement sur l’irresponsabilité. Ȧ toute question sur la responsabilité, chacun se réfugie dans l’anonymat du « On ». De cette façon, chaque être-là se décharge de son propre jugement et de sa propre décision sur le « On » qui n’est personne en fait. Inéluctablement, cette irresponsabilité nous conduit à une existence inauthentique, c’est-à-dire à une existence superficielle dépourvue d’initiative personnelle. Sous le mode de l’inauthenticité, notre existence apparaît comme celle d’un être irresponsable, parce que nous n’avons aucunement souci de l’Être. En conséquence, nous ne saurions agir par nous-mêmes et assumer notre être-là-au-monde, puisque nous avons basculé dans la banalité quotidienne caractérisée par le « On ». Or, c’est bien en toute responsabilité que la question de l’émergence doit être abordée. Autrement dit, la réalisation de l’émergence en son effectivité requiert que nous soyons responsables en assumant pleinement et en toute conscience notre existence. Sans nul doute, l’irresponsabilité à laquelle nous conduit la quotidienneté du « On » engendre le bavardage. Le bavardage, en effet, en tant que mode impropre du parler de l’existence déchue, nous amène à régler notre compréhension des choses du monde sur un être-exprimé préétabli, prédéterminé qu’il convient de nommer « on-dit ». La plupart du temps c’est d’après le discours populaire du « on-dit », que l’homme se fait une certaine entente de soi-même – c’est en fonction de la propagande du « on-dit » qu’il parvient à se faire une idée de lui-même, même si cela n’est pas toujours ce qu’on attend de lui. « L’équivoque telle qu’elle sévit dans l’état d’explicitation en cours sur la place publique fait passer pour événement véritable les pronostics dont on bavarde et les pressentiments sur lesquels se jette la curiosité et elle taxe réalisation et action de superfétatoire et d’insignifiantes » (M. Heidegger, 1986a, p. 222).

Ainsi, le « on-dit » qui se propage sous la forme de rumeur constitue l’état d’explicitation quotidienne au sein duquel l’homme se développe de prime abord. C’est toujours et d’abord dans le déploiement du discours public du « on-dit » que nous nous situons. Cependant, aussi longtemps que notre être-là s’en remettra au « on-dit », il se maintiendra dans le suspens qui le priverait de tout rapport authentique avec lui-même, avec le monde et avec autrui. Autrement dit, tant que notre être-là se référera au discours quotidien du « on-dit », il nous sera difficile voire impossible d’expérimenter une existence authentique, susceptible de nous propulser vers l’émergence. « Tant que le Dasein s’en tient au on-dit, il est coupé en tant qu’être-au-monde des rapports d’être primitifs et véritablement originaux à l’égard du monde, de la coexistence et de l’être-au lui-même » (M. Heidegger, 1986a, p. 214). Dans ces conditions, le Dasein gagnerait à transcender cet état moyen d’explicitation que lui offre le discours populaire du « on-dit », afin d’accéder à une appréhension substantielle de soi et du monde. D’où le passage du Dasein au Da-sein, qui traduit bien ce saut qualitatif de l’homme ek-sistant à travers le projet extatique. En tant que tel, le Da-sein se donne comme le lieu de culture de l’excellence, qui nous ouvre au chemin de l’émergence intégrale.

3. Da-sein et culture de l’excellence : chemin de pensée pour une émergence intégrale

Le Dasein dans la terminologie heideggérienne renvoie à l’homme en tant qu’étant privilégié capable de se tenir dans la proximité de l’Être. Se tenant ainsi dans le voisinage de l’Être, l’homme est, en tant qu’être-jeté, c’est-à-dire ne s’appartenant pas à lui-même, pro-jeté. « Être-jeté ne saurait signifier être livré à soi-même, mais plutôt que l’homme ne se possède pas lui-même, il n’est pas puissant sur lui-même, en ce sens, il est cette impuissance dont nous parlions » (J. Wahl, 1998, p. 181). En tant qu’il est cet être impuissant, l’homme a besoin pour son accomplissement de séjourner dans l’Ouvert. Trouvant de la sorte séjour dans l’Ouvert qui l’ouvre à l’ouvertude de la vérité de l’Être, l’homme Dasein devient Da-sein. En réalité, le Da-sein, tel qu’il se présente, a toujours déjà regagné sa véritable patrie dont il garde la mémoire. « Le Da-sein répond à ce pourquoi il est ; il garde mémoire de sa patrie. En en gardant mémoire, il se remet à l’être et rend simultanément le don de l’être à lui-même » (M. Caron, 2005, p. 38). De cette façon, le Da-sein institue le rapport ententif de l’être de l’homme avec l’Être. Mais, en quoi le Da-sein se donne-t-il comme culture de l’excellence conduisant sur le chemin de l’émergence intégrale ?

Le Da-sein, en sa structure interne, est toujours prédisposé à correspondre à l’appel de l’Être dont il a souci. En réalité, l’homme qui a le souci de l’Être et qui porte attention à son propre égard est tourné vers la profondeur. De là, il se démarque de la médiocrité de l’existence commune pour se porter vers l’excellence de l’existence authentique. Cette existence authentique qui se révèle dans le Da-sein implique une pensée fondamentale. En fait, la pensée dite fondamentale, contrairement à l’esprit scientifique, ne vise pas un objet extérieur, encore moins une fin utilitariste. Se situant en dehors de toute vue théorique, pratique voire pragmatique, la pensée pensante se porte vers elle-même pour se penser en profondeur. Comme on peut le remarquer, une telle pensée n’a pour visée essentielle qu’elle-même et non autre chose ; elle vise moins à un résultat qu’à s’accomplir soi-même. « La pensée est supérieure à toute action et production, non par la grandeur des réalisations ou par les effets qu’elle produit, mais par l’insignifiance de son accomplir qui est sans résultat » (M. Heidegger, 1964, p. 165). Eu égard à la position privilégiée qui est la sienne, la pensée fondamentale doit être sauvegardée, elle doit être maintenue en son élément.

Pour ce faire, l’homme doit ek-sister, c’est-à-dire qu’il doit se projeter hors de soi pour se prodiguer dans l’Être. En ce sens, la pensée et l’Être demeurent intimement liées de telle manière que penser signifierait s’aventurer sur la voie mystérieuse de l’Être. La pensée qui se pense à partir d’elle-même, est aussi et essentiellement pensée de la vérité de l’Être. « La pensée est comme pensée liée à la venue de l’Être, à l’Être en tant qu’il est la venue » (M. Heidegger, 1964, p. 169). Ainsi, le Da-sein se présente comme culture de l’excellence, et donc de l’émergence intégrale, parce qu’il nous ouvre au projet extatique et nous dispose à penser fondamentalement les choses. « En tant qu’il est le là à partir duquel l’être se donne un lieu », selon M. Caron (2005, p. 41), le Da-sein est assurément le lieu d’avènement d’une émergence intégrale. Autrement dit, c’est parce qu’en lui ce qui donne lieu a lieu que le Da-sein peut se révéler comme étant le lieu-tenant de l’émergence intégrale, c’est-à-dire le lieu où l’émergence intégrale se tient et se maintient en tant que telle. Mais, que pouvons-nous entendre par émergence intégrale ?

L’émergence intégrale, en effet, se préoccupe aussi bien du bien-être de l’homme que de son être intérieur dans l’attention de la pensée méditante. Comme telle, elle ne saurait privilégier le seul aspect physique de l’homme au détriment de sa dimension cognitive. Dans la mesure où elle émerge de son propre fond originaire, l’émergence intégrale retire l’homme de sa situation d’être-étranger afin de l’amener à regagner sa véritable patrie par une éclosion de la vérité de son être-soi le plus propre. « Le vrai, le substantiel est ce où l’homme se retrouve pleinement chez soi » (A. Dibi, 1994, p. 45). L’émergence intégrale est certainement révélatrice de ce substantiel, parce qu’elle procède elle-même de la substantialité de l’Être. Pour autant qu’elle intègre intégralement le domaine de l’Être en sa substantialité, l’émergence intégrale atteint l’homme à sa racine. Et, l’homme qui a le souci de lui-même et qui porte attention à son être-là historial est dirigé vers la profondeur des choses. Se diriger vers la profondeur des choses, c’est avant tout s’orienter vers l’Être en sa substantialité. De là, il s’ensuit incontestablement que l’homme se démarque toujours de la médiocrité de l’existence ordinaire pour se porter vers le fondement ultime. De cette façon, l’homme se projette sur son pouvoir-être qui lui est propre en vue d’une existence authentique. « Mais se projeter sur son pouvoir-être le plus propre veut dire : pouvoir s’entendre soi-même dans l’être de l’étant ainsi révélé : exister » (M. Heidegger, 1986, p. 317). Sans nul doute, l’émergence intégrale qui implique l’existence authentique, rend possible cette projection de l’homme en son pouvoir-être le plus propre en vue de sa pleine réalisation. Cette projection de l’homme en son pouvoir-être le plus propre est aussi projection sur la nature.

Dès lors, nous comprenons aisément que l’émergence intégrale prend en compte l’homme aussi bien sur le plan naturel que spirituel. « Ainsi la réalité de l’homme oscille absolument entre la dépendance de la nature qui est vie et l’engagement de l’existence qui est histoire » (J-G. Tanoh, 2006, p. 336). Si la réalité de l’homme oscille entre la dépendance de la nature et l’existence humaine, l’émergence intégrale est une articulation harmonieuse entre le naturel et le spirituel, entre la pensée calculante et la pensée pensante. Ce qui suppose que l’effectivité de l’émergence intégrale tient nécessairement dans le strict respect des exigences de cette articulation. Et, c’est seulement dans la mesure où l’émergence intégrale amène l’humanité à en avoir pleinement conscience, que les États du monde entier pourront parvenir à émerger véritablement. Ainsi, seule une tradition « créatrice » impliquant une certaine ouvertude de notre être-là à soi et au « monde », pourra nous permettre d’accéder à l’émergence intégrale à travers une historicité authentique de l’exister humain. C’est donc par une compréhension de soi et de son « monde », que l’être humain cessera d’être prisonnier de l’histoire et parviendra à une émergence authentique, en tant que celle-ci participe de l’accomplissement essentiel de son être-là historial. Car la véritable histoire, c’est celle de l’Être, qui s’historialise pour l’homme, c’est-à-dire qui se « déploie-en-présence » pour l’essence de l’homme. « Il y a, pensé plus originellement, l’histoire de l’Être, à laquelle appartient la pensée, comme mémorial-pensé-dans-l’Être de cette histoire et advenu par elle » (M. Heidegger, 1964, p. 89). Dans ce déploiement originel, l’Être conduit l’humanité à accomplir constamment son existence. Ce qui importe donc pour l’homme, c’est moins une conquête historique de soi focalisée sur des préoccupations d’ordre socio-économique, qu’une réappropriation de son être-là historial. Se réapproprier son être-soi par une relation substantielle à l’Être constitue une nécessité par laquelle les sociétés humaines actuelles désireuses d’émerger, peuvent certainement se soustraire à la conflagration future de leur monde afin de donner un contenu humanisant voire existential à leur histoire.

Conclusion

Comment parvenir à l’émergence ? Telle a été la question principale à laquelle nous avons tenté de répondre au cours de la présente analyse. Dans l’entendement du commun des mortels, la voie royale pour accéder à l’émergence reste celle que nous offre la pensée calculante à travers les technosciences. Cette façon de concevoir l’émergence sera très vite récupérée par le politique, qui semble envisager l’émergence uniquement sous l’angle socio-économique. Ce n’est donc pas que nous nous opposons de manière rigide à ce type d’émergence. Seulement, notre unique intention est d’intégrer à cette émergence socio-économique, sa dimension humaine sans laquelle elle serait incomplète. En ce sens, nous pensons que le concept d’émergence comme tel se donne, avant tout, comme tension entre l’extérieur et l’intérieur. De ce point de vue, il est clair que le nouveau chemin de l’émergence apparaît comme chemin de pensée rendu possible par le Da-sein. Pour le Fribourgeois, en effet, nous sommes nous autres hommes, à la différence des plantes et des animaux, des étants particuliers qu’il nomme Dasein. En tant qu’étant particulier, le Dasein, c’est-à-dire l’être-là est capable d’éclore à sa propre vérité à partir de la vérité de l’Être. Étant désormais conscient de cette position privilégiée qui est la sienne, le Dasein, par un saut qualitatif, devient Da-sein. En fait, le Da-sein en tant qu’ « être-le-là-de-l’être » présuppose un projet extatique dans lequel l’homme ek-sistant s’inscrit résolument, afin de penser fondamentalement les choses. « La pensée qui par essence appartient à l’ouverteté (die offenbarkeit) de l’être, est d’abord la pensée que l’on considère comme la marque distinctive de l’homme » (M. Heidegger, 1990, p. 241). Ainsi, le Da-sein se donne comme chemin de l’émergence, parce qu’il nous amène à nous départir de la médiocrité de l’existence ordinaire pour une vie d’excellence dans l’Ouvert. Partant, le Da-sein en tant que mode de penser substantiel demeure le lieu d’expérimentation de ce qu’il convient d’appeler l’émergence intégrale, qui se présente comme une articulation harmonieuse entre le physique et le spirituel, entre la pensée technicienne et la pensée méditante.

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DU PENSER NIETZSCHÉEN DE L’ÉCONOMIE DE LA CONNAISSANCE COMME SOCLE DE L’ÉMERGENCE AFRICAINE

Baba DAGNOGO

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

Baba.dagnogo@yahoo.fr

Résumé :

La politique de développement adoptée par l’Afrique s’articule autour de trois facteurs : le développement technologique, la puissance démographique et la puissance économique. Le paradoxe de l’imbrication de ces facteurs est qu’elle apportera le développement en Afrique, mais sans que les Africains ne se développent. Alors, pour que l’émergence de l’Afrique ne soit pas une simple transplantation de développement, il faut impérativement que ces facteurs soient soutenus par un quatrième, celui de l’économie de la connaissance. En faisant de la capitalisation de la connaissance, la quatrième roue  du train de l’émergence, l’on évitera les pièges de la nasse du mimétisme développemental. Construire cette économie, c’est cultiver une philosophie éducative d’invention et d’innovation destructrice-créatrice à partir de soi régie par trois principes catégoriques qui sont : apprendre à voir, apprendre à écouter et apprendre à parler et à écrire.  

Mots-clés : Économie de la connaissance, Émergence, Innovation, Invention, Pauvreté, Technologie.

Abstract :

Africa’s development policy is based on three factors: technological development, demographic and economic strength. The overlapping paradox of these factors is that they will certainly bring about development in Africa, but Africans will not develop themselves. Therefore, these three factors have to be sustained by a fourth factor which is the knowledge of economy so that the emergence of Africa should not simply be a transplantation of development. By focusing on the fourth factor, the knowledge of economy, as the wheel of the emergence train, we will avoid the mass mimicry developmental trap. To build that economy is to cultivate an educational philosophy of invention and of destructive-creative innovation from self governed by three categorical principles: learning to see, learning to listen and learning to speak and to write.

Keywords: Economy of knowledge, Emergence, Innovation, Invention, Poverty, Technology.

Introduction

Depuis l’entame de ce troisième millénaire, les États africains, se trouvant encore à la croisée des chemins du développement, ne cessent de se fixer un horizon futuriste pour émerger. Mais de quoi veulent-ils émerger ? Qu’est-ce qui les submerge tant pour qu’ils décident de se libérer de l’asphyxie qui les empêche de s’oxygéner ? Lorsque nous observons les efforts sociopolitiques, économiques, financiers et industriels qui sont faits, il est certain qu’ils veulent sortir de l’état de pays très pauvres et très endettés. Autrement dit, ils veulent se libérer de l’asphyxie de la misère sociale, de l’insuffisance démocratique, de la faiblesse économique et de l’endettement financier qui les immergent dans la pauvreté, dans la dépendance extérieure des bailleurs de fonds financiers, des conglomérats industriels et commerciaux.

Submergée par la pauvreté et l’endettement, la volonté africaine d’émerger est, à l’image de la lutte de libération du joug de l’impérialisme colonial occidental, une lutte contre la pauvreté, une bataille contre l’asservissement financier et économique.  Elle est, en-soi, une quête de liberté, une culture de dignité, d’honneur et de reconnaissance de l’Africain. Tels sont les objectifs de l’émergence que l’on recherche. En contemplant ces objectifs, il se pose aussitôt la question de savoir si les efforts consentis, à eux seuls, peuvent permettre à l’Afrique de se libérer de l’asservissement de la pauvreté et de l’humiliation de l’endettement. Au demeurant, l’Afrique ne doit-elle pas envisager un modèle alternatif de développement en faisant de l’économie de la connaissance capitalisée à partir de son patrimoine culturel, l’impérative condition de son émergence ? En construisant sa propre banque de savoir qui financera les investissements développementaux, ne va-t-elle pas se libérer des nasses de la pauvreté et de l’endettement générées par les efforts consentis actuellement qui, certes apporteront le développement en Afrique, mais sans que l’Africain ne se développe ? Ce sont ces questionnements, expression de la préoccupation fondatrice de cette contribution, que nous éluciderons à la lumière du nietzschéisme en utilisant l’analytique et la sociocritique comme moyens méthodologiques. Mais, avant de penser la culture d’une économie de la connaissance comme la fondation sur laquelle l’Afrique doit construire son développement (2), nous allons d’abord  faire l’endoscopie de l’émergence vue comme une lutte contre la pauvreté afin de découvrir les maux cancérigènes dont elle souffre (1).

1. L’ÉMERGENCE : UNE LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ

À la fin du dernier siècle (2000) les Nations Unies, accompagnées des grands établissements financiers, ont adopté une stratégie de lutte contre la pauvreté. L’un des principaux axes de cette stratégie était de réduire de moitié, la tranche des populations vivant avec moins de 1,25 dollars par jour sur une période d’un quart de siècle. Cet Objectif du millénaire pour le développement (OMD) définit donc le pauvre comme une personne, qui démunie financièrement, ne jouissant pas d’avoir, est automatiquement exclue des jouissances de la modernité. Et pourtant, ce qui constitue la quintessence de l’homme, ce n’est pas son avoir, mais son être dont l’expression est la connaissance. C’est par sa capacité de connaissance, de créativité que l’homme se détermine. Alors, l’on doit faire de la lutte africaine contre la pauvreté non pas une lutte contre le manque de l’acquis, mais contre le manque de connaissances. C’est du savoir qu’émane l’avoir.  C’est ce qu’enseigne Nietzsche qui, dans ses errances, n’a cessé de construire une économie de la connaissance  capitalisée dans les ouvrages qu’il a légués à la postérité malgré les six francs de pension qu’il avait comme moyen de subsistance.

1.1. La pauvreté : un manque ou une rareté

En contemplant le philosopher de Nietzsche dont sa biographie est la parfaite expression pratique, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous poser la question définitionnelle de la pauvreté. Selon son signifié lexical, la pauvreté est le terme utilisé pour designer la situation d’une personne dépourvue de moyens financiers devant lui permettre de vivre décemment. En  faisant du manque financier et matériel les conditions définitionnelles du pauvre, cette acception fait du misérable ou de l’indigent, un pauvre. Cependant, contrairement à cette acception, une autre acception fait de la pauvreté un manque de valeur, de qualité, de compétence morale et intellectuelle. Selon cette seconde acception, la pauvreté est synonyme de médiocrité, d’infécondité intellectuelle, d’incapacité d’invention créative et d’imagination innovatrice. Comme on peut le constater à partir de cette double acception, le pauvre n’est pas seulement celui qui est démuni financièrement, mais est aussi pauvre, celui qui est incapable de se construire une substantialité intellectuelle. La pauvreté peut donc être pensée comme un manque et non comme une rareté. Mais ce manque n’est pas uniquement économico-financier. Il est aussi intellectuel, culturel. Il peut signifier une pénurie de gain, une lacune intellectuelle, une médiocrité culturelle.

Alors en qualifiant de pauvre celui qui vit avec moins d’un dollar et demi par jour, cette attribution est non seulement arbitraire, mais lacuneuse et erronée. Malheureusement, c’est avec cette fausse aune de mesure que les populations sont évaluées pour être qualifiées de pauvres ou de riches. Or, l’on peut manquer de gain matériel, financier et être richement doté de caractères précieux, de sagesse peu commune,  de savoir dont le rarissime fait de nous une personne exceptionnelle. On peut donc manquer de gain sans pour autant être un pauvre. Dans le philosopher de Nietzsche, le vrai pauvre est le prolétaire d’esprit, le philistin de la culture dont la véritable tâche est, écrit F. Nietzsche (2000, p. 213) « de créer des hommes aussi courants que possible, un peu comme on parle d’une monnaie courante ».

Depuis la prise du pouvoir politique par les finances et les marchés annoncée par Adam Smith au dix-huitième siècle à travers sa philosophie socio-politico économique du libéralisme, la valeur de l’homme est déterminée par son acquis financier, son pouvoir d’achat et non pas par sa valeur intellectuelle et culturelle. Cette domination de la finance entretenue par la philosophie néolibérale exécutée par les conglomérats bancaires installés à la City de Londres, est une véritable persécution des salariés, des populations. Cette philosophie du néolibéralisme, en tant qu’une économétrie, ne fait pas de la culture une préoccupation. Au contraire, elle prend la forme d’un nihilisme culturel en prescrivant les principes de ses propres valeurs.

« Qu’est-ce en somme qu’une science qui n’a pas de temps pour la culture ? Répondez au moins à cette question : d’où vient, où va, à quoi sert toute science, si elle ne conduit pas à la culture ? Serait-ce à la barbarie ? » (F. Nietzsche 2000, p.466).  Avec leurs agences de notations comme la Moody’s, le Standard et Poor’s, ces nouveaux monstres froids attribuent comme notes d’évaluation (AAA) aux États selon des critères qu’ils sont les seuls à déterminer. Ces notes sont comme des épées de Damoclès. Elles mettent aux pas cadencés les États et particulièrement ceux qui sont très pauvres et très endettés comme les États africains caractérisés par une démoyennisation de leurs populations dont le massif chômage de la jeunesse en est une manifestation. Le nom de l’une de ces épées est le Fonds Fiduciaire pour la Réduction de la Pauvreté du Fond Monétaire International (FMI). Il a pour objectif la croissance économique génératrice du pouvoir d’achat des populations et par conséquent du développement économique.

Pour bénéficier du soutien de ce Fonds, les États africains, engloutis par la pauvreté et asphyxiés par l’endettement, conçoivent selon  le vouloir du Fond  Monétaire International, des plans de réduction de la pauvreté. C’est dans l’exécution de ces plans qui ne tiennent pas compte ni des réalités sociopolitiques nationales ni du devenir culturels des populations, que l’on place la sortie de la situation de pays très pauvre et très endetté (PPTE). Ce gouvernementalisme des conglomérats financiers et commerciaux est la forme moderne de la colonisation qui fait vivre l’Afrique sous perfusion économique et financière. Si les anciens colons sont parvenus avec leurs discours religieux, moraux et politico intellectuels à faire croire aux Africains qu’ils n’avaient aucune culture encore moins une civilisation et qu’ils étaient des peuples barbares, ceux d’aujourd’hui sont également parvenus à leur faire croire qu’ils sont pauvres et sans importance. Dans cette philosophie, ne pas être important, cela veut dire que l’on n’a aucune valeur non pas intellectuelle ou culturelle, mais matérielle et financière.

Être sans importance, c’est être démuni financièrement et par conséquent, c’est ne jamais connaître la jouissance que procure l’avoir. Différente  du Bonheur suprême que génère la sagesse philosophique, la quête de cette jouissance est devenue l’objectif primordial de toutes nos investigations. Alors, pour que nous soyons heureux, nous devrons rechercher non pas la connaissance, mais l’avoir en nous conformant à l’ordonnancement des gendarmes de la finance internationale. Or, cette mise aux pas des agences de notations qui sont de véritables « prolétaires de l’esprit et (de) la culture philistine » (F. Nietzsche 2000, p. 467) se fait au détriment de la politique publique des États. Ce développement de l’Afrique financiarisé par des prédateurs est, nous dit J. Adda (2006, p. 128) « la forme la plus traditionnelle de pénétration des capitaux étrangers dans les régions en développement, mais aussi la plus périlleuse ». C’est ce péril vers lequel l’Afrique court avec son processus d’émergence dont les principes fonctionnels sont prescrits à partir de la logique du dirigisme de la finance et du marché que l’on qualifie de développement. Ce qui rend périlleux ce développement par procuration, c’est que paradoxalement l’Africain ne se développera pas. C’est une infime partie de la population qui récoltera certainement les fruits de ce développement.

Quant à la grande partie, celle des gens du peu, le quart état, à la fois non éduquée et/ou mal éduquée, elle restera prisonnière des pièges de la nasse de ce développement gouvernementaliste. Ce développement sous tutorat mène à l’abêtissement matériel, à l’abrutissement culturel qui, prévient F. Nietzsche, (2000, p. 213)  haït « toute culture qui rend solitaire, qui propose des fins au-delà de l’argent et du gain ». Dans ce barbarisme  moderne, les gens de peu sont exclus de l’éducation noble. Ce que Nietzsche appelle une éducation noble. Elle consiste à apprendre à  «  danser avec les pieds, avec des concepts, avec des mots ; faut-il que j’ajoute que l’on doit aussi savoir le faire avec la plume,- que l’on doit apprendre à écrire ? » (F. Nietzsche 2013, p. 173). Il va donc sans dire que si l’Afrique épouse le développement financiarisé, alors elle se sacrifierait certainement sur l’autel de la croissance asservissante. Et le service exécuteur de ce rituel sacrificiel sera ses systèmes d’éducation.

1.2. De la mal éducation à la persécution culturelle

Si la question de l’émergence se pose encore avec acuité en ce début du vingt et unième siècle à l’Afrique, c’est parce que, depuis sa libération des griffes colonisatrices de l’Occident, elle est restée prisonnière du sous-développement, du mal développement, de la mal gouvernance et d’une démocratie restée indigeste. Pour se libérer de ce piège, les pouvoirs étatiques d’hier comme ceux d’aujourd’hui, pensent faire de la croissance économique et du développement scientifique, technique, technologique et communicationnel, la clé de voûte de cette libération. Mais, ce qui est sidérant, sinon effroyable dans cette politique développementale, c’est la mésestime dont souffre l’éducation. Pour atteindre le développement, les systèmes éducatifs sont devenus des entreprises de «  dressage brutal visant à rendre, avec la perte de temps la plus restreinte possible, une masse de jeunes gens utilisables, exploitables pour le service de l’État » (F. Nietzsche 2011, p. 170). L’objectif de cette politique éducationnelle se justifie par la volonté de former une main-d’œuvre hautement qualifiée qu’exigent les nouvelles infrastructures dont le fonctionnement ne peut être maîtrisé par des ouvriers illettrés qui n’ont de compétences que leurs forces musculaires et l’obéissance aveugle que stimule la peur de perdre le statut d’ouvrier moralement plus réconfortant et acceptable que l’ancien statut de paysans agriculteurs abandonnés.

Cependant, en dressant ainsi la jeunesse afin qu’elle soit utilisable et exploitable par l’État et les établissements de produits manufacturés, certes l’on améliore la qualité et la quantité des productions, mais avec cet objectif, l’Afrique, grande productrice de matières premières, court le risque de sombrer dans un abîme culturel, en devenant un simple marché de consommation des biens et services cultivés par d’autres cultures différentes des siennes. Cet abîme est ce que F. Nietzsche (2000, p. 226) appelle le « tragélaphos culturel » dont les conséquences sont l’immersion sociopolitique, économique et culturelle de l’Afrique. L’union de l’intelligence et de la propriété que la philosophie de l’émergence pose et impose comme un impératif catégorique, est érigé en morale du développement « pour que l’on puisse rapidement devenir un être qui gagne de l’argent, mais aussi une culture assez profonde pour que l’on puisse devenir un être qui gagne beaucoup d’argent » (F. Nietzsche 2000, p. 213).

Mais qu’est-ce que l’argent ? À quoi sert-il pour que sa quête devienne une persécution des cultures africaines ? Selon G. Soros (1998, p.164), « l’argent est un moyen en vue d’une fin, et non une fin en soi. Il représente un moyen d’échange, non une valeur intrinsèque. Cela veut dire que la valeur de l’argent dépend de celle des biens et services contre lesquels il peut être échangé ». De cette acception conceptuelle, G. Soros (1998, p. 164) détermine trois fonctions à l’argent. D’abord, « il sert d’unité de compte », ensuite « de moyen d’échange » et enfin « de réserve de valeur ». Ces trois attributs font de l’argent une sorte de volonté qui veut la puissance, une volonté qui assouvit sa soif de domination à partir de sa capacité à s’offrir comme une dette à celui qui en fait la demande. C’est pour quoi, D. Graeber (2013, p. 11) pense la dette des consommateurs comme « le sang qui irrigue notre économie ». Ce qui va sans dire que l’argent, en tant que moyen d’échange, une unité de compte et un moyen de stoker de la valeur, est une puissance dont l’acquisition est certes importante, mais si cette quête se fait en marge de la conceptualisation d’œuvres culturelles, alors écrit F. Nietzsche, (2013, p. 168) « notre culture ne (souffrira) de rien davantage que de la surabondance d’oisifs présomptueux et de fragments d’humanité ; nos universités (deviennent) à leur corps défendant, les véritables serres propices à cette espèce d’atrophie instinctive de l’esprit ».  Aucun peuple encore moins un État, ne devient puissant sans une culture forte construite par des esprits forts.

Ce n’est donc pas la puissance économique, ni la puissance militaire, démographique ou politique d’un peuple qui constitue sa force, mais sa puissance culturelle. La primordialité de la culture dans le processus développemental d’un peuple est ce que le philosophe errant enseigne lorsqu’il (2013, p. 169) nous informe qu’au « moment même où l’Allemagne  émerge comme une grande puissance, la France acquiert en tant que puissance culturelle une importante renouvelée ». Cet enseignement est une invite qui convoque l’Afrique à faire du dynamisme culturel la force motrice de son émergence. Pour cultiver ce dynamisme, il nous faut un système d’éducation où, dit F. Nietzsche (2013, pp.171-172), « on doit apprendre à voir, doit apprendre à penser, on doit apprendre à parler et à écrire : le but en ces trois choses est une culture noble ». Cette éducation, pour être efficace, doit s’enraciner dans le patrimoine africain, afin d’éviter le déracinement culturel qui engendre la dépendance. Pour cela, nous devons éduquer la jeunesse dans des écoles africaines et non dans des écoles en Afrique qui, aujourd’hui, sont devenues des infrastructures de production de chômeurs. Si l’éducation actuelle africaine est devenue borgne et bancale, écrit J. Ki-Zerbo (1990, 82), « c’est parce qu’elle n’a pas encore pris en compte une portion de la réalité africaine. Elle ne fait que broyer les matériaux humains afin d’obtenir quelques pépites d’or et quelques diamants adaptés aux systèmes locaux et mondiaux en vigueur ». C’est la raison pour laquelle, reconnaît J. Ki-Zerbo (1992, p. 2), que :

Notre sous-développement unijambiste d’aujourd’hui provient de ce qu’on a fait des pays africains une table rase, un Sahara culturel, une page blanche prête pour toutes les copies. L’Afrique n’est pas en panne puisque dénuée des moteurs dont on s’est gardé de la doter (reforme du monde rurale, industrialisation, science et technique, éducation et culture appropriées). Elle a été structurellement bloquée dans le parking du monde dit moderne. L’Afrique n’est pas en panne : elle est garée et garrottée !

Cet enseignement de Ki-Zerbo est comme nos trois doigts qui se retournent contre nous pour nous rappeler notre part de responsabilité dans la crise développementale de l’Afrique. Non seulement nous devons reconnaître cette responsabilité, mais aussi l’assumer sans sombrer dans la victimisation. Mais, vu les contenus pédagogiques de nos établissement d’enseignement, il nous semble que nous n’avons pas encore compris l’enseignement de Ki-Zerbo, ou bien nous l’avons compris, mais seulement nous pensons que l’école endogène dont il nous parle n’est pas le chemin que nous devrons emprunter pour la simple raison que cette école endogène ne permet pas de former ceux que Nietzsche appelle les hommes courants, un peu comme on parle d’une monnaie courante. Ces hommes qui courent à l’image de la monnaie courante sont ces personnes formées pour gagner beaucoup d’argent. Pourtant, cette éducation endogène n’est pas un recours et/ou un retour systématique à la tradition. Elle est une éducation qui cultive des hommes capables de créer des œuvres culturelles humanitaires à partir des savoirs philosophiques, artistiques et culturels traditionnels. Ces œuvres conçues selon les besoins réels de l’Africain, seront certainement les témoins qui le défendront devant le tribunal universel de l’histoire. C’est ainsi que nous construirons le développement de l’Afrique à partir du tréfonds des masses populaires africaines et non le développement en Afrique dont les architectes sont ceux que nous nourrissons avec les lettres, arts et sciences mercantiles occidentaux. C’est au prix de cet effort que nous cesserons d’être des mendiants confinés dans un coin de la natte des autres, d’où nous ne connaîtrons ni paix ni liberté ni épanouissement encore moins le bonheur.

Pour que nous connaissions la paix, la liberté, l’épanouissement, nous devrons avoir notre propre natte. Pour avoir sa propre natte, il faut impérativement la tisser avec les moyens d’une éducation enracinée dans notre patrimoine culturel. En mettant l’école au service de la société civile africaine et non pas à pousser tous les Africains entre les quatre murs de l’école actuelle, nous cultiverons les vrais acteurs du développement authentique et souverain de l’Afrique. Les moyens efficients de ce développement doivent être une éducation endogène dont le but n’est pas de déterrer le trésor enfoui dans le temps, mais de faire un mixage « dans la verticalité du temps, entre l’ancien et le neuf, et dans l’horizontalité de l’espace poreux à tous les souffles du monde » (J. Ki-Zerbo, 1992, p.2). Trainer le passé devant le tribunal du présent pour le juger, c’est se procurer une culture authentique et souveraine. Éduquer à cette culture, c’est tisser sa propre natte avec une économie de la connaissance conçue à partir des patrimoines culturels africains et universels.

2. LA CULTURE D’UNE ÉCONOMIE DE LA CONNAISSANCE COMME FONDEMENT D’UNE ÉMERGENCE AUTHENTIQUE

Dans le processus de développement de tous les peuples, la quête de la connaissance s’avère la tâche la plus cruciale. Toutes les sociétés ont toujours fait de la connaissance philosophique, scientifique, littéraire, artistique et technologique le socle sur lequel elles se sont bâties. Ce qui montre l’importance de l’éducation. En tant que moyen de construction d’un capital de connaissances, elle est une tâche fondamentale dans tout processus de développement. Pour que l’Afrique qui est en voie d’auto construction atteigne son objectif, il faudra qu’elle se construise une économie de connaissance à partir des patrimoines culturels. C’est cette économie qu’utilisera sa jeunesse pour cultiver ses capacités d’invention et d’innovation. Avec une élite de jeunesse à l’avant-garde de son processus d’émergence, certainement l’Afrique évitera le développement dirigiste, l’émergence planiste et l’épanouissement gouvernementaliste.

2.1. La culture de l’invention

La praxis de la politique d’industrialisation est généralement de deux ordres. D’abord celui de la transplantation par transfert des appareillages technologiques sans que l’on ne s’approprie des savoirs qui génèrent ces instruments. En plus de cette voie, il y a le chemin des inventions technologiques. Lorsqu’on observe les efforts économiques et financiers consentis en Afrique, on constate que la voie choisie par les gouvernants africains est celle de la transplantation des appareillages technologiques au détriment de la culture des inventions. Qu’est-ce donc la technologie ? Selon la définition lexicale que lui donne Alain, la technologie est la pensée  des mains et de l’outil. Elle est la science qui étudie et fait générer la technique De cette définition, l’on peut distinguer trois types de techniques. La techniques industrielle ; la technique humaine qui concerne l’ensemble des sciences humaines ; et la technique des beaux-arts et de la littérature. De ces trois types de techniques, celui que nous allons questionner dans notre investigation est la technique industrielle. Comme le dit M. Heidegger (1998, p. 9), questionner une chose ou une personne, « c’est travailler à un chemin, le construire », c’est suivre la voie que se construit la pensée pour enclencher le processus de dévoilement de l’essence du sujet questionné.

Questionner donc la technique, c’est savoir ce qu’elle est dans sa phénoménalité. Tout en continuant à prendre Heidegger comme un témoin, nous pensons que la technique, en tant qu’un moyen qui permet d’atteindre une fin, un objectif, un but, impose au sujet technicien certains savoir-faire devant lui permettre d’atteindre son objectif. Dans le cadre de notre esquisse définitionnelle de ce concept, nous définissons avec Heidegger la technique comme un ensemble de dispositifs qui consiste à d’abord poser des fins, et ensuite à constituer et à utiliser des moyens, afin de réaliser la finalité recherchée. En somme, « la fabrication et l’utilisation d’outils, d’instruments et de machines font partie de ce qu’est la technique » (M. Heidegger 1998, p. 10). Si la technique se définit ainsi, alors elle nécessite un capital de connaissances théoriques et pratiques comme socle. De cette définition, ce qui retient notre attention, ce sont les concepts de fabrication, d’utilisation et d’outil. C’est à partir de ces concepts que nous comprendrons la problématique de la politique d’émergence de l’Afrique à partir de son développement industriel.

Fabriquer en effet, c’est produire, transformer mécaniquement une matière première, brute, informe sans grande valeur sociale, politique, économique et financière en un produit fini, polis pour être  échangé selon une valeur monétaire avant d’être utilisé. Pour produire ou transformer, il faut impérativement des moyens instrumentaux qui sont également des œuvres de la technique. Le moyen étant « ce par quoi quelque chose est opéré et aussi obtenu » (M. Heidegger 1998, p. 10), est l’instrument technicien de production. Il est un produit producteur de produits. Produire (hervorbringen), dit M. Heidegger 1998, p. 17), c’est faire-venir, c’est faire « passer de l’état de caché à l’état non caché » à travers un processus qu’il appelle le dévoilement. Ce qui est ici dévoilé, c’est l’être de la chose, son essence, sa vérité (Wahrheit) que l’homme utilise pour ses besoins existentielles. Qu’est-ce que l’Afrique, dans son processus de développement industriel, produit-elle? Ne se contenterait-elle pas d’utiliser ce qui est déjà produit ?

Dans sa politique d’industrialisation, l’Afrique se contente d’utiliser les produits fabriqués par la technologie occidentale. Elle déplace les instruments techniques générés par d’autres capitaux de connaissance. En transportant la technologie occidentale pour l’implanter sous les tropiques africains, il est certain que ce déplacement ne se fait pas avec la connaissance génératrice de ce savoir-faire technique. Se contenter de ce simple déplacement, c’est transformer l’Afrique en une sorte de gigantesque fabrique de produits qui va enrôler l’âme  de l’Africain dans une autre culture autre que la sienne. C’est ce que J.-M. Ela (1989, p. 97) appelle « renoncer à sa culture nationale pour essayer d’adopter celle d’autrui et appeler cela une simple fixation des relations internationales, c’est se condamner au suicide ». Ce n’est donc pas cette politique de transplantation qui fera émerger l’Afrique de la pauvreté et de l’endettement. Elle est une politique de continuité de l’asservissement politique économique et culturel de l’Afrique. Alors, pour que l’émergence africaine ne compromette le devenir culturel de l’Afrique, elle doit commencer à construire une économie de connaissance à partir de ses Us et Coutumes que l’on défrichera afin d’inventer ses propres outils de transformation.

Inventer, c’est trouver quelque chose de nouveau. C’est concevoir grâce au travail de l’imagination quelque chose qui n’existait pas. Cette définition, intrigante soit-elle, invite à une sorte de retraite, une fuite dans l’obscurité de l’inconnu pour y discerner grâce à un procédé intellectuel de vérification, quelque chose de nouveau qui peut être bon ou mauvais. À cet effet,  l’imagination de l’artiste, pense F. Nietzsche (2015, p.152) :

Produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine, (…) tous les grands hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger.

Ce qui est fondamental dans ce propos de Nietzsche, c’est l’important rôle des verbes rejeter, choisir et combiner par le jugement extrêmement exercé de l’esprit imaginatif. Si l’imagination est un procès de jugement, cela voudrait dire qu’il existe des accusés convoqués devant ce tribunal. Ces accusés sont les éléments de la culture. Ils sont convoqués pour être trillés. Dans ce tri, les plus nécessaires sont retenus, les moins nécessaires sont modifiés et les non nécessaires sont rejetés. C’est ce processus de choix, de modification et de rejet de la richesse culturelle qui permet de construire une économie de la connaissance. C’est ainsi que, de génération à génération, nous poserons les fondements du développement économique, politique, social et culturel de l’Afrique. Pour rattraper la culture de son père, écrit F. Nietzsche (2015, p. 226) :

Le fils doit dépenser presque toute l’énergie héritée que le père possédait lui-même à l’époque de sa vie où il engendra son fils ; le petit excédent lui permet d’aller plus loin (car la route étant faite pour la seconde fois, on avance un peu plus vite, pour apprendre la même chose que savait le père, le fils ne dépense pas tout à fait autant de force).

L’imagination est donc le dynamomètre de l’invention. En nous conduisant dans le passé, elle nous permet de bien aborder le présent capable d’engendrer des découvertes, des inventions et développement technologiques devant assurer l’épanouissement et l’émancipation des peuples dans un futur libéré d’incertitude inquiétante. Cependant, de même l’Afrique doit utiliser sa culture comme un champ d’investigation de la faculté d’invention, mêmement ce champ peut servir de théâtre d’expression de l’esprit d’innovation, la seconde voie de quête d’une économie de la connaissance devant servir de socle à la politique d’émergence de l’Afrique.

2.2. De l’innovation destruction-création à la valorisation du patrimoine culturel

En observant le processus actuel de développement de l’Afrique, l’on est pris d’effroi par le fait que ce développement est un maladroit mimétisme du modèle occidental qui enrôlera l’âme de l’Africain dans un avenir pittoresque et falsificateur de l’identité culturelle africaine. Ce mimétisme développemental est devenu un impératif catégorique. L’Afrique entame son développement en recopiant dans toute sa simplicité le modèle de développement de l’autre comme s’il n’avait pas d’autres choix. Et pourtant, aucun peuple n’est obligé  d’imiter l’autre dans son développement. Il peut, certes s’en servir, mais ne pas se contenter de le mimer car, la mimésis en tant qu’un processus de copiage, est la reproduction d’une pâle copie de la réalité. Elle éloigne de la vérité. C’est cette production faux que Platon dénonce (1966, X/597d-598c) lorsqu’il dit qu’imiter, c’est :

Représenter ce qui est tel qu’il est, ou ce qui paraît, tel qu’il paraît ; […]. L’imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c’est, semble-t-il, parce qu’elle ne touche qu’à une petite partie de chacun, laquelle n’est d’ailleurs qu’une ombre.

Alors le développement, étant une gigantesque entreprise de construction de la société à l’image d’une œuvre d’art, on ne peut faire du mimétisme, la méthodologie de construction de cette œuvre sociétale.  Il faut que l’Africain se verse, comme le dit Platon (X/598c-599c) :

Dans la connaissance des choses qu’il imite, […], qu’il s’appliquerait beaucoup plus à créer qu’à imiter, qu’il tâcherait de laisser après lui un grand nombre de beaux ouvrages, comme autant de monuments, et qu’il teindrait bien plus à être loué qu’à louer les autres.

Comment éduquer l’Africain à se verser dans la connaissance comme nous l’enseigne Platon afin qu’il devienne architecte d’ouvrages monumentaux qui loueront dans le présent comme dans la postérité son honneur ? Élucider ce questionnement, c’est poser la question de l’innovation comme l’objet d’une éducation  de capitalisation de la connaissance.

L’innovation, de par sa définition, consiste non seulement à créer quelque chose de nouveau, mais aussi avoir une nouvelle manière d’agir, de se comporter, de penser et d’être. Pour s’investir dans la quête de la connaissance, F. Nietzsche (2013, p. 171)  nous enseigne dans son ouvrage qui annonce le crépuscule des idoles, trois principes impératifs à cette investigation. Le premier principe, en tant que principe fondateur  de l’entreprise de construction d’une aristocratie d’esprit, consiste d’abord à  apprendre  à voir. Cet apprentissage à voir est la première préparation à la vie de l’esprit. Il consiste, écrit F. Nietzsche (2013, p. 172), à «  habituer l’œil au calme, à la patience, au laisser- venir-à-soi. (C’est laisser) tout d’abord s’approcher l’inconnu, le nouveau de toute sorte en observant un calme hostile. (C’est retirer) la main à son approche. (C’est) laisser toutes ses portes grandes ouvertes ».

Dans cet exercice, l’on cherche à déceler, à saisir, à comprendre  ce qui, dans sa phénoménalité, est encore couvert par le voile de l’inconnu. Voir, c’est donc dévoiler ce qui se cache dans les méandres de l’inconnu de l’environnement culturel et naturel non pas comme le pense M. Heidegger (1996, p. 20) parlant du processus technicien du dévoilement qu’il qualifie de pro-vocation (Herausfordern) « par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefordert) et accumulée ». Ce dévoilement étant un laisser-venir-à-soi de l’inconnu, loin d’être un viol ou une provocation, consiste à écouter ce que F. Nietzsche appelle (2000, p. 207) « la respiration régulière de la nature »  et de la culture. Il ne suffit donc pas d’avoir des yeux pour voir, mais il faut savoir tendre l’ouïe des yeux pour écouter. Pour Nietzsche, mêmement les yeux ont des oreilles, celles-ci ont des yeux. C’est pourquoi, il pense le voir et l’écouter comme les actes fondateurs de toute entreprise de construction d’une aristocratie de l’esprit.

Savoir voir et savoir écouter, c’est ouvrir les autres portes du corps que Nietzsche qualifie de grande raison. Ces portes que font ouvrir le savoir voir et le savoir écouter sont le toucher, l’olfactif  et le goûter. La grande raison au service duquel se trouve la petite et prétentieuse raison est la seule faculté capable de chercher à connaître « avec les yeux du sens ; avec les oreilles de l’esprit il épie également » (F. Nietzsche 1978, p. 45). Ce puissant maître, montreur des roules de la connaissance crée pour lui-même estime et mésestime, plaisir et souffrance. Il crée, dit F. Nietzsche (1978, p. 46), « l’esprit comme une main de son vouloir ». L’esprit, autrement appelé la raison, est donc l’expression manifeste de la volonté du corps. Son action est celle qu’ordonnance le corps. Son vouloir est celui du corps. Ses besoins et passions sont ce que le corps ordonnance. Ce qui revient à dire que tout ce que l’homme conçoit comme valeurs, tout ce qu’il crée comme œuvres, tout ce qu’il cultive comme connaissances, sont des œuvre du vouloir du corps. Alors, pour que l’on puisse bien innover, on doit savoir écouter le corps. La raison, en tant que faculté de réflexion, de discernement, de par elle-même, ne peut rien connaître par-delà le corps. L’être des choses étant inaccessible à la pensée, pour discerner, la raison doit se conformer à la volonté du corps.  Apprendre donc à penser, second principe nietzschéen de la quête de la connaissance, c’est savoir faire passer au crible sélectif de la raison tout ce qui passe par les portes du corps.

Pour penser, écrit F. Nietzsche (2013, pp.173), « il faut une technique, un programme, une volonté de maîtrise,- que la pensée s’apprend, comme la danse s’apprend, en tant que  manière de danser ». Cette technique est la logique, la science qui étudie les principes du raisonnement des langues. L’apprentissage de cette technique est la tâche des établissements d’enseignement, mais aussi celle des familles et de toute la communauté à laquelle l’on appartient. Au dire de F. Nietzsche (2000, p. 220), toutes les compétences chargées d’éduquer la jeunesse doivent s’appliquer : 

À ramener dans le droit chemin par autorité et avec une sévérité digne les jeunes gens dont la langue est devenue sauvage et de leur crier : Prenez votre langue au sérieux ! Celui qui n’en vient pas ici au sentiment d’un devoir sacré, celui-là n’a pas non plus en lui le noyau qui convient pour une culture supérieure.

Recourir à sa langue maternelle comme l’instrument primordial d’enseignement et de réflexion, c’est constituer un capital humain hautement qualifié capable de répondre à la demande domestique et d’ouvrir les esprits grâce à sa capacité communicationnelle. Savoir communiquer, suppose que  l’on sache parler et écrire dans ses propres langues selon la logique du raisonnement de la pensée.

Parler et écrire sont les moyens fondamentaux de la distribution de la connaissance acquise. C’est pourquoi, Nietzsche fait de ces instruments langagiers le troisième principe de construction du capital de savoir. Par ces voies, le savoir s’étend avec le calme d’un lac dans la psychologie  sociale pour la nourrir, l’entretenir afin de cultiver des hommes capables de créer de nouvelles valeurs, de nouvelles œuvres, de nouveaux services et biens de consommation. Si apprendre à écrire et parler nous permettent de véhiculer ce qui a été fécondé dans l’apprentissage du savoir voir et écouter de la mélodie dialectique des phénomènes naturels et celle de la vie socioculturelle, il est alors impératif pour nous d’utiliser les langues endogènes comme instruments de cet apprentissage.

Éduquer ainsi la jeunesse africaine, c’est la préparer à se conduire elle-même avec intelligence afin non seulement de bénéficier des avantages de la vie autant que possible, de se libérer de la dictature de la pauvreté et celle de l’illettrisme, mais aussi de cultiver la dignité sociale, d’entretenir la stabilité politique. C’est certainement pour cette raison que M. Savadogo (2008, p. 47) nous invite à ne pas traiter nos langues locales comme de simples appareils

Que des hommes se forgent pour approcher une réalité qui lui est extérieure ; il détermine la vision qu’une communauté humaine a du monde dans son ensemble, aussi bien sa perception des phénomènes humains que celle des phénomènes naturels. En d’autres termes plus précis, le langage est le véhicule d’une vision du monde.

Faire du savoir voir, savoir écouter, savoir écrire et parler dans les langues locales le substrat de l’éducation de la jeunesse, c’est constituer un capital humain hautement talentueux qui se caractérisera non pas par son acquis financier, mais par sa capacité d’innovation créative et d’entrepreneuriat, par sa compétence à être des êtres supérieurs qui constituent un corps d’élite, de force, de vitalité, de puissance qui agit, dit M. Onfray (2012, p. 85), « dans plusieurs directions, requis par l’expansion du azimuts de la vie qui le déborde : (qui) se repose dans la diversification de ses secteurs activité ». C’est la fécondité intellectuelle, de l’émotion et de la volonté de ce corps d’élite qui fera émerger l’Afrique. Ni la politique de la transplantation technologique et encore pire celle de la grande démographie ne peuvent durablement supporter le poids du développement. Un pays qui se développe mais dont plus de la moitié de la population est analphabète et/ou mal éduquée, reste un pays mal développé ouvert à toutes sortes d’insécurité et surtout celle de la dictature des illettrés qui, généralement, préfèrent l’infécondité intellectuelle à la fécondité des intellectuels vue et pensée comme un obstacle à la prospérité émancipatrice de la population.

Il est donc impératif pour l’Afrique de s’investir dans la constitution d’une économie de la connaissance en formant un capital humain qualifié chargé de transformer la société « sans violence, avec les armes de la science, de la conviction et du débat » (M. Onfray 2007, p. 156). Ce qui va sans dire qu’elle doit faire de la politique d’éducation de la jeunesse une tâche  primordiale et urgente avant que le poids croissant de la galopante population ne la transforme en un gigantesque marché de vente de services et de biens de consommation. Certes la grande démographie, ressemblant à un gigantesque tube digestif, peut être un facteur accélérateur de développement, mais elle ne doit pas, à elle seule, être utilisée comme la force motrice qui fait avancer le processus d’émergence sans courir le risque de construire des géants à pattes d’argile qui s’affaissent dès qu’une tempêté s’annonce à l’horizon.  La puissance démographique est un facteur attractif des entreprises de reproduction d’œuvres et des compétences humaines déjà conçues et non un facteur de conditionnement d’une puissance de l’économie de la connaissance. Son principe logique reste le mimétisme que Platon qualifie d’éloge expressif et de célébration de la gloire de l’autre.

Conclusion

À l’entame de l’analyse de la question de l’émergence africaine à la lumière du philosopher de Nietzsche, notre objectif était de concevoir non pas une politique de développement technique ou la culture d’une puissance économique comme la principale force motrice du processus d’émergence de l’Afrique, mais une économie de la connaissance comme le socle sur lequel l’on doit construire l’Afrique. Pour constituer cette économie du savoir devant servir de sève nourricière d’un capital humain hautement qualifié, architecte de la construction de l’Afrique, le philosophe de Bâle nous a enseigné deux voies. Ce sont les voies de l’invention et de l’innovation créatrice de nouvelles œuvres et valeurs à partir de nos Us et Coutumes. Se créer de nouvelles valeurs, c’est se créer de nouvelles forces, c’est cultiver de nouvelles volontés de puissance nécessaires pour ouvrir de nouvelles pistes existentielles qui nous ferons sortir de la route du mimétisme développemental. En empruntant ces voies que nous indique Nietzsche, il est certain que l’Afrique tracera son propre chemin de développement.

Références bibliographiques

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SAVADOGO Mahamadé, 2008, Pour une éthique de l’engagement, Namur, Presse Universitaire de Namur.

SOROS George, 1998, La crise du capitalisme mondial, trad. Hélène Prouteau, Jasques Guiod et Fortunato Israël, Paris, Plon.

SOUS-THÈME II : CULTURE ET DÉVELOPPEMENT


JUSTEMENT L’ÉMERGENCE DES ÉTATS INFORMELS D’AFRIQUE

Assouman BAMBA

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

bambaas@yahoo.fr

Résumé :

Après la réalisation ajournée des ambitieux programmes de développement des premières décennies des indépendances africaines, les Etats espèrent à nouveau avec le terme d’émergence autour duquel se concentre l’attention. La bonne croissance économique suscite un optimisme qui favorise un tel espoir. La grande question, et de loin la plus importante, est de savoir si l’économie à elle seule suffit à réaliser un développement conséquent et durable. Les exemples du Japon et de la Chine, source d’inspiration motivante, montrent à la base de l’économie une culture bien enracinée qui fait les hommes et dans laquelle l’émergence prend ancrage. L’émergence de l’Afrique doit ainsi être culturelle pour mieux être.

Mots-clés : Culture, Développement, Économie, Éducation, Émergence, États africains, Ressources humaines.

Abstract :

After the deferred realization of the ambitious development programs of the first decades of African independence, the states again hope with the term of emergence around which the attention of the leaders is concentrated. The good economic growth gives rise to optimism that promotes such hope. The biggest, and by far the most important, question is whether the economy alone is sufficient to achieve substantial and sustainable development. The examples of Japan and China as a motivating source of inspiration show at the basis of the economy a well-rooted culture that makes men and in which emergence takes root. The emergence of Africa must therefore be cultural in order to be better.

Keywords: Culture, Development, Economy, Education, Emergence, African States, Human Resources.

Introduction

Après les indépendances, les États africains étaient à l’optimiste avec un discours empreint d’euphorie du rattrapage du retard sur les pays occidentaux. Tous leurs efforts politico-économiques étaient centrés sur cet objectif à réaliser en l’espace d’une génération. Plusieurs de ces États comme la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Cameroun, le Nigeria, etc. avaient des résultats satisfaisants et étaient dits bien partis pour se développer. Mais, les acquis et les promesses de développement étaient remis en cause avec l’effondrement des économies que justifiait un ensemble de facteurs qui vont des caprices de la nature à la mentalité des hommes : grandes sécheresses provoquant la pénurie des denrées alimentaires, spéculations autour des matières premières occasionnant une mauvaise conjoncture économique, instabilité socio-politique avec la récurrence des coups d’État et des rébellions armées. Cela a contribué à déstructurer ce qui restait de structures étatiques dans ces pays désormais en voie d’effondrement avec la généralisation de la pauvreté sur le continent.

La conséquence immédiate de cette déstructuration est l’ajournement de la réalisation des ambitieux programmes de développement. Mais, l’optimisme réapparaît à nouveau dans les États informels d’Afrique avec le concept d’émergence que presque tous posent comme horizon, chacun se définissant un repère daté qui lui est propre. La question, et de loin la plus importante, est de savoir s’il s’agit d’un projet réel ou feint. Si l’émergence est réellement pensée, l’économie sur laquelle se concentrent les dirigeants, à elle seule, suffit-elle à la réaliser ? En s’inspirant des exemples fascinants du Japon développé et de la Chine émergente, sur quel socle culturel peut-elle s’appuyer pour sa réalisation ? S’est-on déjà sérieusement penché sur les raisons culturelles de l’avortement des projets de développement des premières décennies des indépendances ? A-t-on compris avec J. K-zerbo (2011, p. 156) que « la culture contribue autant que l’agriculture à faire pousser le mil » ? L’espace de ce colloque est l’un des mieux indiqués pour interroger adéquatement le concept d’émergence.

Cette contribution qui s’inscrit dans le champ de la philosophie de la culture va se réaliser avec la méthode sociocritique, qui permettra de convoquer toutes les données auxquelles fait appel l’émergence pour voir comment elles s’articulent en un tout organique pour s’alimenter mutuellement. L’objectif principal de l’étude est de montrer que l’émergence des États informels d’Afrique doit être culturelle pour mieux être, car le sous-développement qui traumatise le continent prend assise dans une absence de culture capable de porter des valeurs pleinement assumées par les hommes. Il y a ainsi lieu de réfléchir aux méthodes et moyens de faire de la culture locale le fondement d’une articulation nouvelle de l’émergence politiquement annoncée, entendu que c’est par la culture endogène que l’on apprend à marcher correctement vers soi-même pour agir convenablement envers les autres.

L’analyse va être menée selon un plan à trois articulations. La première est celle du moment de la manifestation de l’importance de la culture comme constitutive de l’être de l’homme (I). La deuxième montre l’émergence comme l’effet de l’action de la culture et des hommes avec les exemples inspirants de la Chine et du Japon (II). La troisième tire pour l’Afrique les enseignements de ces deux exemples de réussite cités (III).

1. LE RÔLE DE SOCLE DE LA CULTURE DANS LE PROGRÈS ET L’ÉPANOUISSEMENT DES HOMMES

L’histoire montre qu’il n’y a pas de développement qui ne repose sur une culture bien définie et clairement assumée. La culture est porteuse de significations religieuses, philosophiques, scientifiques, etc., difficile à dégager de la pensée en progrès. C’est pourquoi, pour donner à cette analyse son élan, une question fondamentale se pose: comment la culture comme atelier où se forgent les connaissances opérationnelles qui fondent le développement intégral peut-elle cesser d’être un simple objet d’emprunt en Afrique pour être le lieu qu’habitent les hommes qui la portent ?

Dans le silence de son sens premier et agraire qui en fait l’action de faire pousser des plantes, d’exploiter la terre pour l’amener à produire des biens de consommation, la culture est à entendre au sens social comme l’ensemble des traditions, des valeurs, des acquis intellectuels et des savoir-faire propres à une société humaine donnée. En tant que telle, elle se présente comme un héritage prométhéen qui structure intellectuellement et socialement l’homme. Comme on peut le lire chez S. Agacinski (2005, p. 9), c’est dans la culture que

se trouve le noyau le plus visible de l’imaginaire, là où la raison puise les représentations sur lesquelles elle travaille, que ce soient les légendes qui ornent et illustrent la pensée platonicienne ou les grandes fictions bibliques qui donnent ses matériaux à la théologie.

Les mythes platoniciens, dont la célébrité ne s’est pas établie sans malentendu, ont, au-delà de leur fonction allégorique, une fonction pédagogique qui fait qu’ils sont faits pour donner à penser en s’amusant. Ils sont faits pour conduire les jeunes gens à réfléchir sur le même et l’autre dans un rapport de réciprocité. La réciprocité comme rapport du même à l’autre indique que c’est dans la différence construite en identité pour le soi et dans la relation à l’autre que se trouve la réalité ontologique de l’homme en société. Cette quête de soi en parcours de reconnaissance et d’acceptation de l’autre se pose comme un « témoignage de l’humain à l’humain » avec comme finalité de s’entre-légitimer pour une vie épanouie.

Lieu de formation des idées et de formatage des mentalités, cadre de déploiement de l’esprit critique, la culture se détermine comme le champ de conception de tout projet social visant l’intérêt de la collectivité et le bien-être des individus. Elle se dispose comme un socle inébranlable permettant d’asseoir le factuel sur le conceptuel pour sa légitimation et sa solidification. C’est pourquoi, un peu partout, pour ne pas dire partout dans le monde où il est question de développement ou d’émergence, le débat porte d’abord essentiellement sur le sol culturel à cultiver avec détermination. Analysant le développement dans ses origines occidentales et les possibilités de ses applications hors de son espace de conception, F. Sarr, souligne qu’ « Il est d’abord l’expression d’une pensée qui a rationalisé le monde avant de posséder les moyens de le transformer ». (F. Sarr : 2016, p. 21). Cela laisse entendre que le développement est l’histoire d’une pensée articulée, d’une culture élaborée avant d’être un projet économique.

Nous pensons que les leaders africains, qu’aucun emprunt culturel ne semble effrayer, pourraient avoir de la réussite sur ce chantier important, réel ou feint, de l’émergence en cultivant et en amenant les peuples à cultiver, de manière innovante, l’espace de la culture « endogène ». Au-delà des clichés dévalorisants qui font voir l’Afrique comme un espace vide de toutes cultures pouvant féconder ou accompagner le progrès, ce continent, à considérer les analyses des Cheikh Anta Diop, Kwame Nkrumah, Ki-zerbo, etc., est l’un des plus importants creusets culturels du monde. On y rencontre de brillantes cultures que les pays occidentaux, animés du désir légitime de suprématie, ont disqualifié en les taxant de pratiques incohérentes. C’est ce qui se lit dans les textes de Ki-zerbo procédant à la valorisation de la culture endogène comme substrat à tout auto-déploiement de soi qu’on appelle développement. Pour arrêter ce qu’il appelle « la débâcle de la conscience nègre », J. Ki-zerbo (2011, p. 10) apprend au Noir que « l’Afrique a enfanté la civilisation humaine durant la plus longue période de l’histoire du monde (…). La mère de l’Égypte, c’était la Nubie et ses prolongements anté-sahariens ». L’Occident, avec des auteurs comme Hegel, a maintenu cette importante civilisation dans la méconnaissance en faisant passer l’homme-africain pour un barbare incapable de cohérence.

Le plus pernicieux et le plus affligeant dans cette situation n’est pas que des hommes venus d’ailleurs, notamment les Occidentaux, dénient toutes cultures humaines à l’Afrique, mais de réussir à mettre les Africains eux-mêmes en situation d’admettre cette incongruité. Les Africains qui n’ont aucun intérêt à cette dénégation semblent cependant bien s’en accommoder à en juger par leur empressement à se dire « évolués » parce qu’ils sont dans la proximité de la culture occidentale et le plus loin possible de la leur, c’est-à-dire d’eux-mêmes. L’éloignement de soi d’avec soi et la proximité d’avec l’autre sont désormais les deux pôles qui délimitent et déterminent l’espace culturel des Africains. Généralement en manque de repères internes pour s’orienter, ils espèrent en l’autre comme voie de leur salut. A. Kabou (1991, p. 144) faisait déjà le constat de l’importance de la dimension culturelle du développement en indiquant que « l’obstacle majeur au développement en Afrique (…) est d’abord de nature mentale ». C’est justement là l’un des succès cyniques des Occidentaux de réussir à séparer l’Africain de lui-même en le coupant de sa culture pour lui en donner une, dont il ne peut se servir sans recourir à leurs valeurs culturelles dans la dénégation des siennes propres. Cette culture occidentale empruntée est presqu’impropre au développement de l’Afrique parce qu’inappropriée à l’expression en profondeur de son être. Ainsi, pour quitter le sous-développement vers l’émergence, il faut s’affranchir convenablement de la servitude culturelle ; ce que K. A. Molefi (2011, p. 8), dans l’avant-propos à Religion et Renaissance Africaine d’Ama Mazama, appelait le « système d’oppression culturelle », qui constitue une entrave à l’autopromotion de soi.

Les Africains d’aujourd’hui, à l’instar des Grecs de l’Antiquité, ont compris que l’appropriation de la science, de la technique, de la technologie, des outils modernes de savoir est capitale pour avoir un peuple éclairé par la connaissance et ayant confiance en ses capacités de création. Mais, au contraire des Grecs antiques qui le faisaient dans leur culture, les « intellectuels » africains, dans une sorte de contagion négative, ont réussi brillamment à s’approprier tous les éléments d’indécence de la culture occidentale en montrant dans le même temps une solide immunité à l’égard des grandes valeurs qui ont servi de terreau à l’éclosion du développement de l’Occident. Partis en voyage initiatique « au pays des Blancs » à la recherche du savoir par quoi l’homme affirme la rationalité de son humanité, les Africains en sont revenus, pour la plupart, avec une mentalité plus foncée qu’au départ. En d’autres termes, ils sont revenus défigurés et méconnaissables, car rien dans leur être ni dans leur manière de se déployer ne peut inspirer une positivité dans la société d’origine pour laquelle ils sont censés avoir effectué ce parcours initiatique. C’est l’exact opposé de ce qui s’observait dans l’Antiquité où les Grecs avaient su se comporter en abeilles. Ils venaient dans les temples égyptiens, à l’image des abeilles dans les champs, prendre la matière première du savoir chez les prêtres.

Comme l’abeille qui repart à la ruche pour traiter le nectar prélevé dans les jardins pour obtenir du miel qui devient sa « marque déposée », les Grecs, de retour dans leur patrie, modèlent ce qu’ils ont reçu des Égyptiens avec un génie créateur qui leur est propre de sorte à donner à l’humanité des disciplines comme la Philosophie, les Mathématiques, l’Astronomie, etc. À l’inverse, « intellectuels » africains se réduisent à reproduire les déchets culturels des Occidentaux au terme de cette quête du savoir au pays du Kaydara blanc. Est-il possible d’espérer l’aboutissement de l’émergence politiquement chantée et dansée au bout d’une telle démarche intellectuelle ?

Dans la communication en société, la bonne réception du message est en partie liée à la qualité de l’énonciateur et des exemples exploités ; et, en la circonstance, le meilleur exemple est toujours le sien propre. Autrement dit, il faut toujours tenir un discours par l’exemple, lequel exemple doit servir de modèle à ceux qui écoutent. Les dirigeants des États informels d’Afrique, en général, ne donnent pas l’exemple mobilisateur attendu d’eux. Dans ces conditions, il est indubitablement improbable de pouvoir allier le peuple aux projets définis, ce peuple dont ils se jouent à volonté. Comme en rend compte P. Hountondji (2000, p. 186.), le dirigeant africain, aux allures du prince de Machiavel, au moment même où il magnifie « le peuple comme source ultime de sa propre légitimité, s’emploie par tous les moyens à le bâillonner et à se soustraire de son contrôle ». Il y a ce qu’il dit, ce qu’il vit et ce qu’il fait vivre aux autres. Il dit généralement faux, et d’un faux intentionnel dans lequel il s’égare lui-même en pensant n’égarer que les autres. Il a une attitude de fausse ruse qui éconduit la jeunesse, confisque impudiquement les libertés politiques des citoyens, viole massivement les droits de l’homme, organise méthodiquement la corruption et cultive rationnellement l’impunité dans une indignité assumée. En parlant de la sorte, nous ne nous lamentons pas. Nous interpelons seulement la conscience africaine avec l’inspiration fécondante des Cheikh Anta Diop, Kwame Nkrumah, Molefi Kete Asante, etc. pour qui il convient de relever l’Afrique avec les valeurs culturelles locales.

Dans une actualisation renouvelée de leur message de recentrement de soi, nous disons que l’émergence exige d’abord la naissance d’un Africain culturellement différent, véritable agent prométhéen d’une nouvelle civilisation du progrès.

Les trois paragraphes qui précèdent contiennent les éléments caractéristiques auxquels se reconnait un État informel. Mais, à l’occasion du chantier de l’émergence qu’ils viennent d’ouvrir, les États informels d’Afrique pourraient utilement s’inspirer des exemples de réussite du Japon développé et de la Chine émergente qui ont su descendre en eux-mêmes pour trouver au plus profond de leur culture nationale le catalyseur de leur succès socio-économique. Cela pourrait leur permettre de se redresser et se surpasser afin de devenir formels.

2. L’ÉMERGENCE PAR LA CULTURE ET LES HOMMES

2.1. L’exemple fécondant du Japon développé

Le Japon, un pays d’Asie, sans grandes ressources naturelles, réussit son développement là où d’autres plus nantis d’Amérique et d’Afrique peinent (échouent sans chercher véritablement à s’expliquer cet échec). Ce pays a vite compris que les sociétés humaines se transforment de manière organique en s’instituant d’abord dans leurs imaginaires qui, selon le mot de F. Sarr (2016, p. 12), « sont les forges desquelles émanent les formes qu’elles se donnent pour nourrir la vie et l’approfondir, hisser l’aventure sociale et humaine à un autre palier ». Dans un deuxième mouvement, il comprit que c’est en investissant les imaginaires collectifs des autres peuples du monde de sa version du progrès humain que l’Occident a réussi à se poser comme le modèle de développement à suivre. Dès lors, la conversion de la plupart des nations à la passion du développement à l’occidentale est une œuvre réussie de négation de la différence. Cette négation de la différence est ce que le Japon a évité en initiant un autre possible, la possibilité pour lui de se développer sans se renier, c’est-à-dire en restant différent.

En partant de l’idée que la vraie colonisation et la plus pernicieuse est la colonisation intérieure qui est de cesser d’être soi-même, c’est-à-dire aliéné, le Japon a travaillé à déloger l’Occident du siège culturel qu’il a établi sur le monde. Ainsi, dans son ardeur intellectuelle à apprendre des autres, il s’est gardé de se perdre dans l’expérience des Occidentaux qui l’ont inspiré. Il s’est acharné à apprendre de l’Occident pour mieux être japonais. Il a cherché et trouvé en Occident les moyens technoscientifiques de son développement sans pour autant s’occidentaliser. Autrement dit, le Japon est allé vers l’Occident pour devenir japonais. Mais, cela ne se fait pas naturellement ni gratuitement. Il se fait au prix de grands efforts de préservation de soi dans soi et à partir de soi.

Le Japon a trouvé dans la culture le lieu de résistance de son identité nationale sur quoi s’appuie son développement. Cette culture, selon le professeur S. Abiko (21 mars 2015), est assise sur le Confucianisme comme socle immatériel qui a aidé le pays à se sauver spirituellement et matériellement de la double colonisation intérieure et extérieure. L’expérience existentielle japonaise qu’on pourrait appeler du nom de Japonité n’est pas sans rappeler l’Ivoirité autour de quoi et avec laquelle les Ivoiriens se sont brouillés avec eux-mêmes dans la mort des décennies durant.

Les Japonais ont compris dès le départ que le développement n’est pas un simple article d’importation, mais une véritable exigence intérieure de transformation de soi. Ils acceptent de reconnaître qu’ils souffrent d’un retard technologique, économique, politique et social. Comme l’attestent les études d’A. Peyrefitte (1995, p. 281-282), ils

n’essaient pas d’en imputer la responsabilité aux méchants Occidentaux (…). Ils l’assument, comme venant du plus profond d’eux-mêmes, et donc comme pouvant être corrigée par eux-mêmes et par eux seuls. Mais ce retard ne sera pas comblé par une entrée en dépendance. Ils voudront eux-mêmes remettre les pendules à l’heure, à leur heure, (…)

À partir du protectionnisme culturel japonais, nous pouvons véritablement comprendre que les Africains sont en souffrance aujourd’hui de ne pas être un, mais d’être deux, c’est-à-dire un être-africain en perdition et un être-européen non encore constitué qui se dichotomisent. C’est à cette dichotomie qui fait de la vie des peuples africains une aventure ambigüe, comme le dit le Sénégalais C. H. Kane (10/18, 1961), que répond le Japon par sa culture à fond de confucianisme. L’exemple du Japon montre ainsi que la condition essentielle d’un développement réussi est d’être toujours en perpétuelle négociation avec soi-même et avec les autres dans la construction de son identité qui définit les hommes comme des êtres libres capables de porter l’indépendance.

2.2. Le cas fascinant de la Chine émergente

Le terreau sur quoi a poussé l’émergence de la Chine, chef de file des pays émergents constitués en BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), est le culturel avec le Confucianisme comme socle. Le fond de l’allocution de Z. Ming (2015, p. 4), Vice-ministre des Affaires étrangères de la République Populaire de Chine à la Conférence Internationale sur l’Émergence de l’Afrique, tenue à Abidjan (Côte d’Ivoire) le 18 mars 2015, le manifeste fort bien :

Beaucoup d’amis étrangers voudraient savoir quelle est la recette du succès de la Chine, qui a réalisé des changements prodigieux en passant d’un pays à peine debout à un pays émergent. La réponse est simple : elle poursuit fermement une voie de développement adaptée à ses réalités nationales.

Confucius, parrain culturel et spirituel de la Chine, encourage l’être-homme par le savoir, la culture. L’homme est sa culture. Il a ce qu’il est par la culture et ce qu’il est fait qu’il peut être autrement sans nécessairement devenir un autre dénaturé.

Les familles chinoises, par devoir moral et pour être en accord spirituel avec elles-mêmes, s’adossent aux enseignements de la philosophie de Confucius pour devenir des actrices importantes du système éducatif du pays après la Province et l’État central. Comme on peut l’apprendre chez le professeur Chu de l’Université de Shanghai (19 mars 2015), environ 24% du budget familial sont consacrés à l’éducation de l’enfant unique considéré comme le plus grand facteur de développement du pays. Ce qui veut dire, pour emprunter à J. Ki-zerbo sa charmante formule, « on ne développe pas, on se développe ». Autrement dit, l’homme qui développe est la réalité même à développer. Il est à la fois le sujet développant et l’objet du développement. C’est pourquoi, il est indépassable et son rôle indispensable dans tout processus de développement. Il est au cœur de son propre développement qui devient un auto-développement. Ce rôle important que tient l’homme dans la transformation qualitative de son existence se lit également chez A. Peyrefitte (1995, p. 37) qui dit que tout peuple se développe lui-même ; « il ne développe pas d’autres peuples. Tout au plus peut-il contribuer à favoriser chez eux les conditions secondaires du développement ». Ce qui veut dire que la substance a toujours de quoi se faire cause. Et d’attendre d’être l’effet des autres comme causes, l’on se condamne à ne pouvoir être une cause causante

Les Chinois qui l’ont compris ont fait de l’homme et de sa culture les facteurs essentiels de leur émergence en créant un lien très fort entre l’éducation et l’économie. Ce qui a pour résultat de faire que « la Chine, avec moins de 9% des terres arables du monde, a su non seulement nourrir 22% de la population mondiale, mais aussi améliorer considérablement le bien-être de sa population ». (Z. Ming : 2015, p. 2). Le capital humain est le plus précieux d’entre tous les capitaux malgré l’importance reconnue des autres. C’est pourquoi le milliard et plus de Chinois peuvent vivre et faire vivre le reste du monde avec 9% de terres cultivables. L’éducation a joué et joue un rôle de première importance dans l’émergence de la Chine qui en fait sa priorité nationale. Selon les propos du professeur Chu (19 mars 2015), « 4% du produit national brut lui sont consacrés ». L’éducation y fait pousser l’économie : économie de l’État, économie de la famille et la situation financière de l’individu.

L’exemple chinois permet de comprendre que l’Afrique n’a pas connu un réel développement depuis les indépendances pour n’avoir pas investi sérieusement et convenablement dans le capital humain dont l’importance est à peine soupçonnée. Les États informels d’Afrique n’accordent un réel intérêt qu’aux secteurs dits rentables. Ainsi, pour n’être pas un secteur économique pourvoyeur de recettes fiscales, l’éducation est abandonnée à elle-même par des dirigeants africains pourtant satisfaits d’eux-mêmes d’être bien formés dans de prestigieuses universités et écoles occidentales. C’est à croire même que le projet de liquidation de l’école est en cours d’élaboration, encombrante qu’elle est devenue pour les États africains de moins en moins aptes à la supporter. Même si l’économie est importante, elle ne suffit pas à elle seule à faire émerger un État. Pour dire les choses à la manière de F. Sarr (2016, p. 27), « une civilisation ne s’épuise pas dans des valeurs matérielles, ces dernières sont complétées par des valeurs spirituelles qui lui confèrent un sens. Emerger, c’est alors élaborer des projets de sociétés qui répondent aux besoins matériels des individus, mais aussi à leurs besoins culturels et spirituels ». Il faut ainsi à l’Afrique de pouvoir articuler les relations entre les différents ordres culturel, social, économique, politique pour créer un nouvel espace de significations et une nouvelle échelle de valeurs fondés sur la culture locale. C’est cela l’un des sens profond de l’émergence comme le fait de construire des États qui font sens pour ceux qui les habitent.

Au bilan, les exemples satisfaisants du Japon développé et de la Chine émergente montrent la culture locale et l’éducation des hommes comme les facteurs essentiels qui fécondent l’économique pour produire le développement. À partir de ces exemples, nous entendons inviter les Africains dans le sens de l’Afrocentricité qui fait une promotion consciente de l’être-africain. Pour K. A. Molefi (2003, p. 182), « il est tout à fait juste de considérer qu’aucune autre vérité n’est davantage nécessaire au progrès intellectuel, politique, économique, et culturel du monde que l’immersion des Africains dans les eaux de la renaissance culturelle ».

C’est sur cette renaissance culturelle que l’émergence va prendre son essor avec la conviction inébranlable que l’Afrique a un présent et un avenir que des hommes à la hardiesse raisonnée sont prêts à façonner.

3. LES ENSEIGNEMENTS DES EXEMPLES DES AUTRES ET L’ÉMERGENCE DE L’AFRIQUE

À défaut d’avoir son Confucius comme au Japon et en Chine, l’Afrique doit se délimiter une zone culturelle de reconnaissance de soi comme entité autonome. Les exemples du Japon et de la Chine qu’irriguent des emprunts faits à l’Occident inspirent un double axe de compréhension théorique. Le premier est l’idée que l’esprit riche en lui-même trouve toujours à l’extérieur de quoi se construire. La traduction de cette idée se trouve dans le concept de multiculturalité qui se rapporte à une évolution sociale qui est liée à la perception des identités que l’on porte au sein de la société. La diversité culturelle à laquelle elle renvoie correspond aux différents modes de vie observables dans les groupes humains. En suivant les analyses de S. G. de Latour (2009, p. 11), il est perceptible que

les diverses formes prises par la multiculturalité des sociétés modernes suggèrent que l’évolution sociale dont il est question procède autant de changements structurels (mondialisation des migrations, modernisation économique, libéralisation sociale, démocratisation politique, etc.) que d’une modification profonde des mentalités et de la sensibilité morale  des peuples (…).

La différence culturelle a acquis dans le monde moderne le statut de nouvelle norme sociale et politique, chose à laquelle l’Afrique ne saurait se soustraire.

Le second indique, qu’au fond, il n’y a pas de cultures qui soient impropres à porter le développement. En son sens étymologique même, développer s’oppose à enrouler, envelopper. Il s’agit de faire croître, de dérouler, de déployer. Ainsi, on ne développe que ce qui est déjà là, latent, en potentialité. Développer, c’est alors dérouler « les éléments latents dont on vise l’accomplissement. Mais, se réalise-t-on pleinement sous le mode de l’imitation, de la greffe et de l’extraversion ? (F. Sarr, p. 24). Cette question que pose Sarr en inclusion de sa propre réponse montre que toute culture est apte à porter l’émergence et à conduire le développement à sa façon, car toutes les cultures répondent, quoique de manières différentes, à des conditions données de l’existence humaine. C’est pourquoi il convient de revenir aux questions majeures posées par J. Ki-zerbo (2010, p. 84) pour leur porter une attention vigilante : « Modèle américain ou référence japonaise ? Comment infrastructurer notre culture pour l’assurer par-delà les siècles ? » Pouvoir infrastructurer la culture, voilà le vrai nœud que le projet d’émergence doit viser principiellement dans les États informels d’Afrique.

L’être de l’émergence dont il est question ici n’est pas du même ordre que celui du champignon qui pousse de façon inexpliquée, et quelque temps après, disparait de manière tout aussi inexpliquée. L’être de l’émergence des États informels d’Afrique doit s’enraciner dans l’être intime des peuples. Pour avoir une bonne entente de ce que nous voulons exprimer, il faut commencer par éprouver l’émergence en son sens métaphysique d’un intérieur qui passe à l’extérieur de soi ; l’intérieur ne pouvant satisfaire son sens d’intérieur qu’en se révélant comme extériorité. Autrement dit, on ne peut mieux se dévoiler en tant qu’émergence qu’en prenant bien soin de s’intérioriser véritablement. En ce sens, une chose ne peut émerger qu’à la condition de se rassembler en soi d’abord, d’aller à son propre fond intime. Ce qui émerge, c’est ce qui a pris le temps de descendre en soi, de murir et d’éclore. Emerger, c’est être le même en variation de soi comme autre ; c’est être le même comme autre dans l’enracinement de son agir dans la culture. La mise en valeur de cette ressource immatérielle qu’est la culture répugne à une répétition mécanique du déjà-vécu ou du déjà-vu ailleurs. A reprendre à son compte le déjà-vécu ou le déjà-vu ailleurs, on dispose son être à être de l’avoir été à la substance déjà essorée. Dès lors, l’on ne peut pas être l’être qu’on aspire à être, mais le présent évanescent du passé évanoui ou en voie d’évanescence des autres qui se renouvellent dans un mouvement continu. 

Le diagnostic « clinique » que F. Sarr fait du développement ajourné ou différé de l’Afrique aboutit à l’idée que c’est d’un déficit « d’une pensée et d’une production de ses propres métaphores du futur que souffre le continent africain. L’absence d’une téléonomie autonome et endogène, résultant d’une réflexion propre sur son présent, son destin et sur les futurs qu’il se donne ». (F. Sarr : 2016, p. 12). Pour éviter de se constituer en duplicata des autres, le passé doit être revisité afin de fournir au présent es rudiments d’une existence plus sensée. Il est question, pour eux, de se revoir en profondeur en portant un regard nouveau sur les cultures locales afin de les présenter, non pas en spectacle aux autres, mais comme de véritables catalyseurs de l’émergence, comme sol de crédibilité qui puisse fonder le développement. En d’autres termes, les Africains ont à appréhender autrement, mais d’un autrement rigoureux, le patrimoine culturel traditionnel que les ancêtres ont laissé en  héritage qualitatif inquantifiable. Ce regard scientifique est rendu nécessaire par le statut même de la culture qui se donne à voir comme un « texte » qui ne prend sens que dans les lectures qui en sont faites. La valeur de la culture ne se dissocie pas de l’art de l’interpréter, c’est-à-dire de l’herméneutique. « Ce qui donne à l’interprétation tout son champ, toute sa carrière, c’est le principe que le sens est toujours caché, voilé. Il faut lever le voile, dévoiler le sens ». (S. Agacinski : 2005, p. 52). L’interprétation suppose ainsi que le discours proféré ou le texte écrit signifie autre chose que ce qu’il dit littéralement.

Les cultures africaines, comme les Prophètes, parlent toujours par énigmes, par allégories, par symboles, par métaphores, qui sont autant de voiles à « déchirer » pour voir ce qu’ils couvrent. En elles, le sens, comme la vérité, ne se donne jamais directement. Pour ces cultures, ainsi que le théorise le Kaïdara (A. Hampâté Bâ, 1978), les contenus et les personnages des discours n’ont pas simplement des déclinaisons physiques. Ils appartiennent à un monde de symboles, d’allégories dont la présence se fait visible sur le style de Dembourou, Hamtoudo et Hamadi en parcours initiatique vers le pays de Kaïdara, le proche et le lointain. Kaïdara lui-même n’est-il pas le nom initiatique de la connaissance accomplie en l’homme ?

L’héritage culturel ancestral, s’il est interprété de manière valorisante, peut permettre de valoriser en retour les hommes qui s’y identifient. Par contre, s’il est approché avec une grille de lecture péjorative, il déprécie la vie humaine dont il est la manifestation. Ainsi, bien valorisé, il conduit à se dynamiser afin de se retrouver en soi. Il s’agit d’un dépassement de soi vers soi-même amélioré aboutissant à ce que A. Mazama (2011, p. 16), exploitant M. K. Asante, appelle « l’estime culturelle ». Cela porte à saisir que sans une conscience de soi mobilisant la mémoire, la créativité et l’engagement volontaire à se surpasser, l’Africain s’enlise dans l’insignifiance. La revalorisation culturelle de soi fait sienne les principes directeurs de l’utopie qui regarde l’existence commune comme une promesse de vie. Une telle approche positive de soi permet d’éviter le triste spectacle que déplore E. Mveng (1996, p. 65) qui est pour les peuples africains de perdre « jusqu’à la conscience d’être des acteurs de leur propre destin ». Il y a lieu de reprendre ce destin en main en se nettoyant de toutes les négativités historiques qui ont atrophié son âme et l’empêchent d’atteindre sa véritable plénitude.

Le projet d’amener l’Afrique à prendre en main son destin est celui des théoriciens de l’Afrocentricité. L’un des principes cardinaux de cette théorie consiste, selon K. A. Molefi qui l’a élaborée (1998, p. 45), à considérer les Africains comme des agents au service de l’Afrique, et non plus comme la périphérie fertilisante des autres. En tant que théorie opératoire, l’Afrocentricité refuse les bases anciennes de représentation de l’Africain en faisant la promotion « d’une approche intellectuelle fondée sur la centralité de l’expérience africaine ». (A. Mazama : 2003, p. 224). Elle cherche à changer le rapport de l’Africain à lui-même et à son histoire. En appelant à une restauration du projet culturel africain dans son intégralité, l’Afrocentricité veut mettre fin à cette aliénation qui fait que, comme l’écrit A. Mazama (2003, p. 160), « les intellectuels africains continuent à tenir un discours largement sous-tendu et alimenté par une idéologie de la soumission ». Cette idéologie de la soumission est faite d’un reniement complexé de soi.

L’un des modes d’être satisfaisants du soi amélioré que poursuit l’Afrocentricité est l’émergence qui se montre comme la manifestation hors de soi de son soi profond, l’extériorisation visible de son intériorité substantielle. Il s’agit d’une projection spatio-temporelle de son identité comme immanence intérieure par quoi on peut avoir un être-au-monde, une présence dans le monde. Le désir d’identité est, en son essence, une quête de visage, lequel visage nous rend visible à l’extériorité en nous rendant présents à nous-mêmes. C’est avec un visage identifiable que l’homme arrive à sa propre reconnaissance, c’est-à-dire à prendre conscience de soi-même, de son être-là au monde et parvient à la reconnaissance de l’autre-être. La reconnaissance de l’autre commence ainsi par l’acceptation de soi et sa reconnaissance personnelle en tant que conscience libre.

En son acception la plus courante, l’émergence apparaît comme une étape intermédiaire entre deux modes d’être dont l’un est le sous-développement et l’autre le développement. C’est un point de passage entre un pôle moins et un pôle plus, entre le moins-être et le mieux-être, entre le mal-être et le bien-être. Pour dire les choses avec un accent moins métaphysique, nous avançons que l’émergence élève du sous-développement au développement. Elle ferme au sous-développement pour ouvrir sur le développement. Mais, selon l’approche d’A. Peyrefitte (1995, p. 289), le développement relève du « miracle », et de préciser que

les miracles de type religieux sont de l’ordre de la foi en Dieu. Les miracles du développement reposent sur la confiance faite à l’homme. [Il s’agit précisément de] la confiance des membres d’une société les uns dans les autres et de tous dans leur avenir commun.

Le développement en tant que « miracle » est fondé sur « l’éthos de confiance » qu’A. Peyrefitte (1995, 4eme page de couverture) définit comme une disposition d’esprit qui bouscule les tabous traditionnels pour favoriser l’innovation, la mobilité, la compétition, l’initiative rationnelle et responsable. Cet éthos de confiance n’exclut aucun groupe humain. Mais, les Africains ne s’en excluent-ils pas de par leur manière d’aborder l’émergence aujourd’hui ? Les politistes africains ont-ils pu percevoir l’infrastructure conceptuelle qui sous-tend les infrastructures matérielles auxquelles ils semblent réduire l’émergence ? Ont-ils pris la précaution préalable d’asseoir l’infrastructure conceptuelle avant de poser les infrastructures socio-économiques comme l’ont fait les Occidentaux dans leur procès de développement ? La qualité des réponses à ces questions, qui se rejoignent dans leur sens, est à prendre comme un indice de vérification de la validité des discours politiques sur l’émergence en Afrique.

Une analyse rigoureusement serrée de l’approche politique de l’émergence en Afrique aboutit à la saisie d’un écart entre elle et le sens conceptuel du mot. Cela veut dire que la politique de l’émergence menée dans les Etats informels d’Afrique ne cadre pas tout à fait avec le sens du mot. En effet, en Afrique, la conception de l’émergence dans l’espace politique ne semble pas être l’aboutissement d’une conception suffisamment élaborée de la vie. On n’y sent pas une vision organiquement articulée entre le politique, le social, l’économique et le culturel comme le veut l’essence et le sens du concept d’émergence. Dans la démarche et la perspective de l’émergence réelle, le Tout possède davantage de possibilités que la seule somme de ses parties. Cette idée d’inspiration gestaltiste montre à suffisance que le Tout est différent et plus riche que la somme des parties. La différence essentielle tient à ceci que le Tout est organique dans son être et l’ensemble des parties additif sur le modèle mathématique des ajouts. Cette approche organique et holiste de l’émergence n’est pas sans rappeler la conception panafricaine du développement de l’Afrique chez Nkrumah qui élabore la théorie du Consciencisme philosophique pour favoriser la reconnaissance de toutes les identités traditionnelle, religieuse, raciale, langagière qui constituent la société africaine à unir en un Tout consistant. (K. Nkrumah : 2009, p. 98).

Le constat est que, dans l’émergence, telle qu’envisagée par les États africains, chaque élément de ce Tout, nécessairement organique, est pris et traité comme le tout de ces éléments avec un fort accent mis sur l’économique. L’émergence, telle que conçue ici, est en équation arithmétique avec la croissance économique. Dans un langage mathématique, on pourrait dire qu’émergence est égale à croissance économique en constante amélioration de ses indicateurs de performance. Elle se départit de son versant socio-culturel, jugé purement littéraire, pour s’arrimer à son seul aspect strictement matériel et chiffré. Le chiffre économique est ce qui a un sens désormais dans le quasi rejet de tout autre chose. L’impératif de réussite de l’émergence recommande d’adopter une nouvelle méthodologie d’approche visant à la promotion d’une démarche qui débouche sur une approche globale. Car, l’émergence économique, fort unidimensionnelle, ne saurait conduire au développement qui est son horizon. Il faut relever, à ce niveau de notre parcours, que l’émergence ne pourra advenir que comme convoquée par la renaissance culturelle africaine qui, seule, peut la fonder. Mais, comme prévient A. Mazama (2011, p. 11), « … peu importe l’énergie dépensée pour affirmer la Culture Africaine, cela ne servira à rien si nous ne nous réapproprions pas aussi les valeurs culturelles africaines ». Autrement dit, la renaissance culturelle souhaitée est l’autre nom de la conversion intérieure, du changement de soi-même.

Les exemples de projets d’émergence sont légion en Afrique aujourd’hui. Des  chronogrammes sont établis dans les Etats. La Côte d’Ivoire planche sur 2020, le Benin sur 2025, le Sénégal sur 2030 et ainsi de suite. Cette programmation semble relever plus du décret présidentiel que d’une aspiration à réaliser réellement. Tout laisse penser que nous sommes en présence d’une idéologie de circonstance sans lendemain, car les dirigeants ne créent pas l’environnement politique et social requis permettant aux individus d’avoir une relation positive à eux-mêmes. Ce qui fait que, dans la pratique politique, l’émergence est en déphasage avec son sens conceptuel intrinsèque. C’est cet écart par rapport à la norme qu’il faut corriger par des moyens intellectuels dans les rendez-vous du savoir comme l’occasion de ce colloque. Dans ces espaces, le concept d’émergence a le temps de se retrouver dans sa fraicheur matinale de ses débuts pour se déployer dans la souplesse fécondante du discours qui sait courir vers l’essentiel. Encore, faut-il que le politicien puisse s’éloigner de la clameur constitutive de l’ambiance de l’espace public pour se retrouver en lui-même dans la sérénité intérieure qui favorise une écoute de qualité pour bien intuitionner le message conceptuel. S’approprier le message conceptuel de l’émergence, cela veut dire entrer dans son intelligence en vue de l’appliquer dans le sens d’obtenir des résultats positifs.

Conclusion

Que la culture soit le lieu de tissage de la substance de l’homme, cela est su des philosophes. Sans discontinuer, elle demeure toujours cela même par quoi l’homme continue de remplir à satisfaction son concept d’être d’évolution permanente. A travers le monde, des pays développés ou émergents en donnent témoignage par leur advenu qui tiendrait du miracle, pour utiliser le vocabulaire d’A. Peyrefitte. Parmi ces Etats, nous avons choisi de nous intéresser au Japon et à la Chine.

Les exemples satisfaisants du Japon et de la Chine montrent la culture locale et l’éducation des hommes comme les facteurs essentiels qui fécondent l’économique pour produire le développement. L’action des promoteurs africains de l’émergence doit aller dans ce sens pour donner un sens à l’espoir que Z. Ming (2015, p. 4) place en l’Afrique : « Nous sommes conscients qu’à notre époque, l’émergence de l’Afrique contribue à la prospérité de la Chine et à celle du monde. Si l’Afrique tombe malade, la Chine en souffrira et même le monde devra se faire soigner ».

Si l’Afrique n’a pas réellement l’intention d’émerger, elle doit le faire, non plus pour elle-même, mais par humanisme et par devoir de solidarité au reste du monde auquel elle doit épargner la souffrance. Mais, si elle a vraiment la ferme intention d’émerger, s’il ne s’agit pas d’une émergence feinte, elle doit aussi savoir la reposer sur la culture endogène à même de bien l’endosser. Mais, émerger, ce n’est pas reproduire une nouvelle fois le même exemple chinois ou engendrer un retour du même japonais. Dans la répétition, il (n’y a pas de place) il y a place pour l’originalité. L’émergence est alors à penser comme une création de soi à partir de soi, c’est-à-dire qu’elle doit être la voie qui mène à soi. C’est en créant à partir d’elle-même que l’Afrique peut tracer son propre chemin de développement la conduisant à la souveraineté de soi, à redevenir sa puissance propre et sa lumière propre. Ce continent doit donc émerger de lui-même et à partir de lui-même, entendu que le meilleur masque qui convient à chacun est son propre visage.

Références bibliographiques

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LA CONSCIENCE ET LA RECONNAISSANCE DE LA COMPLEXITÉ COMME CONDITIONS D’ÉMERGENCE EN CONTEXTE D’ÉPISTEMOLOGIE POSTCRITIQUE

Auguste NSONSISSA

Université Marien N’Gouabi (Congo Brazzaville)

nsonssissa_auguste@yahoo.fr

Résumé :

L’univers du sens de la complexité, vu dans son horizon contemporain, devrait donc pouvoir faire fond sur la prise de conscience de la complexité et sa reconnaissance en contexte postcritique, en vue du bon usage des paradigmes. L’émergence est située entre contraintes épistémologiques, d’une part, et défis de l’incertitude ou de la difficulté, de l’autre. Alors que le monde contemporain se livre « à la recherche d’un monde meilleur », et la science contemporaine en quête des modèles de la découverte, comment peut-on ne pas reconnaître la complexité scientifique et éthique pour mieux vivre ensemble et créer les conditions de son émergence dans le monde d’aujourd’hui ?

Mots-clés : Complexité, Émergence, Reconnaissance, Reliance, Repli, Science, Tolérance.

Abstract :

The universe of the sense of complexity, seen in its contemporary horizon, should therefore be able to build on the awareness of complexity and its recognition in post-critical context, with a view to the proper use of paradigms. Emergence is situated between epistemological constraints, on the one hand, and challenges of uncertainty or difficulty, on the other. As the contemporary world goes “in search of a better world,” and contemporary science seeks patterns of discovery, how can we not recognize the scientific and ethical complexity to live better together and create the conditions of its emergence in today’s world?

Keywords: Complexity, Emergence, Recognition, Reliance, Fallback, Science, Tolerance.

Introduction

Toute connaissance est reconnaissance. Mais il n’y a pas de « reconnaissance » sans « émergence ». Cet axiome justifie le choix de notre sujet de préoccupation par lequel nous avons pensé nous insérer dans l’économie globale de la thématique du colloque. En effet, par notre modeste voix, nous voulons, ici et maintenant, avec déférence, saluer les organisateurs de cette retrouvaille, pour avoir eu l’idée lumineuse d’organiser cette rencontre internationale qui fait honneur à l’Afrique et au monde, et ce, en contexte de « l’émergence », « mot-valise » pourrait-on dire, mais grevé d’une singulière actualité à l’ère de la « tribalisation du politique » (Maffesoli, 1992, p. 56.) : comment peut-on émerger ? Et moyennant quoi ? Nous avons choisi de méditer avec vous sur la critique de la systématicité dogmatique, d’une part, et sur la critique du repli-identitaire comme éléments d’émergence de la société ouverte et de « la rationalité ouverte », d’autre part. Parce que la dynamique de la science, qui plus, est la marche du monde nous font dire que l’humanité est toujours en quête de repères logiques, historiques, en conquête des valeurs morales et culturelles spirituelles. Quelles sont les conditions philosophiques que les individus se doivent de remplir pour émerger, et quels sont les défis de l’incertitude et de la difficulté auxquels l’esprit de notre temps est confronté? Cette question n’est pas de l’ordre de la séduction, mais de la conviction rationnelle. Celle-ci est d’autant plus profonde qu’elle s’inscrit dans l’horizon rationnel d’un monde humain qui mérite d’être refait. « Refaire les mondes », refonder les systèmes, pour ainsi dire, est l’expression chargée de symbole et de prospective qui ne consiste pas seulement à parler du « vivre-ensemble ». Il s’agit plutôt de lier « la parole et la cité » en pleine déliquescence d’une part, et de mener des enquêtes sur les fondements conceptuels de la théorie rationnelle de l’émergence pour la reconnaissance de la complexité épistémologique, d’autre part (E. Morin, 2004, p. 19).  Comment des considérations éthiques peuvent s’introduire en théorie de la connaissance » (S. Guèye, 2003, p. 60.). Notre méthodologie se veut transversale, en raison du problème épistémologique, (A. Nsonsissa, 2017, pp. 187-196) philosophique et éthique ou politique qui se pose. Ces axes majeurs structurent notre argumentation qui articule le sens épistémologique et éthique de la thématique mise en exergue.

1. Considérations polylexiques sur la théorie rationnelle de l’émergence

Ce qu’englobe le concept d’émergence varie considérablement selon les usages qui en sont faits par les épistémologues, les philosophes, les économistes et les politiques. Sans doute serait-il prétentieux de vouloir, dans ces conditions, donner une acception générique de l’émergence en général. Quand bien même on aurait restreint la problématique au cadre théorique de l’épistémologie contemporaine, la difficulté demeure parce qu’elle ne serait pas moins grande. Tout se passe comme s’il y avait identité et pluralité des émergences.

En revanche, quelques approches du concept mis en exergue regorgent d’allusions, d’insinuations même, et surtout de critiques qui indiquent avec certitude ce que nous cherchons, sinon ce qu’il faut entendre par émergence, du moins de quel côté il faut chercher véritablement le sens de ce qui est émergent, si on veut comprendre l’émergence par rapport au concept de développement et ses corollaires (D. Pimbé, 2009, p. 234).

On s’aperçoit que l’émergence est d’abord celle de l’apparition de la nouveauté selon T. Boa (2003, pp. 67-87). Les usages courants et généraux du mot « émergence » nous font dire qu’elle se prête tantôt à un verbe « émerger », tantôt à l’adjectif « émergent ». Mais la problématique de l’émergence se donne à comprendre historiquement et théoriquement, du moins entre le XVè et le XVIè siècle. Elle signifie la discontinuité apparente et la continuité réelle entre deux phénomènes contradictoires. C’est-à-dire que l’objet émergent est dans l’ordre de la continuité et que sa partie visible ou émergente passe un seuil délimité par le contexte de justification et le contexte de découverte de la mondialité (Bowao, 2004, p. 86). En effet, la notion d’émergence fait périodiquement figure d’intruse dans les sciences. A peine se croit-elle admise dans le nouveau « paradigme de la complexité » d’après Morin (1990, p. 146) qu’elle se manifeste dans les domaines comme la technique, la physique, la biologie, la géologie et la philosophie de la connaissance.

Son usage philosophique désigne des effets qui ne résultent pas « mécaniquement de leurs causes » (C. Z. Bowao, 2014. p. 56). L’émergence est non seulement ouverture, elle signifie de plus « nouveauté » et « fonctionnement ». Elle est de l’ordre de la dynamique de la science. On la  trouve chez Auguste Comte : « La philosophie des sciences d’Auguste Comte, distinguait  les faits émergents (les résultats qu’on ne peut pas exactement prédire à partir des conditions antécédentes de l’expérience) des faits « résultants » (prédictibles sur la base des conditions antécédentes). Il pensait que la tâche d’expliquer le processus d’engendrement des émergents, ou du moins de la caractériser mathématiquement, est une tâche scientifique » et éthique (Bowao, 2007, p. 40). L’émergence remet en question les sciences déterministes (M. Espinoza, 2006, p. 5).

Il en résulte que le principe de causalité est remis en question. Parce que les effets qui étaient proportionnels à leur cause, dans le paradigme classique, deviennent soient pervers, soient émergents. Plus même, il devient assez rare que les effets résultants de la cause le soient d’une seule cause. Autrement dit, tout se passe maintenant comme si les effets résultaient de l’action, pourtant conjointe, mais de plusieurs causes. Le calcul fait corps avec l’imprévu dans la mesure où l’effet ne suit plus strictement la loi de la composition des causes. L’émergence épouse la forme complexe de ce qui surprend, les propriétés d’un phénomène donné sont différentes de celles qui étaient préalablement additionnées. De l’homogénéité on passe à l’hétérogénéité. Les lois de l’émergence sont « hétéropathiques », selon A. Corbin (1988, p. 33), c’est-à-dire les régularités naturelles se montrent quelque peu rebelles à celles de la composition d’une chose à l’échelle physico-chimique. Ces lois justifient ce qu’il conviendrait d’appeler les effets « émergents ». Parvenu à ce niveau d’analyse, nous avons tout lieu de penser philosophiquement l’émergence. Daniel Pimbé n’en dit pas moins. Il la caractérise globalement au plan descriptif comme étant le fait qu’une chose sort d’une autre, sans que celle-ci la produise à la manière dont une cause produit nécessairement un effet.  Mais l’émergence laisse entrevoir des paramètres cachés. C’est en cela qu’elle indique en quelque manière la complexité lorsqu’elle épouse la forme de la crise de l’humanisme (C. Koné, 2007, p. 105-121).

En conséquence éthique (C. Koné, 2008, p. 33), on ne devrait pas y voir un code d’intelligibilité. Au-delà de cette considération générale sur l’émergence, nous avons choisi de penser les émergences sur « un mode relationnel » dont parle M. Bitbol (2010, p. 627). Ce qui est en jeu ici, c’est l’aporie des propriétés émergentes d’un système donné, le redoublement des propriétés émergentes et les relations émergentes. L’émergence s’applique à la catégorie de la vie. Elle peut se donner à penser comme une propriété, un état, ou un processus, radicalement nouvelle. L’émergence est ce qui surgit de quelque chose, soit une molécule, soit une cellule.  M. Bitbol (2010, p. 629) pense que « le concept d’émergence n’est vraiment opérant que dans le cadre conjoint d’une épistémologie normative de type transcendantal et d’une épistémologie naturalisée relationnelle (…) l’émergence porte sur l’apparition de propriétés et des lois intrinsèquement existantes à un niveau d’organisation supérieur ». La théorie rationnelle des émergences critique les différentes formes de réductionnisme ontologique, scientifique et méthodologique.

Autrement dit, un système émergent qui se veut transcendant et autrement transcendantal fait que  « les arguments réductionnistes perdent toute leur force » (M. Bitbol, 2010, p. 630). Les propriétés émergentes surviennent des propriétés intrinsèques capables de se déployer en interactions mutuelles. Puis, elles se complexifient dans la mesure où le monde dans lequel elles se déploient se prête à des processus qui se déroulent soit au bas niveau que l’on peut qualifier de « fondamental », soit au  niveau supérieur.

Toutefois, la notion d’émergence répond à une logique de complexité qui nous fait dire qu’elle épouse des formes « épistémique », « conceptuelle » et « computationnelle ». En effet, l’ancrage épistémique des émergences renvoie à l’action. Celle-ci est l’œuvre du sujet connaissant et agissant. Cette dimension est pragmatique parce qu’elle témoigne de l’implication du sujet agissant. De plus, M. Bitbol (2010, p. 630) déclare : « Dire que l’émergence est (purement) épistémique, c’est affirmer que les propriétés prétendument « neuves » du haut niveau d’organisation ne semblent telles que relativement à nos facultés limitées de connaissance perceptive ou expérimentale ». Il en résulte donc l’idée des limites internes et externes aux conditions de possibilités de connaître. Soit les limites viennent de ce que les apparences peuvent nous tromper, soit elles sont l’objet de l’application de la méthode scientifique dans l’étude des phénomènes complexes. Les imperfections des bases empiriques de la connaissance des systèmes émergents ont conduit à l’acceptabilité rationnelle des émergences de type « conceptuel ». Alors, pour M. Bitbol (2010, p. 631) « dire que l’émergence est conceptuelle, c’est considérer qu’elle résulte de l’analyse catégorielle ou linguistique à grands traits d’un tissu dense de réalité qui lui échappe en grande partie ». La conceptualité mise en évidence, ici, n’est rien moins que l’apport complémentaire du niveau théorique dans l’élaboration d’un système. Mais ce niveau est une des étapes des interprétations limitées de l’émergence. Il se verra complété par le niveau « computationnel », c’est-à-dire le fait « d’avoir constaté que les comportements du haut niveau d’organisation ne sont éventuellement déductibles du bas niveau d’au moyen d’un calcul pas à pas, élément par élément, de tous les processus microscopiques supposés les sous-tendre » (M. Bitbol, 2010, p. 631).

Cela étant posé, nous estimons que le niveau multidimensionnel de l’émergence n’est pas seulement caractérisé par la pauvreté des instruments théoriques et pratiques que nous mettons en œuvre dans la logique de l’intelligibilité des faits socio-économiques par exemple. Ce niveau est aussi et surtout caractérisé par le niveau de complexité des systèmes considérés. Autrement dit, l’émergence ne se dit pas uniquement au moyen de la dérivation du nouveau et du sens déchiffré à partir du « fondamental ». Parce que le méta-niveau d’une organisation « est théoriquement inattendu, bien que de façon microscopique il est calculable. Mais il ne s’explique pas de façon simple par les propriétés générales du bas niveau, mais il reste simulable par la prise en compte maximale de toute la complexité des processus individuels de ce niveau. On parle aussi dans ce cas d’émergence » (M. Bitbol, 2010, p. 631). Au-dessus d’une certaine échelle de complexité, l’émergence se donne à penser au niveau d’un équilibre instable. C’est ce que la théorie rationnelle de l’émergence tente de montrer au cœur d’une complexité à la fois épistémologique et méthodologique au moyen des exigences dialectiques et dialogiques comme conditions de possibilité du nouveau et du sens. C’est ce à quoi nous allons nous attacher maintenant.

2. La reconnaissance du paradigme de la complexité comme condition de l’émergence du nouveau et du sens aujourd’hui

Nous venons de donner quelques éléments de justification procédurale de la dialectique et de la dialogique comme exigences méthodologiques et épistémologiques de l’émergence.  « Pour entrer dans le XXIè siècle » (E. Morin, 2004, p. 9), il faut lier « complexité » et « émergence » au moyen de quelques principes d’intelligibilité de la pensée non classique (J. Gargani, 2012, p. 105). Cela tient, d’abord, du caractère transversal de l’émergence. Cela va s’inscrire dans le registre épistémologique de la complexité, parce qu’elle nous paraît être une des notions transversales que les philosophes mettent en relation avec les sciences. Là où il y a émergence de l’émergence, là aussi est la complexité. En effet, sa mise en vedette par ces derniers conduit à penser qu’elle est une idée mystérieuse, paradoxalement la plus séduisante, et la plus insaisissable même par les politiques surtout. C’est aussi une notion dont la pertinence théorique pour la philosophie contemporaine des sciences est la plus problématique, peut-être en raison inverse du rôle qu’elle semble jouer en métaphysique des sciences, en théorie de la connaissance, et enfin dans les tentatives éternellement recommencées de fonder une philosophie politique et sociale.

Le concept d’émergence semble revêtir, y compris chez E. Morin (1999, p. 9.) dont l’auguste patronage en matière « d’intelligence de la complexité » est immanquablement invoqué, plusieurs figures ou peut-être plusieurs usages qui ne se recoupent pas toujours, du moins de manière évidente, et dont chaque épistémologue de la complexité apprécient selon sa sensibilité. Les principes logiques, à savoir la pensée dialectique et la pensée dialogique s’offrent à notre interprétation comme le lieu de l’énonciation de l’émergence et de la reconnaissance. Ils se déchiffrent également comme l’espace d’intelligibilité où s’opère l’acte de penser le développement ou la logique de la conception du progrès moral et intellectuel. Comme le montre si bien G. W. F. Hegel (1962, p. 352): « On ne peut penser sans pensées, on ne peut concevoir sans concepts. On apprend à penser en recevant des pensées dans sa tête, on apprend à concevoir en y recevant des concepts. Pensées et concepts doivent être appris, de même qu’on apprend qu’il y a un singulier et un pluriel, trois genres, telles et telles parties du discours-ou même qu’on apprend le credo et le catéchisme ».

L’approche holistique de l’émergence se fonde sur deux principes fondamentaux : dialectique et dialogique. Le premier renvoie à la portée philosophique que Hegel lui donne. Historiquement, le principe dialectique remonte à Héraclite. Tout se passe comme s’il y avait de la complexité dans le principe dialectique. Voilà pourquoi penser la dialectique dans l’ordre du holisme revient à prendre à bras le corps un programme effrayant qui s’expose à des problèmes théoriques et pratiques délicats. La dialectique prend des formes. À preuve, il existe la dialectique des essentialités logiques, la dialectique du monde humain historique, la dialectique de la nature et de la société. Au-delà de cette pluralité se trouve l’identité de la dialectique comme principe d’intelligibilité de la réalité. Elle engage toujours du mouvement ascensionnel pour aller plus loin dans l’investigation des phénomènes sociaux, historiques et naturels. Qu’il s’applique à la connaissance des êtres et des choses, à l’histoire ou à la réalité, ce principe va à contre-courant de la pensée non contradictoire.

Le principe de la contradiction dispose que, de deux propositions logiques, l’une est vraie et l’autre est fausse. Cela étant, les deux ne peuvent pas être vraies en même temps et sous un même rapport. De fait, le principe dialectique admet la mouvance de la réalité, la contradiction entre les propositions, telle que la proposition universelle affirmative et la proposition particulière négative, vice versa. En dehors de cette forme de contradiction qui ressortit à l’analyse des propositions du carré logique, il est justifié d’évoquer l’un des principes dialectiques : le principe de la liaison universelle des phénomènes sociaux, économiques, culturels, spirituels, etc. Chez E. Morin (1990, p. 103). Il met à plat la vision « simplifiante » selon laquelle les phénomènes du monde sont isolés, c’est-à-dire sans lien évident et naturel les uns les autres. Le principe dialectique admet la liaison organique entre les phénomènes naturels. Ceux-ci se conditionnent mutuellement. Pareille exclusion mutuelle se fonde sur la réciprocité, la pluralité et la complémentarité des entités. Cela peut vouloir dire que les phénomènes naturels, culturels, historiques ne sont pas du tout cloisonnés. Par ailleurs, ils sont en connexion ou en « corrélation » (M. Veuille, 1987, p. 35.) des faits étudiés de manière à rendre possible, par exemple, le phénomène de la pluie qui, logiquement, tient de l’évaporation et de la condensation. Autrement dit, on peut expliquer dialectiquement le phénomène de germination à partir de celui de la pluie. C’est l’expression philosophique de l’émergence naturelle.

Conséquemment, le principe dialectique disqualifie les « momies » de la pensée qui tendent à caractériser les systèmes clos ou dogmatiques d’idées. Ces derniers tendent surtout à vouloir simplement les ressusciter, plutôt que de les critiquer ou les dépasser dialectiquement. Dans l’optique proprement hégélienne (Hegel, 1970, p. 342.) la dialectique laisse éprouver une variation des données, une imprécision dans les choses, et partant une contradiction interne au système considéré, la contradiction des propositions logiques, ou des caractéristiques relatives aux sens. La mobilité échappe donc aux essentialités logiques, aux réalités concrètes et déterminées telles qu’elles trouveront la précision au sein de l’Etat, la Religion et l’art.

D’après J. D’Hondt (2003, p. 105-125). la portée de cette approche dialectique n’est rien moins que l’expression de sa transversalité appliquée aux systèmes émergents. Elle se manifeste dans plusieurs domaines comme l’éthique, la politique, la biologie, la physique, la chimie, la sociologie, etc. L’image de la pluralité des côtés prend le pas sur l’identité close des systèmes formels. Cette psychologie du pluriel, pourrait-on dire, signifie la diversité des aspects, car les choses sont et ne sont pas toujours ce qu’elles sont. Car la fameuse critique hégélienne de la logique formelle au moyen de son rejet du langage mathématique pour penser le « concept » est discutable, par ailleurs (T. J. Desanti, 1975, p. 63).

Hegel est de ceux qui plaident pour une logique (H. Meyer, 1967, p. 76) de type dialectique. Il donne à comprendre la dialectique comme mode rationnel de nomination de la négativité, de repérage de ses effets et d’énonciation du mouvement de la contradiction. La naissance du principe de contradiction, qui est au cœur de la pensée dialectique comme condition d’émergence, n’est pas si anodine. C’est l’expression d’une invalidation de l’ancienne logique. C’est cette logique de l’identité, statique et dogmatique que Hegel va tenter de soumettre à la critique. Et cela pour plusieurs raisons. D’abord, la conception traditionnelle du penser logique se fonde sur la séparation présupposé métaphysique dans la conscience habituelle, entre la forme et le contenu de la connaissance. (G. W. F. Hegel, 1970, p. 1.) C’est dire que la logique ancienne thématisée bien avant la systématisation hégélienne, par la tradition philosophique issue d’Aristote sous la modalité des « Analytiques », souffre d’une oscillation entre la forme et le contenu. Cela présuppose qu’il existe une pensée avec un contenu qui reste à saisir extérieurement au penser et qui se trouve ainsi ravalée au bas niveau d’une forme vide. Le besoin d’une nouvelle logique, qui devrait pouvoir émerger de l’ancienne, s’impose de toute nécessité. Car la dichotomie entre la forme et le contenu de la connaissance tend à rabaisser la pensée logique au niveau harmonieux  entre « la pensée et l’objet ». De là est née l’exigence de la reformulation de la logique ancienne chez Hegel. Il dénonce la vielle conception de la pensée logique selon laquelle le penser, c’est-à-dire l’abstrait figure le non-vrai du fait de la domiciliation pour ainsi dire, de la vérité dans l’objet.

Ensuite, il est, aux yeux de Hegel, d’une nécessité impérieuse que de sortir de l’ancienne logique où la pensée se donne à penser sur fond d’une instance statique. Hegel fait grief à la logique classique parce que celle-ci tend à considérer les déterminations de son contenu à savoir les pensées comme des entités fixes, dogmatiques et extérieures les unes aux autres. Pour ce dernier, leur mise en rapport dialectique ne peut être rendu possible qu’au moyen de l’intervention d’action qui viendrait de l’extérieur. L’émergence de la logique hégélienne est liée aux imperfections de la pensée formelle qui s’est transformée en logos-calcul. Hegel y repère deux difficultés. Au demeurant, il soupçonne la tentation de construire et de pouvoir développer la logique sous la modalité moderne du « formalisme » de type mathématique. Il trouve les racines de la formalisation de la pensée logique chez Spinoza, Wolf et bien d’autres. (G. W. F. Hegel, 2010, p. 24.)  Ces philosophes ont eu la tentation d’ériger la logique mathématique en véritable paradigme du penser philosophique. L’émergence de la logique dialectique coïncide avec l’exigence hégélienne de la nouvelle méthode dont l’idéal de certitude ne saurait être atteint moyennant la mathématisation de la logique ainsi envisagée. On le voit, partant de cette exigence nouvelle, Hegel se donne la tâche d’instaurer et d’envisager, sous un nouveau, jour la méthode philosophique qu’il faut aujourd’hui : la méthode dialectique.

Dans le fond, qu’il s’agisse de l’espace, le temps et la réalité, tout est pensé, repensé, même dépensé du point de vue énergétique (S. Lupasco, 1960, p. 177). Hegel évoque l’idée du « moment » dans le processus de l’Esprit, c’est-à-dire le fait de penser que ce qui est, n’est que parce qu’il y a l’exigence de totalité visée effectivement. Tous les éléments constitutifs  de la totalité se prêtent à un rapport qui les constitue. Ce rapport n’exclut pas le droit à l’abstraction moyennant laquelle les côtés, qui enveloppent la dialectique en marche, diffèrent les uns les autres. La contradiction et l’identité de la pensée sont nécessaires à la compréhension de la portée de la dialectique. Ici, la contradiction signifie, encore une fois, ce qui n’est pas identique à soi, mais ce qui est autre que soi. En fait, ce qui ne coïncide pas avec soi et ce qui diffère de soi. La portée hégélienne de la dialectique en dit long. Elle considère à nouveau ou reconsidère le principe d’identité à la faveur duquel se donne à penser le caractère essentiel et ultime de l’abstraction de l’idée qui lui est inhérente. Elle renvoie à l’un des côtés du mouvement dialectique, sinon au premier côté mis en exergue dans les différents moments de la dialectique. Ce moment est intimement lié à l’entendement. Le principe d’identité n’est pas moins que le principe de contradiction parce qu’il permet de distinguer les objets divers et confus. Cette distinction devient nécessaire parce qu’elle s’applique aux objets, aux uns et aux autres, à chacun d’eux. Au nombre des côtés dans la marche dialectique de l’Esprit on peut compter le premier qui ressortit au rôle de l’entendement. Il se donne pour mission d’abstraire des objets, la forme à la faveur de laquelle l’identité des choses est perçue par-delà le temps qui passe. En plus, Hegel thématise et met en avant le deuxième moment. Par ce biais, on voit effectivement le caractère pluriel des côtés en question. Aussi relativise-t-il le premier tel qu’il est lié à l’entendement. En cela, le côté dialectique devient manifeste. Il justifie l’originalité de la procédure hégélienne pour autant qu’elle enclenche la dynamique de la pensée, de la société, de la science, du système.

Dans le fond, la portée dynamique de la dialectique va plus avant, elle rend intelligible le passage de la forme au contenu de la pensée. Mais ce passage n’est pas simplificateur en ce qu’il ne renie pas ou ne supprime pas la logique formelle. Celle-ci met l’accent sur la cohérence de la pensée avec elle-même. Elle accorde le primat à la forme sans trop sacrifier fondamentalement le contenu de la pensée logique. Chez Hegel, le moment de l’entendement, si abstrait soit-il, n’est pas néantisé par le deuxième moment. Bien au contraire, il le réalise en quelque manière en tant que logique du contenu. Au-delà des exigences dialectiques de l’émergence, dont la portée s’est voulue hégélienne, nous en arrivons maintenant à la justification dialogique des émergences. Sur ce, nous nous attachons au concept controversé d’« organisaction », c’est-à-dire l’organisation active. Considérer la dialectique comme méta-principe de la complexité revient à justifier le sens de l’organisation comme la figure d’un système non seulement dialectique, mais aussi dialogique. Du coup, nous sommes enclins à donner conceptuellement la différence de degré qui existe entre la dialectique et la dialogique comme conditions de possibilité de l’émergence en Afrique. On peut émerger de façon dialogique par-delà le caractère idéologique de la dialectique.

Théoriquement, une nuance hypothétique s’impose en les deux formes d’exigences d’émergence. Cette nuance de sens et signification se fonde sur la tendance d’un système dynamique vers la totalité ou la synthèse absolue. Le troisième moment de la dialectique met effectivement fin au mouvement ternaire qui anime la dialectique hégélienne (H. Scholz, 1968, p. 41.) : la thèse, l’antithèse et la synthèse, pour ainsi dire. Ce moment-ci imprime la fin du processus dialectique. Pour ce faire, il indique la fin de tout. Parce que la conscience de la finitude est inhérente à la nécessité des êtres et des choses dialectisés. Au nombre des ouvrages de Hegel (op. cit., p. 243.), c’est l’Encyclopédie qui donne à voir que le moment dialectique fait droit à l’autosuppression et au passage vers ce qui rentre dans l’opposition des moments. La dynamique de la dialectique pour ainsi dire réside dans la séparation entre les trois moments qui n’est qu’abstrait et transitoire. En plus, la suppression de soi par soi n’est  dogmatique. Le moment qui paraît supprimé  passe dans un moment particulier qui n’est pas encore totalement supprimé. En cela, le troisième moment de la dialectique renvoie fondamentalement à une totalité close des termes, des êtres et des choses précédemment intégrés et reconnus dans leur différence, leur opposition, leur contradiction et leur contrariété.

Conséquemment, le troisième moment en question fait office d’unité supérieure de toutes les étapes inférieures, et ce, de manière soit conceptuelle, soit temporelle. Or la dialectique est différente de la dialogique comme exigence de la théorie rationnelle des émergences. Cette différence est difficile à établir. Car les frontières entre les deux approches émergentes se rejoignent dans le paradigme de la complexité dont E. Morin (1990, p. 103) vise l’instauration. Elle est soit une différence de degré, soit une différence de nature. Le passage de la pensée dialectique à la pensée dialogique est l’objet d’une critique de la logique hégélienne. Edgar Morin tente de relativiser l’importance du principe dialectique tel que Hegel le promeut. Morin définit le principe dialogique ainsi qu’il suit : « Je dirais enfin qu’il y a trois principes qui peuvent nous aider à penser la complexité. Le premier est le principe que j’appelle dialogique (…) Le principe dialogique nous permet de maintenir la dualité au sein de l’unité. Il associe deux termes à la fois complémentaires et antagonistes » (E. Morin, 1990, p. 103). La nuance entre les deux approches de l’émergence va donc se révéler hypothétique. Le fait de reconnaître la contradiction comme principe dialogique en est la parfaite illustration. C’est là un pas décisif accompli au plus près des textes hégéliens et qui permet à Morin de présenter un schéma complexe, épistémologiquement interprétable sur la base d’autres principes d’intelligibilité d’émergence. Celle-ci ne se déploie pas toujours à la faveur des transitions dialectiques, mais dialogiques de la sphère du concept de complexité. Le schéma dialogique de Morin est celui qui va servir de point de départ à la constitution complexe d’un nouveau monde. Cette extension satisfait à la condition à laquelle doit satisfaire également toute bonne émergence : celle de pouvoir y plonger le pragmatisme dialogique.

Cependant, l’exigence dialogique ne se réduit pas à la nature de la relation de complémentarité entre le tout et la partie. (P. Dubarde, 1970, p. 114.) Pour dépasser ce niveau d’intelligibilité, Morin recourt à la théorie rationnelle des émergences où la récursivité s’affine dans « un mouvement producteur de connaissances ». Cette complexification se fait à deux niveaux de conceptualisation, c’est-à-dire « l’idée hologrammatique est elle-même liée à l’idée récursive qui elle-même est liée à l’idée dialogique en partie » (P. Dubarde, 1970, p. 101). On peut donc évoquer le souci majeur d’un enrichissement de la démarche dialectique de l’émergence. La complexité dialogique est une exigence épistémologique et méthodologique qui met au jour des « méta-points de vue sur notre société ». (P. Dubarde, 1970, p. 102). Ce faisant, ce qui est dialogique est différent de la pensée dialectique. Elle recherche le méta-niveau des systèmes socio-humains, économiques, etc. Plus qu’une simple logique, cette différence se situe au niveau métalogique au sens où Tarski et Gödel l’entendent : « car la logique de Tarski comme le théorème de Gödel nous disent qu’aucun système n’est capable de s’auto-expliquer totalement lui-même ni de s’auto-prouver totalement lui-même ». (P. Dubarde, 1970, p. 102). L’originalité de Morin est de travailler à l’articulation du sens de l’organisation et de l’émergence qui sont des notions corollaires. Elles participent de l’intelligence de l’ensemble de l’organisation active ou des « systèmes complexes » (H. Zwirn, 2006, p. 17). Reconnaître que la complexité est partout revient à soupçonner les conditions de possibilité d’émergence d’un système, d’une société, d’un Pays.

Mais l’intelligence de la complexité nous fait dire que la notion d’organisation prend sens à partir des nuances auxquelles elle se prête. D’abord, « l’organisaction » donne à entendre qu’« au commencement était l’action » (E. Morin, 1977, p. 155). Cette action est à la fois théorique et pratique. Ensuite, l’organisateur conçoit, perçoit, modélise et tente d’appréhender aussi les phénomènes complexes. Organiser prend sens au niveau de l’acte de créer, de construire, de connaître et de comprendre les faits qui se prêtent à notre perception. Cela étant, la complexité systémique renvoie nécessairement à l’intelligence de l’organisation sociale. Si la complexité s’affiche comme paradigme même du monde contemporain, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue un outil non moins négligeable pour penser l’émergence et en faire bon usage au niveau d’une communauté d’individus. Cela fait dire à Jean-Louis Le Moigne, et ce, à la suite de E. Morin (1990, p. 288), que « l’organisation est entendue comme le concept méthodologique fondamental de toute modélisation des actions (et donc des phénomènes perçus actifs, par leurs comportements et par leurs évolutions, observés et escomptés ».

Dans un monde organisé et émergent (S. P. Guèye, 2000, p. 27.) il y a nécessairement « conjonction » (Ibid.) des complexes. Cela veut dire que l’organisation d’une société implique la « conjonction d’actions ». Cette approche pratique de la complexité est devenue comme un des principes d’intelligibilité des systèmes non classiques. Pour ce faire, Jean Piaget entend faire de l’organisation une notion cruciale du point de vue synchronique et diachronique de la croissance des connaissances. Il écrit : « Le concept d’organisation, est une notion centrale à la fois synchronique (la totalité relationnelle de l’organisme achevé), et diachronique (succession de ré-quilibration qui caractérise tout développement) » (Piaget, 1976, p. 140.) L’organisation n’est pas seulement fondamentale ou centrale. Elle est aussi une notion transversale dans la mesure où s’applique à plusieurs phénomènes biologiques, sociaux, culturels. Elle prend des formes au sein d’un même système et se complexifie (Durand, 1979, p. 95.) chemin faisant.

Par ailleurs, que reste-t-il alors d’une méta-complexité des exigences dialectiques et dialogiques des émergences ? Ainsi, au paradigme de la société close, nous devons remplacer celui d’une « société ouverte au sens où Popper l’entend par opposition à la « société close ». L’ouverture fait signer vers la société dialogique où l’interlocution est déterminante au moyen des « pratiques discursives ». Ici la quête des émergences fonctionne comme la conquête des connexions et des articulations du sens des mots et l’articulation du sens de la raison et du discours. C’est une tâche essentielle en vue d’émerger en Afrique. Autant une culture du développement doit intégrer les différentes spécialités et se donner un point de vue transversal, autant la société qui veut émerger doit s’ouvrir et intégrer les différentes approches du réel, pour donner un sens au concept de co-développement. De la sorte, on aura évité autant que faire se peut « le développement de la crise du développement », selon le style philosophique de Morin. La pensée complexe d’Edgar Morin défend l’idée de « la reliance des connaissances », la mise en commun des efforts de chacun, la rencontre des cultures. A cet effet, elle ne cherche pas autre chose qu’à faire éclater les cloisonnements entre les hommes ou les individus qui empêchent de penser l’émergence et la reconnaissance des valeurs universelles, c’est-à-dire celle qui venant des autres sociétés, cultures et civilisations, ne sont rien moins que le paradigme indépassable du rationnel et du raisonnable. L’ancrage anthropo-philosophique du principe dialogique n’est pas un simple prétexte théorique pour penser la reliance des individus.

De ce qui précède, l’une des conditions d’émergence est l’interdisciplinarité. Les disciplines anthropo-sociales sont en intercation avec les sciences  naturelles. Par conséquent, nous ne pourrons pas l’ignorer. Inversement  les sciences naturelles s’ouvrent aux sciences empirico-formelles. Celles-ci devraient également avoir un enracinement culturel. Car c’est dans un univers de sens socio-éthique que l’émergence se donne à penser. Cela étant dit, l’enjeu philosophique de cette interdisciplinarité est l’ouverture du rationnel au raisonnable. De plus, dans le jeu de l’intersubjectivité, il est important que b chacun de nous s’ouvre à autrui, l’ouverture de sa raison vers celle de l’autre. C’est l’une des conditions éthiques rendant ainsi possible l’émergence et l’épanouissement spirituel de chaque individu.  C’est la possibilité non seulement de la compréhension, mais aussi et surtout de « l’intercompréhension » entre les individus pour une intelligence plus exhaustive des phénomènes qui surgissent et de notre environnement socio-économique (Marcuse, 1968, p. 44.).

L’émergence procède enfin de cette intercompréhension qui ne s’arrête qu’aux hommes. Elle doit nous faire revenir à la vocation antique de la philosophie. La philosophie ne doit pas seulement être considérée comme « la mère des sciences » ou comme « l’amour de la sagesse ». Elle rend possible de le développement d’une Nation si elle est considérée, en plus,  comme un comportement, ou un art de vivre. Cet art qui produit en nous le désir de vivre ensemble, de produire non pas de systèmes clos, des sociétés closes où règnent le repli-identitaire, mais des systèmes complexes, des sociétés ouvertes par l’éthique de la tolérance, au sens où Karl Popper (2011, p. 67.) les promeut et ce « à la recherche d’un monde meilleur ».

A travers les dialogues sur les connaissances justifiées par le fait que les hommes sont faillibles et limités, le paradigme de la complexité trouve sa légitimité. Il nous amène à réfléchir davantage sur la science, l’éthique de la science, et bien d’autres domaines de la culture contemporaine. De la sorte, nous allons éviter les aléas de la compartimentation des savoirs qui ne semble guère instructive. C’est la raison pour laquelle nous avons suggéré la pluridisciplinarité et la psychologie du pluriel comme voie de passage de l’émergence en Afrique. On comprend que, dans cette conception du paradigme de la complexité couplé à la théorie rationnelle des émergences, le rôle du philosophe en Afrique soit de présenter les principes de complexités, c’est-à-dire la dialogique et la dialectique, à partir desquels les méthodologies pourraient dérouler les conséquences qu’elles en tirent.

Conclusion

Il nous a paru nécessaire et même urgent de dégager quelques contraintes éthiques et défis sociopolitiques de manière à envisager la voie qui mène au Co-développement de l’Afrique. Sans doute est-il judicieux de rappeler que dans le dispositif conceptuel de E. Morin (2002, p. 20.) : la distinction  entre les deux approches d’émergence demeure. La pensée dialogique se déploie là où les antagonismes constituent en quelque sorte la force des phénomènes complexes. La dialectique hégélienne a ceci de particulier qu’elle dépasse les contradictions par la référence à une unité supérieure. (Morin, 2002, p. 20.) Le méta-niveau de la réflexion tient de l’avènement des systèmes complexes qui émergent sous nos yeux et en raison des limitations internes des formalismes (Ladrière, 1967, p. 312.); qui plus est, des imperfections des systèmes formels.

Cela étant, la seule chose possible est la rationalité ouverte. Elle nous apparaît déjà importante pour la reconnaissance et l’émergence du point de vue sur notre société, notre environnement, notre continent. Mais, nous ne pouvons jamais atteindre l’émergence du Continent comme « méta-système », « méta-humain » et « méta-social » sans avoir recours à  l’éthique de la reliance. Elle est d’importance parce qu’elle consiste à faire justice aux valeurs universelles que tous les hommes sans frontières ont en partage. Qui plus est, la reliance caractérise les phénomènes émergents d’aspiration vers une identité transversale, c’est-à-dire largement étendue. C’est une éthique qui met en avant la reliance à soi, à la fraternité sans visage et sans rivage. Elle traduit tout naturellement les phénomènes de convergence horizontale des connaissances, des idées et des opinions.  Pour ce faire, l’éthique de la reliance en perspective laisse entrevoir l’idée de la corrélation ; telle qu’elle se déploie dans le secret des multiples phénomènes souvent ouverts, incommensurables Il faut donc que chacun ait un coefficient de corrélation pour juguler la survenance des crises ; quand bien même elles seraient dans nos têtes.

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L’ÉDUCATION CHEZ PLATON, SOCLE D’ÉMERGENCE                                    ET DE RECONNAISSANCE ANTHROPOCENTRÉES

Donissongui SORO

Université Alassane Ouattara, (Côte d’Ivoire)

sorodoni2@gmail.com

Résumé :

Cernée à travers le prisme de la pédagogie kantienne, l’éducation, chez Platon, transforme l’animalité en humanité. Elle cultive, civilise, polit le moi naturel et rugueux. Par elle, l’homme tire peu à peu de lui-même toutes les qualités qui caractérisent son espèce. Elle est, ainsi, gage d’émergence ontologique et de valorisation du moi dans la dialectique oppositionnelle de l’intersubjectivité. Mieux, elle ouvre l’optique d’un processus d’émergence et de reconnaissance centré sur l’humain. Et cela, le pédagogue moderne le découvre à travers la nature et le rôle de l’éducation, la gestion des écarts-types, et les finalités que portent au jour du penser le système éducatif platonicien.

Mots-clés : Dialectique, Éducation, Émergence, Homme, Pédagogie, Reconnaissance.

Abstract :

Encircled through the prism of kantian pedagogy, education with Plato transforms animality into humanity. It cultivates, civilizes and polishes the natural and rough ego. Through it, man gradually draws from himself, all the qualities which characterize his species. It is thus a guarantee of ontological emergence and of valorization of the ego in the oppositional dialectic of inter-subjectivity. More, it opens the perspective of a process of emergence and recognition centered on the human. And this, the modern pedagogue discovers through nature and the role of education, the management of standard deviations and the ends that bring to the day of thinking, the platonic educational system.

Keywords: Dialectic, Education, Emergence, Man, Pedagogy, Recognition.

Introduction

L’éducation, comme l’a bien vu le Traité de pédagogie de Kant, transforme l’animalité en humanité. Elle cultive, civilise et polit le moi naturel et rugueux. Elle le délivre du monde clos des aspérités égocentriques pour l’ouvrir à l’univers infini de l’altérité, de l’être avec et pour autrui. Elle est promesse d’une sortie de la minorité ontologique pour l’horizon culturel de la majorité. Mieux, elle s’offre, à la fois, comme un facteur d’épanouissement normatif et d’ascendance du sujet. Sans elle, les penchants brutaux de l’homme le détourneraient de sa destination, c’est-à-dire de l’humanité. Mais, par elle, il tire peu à peu de lui-même et par ses propres efforts, toutes les qualités qui caractérisent son espèce. Elle est, de ce fait, gage d’émergence ontologique et de valorisation du moi dans la dialectique oppositionnelle de l’intersubjectivité. Au milieu des avancées vertigineuses de notre civilisation économico-centrée, elle ouvre l’optique d’un processus d’émergence et de reconnaissance centré sur l’humain. Et cela, Platon l’avait parfaitement compris.

Mais comment l’éducation, telle que la présente le maître de l’Académie, peut-elle être facteur d’émergence et de reconnaissance, c’est-à-dire à la fois source d’épanouissement et de considération sociale ? La réponse à cette interrogation ne peut pas être immédiate. Elle requiert l’examen de quelques questions subsidiaires dont la chandelle illuminera la voie du penser. Ainsi, si la théorie platonicienne de l’éducation fait d’elle un facteur d’ascension et de notoriété individuelle, quel sens et quel rôle Platon donne-t-il à l’éducation ? Comment gérer les écarts-types entre les apprenants pour assurer à chacun son épanouissement ? Et à quelles finalités doit répondre cette gestion ?

En interrogeant ainsi l’éducation chez le plus célèbre des disciples de Socrate, on ne peut s’empêcher de le suivre dans une dialectique ascendante qui la dévoile comme une puissance de transformation progressive du sujet humain, comme une élévation de celui-ci vers l’Idée du bien. Aussi l’objectif de l’odyssée exégétique qui s’engage ici est-il de montrer que le système éducatif de Platon est un creuset d’émergence ontologique et de reconnaissance sociale, une institution holistique, c’est-à-dire à même de développer toutes les potentialités humaines en vue du bien ou du bonheur.

La quête de cet objectif suggère d’examiner, chez le Maître, la nature et le rôle de l’éducation, la gestion des écarts-types, et les finalités qui sont celles de son système éducatif. Elle susurre également de tenir en éveil l’étincelle vitale qui, à travers ce système, élève peu à peu l’apprenant des pesanteurs de son matin inaugural à la splendeur des qualités qui caractérisent son espèce.

1. NATURE ET RÔLE DE L’ÉDUCATION DANS LE CORPUS PLATONICIEN

L’éducation, dans les dialogues de Platon, reste en deçà des attentes cognitives de l’esprit lorsqu’on l’appréhende dans l’optique d’une hétérogénéité avec l’ensemble de sa philosophie politique. Nous nous garderons d’une telle mutilation. Le point de départ du penser, ici, est la prémisse qui stipule que le système éducatif dont il s’agit est celui du projet politique de Platon, celui de la cité paradigme. Comme la cité parfaite décrite dans La République et dont il est appelé à former les citoyens, il est le meilleur possible. Et cette perfection se débusque tant dans son rôle que dans sa nature.

1.1. L’éducation, une conversion de l’âme

Pour Platon, l’éducation est  l’art qui a pour but, « la conversion de l’âme, et qui recherche les moyens les plus aisés et les plus efficaces de l’opérer ; elle ne consiste pas à donner la vue à l’organe de l’âme, puisqu’il l’a déjà ; mais  comme il est mal tourné et ne regarde pas où il faudrait, elle s’efforce de l’amener dans la bonne direction » (Platon, 1966, 518d). Fondamentalement, l’homme est un être d’inclinations. Sa nature biologique lui rappelle sans cesse qu’elle ne saurait être tenue en oubli. La psychanalyse freudienne l’a bien compris, elle qui, dans la vie psychique, privilégie la dynamique anomique du ça.

Mais à cette dynamique anarchique, le corps social oppose la règle et le réalisme de l’art de l’éducation. En d’autres termes, livrée à elle-même, la raison humaine s’assujettit aux désirs primaires et impérialistes du corps. Elle est mal tournée et ne regarde pas où il faut. Mais l’art de l’éducation s’efforce de la retourner et de l’amener dans la bonne direction.

L’art dont il s’agit ici n’est pas celui de notre superficialité linguistique dont le référent s’épuise dans l’identité étriquée et stéréotypée des beaux-arts comme la peinture et la poésie. On sait que Platon s’en défiait. Il est la technè des Grecs devenue. Il est l’ensemble des techniques, des méthodes, des approches, des procédés qui fondent le complexe enseignement-apprentissage-évaluation. Et parce qu’elles fondent le complexe enseignement-apprentissage-évaluation, ces techniques ne doivent pas être appliquées tardivement. Elles doivent, au contraire, être mobilisées au service de l’enfant dès que ses yeux s’ouvrent à la vie.  Car, pense Platon (1966, 376c-377b), « le commencement, en toute chose, est ce qu’il y a de plus important, particulièrement pour un être jeune et tendre (…). C’est surtout alors en effet qu’on le façonne et qu’il reçoit l’empreinte dont on veut le marquer ».

Mais si l’âme est mal tournée et doit être retournée par l’éducation, si elle ne regarde pas où il faut et doit être amenée dans la bonne direction, de quoi doit-elle être détournée, et quelle est la bonne direction à lui conseiller ? Par comparaison, émerger s’oppose à immerger. Si notre âme est immergée, dans quel fond mouvant se trouve-t-elle plongée, et vers quelle terre ferme faut-il la conduire ? Cette préoccupation conduit au rôle que Platon assigne à l’éducation.

1.2. Le rôle de l’éducation : délivrer du vice pour conduire à la vertu

La conversion qu’est l’éducation est une virevolte des ténèbres vers la lumière, une volte-face de ce qui naît vers l’être et ce qu’il y a de plus lumineux dans l’être, c’est-à-dire vers le bien. C’est le sens de la symbolique que véhicule l’allégorie de la caverne au livre VII de La République. Les prisonniers de la caverne sont assis les dos tournés à la lumière. Ils ont les mains, les pieds et les cous liés de sorte qu’ils ne peuvent voir que les ombres qui défilent sur la paroi interne de cette sombre demeure. Et c’est par l’action libératrice de la philosophie que les chaînes d’un de ces infortunés tombent, qu’il se retourne, voit la lumière du jour et est amené à contempler le soleil.

Établissant une analogie entre ce prisonnier libéré et le philosophe, le Phédon note quequand la philosophie a pris possession de son âme, cette dernière était contrainte de voir les réalités à travers les barreaux d’une prison constituée par son corps, au lieu de le faire par ses propres moyens et à travers elle-même, et elle se vautrait dans une ignorance absolue. Mais afin de l’affranchir de cette ignorance, « elle la conseille avec douceur, elle entreprend de la délier. Tout n’est qu’illusion, lui dit-elle, dans l’étude qui se fait par le moyen des yeux, tout n’est qu’illusion aussi dans celle qui se fait par le moyen des oreilles et des autres sens » (Platon, 1969, 82D-83A).

Mieux, elle ne fait pas que la conseiller. Elle la persuade de se dégager des sens « dans la mesure où leur usage n’est pas nécessaire, elle l’exhorte à se recueillir, à se concentrer sur elle-même » (Platon, 1969, 82D-83A). Si, en revanche, l’âme envisage par d’autres moyens que cette pensée un objet, quel qu’il soit, qui change avec les conditions de son existence, elle « la persuade de ne le tenir pour vrai en aucune façon » (Platon, 1969, 82D-83A).

Il ne faut, cependant, pas s’imaginer que la faculté d’apprendre est un don du libérateur. Il ne faut pas non plus penser qu’elle est l’apanage de quelques privilégiés. Elle est, plutôt et par nature, en chaque homme. Platon précise que

chacun possède la faculté d’apprendre et l’organe destiné à cet usage, et que, semblable à des yeux qui ne pourraient se tourner qu’avec le corps tout entier des ténèbres vers la lumière, cet organe doit aussi se détourner avec l’âme tout entière de ce qui naît, jusqu’à ce qu’il devienne capable de supporter la vue de l’être et de ce qu’il y a de plus lumineux dans l’être ; et cela nous l’appelons le bien (Platon, 1966, 518d).

Avec cette précision, non seulement il montre que tous les hommes sont capables de connaître, mais aussi il indique ce vers quoi l’âme doit être tournée, et qui n’est autre que le bien. Seulement, le bien n’est pas à l’abri de la corruption. « Les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs », prévient la sagesse divine (La Bible, 1 Corinthiens 15 : 3). On comprend, dès lors pourquoi la fin du livre VII de La République souligne que les philosophes qui entreprendront la réforme de l’État relègueront à la campagne tous les citoyens qui seront au-dessus de dix ans, et ayant soustrait de cette manière les enfants à l’influence de leurs mœurs, « ils les élèveront selon leurs propres mœurs et leurs propres principes »  (Platon, 1966, 541a).

Le souci d’une éducation opérationnelle, à même d’inhiber les tendances vicieuses au profit de la vertu et du bien l’amène, en effet, à amputer la cité existante de ses membres forgés par une tradition relâchée qui a semé en eux les germes transmissibles de la corruption. Comme un verger vieilli et improductif que l’on recèpe, il entend élaguer l’arbre social pour que montent de jeunes pousses pures de toutes souillures. Il veut que les adultes qui ont goûté au mal et en sont des vecteurs naturels soient tenus loin des enfants pour que ceux-ci, à l’abri de leur influence pernicieuse, ne connaissent que le bien et ne pratiquent que le bien. Ainsi, préserver du mal pour que règne le bien, tel est aux yeux de Socrate, et partant de Platon, le rôle de l’éducation

Quand donc, dans une communication inédite,  A. Dibi peut dire : « Émerger dit un acte, celui d’aller vers l’autre de soi en laissant sa vérité intérieure éclore, jaillir hors de soi », ou encore : « Émerger ne peut être que tension vers le bien. Le bien est le principe même de l’émergence », il évoque bien le Socrate de Platon. En cela, il rappelle et accrédite une publication que nous lui avons consacrée en 2011 sous le titre : « Augustin Dibi ou le Socrate de Cocody » (D. Soro, 2011, p. 87). La métempsychose pythagoricienne prônait le retour à la vie de ceux qui ne sont plus. S’il est exagéré de voir en Dibi la réincarnation de Socrate, on ne peut cependant occulter les nombreuses similitudes qui le lient à ce penseur atypique de l’Antiquité grecque.

Mais refermons cette parenthèse que le devoir de reconnaissance à un maître modèle nous a fait ouvrir, peut-être inopportunément. Et en la refermant, revenons à Platon pour dire que la vue de l’être et de ce qu’il y a de plus lumineux dans l’être, et qui est ce que l’on appelle la connaissance n’est pas extérieure à l’âme humaine. Comme la faculté dont elle procède, elle est une de ses déterminations innées. Elle est, par nature, en chacun de nous. C’est ce que tente de faire comprendre Socrate à Glaucon :

L’éducation n’est pas telle que la présentent certains de ceux qui s’en font les hérauts. Ils affirment, n’est-ce pas, que la connaissance n’est pas dans l’âme et qu’eux l’y introduisent, comme s’ils introduisaient la vision dans des yeux aveugles (…). Mais (…) cette puissance réside dans l’âme de chacun, ainsi que l’instrument grâce auquel chacun peut apprendre (Platon, 1966, 518b-519a).

Le rôle de l’éducation n’est donc pas de féconder l’esprit de valeurs qui lui sont extérieures, mais de l’accoucher de qualités qui sont en lui et de leur assurer l’éclosion ou le jaillissement que leur matin inaugural porte en soi. L’exemple bien connu de l’esclave de Menon en donne une preuve suffisante. Et si la connaissance est une “re-connaissance”, c’est-à-dire une réminiscence, par laquelle chacun peut éclore à la vérité de son être, il convient de noter que, pour Platon, cet être varie en fonction des aptitudes naturelles de chacun, et que l’éducation doit être adaptée à chaque naturel.

2. LA GESTION DES ÉCARTS-TYPES : LE RESPECT DES NATURELS DANS L’ÉDUCATION

Une des notions essentielles de la pédagogie moderne est celle de l’écart-type. Le référent de ce concept mérite, avant tout, d’être souligné. Méritent aussi d’être relevés tant son origine et ses champs d’application que sa gestion, avant le terme, dans le système éducatif de Platon.

2.1. La quiddité des écarts-types

L’écart-type est une notion mathématique inventée au XIXe siècle à la faveur du développement de la statistique au Royaume-Uni. Employé pour la première fois par Karl Pearson en 1893 devant la Royal Society, il est défini en probabilités comme une mesure de la dispersion d’une variable aléatoire, et en statistique comme une mesure de dispersion de données (A. De Moivre, 2008).

En pédagogie, comme le souligne Pour une pédagogie universitaire de qualité (D. Leclercq, 2005), l’écart-type sert à mesurer la dispersion, ou l’étalement, d’un ensemble de valeurs autour de leur moyenne. Plus il est faible, plus les valeurs sont regroupées autour de la moyenne et plus la population est homogène. Par exemple pour la répartition des notes d’une classe, plus l’écart type est faible, plus la classe est homogène. À l’inverse, s’il est plus important, les notes sont moins resserrées. Dans le cas d’une notation de 0 à 20, l’écart type est 0 si toutes les notes sont identiques. Il est souvent associé à l’évaluation diagnostique permettant de cerner des prérequis, de détecter des aptitudes et des compétences en vue de proposer une remédiation adaptée, de déterminer des contenus pédagogiques ou d’opérer une sélection.

Dans le système éducatif de Platon, l’écart-type n’est pas quantitatif, mais qualitatif. La contingence d’une notation n’est pas suffisante pour le traduire. Il est antérieur à toute notation. Il est ontologique. Il traduit une différence de races ou de naturels. La différence entre le philosophe et le gardien de la cité ou entre le gardien de la cité et le producteur, par exemple, n’est pas une différence de degré. Elle est, avant tout, une différence de nature. Et c’est sous sa dictée que le nomothète et le pédotribe platoniciens identifient, parmi les enfants en bas âge, ceux que la nature destine à devenir gardiens de la cité ; et parmi les gardiens de la cité, ceux qu’elle destine aux magistratures de la cité ; d’où le phénomène de castes ou de classes sociales étanches chez Platon ; d’où aussi celui des inégalités sociales dont sa philosophie reste pétrie.

2.2. La réalité des inégalités sociales

On sépare malaisément la théorie éducative de Platon de sa doctrine des inégalités naturelles. Pour lui, en effet, certaines personnes sont de race d’or, d’autres d’argent, d’autres de fer, et d’autres encore de bronze. Les premières ont des qualités excellentes et supérieures, celles qui tiennent le deuxième rang ont des qualités auxiliaires ou moyennes, tandis que celles du troisième et du quatrième rang n’ont que des qualités inférieures.

Élaborant un mensonge d’État supposé noble, nécessaire, et destiné à forger l’esprit patriotique chez les enfants, le législateur se propose de leur inculquer cette inégalité par ce dogme : « Vous qui faites partie de la cité, vous êtes tous frères […], mais le dieu, en modelant ceux d’entre vous qui sont aptes à gouverner, a mêlé de l’or à leur genèse ; c’est la raison pour laquelle ils sont les plus précieux. Pour ceux qui sont aptes à devenir auxiliaires, il a mêlé de l’argent, et pour ceux qui seront le reste des cultivateurs et des artisans, il a mêlé du fer et du bronze » (Platon, 1966, 414d-415d).

Cette conception de la nature humaine, qui évoque le mythe hésiodique des cinq races dans Les Travaux et les jours, est une tentative de justification des inégalités sociales par le droit naturel. Elle montre que les hommes ont des métaux dans leur composition et qu’ils sont naturellement divisés en trois races déterminées par ces métaux qui sont l’or, l’argent, le bronze et le fer. Les hommes ayant reçu de l’or dans leur composition seront philosophes ; ceux d’argent seront gardiens ; et enfin, ceux d’airain ou de fer se verront affectés aux tâches manuelles.

De ces différentes races humaines, Platon aboutit à trois naturels : le « naturel philosophe» (Platon, 1966, 375d-376c) qui dérive de la race d’or et dont procède la classe des plus excellents ; le naturel des gardiens de la cité induit par la race d’argent ; et le naturel des producteurs, participant du bronze et du fer. Et si le système éducatif de Platon justifie les inégalités naturelles, c’est parce que l’éducation est une puissance d’éclosion de l’intériorité dans une dynamique de verticalité ; c’est parce que le rôle de l’éducation est de porter au jour de la perfection le magma indifférencié des déterminations brutes et primaires de notre individualité.

Les cycles, les programmes et les méthodes d’enseignement favorisent l’éclosion ou l’émergence de ces races selon leurs aptitudes naturelles. Les trois cycles du système éducatif platonicien que sont l’éducation de la petite enfance, l’éducation des gardiens de la cité et l’éducation des philosophes-rois ainsi que leurs programmes de formation jouent bien leurs rôles dans cette éclosion. Les livres II, III, IV, V, VI et VII de La République sont sans équivoque sur cet aspect. La gymnastique et la musique forment à la fois l’esprit et le corps du petit enfant. L’arithmétique, la géométrie, la stéréométrie et l’astronomie forment les gardiens de la cité à l’art militaire. La dialectique forme les philosophes-rois pour la gouvernance de la cité. Ce sont donc des cycles et des programmes adaptés aux aptitudes naturelles de chaque apprenant.

Mais Platon n’est pas dupe. Il sait qu’à des programmes adaptés, il faut une méthode pédagogique adaptée. Et cette méthode adaptée à chaque naturel n’est autre que la maïeutique socratique, précurseur de la méthode active.

2.3. La maïeutique socratique, précurseur de la méthode active

La méthode pédagogique de Socrate, on le sait depuis le Théétète (Platon, 2008), est celle qu’il a héritée de Phénarète sa mère, sage-femme de talent, et qui a reçu le nom de maïeutique. La force de cette méthode, c’est sa flexibilité, c’est son aptitude à discerner les besoins didactiques de chaque apprenant et à leur apporter les solutions requises. Dans son Introduction au Lysis de Platon, Émile Chambry décrit remarquablement cette méthode. Socrate, observe-t-il :

C’est toujours le philosophe qui s’intéresse à la jeunesse, parce que c’est en elle qu’il faut jeter des semences de sagesse et de vertu. Il aime les jeunes gens, et les jeunes gens aiment à l’entendre, le retiennent au passage, et s’empressent pour l’écouter. Il entre dans leurs affaires et dans leurs sentiments, il se prête complaisamment à leurs désirs ; mais il poursuit partout et toujours son but, qui est de l’instruire dans la philosophie. Par des questions habilement choisies, par des exemples pris dans la vie familière, il les force à réfléchir et à découvrir eux-mêmes la vérité, ou tout au moins il les associe à ses recherches, leur fait contrôler ses idées, éveille la curiosité de leur esprit et leur fait leur part de responsabilité dans la conduite et la Conclusion de la dispute. Il connaît et pénètre vite chaque esprit, et il accommode la discussion au caractère de chacun de ses interlocuteurs. Il lit sur leur visage l’effet de ses paroles, et réveille l’attention par les tours les plus variés ; c’est ainsi qu’il s’interrompt, tantôt pour exprimer sa joie d’avoir trouvé la solution cherchée, tantôt pour marquer ses craintes d’être tombé dans l’erreur. C’est un incomparable accoucheur d’esprits (E. Chambry, 1967, p. 311).

Henri Marion distingue dans cette méthode deux choses essentielles : « II y a (écrit-il) deux choses dans la méthode authentique de Socrate, telle que l’histoire nous la montre : la forme, qui est l’interrogation familière, le fond, qui est la maïeutique, c’est-à-dire l’accouchement des esprits, les esprits, selon Socrate, portant en eux, sans le savoir, la vérité » (H. Marion, 1883, p. 481-505).  À travers cette distinction, il laisse voir que ce texte, à lui seul, est un véritable condensé. C’est une admirable synthèse d’un ensemble de productions sur ce que les pédagogues appellent, aujourd’hui, la méthode active.

La certitude que l’esprit de l’apprenant n’est pas une page vierge sur laquelle le maître vient imprimer le savoir, qui contraste avec le principe majeur de la méthode magistrale selon lequel “l’instructeur sait ; l’apprenant ne sait pas”, y est manifeste. S’y trouve aussi manifeste l’exigence que l’enseignant se comporte en animateur de groupe ou en conducteur de la recherche, qu’il permette à chacun de s’exprimer et prenne les décisions requises pour surmonter les difficultés rencontrées, qu’il soit une personne-ressource qui aide les participants à exprimer leurs besoins et y remédie. Ce texte est ainsi la forme anticipée des principes essentiels de la méthode active que s’efforcent de privilégier Comment définir des objectifs pédagogiques ? de Robert Mager et Les objectifs pédagogiques en formation initiale et continue deDaniel Hameline.

Évoquant ces principes, Christian Puren note qu’une part de plus en plus grande est faite aujourd’hui à l’apprenant et à ses stratégies individuelles d’apprentissage, que la méthode active est reliée « aux thèmes très actuels de centration sur l’apprenant, d’autonomisation des élèves, de différenciation pédagogique », et qu’ainsi, elle « continuera de toute évidence à jouer un rôle majeur en didactique scolaire » (C. Puren, http://www.christianpuren.com). Victor Host ne se contente pas de rapprocher, par leurs principes, la maïeutique et la méthode active, il les identifie. Pour lui, « la pédagogie sera qualifiée d’active lorsque le maître prend en compte les intérêts et le développement des enfants en s’appuyant sur le dialogue orienté constamment par l’objectif à atteindre grâce à une maïeutique socratique » (V. Host, p. 102-110).

Dans la  maïeutique socratique, en effet, il y a une symbolique qui la rapproche fortement de la méthode active. Incomparable accoucheur des esprits, Socrate force les jeunes à réfléchir et à découvrir par eux-mêmes la vérité. Il lit sur leur visage l’effet de ses paroles, et réveille leur attention par les tours les plus variés. Henri Marion fait de cet éveil de l’esprit l’essentiel de la méthode active. Sans réserve, il affirme : « II n’y a qu’une méthode digne de ce nom, c’est la méthode active. J’appelle ainsi celle qui se soucie beaucoup moins de donner àl’esprit telle quantité d’aliments, ou tel aliment plutôt que tel autre, quede lui donner l’impulsion et l’éveil, comptant avant tout sur son jeunaturel, son effort propre pour assurer sa croissance normale et sa bellevenue » (H. Marion, 1883, p. 481-505).

Le point de départ de cette réflexion de Marion, c’est la méthode magistrale qui auréole le maître de tous les attributs positifs, et pose l’apprenant comme un simple réceptacle de savoirs, comme un ignorant à qui il suffit de mémoriser, par la répétition, les cours reçus. Pour lui, l’effort est ce qui fortifie, et on ne saurait séparer la dynamique de l’apprentissage de la nécessité de l’effort. C’est pourquoi, en admirateur de Malebranche, il écrit : « Pour gagner la vie de l’esprit, dit Malebranche, il faut travailler de l’esprit. Ceux qui ne gagnentpas à la sueur de leur front le pain de l’âme n’en connaîtront jamais lasaveur ». (H. Marion, 1883, p. 481-505).

Au cœur de la méthode active, comme au cœur de la maïeutique socratique, se trouve donc l’action. L’apprenant est un être proactif. Il construit, lui-même, ses connaissances au cours de ses expériences, et interagit avec son environnement. Le schéma du complexe enseignement-apprentissage n’est plus celui de l’émetteur et du récepteur, celui de la transmission et de la réception du savoir. Dans ce dernier, la transmission reste sans possibilité de retour sur le degré d’appropriation et risque de générer l’incompréhension, le désintérêt et la passivité des apprenants.

Dans la méthode active, en revanche, l’apprentissage se définit comme un processus actif de construction des connaissances. L’apprenant devient co-acteur de sa formation. Il co-construit avec le formateur, les pairs et les autres membres du corps social. C’est pourquoi, dit Marion, « agir et faire, voilà le secret et, en même temps, le signe de l’étude féconde. Faire agir, voilà le grand précepte de l’enseignement ». (H. Marion, 1883, p. 481-505). Et comme s’il devait encore s’en expliquer, il ajoute : « Le contraire de la méthode qui fait agir, n’est-ce pas celle qui laisse ou qui rend inerte ? Mais qu’est-il de pis dans l’enseignement que d’engourdir et d’immobiliser, que d’éteindre la flamme de l’intelligence ? » (H. Marion, 1883, p. 481-505).

En outre, comme Socrate qui réveille l’attention des apprenants « par les tours les plus variés » et qui ne se laisse pas détourner de son objectif, la pédagogie de la méthode active se défie de la routine aux pratiques stériles, et de l’oubli des objectifs qui déroute. De même, il se garde du questionnement qui ignore la discipline des synthèses récapitulatives et des traces écrites qui fortifient et restaurent la mémoire. La méthode active la force à remplir ces deux conditions : « Deux conditions contraires, mais également nécessaires, de l’enseignement, comme tel, sont la variété qui l’assaisonne et une suffisante continuité, sans laquelle il ne laisse point de traces. La méthode active force, pour ainsi dire, celui qui la pratique à remplir ces deux conditions » (H. Marion, 1883, p. 481-505).

Dire de telles choses de la méthode active, c’est les dire de la maïeutique socratique dont elle est la forme moderne. La maïeutique socratique est donc une méthode pédagogique au service de l’apprenant. Elle s’accommode de sa réalité pour le faire éclore au jour de son ipséité. Elle le libère et l’épanouit de son épanouissement téléologique ou ontologique. Elle le fait vivre tout en faisant vivre le maître. Avec elle, le professeur vit et fait vivre sa classe. Mais si vivre et faire vivre est une caractéristique déterminante de la pédagogie et du système éducatif platoniciens, à quelles fins se structure ce système ?

3. LES FINALITÉS DU SYSTÈME ÉDUCATIF DE PLATON

Un système éducatif est un ensemble d’institutions, de pratiques, de méthodes et de procédés destinés à former des individus en développant et en épanouissant leurs personnalités. C’est une organisation dont le but est de développer, chez les apprenants, certaines aptitudes, certaines connaissances ou une forme définie de culture. Cela est valable pour le système éducatif de Platon. Il a ses buts, ses finalités et ses structures que les sciences cognitives permettent, aujourd’hui, de mieux appréhender.

3.1. Les finalités de l’éducation à la lumière des sciences cognitives

Comme une surface réfléchissante, les sciences cognitives renvoient à l’histoire de l’enseignement, une image d’elle-même. Dans leur prisme, celle-ci se découvre, s’admire et se saisit sous des traits qu’elle a toujours portés mais qu’elle était incapable de déchiffrer sans leur chandelle. Ces sciences ont, en effet, favorisé l’apparition de concepts nouveaux qui ont fait passer plusieurs réalités éducatives de l’empirisme à l’intelligibilité discursive, tels que les courants, les approches et les méthodes pédagogiques.

Les courants pédagogiques sont des théories de l’apprentissage fondées sur des conceptions du complexe enseignement-apprentissage-évaluation, et impliquant des approches et des méthodes spécifiques. Les plus connus sont le behaviorisme de J. B. Watson (1913) et de B. F. Skinner (1938), le cognitivisme de R. M. Gagné (1976) et J. Tardif (1992), le constructivisme de J. Piaget (2008) et le socioconstructivisme de L. S. Vygots (1985).

Une approche pédagogique est une organisation opératoire des contenus, des formes et des techniques d’enseignement. Les approches pédagogiques les plus connues, sont l’enseignement ou la pédagogie par notions et textes, les programmes ou la pédagogie par objectifs (PPO) avec Comment définir les objectifs pédagogiques ? (1971) de Mager, la formation par compétences (FPC) avec Réussir la formation par compétences (2005) de François Lasnier, et l’approche par compétences (APC) avec L’approche par compétence : définition et principes (2012) de Tarek Ghazel.

Quant à la méthode pédagogique, elle est plus restrictive et plus précise. De façon générale, observe Christian Puren, une méthode est un ensemble de procédés utilisés en vue d’obtenir un résultat. Dans l’enseignement, elle est un cheminement logique qu’emprunte l’esprit pour atteindre la connaissance. Ainsi, une méthode pédagogique est un ensemble de procédés adoptés par l’enseignant pour favoriser l’apprentissage ou atteindre des objectifs définis.

Il existe plusieurs méthodes pédagogiques dont trois principales : la méthode didactique ou magistrale, la méthode participative et la méthode active vue plus haut. L’approche pédagogique utilisée par Socrate est la dialectique. Quant  à sa méthode, elle est, comme l’ont souligné Henri Marion, Victor Host et Christian Puren, la maïeutique dont la méthode active traduit, aujourd’hui, les admirables et silencieuses avancées.

Si le système éducatif de Platon est celui où s’allient, avant les termes, courants, approche et méthodes pédagogiques, il est aussi celui où s’exprime la quête d’objectifs, de buts ou de finalités. Et ces finalités, une lecture attentive des dialogues du maître de l’Académie les laisse déceler dans les linéaments d’une taxonomie de quatre types.

3.2. Typologie des finalités de l’éducation chez Platon

L’éducation de la petite enfance, celle des gardiens de la cité, et celle des philosophes-rois constitue, on l’a vu, les trois cycles du système éducatif de Platon. Chacun de ces cycles a son programme et ses matières d’enseignement, mais aussi et surtout ses objectifs, ses buts et ses finalités.

Dans l’enseignement, objectifs, buts et finalités relèvent du même registre sémantique. Leurs référents sont quasi identiques et ne se distinguent que par le discriminant de la hiérarchie. Car, comme le montre Comment définir les objectifs pédagogiques ? de R. F. Mager, d’une finalité, procèdent des buts et des objectifs, qui peuvent être généraux ou spécifiques.

Une finalité est un énoncé général traduisant une philosophie ou une conception de l’existence. Elle est définie par l’autorité politique et transmet une intention philosophique ou politique à long terme. Un but est aussi un énoncé général, mais il est émis par le commanditaire de la formation en rapport avec les programmes d’enseignement. Il indique ce que vise un programme de formation donné. L’objectif, quant à lui, est un énoncé spécifique qui décrit ce vers quoi s’oriente tel ou tel apprentissage.

La finalité du système éducatif de Platon est de former les citoyens en fonction de leur naturel pour les intégrer aux classes sociales auxquelles les prédestinent leurs naturels, et de les maintenir dans leurs classes pour que règnent la justice sociale, le bien et le bonheur. Persuadé que « chacun possède la faculté d’apprendre et l’organe destiné à cet usage » (Platon, 1966, 518c- 519c), Platon souligne que l’éducation n’a d’autre but que de bien orienter cette faculté, que de la tourner vers l’idée du bien, vers le bien lui-même. En vue de cette finalité, le nomothète de La République assigne à chaque cycle de formation un programme et des buts bien définis.

Dans le premier cycle de l’éducation, Platon part du principe du respect des naturels. Il ne s’agit pas de transformer les individus, mais de les conformer au mieux à leurs naturels. Il s’agit de conduire chacun à la plénitude téléologique de son être. Le livre II de La République (376c-377b)précise que les enfants débuteront leur cursus de formation par la gymnastique et la musique, et que celles-ci, tout en assurant le développement harmonieux du corps et de l’âme, cultiveront leurs qualités natives.

Le but essentiel de l’éducation, à ce niveau, est la sélection et la formation sans discrimination sexuelle des enfants témoignant du naturel d’argent aux études menant aux fonctions de gardiens de la cité. Et parce qu’il faut former hommes et femmes du même naturel aux mêmes tâches, il faut un programme conséquent : « Si donc nous exigeons des femmes les mêmes services que des hommes nous devons les former aux mêmes disciplines » (Platon, 1966, 451e -452d), dit Socrate à Glaucon.

Si le premier cycle vise à cultiver les qualités natives des enfants et à les préparer à affronter le second cycle de la formation, celui-ci est, lui aussi, une propédeutique. Il est une préparation à la dialectique. Et parce qu’il prépare à la dialectique, ce cycle repose sur une série de six sciences, à savoir la science des nombres ou l’arithmétique, la géométrie ou science des figures planes, la science des solides ou stéréométrie, la science des solides en mouvement ou astronomie, et la musique, non pas la musique vulgaire qui, purifiée, a constitué avec la gymnastique les premières disciplines du cursus de formation, mais la musique proprement dite, la musique scientifique.

Avec ces sciences, il s’agit de former l’esprit. Il s’agit de le conduire à « la connaissance de ce qui est toujours et non de ce qui naît et périt » (Platon, 1966, 527a-527e), à ce qui « attire l’âme vers la vérité, et développe en elle cet esprit philosophique qui élève vers les choses d’en haut les regards que nous abaissons à tort vers les choses d’ici-bas » (Platon, 1966, 527a-527e). Ainsi le but du deuxième cycle est la formation scientifique des gardiens de la cité, et au-delà d’elle, la détection de naturels philosophes ou de jeunes vertueux à même de devenir philosophes-rois. La vertu ici est déterminante. Elle constitue, pour la formation des adolescents, le but premier. Dans le Lachès, Socrate précise bien que le but de l’éducation est de mettre la vertu dans l’âme des jeunes gens (Platon, 2008, 184c-184e).

Au terme de ce cycle, tout comme au terme du premier, les meilleurs apprenants sont sélectionnés pour le troisième cycle. Ces meilleurs que Platon appelle les sujets d’élite, on les reconnaîtra à leur fermeté, à leur vaillance, à leur goût de l’effort physique et intellectuel, mais aussi à leur beauté. 

Dans ce cycle, ces sujets d’élite se livreront à une étude synoptique et approfondie des sciences antérieurement étudiées. Cet enseignement sera, autant que possible, exempt de contrainte, « parce que l’homme libre ne doit rien apprendre en esclave » Platon, 1966, 536a-537a). Seulement, tous les sujets ne sont pas d’élite, et l’éducateur doit faire preuve de vigilance. Ainsi, lorsque les élèves auront atteint l’âge de vingt ans (Platon, 1966, 537a-538a) on écartera impitoyablement tous les talents bâtards, tous les naturels boiteux qui s’adonnent indignement à la philosophie et la déshonorent.

Au seuil de la trentième année, ceux qui se seront distingués tant par la sûreté de leur jugement que par la vivacité de leur intelligence, se consacreront à la dialectique. Ils y consacreront cinq ans, puis, passant de la théorie à l’action, ils exerceront pendant « quinze ans » (Platon, 1966, 539e-540e) et à titre de stage pratique les grandes magistratures politiques de l’État.

À cinquante ans, ayant complété leur expérience des choses divines par celle des choses humaines, ils gouverneront à tour de rôle. « Quand ils auront contemplé le bien en soi, ils s’en serviront comme d’un modèle pour régler la cité, les particuliers et leur personne, chacun à son tour, pendant le reste de leur vie » (Platon, 1966, 539e-540e). Mais, dans leurs intervalles de liberté, ils continueront à cultiver la philosophie, jusqu’à l’heure où, après avoir désigné leurs successeurs, « ils iront habiter les îles des Bienheureux » (Platon, 1966, 539e-540e). La cité leur élèvera de superbes tombeaux et, par des sacrifices publics, les honorera à titre de génies tutélaires et divins. 

Dans le troisième cycle donc, le but de l’éducation est de mettre à la disposition de la cité des philosophes-rois qui connaissent le bien et qui peuvent la gouverner en se conformant au bien. Il est de conduire chacun et l’ensemble du corps social à la justice, au bien, au bonheur. Si le règne de Kronos, que décrit le Politique (269a-272d) comme un âge d’or, n’est plus et ne plus être, l’éducation est ce qui en indique l’horizon et la voie.

Conclusion

L’éducation, dans la philosophie de Platon, apparaît comme un puissant moyen au service du savoir, de la vertu et du bien. De cycle en cycle, de degré en degré, elle élève l’âme des ténèbres à la lumière, des apparences sensibles et trompeuses aux réalités en soi, au plus excellent de tous les êtres, c’est-à-dire, à l’idée du bien.

Le premier cycle, avec la gymnastique et la musique, fortifie l’harmonie du corps et de l’esprit. Les sciences préparatoires du second cycle préparent l’âme de l’apprenant aux opérations mentales les plus simples et les plus courantes. L’étude synoptique et approfondie de ces sciences, au troisième cycle, l’élève aux principes intelligibles des choses et le prépare, par là, à la dialectique. La dialectique l’amène à contempler les idées et particulièrement l’idée la plus haute, l’idée du bien dont procèdent toutes choses.

L’éducation, chez Platon, s’offre ainsi comme un facteur d’ascendance et d’épanouissement du sujet. S’inscrivant dans cette optique, Emmanuel Kant a relevé qu’elle transforme l’animalité en humanité ; qu’elle cultive, civilise, polit le moi naturel et rugueux. En fait, sans l’éducation, les penchants brutaux de l’homme le détourneraient de sa destination, c’est-à-dire de l’humanité. Mais, par elle, il tire de lui-même toutes les qualités qui caractérisent son espèce.

Elle ouvre ainsi aux consciences dominées de notre civilisation centrée sur la science, la technique et l’économie, l’optique d’un processus d’émergence et de reconnaissance centré sur l’humain. Elle est, promesse d’émergence et de valorisation du moi dans la dialectique oppositionnelle de l’intersubjectivité. Elle est socle d’émergence et de reconnaissance anthropocentrées.

L’odyssée exégétique qui l’a décelée comme élévation progressive de l’homme vers le bien, l’a aussi saisie comme source d’émergence ontologique et de reconnaissance sociale ; et cela, non seulement à travers la nature et le rôle que Platon lui confère, mais également à travers la gestion des écarts-types, et les finalités qu’il lui assigne.

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LANGUES NATIONALES ET ÉMERGENCE DE L’AFRIQUE NOIRE            CHEZ CHEIKH ANTA DIOP

Issaka SAWADOGO

Université Ouaga I Professeur Joseph Ki-Zerbo (Burkina Faso)

sawadogoissakas@gmail.com

Résumé :

Cheikh Anta Diop a su lier l’émergence à une exploitation rationnelle des valeurs culturelles, économiques, scientifiques. Et s’il y a une question à laquelle l’auteur a consacré une partie de sa réflexion pour la renaissance africaine, c’est surtout celle relative aux langues dans le cadre de l’enseignement /apprentissage (C. A. Diop, 1974 ; C. A. Diop, 1979 ; C. A. Diop, 1990). Après sa mort, les idées de l’universitaire polémiste (P. Diagne, 1997) sont toujours revisitées. Dans une telle perspective, l’on pourrait se poser la question suivante: quelle est la place des langues dans la pensée diopienne? L’objectif visé par cette étude est d’analyser le contenu de la pensée de Cheikh Anta Diop en matière de politique linguistique en s’inspirant des réalités linguistiques complexes du Burkina Faso. L’étude révèle l’existence d’une pensée sociolinguistique diopienne adaptée aux réalités africaines, d’une part, et la possibilité de redéfinir les propositions de politiques linguistiques nationales au Burkina Faso à la lueur de cette pensée, d’autre part.

Mots-clés : Émergence, Enseignement, Langue, linguistique, Perspective diopienne, Politique, nationale.

Abstract :

Cheikh Anta Diop has known how to connect black Africa emergence with a rational use of cultural, economic, scientific and social values inherent to black people. And if there is matter about which the author consecrated a part of his thought for Africa renaissance, it is especially the one relating to national languages within the context of teaching and learning (C. A. Diop, 1974; C. A. Diop, 1979; C. A. Diop, 1990). After his death, the ideas of the university polemist (P. Diagne, 1997) are still revisited. In such a prospect, the following question could be asked: what is the African languages place in diopian thought? The aim sighted by this study is to analyze the content of Cheikh Anta Diop’s thought in language policy taking inspiration from Burkina Faso complex linguistic facts. On the one hand, the research reveals the existence of a diopian sociolinguistic thought adapted to the african realities, and on the other hand, the possibility to redefine the proposals of national languages policy in Burkina Faso through this thought.

Key words: Emergence, Teaching, Diopian perspective, Language policy, National language.

Introduction

Le Burkina Faso, comme la plupart des pays francophones au sud du Sahara, se caractérise par une situation sociolinguistique complexe : une soixantaine de langues ethniques selon G. Kedrebeogo (1998). Le français, parlé seulement par 12 % de la population (I. Diallo, 2001), reste cependant la langue officielle et est utilisé de façon exclusive à l’école. Si l’école reste marquée par son manque de performance, des chercheurs comme Cheikh Anta Diop lient ses mauvais rendements à l’utilisation exclusive de la  langue française, une langue étrangère à l’environnement socioculturel de l’apprenant. Dès lors, la problématique de la présente étude est la suivante : quelle est la place des langues africaines dans le processus d’émergence de l’Afrique noire selon Cheikh Anta Diop? L’objectif de cette étude est d’analyser les éléments de la pensée diopienne en matière de politique linguistique (L.-J.Calvet, 1999) au regard du contexte burkinabè.

La présente étude s’inscrit dans le cadre global de la sociolinguistique, discipline qui étudie les rapports entre les langues et la société (W.Labov, 1976) et s’intègre plus précisément dans le sous-domaine de la politique linguistique en ce sens qu’elle s’assigne pour tâche d’examiner la  situation sociolinguistique d’un pays donné (le Burkina Faso) afin de proposer une gestion pragmatique des langues dans la perspective de Cheikh Anta Diop.

De l’hypothèse centrale de cette étude qui consiste à démontrer qu’il existe une approche sociolinguistique diopienne des langues africaines, il découle deux hypothèses subsidiaires : 1. Cheikh Anta Diop a recours à divers aspects de la politique linguistique pour analyser les situations linguistiques africaines. 2. La conception de la politique linguistique chez Cheikh Anta Diop s’adapte à l’analyse de la situation plurilingue du Burkina Faso.

Une méthodologie d’enquête fondée essentiellement sur la recherche documentaire a été retenue pour la collecte des données. D’une part, l’exploitation d’une documentation théorique relevant du champ de l’étude (la sociolinguistique) s’est avérée nécessaire. D’autre part, l’exploitation du corpus écrit constitué essentiellement de trois œuvres de Cheikh Anta Diop s’imposait : Fondements  économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire (1974), Nations  nègres et culture II (1979) et Alertes sous les tropiques (1990). Le choix de ces œuvres se justifie par le fait qu’elles expriment mieux et avec plus d’arguments la vision d’une émergence de l’Afrique noire par une politique intelligente des langues nationales.

1. LA SOCIOLINGUISTIQUE DANS L’ŒUVRE DE CHEIKH ANTA DIOP

Une étude de l’œuvre Cheikh Anta Diop révèle une place de choix qu’accorde l’auteur à la sociolinguistique. L’on pourrait lier ce choix à un certain nombre de facteurs parmi lesquels son engagement pour une émergence socio-économique, culturelle et politique de l’Afrique noire. Pour ce faire, l’auteur a recours à la sociolinguistique. C’est cette  perspective qui est privilégiée dans la présente étude. En d’autres termes, il s’agit de voir comment la pensée  diopienne pose les moyens de développer l’Afrique à partir d’une gestion rationnelle des langues nationales.

1.1. La politique linguistique

La politique linguistique diopienne peut se résumer en deux volets : l’action sur les langues et l’action sur la langue.

1.1.1. L’action sur les langues

Dans la perspective diopienne, il s’agit de prendre en compte les plurilinguismes au niveau national et au niveau continental. En d’autres termes, il faudrait concevoir une politique linguistique qui officialise les langues à l’intérieur de chaque État d’une part, et à l’échelle continentale, d’autre part. Et l’on perçoit la pertinence de ce choix dans sa question de départ : « Comment faire pour que, dans le cadre d’un État multinational, chaque État fédéré soit doté d’une expression locale et que l’ensemble soit coiffé d’une langue officielle dans le meilleur des cas ? » (C. A. Diop, 1990, p. 119).

De façon concrète, en s’inspirant de la situation linguistique du Sénégal, l’auteur propose l’élévation du valaf[31] au rang de langue moderne de culture et de gouvernement : « Le valaf devra devenir le plus rapidement possible la langue de gouvernement utilisée dans tous les actes publics et politiques(…) » (C. A. Diop, 1974, p. 22).

Pour le niveau continental, c’est-à-dire à l’échelle de l’État  fédéral que conçoit l’auteur, l’on ne propose pas une langue précise mais le choix d’une langue africaine de grande extension est implicitement évoqué : « (…) le moment venu, on pourra choisir d’une façon appropriée l’une des principales langues africaines afin de l’élever au niveau de langue unique de gouvernement  et de culture à l’échelle du continent » (op.cit., p.23). L’on note à travers ce refus de nommer la langue toute la difficulté liée à la politique linguistique en contexte d’hétérogénéité linguistique, et cela, l’auteur en est conscient : « cependant, il sera possible de choisir une langue africaine qui deviendra une langue gouvernementale. Toutefois, ne nous cachons pas les difficultés que cela présente. » (C. A. Diop, 1990, p. 110). Après avoir défini le statut des langues, il faudrait au niveau pratique procéder à l’instrumentalisation de celles-ci. Cela relève de l’action sur la langue.

1.1.2. L’action sur la langue

S’inscrivant dans la perspective diopienne, P.Diagne (1971, p.372) écrit :

« ainsi une économie qui progresse abrite au moins deux phénomènes. D’une part, une technologie de pointe qui élargit l’horizon de connaissance et de savoir-faire. D’autre part, une langue de diffusion populaire qui renouvelle et adapte au savoir neuf de manière permanente son appareil lexical, ses terminologies, son vocabulaire ».

En d’autres termes, la planification linguistique dans le contexte des pays africains dits francophones doit s’atteler à enrichir les langues nationales de sorte que celles-ci deviennent de véritables leviers du développement. Et plus précisément « il s’agit d’introduire dans les langues africaines des concepts et des modes d’expression capables de rendre les idées scientifiques et philosophique du monde moderne » (C. A. Diop, 1979, p.418). Pour ce faire, Cheikh Anta Diop propose trois sources aux linguistes africains chargés de la  planification : 1.L’unité de l’égyptien et des langues africaines : en d’autres termes, il s’agit, par les procédés de dérivation ou de  composition, d’enrichir les langues négro-africaines à partir de racines égyptiennes. La langue française n’est-elle pas  construite dans une certaine mesure sur une base gréco-latine ? 2. L’emprunt : les mots d’origine occidentale déjà intégrés dans les langues africaines peuvent être acceptés et adaptés au phonétisme des langues nationales ; 3. La néologie de sens : il s’agit d’exploiter les possibilités internes de la langue, d’étendre le sens de certains mots de la langue nationale. En d’autres termes, les mots de la langue nationale, désignant des choses concrètes peuvent être enrichis afin qu’ils puissent, par le biais de la polysémie lexicale, désigner des réalités abstraites (philosophie, mathématiques, etc.).

Mais qu’est-ce qui, en réalité justifie la valorisation des langues africaines chez Cheikh Anta Diop?

1.1.3. Les justification d’une officialisation des langues nationales chez Cheikh Anta Diop

Avant toute chose, la nécessité d’une officialisation immédiate des langues nationales participe de la lutte pour la libération culturelle. L’on pourrait dire qu’une telle position est à la source même de la philosophie diopienne de la renaissance africaine. Il y a chez Cheikh Anta Diop, un lien entre langue nationale et performances scolaires. L’auteur note  une difficile compatibilité entre la langue française et les réalités socioculturelles de l’apprenant. Les systèmes éducatifs africains ont conservé la pédagogie unilingue qui utilise la langue européenne au détriment des langues locales. De ce fait, ces systèmes éducatifs, malgré les grands sacrifices budgétaires, demeurent moins performants :

« Quant à l’éducation en Afrique, elle dénote trop souvent une copie conforme de l’ancienne école coloniale, badigeonnée sur sa façade, malgré la prise  de conscience  manifeste à la  conférence des ministres africains de l’éducation à Lagos en 1977. L’école reste stérile économiquement car elle est coupée du travail productif, école antidémocratique et élitiste. On consacre 25% du budget pour  scolariser 12% des enfants (…) »(J. Ki-Zerbo, cité par  R. Chaudenson, op. cit., p. 39).

Par ailleurs, du point de vue psychologique, dès les premières années de la scolarisation, la langue nationale reste adaptée à une évolution normale de l’enfant contrairement à la langue étrangère. La langue européenne constitue une forme de barrière au processus d’apprentissage. Et l’exemple que l’auteur prend est assez illustratif à cet égard :

« Je considère la définition suivante : un point qui se déplace engendre une ligne. Pour qu’un jeune Africain soit à même de recevoir cette définition avec fruit (et, encore, c’est à voir), il lui faut un minimum de 6 ans d’école pour posséder la syntaxe française et connaître assez de vocabulaire. Or, la même définition aurait pu être donnée en valaf (par exemple) à l’enfant de 7 ans le jour de son entrée à l’école ; alors qu’il faut attendre six ans et la lui donner à 13ans ; six ans pendant lesquels on s’est appliqué à lui créer, de toutes pièces, un instrument d’instruction moins indiqué que celui qu’il possède de naissance. » (C. A. Diop, 1990, p. 35)

L’on comprendra pourquoi, P. Diagne(1971) dans la même perspective dénonce les langues européennes comme des langues étrangères et inconnues qui forment chez  l’enfant africain un écran linguistique tout en lui imposant en dépit de la fragilité de son psychisme, un double effort sur le plan linguistique et cognitif.

1.1.4. Action glottopolitique et politique éducative chez Cheikh Anta Diop

Cheikh Anta Diop a pensé les modalités d’utilisation des langues nationales dans les différents cycles d’enseignement.

  • L’enseignement primaire

L’enfant, à cette période, doit apprendre dans sa langue maternelle car le jour même où le jeune Africain entre à l’école, il a suffisamment de sens logique pour saisir le brin de réalité contenu, par exemple, dans l’expression : un point qui se déplace engendre une ligne (C.A.Diop,1979 ). C’est ainsi que l’auteur, partant du fait que toutes les minorités au Sénégal sont bilingues et parlent le valaf, propose l’Introduction de cette langue à l’école primaire. L’auteur s’appuie sur d’autres arguments. En effet, l’on reconnait la forte distribution démographique et géographique du valaf mais aussi la parenté entre cette langue et les autres langues du Sénégal.

  • L’enseignement  secondaire  et  supérieur

L’auteur préconise l’enseignement dans la langue locale de l’apprenant. L’on pourrait y introduire comme matière d’enseignement la langue africaine retenue à l’échelle continentale. Cette  langue africaine pourrait au fur et à mesure se substituer aux langues européennes. Et les langues européennes ? Pour Cheikh Anta Diop, ces langues tombent progressivement au rang de langues vivantes facultatives, au niveau du secondaire. Ce maintien à titre transitoire des langues européennes reste un choix stratégique que P. Diagne (1971, p.399) précisera :

« L’usage du français et de l’anglais restera dans nos pays un temps une nécessité. Le sort en est jeté. Notre enseignement supérieur, notre diplomatie politique resteront ici par exemple tributaires du français. Il n’est même pas exclu qu’une coopération étroite puisse s’établir entre l’ancienne métropole et nos nouveaux états sur ce plan. »

Il  existe donc une pensée diopienne bien cohérente  définie par une exploitation de la théorie linguistique. Dans quelle mesure cette approche glottopolitique diopienne pourrait s’appliquer au contexte burkinabè particulièrement ?

2. QUELLE POLITIQUE LINGUISTIQUE AU BURKINA FASO À LA LUEUR DE LA PENSÉE DIOPIENNE ?

À partir d’un aperçu de la situation linguistique et éducative du Burkina Faso, on pourrait étudier les possibilités de mise en  œuvre d’une politique linguistique qui s’inscrit dans la perspective de Cheikh Anta Diop.

2.1. La  situation  linguistique et éducative du Burkina Faso

Pour Kedrebeogo (op.cit.), le Burkina Faso se caractérise par  son hétérogénéité linguistique: une soixantaine de langues nationales. N. Nikiéma (2005) note les caractéristiques suivantes : un multilinguisme modérément complexe où la quasi-totalité des langues se retrouvent dans trois grands groupes de langues (gur, manden, ouest-atlantique) ; de grandes disparités démographiques : après le moore qui est parlé par plus de la moitié de la population, les langues les plus parlées concernent  11% ou moins de la population ; l’existence des régions relativement homogènes au plan linguistique (le centre et l’est du pays ; l’émergence d’une langue nationale passeport (le jula) dans la zone la plus hétérogène du pays (le sud-ouest du pays).

Cette soixantaine de langues cohabitent avec le français, la langue officielle. Cette langue officielle est utilisée exclusivement dans les institutions du pays (Administration, Parlement, Justice, Education, etc.). Sur le plan éducatif précisément, les chercheurs lient les mauvaises performances du système à l’usage exclusif de cette langue étrangère. La situation est dépeinte par I. Diallo (2001, p.45-46) en ces termes:

« Ainsi, en considérant le contenu de l’enseignement et le médium linguistique comme les deux faces d’une même médaille, le français serait-il certainement la face la plus importante. Ceci est d’autant plus vrai que le volume horaire total consacré à sa seule acquisition est relativement très élevé. Ce qui alors ne permet pas aux élèves, à la fin du cycle de l’enseignement primaire, d’avoir des connaissances pratiques (…). En somme, pendant le cycle primaire, les élèves se sont surtout évertués à apprendre le français. Et en tant que médium linguistique, cette langue est la cause de nombreux redoublements et d’échecs scolaires. »

Ainsi est clairement confirmée l’idée de Cheikh Anta Diop au sujet de l’inefficacité des langues européennes dans le processus d’enseignement / apprentissage. C’est au regard de cette situation que bon  nombre de chercheurs vont s’inscrire dans la perspective d’introduction des langues locales à l’école. La proposition de N. Nikiéma (2003) constitue un modèle intéressant. En réalité, le choix porté sur ce modèle tient du fait que l’auteur l’a conçu au regard des insuffisances des propositions faites par les modèles antérieurs.

2.2. Le modèle de N. Nikiéma (2003) : limites et perspectives

Il s’agit de présenter d’abord les propositions faites par N. Nikiéma (2003) au regard des limites des propositions antérieures. Par ailleurs, à partir des limites constatées dans l’approche de cet auteur, l’examen de la réflexion de Cheikh Anta Diop en matière de gestion des langues va permettre de redéfinir de nouvelles propositions qui, non seulement s’adaptent aux réalités burkinabè, mais prennent en compte le contexte général africain.

2.2.1. Présentation du modèle de N. Nikiéma (2003)

Après avoir  démontré les limites des propositions de glottopolitique antérieures faits par les chercheurs burkinabè, N. Nikiéma (2003) conçoit une action sur les langues à trois niveaux : 1.Au niveau étatique : élévation au rang de langues officielles étatiques aux côtés du français, et conformément aux recommandations des états généraux de l’éducation, des trois langues qui remplissent au maximum les critères de poids démographique, de couverture géographique et de véhicularité au niveau du Burkina dans son ensemble à savoir : le moore, le jula et le fulfude. 2. Au niveau régional: élévation au rang de langue régionale officielle d’une langue moyenne à bonne couverture géographique, qui est relativement bien  instrumentalisée: le gulmancema, pour  la  région de l’est où cette langue est dominante. 3. Au niveau provincial: mise en œuvre d’un plan d’officialisation d’un certain nombre de langues nationales qui, pour l’auteur, au regard d’un certain nombre de critères, sont candidates à l’officialisation. L’auteur propose un dizaine de langues : le bisa, le bobo, le bwamu, le dafing / marka , le dagara, le kasim, le lyélé , le nuni, le san et le tamasheq.

Par ailleurs, l’auteur définit les champs et les modalités d’usage des langues. Le modèle didactique proposé dans le cadre de la politique linguistique est un enseignement bilingue de type additif : c’est un modèle où, selon l’auteur, l’on emploie de façon équitable, le français et la  langue nationale au primaire. Plus concrètement, il s’agit d’introduire à l’école les langues provinciales, régionales et nationales aux côtés du français comme médiums d’enseignement. Pour les autres langues nationales non officielles, on pourrait les introduire dans le système éducatif mais comme matières d’enseignement. Dans l’enseignement secondaire, seules les langues nationales officielles pourraient être choisies comme matières d’enseignement (par exemple, comme matière facultatives à l’examen du BEPC tout comme à l’examen du baccalauréat et enseignées aux niveaux départemental, provincial, ou régional). Au supérieur, toute langue nationale officialisée ou non peut être objet /matière d’étude.

Pour ce qui concerne la langue d’intégration sous-régionale / régionale au niveau continental, l’auteur propose le jula et le fulfulde. Quant à la langue de communication internationale au niveau continental ou supra-continental, l’auteur préconise que cette fonction soit assurée par le français qui, selon lui, reste une des langues officielles du pays .Cette répartition des fonctions des langues selon l’auteur  permet d’instaurer une certaine complémentarité entre les différentes langues.

2.2.2. Limites du  modèle de N. Nikiéma et prise en compte de la perspective glottopolitique diopienne

Il est intéressant avant toute chose de reconnaître la valeur du modèle de N. Nikiéma en ce sens qu’il reconnait la faillite de la pédagogie unilingue qui exclut les langues africaines au profit du français. La perspective d’une Introduction des langues africaines à l’école est intéressante. Une analyse du modèle montre que, fondamentalement, il s’agit de la seule promotion de la langue européenne qui demeure l’objectif de l’auteur.

Pour ce qui est du choix des langues nationales officielles, l’auteur traduit une volonté de légitimer les micro-nationalismes au lieu de poser  les bases d’une unification linguistique véritable au niveau étatique. Il est difficile au Burkina Faso de choisir une seule langue nationale officielle compte tenu de la diversité linguistique. Si le valaf peut être officialisé au Sénégal, cela s’explique non seulement par sa forte véhicularité  mais aussi, par le fait que les études linguistiques menées par Cheikh Anta Diop révèlent une parenté linguistique entre cette langue et les autres langues nationales du Sénégal. Au Burkina Faso, la soixantaine de langues nationales se répartissent essentiellement en trois groupes linguistiques différents : le groupe gur  ou voltaïque, le groupe ouest-atlantique et le groupe manden. Ces trois groupes appartiennent tous à la famille Niger-Congo. Il n’y a pas une seule langue nationale au Burkina Faso qui couvre tout le territoire national. De ce fait, le choix des trois langues nationales parait raisonnable car elles représentent les trois groupes de langues citées : le moore (gur), le jula (manden) et le fulfulde (ouest – atlantique). Et mieux, ces trois langues correspondent à trois grandes aires linguistiques couvrant tout le territoire national. Si ces trois langues couvrent le champ de la communication nationale, pourquoi préconiser encore l’officialisation d’autres langues provinciale et  régionales? Dans la perspective diopienne, il est souvent nécessaire d’étouffer les micro-nationalismes et les tentatives d’émiettement linguistique pour faire émerger les langues véhiculaires de grande extension.

En outre, selon Cheikh Anta Diop, le planificateur doit tenir compte de l’existence d’une unité entre les langues africaines. Or, en proposant par exemple l’officialisation du moore au niveau étatique, le gulmancema au niveau régional, le dagara, le lyelé, le kasim, au niveau provincial, le modèle de Nikiéma favorise du coup la promotion des langues issues du même groupe (gur) et  ayant parfois beaucoup de similitudes frappantes. L’officialisation d’une seule langue dominante (le moore par exemple), parmi le groupe gur réduirait les difficultés liées à l’hétérogénéité linguistique. L’autre incohérence du modèle de N. Nikiéma est relative au maintien du statu quo du français dans le système éducatif. En effet, dans l’enseignement bilingue de type additif (cela suppose une complémentarité équitable entre les langues), les langues nationales doivent être utilisées durant tout le cycle de l’enseignement primaire. Une analyse de la situation révèle que la pédagogie employée privilégie un emploi exclusif de la langue nationale dès le début du cycle et un usage total du français durant les dernières années. En d’autres termes, la langue nationale est utilisée comme un tremplin pour acquérir le français : c’est ce que  M. Daff (2007) désigne comme une complémentarité de subordination. L’on pourrait dans la perspective diopienne retenir les trois langues nationales (moore, jula, fulfulde) comme langues d’enseignement / apprentissage et réduire au fur et à mesure durant la scolarisation le champ d’utilisation du français dans les situations didactiques.

Au secondaire tout comme au supérieur, le modèle de N.Nikiéma consacre la suprématie de la langue française. En effet, au secondaire, les langues nationales ne sont utilisées qu’en tant que simples matières d’enseignement /apprentissage. Par ailleurs, aux examens du BEPC et du baccalauréat, les langues nationales constituent des matières facultatives. Dans cette situation, l’apprenant  aura-t-il la motivation d’apprendre une langue dans  laquelle il ne sera pas  obligé de  subir une évaluation ?L’option de faire des langues nationales de simples matières d’études ou de matières facultatives non seulement contribue à créer une représentation péjorative à leur  égard, mais consacre du coup le prestige de la langue européenne. C’est la même perspective au supérieur où les langues nationales officialisées ou non deviennent de simples matières d’études. À  travers les propositions de Cheikh Anta Diop, l’on pourrait, au secondaire introduire les trois langues nationales étatiques (le moore, le jula et le fulfulde) en fonction de leurs zones d’influence respectives. À long terme, ces langues vont remplacer le français qui deviendra une matière d’enseignement ; ces trois langues que sont le moore, le jula et le fulfulde peuvent devenir des médiums et des matières d’enseignement au supérieur.

Mais Nikiéma reconnait au français seul le statut de langue de communication internationale au niveau continental ou supra-continental. L’on ne parle pas d’intégration au niveau continental mais de communication. Où sera l’instance politique qui définira cette politique linguistique? Il est clair que l’auteur ne pose pas en réalité la question de l’unification linguistique et tout laisse croire que l’objectif poursuivi reste l’usage des langues africaines comme simples moyens d’intercompréhension.

En outre, il est paradoxal que l’auteur évoque la communication internationale au niveau continental en ne citant pas des langues comme le swahili, le hausa, le yoruba etc. Le français, selon l’auteur est la seule langue qui puisse assumer cette fonction. Or l’on sait que Cheikh Anta Diop a montré la nécessité d’élever une langue africaine au rang de langue continentale. Bon nombre d’auteurs africains mais aussi européens de bonne foi ont également reconnu cette exigence pour les peuples africains. En effet, P. Diagne (1963) s’inscrit dans une politique des grandes aires linguistiques fondée sur l’officialisation des langues africaines de grande extension ; G. Manessy (1964) évoque la possibilité d’une unification linguistique de l’Afrique à  travers les langues africaines de commerce. J. Chevrier (1999), abordant une possibilité de développer une littérature africaine en langues nationales voit également l’unité de l’Afrique  autour des langues véhiculaires. Tous ces auteurs font référence aux langues africaines de forte extension : swahili, manding, haussa, etc.

Mais pourquoi la plupart des auteurs africains pensent  exclure les langues africaines lorsque l’on évoque les langues de communication internationale ? Certaines parmi les langues européennes telles que le français, l’allemand, l’espagnol, l’italien, etc. n’ont pas forcément plus de pays locuteurs ou de locuteurs que certaines langues africaines au niveau africain ; cependant elles sont dites internationales. Ou bien les chercheurs ont-ils une vision eurocentriste des choses au point que l’adjectif « internationale » a perdu son sens de départ « entre plusieurs nations » pour devenir « entre plusieurs nations y compris les nations européennes  »? Dans cette vision réductrice des faits, il est tout à fait logique que le swahili parlé par plus de 250 millions d’hommes, soit environ le quart de la population de l’Afrique au sud de l’Equateur (G. Manessy, 1964) reste une langue nationale simplement. En  évitant volontairement la question de l’unification du continent africain à partir des langues africaines, tout en posant la question d’une intégration ou d’une communication internationale à partir du français, le modèle de Nikiéma, clairement, offre une chance à l’évolution et au rayonnement des langues européennes en Afrique.

Par ailleurs, en l’absence d’une instance politique sous-régionale fiable (les langues de travail de la CEDEAO sont des langues européennes)[32] et d’une organisation politique digne de ce nom au niveau africain (à l’ UA également, les langues de travail sont des langues européennes[33]) les propositions de N. Nikiéma n’ont pas de chance d’être appliquées. C’est pourquoi dans la perspective diopienne se pose la nécessité de créer un État fédéral d’Afrique noire sur le modèle de l’ex-URSS. La langue africaine que l’on aura retenue au niveau continental pourrait devenir une matière d’enseignement au secondaire au Burkina Faso et remplacer l’allemand, l’espagnol ou l’arabe. Mais un certain nombre de questions pourraient se poser à cet effet. La première est relative à la création de l’État fédéral africain sous le modèle soviétique, préalable selon Cheikh Anta Diop à tout processus d’unification linguistique. Cela d’une certaine manière ne pose-t-il pas la question de la véritable indépendance des Etats africains ? L’ échec du projet unitaire de certains pères fondateurs de l’Unité Africaine comme K.N’Krumah était évident si l’on mesure bien non seulement les accords et les pactes qui liaient (et qui lient toujours) individuellement les États africains à la France mais également les dissensions internes qui opposent ces différents Etats ; déjà à la conférence du 25 mai 1963 à Addis- Abbeba qui avait pour but de jeter les bases de cette unité africaine, on notait une autre intention dans les propos de certains dirigeants comme David Dacko:

« Mais aussi ferme que soit notre volonté d’atteindre l’unité de l’Afrique, nos nations respectives ont, individuellement ou groupés, signé des accords de coopération, soit entre elles, soit avec d’autres puissances. Et à présent, il faut l’avouer, notre organisation administrative ou politique, économique et sociale est dictée par ces accords de coopération. Nous ne saurions les dénoncer du jour au lendemain sans exposer l’Afrique à une crise générale, dont les conséquences nombreuses, difficilement appréciables seraient déroutantes…et ce n’est pas le but de notre mission à Addis-Abbeba » (cité par A. Kabou,1991, p. 194)

La dépendance vis-à-vis des puissances extérieures dans ce passage non seulement est reconnue mais admise comme une nécessité. Mais il est tout à fait clair qu’entreprendre un projet d’unification semble être avant tout une question politique avant d’être une question linguistique. Et cette question politique suppose une indépendance réelle, une indépendance qui permette de se passer de la domination des puissances extérieures et de concevoir librement les grandes orientations de l’émergence. Mais cette indépendance politique doit être pensée également au niveau national ; car, malgré les déclarations et les discours politiques sur la nécessité de promouvoir et d’officialiser les langues nationales, des pays africains comme le Burkina Faso n’osent remettre en cause l’hégémonie de la langue européenne dans les institutions étatiques. Les programmes de l’éducation restent orientés selon des modèles pensés et dictés de l’extérieur, et à juste titre : le financement de ce secteur n’est-il pas supporté en grande partie par l’aide extérieure (Lange, 2006) ?

Conclusion

L’étude de l’œuvre de Cheikh Anta Diop laisse voir une approche sociolinguistique cohérente des situations linguistiques  étatiques et continentales. Cette perspective de l’auteur est susceptible d’application dans une situation plurilingue complexe comme celle du Burkina Faso. Mais cela suppose une véritable indépendance politique de la domination extérieure. Dans ce sens, ne doit-on pas commencer, d’abord, par remettre en cause le modèle politique et économique dominant, à savoir le modèle capitaliste et sa doctrine néolibérale dont l’influence reste plus accentuée dans le secteur éducatif ?

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L’ÉMERGENCE LANGAGIÈRE PAR LE FRANÇAIS IVOIRIEN,                    UN GAGE DE RECONCILIATION

Joachim KEI

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

jkeijo@yahoo.fr

Résumé :

L’émergence n’est pas seulement économique, structurelle, politique ou sociale, mais elle est aussi un fait de langue qui recherche un modèle linguistique qui caractérise une communauté et qui se distingue par sa qualité. Le français ivoirien, en effet, dans sa stratification, met en place des parlers expressifs permettant de sortir du français classique pour sublimer. Il se distingue ainsi pour véhiculer une culture autour de laquelle tout un peuple se reconnaît pour appuyer la pensée de Herder qui pose l’égalité suivante : une nation, une langue, une culture. L’émergence linguistique peut, donc, être un bon gage de réconciliation et de paix en Côte d’Ivoire.

Mots-clés : Culture, Développement, Émergence, Langue française, Norme, Paix, Réconciliation, Stratification.

Abstract :

Emergence is not only economic, structural, political or social, but it is also a fact of language that seeks a linguistic model that characterizes a community and is distinguished by its quality. The Ivorian French, in fact, in its stratification, sets up expressive speeches allowing to leave the classical French to sublimate. It is thus distinguished in order to convey a culture around which a whole people recognizes themselves in order to support Herder’s thought, which posits the following equality: a nation, a language, a culture. Linguistic emergence can therefore be a good sign of reconciliation and peace in Côte d’Ivoire.

Keywords: Culture, Development, Emergence, French language, Norm, Peace, Reconciliation, Stratification.

Introduction

L’émergence traduit l’idée de démarcation au regard de son préfixe e, variante de ex qui signifie « hors de ». Cette démarcation (émergence), qui se veut positive ou salutaire, n’est pas seulement économique, structurelle, sociale ou politique ; mais elle aussi un fait de langue. Selon  M. Arrivé et al. (1986, p.366), une langue  « se manifeste par la voix et par l’écriture ». En d’autres termes, elle est un système d’expression qui demeure, pour  Ferdinand De Saussure[34], un système de signes  conventionnel qui sert de moyen de communication et d’échange. Si communiquer permet d’établir des relations entre les hommes ou entre les peuples, alors la diversité des langues semble créer des barrières. C’est le cas de la Côte d’Ivoire avec une multitude d’ethnies.

Pour régler entre autres cette question, le colon français a jugé utile d’instituer ou du moins d’imposer la langue française qui devient langue nationale. Mais à côté de cette langue française de référence, va se développer un autre français dit français ivoirien. Ce français ivoirien, dans sa stratification, met en place des usages langagiers comme « le français de Moussa », « le français de Treichville », ou « le nouchi » pour sublimer. Il se distingue ainsi pour véhiculer une culture autour de laquelle tout un peuple se reconnaît. Par ce rapprochement identitaire du fait de la langue et de ses corollaires, Herder[35] indique l’égalité suivante : une nation, une langue, une culture. L’on dirait, en d’autres mots, qu’à une langue se rattachent une culture et des individus formant le peuple (nation) pour l’animer.

Aussi cette langue pourrait-elle servir à résoudre bien de situations conflictuelles. Dans cette perspective, il convient de se demander comment l’émergence langagière, par le français ivoirien ou le français populaire ivoirien (FPI), contribue à la réconciliation et à la paix en Côte d’Ivoire. Pour tenter de répondre à cette préoccupation, nous ferons une analyse lexicale et interprétative du FPI comme gage de réconciliation et nous montrerons la pratique de ce français comme moyen pour rechercher la cohésion sociale.

1. ANALYSE LEXICALE ET INTERPRÉTATIVE DU FPI COMME GAGE DE RÉCONCILIATION

Le mot « réconciliation » est la nominalisation du verbe « réconcilier ». Il signifie  « remettre d’accord, en harmonie des personnes qui étaient brouillées.» (cnrtl.fr) La Côte d’Ivoire a besoin de réconciliation du fait de la guerre. Nous voulons montrer que le lexique hétérogène du FPI peut permettre de rapprocher les différentes populations ivoiriennes. Aussi la stratification du FPI contient-elle des particularités à même de  favoriser chez les usagers une meilleure disposition à rechercher la paix.

1.1. Le lexique du FPI et la réconciliation

Le lexique provient du grec lexikon, de lexis qui signifie «  mot  ». Comment les mots du français populaire ivoirien traduisent-ils dans leur signification ou dans leur origine des élans de réconciliation ? Nous notons, par exemple, la force sémantique de certains mots contenus dans le FPI comme« Yako » :

« Yako », mot d’origine akan, signifie littéralement « pardon » en français classique. Mais au niveau du français populaire ivoirien, ce mot permet de présenter des condoléances, des excuses, l’apaisement, etc. Ainsi, il apparaît comme un sésame indiquant qu’on est sincèrement et profondément désolé comparativement au mot usuel « pardon » qui n’a pas cette teneur de « Yako ». La charge sémantique de « Yako » est donc démultipliée  dès qu’on l’utilise dans le FPI.

Par ailleurs, le FPI puise ses ressources lexicales, en grande partie, des ethnies ivoiriennes pour les mettre au service de la réconciliation. Ce qui parait quelquefois émouvant, c’est l’usage d’un mot dans la langue de l’autre avec qui l’on a des différends. C’est le cas des mots  comme « Sabari » (malinké) et « Yaki » (akan).

Le potentiel sémantique devient plus fort quand un malinké dit à un baoulé « Yaki » pour exprimer une excuse ou son regret et quand un baoulé prononce « Sabari » pour indiquer la même pensée. Les variations lexicales du FPI et leur appropriation sont sources de  rapprochement linguistique par des protagonistes. L’on ressent une fierté quand un tiers vous parle dans votre langue maternelle. L’on est plus sensible par la force du mot que l’on comprend d’ailleurs mieux.

C’est ce qui explique les différentes variantes du mot « bienvenue » dans le FPI : Akwaba (Akan) ; Fotamana (tagbana, sénoufo) ; Ayoka (bété).

Ainsi, d’une région de la Côte d’Ivoire à une autre, différents termes de bienvenue sont utilisés par les ivoiriens. Ceux-ci partagent avec les autres  leur langue et leur ouvre ainsi leur « territoire » et leur culture.

L’interchangeabilité des mots, dans ce contexte, est donc un gage de rapprochement, de partage et de fusion langagière. En cas de conflit, cela pourrait  devenir un moyen de réconciliation naturelle à travers un vivre ensemble qui se veut perpétuel. La diversité des mots du FPI est une richesse et une réalité qui se vit au quotidien :

(1)-Blé Goudé s’est rendu vraiment à Bouaké. Mais, avant de rentrer dans la ville, on a vu le môgô prier Dieu. (Gbich, N°400 du 15 au 21 Juin 2006, P.3.)

(2)-Un gars flêkê-flêkê conhan…

Dans l’exemple (1), il faut comprendre :

Blé Goudé s’est rendu, sans crainte, à Bouaké. Mais, avant de pénétrer dans la ville, nous avons vu l’homme confier sa mission à Dieu, par des prières.

Môgô  est un terme malinké. Il est ici synonyme de « Monsieur », « l’homme ».

Dans l’exemple (2), le FPI utilise un mot baoulé Flêkê-flêkê [flɛkɛ- flɛkɛ] qui signifie « Faible ».

Différentes langues locales ivoiriennes traduisent le parler en FPI à travers des emprunts divers. L’on notera avec J. K. N’Guessan (2008) que ces emprunts aux langues locales proviennent majoritairement du  malinké.

Mais les autres mots du terroir constituent un patrimoine linguistique national dont l’utilisation efficiente peut ramener un climat de quiétude entre protagonistes. Tout peut partir d’un jeu de mots pour égayer ou rapprocher affectivement :

(3)-Enjaillement (folie, volupté, faste) ; djôssage (rencontre), etc.

Mon mon (tuer) ; avant avant (auparavant, autrefois) Moitié moitié (Partage équitable), etc. Mange-mil (Pour désigner, parasite, voleur)

Prési (président).

Au-delà du jeu de mots, divers procédés lexicaux sont utilisés pour donner plus de consistance aux mots. Nous avons les procédés suivants :

(4)-Enjaillement; djôssage [suffixation]

Mon mon ; avant avant; Moitié moitié [redoublement] Mange-mil [métaphore]

Prési [troncation]

L’on comprend ainsi que, comme toute « déviation » linguistique, le FPI  « suit les procédés généraux de formation en vigueur dans la langue » (Calvet cité par F. Gadet, 2003, p. 104).

Les exemples, commentés ou analysés ci-dessus, ne sont exhaustifs. Ce ne sont que quelques traits généraux du français populaire ivoirien[36]. Ce français, nous l’avons déjà indiqué, est très proche des ethnies ivoiriennes. Ce qui lui vaut son acceptation par tous ou du moins par la majorité. Le sondage proposé à la fin du présent article l’atteste. Mais avant d’y arriver, analysons le FPI stratifié dans une perspective de réconciliation.

1.2. La réconciliation à travers la stratification du FPI

Le français ivoirien est le résultat d’un long processus qui a commencé aux premières heures de la colonisation du pays et qui se poursuit de nos jours. Pour servir les intérêts coloniaux, l’enseignement sera vulgarisé pour mettre en place les auxiliaires de l’administration, les interprètes et les employés de commerce. La langue enseignée à l’école était le français. Cependant, l’enseignement en langues vernaculaires n’était pas prohibé. Une circulaire datée du 5 janvier 1939 rappelait même qu’en vertu d’une lettre du ministre des colonies, « l’usage des langues indigènes… est autorisé à titre complémentaire pour l’enseignement pratique et pour l’éducation professionnelle ou ménagère » (extrait de la circulaire citée par A. Queffelec, 1995, p.850).

Ainsi, en application de cette circulaire, quelques manuels furent rédigés en baoulé, attié, adioukrou et dioula (malinké), etc. Mais cette expérience fut de courte durée et la multiplicité des idiomes fut à nouveau évoquée comme argument pour l’imposition définitive du français. (J. K. N’Guessan, 2008, p.3).

Mais le phénomène linguistique qui va marquer durablement la situation du français dans un pays comme la Côte d’Ivoire, c’est l’émergence de la variété dite « français-tirailleur » ou « petit-nègre ». Ce français était celui des fameux « tirailleurs sénégalais » qui l’ont appris pendant leur service militaire. Il était parlé par tous les combattants africains des deux guerres et a probablement joué un rôle important dans la diffusion du français en Côte d’Ivoire. En effet, certains anciens combattants, après leur démobilisation, étaient utilisés comme enseignants, surtout dans les écoles du village. Leur façon de baragouiner ainsi le français est très comique[37]. Or nous savons que le comique contribue à réduire le stress, la mélancolie. La bonne humeur, dans un pays qui a connu la guerre, semble préparer les cœurs et les esprits à une éventuelle réconciliation. Voici quelques exemples de ce français :

(5)- son la maison (sa maison)

(6)- moi y en a maladie (je suis malade)

(7)- moi y’a pati (je suis parti)        

L’étrangeté syntaxique de ce « français approximatif » (J. K. N’Guessan, 2008) par rapport au français normatif déroute le destinataire et favorise le rire. Alors entendre « son la maison » ou « moi y en a maladie » ou encore « moi y’a pati » paraît comique.

Le rire peut être aussi déclenché par la façon particulière de prononcer ces termes en français de moussa.

(8)-[ɔzɔrdyi] pour [oʒuRdwi] « aujourd’hui »

(9)-[zuka] pour [ʒyska] « jusqu’à »

(10)-[mɛ̃nã] pour [mɛ̃tənɑ̃] « maintenant »

(11)-[ze] pour [ʒə] « je » etc

Ces sonorités répertoriées par Jérémie Kouadio en sont l’illustration. Selon Jean-Louis Hattiger (cité par K. J.-M Kouamé, 2012, p.8), « ce français est une variété de français qui  est utilisée par les non scolarisés ou par les populations dont la scolarisation a été éphémère. » On peut donc affirmer que le français populaire ivoirien est une variété de français apprise hors de l’école. Ainsi, les prononciations et la syntaxe de ce français occasionnent le rire chez les personnes qui maitrisent le français standard. L’on rit pour moquer la façon maladroite de dire le français. Cette façon de s’exprimer est calquée sur la structuration des langues locales africaines. Alors il est possible d’utiliser ce procédé de petit nègre pour détendre l’atmosphère ou faire baisser les tensions. Dans tous les cas, un tel français est comique et est même utilisé par les comédiens.

Il est donc utilisé dans des spectacles pour divertir et peut, à ce niveau, décontracter les usagers qui ont connu des conflits. C’est ce qu’on a pu constater avec Jean miché Kankan[38] ou avec la chanson « ancien combattant » de Zao[39] ou même avec l’humoriste Koro Abou[40]. Ecouter le français petit nègre est très divertissant. Il peut détendre pour rapprocher les populations.

Par ailleurs, avec le nouchi, en tant que français du déhonté, l’on peut tout se dire à travers cette stratification du français.

À cela, l’on ajoute une variété récente du français populaire de Côte d’Ivoire : le nouchi qui, selon Jérémie Kouadio N’guessan (cité par A. L. A. Aboa, 2012, p.11), est «  un argot créé par les jeunes déscolarisés qui ont quitté l’école avec une connaissance plus ou moins suffisante du français. » Toujours axé sur le français standard, le nouchi se présente comme une forme évoluée du français stratifié de Côte d’Ivoire. Il est « « populaire » et  oscille entre un parler « établi par le peuple » et « pour le peuple » ou « à propos du peuple ». (F. Gadet, 1992, p. 25) Le nouchi est le français du déhonté. C’est donc une forme très expressive du FPI qui permet de dire des choses sans sourciller. L’ivoirien dira plus facilement « je suis fan de toi », « ça m’enjaille »,  en lieu et place du français courant : « je t’aime », « cela me plait ». Le nouchi devient donc comme le français de la sincérité à travers cette chanson :

(12)-Je suis toujours dans les crabas ; hé Ah oh ! Derrière, c’est zéro, ya fohi, des sony. Aucun soutra li dans les parages. A tous les gbo, il faut que tu djo. Il faut être dans les kposogo pour griga, pour que mon gbohi se mette bien jusqu’à lascaras. Un jour pour nous va sorti.[41]

(Billy Billy et Nash dans la chanson « Je suis le fils du pauvre)

Cette chanson explique, sans ambages, une situation de misère. Elle est marquée par un lexique particulier qui fait la force de tout langage argotique : crabas (la misère) ; les gbo (les frères et sœurs), djo (s’enfuir), etc. Il peut être utilisé dans un processus de réconciliation comme  canal pour dire la vérité sans en avoir honte. Car se réconcilier, c’est aussi se dire la vérité, mais une vérité emprunte d’humour. Ainsi, le français populaire ivoirien est riche et se déploie dans une émergence linguistique pour communiquer sincèrement.

La stratification du français permet de comprendre qu’il peut naître de la langue française académique des parlers riches qui émergent de la fusion de la langue française avec les langues locales ivoiriennes. Il est mis en place une dynamique linguistique dans laquelle, souvent, seuls les ivoiriens s’y reconnaissent. Ainsi, malgré les différences et les divergences, l’on peut créer l’unité autour d’une langue renouvelée et émergente dont la pratique peut être source de réconciliation.

2. LA PRATIQUE DU FPI COMME MOYEN DE RÉCONCILIATION

Cette partie va prendre en compte le français populaire ivoirien comme canal de diffusion des messages de réconciliation dans sa pratique quotidienne et l’opinion des ivoiriens à propos de ce français.

2.1. Le FPI comme canal de diffusion des messages de réconciliation et de paix

Au Sénégal, la langue émergente, en dehors du français classique, est le Wolof. De même que le Wolof pourrait servir à réconcilier les Sénégalais en cas de conflit à grande échelle, de même le français ivoirien pourrait en faire autant pour la  Côte d’Ivoire. Les hommes politiques ivoiriens ne s’en privent pas quand il s’agit de faire des communications en ce sens. Les exemples ci-après traduisent cette vérité.

(13)-Et vous les bramôgô (jeunes de Côte d’Ivoire), je vous salue » ; Je suis enjaillé (je suis content)» ; « C’est simplement kpata! ( c’est simplement extraordinaire)» ; «C’est simplement choco (c’est simplement stylées) » ; Après quatre longues années de tergiversation et de kouman (parler pour ne rien dire) des refondateurs » ; « Je sais trop bien que le gbangban (coup d’Etat) de décembre 1999 a appauvri les cadres du PDCI-RDA » ; « Comme de vrais bramôgô, bandons nos muscles pour têgê (battre, malmener) ces refondateurs » ; « Ils vont fraya (fuir, disparaître).[42]

(14)-Je compte sur ma dougbeyi (petite amie) pour régler mon problème.

(15)-Awouli tu mens. (Cher ami tu mens.)

(16)-Avant avant, les blancs qu’on voyait, roulaient tous dans de belles voitures.

L’exemple (13)  est un extrait du discours du Président Bédié (ex Chef d’Etat de Côte d’Ivoire) en français populaire ivoirien. Il permet de se rendre compte de la multiplicité des ethnies dans cette langue populaire : « bramôgô », « kouman » sont des termes malinké. Dans l’exemple (14), « dougbeyi » est d’origine bété de même que « awouli » (exemple 15). . Dans l’exemple (16), « Avant avant » est un calque d’origine akan. Les exemples peuvent être multipliés dans ce sens.

Ainsi,  Z. G. jules (2016, p. 74) à propos du nouchi, véritable représentation du français populaire ivoirien, dira : « Le nouchi apparaît de ce fait bien au-delà d’un argot, une véritable langue ivoirienne ayant le statut de langue véhiculaire. Il favorise la communication entre des personnes ayant des langues premières différentes. » Grâce à la multiplicité des langues ivoiriennes dans le français populaire ivoirien, tout le monde se sent concerné et l’utilise. Ce fait est un gage d’union par la langue et de réconciliation quand il ya des conflits. Les ivoiriens ont en commun ce patrimoine langagier qu’est le FPI en dépit de ce qui peut les opposer. En effet, le bété a beau être en colère contre les dioulas (malinké), il ne peut s’empêcher d’user de mots comme : bramôgô, yafohi, contenu dans le lexique du FPI.

Par ailleurs, l’on aurait du mal à expliquer aux personnes non scolarisées une langue française contraignante du point de vue normatif, syntaxique et lexical. Pour certains, il s’agit d’une langue exotique d’autant plus qu’ils ne sont pas habitués à leurs sonorités (prononciation). Cela est très perceptible dans le français de moussa, l’une des stratifications du français de Côte d’Ivoire :

(17)-Refuse → refize

(18)-Le Feu → lé fé

(19)-voleur →volèr

Dans l’exemple (17), le [y] est prononcé [i], sous l’influence des langues locales. Dans l’exemple (18), le [ф] est dit [e] et dans l’exemple (19), le [œ] prononcé [ε].

Ces divergences, dans la prononciation du français par les usagers plus marqués par leur langue maternelle, ne facilitent pas le choix du français comme langue dans laquelle tous les ivoiriens se reconnaissent. Elle est encore complexe, voire inaccessible pour certains locuteurs bien ancrés dans leur langue.

De plus, ce français utilise des aphorismes qui sont des condensés de sagesse qui peuvent être employés comme art langagier dans la résolution des conflits :

(20)-Avant de te moquer du linge de ta voisine, regarde si pour toi est propre. (Avant de te moquer du linge de ta voisine, regarde si le tien est propre.)

Cette parole de vérité est à placer au compte de l’oralité africaine comme creuset de culture. Ici, l’expression aphoristique parle avec force et sagesse. De telles formules sont précieuses dans la résolution des conflits en Afrique. C’est pourquoi, G. Kouassi (2007, p. 346) révèle « la fonction pragmatique du proverbe (il permet de convaincre ou d’agir sur l’auditoire) ».

Seul le français populaire ivoirien réunit véritablement les ivoiriens selon une syntaxe et une phonologie familières pour tous. Cette langue reste donc à notre disposition pour engager de nouvelles expériences dans une perspective de quiétude pour tous. Le français ivoirien doit être vulgarisé. Il est réservé des plages horaires à la télévision et à la radio publiques pour les nouvelles du pays qui concernent chacune des différentes langues ivoiriennes. Pourquoi l’on ne ferait pas pareil pour le français ivoirien ? Ce serait un autre moyen de diffusion des messages de réconciliation et de paix. Une telle expérience en vaudrait la peine pour un climat de sérénité pour tous.

Par ailleurs, en tant qu’universitaire, nous sommes pour la promotion de la langue française soutenue. De plus, nous aurons souhaité avoir notre Wolof ou notre Swahili en Côte d’Ivoire.  Par exemple, pour notre pays, l’on peut opérer le choix d’une ethnie qui serait parlée sur tout le territoire national. Mais en attendant d’y arriver un jour ; il faudrait bien composer avec le français ivoirien pour résoudre un certain nombre de problèmes à nous posé. Mais que pensent les ivoiriens de ce français ?

2.2. L’opinion des ivoiriens à propos du français populaire ivoirien

Le fait le plus remarquable est que les ivoiriens, dans leur pratique quotidienne de la langue,  ont pris conscience du caractère spécifique de « leur français » qu’ils ne stigmatisent pas. Par exemple 65,67% d’étudiants de l’université de Cocody, interrogés par S. Lafage en 1983 (cité par J. K. N’Guessan, 2008, p.10) étaient favorables au français populaire ivoirien. « Les opinions à ce sujet n’ont guère varié », renchérit J. K. N’Guessan (Ibidem). Comme le dit l’une des personnes interrogées encore par S. Lafage (cité par J. K. Nguessan, 2008, p.11)

Le français populaire ivoirien, c’est le français du peuple. C’est celui qui réellement nous identifie et brise les barrières tribales et les particularismes. Ce français met le ministre au niveau du manœuvre et  tout ivoirien le comprend sans même l’apprendre.

Par ailleurs, A. B. Boutin (2002, p.108) rapporte aussi les propos d’un enseignant qui, s’insurgeant contre ce qu’il appelle « le manque de liberté dans l’espace francophone », déclare : « il faut accepter que la langue se tropicalise…  ». Toute chose que reconnaît cet autre enseignant interrogé également par A. B. Boutin (Idem) : « Il y a un français ivoirien qui n’est peut-être pas encore entériné par les normes académiques et universitaires mais qui permet aux gens de communiquer, et c’est ça le plus important. »

À la lumière de ce qui précède, le français populaire ivoirien semble plébiscité par les ivoiriens parce que, selon eux, cette variété non seulement brise les barrières sociales. En outre, il permet une intercompréhension plus grande dans une population marquée par une multiplicité d’ethnies et de langues.

Citons, en définitive, l’opinion d’un écrivain comme Ahmadou Kourouma qui a mis en pratique, dans ses ouvrages, le vœu des ivoiriens. Il écrivait ceci :

Les Africains, ayant adopté le français, doivent maintenant l’adapter et le changer pour s’y retrouver à l’aise ; ils y introduisent des mots, des expressions, une syntaxe, un rythme nouveaux. Quand on a des habits, on s’essaie toujours à les coudre pour qu’ils moulent bien, c’est ce que vont faire et font déjà les Africains du français. (Cité par J. K. N’Guessan 2005, p. 177).

Au départ, la langue française était une langue coloniale d’oppression et d’aliénation. Mais  elle se mue, au fil du temps, en une langue de référence identitaire. Si la majorité des ivoiriens se reconnaît en cette langue (le français ivoirien) force est alors d’en faire un usage utilitaire. La réconciliation des peuples et des hommes fait partie de cet usage utilitaire.

Conclusion

L’imposition de la langue française en Côte d’Ivoire a été suivie de son acceptation et de sa transformation pour une appropriation. C’est ce que G. K. Kouassi (2007, p. 11) appelle la « prise en possession linguistique et esthétique de la langue française. » Cette « adoption » de la langue française a permis sa stratification pour aboutir au français ivoirien. Ce français est le résultat des échanges intralinguistiques et d’une certaine symbiose entre langue française et langues locales diverses. Sa syntaxe particulièrement orale, calquée sur les modèles de langue africaine ; son lexique à coloration ivoirienne, assurent son adhésion et son utilisation par la majorité des usagers ivoiriens. Ce français permet ainsi d’unir des diversités culturelles et linguistiques. Toute chose qui garantit une réconciliation de fait par la langue.

Il y a lieu, dès cet instant, avec la richesse et l’expressivité du français ivoirien, de se demander s’il n’est pas temps de penser à son officialisation à l’image des langues créoles. Cette pensée est partagée par F. A. Adopo (2009, p. 8) qui dit que « Les marques ou les traces indélébiles de cette «ivoirité» qui l’inclinent sensiblement vers les langues ivoiriennes de souche et se démarquent du français standard, le processus devant aboutir […] à l’autonomisation de ce parler  français en Côte-d’Ivoire ». Le français ivoirien est donc sur la bonne voie. L’on éviterait ainsi le choix arbitraire  de « l’un des dialectes existants pour en faire le véhicule de tout ce qui intéresse la nation dans son ensemble. » (F. De Saussure, 1972, p. 268) Mais le débat reste ouvert sur la question.

Références bibliographiques

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Webographie

Cnrtl.fr, consulté le 06 novembre 2017.

SOUS-THÈME III : GOUVERNANCE ET UTOPIE


LA QUESTION DE L’ÉMERGENCE DE L’AFRIQUE DANS LE ROMAN AFRICAIN : DE L’EFFET DE MODE À L’UTOPIE                                                     DE LA RECONNAISSANCE IDENTITAIRE 

David Sézito MAHO

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

sezitodavid72@gmail.com

Résumé :

Dans nombre de pays africains, la mobilisation du concept d’émergence dans les discours politiques est tellement abusive qu’il devient un slogan, une formule de propagande politique et un effet de mode. Marqués par l’omniprésence des ex-puissances coloniales dans tous les aspects de la politique africaine malgré les indépendances, bien des romanciers négro-africains estiment que cet idéal d’émergence est malheureusement hypothéqué par la décolonisation inachevée. D’où l’opportunité de la question de l’utopie de la reconnaissance identitaire, inscrite dans la problématique globale de l’émergence de l’Afrique. La présente étude, orientée dans cette perspective, se veut donc une invitation à saisir l’utopie de la reconnaissance comme une prophétie  annonciatrice d’espoir

Mots-clés : Effet de mode, Émergence, Espoir, Reconnaissance identitaire, Utopie.

Abstract :

In many African countries, the use of the concept of emergence in political speeches is so excessive that it has become a catchword, a formula of political propaganda and a buzzword. Influenced by the metropolitan omnipresence in all aspects of African politics despite the independence, the Negro-African novelists feel that this ideal of emergence is unfortunately challenged by an unfinished decolonization. Hence the question of the utopia of identity recognition, which is part of the global issue of the emergence of Africa in this Communication, meant to be an invitation to understand the utopia of the recognition as a prophecy heralding hope.

Keywords: Buzzword, Emergence, Hope, Identity recognition, Utopia.

Introduction

Depuis bientôt une décennie, le concept d’émergence connaît un déploiement récurent dans presque tous les discours politiques en Afrique, lesquels convergent vers l’idéal d’une inscription des pays concernés sur la liste des pays émergents. La question de l’émergence des pays africains est si prégnante qu’elle sort du sectarisme économique pour alimenter bien d’autres discours dont ceux des hommes de lettres. Nombre de romans africains de la période postcoloniale se font, en effet, l’écho de ce qu’on pourrait appeler la « politique de l’émergence »  des dirigeants africains. D’où le traitement romanesque de l’émergence que nous entendons interroger à partir du sujet suivant : « La question de l’émergence de l’Afrique dans le roman négro-africain: de l’effet de mode à l’utopie de la reconnaissance identitaire». Le corpus qui servira de base de  réflexion à  ce sujet  est composé de quatre romans: Sous le pouvoir des Blakoros II, Courses[43], La Vie et demie[44], Les Soleils des indépendances[45] et En attendant le vote des bêtes sauvages[46].

Il est légitime que les pays africains, aspirant au niveau de développement des pays occidentaux, s’engagent dans la course à l’émergence. Et les œuvres romanesques de la période postcoloniale, en même temps qu’elles dévoilent la teneur de cette course, autorisent à se demander si l’occurrence explosive du concept de l’émergence dans les discours politiques suffit à atteindre le seuil de l’émergence. Par ailleurs, l’omniprésence des ex-puissances coloniales dans la politique de l’Afrique indépendante, sarcastiquement critiquée dans le roman, ne compromet-elle pas l’espérance en une émergence réelle des pays africains ?

Ce sont là autant de questions qui intègrent la fictionnalisation des programmes et actions politiques des chefs d’État africains à la problématique globale de l’émergence des pays africains indépendants. Aussi les critères définitoires et identificatoires du statut de pays émergents et de celui  du jury qui en donne le cachet soulèvent-ils, en amont, la question de la non reconnaissance de l’indépendance des pays africains. Ainsi, à la lumière de la sociocritique et de la psychocritique, ces pistes de réflexion vont permettre de montrer que le roman négro-africain postcolonial offre des grilles de lecture de l’émergence de l’Afrique, mais dans la perspective de l’utopie de la reconnaissance identitaire.

1. L’ÉMERGENCE EN AFRIQUE : ENTRE SLOGANS POLITIQUES ET EFFET DE MODE

Pour saisir les lignes de fond de la course des leaders et dirigeants politiques à l’émergence, il convient de rappeler quelques relents du contexte historique du concept de l’émergence pris, de plus en plus, comme prétexte de confiscation  du pouvoir. Et biens des écrivains africains n’hésitent pas à subvertir les discours de ces dirigeants oscillant entre démocratie et ce que G. Mermet (1987) appelle « démocrature».

1.1. Quelques relents du contexte  historique de l’émergence

Il s’agit d’explorer, ici, la relation qu’entretient la littérature africaine avec les mutations historiques du continent africain. Les outils d’analyse littéraire présentent ces mutations en trois temps.

La première période est celle de la colonisation, caractérisée par le discours occidental de domination de l’Afrique après son partage depuis la Conférence de Berlin[47]. Ce discours a fait l’objet de critiques virulentes dans des œuvres romanesques négro-africaines. Cela a débuté avec  le roman Batouala de R. Maran, publié en 1921 et qui  a inscrit  la littérature négro-africaine dans une réforme sociale à travers les dénonciations du système colonial. Accentuées à partir des années 1950 et accompagnées de revendications identitaires, ces dénonciations ont abouti aux indépendances dans les années soixante, deuxième étape de la contribution de cette littérature à l’affranchissement de l’Afrique du joug colonial. F. Ugochukwu (2002, p.1) souligne bien cet engagement des romanciers africains :

Héritier de la seconde guerre mondiale, le roman des années cinquante révèle une mutation radicale, celle du passage de l’engagement culturel à l’engagement politique, annoncé en 1956 par la publication du Discours sur le colonialisme de Césaire. L’heure est à la contestation de l’hégémonie de l’Europe sur l’Afrique, et les œuvres publiées (…) sont désormais dirigées contre le système colonial.

Il suffit de lire des romans classiques, tels que Ville cruelle (E. Boto, 1954) et Le Pauvre Christ de Bomba (M. Beti, 1956), Une vie de boy(F. Oyono, 1956) et Les Bouts de bois de Dieu(S. Ousmane, 1960) pour se rendre compte du rôle des romanciers dans la décolonisation africaine, une autre étape historique du processus de l’émergence de l’Afrique.

Le troisième moment est celui des premières décennies des indépendances. Les Soleils des indépendances (A. Kourouma, 1968), La Vie et demie (S. L. Tansi 1979), Sous le pouvoir des Blakoros II, Courses (A. Koné, 1982), En attendant le vote des bêtes sauvages (A. Kourouma, 1998) sont, entre autres, les romans qui dressent le bilan des indépendances en mettant particulièrement en évidence les désillusions, qui allaient des mécomptes du décollage du développement à l’instauration des partis uniques avec des régimes politiques très peu démocratiques et beaucoup corrompus.

Cette erreur de conjecture, d’espoir fondée à tort sur les indépendances africaines, les romanciers l’ont dévoilée à travers les personnages de nouveaux dirigeants dictateurs, dont la politique tient dans le principe ubuesque. Les romanciers négro-africains, fidèles à leur engagement de contribuer à l’assainissement du paysage politique africain, ont présenté un tableau où abondent des images du sous-développement dans lequel les dirigeants ont plongé l’Afrique indépendante. Raison pour laquelle, malgré l’élan vers le développement que suggèrent et supposent la décolonisation et les indépendances, leurs œuvres dénoncent le pillage des ressources du continent par l’Occident, aidé de ses valets africains. A. Kourouma (1968, pp.18-19) le fait remarquer clairement:

Le nègre est damnation, les immeubles, les ponts, les routes de là-bas, tous bâtis par des doigts nègres, étaient habités et appartenaient à des Toubabs. Les Indépendances n’y pouvaient rien! Partout, sous les soleils, sur tous les sols, les Noirs tiennent les pattes; les Blancs découpent et bouffent la viande et le gras.

Dans La Vie et demie, S. L. Tansi dénonce aussi le même comportement machiavélique des dirigeants politiques africains, devenus « colonisateurs noirs » et se faisant appeler « guides providentiels », alors qu’ils martyrisent et assassinent les opposants. L’assassinat de Martial est un exemple patent de l’insécurité et de l’inhumanité des hommes politiques africains, qui participent des mêmes matrices impériales et impérialistes que l’ex-colonisateur. Le contexte de psychose qui prévaut a naturellement conduit les écrivains africains à réactualiser leur engagement, afin de relever les défis du nouvel ordre politique mondial. Ils mettent l’accent sur les faux discours émancipateurs de ces dirigeants et dénoncent la continuité insidieuse du système colonial.

Cette incursion oblique dans l’histoire de l’Afrique par la littérature permet de découvrir la volonté de l’ex-colonisateur de conserver ses pré-carrés africains, rigoureusement soumis à la dette coloniale encore difficile à apurer. Le récit du  renversement du régime de Mobutu dans le quotidien Le Monde Diplomatique (19 mai 1997, p. 3), cité par H. P. Pokam (2012) est bien édifiant :

Avec le départ du maréchal Mobutu, la France perd un de ses protégés africains et enregistre une défaite diplomatique (…). Son influence s’y estomperait au profit de celle des Etats-Unis, qui verront bientôt s’installer à Kinshasa leur protégé à eux, en la personne de Laurent-Désiré Kabila (…). Bilan : Paris perd, Washington gagne.

Ce système de « protectorat » explique la radicalisation des nombreux conflits soutenus par les Occidentaux au Libéria, en Sierra Leone, en République démocratique du Congo, en Côte d’Ivoire, au Darfour et au Rwanda. Celui du Rwanda, qui a conduit à un  génocide en 1994, a fait l’objet de plusieurs écrits[48] dont  le roman L’Ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda[49], dans lequel l’auteure Tadjo expose la responsabilité des Occidentaux :

Les gouvernements des puissances savaient que des massacres étaient perpétrés au Rwanda, mais ils furent lents à réagir et à admettre qu’il s’agissait d’un génocide (…); les Nations Unies rechignèrent à jouer leur rôle. Finalement ce fut la France qui s’engagea sur le terrain. Mais de quelle façon ? Avec l’Opération Turquoise, les soldats français sauvèrent des vies humaines, certes, mais ils permirent également à un grand nombre de meurtriers de s’échapper en utilisant la “zone humanitaire“ comme couloir de protection. Ainsi, on peut dire que la France et la Belgique continuèrent jusqu’au bout à soutenir un régime génocidaire car pour eux, seule l’ethnie Hutu était garante de démocratie au Rwanda (…).

Cette chaîne de responsabilités, mise en rapport avec les discours euphoriques d’accession aux indépendances, offre une grille d’analyse de l’utopie de l’émergence des pays africains. L’aperçu historique rend alors indispensable la réflexion littéraire sur la question globale de développement et de l’émergence, que leaders et dirigeants politiques pensent résoudre pendant l’exercice de leurs mandats dont la durée est de plus en plus problématique.

1.2. L’émergence africaine : prétexte de longévité au pouvoir

La certitude que l’Afrique peut émerger des vicissitudes de la mondialisation semble tellement réaliste aux leaders et dirigeants politiques qu’ils se sont tous engagés à brandir le concept d’émergence comme prétexte de conquête du pouvoir d’État. Pour s’en convaincre, il suffit de passer en revueleurs ambitieux programmes, échafaudés rigoureusement au chronomètre, avec des échéanciers assez évocateurs : la Côte d’Ivoire et la Guinée équatoriale ont programmé leur émergence à l’horizon 2020, le Congo-Brazzaville, le Bénin et le Gabon en 2025, la RDC en 2030 et le Cameroun en 2035, etc.

D’ailleurs, l’Union Africaine, lors de son 22ème sommet tenu en janvier 2014, a donné toutes les assurances pour l’émergence de l’Afrique jusqu’en 2063[50]. L’émergence est donc soumise à une datation stricte, imposant un rythme vertigineux de travail, comparable à celui du roi Christophe dans La Tragédie du roi Christophe[51]d’Aimé Césaire. Tout se passe comme si l’émergence était un seuil à atteindre une fois pour toutes, alors qu’il s’agit d’un processus sociopolitique et économique, donc un idéal qui, en tant que tel, nécessite des efforts permanents et ne saurait être assujetti à un mandat présidentiel.

La promesse des nouveaux apôtres de l’émergence africaine dans cette dernière décennie, à travers des programmes d’actions politiques et sociales d’envergure, dénote d’une certaine prise de conscience d’obligation de résultats. Dans cet élan, ils inscrivent leurs mandats dans un cadre programmatique enchanteur qu’ils n’hésitent pas à décliner à coups de « concepts magiques », harmonieusement articulés : coopération multilatérale, financements innovants, croissance économique « à deux chiffres », bonne gouvernance et alternance politique démocratique.

En réalité, la lecture du paysage politique africain dans le roman négro-africain, depuis les indépendances, fait découvrir que l’opportunisme et le positionnement ont toujours été les véritables moyens de conquête  du pouvoir d’État et/ou de sa conservation. Et les Chefs d’État africains ne perdent plus le temps pour enregistrer les meilleurs records de longévité[52] au pouvoir. Le nouveau prétexte pour se faire une bonne posture politique est de proclamer qu’ils sont les seuls capables de réussir ou de faire réussir l’émergence. Mais, paradoxalement, ils n’abandonnent pas les anciennes manœuvres dilatoires : « affaires occultes présidentielles » ( A. Kourouma, 1968, p.245)par-ci,  création de fichiers électoraux fictifs et bourrages d’urnes par-là. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, A. Kourouma (1968,  p.278) dénonce ce jeu politique lorsqu’il écrit qu’en Afrique, « la politique est illusion pour le peuple (…) et ne réussit que par la duplicité ». Il caricature cette trouvaille à la mode dans l’Afrique indépendante à travers le personnage de Koyaga:

Quand vous aurez recouvré le Coran et la météorite, vous préparerez les élections présidentielles démocratiques. Des élections au suffrage universel supervisées par une commission nationale indépendante. Vous briguerez un nouveau mandat avec la certitude (…) d’être réélu. Car vous le savez, vous êtes sûr que si d’aventure les hommes refusent de voter pour vous, les animaux sortiront de la brousse, se muniront de bulletins et vous plébisciteront. (A. Kourouma, 1998, p.381).

Obnubilés  par la volonté d’être reconnus comme initiateurs ou « pères fondateurs » de l’émergence dans leurs pays respectifs, des Chefs d’État africains mettent tout en œuvre pour conserver le pouvoir. Le cas du Président dictateur Koyaga est bien illustratif, lorsqu’il  harcèle les représentants des grands pays occidentaux de le soutenir, auquel cas, il déciderait « de changer de camp, (…) de faire venir en Afrique des Cubains, des Chinois de la Chine continentale, (…) si l’Occident ne court pas à son secours »(A. Kourouma, 1998, p.354)

En clair, le pouvoir est tellement jouissif dans le paysage politique africain que le désir toujours renouvelé de rempiler un ènième mandat est bien partagé par les dirigeants, malgré leur engagement à la limitation à deux mandats stipulée dans la Constitution de leur pays respectifs et même dans la plupart des pays africains.

Connaissant bien cette mentalité des dirigeants politiques africains, les puissances occidentales en profitent pour assurer leur autosatisfaction exclusive, en leur faisant tenir des discours axés sur la possibilité de l’émergence des pays africains dans la période des mandats présidentiels. Ainsi, depuis Les Soleils des indépendances, les écrivains africains ont très tôt dévoilé le jeu inavoué de longévité des dirigeants politiques africains à travers la médiatisation outrancière du concept de l’émergence. Sensibles aux réalités sociales et psychologiques du Noir vivant les rudes transitions entre l’époque coloniale, l’époque des indépendances et celle actuelle de l’émergence, des romanciers négro-africains ont décidé de prendre leurs responsabilités :

Préoccupés par le sort du peuple, c’est aux régimes totalitaires (…) qu’ils s’attaquent. La peinture qu’ils proposent des chefs d’État est désormais beaucoup plus caricaturale tant leur objectif aura été de les démystifier en mettant à nu leurs extravagances, leur démesure, (…) et leur soif du pouvoir.  (D. R. Tro, 2005, p.164).

En vertu de cette mission, les romanciers négro-africains ont adopté une écriture subversive pour dévoiler la politique des dirigeants africains balançant dangereusement entre démocratie et démocrature.

1.3. La démocrature, une représentation subversive de la démocratie en Afrique.

Face à la problématique globale de développement de l’Afrique, une incursion dans le contexte des indépendances africaines paraît indispensable, car celui-ci soulève la question de la (re)définition de la démocratie en Afrique.

En effet, dans la thématique générale de la littérature négro-africaine postcoloniale déterminée, en grande partie, par le contexte sociopolitique, le thème de la dictature occupe une place de choix. Forgé dans le haut fourneau des combats anticoloniaux, l’engagement des écrivains va être opportunément retourné contre les nouveaux dictateurs africains. A. Kourouma (1999, n°75) le justifie bien lorsqu’il soutient, à propos de son roman En attendant le vote des bêtes sauvages, que  les dictateurs africains se comportent dans la réalité comme dans mon roman. Nombre de faits et d’événements que je rapporte sont vrais. Mais ils sont tellement impensables que les lecteurs les prennent pour des inventions romanesques.

Si l’indépendance de l’Afrique suppose son affranchissement du joug colonial, la dictature qui y règne a été et demeure encore  un obstacle à son développement véritable. De toute évidence, bien des politologues, sociologues et hommes de lettres ont raison de douter de la  sincérité des Occidentaux, qui exigent la mise en œuvre de la démocratie alors qu’ils continuent de formater les dirigeants africains afin que ceux-ci demeurent des caisses de résonnance de leur vision de domination.  Pour accentuer leur impérialisme en Afrique, malgré les indépendances, ils imposent aux dirigeants africains ce que Gérard Mermet (1987) appelle « démocrature », et qu’il définit lui-même comme dictature camouflée sous l’apparence de la démocratie truquée.

Les romanciers négro-africains, en faisant balancer leurs personnages-chefs d’État entre les discours de démocratie et la pratique de la démocrature, montrent que l’impérialisme occidental a érigé l’Afrique en une sorte de champ d’expérimentation de chefs d’État dictateurs. C. M. Toulabor (1999, n°75) le fait bien remarquer :

Le roman En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma est une saga politique de l’Afrique contemporaine qui met en scène le président togolais Étienne Gnassingbé Eyadéma (…), le président ivoirien Houphouët-Boigny (…), l’empereur Bokassa alias Bossouma, le président guinéen Sékou Touré (…), le président zaïrois Mobutu (…). Avec la complicité et la bénédiction de forces occultes ou divines, ceux-ci ont investi le pouvoir politique et s’y maintiennent par la violence, le sang et la terreur : pillages, tueries, sacrifices humains, mensonges hyperboliques, etc.

Ici, C. M. Toulabor rappelle l’insuffisance de maturité politique chez les dirigeants africains que déplore A. Kourouma. Leurs difficultés à s’approprier les fondamentaux de la démocratie et à les appliquer rigoureusement donnent ainsi l’impression que le couple Afrique/démocratie libérale est un véritable oxymore qui compromet les modalités d’intégration de l’Afrique dans le processus de démocratisation. Avec ces nouveaux dirigeants, qui se délectent à proclamer des discours d’émergence par procuration, les pays africains plongent dans le cercle vicieux de la non-reconnaissance de leur indépendance par l’ex-colonisateur.

Ce n’est donc pas étonnant que des romanciers postcoloniaux critiquent vertement les gouvernements africains qui, depuis les indépendances, ont adopté des loyautés verticales et des relations de connivence avec l’ex-colonisateur pour faire valider la légitimité de sa posture dominatrice. Dans ces conditions, le combat pour la reconnaissance du peuple africain reste fortement compromis. Les romanciers s’obstinent encore, par devoir de mémoire, à expliquer que le bilan de la rencontre historique entre l’Afrique et l’Occident présente un lourd déficit pour les Africains  à qui l’Occident « a savamment inculqué la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme » (A. Césaire, 1955, p. 24).  Pour y parvenir, le général De Gaulle s’était mis à fabriquer des pères de la nation et de l’indépendance, avec la caution des vrais maîtres occidentaux. Cela justifie bien le sentiment d’absurdité du désespoir qui anime S. L. Tansi (1979, p.9) et dont il parle dans l’« Avertissement » de son roman:

Moi qui vous parle de l’absurdité de l’absurde, moi qui inaugure l’absurdité du désespoir – d’où voulez-vous que je parle sinon du dehors ? A une époque où l’homme est plus que jamais résolu à tuer la vie, comment voulez-vous que je parle sinon en chair-mots-de-passe ? (…). A ceux qui cherchent un auteur engagé, je propose un homme engageant.

Par cet engagement, le romancier entend combattre l’instrumentalisation du désordre en Afrique, mettant l’émergence du continent africain à l’épreuve de l’utopie de sa reconnaissance identitaire.

2. L’UTOPIE DE LA RECONNAISSANCE IDENTITAIRE DANS LE ROMAN AFRICAIN

Considérée fréquemment comme constitutive d’un monde irréel, l’idée d’utopie découle essentiellement de l’insatisfaction ou des déboires éprouvés par l’homme au contact de son univers réel. Cette approche définitionnelle de l’utopie semble bien convenir au contexte des  indépendances des pays africains qui demeurent des zones d’influence de l’impérialisme occidental. L’on ne saurait donc aborder la question de l’émergence africaine sans relever les obstacles historiques qui se résument, ici, en termes du deuil inachevé de la colonisation, de la catégorisation réductionniste des pays africains et du déficit d’éthique de la reconnaissance identitaire.

2.1. Le deuil inachevé de la colonisation et l’illusion des indépendances

Nombre de critiques s’accordent pour reconnaître que le bilan des cinq décennies d’indépendance n’a pas été positif. La domination occidentale persiste, sauf qu’elle a changé simplement de visage et de nature pour les mêmes fins. Autrement dit, l’indépendance de l’Afrique, loin d’être porteuse de changements des structures socio-économiques, juridiques et politiques, reste encore une vue de l’esprit. À ce sujet, S. L. Tansi (1979, p.112) est virulent contre aussi bien l’Occident que Dieu. Selon lui, l’indépendance était un cadeau étrange prévisible : « ça se comprenait : on avait demandé l’indépendance avec les prières- c’étaient les seules prières des Noirs que Dieu avait écoutées (…). Mais ce premier cadeau (l’indépendance) qu’on recevait avait déçu (…), l’indépendance avait déçu e avec elle Dieu qui l’avait envoyée ».

A. Kourouma s’inscrit dans cette même veine lorsque, dans En attendant le vote de bêtes sauvages, il fustige De Gaulle et sa France pour leur discours hypocrite d’indépendance octroyée. Selon lui, si « De Gaulle parvint à octroyer l’indépendance sans décoloniser (…),  [la France] avait octroyé l’égalité sans modifier d’un cauri les autres règles et pratiques de la discrimination et du racisme». (A. Kourouma, 1998, pp.81-82).

Les romanciers font ainsi constater que l’indépendance n’était pas une victoire, mais une fiction derrière laquelle se dissimule l’impérialisme des anciennes puissances coloniales, en proie à hypothéquer la souveraineté des Etats africains.

En réalité, pour maintenir ou accentuer cette dépendance des pays africains, ces puissances ont mis en place une politique de conditionnement psychologique des nouveaux dirigeants africains avec une restriction des pouvoirs qui leur sont délégués. En 2002, F.X. Verschave (2002, p .203) rappelle que l’Occident continue de tirer les ficelles de la politique africaine :

C’est encore vrai aujourd’hui de quelques chefs d’État ou de gouvernements occidentaux, trop “intéressés” par l’Afrique. Certes, ils ne manient pas eux-mêmes la kalachnikov ou la machette, ils n’ordonnent pas directement les exactions commises par les mercenaires ou les miliciens. Mais elles sont l’aboutissement d’une logique continuée de partage “géopolitique” du monde(…).

Ce partage, qui autorise les puissances coloniales à toujours considérer les pays africains comme leurs pré-carrés, a fait dire à  A. Koné (1982, p.67) que « l’histoire (…) n’est qu’une gigantesque suite d’inachèvement (…). La marche de Mao, si longue fût-elle, n’est pas encore terminée ». Autrement dit, les indépendances ne pouvaient mettre un terme à la colonisation dans les pays africains où l’Occident demeure le gendarme. Ce n’est donc pas fortuit si les romanciers des premières décennies des indépendances ont été tentés d’inaugurer la « littérature de l’oxymore » qui dépeint le chaos postcolonial en problématisant l’illusion des indépendances. Pour eux, la réponse à la question de l’émergence réside dans l’invalidation de la non-reconnaissance des indépendances africaines. L’engagement des écrivains, au sens sartrien du terme, à dénoncer la crise identitaire que traversent les pays africains, offre une grille d’évaluation du contexte postcolonial. Cette crise identitaire, liée au deuil  inachevé de la colonisation, a suscité le cri d’alarme de R. Dumont, à travers son titre significatif  L’Afrique noire est mal partie (1962). Effectivement, la représentation du paysage politique dans le roman négro-africain donne à lire que la décolonisation n’a pas mis fin à l’idéologie colonialiste.

Somme toute, la vaste fresque du néocolonialisme conforte notre approche de la non- reconnaissance de l’indépendance africaine en termes d’utopie de reconnaissance identitaire. Car, dans un contexte où le développement continue de dépendre de la volonté politique des puissances coloniales, la course des pays africains à l’émergence est fortement compromise. Le roman négro-africain justifie cette dimension utopique à travers la représentation de l’univers infernal du paysage politique africain, caractérisé par des conflits meurtriers à répétition, minutieusement orchestrés et soutenus par ces mêmes puissances qui parlent et font parler de multipartisme, de démocratie, de bonne gouvernance depuis le début des années 1990. Cette image du continent africain, toujours ravagé par des conflits, ne le met pas encore dans une posture d’émergence véritable. Les ravages provoqués par cette forme de gérance sous surveillance occidentale permettent de dire que les romanciers, par des contre exemples, montrent le chemin à suivre. D’ailleurs, les dispositions historiques de la dépendance de l’Afrique, stipulées dans la conférence de Brazzaville (1944), qui demeurent d’actualité, accentuent son sous-développement et compromettent dangereusement l’élan des États africains vers l’émergence ; toute chose qui fait passer René Dumont de L’Afrique noire est mal partie (1962) à L’Afrique étranglée (1980), deux titres d’ouvrages assez évocateurs. En plus de ces approches qui justifient l’utopie de la reconnaissance identitaire africaine, les multiples dénominations réductionnistes des pays africains constituent aussi un prétexte de leur exclusion.

2.2. Les dénominations réductionnistes des pays africains, prétexte d’exclusion

J. Ki-Zerbo, (2003, p.26) rappelle que le rôle de l’Afrique n’a jamais changé depuis le XVIème siècle(…); certains Etats-nations jouent le rôle de locomotive et d’autres jouent, depuis des siècles maintenant, le rôle de wagons. Même si la locomotive augmente sa vitesse, cela ne changera rien au statut des wagons.

Effectivement, l’histoire politique et économique du monde a connu une forte accentuation des inégalités qui ont engendré, aujourd’hui, des concepts identificatoires du statut des pays anciennement colonisés: l’on parle ainsi de pays du tiers-monde, pays pauvres, pays moins avancés, pays sous-développés, pays non industrialisés, pays en voie de développement, pays à revenu intermédiaire, pays pauvres très endettés (PPTE). Cette riche qualification distinctive a pour objectif de nier à l’Afrique son identité de continent riche, alors qu’il contribue à consolider les statuts des pays développés.

Cette série de qualificatifs, du reste dépréciatifs, suscitent une critique littéraire acerbe à l’encontre des dirigeants africains et des puissances occidentales qui ont élaboré un dilemme que les écrivains d’aujourd’hui explorent en termes de conflit entre le « développement dépendant » et le « marasme économique ». Selon eux, la recolonisation de l’Afrique, subtilement restaurée sous le label biaisé de démocratie et de « droit d’ingérence et d’aide humanitaire », compromet tous les instruments de souveraineté des États africains ; d’où le traitement subversif de la démocratie par les romanciers.

Très tôt, A. Koné (1982, p.27) a indiqué que la course de l’Afrique à la démocratie pour intégrer le mythe occidental est vaine : « la course de l’Afrique a été court-circuitée (…). Le court-circuit s’est produit avant. La colonisation a minutieusement fait le reste»[53]. Le court-circuit consiste à un conditionnement des Africains à se reconnaître dans les diverses identités qui perpétuent et valident la souveraineté occidentale en Afrique. Intrigué par l’omniprésence  de l’Occident sur l’Afrique indépendante, Abou, le héros de Courses, s’interroge opiniâtrement sur l’hypothèse de la révolution africaine :

Si l’Afrique devait encore connaître un « 89 » à la Française[54], un « 1917 » à la russe[55], une « longue marche » à la chinoise ou mieux, si elle devait inventer un nouveau réajustement ou un chamboulement  de la course du monde, qui se chargerait de ce chamboulement et de ce réajustement ? (A. Koné, 1982, p. 28).

Abou est convaincu, selon A. Koné (1982, p. 29),  que « la révolution viendra sans doute un jour » pour mettre un terme à la  course aveugle des nouveaux dirigeants qui, conditionnés par l’Occident, contribuent à la même matrice de la non reconnaissance de l’indépendance de l’Afrique. Leurs discours politiques, axés sur le progrès pour combler le retard de l’Afrique suscitent, chez Abou,  beaucoup d’interrogations rhétoriques et ironiques: « Le progrès ! Quel sens donne-t-on à ce mot ? Qu’est-ce que le progrès quand, ne débouchant pas sur le bonheur, il devient une espèce de fatalité ? Combler le retard ! Lequel ? Retard sur qui, sur quoi ? Le progrès vers quoi ? » (A. Koné, 1982, p. 36).

Si le progrès, pour une société, traduit l’amélioration des conditions de vie, la transformation progressive vers plus de bonheur, les questions que se pose Abou intéresse la problématique de l’émergence qui accorde à la question du mieux-être une place importante. Malgré les énormes progrès que l’Afrique a réalisés au cours de la dernière décennie dans les domaines de l’éducation, de la santé, des infrastructures routières, elle est toujours  présentée au monde sous l’angle de la pauvreté, de la famine, des conflits meurtriers et du désespoir. En dépit des diverses stratégies romanesques de dénonciation des régimes autoritaires et autocratiques issus des indépendances, la parodie de démocratie persiste sous la forme de ce que nous avions appelé « démocrature », soutenue par les puissances occidentales aux commandes des institutions internationales et des instances d’élaboration des critères d’émergence. De ce point de vue, la variation des listes des pays émergents, d’une  institution internationale à une autre, selon des approches aussi diversifiées que personnalisées, conforte le titre interrogateur de l’article de M. Coulibaly (2013) : « Pourquoi certains pays sont dits émergents et d’autres pas? ». Les  réponses possibles à cette question gravitent autour de « la reconnaissance au plan international » des pays candidats « comme des interlocuteurs crédibles (…) [qui] payent leurs dettes et ne sont plus concernés par les politiques de type PPTE » (M. Coulibaly, 2013, p.12). Or, les dirigeants africains se délectent à voir leurs pays s’inscrire sur la liste des bénéficiaires de l’initiative PPTE, la dernière identité brandie comme  une transition vers l’émergence.

À ce propos, des romanciers laissent transparaître leur pessimisme, lorsqu’ils révèlent  la face cachée de la politique occidentale de domination et d’exclusion des pays africains. À tous ceux qui soutiennent que pour émerger, un pays doit accélérer vertigineusement sa croissance économique et améliorer son cadre macroéconomique, les romanciers répliquent et soutiennent qu’il ne faut pas perdre de vue l’histoire coloniale qui a minutieusement préparé une politique de négativation et d’« l’exploitation de l’Afrique par l’impérialisme international » (A. Koné, 1982, p. 29).

Pour eux, il est possible de s’affranchir de cette politique de négativation. « Mais il faut que chacun de nous, Africain, y contribue » (A. Koné, 1982, p.18). C’est dans cette optique qu’Abou dit être allé en Europe pour « acquérir une expérience, la plus profonde possible de ce monde [occidental] qu’on prenait chez lui comme modèle [et] qui dictait sa loi à l’univers (…)» (A. Koné, 1982, pp.19-19). L’évocation de l’Occident, qui continue de susciter, hypocritement, des discours de développement et d’émergence chez les nouveaux  dirigeants africains, place l’espoir de l’émergence en Afrique sous l’articulation de l’utopie et de l’éthique de la reconnaissance identitaire.

2.3. De l’utopie à l’éthique de la reconnaissance identitaire, quel espoir pour l’émergence africaine ?

À en croire Henri Desroche (1993, p.547), l’utopie

est comme une prophétie: elle annonce ou évoque, tantôt sur le mode fascinant pour que les choses arrivent, tantôt sur le mode redoutable pour qu’elles n’arrivent pas (…). Cette forme de critique de la société existante provoque souvent l’imagination prospective à la fois pour percevoir dans le présent le possible ignoré et pour orienter vers un avenir neuf.

Une telle approche du concept d’utopie conforte les romanciers négro-africains dans leur dénonciation de la colonisation et du néo-colonialisme, avec leur cortège  de souffrances. Cette dénonciation justifie la dimension utopique des œuvres romanesques dont les auteurs recherchent, dans l’imaginaire diégétique, ce monde idéal que la réalité de domination coloniale leur refuse.

Par ailleurs, du grec « ethos », le concept d’éthique renvoie aux notions de caractère, de coutume et de mœurs. L’éthique est donc une réflexion fondamentale sur tout ce qui relève de la norme et qui a pour but de définir ce qui doit être. Dans cette perspective, elle s’intéresse principalement à la question de justice et d’équité sociale que l’on retrouve, en toile de fond, dans des romans négro-africains qui défendent l’égalitarisme dans les rapports entre les pays africains et les puissances coloniales. Ils commencent par désavouer les dirigeants noirs qui servent de relais à ces puissances. Dans La Vie et demie, S. L. Tansi érige, par exemple, les victimes des Guides providentiels éclairés en bourreaux de ces derniers.  Pendant que Chaidana extermine les acteurs politiques katamalanasiens par le sexe, son père  Martial hante le Guide Providentiel et le fait devenir le supplicié ; on le voit supplier Martial de ne plus le tourmenter : « – Enfin, Martial! sois raisonnable. Tu m’as assez torturé comme ça. Tu deviens plus infernal que moi.» (S. L. Tansi, p.58). Et le narrateur d’ajouter qu’il « tira quatre-vingt-trois chargeurs, aux différents endroits où il croyait entrevoir Martial […] pendant cinq heures, tuant même les soldats fidèles qui voulaient accourir à son aide. » (S. L. Tansi, p. 58). Tel est le comble de la déraison à laquelle S. L. Tansi oppose l’éthique révolutionnaire. Toute chose qui faire dire à I. Daunais (2010, p. 63)  que « la relation entre l’éthique et la littérature occupe, depuis une dizaine d’années, une place sans cesse croissante dans les études littéraires »

Alors que dans les chaumières politiques de l’Afrique, l’on n’a pas encore fini de s’interroger sur l’effectivité de l’indépendance africaine, les dirigeants politiques de cette dernière décennie s’érigent, en effet, en chantres de l’émergence. L’accentuation de leurs discours autour de ce concept semblent perdre de vue les clivages identitaires Nord vs Sud, hérités de l’esprit colonialiste. Il est donc évident que la question identitaire, qui a occupé une place importante dans la littérature anticoloniale, soit toujours d’actualité après les indépendances, période de puissante résurgence de mouvements d’émancipation. Dans ce contexte où domine la critique acerbe des nouveaux dirigeants par des romanciers négro-africains, l’utopie n’est plus une construction purement imaginaire dont la réalisation est, a priori, hors de portée. Ces romanciers ont plutôt pour ambition d’élargir le champ du possible et de l’explorer. Quand bien même l’utopie se caractériserait par un artifice littéraire qui consiste à décrire une société idéale dans un espace géographique imaginaire, les romanciers développent une rhétorique dans laquelle  imaginaire et fictif ne relèvent plus de l’impossible, mais participent de la critique de l’ordre politique existant, en vue d’une réforme sociale en profondeur. Le recours à la fiction n’est qu’un procédé qui leur permet de prendre leurs distances par rapport aux réalités présentes de l’Afrique pour mieux les décrire. Selon eux, plutôt que d’attendre un monde meilleur dans un au-delà providentiel, leur engagement devrait, comme le souhaite A. Koné (1982, p.68), faire réapparaître « les soleils de l’honneur qu’avaient assassinés les soleils de la colonisation et des indépendances ».

L’engagement des romanciers réactualise ainsi la relation particulière entre littérature et politique, entre fiction et action, d’autant plus qu’il s’agit à la fois de projection imaginaire dans l’espace textuel romanesque et de projet de réalisation qui s’inscrit dans l’expérience historique des pays africains. Dans le contexte actuel de la globalisation, la dénonciation, par les romanciers, du complot des puissances coloniales et de leurs valets africains pour venir à bout des injustices dont sont victimes les pays africains, s’inscrit dans l’optique d’une quête de l’éthique de la reconnaissance mutuelle. Laquelle quête a suscité beaucoup d’interrogations dans la perspective du développement de l’Afrique dans le roman Courses.  : « Et si l’Afrique n’avait pas été colonisée ? » ; « [Qu’est-ce] que l’Afrique serait devenue sans la colonisation ? ». Les deux questions  en appellent une autre, celle « de savoir ce que l’Occident serait devenu, [lui aussi], s’il n’avait pas colonisé l’Afrique» A. Koné (1982, p.27). Plus tard, A. Kabou et J.-C. Djéréké ont produit des ouvrages aux titres interrogateurs sur la même question du développement africain : « Et si l’Afrique refusait le développement ? » en 1991 pour la première citée et L’Afrique refuse-t-elle vraiment le développement?[56]en 2007 pour le second.

Les romanciers négro-africains ont raison d’inscrire leur combat politique dans le questionnement de toutes les possibilités pour l’Afrique de s’émanciper et de devenir émergente. D. R. Tro (2006, p. 164) de préciser que « pour décrire cette nouvelle situation sociale animée par des chefs d’État bouffons et ubuesques, les romanciers africains (…) optent pour le récit carnavalesque [qui] se traduit par la peinture tragico-comique et satirique de la situation sociale et politique déplorable ».

Le caractère carnavalesque dans les romans répond, ici, au besoin d’aseptiser les consciences politiques africaines, afin de comprendre que la relation qui lie l’Occident à l’Afrique n’a jamais été le lieu d’un mieux-disant éthique. À travers leur démarche critique et interrogative de ces relations historiques, les romanciers aspirent à l’éthique de la reconnaissance de l’autonomie du continent africain, afin que cesse de planer, sur lui, l’épée de Damoclès du sous-développement.

En clair, les romanciers invitent à un dépassement du paradoxe de l’Afrique riche en matières premières et en capital humain, mais toujours plongée dans le spectre du mal-développement, un dossier auquel les ex-puissances coloniales doivent désormais donner des réponses globales et cohérentes. Tel est l’espoir qu’inspire la dynamique de l’utopie de la reconnaissance identitaire dans les œuvres romanesques qui s’inscrivent dans l’imagination prospective pour que les pays africains atteignent la stature d’États modernes, démocratiques et surtout émergents.

Conclusion

Au terme de cette analyse, il convient de retenir que le roman négro-africain, d’après les indépendances, offre bien une grille de lecture de l’utopie, telle que définie  par  Henri Desroche (1993, p.547). En situant cette question dans le contexte historique de l’évolution des sociétés africaines, les auteurs présentent des tableaux portant essentiellement sur la psychologie des dirigeants politiques africains qui aident l’Occident à valider la non- reconnaissance de l’indépendance des pays africains. La représentation de l’Afrique, marginalisée et déclassée géopolitiquement, est une prophétie qui interpelle toutes les consciences et ouvre un certain nombre de perspectives d’espoir d’un avenir meilleur possible pour l’Afrique.

Pour bien des romanciers, même si la problématique de la non-reconnaissance identitaire des pays africains n’est jamais résolue, il faut parvenir à un dépassement de l’afro-optimisme euphorique et de l’afro-pessimisme « désespérant », pour embrasser l’«afro-réalisme». C’est pourquoi, dans le Résumé de son ouvrage, H. De Leusse (1971) demande « d’écouter l’Afrique telle qu’elle se révèle à travers ses romanciers, l’entendre s’interroger sur ses rapports avec l’Occident ».

Références bibliographiques

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VERSCHAVE François-Xavier, 2002, Noir Chirac, Paris, Les Arènes.

L’ÉMERGENCE DES PAYS AFRICAINS ENTRE DOUTE ET ESPOIR

Décaird Koffi KOUADIO

Université Félix Houphouët Boigny (Côte d’Ivoire)

decairdk@yahoo.fr

Résumé :

L’émergence des pays africains est devenue une préoccupation majeure des gouvernements actuels. De ce point de vue, ce concept en vogue n’échappe pas à l’actualité médiatique. Ce qui est en jeu, c’est la réalisation du projet d’émergence. Mais, à y voir de près, on se rend compte que le projet se trouve entre deux extrêmes ; à savoir, le doute d’une part et l’espoir d’autre part. La mauvaise gouvernance teintée par la corruption et la violation des principes de l’État de droit, peuvent rendre problématique cette aspiration à l’émergence. Ainsi, le projet de l’émergence pour qu’il soit réalisable, doit se fonder sur des piliers solides, capables de l’effectuer. Ici, le changement de mentalité se pose comme une exigence fondamentale dans cette marche vers l’émergence. En fin de compte, c’est la bonne gouvernance qui peut susciter l’espoir de l’émergence des pays africains.

Mots-clés :Bonne gouvernance, Corruption, Développement, Doute, Émergence, Espoir.

Abstract :

The emergence of African countries has become a major concern of current governments. From this point of view, this popular concept does not escape the news media. What is at stake is the realization of the emergence project. But, to see closely, we realize that the project is between two extremes; namely, doubt on the one hand and hope on the other. Poor governance tainted by corruption and the violation of the principles of the rule of law can make this aspiration to emergence problematic. Thus, the project of emergence so that it is feasible, must be based on solid pillars, capable of performing it. Here, the change of mentality is a fundamental requirement in this march towards emergence. In the end, it is good governance that can bring hope to the emergence of African countries.

Keywords:Good governance, Corruption, Development, Doubt, Emergence, Hope.

Introduction

Après plus de cinquante ans d’indépendance, l’Afrique se donne aujourd’hui un nouveau souffle de développement à travers la rhétorique de l’émergence. Du coup, le concept du développement, qui avait suscité l’enthousiasme et qui mobilisait les énergies au matin des Indépendances, s’est éclipsé pour faire place au paradigme de l’émergence. Quoi qu’il en soit, par ce nouveau concept utilisé et visé par de nombreux pays africains, les dirigeants veulent porter haut les ambitions d’une Afrique qui veut sortir du sous-développement, pour se hisser au rang des grands pays qu’on appelle émergents, voire développés. La course à l’émergence est affichée avec des dates claires de sa réalisation. Cependant, un défaut de construction des politiques d’émergence peut susciter le doute.

Notre regard sur les politiques actuelles nous fait comprendre que l’émergence peut-être problématique en raison du refus, en arrière-fond, d’une volonté certaine voulue par les promoteurs, eux-mêmes, au regard des actes posés aux antipodes de l’émergence.

Faut-il espérer en la réalisation de l’émergence à l’horizon qui la porte ou faut-il désespérer de ce projet voué à l’échec parce que restrictif et basé sur du faux ? De la sorte, l’émergence se trouve entre doute et espoir. Pourquoi l’émergence se présente-t-elle comme un leurre aujourd’hui ? La corruption et la mauvaise gouvernance n’entravent-elles pas sa réalisation ? L’Afrique est-elle capable d’émergence ? La bonne gouvernance n’est-elle pas en réalité le vecteur et le moteur d’une possible émergence en Afrique ?

Dans ce texte, il est question de montrer que la politique instrumentale et la corruption peuvent constituer l’échec de l’émergence. Par contre, la bonne gouvernance peut susciter l’espoir de l’émergence des pays africains. Notons que la méthode analytique, qui consiste à décomposer les concepts en jeu, est la méthodologie que nous avons choisi pour mener notre réflexion sur l’émergence et ses exigences. Pour ce faire, nous subdivisons notre texte en trois parties, à savoir 1. L’Afrique à l’épreuve des écueils de l’émergence 2. La nécessité d’un changement de mentalité et 3. La bonne gouvernance comme espoir de l’émergence.

1. L’Afrique à l’épreuve des écueils de l’émergence

L’émergence vient du verbe émerger, qui vient du latin emergere, signifiant sortir de l’eau, c’est-à-dire, sortir d’un milieu liquide et apparaître à la surface. Émerger, signifie aussi, se montrer, se manifester (retenir l’attention par sa qualité, son niveau). C’est, en fin de compte, sortir d’une situation difficile. L’émergence, de ce point de vue, veut dire sortir d’un liquide, d’un fluide, d’un rayonnement  hors d’un milieu. Ainsi, être émergent veut dire sortir d’un milieu après l’avoir traversé. Son contraire, c’est l’immergence, c’est-à-dire plonger sous l’eau. L’immergence est, pour ainsi dire, plonger dans le sous-développement ou dans la régression économique, politique et sociale. De la sorte, une économie immergée, c’est « l’ensemble des activités économiques qui restent non déclarées (transactions occultes, productions illégales, etc…) » selon le Petit Larousse illustré, (1995). Il y a donc un pas entre émergence et immergence. L’émergence des pays africains, dans ce contexte, signifie la sortie, de ces pays, du sous-développement pour un rayonnement nouveau, c’est-à-dire leur développement. Si l’émergence n’est pas suivie de vision claire et de volonté cohérente, elle prouve son incapacité qui peut la conduire à la noyade et à la mort : c’est l’immersion qui se traduit par l’absence de développement. Mais, qu’est-ce qui pourrait entraver le projet de l’émergence de l’Afrique ?

Plusieurs facteurs d’ordre historique, culturel, politique et économique peuvent mettre à rude épreuve l’émergence des pays africains. En effet, l’esclavage et la colonisation ont organisé et structuré le sous-développement en Afrique, en brisant toutes les initiatives endogènes de développement. Dans le système colonial, par exemple, les Africains, conditionnés et dominés, ont été amenés à se nier et nier leur capacité de production. Dans cette situation, nous disent C. Coquery-Vidrovitch et H. Moniot (1974, p. 340),

les africains devaient tout importer : la technologie, l’équipement, le personnel qualifié qui leur faisait cruellement défaut. La même voie fut suivie pour pallier les déficits en aide sanitaire, scolaire ou de transport. En quelques années, les États entrèrent définitivement dans le cycle infernal de l’aide et de l’endettement déjà amorcé auparavant.

La logique méprisante du colonialisme qui a fait instituer un système de dette aux pays africains, fraîchement sortis de la colonisation, est un asservissement qui a durablement ruiné leurs projets de développement. Le mode de développement des pays africains est donc décidé par l’ancienne métropole coloniale qui les contraint, d’une certaine façon, à l’application de ce qu’elle a déjà pensé. Dans ce système, M. Horkheimer et T. W. Adorno (1974, p. 146) nous informent que

le spectateur ne doit pas avoir à penser par lui-même : le produit prescrit chaque réaction : non pas grâce à sa structure de fait – qui s’effondre quand on y réfléchit – mais au moyen de signaux. Toute corrélation logique qui sous-entend un effort intellectuel est scrupuleusement évitée.

Par conséquent, les peuples colonisés d’Afrique, réduits à de simples spectateurs des effets de la modernité, ne pouvaient plus prendre part au progrès de la Raison. Toutes les initiatives de développement sont, de ce point de vue, fragilisées et brisées. Ils sont désormais assujettis et téléguidés : c’est l’assimilation qui induit une obligation d’adaptation. Voici comment certains colonisés finissent par devenir des marionnettes. Aveuglé par la naïveté et l’ignorance, le colonisé consomme et accepte tout ce qui lui est proposé ; d’où son amour pour les produits occidentaux et son rejet de la production locale. En tant qu’objet de domination, rien ne lui appartient. Pour les colonisateurs, qui sont sujets de domination, « tout doit être utilisé, tout doit leur appartenir. La simple existence de l’autre est une provocation. Quiconque est autre « fait l’important » et doit être remis à sa place – qui est celle de la terreur sans bornes ». (M. Horkheimer & T. W. Adorno, 1974, p. 191). Cette domination a pu contraindre l’africain à douter de lui-même, puisqu’il pense qu’il est, pour ainsi dire, « incapable de développement ». L’importation des produits manufacturés, les machines, bref, la technologie, par exemple, traduit éloquemment ce sentiment d’incapacité de l’africain à se développer. Les meilleurs produits de consommation et du bien-être semblent être ceux qui viennent de l’extérieur. Tout se passe comme si l’Africain est incapable de produire et d’inventer. Alors, il s’est installé, pendant longtemps, chez certains africains, un manque de confiance qui a enlevé, de cette façon, toute perfectibilité et toute capacité à croire à un éventuel développement venant d’eux. Et pourtant, selon T. R. Boa (2012, p. 352),

les japonais ont compris que le développement n’était pas un simple article d’importation, mais une véritable exigence intérieure de transformation. Derrière cet art de l’adaptation, se trouve en priorité la confiance en soi, la certitude de pouvoir rester soi-même tout en changeant pour épouser son temps.

On ne peut pas produire de la richesse et être pauvre. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’Afrique est non seulement riche de son sous-sol, produit de la richesse, mais elle est pauvre. C’est une contradiction déroutante à problématiser. Justement, pour  T. R. Boa (2012, pp. 50-51),

proscrit dans le présent, paria en ce monde, l’Africain vit à la lisière de l’humanité, menant une existence insignifiante ou absurde : assis sur des richesses mais pauvre, produisant en abondance des objets qu’il ne consomme pas et consommant avec avidité des objets qu’il ne produit pas, ouvert à l’altérité et fermé à soi.

Or, ce qui caractérise le marché, c’est la consommation des populations. Sans consommation de ce qu’on produit, le pouvoir d’achat devient nul et la pauvreté devient pressante. Cette fermeture à soi est l’expression d’un manque de confiance en soi, en ce qu’on fait et en ce qu’on produit. Ce manque de confiance peut conduire à une crise de confiance dans les Institutions. Or, nous dit Y-E Kouassi  (2014, p. 53),  « quand survint la crise de confiance, c’est donc un faisceau de raisons qui déroutent les acteurs sociaux, qui les jettent sur le chemin regrettable de la défiance ». De cette façon, les coups d’États à répétition et les guerres militaro-politiques après les indépendances, preuves de la crise de confiance dans les Institutions et dans les hommes qui les incarnent, ont considérablement pollué la dynamique de développement qui a semblé se profiler dans certains pays.

L’Afrique du 21è siècle veut se hisser au rang des pays développés à travers le concept d’émergence. Cependant, force est de constater que les pratiques politiques et économiques, en œuvre, ne portent pas toute la charge de ce concept. Si le vocable émergence mérite attention, notons que les politiques mises en place pour son effectuation sont gangrénées par la corruption qui ne favorise pas une redistribution adéquate des richesses. Comme l’a pu constater J. Habermas (2012, p. 28), « les effets d’accroissement de la prospérité se distribuent de manière tellement asymétrique, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale, que nous voyons s’étendre, sous nos yeux, les zones de pauvreté ». Habermas nous fait remarquer l’inégalité fragrante existant dans la distribution du bien-être : ce qui pose un problème de gouvernance. Les pays africains, éprouvés par la mauvaise gouvernance, auront des difficultés à réaliser l’émergence. Car, nos politiques actuelles sont des politiques d’approfondissement et de développement de la pauvreté et des inégalités sociales. C’est pourquoi, nous estimons que les zones de pauvreté qui minent les pays africains sont le signe que les dates que se fixent ces pays pour l’émergence sont intenables et frisent le ridicule, dans la mesure où rien n’est sérieusement fait pour endiguer la pauvreté née, bien souvent, de la corruption et des politiques de régression. La corruption est, de ce point de vue, un cancer qui tue l’emploi et freine l’émergence. Lorsque cette corruption est organisée et planifiée au sommet de l’État, par exemple, nous sommes face à un pillage des ressources qui n’est rien d’autre que le sabotage du rêve à l’émergence, la ruine de l’espoir qu’il a suscité. Dans cette corruption, expression de la mauvaise gouvernance, les surfacturations, l’absence de transparence dans l’octroi des marchés, le népotisme et les détournements de deniers publics ne font que pousser l’économie vers l’immersion qui symbolise la crise et le doute. Le maquillage de l’économie et la course à l’endettement, pour dit-on financer des projets, sont ce qui reste pour étouffer les générations futures. L’espace politique est désormais occupé par des hommes d’affaires qui ne visent que leurs intérêts et le prestige.

Aussi, la manipulation des résultats aux concours d’accès à la fonction publique, dans certains pays, peut constituer une base solide de sous-développement. Car, dans cette pratique, les plus méritants sont rejetés au profit des médiocres qui, malheureusement, tiennent plus tard les rênes de l’Administration publique et des secteurs stratégiques de développement. Le constat que nous faisons de la gestion du pouvoir politique, nous amène à croire qu’il y a un manque réel d’ambition et de sérieux dans la mise en œuvre des politiques pouvant conduire à l’émergence. Quand on tourne le dos à l’investissement dans la recherche et dans la formation des jeunes, l’émergence rêvée ne peut qu’être une coquille vide. Avec les pratiques opaques dans le projet actuel de l’émergence, sans fondement économique fiable, sans fondement d’une éducation compétitive, sans une politique de rassemblement et de redistribution adéquate, il y a des raisons de douter que l’émergence des pays africains devienne réalité. Elle s’apparente à un slogan qui ne creuse pas la véritable problématique du développement dont a besoin l’Afrique.

Dans cette sphère, les politiques d’émergence sous fond de slogan et de propagande ne peuvent jamais tenir la promesse de leurs fleurs théoriques. Aveuglés par la cupidité et le cumul des fonctions et des richesses, de l’arrogance, de l’enrichissement illicite et du mensonge, ces politiques sont incapables d’élévation et de vision claire.

En fin de compte, c’est le manque de volonté politique réelle, dans l’accomplissement des tâches, qui fait douter d’une possibilité d’émerger. Comme le fait remarquer J. Habermas (2012, p. 16),

les dirigeants politiques sont aussi devenus depuis longtemps une élite de fonction, qui n’est guère préparée aux situations qui sortent du cadre et ne s’accommodent pas d’un traitement par la simple gestion de l’opinion ; de telles situations exigent un mode de fonctionnement politique autre, capable de former les mentalités.

Ces pratiques politiques renversées nous conduisent vers un développement pollué qui ridiculise la dignité humaine. La conséquence, c’est la résignation qui pousse les jeunes à tenter l’exil et à risquer leur vie dans la traversée dangereuse de la méditerranée, dans bien des cas. Comme on peut le voir, le projet de l’émergence est problématique et risque d’éloigner l’Afrique du développement. Et pourtant, il n’y a pas de peuple qui soit incapable de développement. Comment croire à l’émergence des pays africains, lorsque les infrastructures de base font défaut ? La concentration des infrastructures dans les capitales africaines est un défaut de construction des politiques de l’émergence. Ainsi, comment le développement intégral de l’Afrique peut-il être possible ? Pour que le concept d’émergence trouve tout son sens, il est urgent qu’il soit débarrassé des écueils susceptibles de ruiner tout espoir placé en lui. N’est-ce pas ici, le lieu d’en appeler au changement de mentalité ?

2. De la nécessité d’un changement de mentalité

Si le développement est l’aspiration profonde de tout peuple, force est de constater que les voies d’accès ne sont pas toujours évidentes, car elles sont complexes et compliquées. En effet, le développement est un tout qui exige des conditions. Il s’agit, pour les Africains, de se libérer de tout ce qui pourrait l’entraver et apprécier ses exigences et celles de la modernité. Si l’Afrique est le berceau de la civilisation, il reste qu’elle est sous-développée.

Aujourd’hui, l’exigence du développement de l’Afrique nous invite à avoir confiance en nous-mêmes et en l’avenir, c’est-à-dire que les Africains doivent entrer en eux-mêmes pour se débarrasser du joug de l’esprit esclavagiste, de la colonisation et du fétichisme de peuple pauvre. Il s’agit, pour ainsi dire, de réviser les mentalités afin d’avoir une claire vision du progrès. Ainsi, nous dit T.R. Boa (2012, p. 353), « la confiance en soi est le premier pas vers le vrai développement ». Boa pose la confiance en soi comme le médium de la prise de conscience de ses potentialités et de ses capacités d’émergence. Car, la confiance en soi est un puissant facteur de développement. Il est donc question pour les Africains et leurs dirigeants, surtout, de créer les conditions pour une société de confiance. Ainsi, dans son ouvrage sur Colonisations et société civile en Afrique, Y.-E. Kouassi (2014, p. 53) propose « une archéologie de la confiance comme modalité du contrat social ». Edmond Kouassi invite à créer les conditions d’une confiance institutionnelle basée sur la coopération entre multi-parties-prenantes de la vie politique et sociale. Au-delà de la confiance en soi proposée par Boa Thiémélé, (ce qui a son importance dans notre contexte), la confiance, intersubjectivement partagée dans les institutions, peut constituer un solide pilier pour l’émergence.

Dans cette quête de l’émergence, l’Africain doit refuser de jouer les rôles secondaires et se poser en faiseur de développement, c’est-à-dire être capable d’intérioriser l’émergence et d’ouvrir les chantiers du développement. Dans cette perspective, Jürgen Habermas (2012, p. 45) affirme ceci : « Ce qu’il fallait, c’était un changement de mentalité dans l’ensemble de la population». Ici, le changement de mentalité est un facteur essentiel dans la marche vers l’émergence.

Changer de mentalité, c’est tuer en soi la paresse et la médiocrité dans la mesure où l’esprit de paresse est contraire à l’esprit d’émergence. Il s’agit d’être capable de se dédoubler et rompre avec l’esprit de négativité et disqualifier tous les penchants qui ne conduisent pas à l’émergence. C’est une invitation à être positif dans toutes les initiatives d’émergence. Sans changement de mentalité, l’homme périra sur la route qui mène à l’émergence. Dans cette mesure, l’esclavage subi et la barbarie coloniale ne devraient plus être un prétexte pour le sous-développement. C’est dire que la pauvreté n’est pas une excuse encore moins une vertu. Il faut surmonter toutes les intimidations, afin de repositionner l’Afrique sur la voie du dynamisme de la modernité. Ainsi, selon T. R. Boa (2012, p. 288),

redevenir fils de la Lumière et bâtir de nouveaux temples, ce sera le projet qui sous-tendra ce retour aux origines. Après les gémissements des siècles de sous-développement, faire suivre immédiatement les batteries d’allégresse d’un monde meilleur à édifier, telles sont les recommandations de Ch. A. Diop. Il faut cesser de pleurer le démembrement d’Osiris, donc de l’Afrique, pour reconstituer son corps ou son unité. Chaque africain devra se métamorphoser en Isis par une volonté de création vitale.

Faisant signe aux recommandations de C. A. Diop, T. R, Boa invite les Africains à prendre conscience de leur héritage culturel commun. Dans cette perspective, il s’agira de puiser dans le patrimoine culturel africain et trouver des énergies nécessaires, afin de prendre lechemin du développement. Le changement de mentalité implique ipso facto un changement de comportement qui demande de l’efficacité dans tout ce qu’il y a à entreprendre. Ce changement de mentalité est d’ordre économique, culturel, éducatif et politique. En effet, selon C. A. Diop (1993, p. 278),

la création d’une conscience collective nationale, adaptée aux circonstances et la rénovation de la culture nationale, sont le point de départ de toute action progressiste en Afrique Noire … Seule une révolution culturelle peut, maintenant, engendrer des changements qualificatifs notables. Celle-ci devra réveiller le colosse qui dort dans la conscience de chaque Africain.

Au fond, il n’y a pas de développement sans culture et sans volonté collective. C. A. Diop plaide pour la réhabilitation et le réveil des consciences endormies dans un profond coma, avec, en prime, un regard nouveau sur soi, capable de se réinventer à partir de la révolution culturelle. Le développement est une affaire de tous. Or, les cultures Africaines sont tellement complexes du fait des mutations qui s’y opèrent. C’est pourquoi, il faut procéder à l’élaboration d’un « système de valeurs morales et intellectuelles qui correspondent à la complexité de l’Afrique réelle et qui puissent constituer un système de référence pour les peuples africains dans leur lutte contre le sous-développement». (S. Diakité, 1994, p.73-74). La lutte contre le sous-développement est, à cet effet, une autocritique de notre manière d’être et de notre rapport à la gestion des affaires publiques. Tout comportement déviant dans la gestion des deniers publics doit être sanctionné. Ce qui en appelle à la conscience professionnelle et au goût du travail bien fait.

À cette heure de l’irréversibilité du développement et de la modernisation, la culture du mérite est plus qu’indispensable. De la sorte, les États africains ont le devoir d’encourager le savoir et tout ce qui attrait à la connaissance. En effet, le Japon ne possède presque pas de ressources naturelles et a très peu de terres cultivables. Mais, au moyen de leur soif de la connaissance, les Japonais ont pu se trouver une place dans le cercle très fermé des pays les plus industrialisés et développés. De cette même façon, la formation et l’éducation des jeunes est consubstantielle au développement de l’Afrique. Chaque africain devient ainsi un instrument de développement si et seulement si sa formation sert à l’utile. Ce qui signifie qu’il doit y avoir une volonté politique globale pour la connaissance dans tous les domaines de savoir comme a pu bien réussir le Japon. C’est à juste titre que S. Diakité (1994, p. 262), citant le président Félix Houphouët-Boigny, écrit ceci :

Notre sous-développement n’est donc pas irrémédiable. Encore faut-il que, pour en sortir, nous saisissons la nouvelle chance qui s’offre à nous en portant nos premiers efforts sur la conversion des mentalités et des méthodes des responsables des destinées nationales[57].

La conversion des mentalités et la transformation de notre être doivent manifester la modernité de notre regard des choses. Si nous avons pris conscience de l’humiliation et de notre capacité à surmonter toutes les difficultés, nous devons penser désormais l’Afrique dans la dimension technologique, culturelle, économique et politique du développement. Porter le projet de l’émergence, c’est travailler avec sérieux, puis, être capable de rigueur et d’action morale. La conversion des mentalités doit pouvoir nous amener à opérer une dialectique entre notre qualité d’être et notre rapport à la gouvernance.

3. La bonne gouvernance : espoir de l’émergence

Pour que le projet d’émergence des pays africains se réalise, il y a besoin d’un nouveau contrat social qui trouve sa légitimité dans la bonne gouvernance. Gouverner, c’est l’action de piloter, de planifier, bref, de diriger les affaires d’une organisation ou d’un État. Dans notre contexte, c’est être porteur de valeurs et avoir une claire vision du développement. Bien gouverner, c’est agir moralement par devoir en suivant le droit en vigueur. L’Afrique a besoin de bons dirigeants capables de conduire avec intelligence et rigueur, le projet de l’émergence dont ils sont porteurs. Pour R. Diop (2014, p. 31), « le bon dirigeant pour l’Afrique doit être prévoyant, rigoureux, prêt à relever les défis, à contracter avec le monde sans se renier ni hypothéquer ses ressources, son pays ou l’avenir des générations futures ». Ici, nous pouvons souligner que l’espoir de l’émergence des pays africains réside dans la capacité de leurs dirigeants, à travailler avec responsabilité, pour le bien-être des populations. Il s’ensuit une redistribution juste et transparente des ressources en prenant en compte les générations à venir.

La bonne gouvernance est l’exigence fondamentale de l’émergence qui se plie à la politique de la récompense par le mérite. Dans l’exemple que nous donne O. Ihl (2007, p. 100), « dans toute l’Europe, c’est bien un gouvernement économique qui va prendre son essor, modelé par et sur les mérites de l’émulation ». Face à l’impasse et à la crise de la gouvernance, O. Ihl en appelle à gouverner par des récompenses, c’est-à-dire être capable de reconnaître les citoyens talentueux qui se distinguent par le travail bien fait et les encourager. Cette gouvernance par le mérite peut inciter à l’ardeur au travail, et pousser chacun à donner sa pleine mesure.

De cette façon, la sortie des pays africains du sous-développement suppose que la gouvernance prenne en compte le capital humain et une disposition pragmatique de la gestion saine de la chose publique. En cela, la bonne gouvernance n’est rien d’autre que l’affirmation radicale de l’État de droit démocratique qui institue une justice transparente et équitable pour tous.

C’est par la justice que les institutions républicaines peuvent jouir d’une crédibilité et obtenir la confiance et le respect des citoyens. Elle doit ainsi agir dans le vrai, en vertu du droit en vigueur. Cette justice doit pouvoir être indépendante et jouer son rôle, celui de surveiller les actes de gouvernance. Dans cette dynamique, le droit doit structurer la gestion des affaires publiques pour qu’elle ne souffre pas d’opacité, mais soit l’expression de la loi et de la justice. Ainsi, la gestion de l’économie doit inspirer confiance. De la sorte, nous dit J. Habermas (2012, p. 43), « il faut assainir les budgets nationaux ». Seule la contrainte juridique peut permettre l’assainissement et la bonne gestion des budgets. Ce qui veut dire que la transparence et la moralisation de l’administration sont exigées, faute de quoi le doute se pointera à l’horizon. En ce sens, la bonne gouvernance est le facteur déterminant du développement économique et social au sens large du terme, qui prend nécessairement en compte des infrastructures de qualité à la hauteur du projet qu’on porte.

Si pour O. Ihl (2007, p. 14) « la décoration est bel et bien devenue la mesure essentielle du mérite », les nominations aux postes de responsabilité administrative doivent être consécutives au mérite et à la compétence. Sont donc disqualifiées, les nominations fantaisistes à forte connotation tribale, ethnique, religieuse, voire familiale qui continuent aujourd’hui encore de piéger et pourrir l’espace politique en Afrique. Dans une monarchie, par exemple, les nominations familiales et tribales aux postes de responsabilité politiques et administratives peuvent aller de soi. Mais, en démocratie, surtout dans nos démocraties de plus en plus complexes, c’est un non-sens et une violation des principes et valeurs qui l’instituent. Dans des situations de gestion tribale du pouvoir, la justice doit se donner la charge de briser ce penchant qui prédispose à la gabegie et à la corruption. Voici pourquoi,

l’État est nécessaire en tant que pouvoir qui sanctionne, organise et exécute, à la fois parce qu’il faut faire respecter des droits, parce que la communauté juridique a besoin d’une force qui stabilise son identité et d’une justice organisée, et parce que la formation de la volonté politique débouche sur des programmes qu’il faut implémenter. (J. Habermas, 1997, p.152).

Être émergent, c’est mobiliser les énergies pour penser grand et agir dans la grandeur en ne se laissant pas distraire par les apparences. Ceci recommande la rupture d’avec les pratiques répugnantes de la corruption qui discréditent les Institutions Républicaines. L’émergence, à dire vrai, ne se décrète pas. On l’acquière par une longue maturation à travers l’exercice de l’État de droit et la mise en place d’une politique élégante qui investit sans calcul dans la formation de qualité et promeut l’entrepreneuriat.

La bonne gouvernance implique ainsi, aujourd’hui, une nouvelle organisation du pouvoir politique et une nouvelle façon de gouverner la société. Elle renvoie en ce sens à ce qui pourrait être qualifié de nouveau paradigme de la gestion publique en rupture avec la gestion traditionnelle (dictatoriale) bien souvent calamiteuse, faite de négligences et d’approximations. Au fond, la légitimité de l’État de droit doit puiser ses ressources dans la bonne gouvernance des richesses produites par l’Afrique. C’est en cela que se mesure l’ambition pour l’émergence. De cette façon, on ne peut prétendre rechercher l’émergence et autoriser ou laisser la corruption s’exercer. Cette impunité laisse la porte ouverte à la mauvaise gouvernance des institutions et des ressources. Or, la mauvaise gouvernance ne peut jamais produire l’émergence encore moins la mise en œuvre de ses piliers. C’est donc la bonne gouvernance qui peut susciter l’espoir de l’émergence et du développement certain de l’Afrique à travers un leadership dynamique exempt de domination.

L’Union Africaine (UA), en tant qu’Institution, a pour obligation d’exiger des réformes sans complaisance sur la loi du marché avec les Institutions européennes, la banque mondiale et le Fonds monétaire internationale (FMI), sur le prix des matières premières, par exemple, qui, jusque-là, est fixé non pas par les producteurs, mais par le marché. Il faut aussi que les pays africains soient capables de transformer leurs matières premières au lieu de toujours les exporter et subir la dictature du marché. Dans cette perspective, la mise en place d’une monnaie unique africaine et compétitive est souhaitable pour la marche vers l’émergence.

Pour émerger donc, il faut résister aux sirènes du politiquement incorrecte en récusant ipso facto la domination du marché et des multinationales. Ce qui implique des reformes administratives et institutionnelles rigoureuses, intersubjectivement partagées. C’est dans la discussion entre différents acteurs de la société que doivent être tissés les fondements de l’émergence. L’émergence des pays africains est donc au cœur de la procédure démocratique et trouve tout son sens dans la participation effective des citoyens au système politique. Dans la mesure où ils sont les destinataires de tout projet d’émergence, les citoyens doivent être traités comme des partenaires dans cette interaction. Autrement dit, les citoyens doivent être associés au projet d’émergence de leur pays. Ainsi, le partage de la souveraineté se présente comme critère pour les besoins de légitimation.

La bonne gouvernance, respectueuse de la séparation des pouvoirs et du droit discursivement édicté, doit pouvoir imprimer l’émergence des pays africain. C’est pour cette raison que Y.-E. Kouassi (2014, p. 53) fait cette recommandation :

Cultiver non son jardin, mais celui de la démocratie communicationnelle, cadre politique dans lequel la confiance réalisée par le contrat social, au départ, peut trouver à se perpétuer, à se relever de ses chutes, ivoiriennes, en particulier tout en relevant de ses fonctions le passé hideux.

Le nouveau contrat social, à bâtir, ouvre la voie à la démocratie délibérative, capable d’accoucher une administration publique moderne sérieuse, qui se laisse chaque jour réguler par le système de droit. La formation de l’opinion publique et de la volonté sont des aspects politiques qui engagent les citoyens, dans un État de droit, à construire les normes et le vivre-ensemble dans l’intérêt de tous. Il appartient donc à la société civile de jouer son rôle de contre-pouvoir, pour influer sur les décisions politiques arbitraires, par le biais du débat public, expression de la liberté communicationnelle instituée, afin de décliner l’offre des politiques de régression.

Dès lors qu’un monde vécu rationalisé favorise la formation d’un espace public libéral puissamment fondé sur la société civile, l’autorité d’un public qui prend position se trouve renforcée par des controverses publiques de plus en plus aiguës. (J. Habermas, 1997, p.410).

La communication publique engagée par la société civile peut ainsi jouer un important rôle qui empêche la formation de masses endoctrinées, et peut mobiliser des thèmes nouveaux pertinents, à partager avec les média, en vue de les débattre, puis modifier des politiques et contraindre les pouvoirs publics à la bonne gouvernance. La société civile a, de ce point de vue, un rôle de veille et d’éveille des consciences pour que soient prises en compte les aspirations profondes des citoyens dans la difficile marche vers l’émergence. C’est de cette façon que la bonne gouvernance peut susciter l’espoir de l’émergence des pays africains, contraints à se développer. Mais, comme le dit A. Diouf (2009, p. 321), « il nous reste beaucoup à faire ».

Conclusion

En mettant en relief le discours philosophique de l’émergence des pays africains, nous avons relevé les entraves et posé le changement de mentalité comme une exigence dans la marche vers l’émergence. Pour ne pas sombrer dans l’immersion, il est urgent de travailler à une culture politique et démocratique qui sache prendre en compte tous les citoyens, de sorte que les espoirs de l’émergence ne soient pas déçus. Seul un changement de mentalité peut aider les individus à se familiariser avec la culture de développement ; d’où sont disqualifiées la corruption et l’injustice sociale. L’implémentation de l’État de droit est le médium de la bonne gouvernance, qui est, en en réalité, l’espoir de l’émergence des pays africains.

Références bibliographiques

BOA Thiémélé Ramsès, 2012, Le pouvoir des origines : la culture du souvenir chez Nietzsche et Cheikh Anta Diop, Saarbrücken, Editions universitaires européennes.

COQUERY-VIDROVITCH Cathérine & MONIOT Henri, 1974, L’Afrique noire de 1800 à nos jours, Paris, PUF.

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DIOP Anta Cheikh, 1993, Antériorité des civilisations nègres : Mythe ou vérité historique ? Paris, Présence africaine.

DIOP Rawane, 2014, De l’indépendance à l’émergence : Leurres et lueurs, Paris, L’Harmattan.

DIOUF Atta, 2009, « Le contexte et les axes d’invention en Afrique », in L’émergence d’initiatives africaines, Paris, L’Harmattan. p. 311-322.

HABERMAS Jürgen, 1997, Droit et Démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, Trad., Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme.

HABERMAS Jürgen, 2012, La constitution de l’Europe, Paris, Gallimard, Trad., Christian Bouchindhomme.

HORKHEIMER Max & ADORNO, W. Théodor, 1974, La dialectique de la raison, Trad., Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard.

IHL Olivier, 2007, Le Mérite et la République, Essai sur la société des émules, Paris, L’Harmattan.

REGARDS DE R. ARON ET P. HASSNER SUR LA POLITIQUE                         DE PUISSANCE ET L’INSTABILITÉ

Nassirou Ounfana IDI

Université Abdou Moumouni (Niger)

idiounfananassirou@yahoo.fr

Résumé :

Comprise par Aron comme la capacité d’une unité politique à influer sur la conduite des autres unités et même à leur imposer sa volonté, la puissance a, en matière des relations internationales, pour baromètre d’appréciation, la reconnaissance ; d’où sa fonction décisive au sujet de la guerre et de la paix. Mais, analysée, comme le fait Pierre Hassner, dans un contexte diplomatico-stratégique post-guerre froide, la puissance politique apparait d’autant plus problématique qu’elle subit une subversion du fait d’interconnexion, d’interpénétration, d’interaction et d’interdépendance des peuples et des États. C’est cette situation qui rend imprécises la guerre et la paix et qui mondialise le désordre et la violence. Il est alors judicieux de découvrir, avec Aron et Hassner, comment le problème contemporain de la guerre et de la paix constitue un enjeu décisif pour toute puissance politique fût-elle émergente, moyenne ou dominante. 

Mots clés : Conflit, Guerre, Paix, Politique, Puissance, Violence

Abstract :

Understood by Aron as the capacity of a political unit to influence the conduct of other units and even to impose its will on them, power has, as regards international relations, as a barometer of appreciation, recognition of where its function decisive about war and peace. But, analyzed, as Pierre Hassner does, in a post-Cold War diplomatico-strategic context, political power is all the more problematic because it is subversive because of interaction and the interdependence of peoples and states, everything that makes war and peace imprecise and globalizes disorder and violence. It is therefore wise to discover, with Aron and Hassner, how the contemporary problem of war and peace is a political issue for any emerging, medium or dominant power.

Keywords: Conflict, War, Peace, Politics, Power, Violence.

Introduction

Raymond Aron et Pierre Hassner ont, et ce, sans aucune surprise, pour particularité d’avoir connu une trajectoire intellectuelle presqu’identique. Il s’agit du passage de la philosophie politique à l’histoire des idées politiques (pour Aron surtout) et décisivement aux études des relations internationales. Loin de couper carrément le cordon ombilical avec la philosophie politique, les analyses d’Aron et de Hassner gardent objectivement de philosophique, le fait d’entreprendre un diagnostic critique de guerre et de paix à l’époque contemporaine. Concrètement, c’est le souci d’appréhender, dans une démarche à la fois descriptive et critique, les implications requises par la portée politique fondamentale de la puissance sous l’angle contemporain de guerre et de paix, qui clarifie l’intention philosophique servant de fil conducteur à la présente contribution.

Etant donné son rôle capital en matière de détermination de la marche vitale de toute société, la paix constitue une vertu essentiellement éthique dont les enjeux demeurent précieux dans l’appréciation de la portée politique de toute puissance, soit-elle émergente,  moyenne ou dominante. C’est pour toutes ces raisons que mobiliser les lectures à la fois complémentaires et contradictoires faites par Aron et Hassner de l’instabilité mondiale, en tant que problème contemporain de guerre et de paix, revient à poser la question de savoir comment il est convenable de percevoir, de façon critique, la vraie portée du défi contemporain de la politique de puissance. Il apparait désormais indispensable de s’en tenir aux contours des contextes diplomatico-stratégiques d’avant et d’après-guerre froide servant d’inspiration intellectuelle aux analyses d’Aron et de Hassner afin de cerner l’intelligibilité de leur conception de la puissance politique sous l’angle précis de problème contemporain de guerre et de paix.

1. La conception aronienne de la puissance dans le champ international

Conformément au contexte d’instabilité mondiale précisant le sens de la conception aronienne de la puissance, celle-ci revêt d’énormes enjeux dans la détermination du sort politique des nations et des peuples. Ce contexte est décisivement riche en instruction relativement à la « conduite diplomatico-stratégique » des unités politiques donnant signification à la guerre intra et interétatique. C’est dans un tel état d’esprit que se comprennent les différentes caractéristiques de l’instabilité mondiale propres au XXème siècle, telles que les deux guerres mondiales, les luttes de libération nationale et la guerre froide. Véritablement imprégnée de ces donnes, l’analyse d’Aron consiste à relever comment, partant de ses tenants et aboutissants, la portée politique des États reste fonction de leur politique de puissance. Si l’on veut bien cerner les précisions d’articulation aronienne de la puissance, il est indispensable de s’appesantir d’abord sur la clarification même du concept, ensuite sur les conditions politico-pratiques de sa constitution afin de mettre l’accent sur la finalité ultime de celle-ci. Pour  R Aron (2004, p.58),

Au sens le plus général, la puissance est la capacité de faire, produire ou détruire. Un explosif a une puissance mesurable et, même une marée, le vent, un tremblement de terre. La puissance d’une personne ou d’une collectivité n’est pas mesurable rigoureusement en raison même de la diversité des buts qu’elle s’assigne et des moyens qu’elle emploie. La puissance d’un individu est la capacité de faire, mais avant tout celle d’influer sur la conduite ou les sentiments des autres individus. J’appelle puissance sur la scène internationale, la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté sur les autres unités politiques.

Au regard de cette mise en lumière de la puissance, il apparait que l’intelligibilité d’un tel concept se dégage de son résultat d’où d’ailleurs la relation très étroite que celle-ci entretient avec la force puis le pouvoir. Comprise sous l’angle des objets, sous celui des personnes ou bien sous l’angle des unités politiques, la puissance se conçoit nécessairement à partir de ce sur quoi elle débouche. Par conséquent, on ne peut percevoir la puissance là où aucun effet constructif ou destructif ne résulte de l’usage auquel celle-ci donne lieu. Le  concept de la puissance doit  donc son intelligibilité dans une rencontre indispensable entre une cause et son effet.

Dans un jeu interactif qui se base sur le rapport entre la notion de la puissance et celle de la force, il va apparaitre que celle-ci constitue une sorte d’instrument au service de celle-là. Cela est d’autant plus intelligible que tout comme à l’échelle individuelle, l’homme fort est celui dont le poids ou le muscle permet de résister aux autres et de les faire plier. Sur le plan des unités politiques, la puissance devient une mise en œuvre des forces politiques, économiques militaires, technologiques et culturelles d’une collectivité, et ce, dans une optique défensive et offensive. Quant à la notion du pouvoir, elle demeure d’une contribution précieuse dans l’assignation du sens à la puissance dans la mesure où elle suppose l’établissement solide et interne de l’autorité des unités politiques ainsi que leur stabilité. Intimement liée au pouvoir, la puissance a besoin des acteurs politiques capables de l’incarner. Cela signifie que, conformément à la logique de la puissance, la question du pouvoir reste une affaire des hommes. N’est-ce pas ce qu’on peut redécouvrir avec R. Aron (2004, p.60) qui écrit ?

En d’autres termes, les relations internationales n’étant pas sorties de l’état de nature, les hommes du pouvoir, c’est-à-dire les responsables de la nation vers le dehors, sont en même temps des hommes de puissance, autrement dit détenteur d’une capacité étendue d’influer sur la conduite de leur semblable et sur l’existence même de collectivité.

Déterminant concrètement la force, la puissance semble à son tour conceptuellement déterminée par le pouvoir compris en termes de capacité propre aux hommes d’action dans toute collectivité. Se précisant à partir de l’idée relative aux exigences et implications du pouvoir, la puissance, quoi qu’elle soulève un problème de légitimité, ne reste pas moins fonction de concurrence ou rivalité à laquelle se livrent les individus et les groupes dans la quête de direction et de contrôle des unités politiques. Etant donné qu’au-delà de son articulation conceptuelle, notre cheminement ambitionne de découvrir les conditions politico-pratiques de la puissance, il sied d’en analyser les éléments constitutifs.

L’entreprise de mise en relief des éléments constitutifs de la puissance sur la scène internationale passe, de l’avis d’Aron, par la compréhension de trois données irrésistibles car adaptables aux variations des époques. Ces données sont l’espace et les matériaux disponibles, les compétences scientifiquement et techniquement humaines de leur transformation et la capacité de mobilisation collective à même de déboucher sur la mise en marche de tous les moyens afin de réussir l’action concrète de l’unité politique. C’est par le biais de la conjugaison de ces facteurs que toute puissance digne ce nom peut parvenir à influer concrètement sur la conduite des autres unités politiques et même à orienter dans son sens, la « conduite politico-diplomatique » d’une époque. Et R Aron (2004, p. 65)  de soutenir :

La puissance d’une collectivité dépend de la scène de son action et de sa capacité d’utiliser les ressources matérielles et humaines, qui lui sont données : milieu, ressources, actions collectives, tels sont, de toute évidence quel que soit le siècle et quelles que soient les modalités de la compétition entre unités politiques, les déterminants de la puissance.

Puisque relativement à leurs portées ou fonctions, l’espace, les ressources et la mobilisation collective décident fondamentalement des enjeux stratégiques et diplomatiques des États, ils ne peuvent pas échapper au primat du versant particulièrement politique de la puissance. Dans ce cas, que ce soit sous l’angle de capacité d’influence ou sous celui d’irrésistibilité, la puissance ne se comprend comme détermination de règle du jeu international que dans une représentation spécifiquement politique. Mais celle-ci a-t-elle besoin d’un perfectionnement technique sans cesse renouvelé pour revêtir, par la suite, une envergure militaire. Cela se clarifie assez explicitement par le fait que la compréhension et l’explication de déterminants de la puissance ne se conforment aisément à la logique de la « conduite diplomatico-stratégique » qu’avec l’examen de celle-là sous l’angle militaire. Pour R Aron (2004, p.67), les historiens et les philosophes ne résistent pas à la tentation d’attribuer à la vertu la grandeur des peuples impériaux et de tenir la supériorité des armes pour preuve d’une supériorité totale des mœurs et de culture.  

Lorsqu’on met l’accent sur la qualité des armes et surtout sur le degré de leur perfectionnement technique, on touche là du doigt la dimension militaire de la puissance. Telle qu’elle vient ainsi d’être présentée, la dimension militaire de la puissance passe pour être la pierre angulaire permettant d’apprécier d’autres conditions ou déterminants de la puissance. Bien que d’énormes exigences concourent à la révélation effective de la puissance dans le champ international, le dernier mot semble y revenir toujours au militaire. Une telle façon de comprendre les choses rend compte très clairement des déterminants de la puissance en temps de paix comme en temps de guerre. L’ensemble de démonstrations entreprises jusque-là vise à indiquer comment, tant du point de vue de sa détermination conceptuelle que de celui de ses éléments constitutifs, la puissance représente un instrument décisivement précieux en matière de conduite voire d’orientation de la politique extérieure, sinon internationale pour toute nation qui en dispose.

Par ailleurs, accompagnée ou sous-tendue par le souci de l’honneur, de la gloire ou du triomphe de son idéologie, la puissance permet de comprendre comment se précisent les buts de la politique extérieure de tout État. Le moment est désormais venu de s’appesantir, dans la droite ligne d’analyse d’Aron, sur la finalité ultime de la puissance. L’interrogation qui fait sens est ainsi celle de savoir quelle est la finalité ultime visée par les unités politiques dans la quête de la puissance à laquelle elles se livrent indéfiniment ?  Il est pertinent de souligner que conformément au schéma classique des relations internationales, les unités politiques, indépendantes, de par leur nature, ont tout intérêt à être rivales d’autant plus que pour veiller à sa propre survie, chacune d’elles se doit nécessairement de maintenir son autonomie de décision.

Si les unités politiques visent, en toute rivalité, à conquérir la puissance, c’est préalablement parce que chacune ne peut, en dernière instance, compter que sur elle-même comme le précise bien R. Aron (2004, p. 82.) C’est à ce point que la quête de la puissance exprime très bien le besoin de la survie des unités politiques dans une optique des relations internationales semblables, à bien des égards, à la situation décrite par Hobbes de l’état de nature. Tel est l’ordre de réflexion dans lequel il convient d’appréhender véritablement le sens du combat permanent mené par les unités politiques, et ce, avec tout ce que cela requiert comme force mobilisable au service de sécurité. La puissance se doit d’être conquise et affirmée par toute unité politique du simple fait que conformément à la caractéristique propre aux relations internationales, il demeure nécessaire que l’on soit fort pour rester en sécurité.

Mais, à la différence de l’homme de l’état de nature dont toute la mobilisation de la force ne vise que la sécurité, les unités politiques visent, au-delà de ce premier objectif, à conquérir et à affirmer la puissance pour le besoin de se faire respecter et parvenir à influer réellement sur la conduite de leurs paires, comme l’indique bien la portée significative même cette puissance. C’est ce que R Aron (2004, p.83) laisse clairement entendre à travers ce passage :

Il est des buts pour lesquels l’individu accepte un risque de mort. Il n’en va pas autrement des unités collectives. Celles-ci ne veulent pas être fortes seulement pour décourager l’agression et jouir de la paix, elles veulent être fortes pour être craintes, respectées ou admirées. En dernière analyse, elles veulent être puissantes, c’est-à-dire capables d’imposer leur vouloir aux voisins et aux rivaux, d’influer sur le sort de l’humanité, sur le devenir de la civilisation.

Dépassant largement le simple besoin de protection ou de sécurité, la quête et l’affirmation de la puissance, en tant que souci majeur pour toute unité politique, a ainsi trait à la question de la reconnaissance. Matérialisant constamment leurs passions de l’honneur dans la rivalité, les unités politiques restent, réellement attachées, dans leur quête indéfinie de la puissance, à un désir de reconnaissance qui n’atteindra son degré culminant que dans l’atteinte combinée de gloire et de l’idée. C’est dire que loin d’être restreint au simple enjeu matériel traduisant le besoin de  force et de sécurité, le souci majeur des unités politiques dans leur quête de puissance reste particulièrement d’ordre idéel. C’est donc un souci éthique fondamental. C’est désormais la reconnaissance qui, en dépassant toute visée purement matérielle, reste capable de justifier la quête de puissance traduite dans l’épreuve de rivalité à laquelle se livrent les unités politiques. C’est aussi une telle finalité qui révèle le mobile fondamental des actions des meneurs ou représentants des collectivités politiques.

Au regard de sa précision conceptuelle,  de la logique relative à ses déterminants et à la lumière de sa finalité ultime, la puissance est bien comprise par l’auteur de Paix et guerre entre les nations en termes de condition de possibilité d’affirmation politique du destin des Etats. Comme le précise bien le contexte des guerres intra et interétatique circonscrivant cette réflexion, est puissant politiquement, tout État capable non seulement de vaincre, mais aussi de se faire soumettre les volontés de ses semblables. C’est ainsi que le puissant est celui qui est capable de contrôler le jeu diplomatico-stratégique de son époque afin d’être finalement maitre de paix et de guerre. Une telle logique de la puissance précise l’instabilité dans une perspective des rapports entre les individus au sein des États et des rapports entre les États au sein du monde. Elle sera mise en question et même totalement subvertie par la donne guerrière relative au contexte stratégique post-guerre froide comme le laissera découvrir l’analyse de Pierre Hassner.

2. Les questionnements de Pierre Hassner sur la violence et le désordre mondialisés comme subversion de la logique classique de la puissance

Si la conception aronienne de la puissance précise celle-ci à partir de la détermination du destin politique des nations et des peuples, c’est parce qu’elle rend compte de la « conduite diplomatico-stratégique » dans une logique des guerres intra et interétatique. Cette logique se verra concrètement changée afin de déterminer l’instabilité mondiale dans une mondialisation de désordre et de violence ; toute chose qui subvertira, selon Hassner, la logique classique de puissance. Cela a eu lieu dans le contexte diplomatico-stratégique précis de l’âge post-guerre froide. Il convient, par conséquent, de s’interroger sur les tenants et les aboutissants de la compréhension de la chose guerrière dans un tel contexte afin de découvrir comment, conformément à la démarche de Pierre Hassner, la mondialisation du désordre et de la violence concourt à la subversion de la logique classiquement connue de la puissance. Cela est simplement dû au fait qu’une telle situation rend incertain, imprécis, imprévisible et illisible le problème de guerre et de paix. Il va être alors utile de comprendre comment, la caractéristique propre au contexte diplomatico-stratégique post-guerre froide explique le dépassement de la logique des guerres intra et interétatique précisant la valeur classique de la puissance.

Tout se passe comme si, à l’allure où vont les choses, en matière guerrière, il est impertinent de vouloir que, partant de ses différentes marques, la puissance revêt, à l’âge stratégique post-guerre froide, une fonction décisive au sujet de la détermination du destin politique des nations et des peuples. Pour ce faire, il sied de suivre attentivement le raisonnement de Pierre Hassner qui permet de brosser un tableau édifiant sur les facteurs explicatifs de la réorientation subie par la logique des guerres intra et interétatiques subvertissant la logique classique de la puissance. N’est-ce pas ce qui débouche sur l’incrimination de la mondialisation qui, tant dans sa facette technologique que dans celle économique, révèle comment l’instabilité rend explicitement compte de la mise en crise de la logique classique de la puissance ?

L’examen de la question liée à la violence et au désordre mondialisés telle qu’abordée et développée par Pierre Hassner, nécessite préalablement la compréhension du contexte de l’instabilité mondiale propre à l’âge post-guerre froide. C’est la caractéristique d’un tel contexte qui confère toute son intelligibilité à la subversion de la logique classique de la puissance ainsi envisagée. Le dépassement et/ou la remise en question, par la donne relative au phénomène guerrier contemporain, de la logique des guerres intra et interétatique propre au contexte post-guerre froide porte ainsi sur une révolution stratégique dont la signification demeure importante concernant la subversion de la logique classique de la puissance. Tout était parti de la configuration mondiale prise par la question de la guerre consécutivement à la fin de l’affrontement Est-Ouest ayant caractérisé la guerre froide. Dans un tel ordre des choses, c’est surtout le terrain d’affrontement entre les Etats dont l’issue reste décisive au sujet de leur destin politique qui s’est vu complètement transformé dans une expression de conflictualité totalement en rupture avec la perception classique de la conduite « diplomatico-stratégique ». Caractérisant une telle situation, D David (2005, p. 174) fait remarquer que

Le monde nouveau ne nait pas d’un seul coup en 1989, mais cette date symbolise plusieurs ruptures dans cette manière de penser ces conflits. L’explosion du système est-ouest conduit, techniquement, à une segmentation d’espaces stratégiques jusqu’ici tenus par la discipline des « camps », en particulier sur un espace-clé : l’espace eurasiatique.

C’est désormais à partir de la fragmentation et de la segmentation des zones de conflit qu’il convient de découvrir la marque dominante du contexte d’instabilité mondiale post-guerre froide ayant rendu possible la subversion de la logique classique de la puissance. Celle-ci était, martelons-le, liée à la fonction décisive de la puissance dans la détermination du destin politique des nations et des peuples. Loin de se laisser cerner à partir de la donne classique des guerres intra et interétatiques, le contexte diplomatico-stratégique post-guerre froide rend possible la mondialisation du désordre et de la violence dans une diversification des acteurs de conflit et dans un déplacement des enjeux déterminant leurs affrontements. Certains spécialistes n’ont d’ailleurs pas hésité à interpréter la caractéristique de ce contexte à partir de déchainement de la violence sociale consécutive à la consécration de la rupture, en matière de garantie du bien-être, entre un Nord prospère et un Sud pauvre ou sous-développé[58].

Ainsi, en période post-guerre froide, on a assisté à la compréhension  de la guerre en un phénomène réellement social, marqué pour l’essentiel, par les fractures entre les différentes zones du monde. Loin d’être le dénominateur commun à tous les Etats, la  guerre a semblé être dépassée dans le Centre pour être, du fait de la misère comme gage des souffrances et décompositions sociales, une règle fondamentale de la Périphérie. Mais, faudrait-il nécessairement comprendre la caractéristique d’un tel contexte à partir de la rupture Nord-Sud ou Centre-Périphérie ?

Face à une telle interrogation, la réponse de Pierre Hassner serait apparemment négative d’autant plus que, pour bien mettre en lumière le caractère mondialisé du désordre et de la violence rendant somme toute subvertie la logique classique de la puissance, l’auteur de La violence et la paix n’a pas du tout été d’avis avec la thèse de la rupture Nord-Sud ou Centre-Périphérie. Hassner va  démontrer que, conformément à la logique stratégique propre à l’âge post-guerre froide, il n’est pas du tout question de l’idée d’une division entre le centre comme zone de paix et la périphérie comme zone de guerre. Cela est d’autant plus intelligible que, selon P Hassner (2000, p. 286), la paix du centre n’est pas la vraie paix et que la guerre de la périphérie n’est pas la vraie guerre. C’est dire qu’autant qu’elle constitue une réalité dominante dans les États faibles, autant l’instabilité contemporaine sévit dans les grandes nations pourtant supposés être des havres de paix.  Après la guerre froide, il a certes été problématique d’appréhender la guerre à l’aune de l’idée portant sur la confrontation classique des Etats, mais, consécutivement au triomphe de la mondialisation, on a assisté à l’expression de celle-ci à partir de conflit, de désordre, de violence et de crise dont l’envergure échappe à toute délimitation territoriale.

Au même titre que les zones pauvres, les riches ne sont pas véritablement épargnées de l’insécurité. Avec une telle façon de cerner la question, il est aisé de découvrir que conformément à la caractéristique propre au contexte diplomatico-stratégique post-guerre froide, il devient légitime d’incriminer la mondialisation dans ses facettes technologiques et économiques en matière de facilitation des conditions déterminant le désordre et la violence mondialisés qui subvertissent la logique classique de la puissance.

Du point de vue technologique, il est judicieux de comprendre ce que la mondialisation a à voir avec le désordre et la violence mondialisés subvertissant la logique classique de la puissance du simple fait qu’elle consacre une révolution devenue totalement irréversible. À travers cette révolution, de la même façon dont les biens et les services ne connaissent (matériellement et virtuellement) pas des frontières, les fléaux humains que sont le désordre et la violence ne sauraient connaître des limites. Il est bien pertinent d’assister à la subversion de de la logique classique de la puissance du fait que le désordre et la violence sont facilités par une situation technologique mondiale où le développement extraordinairement combiné avec les moyens de communication et celui des moyens de destruction y deviennent assez impressionnants. C’est en ce sens que se dégage l’absence de toute distinction claire et nette entre l’étatique et le non étatique, le public et le privé, l’intérieur et l’extérieur, toute chose qui complexifie énormément le problème contemporain de la guerre et de la paix. Mettant en lumière les implications de la mondialisation technologique dans l’entrainement et la facilitation des conditions propices au désordre et la violence, P Hassner (2015, p.118-119) déduit que

Tous ces phénomènes sont sinon crées, du moins rendus possibles et amplifiés dans leurs conséquences par une double révolution : celle des moyens de communication et celle des moyens de destruction. La première est d’abord celle des images et des messages, de la télévision, du téléphone portable et, surtout, de la cybernétique. Les transactions financières en temps réel comme les communications entre terroristes aux deux bouts du monde sont considérablement facilitées. Les secrets d’État sont plus difficiles à protéger, les mouvements sociaux et politiques plus faciles à organiser et plus difficiles à éviter. Certes, l’espionnage entre État et la contagion entre révolution ont toujours existé, mais ils deviennent une dimension permanente et structurante du monde actuel.

Conformément à leur avancée et à leur complexification, les déterminants technologiques facilitent le désordre et la violence mondialisés subvertissant la logique classique de la puissance en faisant déborder la compréhension de cette puissance du seul cadre étatique ou militaire. Le technologiquement puissant peut être celui qui n’est ni étatique ni militaire. Grâce à la mondialisation technologique, tant en ce qui concerne la communication qu’en ce qui concerne la destruction, les acteurs du désordre et de la violence mondialisés infligent des torts irréparables à la puissance d’autant plus qu’ils disposent du monopole de la violence leur permettant d’entrer constamment en rivalité avec les États.

Mais, lorsqu’on entreprend la quête de la compréhension des mobiles conduisant les individus et les groupes à devenir des véritables entrepreneurs de la violence défiant toute compréhension classique de la puissance, on ne sera pas du tout surpris d’y déceler les dérives de la mondialisation dans sa facette économique. Ainsi, si le désordre et la violence représentent des phénomènes guerriers constituant des défis à l’effectivité de la puissance, c’est parce qu’ils découlent des fractures sociales elles-mêmes résultant des frustrations sociales explosives comme effets pervers du libéralisme économique mondial. Mais au fond, il existe une interaction entre le versant technologique et celui économique (destruction de l’humain) de la mondialisation en matière d’entretien du désordre et de la violence subvertissant la logique classique de la puissance.

Marqué par une logique stratégique dépassant carrément la compréhension classique de la guerre intra et interétatique, le contexte diplomatico-stratégique post-guerre froide rend possible l’épreuve de subversion de la logique classique de la puissance grâce à la part combien déterminante qu’y joue la mondialisation tant dans sa dimension technologique que dans celle économique qui inflige un coup  fatal au social, à l’humain et finalement au politique. Cette subversion de la puissance qui jaillit de l’entreprise du désordre et de la violence mondialisés traduit une profonde crise du politique. N’est-ce pas ce que Pierre Hassner développe en guise de conséquence découlant d’une telle crise dans une compréhension d’interventionnisme contemporain par lequel les enjeux de la paix (indispensable à toute puissance) sollicitent une réflexion en termes d’obstacles ou d’alternatives ?

3. La puissance dans l’interventionnisme d’aujourd’hui : obstacles ou alternatives à la paix ?

Pour appréhender de façon pleinement critique les implications de la problématique développée par Hassner à propos de la subversion subie par la puissance du fait du désordre et de la violence mondialisés, il convient de se pencher sur la question de l’interventionnisme d’aujourd’hui, et ce, dans une quête de l’intelligibilité d’obstacles ou d’alternatives à la paix censées y découler. Il va ainsi être curieux de savoir qu’au-delà d’être simplement subvertie, la puissance devient concrètement mise à rude épreuve sinon déclinée face à l’expérience d’un interventionnisme qui, finalement, représente, aussi paradoxal que cela paraisse, un réel déterminant d’obstacles à la paix. En misant sur les paradoxales contre-performances des forces technologiques et militaires et les facteurs déterminant les faillites institutionnelles de la communauté internationale, il va être judicieux de comprendre, comment, dans une perspective cadrant avec la démarche de Hassner, l’état d’interventionnisme contemporain révèle malheureusement l’imperfection, l’impuissance et le déclin de la puissance afin de s’exprimer dans la création d’obstacles inquiétants à la paix.

Une observation minutieuse du phénomène interventionniste contemporain laisse entrevoir le hiatus entre la mobilisation des moyens technologiques et militaires hautement sophistiqués et l’aboutissement à des résultats particulièrement mitigés voire insatisfaisants. De cette représentation phénoménale de l’état d’interventionnisme d’aujourd’hui, on ne peut, en bonne intelligence avec la ligne d’analyse de Hassner, que déduire l’imperfection de la puissance. Cela se comprend par le fait que la dimension technologico-militaire de celle-ci semble concrètement inefficace face aux obstacles qu’elle rencontre sur le chemin de la paix. Un cas particulièrement important qui retient l’attention des spécialistes est celui de l’interventionnisme américain de la période post-guerre froide. Quoi qu’il reste incontestable que leur succès ait trait à l’emploi des moyens technologiques et militaires hautement sophistiqués, les approches interventionnistes des États-Unis ne renferment pas moins des errements d’autant plus significatifs qu’ils complexifient, au lieu de résoudre, les problèmes auxquels elles sont censées apporter des réponses définitives. P. Hassner (2015, p.213) invite à percevoir que, selon certains observateurs compétents, si la stratégie des drones décapite les individus particulièrement dangereux et prévient des attentats en préparation, elle accroit plutôt les recrutements des organisations en question. Cela veut dire que, paradoxalement, les réponses purement coercitives ne font que révolter davantage les entrepreneurs de la terreur et accroitre leurs capacités d’action.

Faudrait-il simplement déduire que les torts de l’approche interventionniste américaine justificative de l’imperfection de la puissance résident dans une sorte de déplacement, via le type de solutions apportées, du vrai problème même de la paix dans le contexte des conflits contemporains ? C’est dans une telle logique que s’inscrit la réflexion, somme toute critique, entreprise par Emmanuel Told dont l’orientation décisive consiste, partant des errements d’interventionnisme, à relever les principales raisons explicatives de la décomposition du système américain.

Dans sa critique de l’interventionnisme américain de l’après-guerre froide, Told fait découvrir que loin de requérir le déploiement des moyens technologiques et militaires (qui ne suffisent plus à rendre compte de la valeur de la puissance), le problème de la paix mondiale nécessite une prise en charge sous l’angle à la fois sociologique et économique. Cela prouve que le militarisme pur et simple propre à la démarche interventionniste américaine fait véritablement fausse route dans sa façon d’aborder le problème de la paix. Une telle démarche dresse, aussi paradoxal que cela puisse paraître, des véritables obstacles à cette paix. Cela est d’autant plus intelligible que, note E. Told (2002, p.10),

Les États-Unis sont en train de devenir pour le monde un problème. Nous étions plutôt habitués à voir en eux une solution. Garant de la politique et de l’ordre économique durant un demi-siècle, ils apparaissent de plus en plus comme un facteur de désordre international, entrainant, là où ils le peuvent, l’incertitude et le conflit.

De par les manifestations phénoménales du militarisme américain, on découvre qu’à l’encontre de toute attente, l’action du bâtisseur de la paix se retourne contre ce qu’elle est censée combattre. La puissance se retourne ainsi contre elle-même dès l’instant où ses actions érigent de sérieux obstacles à la paix puisqu’elles servent de facteurs explicatifs de l’instabilité mondiale. La réflexion engagée par E. Told (2002, p. 221) reste d’une signification décisivement majeure en matière de compréhension de hiatus entre l’interventionnisme américain et l’établissement puis le maintien de la paix surtout lorsqu’elle fait ressortir ceci : aucune menace globale ne requiert une activité particulière des Etats-Unis pour la protection des libertés. Une seule menace de déséquilibre global pèse aujourd’hui sur la planète. C’est l’Amérique elle-même qui, de protectrice, est devenue prédatrice. C’est dire que, tant dans ses moyens que dans ses finalités, l’interventionnisme américain d’aujourd’hui parait en porte à faux avec la consécration d’une puissance susceptible de se mettre en marche et de réussir ainsi à imposer, en mettant fin au désordre, l’ordre et la paix.

L’imperfection de la puissance mise en exergue par les contre-prouesses de la doctrine interventionniste américaine se comprend désormais à partir de la caducité du militarisme pure et simple dans la confrontation des problèmes de la paix mondiale. A s’accorder avec Told, on déduit très aisément qu’à l’encontre de toute attente, la puissance se transforme en impuissance du fait de la conduite d’une démarche interventionniste en disharmonie avec le problème auquel elle envisage de trouver de solution. Si au lieu d’en être un gage, la conduite interventionniste devient un obstacle à la paix, c’est simplement parce que, s’en tenant, pour l’essentiel, aux forces technologiques et militaires, la puissance se transforme en impuissance du fait qu’elle s’efforce de se justifier militairement alors même que l’ère n’est pas du tout appropriée à une telle démarche.[59] Plus que l’imperfection et l’impuissance, Vincent Desportes parle du déclin de la puissance. Un tel déclin est désormais relatif au monde occidental dans son ensemble. N’est-ce pas ce que soutient V  Desportes (2013, p.416) en ces termes ?

Ainsi qu’elle que soit l’habileté technique et tactique de leurs forces armées, les Etats occidentaux semblent progressivement perdre leurs avantages comparatifs essentiels, à savoir la capacité à imposer leur volonté, donc leurs visions et valeurs par la force. L’évolution générale du monde, les contraintes nouvelles dans l’emploi de la force armée expliquent ce déclin de la puissance militaire occidentale.

En matière de création d’obstacles à la paix, l’entreprise interventionniste, qui détermine la responsabilité inattendue de la puissance, passe de l’inefficacité des forces technologique et militaire à l’imperfection et l’impuissance de la puissance afin de déboucher, à s’accorder avec Desportes, sur le déclin de celle-ci. En tout état de cause, le déclin de la puissance occidentale ainsi illustré par Desportes dépasserait la sphère étatique afin de s’expliciter dans la fonction normalement régulatrice censée être jouée par les institutions internationales.

Partant de sa démarche consistant à relever les imperfections de la puissance, Hassner n’a pas manqué d’en évoquer très utilement le cas des institutions internationales. Ainsi, d’après l’analyse de l’auteur de la Revanche des passions, il ressort que dans le contexte d’interventionnisme d’aujourd’hui, les imperfections de la puissance passent pour être des défis insurmontables auxquels sont confrontées les institutions internationales, notamment l’ONU, relativement à leur mission de régulation. P Hassner (2015, p. 216) fait, à ce propos, observer que 

En 2005 encore, l’Assemblée générale promulguait la notion de la « responsabilité de protéger » qui devrait, selon Gareth Evans, mettre fin une fois pour toutes aux massacres. Aujourd’hui le tableau apparait à tous sombre. Les termes de la « communauté internationale » et d’ « organisation de la paix » semblent prendre une allure tristement ironique. Les nouveaux types de conflits et de systèmes d’armes semblent en ce qui les concerne, beaucoup plus difficiles à réguler. Le succès partiels de négociation stratégique de la guerre froide pour la maitrise des armements, ou ceux du traité de non-prolifération des armes nucléaires, sont eux-mêmes plus difficiles à imaginer pour les nouvelles armes. Il est plus facile de compter les sous-marins et les silos que les ordinateurs.

Quand on sait que, subséquemment au triomphe de la mondialisation technologique, l’instabilité doit sa complexification à une dimension virtuelle irréversible, on découvre bien pourquoi la régulation y devient réellement incertaine. Dans une telle circonstance, les imperfections de la puissance dépassent la seule sphère des unités politiques afin de s’étendre à celle de la communauté internationale. Il s’agit de défis impressionnants dressés à la puissance par l’état d’interventionnisme d’aujourd’hui et qui autorisent à soumettre à l’objection toute la supposée crédibilité de l’ONU.

Cette faillite de régulation est aussi comprise par l’absence d’une voix commune entre les membres permanents du Conseil de Sécurité concernant les différentes décisions prises par ceux-ci au sujet de la paix par la force. Le maintien de la paix par l’interventionnisme onusien conduit à un certain pessimisme quant à la réalisation effective de la sécurité mondiale. Il ne peut en être autrement lorsque les membres permanents du Conseil de Sécurité restent constamment divisés du fait de la contradiction de leurs intérêts. Ce pessimisme se comprend aussi dans une situation où les voies et moyens d’action de l’ONU restent totalement inefficaces face aux différentes épreuves de destruction de par le monde. Tout comme il a été relevé dans le cas des unités politiques, la sphère internationale rend compte de la crise d’intervention à partir d’une faillite institutionnelle qui n’est, au fond, qu’une faillite à la fois politique et technologico-militaire. 

Il ressort des différents ordres d’analyse précisés jusque-là que, cernée dans l’état d’intervention d’aujourd’hui, la puissance politique se trouve, par-delà sa subversion, être imparfaite, impuissante et déclinée afin de créer des vrais obstacles à la paix. S’il en est ainsi, n’est-ce pas parce que dans le soubassement d’une telle démarche se trouve l’option devenue incertaine consistant à vouloir bâtir la paix par la force ? Comment l’adoption d’une option de la paix par le droit pourra servir d’alternatives à cette paix par l’entremise d’une mission particulière de l’interventionnisme ? 

Conclusion

Telle qu’elle découle de l’analyse d’Aron, la puissance politique reste d’une dimension coercitive majeure. Cette conception est empiriquement fille du contexte politico-diplomatique relatif aux deux guerres mondiales, aux luttes de libération nationale et à la guerre froide. C’est tout ce schéma qui, conformément aux perspectives d’analyse de Hassner, a été totalement remis en cause par le contexte stratégique propre à l’âge post-guerre froide. Ce contexte est essentiellement marqué par la mondialisation dans toutes ses facettes. C’est en ce sens que se comprend la mondialisation du désordre et de la violence subvertissant la logique classique de la puissance. C’est ainsi aussi que se précise l’intelligibilité d’un état d’interventionnisme contemporain porteur d’imperfection, d’impuissance et même du déclin de cette puissance au point où celle-ci se retourne contre elle-même en dressant des obstacles sérieux à la paix.

Mais si l’on veut réhabiliter la puissance politique dans sa représentation classique afin qu’elle soit non pas défavorable, mais favorable à la paix conformément aux implications propres à l’interventionnisme d’aujourd’hui, il convient d’entreprendre une réorientation des voies et moyens requis par cette paix. La thèse kantienne de la paix par le droit, notamment dans son articulation autour du refus de la monarchie universelle, semble renfermer ainsi une signification digne de modèle théorique. Pour E. Kant (1853, p. 300-301),

Il en est des peuples, en tant qu’États, comme des individus dans l’état de nature (c’est à dire dans l’indépendance de toute loi extérieure), leur seul voisinage est déjà une lésion réciproque ; et, pour garantir sa sûreté chacun d’eux peut et doit exiger des autres qu’ils entrent avec lui dans une constitution analogue à la constitution civile, où les droits de chacun puissent être assurés. Ce serait là une fédération de peuples qui ne formerait pas cependant un seul et même États. Il y aurait en effet contradiction dans cette idée ; car, comme chaque État suppose le rapport d’un supérieur (le législateur) à un inférieur (celui qui obéit, c’est-à-dire le peuple), plusieurs peuples réunis en un État ne formeraient plus qu’un peuple, ce qui est contraire à la supposition puisse que nous avons à considérer ici le droit des peuples entre eux, en tant qu’ils constituent autant d’États différents et ne devant pas se confondre en un seul et même État.

C’est désormais dans une approche de la paix par le droit qui passe par le rejet de toute forme d’imposition extérieure vis-à-vis de la volonté souveraine des Etats qu’il sied d’entrevoir les conditions d’alternatives à la paix dans une réorientation de la doctrine interventionniste. C’est justement dans une telle circonstance qu’on peut assister à la réhabilitation d’une puissance politique dont la dimension coercitive phare, chez Aron, a été subvertie, rendue imparfaite, impuissante et même déclinée par le phénomène guerrier contemporain tel que le laisse appréhender la perspective d’analyse propre à Hassner. Pour confronter judicieusement la crise de la puissance dans un contexte de « crise des modèles d’interventions » présageant la fin de l’« ère d’interventions », et ce, dans la quête véritable d’alternatives à la paix, il est indispensable que cette paix soit fondamentalement fonction du droit et non pas exclusivement de la force.

L’intérêt majeur d’une telle option se précise par l’approche d’un modèle interventionniste susceptible de répondre aux défis dressés par le phénomène de la guerre contemporaine à la puissance et de repréciser les conditions de quête de la paix mondiale. L’histoire de la philosophie politique a, depuis l’époque platonicienne, conçu la paix en guise d’harmonie. Car, comme l’a noté P Hassner (2003, p. 29) :

La correspondance de la paix entre les parties de l’âme et celles de la cité est l’idée directrice de la République. Pour Platon comme, plus tard, pour Rousseau, la discorde, à l’intérieur de l’une et de l’autre, est le plus grand des maux ; a contrario, le but de la politique est d’établir la paix  qui ne se trouve que dans une harmonie dont la base est la justice conçue comme hiérarchie.

C’est en bonne intelligence avec cette vision classique de la philosophie politique à propos de la paix et au nom du droit que la quête de la paix mondiale doit être envisagée à partir de l’harmonie entre le puissant et le faible. Cela est d’autant plus nécessaire qu’étant donné que l’absence de la paix rend possible le déclin de la puissance, ses enjeux restent décisifs dans la révélation de la valeur de toute puissance, soit-elle émergente, moyenne ou dominante.

Références bibliographiques

ARON Raymond, 2004, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy.

DAVID Dominique, 2005, « Le monde de l’après-guerre froide : conflictualité, menaces et asymétries » in P. Quilès et A. Novosseloff (dir), Face au désordre du monde, Paris, Collection Les Portes du monde, Campoamor, p. 173-192.

DESPORTES Vincent, 2013, « Irak, Afghanistan, la fin d’une ère » in G Andréani et P Hassner (dir), Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, p. 415-435.

HASSNER Pierre, 2015, La revanche des passions. Métamorphose de la violence et crise du politique, Paris, Fayard.

HASSNER Pierre, 2003, La terreur et l’empire. La violence et la paix II, Paris, Editions du Seuil.

HASSNER Pierre, 2000, La violence et la paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Paris, Editions du Seuil.

KANT Emmanuel, 1853, Eléments métaphysiques de la doctrine du droit (Première partie : de la métaphysique des mœurs) suivi d’un Essai philosophique sur la paix perpétuelle et d’autres petits écrits relatifs au droit naturel. Traduit de l’allemand par Jules Barni, Agrégé de philosophie, Docteur ès Lettres avec une Introduction analytique et critique du traducteur, Paris, August Durand, Librairie, Rue de Girès, 5, En ligne : http://books.google.com. Consulté le 31/07/2015.

RUFIN Jean-Christophe, 1991, L’empire et les nouveaux barbares. Rupture Nord-Sud, Paris, Jean-Claude Lattès.

TOLD Emmanuel, 2002, Après l’empire. Éssai sur la décomposition du système américain, Pais, Gallimard.

SOUS-THÈME IV : TECHNOSCIENCE ET PROGRÈS


ÉMERGENCE DES ÉTATS POSTCOLONIAUX D’AFRIQUE :              CONTRE OU PAR-DELÀ LA RATIONALITÉ TECHNOSCIENTIFIQUE ?

Kouamé YAO

Université Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire)

yameboyomin@gmail.com

Résumé :

Dès l’accession de leurs États à la souveraineté internationale (1960), les gouvernants et leaders africains font le noble pari du développement et de la modernisation de leurs pays respectifs. Cependant, leur attitude technophobe se traduisant par la négligence de la rationalité technoscientifique au profit du volontarisme politique prive l’Afrique de l’émergence. Les pays africains sont singulièrement marqués par la pauvreté, la dépendance technique et économique, la dépendance militaro-sécuritaire et la fracture sociale. Notre intention, à travers cet article, est de démontrer, à partir d’une analyse critique, qu’en vertu du lien inextricable entre mondialisation technico-économique et progrès technique, la rationalité technoscientifique s’impose comme le levier indispensable à l’émergence des États africains. Car, en tant que principe actif de l’émergence, seule la rationalité technoscientifique est susceptible d’engendrer l’industrialisation et le progrès socio-économique des États africains ainsi que le rayonnement mondial de la culture africaine.  

Mots clés : Afrique, Développement, Sous-développement, Techno-science.

Abstact:

As early as their state gained international sovereignty (in 1960), the Africains in power and the other Africans leaders made the noble bet of developing and modernizing their respective countries. Howeven their technophobian attitude manifesting itself by the negligence of technoscientific rationality for political volontarism deprive African from emergence. African countries are particularly marked by poverty, technical and economic dependence, by military and safety dependence an the gap between the haves and havesq nots in their societies. Our purpose though the present article is to prove from a critical analysis thath in accordance with the inextricable link between the technoeconomic globalsation and the techno scientific progress, technoscientific rationality stands out as the essential lever for African states’emergence. For indeed, as an active principle of emergence, the technoscientific rationality is liable to beget the industrialization and socioeconomic progress of African states, as well as the worldurde influence of the African culture.

Keywords : Africa, Development, Underdevelopment, Technoscience.

Introduction

L’enseignement scolaire et la formation introduits dans l’Afrique coloniale avaient pour but de former une élite restreinte à caractère bureaucratique propre à servir d’intermédiaire entre l’administration coloniale et les populations indigènes. Il n’était point question, dans ce système, d’initier les populations africaines à la rationalité technoscientifique ou de mettre l’accent sur l’enseignement des sciences et des technologies.

Après les indépendances, les leaders et gouvernants des États anciennement colonisés d’Afrique ont adopté comme stratégie de développement un volontarisme politique qui, affirmant le primat du facteur humain dans le processus d’émergence de leurs pays, dénie à la techno-science la toute-puissance qu’elle a en Occident. La Côte d’Ivoire, par exemple, pour son plan de développement de l’enseignement scolaire 1960-1975, adopte trois objectifs principaux dont celui de « faire acquérir une connaissance scientifique et technologique sommaire » à sa jeunesse (MEN, 2002, p. 3). Il résulte des politiques de développement marquées par une telle négligence de la techno-science l’immersion des États africains dans les abysses du sous-développement économique et de la déconfiture sociopolitique.

Les objectifs de cet article sont, d’une part, de démontrer que l’opposition de certains penseurs africains à la techno-science et son ignorance (volontaire) par des gouvernants sont « un vice intellectuel » (L. Ayissi, 2006, p. 9) et une grave erreur de politique de développement ; d’autre part, il s’agit de démontrer la nécessité de la techno-science dans le processus de “décollage” des États postcoloniaux d’Afrique en exposant le mode d’articulation entre science, technique et émergence.

1. CLARIFICATION TERMINOLOGIQUE

1.1. L’émergence

Le concept d’émergence est employé dans différentes disciplines, notamment en biologie et en économie. En biologie, il sert à désigner « le fait qu’une chose sort d’une autre, sans que celle-ci la produise à la manière dont une cause produit nécessairement un effet, et suffise à en faire comprendre l’apparition » (A. Lalande, 1997, p. 276). Mais, dans le cadre de cet article, nous nous référons exclusivement à son sens économique. L’émergence économique est un stade intermédiaire entre le sous-développement et le développement. Traduction de la marche d’un pays du niveau inférieur (le sous-développement) au niveau supérieur (le développement), l’émergence s’accompagne nécessairement de la grande capacité de l’État concerné à s’imposer à l’attention et à l’admiration en dépassant le niveau moyen des autres, en affichant une valeur supérieure à celle des autres États. En effet, d’un point de vue économique, les pays émergents sont, selon M. Lo (2013, p. 24),

des pays (…) qui constituent des pôles d’attraction des investissements, qui diversifient et accélèrent, durablement et harmonieusement, leur croissance économique et qui s’intègrent avec succès dans l’économie mondiale, dans un cadre de stabilité macroéconomique.

Ainsi, pour émerger, un pays doit s’insérer, avec succès, dans l’économie mondiale grâce à sa stabilité macroéconomique et à un niveau de compétitivité et d’attractivité élevé.  Seulement, peut-il satisfaire à ce critère sans recourir à « une mise  à jour technologique » par laquelle, consacrant la prééminence de la rationalité technoscientifique, l’État ordonne et finance l’intégration en un seul et même système science, technique et mise en valeur industrielle ? À l’évidence non, si tant est que la dynamique de la techno-science est devenue la pierre angulaire l’économie moderne. D’où la nécessité de clarifier le concept de techno-science.

1.2. La techno-science

Le concept de techno-science est en soi le renoncement de l’Occident à la conception traditionnelle de la science qui en faisait un savoir exclusivement conceptuel, discursif, langagier et non mathématique. Ce renoncement qui remonte au XVIIe impose le couplage de la science et de la technique afin de rendre la première de plus en plus opératoire. Aussi, selon Gilbert Hottois (1990, p. 29) « Les termes « techno-science » et « technoscientifique » signalent à la fois l’enchevêtrement des deux pôles et la prépondérance du pôle technique ». En somme, la techno-science désigne le complexe science-technique, intégré selon Jürgen Habermas (1973, p. 43) « dans une relation de feed-back » et qui est désormais la première force productive de l’économie capitaliste. Car, avec l’apparition de la recherche industrielle à grande échelle, ce complexe s’est étendu à l’industrie, à l’armée, à l’administration, à l’économie et aux finances  au point de devenir « une source indépendante de plus-value, face à laquelle la seule source de plus-value que Marx ait prise en considération, la force de travail du producteur immédiat, voit son importance toujours plus réduite » (Ibid, p. 44).

2. DISCOURS ET ATTITUDES TECHNOPHOBES DANS L’AFRIQUE POSTCOLONIALE

2.1. Critique africaine de la rationalité technoscientifique

Certes l’Afrique reconnaît la grandeur de la culture occidentale dans la noblesse de ses idéaux fondateurs (progrès, démocratie, droits de l’homme, libéralisme, socialisme, humanisme, etc.), mais, elle est aussi témoin de ses horreurs dans le mépris, la domination et  la souffrance de l’homme noir, dans la destruction des cultures locales et de ses ressources naturelles. C’est, donc, logiquement que des intellectuels et des décideurs politiques africains éprouvent de la répulsion contre la rationalité technoscientifique, symbole,  à leurs yeux, de la toute-puissance de l’Occident. Pour Pius Ondoua (1989, p. 393), par exemple, la rationalité technoscientifique étant « domination et oppression, domination de la nature et domination/oppression de l’homme », en en usant comme moyen de leur développement, les États africains ne feront que consacrer et perpétuer leur domination par l’Occident. Par conséquent, vouloir réaliser la libération, l’émergence et la puissance de l’Afrique au moyen de la techno-science est à la fois illusoire et aventureux.

Quant à Sidiki Diakité (1985, p. 85), sans être technophobe, sa contribution à cette critique de la rationalité technoscientifique  porte sur les effets économiques pervers des transferts de technologies en terre africaine :

Le transfert de technologie, au lieu de contribuer au développement des pays sous-développés (conformément à son but), accentue au contraire leur « sous-développement » en les maintenant dans un rapport de dépendance et d’exploitation à l’égard des pays détenteurs des techniques de pointe.

Ces propos ont été interprétés par  certains gouvernants africains comme des mises en garde contre la subordination économique de leurs États au capital financier du monde occidental. Ainsi, confortés dans leur logique de préservation de l’authenticité et de l’identité de l’Africain, ils ont dû adopter des attitudes ” misotechniques” au travers de politiques de développement accordant peu ou aucune importance à la techno-science. Quelles en ont été les conséquences aux plans socio-économique, technique et sécuritaire pour les États postcoloniaux d’Afrique ?

2.2. Attitudes “misotechniques” et immersion des États africains dans les abysses du sous-développement

2.2.1. Échec des transferts de technologies

Le transfert de technologies peut se définir, selon Mahamoudou Konaté (2014, p. 14), comme « le transfert de techniciens spécialisés, de procédés techniques ou d’unités de production d’un lieu à un autre ». En clair, il s’agit de transfert de machines, appareils et autres instruments, avec tout le système afférant, d’une culture à une autre, d’une société à une société différente.

Moins la recherche scientifique et l’innovation technologique progressent dans une société donnée, plus grande est l’impossibilité de l’appropriation locale des savoir-faire techniques à l’occasion d’un transfert de technologies. En effet, les industries, les machines et les appareils ne sont pas que de simples applications ; ils sont la matérialisation ou l’aboutissement d’une histoire, d’une logique (la rationalité technoscientifique) et surtout d’une culture : la culture technicienne. Dès lors, leur transfert, d’un pays de haut niveau de développement technique à une population africaine aux connaissances scientifiques embryonnaires et aux savoir-faire techniques rudimentaires, ne saurait engendrer l’émergence  de ce pays. Bien au contraire, un tel gaspillage technologique a pour conséquences fâcheuses la paupérisation des populations, le chômage, l’insuffisance de la production et le gaspillage des infrastructures.

En somme, pour n’avoir pas suffisamment préparé leurs populations à la complexité des technologies modernes, les États de l’Afrique postcoloniale sont victimes de ces technologies importées. En fin de compte, au lieu de favoriser leur libération et leur épanouissement, le transfert de technologies a, au contraire, perpétué l’aliénation socioculturelle des populations locales ainsi que la dépendance  multisectorielle des États africains.

2.2.2. Dépendance technique et économique des États africains

L’histoire universelle montre que la technique et la science sont de puissants moyens de conquête et de progrès. La non-possession de ces outils par les États africains les condamne au sous-développement et, en particulier, à la dépendance technico-économique. En effet, faute d’industries de transformation des matières premières qu’ils produisent, faute de technologies satellitaires pour produire et gérer leurs propres communications et espaces, ces États vont à la mondialisation  les mains liées : leur économie et leur technologie sont en grande partie produites et contrôlées de l’extérieur où se trouvent les investisseurs (pour l’économie) et les concepteurs (pour la technologie). Il n’est pas excessif d’affirmer avec Ignace Biaka (1995, p. 12) que « Les Africains de l’ère du satellite subissent toutes les contraintes qu’entraîne son usage. Et parmi celles-ci la plus dangereuse : ne pas décider de sa production et de son fonctionnement ».

Cet état de dépendance est surtout perceptible au plan économico-financier où l’Afrique est installée, selon Alain Hazoumé et Edgar Hazoumé, (1988, p. 52) dans un état de « équilibre de sous-développement» dû à un processus économique de survivance. Celui-ci comporte deux aspects majeurs : celui de « la survie directe» (Idem), c’est-à-dire la satisfaction de besoins immédiats et obligatoires de l’État et des populations; et celui de « la survie financière» (Idem) qui consiste à recueillir des capitaux suffisants, par endettement,  pour éviter que l’économie nationale périclite en deçà du seuil minimum de survivance. La totalité des ressources propres disponibles dans chaque État ayant été ainsi absorbée, il ne reste plus de capitaux pour faire face aux projets nationaux tels que les travaux d’infrastructures, la recherche-développement et les investissements productifs.

C’est, donc, logiquement que la véritable situation économique des États africains est marquée par la persistance du sous-développement et la dépendance vis-à-vis des puissances financières mondiales et des pays inventeurs de technologies.

2.2.3. Dépendance militaro-sécuritaire chronique

Au sein d’un État, la sécurité est la situation de citoyens vivant en paix, assurant pleinement et en toute liberté la satisfaction de leurs besoins essentiels et participant en toute indépendance aux affaires de la communauté et à l’exercice de l’ensemble de leurs droits fondamentaux. L’une des conséquences de l’attitude technophobe des États africains qui est une caractéristique de leur sous-développement est leur dépendance militaro-sécuritaire vis-à-vis des anciennes puissances coloniales.

Certes, la faiblesse des armées africaines est due au fait qu’elles ont été créées de toutes pièces par les puissances coloniales  à l’image de leur propre civilisation alors que ces armées sont composées d’hommes et de femmes vivant dans des sociétés africaines aux traditions, coutumeset mentalités guerrières propres. Mais, l’inadéquation de ces armées et leur faiblesse face aux nouvelles formes de violence telles le terrorisme islamiste et la cybercriminalité relèvent de l’absence de recherches technologiques à des fins militaires, de l’inexistence d’industries d’armement et du sous-équipement en matériels militaires de pointe. Les exemples de l’opération Serval lancée en janvier 2013 par l’armée française afin de défendre l’État du Mali contre la rébellion islamiste, puis celui de l’opération Barkhane depuis août 2014 pour sauver l’État malien de l’occupation djihadiste et l’incapacité des armées nigériane, camerounaise, nigérienne et tchadienne de neutraliser les terroristes de Boko Haram suffisent à prouver la dépendance militaro-sécuritaire des États africains. En général, cette dépendance se traduit par des interventions militaires de puissances étrangères en faveur d’États africains pourtant indépendants. Trois schémas se dessinent : le soutien militaire à un État africain victime d’une attaque extérieure comme ce fut le cas de l’intervention de l’armée cubaine à la rescousse de l’Angola contre l’Afrique du Sud ; l’intervention militaire dans un pays africain en proie au terrorisme djihadiste comme c’est le cas au Mali et les interventions onusiennes dans les opérations de maintien de la paix comme c’est le cas en Côte d’Ivoire, en Somalie et en République Démocratique du Congo.

2.2.4. La fracture sociale

Dans l’Afrique indépendante, le rapport de l’État à la paysannerie est marqué par l’altération constante de la situation financière des producteurs agricoles, c’est-à-dire la part la plus importante de la population. En revanche, le revenu urbain par tête a continué de croître légèrement. Ainsi, plutôt que de libérer les populations africaines, l’État postcolonial a institutionnalisé la domination de la basse classe par l’élite politique et administrative grâce à son contrôle des ressources de l’État. Il a consacré la stratification de la société africaine contemporaine en classes de « petits rats de marigot » (A. Kourouma, 1970, p. 22) (paysans, ouvriers, manœuvres et travailleurs du secteur agricole) qui ont « creusé les trous pour les serpents avaleurs de rats» (Idem) (élite de l’administration et dirigeants politiques). Dans le même temps, la mobilité sociale qui constituait, dans les années 1960, une source d’espérance pour les groupes sociaux subordonnés des campagnes et des villes se restreint. De fait, c’est le manque d’activités scientifiques et de recherches techniques dignes des formations reçues en Occident qui a conduit les intellectuels, dans le façonnement de la stratification sociale des États africains, à enfourcher,  allégrement, le cheval de la bureaucratie et de la politique au lieu du cheval du technicien-chercheur et de l’entrepreneur- producteur de richesses.

3. LA CULTURE TECHNOSCIENTIFIQUE COMME LEVIER INDISPENSABLE À L’ÉMERGENCE DES ÉTATS AFRICAINS

Certes, les peuples d’Afrique ont subi et subissent encore les affres du déploiement de la rationalité technoscientifique. Leur réticence à l’égard des sciences et techniques, considérées à juste titre comme le secret de la toute- puissance de l’Occident impérialiste est donc justifiée. Cependant, pour peu qu’on veuille être réaliste et pragmatique, le temps est venu, pour les Africains, de réformer leur psychisme en le débarrassant de l’image d’une rationalité technoscientifique foncièrement malfaisante. La techno-science a été leur cauchemar, mais elle est, aujourd’hui, l’espoir de l’émergence de tout pays. Or, l’émergence tout comme le développement, « ne consiste pas à partir de n’importe quelle situation “x” pour aboutir à n’importe quelle situation “y” ; mais bien à partir d’une société agricole pour aboutir à une société industrielle puis postindustrielle » (R. Bergéron, 1997, p.20). Aussi faut-il inscrire ce troisième point de notre réflexion sous un angle purement prospectif. Loin de nous toute prétention de trouver en la techno-science le remède absolu au sous-développement socioculturel, politique et économique de l’Afrique actuelle. Il s’agit plutôt de démontrer, à travers quatre horizons possibles de développement (l’industrie, l’économie, la culture et la gouvernance), que l’Afrique contemporaine ne peut s’inventer et réaliser son émergence sans la promotion de la rationalité technoscientifique ni hors du système socio-technicien en cours, c’est-à-dire cette organisation des États caractérisée par des interactions de plus en plus denses entre le monde socioculturel et les activités techno-industrielles, économiques et politiques.

3.1. Techno-science et ébauche d’industrialisation des pays africains

La consubstantialité entre l’économie moderne et la technique en tant que système de production industrielle et d’organisation socio-économique impose que les pays africains promeuvent  la techno-science, garant de leurs insertions réussie dans l’économie libérale mondialisée, de la libération des populations africaines des chaînes des finances internationales et de l’épanouissement de l’Africain. C’est, à l’évidence, le sens qu’il faut donner à ce propos d’Eboussi Boulaga (1977, p. 216) : « La science et la technologie non maîtrisées demeureront notre manque et notre déshumanité ; et notre liberté sera sans consistance. Il restera à celle-ci à s’exprimer par elles, à y apposer son sceau ».

L’affirmation de l’homme africain comme l’égal de tout autre homme, dans “ce monde de capitalisme avancé” passe nécessairement par un essor économique fondé sur la création d’industries elle-même suscitée par la domestication de la techno-science. L’émergence des États d’Afrique,  et par ricochet la souveraineté de ceux-ci, demeurera un vœu pieux tant que la formation des compétences et la mise en place d’infrastructures industrielles ne permettront pas la transformation des richesses naturelles dont regorgent les terres africaines. Concrètement, il s’agit, pour ces États, de faire leur “mise à jour technoscientifique” par la construction et surtout le financement quantitatif d’infrastructures spécialisées telles que les écoles préparatoires, les centres de formation professionnelle et technique, les instituts de recherche, les bureaux d’études et les sociétés d’ingénierie. Ce n’est que de cette manière que les intellectuels et les décideurs politiques répondront à « l’impérieuse nécessité d’une technicisation-industrialisation de l’Afrique (…) comme base matérielle de la libération et de l’indépendance » (S. Diakité, 1985, p. 121).

3.2. Techno-science et progrès socio-économique des États d’Afrique

Au regard de l’histoire économique récente des pays émergents ou même développés, le lien entre  progrès technoscientifique et émergence économique se révèle inévitable et inextricable à l’image de celui de la cause et de son effet. Dans une réflexion sur le devenir de l’Afrique, Édem Kodjo (1986, p. 291-292) exhortait, déjà, les Africains à fonder leurs aspirations légitimes au bien-être socio-économique sur cette liaison, vu que la problématique de l’émergence des États africains ne saurait s’inscrire dans une logique contraire à celle de ces pays :

Il existe une liaison dialectique entre progrès scientifique et technique d’une part, progrès économique et social de l’autre : dans les  pays développés, qu’ils appartiennent au camp capitaliste ou marxiste, le souci a toujours prévalu d’élaborer une politique de recherches scientifique et technique à trois dimensions : formation du personnel scientifique et technique, construction des centres et laboratoires de recherches scientifiques et techniques, recherche fondamentale doublée de ses applications techniques. Ces États ont tiré parti de cette politique éclairée pour assurer leur développement, qui ne se conçoit pas sans une puissante assise scientifique et technique.

Au travers de cohérentes politiques de développement combinant capital technologique (stock des connaissances et technologies relatives à la production), progrès technique (innovations de procédés et de produits) et recherche-développement (ensemble du processus de découverte et d’invention qui va de la recherche fondamentale au développement industriel pour aboutir à des applications économiques), ces États ont pu amorcer la croissance économique nécessaire à leur émergence.

En somme, grâce à l’extension des domaines de la rationalité technoscientifique aux autres domaines d’activités, les Africains pourraient recouvrer leur véritable indépendance en même temps que le bien-être socio-économique.

3.3. Techno-science et rayonnement mondial de la culture africaine

L’infériorité économique, technologique et matérielle des États africains, en plus de  provoquer l’immobilisme culturel des populations locales, met la culture africaine à la merci de toutes puissances étrangères. En effet, le développement culturel de tout peuple ainsi que l’exportation de cette culture en vue de son rayonnement mondial exige d’énormes ressources financières, techniques et humaines. Aussi faut-il reconnaître l’exactitude du propos de Sidiki Diakité (1994, p. 174) à ce sujet :

En réalité aucun développement culturel d’envergure ne sera possible en Afrique avant que celle-ci n’édifie une puissance matérielle capable de garantir sa souveraineté et son pouvoir de décision non seulement dans le domaine politique et économique, mais aussi dans le domaine culturel.

Or, il semble que l’essor économique et le progrès technique (transformation des procédés et moyens instrumentaux destinés à produire plus de richesses, de puissances, de satisfaction affective et de connaissance) sont des résultats inéluctables de la dynamique technoscientifique. Ainsi le développement des sciences et de la technologie se révèle-t-il comme un impératif pour le développement et le rayonnement mondial de la culture africaine.

3.4. Techno-science et amélioration de la de la gouvernance dans les États africains

En ouvrant leurs sociétés respectives à davantage de rationalité technoscientifique, notamment par la gouvernance en ligne aux moyens des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication, les États africains pourraient pratiquer la bonne gouvernance indispensable à leur émergence. En effet, l’utilisation des technologies de l’information et de la communication par les services publics, sous l’égide de l’État, a pour vertus essentielles d’impliquer les citoyens aux processus de décision et de gestion des affaires publiques. Il sera, par exemple, possible à tout citoyen qui le souhaite, de suivre en temps réel l’évolution d’un projet de développement, celle du budget de l’État et même de contrôler la transparence des transactions financières entre l’État et les entreprises.

Sous un autre angle, la rationalisation technoscientifique des rapports entre le citoyen et l’administration publique au travers de la gouvernance électronique permettra d’améliorer la responsabilisation des institutions publiques et de tous ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir d’État. De la sorte, les progrès scientifiques et techniques, tout en permettant aux pays africains de combler les faiblesses en ressources financières et de surmonter l’insuffisance des équipements informatiques,  tiendront leur promesse d’y apporter la transparence, l’efficience et l’efficacité de la gouvernance.

Conclusion

Dans la foisonnante littérature de l’économie politique des années 2010, deux concepts s’imposent : l’émergence et la techno-science. Eu égard au rapport dialectique de ces concepts tel que révélé dans l’histoire économique mondiale, on ne peut penser le développement des États africains sans s’interroger sur la place de la techno-science dans le processus de décollage de ces pays. Alors, dans un contexte de « planétarisation de la technique, de l’économie et de la démocratie » (L. Poamé, 2003, p. 507), l’Afrique peut-elle émerger au point de s’imposer à l’admiration et à la reconnaissance des autres peuples du monde sans la techno-science comme principale force productive ?

Pour avoir ignoré la rationalité technoscientifique dans leurs politiques de développement et adopté une attitude technophobe, les États postcoloniaux d’Afrique ont tourné le dos à l’émergence. À la traîne dans le concert des nations, ils sombrent dans les ténèbres du sous-développement, avec pour caractéristiques essentielles la dépendance techno-économico-politique, la dépendance militaro-sécuritaire, l’échec des transferts  de technologies et l’instabilité sociopolitique.

Ce fut donc une erreur des théoriciens africanistes et des leaders politiques africains de croire que la volonté d’indépendance, celle de défendre l’authenticité de la culture noire et de préserver l’identité de l’Africain sont incompatibles avec la rationalité technoscientifique qu’ils assimilent à un moyen d’exploitation et à une arme de destruction des cultures et des ressources africaines. Dans un contexte de mondialisation d’essence technico-économique, si tant est que l’émergence d’un État est la phase de son évolution qui précède et conduit au  développement,  nécessairement, celle (l’émergence) des États d’Afrique s’inscrit dans la perspective d’une plus grande importance de la rationalité technoscientifique. En effet, émerger pour un État, c’est user de la techno-science comme levier pour satisfaire son aspiration au développement. Or, aux dires de Sidiki Diakité (1994, p. 204-205),

Aspirer (…) au développement, c’est aspirer à l’exercice d’une puissance, par la transformation de la nature afin de satisfaire à ses besoins vitaux en toute indépendance. Les pays africains en aspirant au développement et à l’indépendance aspirent à l’exercice d’un pouvoir afin de s’affirmer au monde comme pays libres et maîtres de leurs propres destinés. Mais (…) seul le système technicien qui a secrété les critères du sous-développement est capable de fournir les armes contre le sous-développement.

Autrement dit, les progrès scientifiques et techniques ne sont pas indissociables de l’évolution des États africains. Ils leur donnent les moyens de leur intégration à l’économie moderne et de leur reconnaissance internationale. Alors convient-il de penser l’émergence de ces États et la rationalité technoscientifique dans un rapport de consubstantialité, car la techno-science est à l’émergence ce que l’hygiène est à la bonne santé. Et si l’émergence était un médicament, la techno-science en serait l’un des principes actifs. Autant dire que toute volonté d’émergence contre la rationalité technoscientifique n’est que velléité et illusion.  L’émergence impose aux États qui s’y engagent de s’approprier la rationalité technoscientifique, c’est-à-dire

d’assimiler tout le processus qui part de la conception à la fabrication en passant par la programmation et le montage. Une fois le processus assimilé grâce à une politique pointue et très sérieuse de formation, on pourra l’appliquer à tous les domaines pratiques en fonction de nos besoins réels et particuliers et de notre fond culturel préalablement réaménagé pour recevoir de tels changements (T. Karamoko, 2015, p. 323- 324).   

En définitive, l’émergence des États postcoloniaux d’Afrique commence, avant tout, par l’adaptation de l’esprit des Africains aux exigences de rationalité, d’ordre, de transparence et de rentabilité inhérentes à la logique des sciences et techniques modernes pour déboucher sur le devoir de créativité et d’innovation technologiques.

Références bibliographiques

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DIAKITÉ Sidiki, 1985, Violence technologique et développement, Paris, L’Harmattan.

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KARAMOKO Tiéba, 2015, Technique et rationalité chez Horkheimer. Esquisse d’une éthique du développement, Québec, Les éditions Différance Pérenne.

KONATÉ Mahamoudou, 2014, « Pour une épistémologie des transferts de technologie chez Sidiki Diakité », Les cahiers de IRDA. Revue Scientifique  d’Études Africaines, N° 001, p. 8-26.

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ONDOUA Pius, 1989, « Positivité scientifique et positivisme idéologique. Une analyse épistémo-politique du fétichisme de la science », Thèse d’État en philosophie, Université de Toulouse-le-Mirail.

POAMÉ Lazare Marcellin, 2003, « Système technicien, mondialisation et démocratie en Afrique », Souveraineté en crise, Québec, L’Harmattan et Les Presses de l’Université Laval, p. 501-516.

LE PROJET CARTÉSIEN D’UNE PHILOSOPHIE PRATIQUE                               ET LE DÉFI DE L’ÉMERGENCE EN AFRIQUE

Mahamoudou KONATÉ

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

komahfr@yahoo.fr

Résumé :

Outre les aspects métaphysiques, épistémologiques et éthiques du cartésianisme, il existe d’autres interprétations possibles de cette doctrine. Il s’agit, entre autres, des questions relatives à la dimension pratique de la philosophie. Cet aspect de la doctrine cartésienne très exploité dans le monde anglo-saxon, est paradoxalement négligé dans l’espace africain. Confrontés aux nombreux défis qui minent le processus de leur émergence, une relecture de la philosophie cartésienne s’impose aux États africains. Il s’agit, pour les intellectuels et décideurs du continent, de s’approprier à double titre le rêve cartésien d’une philosophie pratique, non seulement comme moyen spécifique d’appréhender le monde mais aussi comme paradigme permettant d’organiser les pratiques de son exploitation. Le but de cette contribution est de montrer que le projet cartésien d’une philosophie pratique peut aider à relever certains défis liés à l’émergence dont rêvent les États africains.

Mots-clés : Afrique, Cartésianisme, Émergence, Maîtrise technoscientifique, Paradigme, Philosophie pratique.

Abstract :

In addition to the metaphysical, epistemological and ethical aspects of Cartesianism, there are other possible interpretations of this doctrine. These include issues relating to the practical dimension of philosophy. This aspect of the Cartesian doctrine that is very much exploited in the Anglo-Saxon world is paradoxically neglected in the African space. Confronted with the many challenges that undermine the process of their emergence, a re-reading of the Cartesian philosophy imposes itself on the African States. For the intellectuals and decision makers of the continent, it is a question of appropriating the Cartesian dream of a practical philosophy for two reasons. Not only as a specific means of apprehending the world but also as a paradigm for organizing the practices of its exploitation. The purpose of this contribution is to show that the Cartesian doctrine, by the techno scientific power it confers, can help to meet certain challenges related to the emergence dreamed by the African states.

Keywords: Africa, Cartesianism, Emergence, Paradigm, Practical philosophy, Techno scientific mastery.

Introduction

Quiconque entreprend, aujourd’hui, de faire le point sur la pratique de la philosophie en Afrique est, d’emblée, appelé à dresser ce sombre tableau. C’est qu’en dehors de la carrière d’enseignant, il existe très peu de possibilités pour un diplômé en philosophie de s’insérer dans le tissu socio-professionnel. C’est à croire que la philosophie, face au nouvel ordre économique et social mondial, en l’occurrence la mondialisation est incapable de se réinventer, de s’adapter, condamnée qu’elle est au déclin et à l’abandon. Une telle situation amène à s’interroger sur le statut de la philosophie dans l’aspiration des pays africains à l’émergence.

Le problème fondamental à questionner est donc le suivant : La philosophie peut-elle contribuer à relever le défi de l’émergence de l’Afrique ? Notre hypothèse est que la philosophie cartésienne, qui accorde une place importante à la puissance technoscientifique, peut participer à l’émergence des États africains. Notre réflexion sur ce sujet, qui s’inscrit dans une démarche analytico-prospective, s’articulera autour de trois grands axes. Le premier axe mettra en relief le réductionnisme de la vision grecque de la philosophie comme source d’émergence de la philosophie cartésienne. Le deuxième consistera à saisir les enjeux scientifique et pédagogique du projet cartésien d’une philosophie pratique. Le troisième et dernier axe tentera, dans une approche prospective, de dégager quelques pistes d’implémentation de la rationalité technoscientifique comme contribution à l’émergence de l’Afrique.

1. DE L’ANTIQUITÉ GRECQUE AU PROJET CARTÉSIEN D’UNE PHILOSOPHIE PRATIQUE

La pensée occidentale s’est construite autour du privilège accordée par les philosophes grecs aux occupations libérales, c’est-à-dire propres aux hommes libérés des contraintes imposées par le travail sur les matériaux et par l’usage des instruments techniques. Cette vision surannée de la philosophie qui remet en cause le cartésianisme va favoriser les conditions d’émergence d’une philosophie pratique et utile au bonheur des hommes.

1.1. Pauvreté, indigence et technophobie comme signes distinctifs du philosophe

L’histoire de la philosophie nous apprend que la pensée philosophique est apparue, dans l’Antiquité grecque, dans un rapport d’opposition très forte avec le monde de la technique et des arts. Rapport de méfiance, de défiance, voire de rejet vis-à-vis des métiers et, plus généralement, de toute forme de pratique qui renvoie à l’idée de machine, d’outils ou de manipulation. C’est que la société grecque antique avait très peu d’estime pour les activités manuelles réputées serviles. Platon lui-même, dans sa classification des couches sociales, place l’artisan au bas de l’échelle derrière le sage et le gardien. Dans le Phèdre, Platon (1964, p. 127-128) écrit ceci :

Lorsque, impuissante à suivre les Dieux, l’âme n’a pas vu les essences et que par malheur, gorgée d’oubli et de vice, elle s’alourdit puis perd ses ailes et tombe vers la terre, une loi qui défend d’animer à la première génération, le corps d’un animal et veut que l’âme qui a vu le plus de vérités, produise un homme qui sera passionné pour la sagesse, la beauté, les muses et l’amour ; que l’âme tient le second rang donne un roi juste ou un guerrier habile à commander ; que celle du troisième rang donne un politique et un économe, un financier ; que celle du quatrième produise un gymnaste infatigable ou un médecin ; que celle du cinquième mène la vie de devin ou de l’initié ; que celle du sixième s’assortisse à un poète ou à quelque autre artiste imitateur ; celle du septième à un artisan ou à un laboureur, celle du huitième à un sophiste ou un démagogue ; celle du neuvième à un tyran.

Comme on le voit, dans la hiérarchie des neuf genres de vie, l’artisan est placé entre le poète et le sophiste alors que Platon considère ces derniers comme inutiles, voire dangereux pour la cité.

Le mépris pour l’activité manuelle a fini par faire de la plupart des philosophes grecs des indigents cyniques qui se complaisaient dans la saleté et le vice et vouaient une haine irrationnelle à l’égard de tous ceux qui avaient eu la chance de “réussir” dans la vie. L’histoire nous apprend que Diogène le cynique était vêtu seulement d’un manteau et d’une besace, se nourrissant de restes d’aliments, marchant pieds nus, dormant à même le sol. C’est sans doute la raison pour laquelle la philosophie « a toujours signifié pour lui jalousie moqueuse plutôt que construction d’un système théorique qui lui aurait permis de laisser une autre trace dans les livres que celle de son acrimonie » (M. Mongin, 2005). Il faut le reconnaître, les premiers philosophes à force de trop faire l’apologie du dénuement et de la paresse, sont passés à côté de tout ce qui rend l’homme vraiment libre dans la vie : l’aventure, l’ambition, l’envie d’entreprendre, le goût du risque. Selon M. Mongin (2005),

ils n’ont usé de leur succédané de liberté qu’à errer dans les rues, recevoir l’opprobre et faire la manche. Mais suffisamment naïfs pour croire que se faire payer c’était aussi avoir des comptes à rendre, pour croire que vendre, c’était aussi être acheté, les philosophes athéniens n’ont dû leur renommée qu’à la faveur de quelques doxographes amusés par leurs pitreries grivoises et leur goût immodéré pour la boisson.

C’est cette vision de la philosophie qui a prévalu jusqu’à la fin de l’époque médiévale que le cartésianisme va remettre en cause. Pour Descartes et ses disciples, la philosophie a un pendant pratique qui offre des opportunités immenses à l’amélioration des conditions de vie de l’homme.

1.2. Les temps modernes et le projet cartésien d’une philosophie pratique

Le cartésianisme désigne la philosophie de Descartes et de ses disciples. La diversité des interprétations de cette doctrine tient à la richesse et à la profondeur des enseignements du philosophe français qui se caractérise par le souci de livrer à l’humanité les fondements d’un savoir certain et véritable, utile à la postérité. Les prémisses philosophiques et épistémologiques de ce savoir-faire trouvent leur formulation et leur systématisation dans le célèbre ouvrage de Descartes qu’est le discours de la méthode. En effet, ce livre nous révèle, chez son auteur, l’ambition de laisser à la postérité un savoir de type opératoire, apte à faire de l’homme le maître de l’univers. Ainsi qu’il le dit :

Mais sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique et que commençant à les éprouver, en diverses difficultés particulières j’ai remarqué jusqu’où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes, car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculatrice qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les corps qui nous environnent aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. (R. Descartes, 1953, p. 168).

Le Discours de la méthode, est l’un des premiers ouvrages philosophiques écrits en langue française. Toutefois, comme le souligne F. Châtelet (1975, p. 85), « Descartes n’aurait pas appris seulement à la philosophie une langue nouvelle, mais à l’humanité une nouvelle manière de raisonner ». Pour Descartes, l’homme ayant pris conscience de son impuissance à atteindre l’infini, découvre, par là même, les limites de son savoir et tente alors d’en situer les frontières objectives. Ainsi, fonde-t-il un nouveau type de rationalisme qui, sans ignorer la puissance de la pensée, en circonscrit volontairement la portée. Derrière cette idée se profile une nouvelle tendance à dissoudre l’ancienne opposition théorie/pratique et à réhabiliter la technique, voire la mécanisation. Ce que recherche le philosophe français, c’est de substituer à la “science contemplative” une science beaucoup plus pratique basée sur l’action et l’utilité. Le propre de cette révolution épistémologique fut d’avoir libéré la réflexion philosophique de toute autorité religieuse ou politique, inaugurant ainsi l’ère de la méditation personnelle. C’est en ce sens que le Discours de la méthode est considéré, à juste titre, comme la charte constitutive de la pensée scientifique moderne.

La diversité des interprétations de la pensée cartésienne tient à la richesse de ses enseignements. Cependant, s’il y a, à nos yeux, un philosophe qui a mieux perçu les enjeux épistémologiques de la philosophie de Descartes, c’est bien Leibniz. En effet, Leibniz fait partie, avec Spinoza et Malebranche, de ceux qu’on appelle “les trois grands cartésiens”. Bien qu’il fût un héritier parricide de Descartes, Leibniz trouve dans le cartésianisme l’encrage dont il a besoin pour bâtir son système philosophique. C’est pourquoi, le rêve cartésien de proposer à l’humanité une philosophie pratique et utilitaire trouve un écho favorable dans le projet leibnizien d’une encyclopédie générale des sciences dont la visée est d’unifier théorie et pratique en philosophie. Pour ce faire, Leibniz opère une première distinction entre la philosophie qui est l’ensemble des vérités universelles et l’histoire qui recueille les vérités singulières. La philosophie est, à son tour, divisée en théorie et pratique. La philosophie théorique comprend la philosophie rationnelle et la philosophie expérimentale. Dans le schéma leibnizien, « la philosophie théorique expose la nature des faits, tandis que la philosophie pratique enseigne à les utiliser en vue de certains résultats » (H. H. Knecht, 1981, p. 267). La philosophie pratique comprend des sciences aussi diverses que la logique, l’éthique, la médecine, la politique et l’économie.

La double approche de la philosophie comme théorie et comme action est la conséquence d’une attitude commune au XVIIe siècle qui correspond au bouleversement opéré par la révolution mécaniste. Cette révolution consacre, en effet, l’émergence dans le champ de la connaissance du thème de machine conçue non seulement comme instrument physique mais, aussi et surtout, comme modèle épistémologique universel. Dans ce schéma de pensée, la technologie comme application des sciences théoriques trouve ainsi, à côté de sa justification purement pratique, une justification philosophique, et, dans son intégration à l’encyclopédie, une valeur supplémentaire. Il ne s’agit plus, pour la science, de formuler uniquement des interprétations théoriques sur les mécanismes du monde, mais de susciter et de participer à la transformation du naturellement donné en produits utiles pour le bonheur de l’être humain. C’est en ce sens que le cartésianisme peut être considéré comme une doctrine au service du progrès et du développement.  

2. LES ENJEUX SCIENTIFIQUE ET PÉDAGOGIQUE DU PROJET CARTÉSIEN D’UNE PHILOSOPHIE PRATIQUE

Le culte actuel des technosciences comme matrices du développement trouve incontestablement ses racines dans la conception cartésienne de la sagesse philosophique considérée comme  une « parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts » (R. Descartes, 1953, p. 537). Ainsi, depuis le début de l’ère moderne inaugurée par Descartes et ses disciples, la civilisation en brusque phase d’accélération, s’est organisée autour de la rationalité technoscientifique. Dès lors, une nouvelle représentation du monde se construit, mais également une autre conception de l’homme et de la place qu’il occupe au sein de l’univers va naître.

2.1. Le paradigme cartésien de la transformation de la nature

Avec la philosophie moderne d’inspiration cartésienne, on assiste à la répudiation définitive du cosmos tel qu’il était vu par les anciens. Désormais, les relations de l’homme à la nature vont connaître un changement radical. Comme l’a si bien perçu S. Diakité (1994, p. 31), « à l’unité symbolique, va succéder un monde divisé où l’homme est séparé de la nature dont il va découvrir les lois et lui imposer sa domination ». L’homme n’est plus non seulement un être intégré à la nature, mais aussi il n’a également nullement besoin des services d’un Dieu transcendant pour exploiter et transformer la nature. Désormais toute connaissance doit se mettre au service du “regnum hominis”,du règne de l’homme. Or ce règne de l’homme est pensé selon des finalités proprement humaines. Il y a donc une inversion de l’échelle des valeurs. À ce sujet, G. Gusdorf (1977, p. 25) écrit :

La révolution mécaniste du XVIIe siècle commençant correspond à une nouvelle affirmation de l’homme dans l’univers. La connaissance médiévale est centrée en Dieu ; elle trouve dans la théologie la forme suprême du savoir. (…). Les sciences des temps modernes affirment la prédominance du rapport au monde, désormais plus décisif que le rapport à Dieu et le rapport à soi-même. La tâche essentielle est de découvrir l’ordre des choses, dont la révélation est plus difficile à obtenir que celle de l’ordre de Dieu ou de l’ordre des valeurs. La raison cesse d’être un don passivement reçu, menée à bien par un homme enfin adulte et conscient de ses responsabilités. Les savants sont désormais les détenteurs de cette “magie naturelle”, bien différente des magies surnaturelles et illusoires d’autrefois, car la “magie naturelle” s’identifie, au dire de Bacon, avec la “science opérative”, capable de transformer le monde au bénéfice de l’homme.

Ainsi, à la discrétion parfois dédaigneuse dont la pensée grecque a fait preuve à l’égard de la technicité, le cartésianisme répond-il par la valorisation et la promotion des moyens technoscientifiques dont la médiation conditionne nos rapports aux choses et à nos modes de vie. Désormais, c’est en fonction de l’appareillage technoscientifique et de ses réseaux que se structurent nos rapports avec la nature, avec la société et avec nous-mêmes. C’est également, par cette même médiation que s’organisent les relations entre les nations développées y compris, bien sûr, celles qu’elles entretiennent avec les pays en voie de développement, c’est-à-dire en quête d’émergence.

En préconisant le doute méthodique et l’analyse, la pensée cartésienne a éveillé la libre investigation et favorisé l’indépendance de la pensée. C’est à ce niveau qu’elle va exercer une influence réformatrice sur l’ensemble des sciences et ouvrir d’énormes possibilités pour leur diffusion. Leibniz s’en inspire pour proposer une réforme du système éducatif allemand.

2.2. Leibniz et la réforme du système éducatif allemand

À l’époque de Leibniz, les universités allemandes comportaient quatre facultés organisées en fonction des professions : la théologie, la jurisprudence, la médecine et la philosophie. Toutefois, la théologie, la jurisprudence et la médecine sont considérées comme des facultés supérieures à la philosophie. Leibniz s’insurge contre cette division des sciences qui réduit la philosophie à une discipline dépotoir ou une simple propédeutique aux autres disciplines. À ce sujet, G. W. Leibniz (1990, p. 416) écrit :

on abandonne à la faculté de la philosophie tout ce qui n’est pas compris dans les trois facultés qu’on appelle supérieures : on l’a fait assez mal, car c’est sans donner moyen à ceux qui sont de cette quatrième faculté de se perfectionner par la pratique, comme peuvent faire ceux qui enseignent les autres facultés.

Leibniz propose que l’on remembre la faculté de philosophie en lui donnant les moyens de se développer par la pratique. Mais que faut-il entendre par “moyens” dans l’entendement de Leibniz ? Selon A. Robinet (1994, p. 261), « la question des moyens matériels est liée par Leibniz au concept de société florissante ». En effet, pour Leibniz, toutes les vérités doctrinales enseignées dans les facultés se ramènent à deux dispositions principales, « dont chacune aurait son mérite, et qu’il serait bon de joindre » (G. W. Leibniz, 1990, p. 414). La première disposition synthétique et théorique range « les vérités selon l’ordre des preuves, comme font les mathématiciens, de sorte que chaque proposition viendrait après celle dont elle dépend » (G. W. Leibniz, 1990, p. 414). La seconde disposition analytique et pratique « commençant par le but des hommes, c’est-à-dire par les biens, dont le comble est la félicité, et cherchant par ordre les moyens qui servent à acquérir ces biens ou à éviter les maux contraires » (G. W. Leibniz, 1990, p. 414). Ces deux méthodes d’approche dans la connaissance doivent être enseignées dans toutes les facultés car « il faudrait parler du bien et du mal, de la félicité et de la misère, et  il ne tiendra qu’à vous de pousser assez cette doctrine pour y faire entrer toute la philosophie pratique. En échange, tout pourrait entrer dans la philosophie pratique comme servant à notre félicité » (G. W. Leibniz, 1990, p. 413). Atteindre ce but du bonheur commun exige de rompre avec les classifications médiévales des facultés universitaires basées sur l’opposition entre théorie et pratique.

Pour Leibniz, l’alliance de la théorie et de la pratique est la seule condition d’émergence d’une cité de savants capables de contribuer au bonheur du genre humain. Le philosophe de la monade apparaît alors comme l’un des pionniers de l’interdisciplinarité qui est aujourd’hui en train de faire école. À ce sujet, G. W. Leibniz souligne que « si les principes de toutes ces professions et arts, et même des métiers, étaient enseignés pratiquement chez les philosophes, ou dans quelque autre faculté de savants que ce pourrait être, ces savants seraient véritablement les précepteurs du genre humain » (1990, p. 416). C’est à ce niveau que Leibniz apparaît incontestablement comme le philosophe moderne qui a le mieux perçu la dimension pédagogique de la philosophie cartésienne. D’ailleurs, il affirme que « celui qui est maître de l’éducation peut changer la face du monde » (G. W. Leibniz, 2012).

Cette confiance témoignée à la pédagogie comme force politique et sociale répond, chez le philosophe allemand, au besoin d’un projet de transformation radicale de la société. Face aux conséquences de la guerre de Cent Ans avec son lot de souffrances et de misères, Leibniz développe une philosophie de l’éducation tout entière définie par les services rendus à la stabilité de l’appareil d’État et à la conservation de l’ordre établi. Cette confiance illimitée dans les pouvoirs de l’éducation repose sur la ferme conviction que le salut et le bonheur des peuples passent par la rationalisation du travail d’éducation. Dans cette approche, la pédagogie est considérée comme une technique sociale autonomisée et spécialisée, capable de fonder et contrôler l’émergence d’une organisation sociale, puissante et prospère.

En Côte d’Ivoire, par exemple, ce défi avait été perçu par le Président Houphouët Boigny qui, avec la construction de grandes écoles techniques, voulait faire émerger « une pépinière de scientifiques de haut niveau dont le pays a besoin » (M. Fofana, 1997, p. 35). C’est dire que le processus de développement d’un pays passe certes par un changement de mentalité, mais aussi et surtout il implique une formation technoscientifique appropriée. Cette approche n’est pas seulement dictée par notre enthousiasme volontariste ou idéologique de voir l’Afrique libérée par l’entremise des sciences et techniques. La formation de “capacités” au sens saint simonien du terme, est une nécessité inhérente au système technicien ; c’est elle qui lui fournit la composante humaine requise par sa maintenance, sa fonctionnalité et son développement. Il est donc indispensable de saisir notre culture par cette anse pragmatique en vue « de l’inscrire dans la dynamique universalisatrice des technosciences par nos efforts, nos propres initiatives, nos propres reformes, nos propres créations et innovations » (T. Karamoko, 2015, p. 324). L’intelligence opérationnelle étant aujourd’hui l’agent principal de production, il est possible aux pays africains en voie d’émergence, sur la base d’une formation solide en tenant compte des critères universels de la compétence technoscientifique, de faire de l’homme l’agent principal de leur développement.

3. QUELQUES PISTES D’IMPLÉMENTATION DE LA RATIONALITÉ TECHNOSCIENTIFIQUE COMME CONTRIBUTION À L’ÉMERGENCE DE L’AFRIQUE

Le mérite du cartésianisme est d’avoir contribué, de façon courageuse, au travail de prise de conscience à partir duquel les hommes peuvent concourir à maîtriser leur destin, et à faire en sorte que l’avenir réponde à leur espérance. C’est à ce titre qu’une appropriation de cette doctrine, à la lumière d’une exégèse pénétrante, peut se révéler salutaire pour l’Afrique dans sa quête de l’émergence.

3.1. Le cartésianisme et le défi africain de l’émergence

Dans les Principes de la philosophie du droit, Hegel soutient que la philosophie est comme la chouette de Minerve qui ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit. Ainsi, le philosophe s’est trop longtemps imposé comme un inspecteur des travaux finis, s’amusant à distribuer les bons points et à donner des coups de marteau dans les édifices pour tester leurs fondations, toujours trop peu solides à son goût. Cette attitude a fini par faire croire, dans une large opinion, que la philosophie est une discipline purement spéculative, incapable d’apporter une contribution effective aux questions de développement. Toutefois, avec le cartésianisme, dans son pendant pratique, on se rend compte que le philosophe est capable de descendre de sa tour d’ivoire pour affronter le monde réel et les exigences de l’économie de marché et de la production. Cela, parce que la formation des individus dans le maniement et la fabrication ou invention des outils technologiques constitue un élément non négligeable au cœur du projet technoscientifique cartésien. C’est en cela que cette doctrine philosophique peut contribuer à relever certains défis liés à l’émergence à laquelle aspirent les pays africains. Mais qu’est-ce que l’émergence ?

Du latin emergere, signifiant sortir, jaillir, l’émergence renvoie au fait de sortir d’un liquide, d’un système, d’un fluide ou de se détacher d’un système d’éléments dont on est initialement composé pour devenir un tout autre système plus complexe. Comme tel, le concept peut s’appliquer à une grande diversité de domaines dans lesquels il prend des définitions spécifiques. Au niveau philosophique, l’émergence est un concept formalisé au XIXe siècle chez un certain nombre de philosophes britanniques et qui se résume dans la pensée suivante : « Une propriété peut être qualifiée d’émergente si elle découle de propriétés plus fondamentales tout en demeurant nouvelle ou irréductible à celles-ci » (R. Kenmogne, 2015). La notion d’émergence apparaît alors comme un concept philosophique central dans la compréhension du système du monde. C’est pourquoi, malgré les controverses que la définition de l’émergence soulève, P. Juignet (2015) nous apprend que « c’est un concept intéressant et porteur d’avenir, car il permet une conception diversifiée du monde ». Son adoption pourrait conduire à un changement de paradigme conduisant à des perspectives scientifiques et philosophiques prometteuses pour le développement des sociétés humaines.

Au niveau politique, le concept de pays émergent renvoie à l’irruption économico-sociale sur l’échiquier des pays qui s’imposent aux autres, du fait d’une croissance économique forte, d’un développement des infrastructures socio-économiques, mais avec un PIB inférieur à ceux des pays développés. Autrement dit, un pays émergent, au niveau économique est un « pays en développement offrant des opportunités pour les investisseurs » (M. Dagry, 2014). Disons que l’émergence est le stade qui précède le développement, en quelque sorte son antichambre. Ainsi, quoique le concept d’émergence à l’origine ne corresponde à aucune définition économique, il est devenu « une préoccupation politique tant pour les spécialistes en économie de développement que pour les hommes politiques » (M. Mbaloula, 2011, p. 107). C’est ainsi que le développement économique réussi par le groupe de pays appelés BRICS[60] va inciter certains pays africains à se fixer comme objectif stratégique, d’être émergents. Pour ces pays africains, les performances et les perspectives à long terme des pays dits émergents sont une source d’inspiration pour leur projet de développement.

La notion de pays émergent trouve sa consécration dans le succès économique de cinq pays : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud anciennement considérés comme des terres de misère. Aujourd’hui, « le Brésil est devenu un géant agricole, un des leaders des biocarburants, la Chine, un géant manufacturier et l’Inde un géant dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication » (M. Mbaloula, 2011, p. 110). Les performances économiques et industrielles de ces pays mettent en lumière le rapport entre émergence et développement technoscientifique. Dans ce contexte, le vœu d’émergence des pays africains signifie fondamentalement, d’une part, préparer l’esprit africain aux exigences de la rationalité technoscientifique et, d’autre part, le rendre fortement sensible à l’impératif de la créativité et de l’innovation en matière de technologie.

Vouloir être émergent, pour un pays, revient à réaliser les conditions de son plein épanouissement ; autrement dit, implémenter les éléments théoriques et pratiques pour sortir de la dépendance, de la tutelle et du sous-développement. L’aspiration des pays africains à faire partie de la liste très élitiste des pays émergents est indicatrice, en effet, de leur volonté de passer enfin d’une situation de pays immergés dans la nasse du sous-développement vers une meilleure position dans la stratification internationale des pays. Le vœu d’émergence formulé par certains dirigeants africains, avec des horizons précis, répond au besoin pour tout pays d’avoir un projet, une vision, quelque chose pour mobiliser toutes les énergies pour se construire. Le mérite de cette aspiration qui, à notre sens, n’est pas suffisamment relevé, réside d’abord en cela. Mais ensuite, comme le souligne si bien C. Yahot (2015, p. 61), « il faut pouvoir donner un contenu acceptable à ce projet ». Se pose alors le problème des moyens et des fins pour accéder à l’émergence.

L’Afrique possède toutes les ressources matérielles, énergétiques et humaines nécessaires à son industrialisation. C’est ce qui pousse C. A. Diop (1974, p. 72) à affirmer à juste titre qu’en ce qui concerne les ressources de l’Afrique, « leur utilisation par les Africains eux-mêmes non pas pour créer des industries complémentaires de celles de l’Europe, mais pour transformer les matières premières que recèle le continent, permettra de faire de l’Afrique noire un paradis terrestre ». Il est difficile alors de comprendre qu’avec toutes ces richesses l’Afrique ne soit pas arrivée à faire démarrer son développement économique et social. Au contraire, toutes ces richesses ne lui servent à peine qu’à survivre et elle continue de croupir sous le poids des dettes de plus en plus excessives. Pire, la découverte d’un gisement de pétrole ou d’une mine de diamant suffit pour embraser le pays de la découverte. Confère par exemple les nombreux conflits qui secouent l’Afrique centrale.

Il est indiscutable que si le continent africain, malgré toutes ses richesses, n’arrive pas à sortir du sous-développement, c’est pour avoir négligé ou mal négocié le virage technologique qui permet d’ajouter de la valeur aux ressources naturelles pour en faire de véritables richesses. C’est pourquoi, une contribution réaliste au rêve d’émergence des pays africains consiste à montrer qu’il est possible de créer une dynamique de développement humain, c’est-à-dire la moins perverse possible, autour de la rationalité technoscientifique. Pour ce faire, il faut élaborer une stratégie d’émergence qui repose sur « la nécessité pour tout pays et particulièrement pour les pays africains de développer des nouveaux processus économiques non plus basés seulement sur les denrées alimentaires, les matières premières agricoles ou minières, mais sur les objets techniques » (T. Karamoko, 2015, p. 318). Cela est d’autant plus capital que l’on comprend aisément que la faible part de l’Afrique (à peine 1%) dans le commerce international tient à la négligence de ces processus nouveaux dans les politiques de développement élaborées par les gouvernements africains.

C’est pour combler un tel déficit que s’impose aux Africains d’entreprendre de véritables politiques de maîtrise technologique et des stratégies collectives de développement technoscientifique. Comme l’a si bien perçu S. Diakité (1994, p. 204-205),

aspirer donc au développement, c’est aspirer à l’exercice d’une puissance, par la transformation de la nature afin de satisfaire à ses besoins vitaux en toute indépendance. Les pays africains en aspirant au développement et à l’indépendance aspirent à l’exercice d’un pouvoir afin de s’affirmer au monde comme pays libres et maîtres de leurs propres destinées. Mais cette aspiration ne peut se réaliser qu’à l’intérieur du système qui a secrété les critères du sous-développement. En d’autres termes, seul le système technicien qui a secrété les critères du sous-développement est capable de fournir les armes contre le sous-développement.

Par ces mots, le philosophe de la technique montre bien que la grandeur des nations et leur développement reposent en grande partie sur l’essor technologique et que, par conséquent, la non-maîtrise de cette donnée fondamentale, de ce facteur capital par certains pays se traduit logiquement par un retard préjudiciable de développement qui dépeint considérablement sur l’image et la place de ces pays dans le concert des nations. Relever ce défi exige, inévitablement, le transfert de technologie qui est à l’origine du succès des dragons d’Asie. En Afrique, ce transfert de technologie ou compétence aura pour finalité d’industrialiser et de diversifier les économies africaines chancelantes parce que trop souvent arc-boutées sur les produits agricoles. C’est à l’aune de cette nécessité qu’il faut inscrire toutes les réflexions sur les problématiques concernant la question de l’émergence en Afrique.

Toutefois, il ne s’agit  nullement de réduire toutes les préoccupations de l’émergence à sa dimension technologique. En effet, l’émergence renvoie aussi à un « processus de formation de nouveaux degrés d’organisation et d’intégration » (P. Juignet, 2015). À ce niveau, le défi de l’émergence renvoie à une vision fortement systémique qui prend en compte des critères économiques, politiques et stratégiques, s’inscrivant dans une dynamique nationale et internationale. C’est un processus de longue haleine qui ne saurait se réduire à l’objectif d’un seul gouvernement, encore moins d’un seul parti politique. C’est pourquoi, la mise en œuvre de toute stratégie d’émergence exige une gestion de changement au niveau national pour inculquer une nouvelle culture du développement. Comme le souligne M. Dagry (2014), « on ne peut pas souhaiter aller vers une émergence avec des habitudes des pays sous-développés, enracinés dans l’impunité, le désordre et la corruption généralisée ». Sans une assise mentale capable d’impulser des comportements nouveaux, l’émergence reste évanescente, un mirage même. C’est à cette seule condition que l’Afrique arrivera, librement et de façon efficace, à réaliser les conditions favorables d’une émergence authentique, c’est-à-dire endogène et autocentrée. Toutefois, quel est le sort de la philosophie dans le contexte d’une Afrique sur la voie de l’émergence ?

3.2. De la nécessité d’une réhabilitation de la philosophie pour une Afrique émergente

Jean-Louis Cianni (2007, p. 7) affirme que « dans l’échelle des peines, il reste certes préférable de perdre son emploi plutôt qu’un enfant ou un bras. Il n’empêche que le chômage est une épreuve réelle, irréductible, assimilable à une sorte de mort ». Le chômage est une épreuve particulière où s’expérimente la mort de l’identité sociale par le retrait de la reconnaissance d’autrui. On y souffre de déréliction car « le demandeur d’emploi n’est ni un paresseux ni un profiteur, c’est d’abord un homme seul dans une espèce supposée vivre en communauté » (J.-L. Cianni, 2007, p. 7). Dans ce contexte, quelle peut bien être l’utilité d’une formation si elle ne permet pas ensuite de s’insérer dans la vie active, donc de trouver du travail et de gagner un salaire ?

La plupart du temps, les étudiants en philosophie sont les victimes, plus ou moins consentantes, d’un mythe qui a la vie dure, celui du philosophe-dilettante. Ce mythe prend sa source dans la philosophie grecque qui avait en aversion les activités pratiques et les affaires. Ainsi, en continuant de voir dans leur discipline quelque chose dont on ne pourrait faire un métier, à savoir une occupation principale permettant de gagner honnêtement sa vie, ces étudiants se condamnent eux-mêmes au chômage de longue durée ou à la réorientation. Il est vrai que de nos jours, la philosophie offre en fait une panoplie de débouchés extrêmement riche à ses jeunes diplômés à travers l’enseignement secondaire et supérieur ; ce qui constitue, en ces temps de chômage de masse, une supériorité décisive. Toutefois, il faut noter que cette sécurité relative, sans véritables perspectives de carrière, fait que le choix de l’enseignement reste donc peu stratégique dans le contexte actuel de la course à l’émergence. Que faut-il faire ?

Il est impératif de se défaire de « l’antique et haute fonction consolatrice de la philosophie, fonction, hélas, recouverte par des siècles d’enseignement et d’érudition aussi abscons que stériles » (J.-L. Cianni, 2007, p. 8). Ce n’est pas en errant dans les rues de la cité, comme les philosophes de l’Antiquité, que l’on va relancer la croissance et résoudre la crise du chômage. Toutefois, comment et où trouver la voie d’une rédemption philosophique ? Il urge de renouer avec la tradition d’une philosophie pratique héritée du cartésianisme. On a trop longtemps voulu nous faire croire que le terme philosophie signifiait exclusivement amour de la sagesse ou amour du savoir. Mais les mots grecs philia et sophia sont bien plus équivoques qu’il paraît. En effet, si philia signifie amitié ou amour à l’égard de quelqu’un, il signifie aussi amour pour les biens matériels ou du pouvoir ; donc « un certain désir tourné vers les choses agréables et le confort, vers ce qui est cher dans le double sens de ce qui a un prix élevé et de ce qui possède toute notre affection » (M. Mongin, 2007).

Plus instructif encore, si le terme sophia signifie bien savoir  ou sagesse, on peut aussi le définir par savoir-faire, habileté technique ou compétence. On peut alors, à partir de ces différentes définitions, traduire philosophie de multiples manières ; sans que rien ne puisse justifier le privilège de l’une ou de l’autre. Amour de la sagesse certes, mais aussi affection pour la compétence. Dans ce cas, pourquoi le philosophe devrait-il se contenter d’être seulement « un ascète aux pieds nus, un trimardeur désabusé, au lieu de se rêver homme d’affaires, désireux de s’insérer dans la haute société, développant ses compétences et son capital humain pour séduire les investisseurs ? » (M. Mongin, 2007). D’ailleurs, contrairement aux lectures réductrices qui tendent à considérer Platon comme un défenseur de la pure théorie, il n’est pas un philosophe étranger à l’action pratique. En effet, si Platon affirme que le monde physique est un reflet du monde idéel qui existe ontologiquement et où les lois sont exactes, il n’en demeure pas moins que « la connaissance des objets idéaux n’a pour lui de sens que dans l’action pratique » (D. M. Soro, 2010, p. 14). À l’évidence, de l’Antiquité à l’époque moderne, au cœur des différentes théories philosophiques se trouve l’action pratique comme finalité.

Les philosophes devraient renouer au plus vite avec la valeur travail, non seulement pour faciliter leur intégration dans la vie active, mais surtout pour s’éloigner du désœuvrement et de la tentation contestataire. Il est donc nécessaire de reconfigurer la discipline philosophique pour qu’elle devienne créatrice de richesses intellectuelles, éthiques, mais aussi et surtout matérielles. C’est à ce prix que la philosophie  pourra sortir du lot des disciplines insignifiantes, caduques et démodées pour entonner, elle aussi, l’hymne du progrès, au développement. On ne s’étonnera plus alors que des philosophes travaillent désormais en partenariat avec l’armée, les grandes entreprises, les institutions gouvernementales ou internationales, etc. La bioéthique, le développement durable, la santé publique, l’éducation à la citoyenneté, la gestion des conflits sont autant de sujets d’actualité qui exigent l’intervention du philosophe, tant ils touchent au plus près la question du sens de la vie et du bien commun. Le philosophe peut ainsi trouver une place de conseiller, d’analyste, de consultant ou de chargé d’études auprès des personnes chargées de prendre des décisions dans ces différents secteurs d’activités.

À la lumière du cartésianisme, nous avons compris que la philosophie n’est pas que théorie, qu’elle se présente aussi comme une matrice permettant d’appréhender et de conquérir le monde. En ce sens, le philosophe peut s’imposer comme un agent incontournable du développement socio-économique. Dans ce cas, moyennant quelques aménagements dans leur cursus, les étudiants en philosophie peuvent représenter de véritables atouts pour certains secteurs de pointe de l’économie. Pour ce faire, il urge de rompre avec un certain idéal de l’activité philosophique qui, bien qu’il ait pu faire date, nous paraît totalement obsolète dans le contexte d’émergence dont rêvent les pays africains.

Conclusion

Être un pays émergent est devenu l’objectif principal de presque tous les pays africains en voie de développement. Cette aspiration est la conséquence d’une prise de conscience pour ces pays en développement qui sont appelés à progresser sur le sentier du développement économique et de la recherche de la puissance politique dans le cadre de la mondialisation. Cette ambition des responsables politiques, au niveau général et particulièrement en Afrique, ne peut être effective que si elle s’enracine dans des bases solides. Dans ce contexte, la contribution de toute philosophie qui se veut réaliste est d’apporter sa contribution au réveil de l’Afrique en l’aidant à trouver les voies et moyens de son plein épanouissement. C’est cet engagement intellectuel qui nous a conduit à puiser dans les ressources philosophiques et épistémiques de la philosophie cartésienne les clefs d’intellection de notre problématique. Dans une perspective prospectiviste, le cartésianisme, en favorisant les conditions de la conquête technologique, crée les conditions pratiques de l’apparition d’un ordre nouveau imprégné de valeurs créatrices sur lesquelles reposerait l’émergence de l’Afrique. Dans cette même approche prospective, l’émergence, loin d’être une panacée, doit être considérée comme une étape d’un processus de développement global reposant sur la robustesse d’un appareil technoscientifique, gage de souveraineté et de liberté pour tout peuple dans le contexte de la civilisation technicienne universelle et planétaire.

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ÉMERGENCE DE LA PHILOSOPHIE PRATIQUE ET RECONNAISSANCE CHEZ DESCARTES : UNE CONTRIBUTION À L’ÉMERGENCE                      DE L’AFRIQUE

Marcel Silvère Blé KOUAHO

Université Alassane Ouattara  (Côte d’Ivoire)

kouahoblemarcelsilvere@yahoo.fr

Résumé :

Outre sa dimension théorique,  la philosophie a une dimension pratique chez Descartes. Cette dimension pratique consiste en la maîtrise et en la possession de la nature. Dans le penser cartésien, l’opérationnalité de la philosophie relève d’un impératif, à savoir œuvrer au bien général de tous les hommes. Cette exigence morale ou forme de reconnaissance, qui conditionne le projet technoscientifique de Descartes, est aujourd’hui absente des discours politiques portant sur le concept d’émergence. En effet, la transformation des conditions d’existence matérielles des hommes, qui devrait donner véritablement tout son sens au concept, ne constitue pas, pour l’instant, une priorité. Tout porte à croire que le progrès scientifico-économique et le progrès social sont incompatibles en Afrique.

Mots-clés : Afrique, Bien-être, Émergence, Nature, Philosophie pratique, Progrès économique, Progrès social, Reconnaissance.

Abstract :

In addition to its theoretical dimension, philosophy has a practical dimension in Descartes. This practical dimension consists in mastery and possession of nature. In the Cartesian thinking, the operationality of philosophy is an imperative, namely, to work for the general good of all men. This moral requirement or form of recognition, which conditions Descartes’ technoscientific project, is now absent from political discourses on the concept of emergence. Indeed, the transformation of the material conditions of existence of men, which should give true meaning to the concept, is not, for the time being, a priority. There is every reason to believe that scientific-economic progress and social progress are incompatible in Africa.

Keywords: Africa, Well-being, Emergence, Nature, Practical philosophy, Economic progress, Social progress, Recognition.

Introduction

Depuis l’avènement de la science moderne au XVIIe siècle, l’homme n’a cessé de vouloir améliorer les conditions matérielles de son existence et d’aller toujours plus loin dans sa conquête de la nature. Les Modernes ont fait leures les préoccupations des peuples, afin de collaborer étroitement à leurs résolutions, contribuant ainsi au progrès de l’humanité. Depuis, les nombreuses découvertes et inventions scientifiques, consignées dans L’Encyclopédie ou le Dictionnaire Raisonné des Arts et Métiers publiée en 1751 sous la direction de Diderot et d’Alembert, ont permis de transformer, de manière significative, la condition humaine.

Pour bon nombre d’historiens de la philosophie, tels que Ferdinand Alquié, Gouhier Henri, cette évolution substantielle de la condition humaine est à mettre au compte du projet technoscientifique de Descartes. L’enseignement qu’on tire de ce état de fait est que les pays dits développés sont ceux qui ont réussi à maîtriser la nature, et les pays dits sous-développés sont ceux dans lesquels la maîtrise de la nature et même l’appropriation technologique sont absentes des projets de société des décideurs politiques. Ce constat traduit assurément le grand retard accusé par les pays dits en voie de développement, situés principalement en Afrique, et constamment englués dans des querelles politiques.

Fort heureusement, conscients de ce décalage, qui ne saurait être insurmontable, certains chefs d’États africains ont bien voulu s’inscrire dans la trajectoire de l’émergence. Désormais, ce concept, autrefois absent des discours de mobilisation économique de quelques pays africains, cristallise toutes les attentions. Les exemples de réussite économique et de développement des pays émergents que sont les BRICS[61] suscitent beaucoup d’ambitions. Selon F. Lemoine (2010), « une étude de la banque américaine Goldman Sachs montrait que la croissance des BRICS, entraînerait un renforcement de leur poids économique et une modification des rapports de force dans le monde d’ici 2050 ».

L’aspiration à l’émergence, politiquement mobilisée, marque le retournement progressif de l’appréciation portée de l’extérieur sur le continent africain et l’arrivée d’un afro-optimisme. Pour les grandes institutions financières internationales, qui déterminent les critères de qualification d’une nation dite émergente, la dimension économique reste le principal élément d’appréciation. Autrement dit, l’émergence d’une nation se voit, se mesure essentiellement par son poids économique au niveau international.

À y bien regarder, une telle appréciation de l’émergence est réductionniste, car elle ne fait pas cas de la dimension sociale que revêt ce concept. Cette dimension sociale transparaît dans le concept de Reconnaissance qui entretient quelque parenté avec la vertu de la générosité au cœur de la philosophie pratique de Descartes promouvant l’action développementaliste. Cela dit, comment à partir d’une lecture de la pensée scientifique de Descartes, le rêve d’émergence véritable de l’Afrique peut-il se matérialiser ?

La réflexion que nous engageons, hic et nunc, met en lumière, premièrement, les sources métaphysiques d’où émerge la philosophie pratique de Descartes. Deuxièmement, elle identifie les exigences de cette philosophie pratique. Troisièmement, elle montre que la contribution cartésienne, consistant en l’articulation du progrès techno-économique et du progrès matériel humain, pourrait concrétiser le projet d’émergence de l’Afrique.

1. De l’émergence de la philosophie pratique : la métaphysique à l’honneur

L’émergence traduit l’idée d’un jaillissement de l’intérieur vers l’extérieur. Cela nous conduit à considérer que ce qui émerge, c’est-à-dire ce qui se montre de l’extérieur et à la superficie par surgissement, ne peut se présenter ainsi qu’à partir d’un fond. Ce fond est, dans le penser cartésien, la métaphysique. La métaphore cartésienne de l’arbre du savoir humain  est révélatrice de la place déterminante conférée à la métaphysique dans la construction de l’édifice scientifique :

Toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la Métaphysique, le tronc la physique et les branches qui sortent de ce tronc, sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales; à savoir la Médecine, la Mécanique, et la Morale ». (R. Descartes, 1973, Tome III, pp. 779-780).

En effet, de manière imagée, la serve nourricière des racines, qui irrigue l’arbre en lui faisant produire des fruits, est à l’arbre ce que la métaphysique est pour toutes les disciplines. Cette définition organique de la philosophie met en évidence l’existence d’une passerelle entre  discipline théorique et celles pratiques. Mieux, elle montre comment émergent les disciplines pratiques dans son système. On saisit toute l’importance que représente le savoir spéculatif, cognitif qu’est, dans l’entendement cartésien, la métaphysique. Mais comment cette science théorique rend-elle possible l’émergence de la philosophie pratique ou physique ? Comment Descartes favorise-t-il l’émergence de la raison pratique, de cette “ratio” inscrite au cœur de la puissance technoscientifique ?

Selon S. Diakité (1984, p. 34-35),

contrairement aux Grecs qui avait une conception dualiste du savoir, puisqu’ils distinguaient d’un côté la theoria contemplative et de l’autre la pratique,…les plaçant dans une hiérarchie privilégiant l’une (la théorie) sur l’autre (la pratique), Descartes se propose de veiller à ce qu’on n’oppose pas ces deux données ou encore qu’on ne les sépare pas l’une de l’autre.

Descartes s’attèle à montrer que théorie et pratique sont deux entités liées et cette liaison tient au fait que la pratique prend sa source dans la métaphysique comme fondement de la connaissance, lieu de reforme du savoir. En effet, la reconstruction du savoir chez Descartes apparaît comme une exigence de son rationalisme qui fait reposer l’édifice scientifique sur des bases certaines et assurées, c’est-à-dire des fondations a-temporelles non soumises aux effets du temps. De la sorte, c’est l’âme, saisie au terme d’une épreuve dubitative faisant passer, au crible de la raison, toutes les connaissances acquises, et Dieu, dont l’existence et la véracité seront rationnellement démontrées, que Descartes aura à considérer comme les principes de la métaphysique.

C’est une fois ces vérités métaphysiques atteintes, ses principes clairs et distincts posés que la physique nouvelle va émerger. La philosophie pratique émerge, chez Descartes, de la rupture d’avec la conception dualiste du savoir, et même de la refondation du savoir  impliquant la construction d’une représentation du monde à partir de nouveaux paradigmes. 

Aussi, l’émergence de la philosophie pratique se conçoit sur fond d’un dualisme Âme/Corps. Ce dualisme, traduisant la nécessité de la technique, délaissée par les grecs, consacre le primat du Cogito (substance pensante et libre) sur la substance corporelle (l’étendue inerte, divisible, incluant la nature), est perceptible dans la formule cartésienne selon laquelle « l’âme est plus aisée à connaître que le corps ». Mais à quelles exigences répond cette émergence de la philosophie pratique chez Descartes ?

2. Les exigences de la philosophie pratique

L’émergence répond, dans l’entendement cartésien, à une double exigence : une exigence d’ordre moral et une autre d’ordre utilitaire, toutes deux situées dans cette célèbre formule de la sixième partie du Discours de la méthode.

Sitôt que j’ai acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusqu’où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes, car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et, qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos actions, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et aussi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. (R. Descartes, 2000, p. 153).

La première exigence se traduit par « la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes ». (R. Descartes, 2000, p. 153). Par «  loi », il faut voir celle de la raison, par ricochet, la morale qui, à la fois, conseille et ordonne. C’est cet appel de la raison qui détermine Descartes à diffuser son savoir  (consistant en l’acquisition de quelques notions générales touchant la physique : principe d’inertie, la loi de la chute des corps, etc.) afin que chacun puisse en bénéficier. Le philosophe généreux, qui ne veut nullement pécher contre le bon sens, en gardant, par devers lui, ses connaissances, désire les mettre au service du bonheur du genre humain.

La seconde exigence, d’ordre utilitaire, met en évidence l’aspect opératoire de la philosophie de Descartes. En effet, suivant les sillons de Bacon et Galilée, Descartes entend donner à la philosophie une dimension beaucoup plus pratique, utile. Celle-ci se manifeste dans la mutation que connaît la philosophie dans son approche épistémologique. Désormais, elle ne consiste plus seulement en un savoir purement théorique. Les modernes lui assignent également un aspect pratique qui répond, selon eux, à une exigence : celle de penser un nouveau monde ; à une urgence : celle de permettre à l’homme de transformer la nature. La rationalité revient, dans la modernité philosophique, à signifier que l’homme a pris conscience de l’étendue de son pouvoir sur le réel et sur sa destinée. Et c’est à juste titre que Descartes fait cas de ce que l’usage de la raison, précisément de la science et des arts (technique) pourrait apporter au progrès de l’humanité, au  progrès social.

Par « philosophie pratique », Descartes  entend celle “qui puisse être utile au genre humain”. L’utile  devient le référentiel de valeur pour parler de progrès humain ou de progrès dans l’absolu. En effet, le projet cartésien, porteur de bénéfices pour l’humain, consiste à le libérer de ses souffrances et de ce qui l’aliène. À l’instar de la science, la philosophie, dans sa forme moderne, n’a pas qu’un intérêt théorique, elle a aussi un intérêt, une destination pratiques. Ce terme s’oppose, dans la citation susmentionnée, à spéculatif qui prend, chez Descartes, une signification péjorative car, saisi comme un savoir procédant d’idées en idées et orienté uniquement vers la satisfaction de la curiosité intellectuelle des savants. Sans véritable contenu concret, et donc éloignée de l’expérience, de la nature (physique) et de l’action, ce qui est le propre de la philosophie contemplative, enseignée dans l’École scolastique foncièrement aristotélicienne.

Pour D. Soro (2010, p. 51), « derrière l’arsenal rationaliste que Descartes mobilise, il convient de voir la recherche d’une philosophie  pratique plus portée sur le bien-être de l’homme que sur la recherche de la connaissance pour la connaissance ». La science et la technique tirent, chez Descartes, leur légitimité non pas des joies qu’elles procurent aux scientifiques, mais de l’utilité sociale qu’elles procurent aux hommes.  La connaissance des lois des phénomènes naturels permet d’intervenir sur eux pour réaliser des fins proprement humaines, c’est-à-dire alléger le travail des hommes dans l’exploitation des ressources naturelles par l’invention d’outils, de machines, de savoir-faire permettant de produire l’abondance des biens nécessaires au bonheur, avec moins d’efforts humains.

C’est dans le sillage du projet prométhéen de Descartes que, d’ailleurs, Marx lançait à l’humanité son projet de la connaissance-transformation : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer ». (K. Marx et F. Engels, 1976, p. 4). La transformation du donné naturel en produits susceptibles d’être consommés permet d’inscrire la philosophie pratique de Descartes dans le champ de l’économie. C’est dans la société industrielle que le projet cartésien d’une maîtrise de la nature trouvera sa réalisation pratique. En effet, les différentes phases de la révolution industrielle, qui se manifestent concrètement par la captation de grands types d’énergies naturelles, – en l’occurrence le charbon pour la première au milieu du XIXe siècle,  le pétrole et l’électricité pour la deuxième à la fin du XIXe siècle et l’énergie nucléaire au milieu du XXe siècle et enfin une quatrième révolution dite révolution numérique qui a cours dans le monde contemporain avec le Tics – ont été  et sont encore une source véritable de progrès social car productrices d’une croissance économique forte et durable.

Aujourd’hui, malgré les critiques dont il est victime, le couplage science/technique est considéré comme nécessairement bienfaiteur au regard des mutations des modes de vie, des changements sociaux et mentaux qu’il entraîne. Partant de cette situation reluisante, la question qui se pose alors est de savoir comment le cartésianisme pourrait concrétiser le rêve d’émergence de l’Afrique. 

3. Contribution cartésienne à la réalisation du projet d’émergence de l’Afrique

En ce début du XXIe siècle, le concept d’émergence est en vogue. Cette popularité s’explique par l’usage courant et récurrent de ce concept par les politiques dans les pays dits en voie de développement, surtout en Afrique.

En effet, bon nombre de pays, sous nos tropiques, ambitionnent d’atteindre le statut de pays émergent à des horizons divers. En Côte d’Ivoire, l’émergence est prévue pour l’an 2020,  au Sénégal, pour l’an 2025 et, au Cameroun, pour l’an 2035. C’est dire tout le « label de qualité» que représente ce concept dont l’appropriation par les pays en voie de développement suscite l’engouement. L’emploi de ce concept est utilisé suivant les paradigmes du concept de développement qui se trouve ainsi modélisé. Il porte en soi les principes, les stratégies et les finalités d’une société nouvelle qui rompt avec la précarité sociale. Pour l’économiste ivoirien, L. Agbia (2002, p. 5-6),

la caractéristique commune  de tous les pays émergents est d’afficher de très forts taux de croissance de 8 à 10% sur une longue période. Une croissance de loin supérieure à la croissance démographique. Ce qui signifie qu’on gagne chaque année plus d’argent que de bouches supplémentaires à nourrir. L’idéal pour investir dans le développement.

Comme pouvait l’écrire C. Yahot (2015, p. 62), « ceux qui s’y connaissent, les experts (…) ont leurs critères et parlent d’un certain nombre d’indicateurs : être éligible à l’indice ITIE ; être certifié par le processus de Kimberley ; être bien classé au Doing Business ; avoir un certain taux de croissance, etc. ». Est donc dit émergent, un État dont l’intégration des critères de développement tels que le niveau de richesse par habitant moyen, la participation croissante aux échanges internationaux et l’attractivité s’évaluent en termes de pourcentage élevés, avoisinant relativement celui des pays développés.

Si les pays, qui espèrent l’émergence, ne disposent pas tous des mêmes potentialités, ressources naturelles ou agricoles, toutefois, la mise en œuvre de plans de gouvernance économique, par les dirigeants de ces pays, avec le soutien de partenaires financiers, a permis de produire une  croissance soutenue. À cet effet, le cas emblématique de la Côte d’Ivoire, l’une des croissances économiques les plus élevées au monde (9%) et qui ambitionne de se hisser au rang des pays émergents à l’horizon 2020, a particulièrement polarisé notre attention.

Depuis quelques années, la Côte d’Ivoire a renoué avec des taux de croissance appréciables (10,7 % en 2012, 9,2 % en 2013, 9 % en 2014, 8,4 % en 2015 et 8,5 % en 2016). En cette année 2017, elle est classée dans le top 5 des économies les plus dynamiques au monde avec un taux moyen annuel de croissance du PIB[62] réel d’environ 9%. Ces performances reconnues ont fait dire au FMI et à la Banque Mondiale, laquelle établit régulièrement les classements Doing Business, que ce pays  est bien parti pour atteindre son objectif d’émergence et s’affirmer comme un leader sous-régional. 

C’est auréolée de ses performances macro- économiques que la Côte d’Ivoire a abrité, en mars dernier à Abidjan à la fin du premier trimestre de l’année 2017, la Conférence internationale sur l’émergence de l’Afrique. Laquelle Conférence a donné l’occasion à plusieurs chefs d’État, à des experts, des responsables politiques, des chefs d’entreprise, des membres de la société civile de débattre sur ce grand thème, cette grande idée qui est en train de se concrétiser dans plusieurs pays.

Si on peut se réjouir de ces bonnes tendances qui restent à inscrire dans la durée, cependant, cette embellie économique, repère factuel de l’émergence, ne profite pas nécessairement à l’ensemble des populations. L’atteinte de cette émergence, en Afrique, pose la problématique de l’articulation entre la prise en charge des préoccupations sociales – la pression de la demande sociale – à court terme et l’atteinte de l’émergence à long terme. F. Baddache (2010, p. 7) affirmait que « la croissance économique, de ces dernières années, a apporté beaucoup de richesse et de confort. Mais, elle s’est faite sans le moindre souci d’équité sociale ».

En effet, malgré́ le niveau élevé de croissance économique, entretenue et soutenue par les efforts conjugués de tous les ivoiriens, le taux de pauvreté, que les gouvernants ont décidé de réduire de plus de la moitié à l’horizon 2020, ne fait que s’accroître, et ce, paradoxalement au bel élan économique pris par ce pays, au potentiel énorme dont il dispose.

La volonté de redistribution, de réorientation des dépenses vers les services sociaux de base (l’éducation et  la santé) est balbutiante. La matérialisation d’une classe moyenne[63], qui prend en considération des standards africains, peine à se faire. On assiste à une extension de la pauvreté et à un accroissement des injustices sociales et autres disparités. En effet, la notion fort controversée et confligène de « rattrapage » défendue par le Président de la République de Côte d’Ivoire, Monsieur Alassane Ouattara, et ce, en faveur des nordistes prétendument victimes d’injustices, la frilosité du gouvernement face à la surenchère des militaires au début de l’année 2017, la misère ambiante dans laquelle croupit les fonctionnaires à cause de l’augmentation exponentielle des prix des denrées alimentaires sont autant d’indices qui attestent que la croissance, dont se targue le gouvernement, ne se répercute véritablement pas sur le quotidien des citoyens dans leur grande majorité. Tout indique que les dirigeants politiques ne semblent pas avoir pris la mesure du défi que représente une croissance plus inclusive. Or l’un des éléments clés de l’émergence, c’est la prise en compte du paramètre « niveau de vie des populations ». Comme l’écrivait M. Dagry (2014),

est considéré comme « pays émergent », celuidont le PIB par habitant est inférieur à celui des pays développés, mais qui connaît une croissance économique rapide, et dont le niveau de vie ainsi que les structures économiques convergent vers ceux des pays développés.

Faut-il donc, au nom du projet d’émergence, sacrifier les préoccupations sociales qui se déclinent ainsi : accès à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé ? N’y a t-il pas lieu de mesurer l’efficacité économique à l’aune sociale et non pas seulement à l’aune d’une maximisation du produit intérieur Brut ? L’ambition de réaliser l’émergence avec une base industrielle solide, porteuse de transformation structurelle de l’économie, précisément la transformation des produits de base et d’exportation, doit-elle passer avant toute préoccupation sociale? Ces lancinantes questions trouvent réponse dans les textes de Descartes.

En effet, lorsqu’on les parcourt, de manière attentionnée, on se rend bien compte de l’existence du lien entre progrès technique et prise en compte des urgences sociétales. Et c’est, pour nous,  seulement de cette façon que l’émergence peut devenir une réalité dans un futur proche. À ce stade, on saisit pertinemment la posture du philosophe rationaliste qui metau premier rang des urgences la médecine (l’une des branches de l’arbre de la philosophie). Celle-ci, note  R. Descartes (2000, p. 154), « doit nous exempter d’une infinité de maladies, tant du corps et de l’esprit, et même aussi de l’affaiblissement de la vieillesse ». L’importance qu’il accorde à la médecine est mise en relief en ces termes : « La conservation de la santé  est le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie». (R. Descartes, 2000, p. 153). La santé étant le premier bien de la vie, R. Descartes (2000, p. 154) voyait en la philosophie pratique « le moyen le plus efficace de rendre les hommes heureux et sages », car l’usage des moyens technoscientifiques devait être déterminé par des finalités et réglé par de véritables choix éthiques.

Comme on peut le voir, la pensée scientifique cartésienne est porteuse de valeurs, d’éléments constitutifs de l’émergence de l’Afrique. Autant l’appel de la raison, qui oblige moralement, a été au cœur du projet d’une domination de la nature ayant pour finalité de procurer le bien-être général de tous, autant la création et l’accroissement de la richesse nationale, facteurs d’émergence d’un État, devraient concrétiser le progrès matériel des ivoiriens. De même que l’idéal technoscientifique de Descartes, réalisé par la postérité, a favorisé le progrès de l’Europe, de même la croissance économique devrait pouvoir améliorer, de manière substantielle, les conditions de vie des citoyens surtout que cette croissance est, à bien considérer, le résultat d’un effort collectif. Certes, l’on nous reprocherait de parler de progrès technologique au lieu de retard technologique car le défi, pour le continent noir, résiderait principalement dans le combat pour l’appropriation du technologique, comme le recommandait déjà  la Grande Royale dans L’aventure ambiguë de Cheick Hamidou Kane. Mais, en attendant que les politiques rendent cette appropriation technologique, adaptée à nos valeurs africaines, effective, il faut que la forte croissance économique, que possèdent des États comme la Côte d’Ivoire, soit ressentie par tous. L’émergence, ce pari sur l’avenir, ne peut se construire que dans un environnement respectueux des droits des personnes et qui offre à tous des opportunités égales d’épanouissement. C’est cette réalité qu’exprime Axel Honneth, dans La société du mépris, et ce, à travers la problématique d’une reconnaissance des capacités d’actions des citoyens, de leur participation à la vie sociale et publique.

En effet, l’individu doit pouvoir se sentir utile à la collectivité, avoir le sentiment que l’on prend en considération sa contribution, que ce soit par son travail ou par ses valeurs.  Et c’est en ces termes que le concept de reconnaissance ou le besoin d’être reconnu rencontre la vertu cartésienne de la générosité au cœur du projet de maîtrise de la nature.

Reconnaître l’autre, c’est se soucier de lui. Chez Descartes, la générosité qu’on a envers les autres se trouve légitimée par le devoir ou la poursuite du bien d’autrui. Le bien d’autrui est, pour le généreux cartésien, la chose dont il est naturel et nécessaire qu’il s’occupe. Dans une lettre qu’il adresse à la princesse Élizabeth datée du 06 octobre 1645, R. Descartes (1973, p. 619) écrit que « c’est une chose plus haute et plus glorieuse de faire aux autres hommes le bien que de s’en procurer à soi-même ». Autrement dit, l’homme généreux, c’est « celui qui ne méprise jamais personne » (R. Descartes, 1973, art : 154, p. 1068) et « qui n’estime rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt ». (R. Descartes, 1973, art : 154, p. 1069). Ici, la valeur du tout l’emporte sur les valeurs des parties :

Chacun étant partie de l’univers, et plus précisément encore l’une des parties de cette terre, de cet Etat, de cette société, de cette famille à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance, il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est partie à ceux de sa personne en particulier.

Au-delà du rôle central que l’État a à jouer dans ce processus dynamique de décollage et de réduction des écarts de développement vis-à-vis des pays plus avancés, c’est donc un appel à la raison, « à la loi qui oblige à faire le bien général de tous les hommes » que le gentilhomme poitevin lançait aux souverains, aux décideurs politiques.

Malheureusement, cette vision cartésienne, gage d’un équilibre social, n’a pas toujours eu une résonnance chez les décideurs politiques trop souvent préoccupés par leurs avoirs. Parce que l’émergence est un processus, donc procède d’une vision à long terme sans cesse renouvelée avec des stratégies adaptées à l’époque, il importe qu’une attention particulière soit portée sur les problèmes d’ordre social qui peuvent impacter la cohésion sociale. C’est ce qu’a voulu exprimer le président sénégalais Macky Sall lors de la Conférence Internationale sur l’Émergence de l’Afrique, qui s’est tenue en Mars 2017, en Côte d’Ivoire. Soulignait-il : « La croissance n’est pas une fin en soi et elle n’a de portée réelle que si elle transforme qualitativement et de façon durable les conditions de vie des populations ».

Quelle serait donc l’utilité d’une croissance économique, incapable de répondre concrètement aux besoins des personnes vulnérables, c’est-à-dire de faire reculer, de manière considérable, le chômage, la pauvreté et les inégalités ?

Réitérons nos propos pour dire que l’obstacle à l’émergence de l’Afrique, berceau de l’Humanité, pourrait résider dans le hiatus entre progrès économique et conditions sociales. Deux termes qui traduisent la nouvelle approche de l’État mobilisée par la communauté internationale, à savoir l’«État développementaliste »[64].

Conclusion

Le projet cartésien d’une transformation de la nature, cette perspective optimiste, qui prend racine dans l’ontologie, et dont nous sommes tous les héritiers, s’est soldé, en Europe, par une réussite, et ce, parce que la dimension humaine, sociale a suffisamment été prise en compte. La centralité de l’humain dans ce projet économico-social, qui célèbre les valeurs extrêmement positives d’efficacité technique, de productivité, d’intérêt général et de générosité, n’est plus à démontrer. Après Descartes, à qui la loi naturelle de la raison fit obligation de donner aux hommes les moyens d’allonger l’espérance de vie, les progrès de la technique ont permis des gains de productivité conséquents, la richesse des nations et, par conséquent, la satisfaction des aspirations humaines. Aujourd’hui, l’Europe continue à faire l’expérience des valeurs cartésiennes et de profiter des retombées positives de la philosophie pratique de Descartes.

Si à l’instar du gentilhomme-poitevin, mettant un point d’honneur au partage équitable des bienfaits du progrès technoscientifique, les africains, dans leur majorité,  sont résolus à sortir de l’état de pauvreté, d’où l’idée de l’émergence, toutefois, la forte croissance économique, affichés par bon nombre de pays, n’est pas équitablement partagée. Le souci du bonheur des couches sociales, voire l’amélioration constante de la condition humaine reste, jusqu’ici, un vœu pieux. La promesse d’un bien-être, et même d’un mieux-être se transforme ainsi en une utopie dont la crise migratoire est l’expression. C’est donc en remédiant à cette faiblesse handicapante, en faisant profiter aux communautés, des fruits du dynamisme économique retrouvé, que celles-ci, désormais enthousiastes et reconnues, au regard de leurs capacités opératoires dans l’élan du développent global, seront plus disposées à croire, à adhérer à ce projet ambitieux qu’est l’émergence et à être, elles-mêmes, les agents de sa promotion.

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ÉMERGENCE ET RECONNAISSANCE : LECTURE BACHELARDIENNE    DU DÉVELOPPEMENT PAR ENVELOPPEMENT

Stevens Gbaley Bernaud BROU

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

stevens.brou@yahoo.fr

Résumé :

L’objet et le but de cette réflexion s’articulent autour de l’émergence et de la reconnaissance qui constituent, selon une lecture bachelardienne, le destin épistémologique de toute société. Fondamentalement, l’émergence et la reconnaissance sont un développement par enveloppement[65] et par emboîtement[66] où le stade postérieur est redevable au stade antérieur, c’est-à-dire que chaque étape du développement est reconnaissante au stade précédent. Le tout ou tout recommencement effectif est un moment de relecture épistémologique du développement par enveloppement. Cette lecture enseigne que l’émergence est à venir comme un recul de l’horizon.

Mots-clés : Développement, Emboîtement, Émergence, Enveloppement, Épistémologie,  Reconnaissance, Société.

Abstract :

The object and the purpose of this reflexion are articulated around the emergence and of the recognition which constitute, according to a Bachelard’s reading, the epistemological destiny of any company. ¶Basically, emergence and the recognition are a development by envelopment where the posterior stage is indebted at the former stage, i.e. each stage of the development is grateful at the preceding stage. ¶The whole or any effective restarting is one moment of epistemological reading of the development by envelopment. ¶This reading teaches that emergence is to be come like a retreat from the horizon.

Keywords : Development, Emergence, Envelopment, Epistemology, Recognition, company, Retreat of the horizon. ¶

Introduction

Les événements et les découvertes, qui semblent les plus inattendus, ont été préparés subrepticement. Même s’ils sont inconnus, c’est parce que leurs surfaces desséchées ont été complètement irradiées par d’autres découvertes. À l’échelle du temps, de contradictions en contradictions, par des mises à jour successives des théories par l’enveloppement ou l’emboîtement, les théories nouvelles finissent par émerger. En effet, émerger, c’est se détacher, par sa qualité, d’une profondeur pour une surface acceptable. Ainsi, dans le développement, les révolutions et les découvertes s’inscrivent dans une logique d’émergence et de reconnaissance, entendue comme acte d’identification.

S’il y a un agenda à établir au niveau de l’émergence et de la reconnaissance, l’épistémologie bachelardienne parlerait, d’une part, de deux aspects en un et, d’autre part, d’une synthèse non dialectisable. En effet, les deux aspects de l’émergence, comme progrès continu et discontinu, c’est-à-dire un développement linéaire et un développement par ruptures successives, se résument dans l’épineuse question d’un dispositif de construction et de reconstruction. C’est pourquoi une lecture bachelardienne considère l’émergence et la reconnaissance comme l’expression d’un développement soucieux de sauvegarder le passé pour mieux construire l’avenir. Cette démarche socio-épistémologique est un acte d’identification, d’admission et d’acceptation. Mieux, elle est une synthèse de vérité par approximation symétrique. En substance, le développement d’une société ne naît pas exnihilo. Elle doit être reconnaissante aux développements et agencements du passé, comme dans une démonstration scientifique où la Conclusion, même si elle constitue un tout, n’est pas isolée de l’hypothèse. « L’ordonnée dans un plan est fonction de l’abscisse, telle est la véritable contexture de la représentation » (G. Bachelard, 2005, p. 75). Certes, l’ordonnée n’est pas l’abscisse, mais dans un plan les deux ne peuvent être dissociés. Ici, la rupture est une rupture par emboîtement. Dès lors, dans le développement d’une société, l’émergence peut-elle être dissociée de la reconnaissance ? Mieux, dans le développement épistémologico-social, peut-on émerger sans tenir compte du développement historique de la société ? Malgré les crises, les ruptures, les antagonismes, l’émergence ne peut-elle pas être perçue comme la somme des contradictions surmontées, plus encore des enveloppements ?

Au cours de cette réflexion, à travers les méthodes historico-critique et analytique, nous montrerons le rapport qui existe entre l’émergence et la reconnaissance à la lumière de La philosophie du non qui « nous permettra de résumer le non comme une ouverture, un enveloppement » (G. Bachelard, 2005, p. 13). Ensuite, nous prouverons que le non est un facteur de développement social par enveloppement qui prend en compte le passé. Enfin, notre analyse révélera l’importance de la reconnaissance dans la construction sociale.

1. Émergence et reconnaissance : le sens du “non” et du “tout”

Si Gaston Bachelard (2011, p. 13) demande, dans La formation de l’esprit scientifique, de poser le problème du progrès scientifique « en termes d’obstacles », il urge ainsi de poser celui de l’émergence et de la reconnaissance en termes du “non” et du “tout”. Le non ordinaire est une attitude égoïste et négationniste qui consiste à tout nier et ne jamais reconnaître de positivité dans ce qui est posé. Cette attitude consiste à chasser « le rationalisme dans le règne de l’esprit » (G. Bachelard, 2005, p. 27). L’homme, en quittant le présupposé état de nature demande plus de rationalisme dans la conduite des affaires. C’est dans cette perspective que naît la société en tant que groupement humain de développement. « Tout ce que l’homme est, il le doit à l’État ; c’est là que réside son être. Toute sa valeur, toute sa réalité spirituelle, il ne les a que par l’État » (G. W. Hegel, 2011, p. 136). Autrement dit, même si, chez Hegel, l’État est différent de la société, il est, pour la société, l’organisation où l’émergence et la reconnaissance voient le jour et se font valoir. Si nous reconnaissons que l’émergence et la reconnaissance sont des termes de philosophie politique, leur migration est due à un profil épistémologique de la formation des concepts scientifiques en rapport avec les révolutions scientifiques. « Ce sont des concepts flottants dont la validité sous la forme exacte servira à instruire » (G. Bachelard, 2011, p. 216).

L’histoire des sciences, à partir du glissement des concepts, éclaire la marche progressive des configurations conceptuelles. L’émergence et la reconnaissance trouvent leur sens épistémologique dans la révolution scientifique. En science, il y a révolution lorsqu’une théorie, une doctrine ou une vérité majeure se fait supplanter par une autre dans l’évolution de l’histoire, créant un renversement des paradigmes en vigueur.

Le champ de recherche à une époque donnée est structuré par un paradigme, une façon de mobiliser un domaine précis de connaissance sur lequel s’accorde la majorité des chercheurs. Il revient à la science normale de résoudre les problèmes, de développer les théories et d’étendre leur champ d’application. Ils arrivent que certaines anomalies s’imposent parce qu’elles menacent le paradigme et son fondement même. La période de crise ne trouve son terme, que lorsqu’un nouveau paradigme est adopté, lequel instaure une nouvelle manière d’interpréter scientifiquement le monde. Il en résulte une révolution scientifique (T. S. Kuhn, 1983, p.71).

Les révolutions sont donc essentiellement caractérisées par des ruptures profondes. Celles-ci se traduisent, au cours de l’évolution des sciences, par des mutations internes ou externes constatées dans différents domaines.

L’émergence et la reconnaissance s’inscrivent dans la révolution en tant que notions de renouvellement, d’enveloppement et d’emboîtement, c’est-à-dire que, dans le progrès, la théorie niée doit à la théorie à venir. Si on se réfère au titre de cette sous-section, il est écrit : émergence et reconnaissance : le sens du “non” et du “tout”. D’ordinaire, le développement de la société est une série de contradictions où s’illustre la négation. Les unes dites internes et les autres dites externes. La négation est dite interne quand elle concerne la structure profonde de la société, et externe quand elle est liée à des facteurs extérieurs à la dynamique de la société. Le non crée ainsi une discontinuité profonde dans la société. « Il y a une différence entre les règles de vérification qui construisent la société et les méthodes scientifiques utilisées au cours du progrès social » (P. Feyerabend, 1988, p. 62). De ce constat, « la négation reste toujours en contact avec la formation première » (G. Bachelard, 2005, p. 137). Dans le domaine social, ce qui est nié reste en contact avec le tout. La société est un tout, plus on rentre dans les détails, plus les exceptions se multiplient. C’est pourquoi le tout doit rester au contact du non.

Le sens du tout, dans l’émergence et la reconnaissance, montre que plusieurs éléments, qui semblent s’opposer dès le départ, s’imbriquent dans une cohérence qui sous-tend la société. « En fait, plusieurs généralisations dialectiques, au départ indépendantes, se sont cohérées. C’est ainsi que la mécanique non newtonienne d’Einstein s’est très naturellement exprimée dans la géométrie non euclidienne de Riemann » (G. Bachelard, 2005, p. 137). Au cours du processus social, même les problèmes les plus minimes, les plus insignifiants sont intégrables au tout dans le sens du rapprochement. Ce qui émerge, selon une lecture bachelardienne, n’est pas une partie de la société, mais le social dans tout son ensemble. Quant à la reconnaissance, elle est la façon dont chaque partie est redevable au tout. Même si à un moment donné de l’histoire tout semble se désagréger, s’éparpiller sous le divers, il est opportun d’introduire dans la société « le principe de contradiction dans l’intimité du savoir » (G. Bachelard, 2005, p. 136). Il s’agit, ici, de présenter un modèle de progrès socio-épistémologique dans lequel, la pluralité est la somme de la conjugaison des systèmes. L’on voit bien qu’on ne peut parler, par exemple, du tout que si et seulement si, il y a une reconnaissance de la fonction mère à partir de laquelle sont dérivées les autres fonctions (de x on peut dériver x ou x1). « Un axiome étant posé, il faut toujours un second pour en affirmer une application quelconque, c’est-à-dire pour reconnaître les circonstances où cet axiome peut être invoqué » (G. Bachelard, 2013, p. 149). Cela sous-entend que ce qui advient découle de l’ordre existant.

Pour qu’advienne l’ordre nouveau, pour qu’il y ait émergence, il faut que l’ordre ancien soit nécessairement remplacé par le nouvel ordre. C’est le progrès par enveloppement. Si l’ordre ancien est supplanté par l’ordre nouveau en vue de parvenir à l’émergence, il n’y a pas de lutte à mort comme dans le marxisme où les masses sont génératrices de concurrence. « À un certain stade de leur développement, les forces productives, matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants » (K. Marx, 1957, p. 4). L’émergence ou le futur de la société repose sur le non. C’est en disant non, soit à un système de pensée, soit à un système de développement que l’on fait émerger un nouvel ordre de pensée et de nouveaux critères de développement. Dans cette forme d’émergence, quelle que soit la société que l’on veut construire, il y a une action réciproque entre émergence et reconnaissance au niveau des théories qui se contredisent sans toutefois se nier.

La cohabitation du tout et du non fait dire que l’émergence est le fruit d’un dynamisme discontinu. L’élément le plus important de l’émergence est la construction. Dans la construction, il y a un renouvellement ou une réorganisation. Le renouvellement signifie que pour parvenir à l’émergence, quelque chose d’ancien se conserve, sinon on ne parlerait pas de reconnaissance. C’est parce qu’il y a conservation de quelques acquis que l’on parle de progrès. Pour parler d’émergence, il faut nier, il faut d’abord dire non, mais cette négation est une reprise, c’est le sens du développement dans la réorganisation. La reprise enseigne un enrichissement considérable et rehausse le potentiel social en rendant la société capable d’affronter les nouveaux défis. Au fond, ce travail de reprise ou de cohabitation du tout et du non, de la reconnaissance et de l’émergence est perçu comme un renouvellement, un enveloppement et un emboîtement sans fin, « car ce n’est pas la nouveauté d’une trouvaille, mais la nouveauté d’une méthode » (G. Bachelard, 2013, p. 12). Cette nouveauté met la société en éveil pour lui éviter de tomber dans la léthargie.

L’émergence se traduit dans le renouvellement de la société. Elle n’est pas du tout repos : c’est un travail qui, loin de se reposer sur l’immuable perfection, est sans cesse au travail. La raison en vigueur dans les sciences nouvelles est celle qui correspond à la société qui veut parvenir à l’émergence. Rien ne demeure inamovible dans la société. Même les théories sociales les plus fondamentales et les plus établies n’ont pas droit au repos. Elles sont convoquées au tribunal de l’épistémologie. Cette culture épistémologique n’accepte pas le déjà acquis, car « on fonde en construisant » (G. Bachelard, 2004, p. 121). Au niveau de la construction, il y a une alternance entre les formules de développement et une complémentarité entre la construction antérieure et postérieure.

Il convient de noter que l’émergence, dans l’épistémologie bachelardienne, est une conscience de l’incomplétude et du recommencement. « À chaque recommencement, quelque fermeté nouvelle s’en vient échoir à l’acte, et, dans les résultats, apporte peu à peu l’abondance inconnue » (G. Bachelard, 2014, pp. 80-81). Dans l’épistémologie bachelardienne, au niveau du progrès, il n’y a pas de contradiction entre le passé et le futur de la société, il y a plutôt complémentarité, enveloppement, contraction ou emboîtement. L’émergence est un principe régulateur de complétude, de reconnaissance et de synthèse.

2. Le “non”, facteur de synthèse dans l’émergence

Le “non”, dans l’émergence, pose le problème de la structure de la société. Quant à la reconnaissance, elle fait souvent appel au rôle microscopique que la minorité, aussi infime soit-elle, peut jouer. Si nous coordonnons les deux arguments, le non permet une synthèse des problèmes de progrès et une prise en compte de tous les agents du développement (passé, présent, futur). Comment alors ne pas reconnaître, au niveau socio-épistémologique, l’ouverture de la société en déterminant le principe qui sous-tend l’émergence et la reconnaissance. Si « pour le savant, la connaissance sort de l’ignorance comme la lumière sort des ténèbres » (G. Bachelard, 2005, p. 8), l’émergence et la reconnaissance sont dans une sorte de discontinuité sous-tendue par une continuité structurelle. Certes, la lumière n’est pas les ténèbres, mais on ne peut concevoir le sens de l’une sans l’autre. Car, le sens de l’une dépend soit de la clarté, soit de l’obscurité de l’autre. Dans les deux cas, nous avons une consubstantialité sociale de l’émergence et de la reconnaissance. « C’est à une telle conclusion qu’il nous faudra arriver » (G. Bachelard, 2005, p. 9), si nous voulons dire non à une société ancienne.

Il s’agit, avant tout, de prendre conscience de l’importance des différents acteurs dans le développement pour construire la société autrement. En effet, la construction n’est pas seulement l’affaire d’un parti politique ou d’un seul acteur du développement, mais plutôt de la conjugaison des efforts. « La société évalue mieux son propre développement, sa croissance et espère ainsi en créer davantage » (G. Harpoutian, 2014, p. 20). L’histoire du développement est une synthèse de création de richesses. Lorsqu’un phénomène apparaît, il a une certaine permanence et fait place à un autre. C’est à juste titre que le phénomène nouveau doit reconnaître que son avènement dépend du phénomène précédent. C’est le phénomène du développement par emboîtement. L’emboîtement et l’enveloppement jouent le même rôle dans l’émergence et la reconnaissance. Ils sont inscrits dans une perspective de développement où la théorie de départ est contenue ou sous-tend la théorie à venir.

La reconnaissance situe la société dans une interdépendance de développement par paliers. L’interdépendance se résume comme suit : « la destruction semble souvent totale et la construction jamais achevée. La seule positivité claire d’une connaissance se prend dans la conscience des rectifications nécessaires, dans la joie d’imposer une idée » (G. Bachelard, 2006, p. 14). Au fond, ce qui est à venir ne peut être l’anéantissement de ce qui existe. Certes, c’est une rectification, mais elle ne nie pas ce qui existe déjà. En ce sens, « la négation est la nébuleuse dont se forme le jugement positif » (G. Bachelard, 2006, p. 13). Les jugements doivent trouver des résonances exceptionnelles pour marquer profondément la société et la reconnaissance. La vie, quels que soient les oppositions et les antagonismes, tend vers une harmonie et non vers une destruction. « Sans harmonie, sans dialectique réglée, sans rythme, une vie et une pensée ne peuvent être stables et sûres » (G. Bachelard, 2006, p. IX). Une société ne peut tranquillement chercher la quiétude. Il faut des expériences multiples et de longues discussions pour admettre le développement. « La vérité est fille de la discussion, non pas fille de la sympathie » (G. Bachelard, 2005, p. 134). La discussion, dans l’émergence, est un acte foncièrement constructeur. Elle permet de prendre en compte toutes les sensibilités, de se placer dans un champ épistémologique intermédiaire où, à chaque stade du développement, il y a une pratique synthétique qui fait le bilan du passé et anticipe sur l’avenir.

Ce qui est important au niveau du développement social, c’est l’implication de tous les éléments sociaux dans le développement. En effet, l’intégration de ces différents facteurs permet à la société d’accéder au développement et de s’ouvrir sur des perspectives futures. L’émergence et la reconnaissance ne peuvent se constituer « qu’en détruisant l’esprit non scientifique » (G. Bachelard, 2005, p. 8), c’est-à-dire tout ce qui est contraire ou freine le développement. L’on a souvent besoin de synthèse dans les idées, dans les destructions et dans les vérités pour assembler les conditions d’une nouvelle recherche. « Donnez-nous vos idées vagues, vos contradictions, vos convictions sans preuves, nous en ferons le moteur de la croissance » (G. Bachelard, 2005, p. 13). La synthèse permet de réunir toutes les ambiguïtés et d’en tirer la somme qui peut participer à l’émergence de la société. La synthèse est à la reconnaissance et l’émergence, ce qu’est la construction dans le progrès.

Les structures sociales naissent en vue d’une émergence. Elles se développent autour de la construction et de la reconstruction. Grâce aux progrès de la science, un nombre important de sociétés, dans leur développement, dans leur processus d’émergence après des crises, survivent et passent de l’effondrement à la reconstruction avec une trajectoire marquée par une nouvelle reprise. Une compréhension de l’émergence et de la reconnaissance permet d’envisager la reconstruction comme une nouvelle naissance. La reconstruction sociale vise à réorganiser le tissu social.  Il s’agit de reconstruire une nouvelle psychologie sociale de victoire. Toute la matrice de la reconnaissance et de l’émergence consiste « à résoudre des énigmes, des anomalies » (P. Feyerabend, 1988, p. 62). Pour aller à l’émergence, il faut rompre avec les vieilles habitudes ayant retardé le développement social et reconnaître que la construction du nouvel horizon dépend du passé.

Une analyse sociologique de l’émergence et de la reconnaissance exige « un effort conscient pour créer un appareil nouveau » (T. Delpeuch, 2006, p. 26). Autrement dit, le processus de l’émergence est mené contre une société en léthargie, pour qu’advienne une nouvelle au sein de laquelle on veut éviter les erreurs précédentes. La société, en tant que forme d’organisation, vise les valeurs universelles du bien-être, du progrès et de la paix. Dans son développement, la science joue un grand rôle en tant que facteur de construction et de reconstruction : la mission de construction et de reconstruction est fondamentale pour résoudre les problèmes auxquels sont confrontées les institutions. Si ces problèmes sont mal résolus, il ne peut avoir d’émergence, car l’avènement de nouvelles combinaisons est impossible. C’est donc en termes de construction et de reconstruction qu’il faut poser le problème de l’émergence. L’émergence s’oppose, dès lors, à la perception immédiate comme donnée scientifique. Il s’agit d’une action de construction par la science qui se fait par paliers. De même que « la science avance par série de ruptures nécessaires à son épanouissement » (G. Bachelard, 2004, p. 17), la société aussi progresse vers l’émergence par une série de contradictions surmontées, par enveloppement, par emboîtement.

En ce sens, la construction et la reconstruction ne peuvent se faire sans la science qui sous-tend l’émergence. C’est la connaissance fondamentale des situations de crise qui permet de sauvegarder et d’améliorer les acquis. De ce point de vue, la reconnaissance et l’émergence, au niveau du progrès social, ne doivent pas se perdre dans des conjectures philosophiques, mais dans une reconstruction où l’on voit « poindre le rôle constructeur de la science. Elle fait passer le désordre à l’ordre, il s’agit d’unir la théorie et la pratique pour faire venir au jour le nouvel ordre » (J. Libis, 2012, p. 63). La perspective de reconstruction rime avec la science. Or, selon Auguste Comte, qui dit « science dit action » (A. Comte, 1987, p. 187). Le phénomène social devient un phénomène de construction. C’est la construction qui conduit la société à l’émergence. Elle est donc perçue en rapport avec la construction comme un nœud de relation. L’émergence est une rectification successive de l’ancien ordre social. Mais, tout en rectifiant, elle reconnaît que sans l’ordre antérieur, l’avènement de l’ordre nouveau est impossible. La société n’est société que par sa force de reconstruction. « Ce travail suggère non seulement l’existence du nouvel ordre, mais aussi l’existence d’un univers enrichissant et construit » (G. Avishay, 2014, p. 13). Il va sans dire que toute la matrice de l’émergence repose sur la construction, l’emboîtement et l’enveloppement. La lecture bachelardienne de l’enveloppement est une analyse qui fait la synthèse des contradictions comme une forme de progrès et non de régression.

Par ailleurs, l’émergence de la société nécessite une cohésion des mentalités. Mais l’on connaît l’équivoque selon laquelle à l’origine de la société, se trouve le conflit. Il existe certes une entente superficielle, mais de façon fondamentale et radicale, la description des phénomènes sociaux montre que « les conduites individuelles normales cachent une désocialisation » (J. Baptiste, 1993, p. 62). Autrement dit, dans la conduite et dans le comportement de l’individu il y a une lutte mesquine qui ramène tout à lui. C’est pourquoi lorsque surviennent les problèmes sociaux, « il n’y a aucun scrupule à porter tort à l’autre » (S. Freud, 2010, p. 177). Ce sont ces conduites dévalorisantes que la psychanalyse doit chercher à éradiquer. Si l’on veut faire émerger une société, qu’il n’y ait pas un moyen radical de résoudre les problèmes. Il faut d’abord décrire, chercher à comprendre puis analyser. Face à des situations difficiles, une reconstruction des mentalités s’impose. Pour Canguilhem, l’émergence est un acte de reconnaissance de l’autre comme soi-même, c’est-à-dire une autre mentalité. « Les hommes doivent détruire la pensée paranoïaque qui est l’antithèse de l’acceptation de l’autre » (G. Canguilhem, 1977, p. 116). En ce sens, l’émergence est une entreprise de reconstruction des mentalités, de renouvellement, d’enveloppement, d’emboîtement et de progrès.

3. Émergence et reconnaissance : somme du progrès socio-épistémologique de l’enveloppement, de l’emboitement et du renouvellement

Il n’y a qu’un moyen de faire changer la société, c’est de donner tort à celle qui existe déjà et en changer la configuration épistémologique, c’est-à-dire, faire un examen approfondi de tout ce qui empêche l’évolution de la société. C’est ce que Bachelard appelle le changement de vecteur social. « Dans la tension, tout se construit et se reconstruit, tout avenir est dans une reconstruction » (G. Bachelard, 1996, p. 112). Dans la marche progressive vers l’émergence, tout se construit et se reconstruit. À vrai dire, l’histoire de la société, à travers la reconnaissance et l’émergence, est une histoire du renouvellement, de l’emboitement et de l’enveloppement conçue comme un développement global qui se poursuit par l’effort indispensable de changements socio-épistémologiques. En effet, le changement socio-épistémologique est une « véritable solidarité d’essence mathématique » (G. Bachelard, 2005, p. 88) dans laquelle, de brusques secousses déterminent des périodes de changements sociaux. Symétriquement, il existe aussi des situations dans lesquelles le changement socio-épistémologique prend l’allure d’un travail qui émerge en opérant, considérablement, dans l’avancée, une sorte de démarcation sociale. Il s’opère ainsi, dans la société, une reconnaissance d’une idée de mise en avant débattue, examinée au fil du développement qui, tout en participant au progrès social, ne cesse de s’y opposer. « C’est en effet par la contradiction qu’on arrive le plus aisément à l’originalité » (G. Bachelard, 2003, p. 139). L’homme doit s’efforcer, dans la contradiction, de socialiser ses convictions.

La reconnaissance et l’émergence doivent rompre avec les problèmes psychologiques individuels de la vie, afin de mieux coordonner le progrès social.

Un élément n’est donc pas un ensemble de propriétés différentes comme le veut l’intuition substantialiste usuelle. C’est une collection possible pour une propriété particulière. Un élément n’est pas une hétérogénéité particulière, c’est une homogénéité dispersée. Son caractère élémentaire est démontré par la cohérence rationnelle d’une distribution régulière de ses états (G. Bachelard, 2005, p. 89).

Cette idée implique que la reconnaissance et l’émergence sont des éléments dispersés qui interagissent, afin de faire la somme complète des démarches triomphantes et celles qui n’en sont pas. Dès lors, il n’est pas toujours facile de déterminer où se situe l’obscurantisme à combattre. Par conséquent, il faut instaurer un dialogue entre les forces du progrès.

L’émergence et la reconnaissance, dans leur structure socio-épistémologique, cherchent à éviter le non pour construire plutôt la somme des dissensions. Le progrès social devient une sorte d’intégration où la pluralité est le non des ressources disponibles. Il a ses propres règles, son autonomie peut conduire la société à produire des théories qui renforcent la cohésion sociale. « La pensée scientifique est le principe qui donne le plus de continuité à une vie ; elle est entre toutes, riche d’une puissance de cohérence temporelle (…) Par la pensée scientifique, tous les instants isolés et décousus se lient fortement » (G. Bachelard, 2005, p. 127). Mais cela ne veut pas dire qu’une société cherche forcément la quiétude. Le repos n’est pas un droit de pensée. Il faut des expériences multiples pour que la société puisse décider du repère à suivre. « Il y a dans toute conquête un sacrifice » (G. Bachelard, 2002, p. 82). C’est à ce niveau que jouent l’émergence et la reconnaissance.

La société, en prenant conscience de son développement, aboutit à cette maxime : « il faut errer pour aboutir » (G. Bachelard, 2005, p. 79). Les errements aboutissent à une somme qui est celle du progrès socio-épistémologique. L’évolution seule n’est qu’une expérience directe de développement au cours d’un temps déterminé. C’est un processus d’emboîtement merveilleux, de basculement, de contraste et de rupture. Dans cet acte multiple, la société doit trouver, de proche en proche, le dénominateur commun pour qu’un paradigme de développement émerge. La société doit passer de l’excès d’honneur à l’humilité. « Jamais l’émerveillement d’un esprit n’est si grand que lorsqu’il s’aperçoit qu’il s’est trompé » (G. Bachelard, 2005, p. 80). Hier, on se glorifiait d’être un artisan de l’émergence. Aujourd’hui, il faut reconnaître que la société se révèle comme une entité à construire, à reconstruire, à instruire, autant dire un être à recréer sans cesse.

L’émergence, à travers la reconstruction, l’enveloppement, l’emboîtement, donne une nouvelle naissance à la société. La question qui se pose est de savoir comment reconstruire une société en ruine. Mieux, comment une société peut-elle naître de nouveau ? La nouvelle naissance signifie « une nouvelle liturgie avec de nouvelles tables de lois » (R. Philippe, 2008, p. 18). C’est inventer une nouvelle société comme force logique appelée à revaloriser les nouvelles institutions sociales. Tel semble être le sens de l’émergence et de la reconnaissance. L’émergence est un dépassement de l’ancienne société ayant pour enjeu la construction d’une dialectique où les oppositions ne sont que des dépassements de formes.

La dialectique, dont nous voulons parler ici n’est pas une simple théorie, c’est une suite de méthodes relevant du concret et pouvant être comprise par la pratique. Nous l’utiliserons pour comprendre l’émergence dans sa complexité de construction et de reconstruction. Il s’agit « d’un mouvement alternatif qui, du matérialisme rationnel au réalisme appliqué, tisse avec des péripéties aussi passionnantes qu’imprévues au cours de l’histoire » (P. Ginestier, 1987, p. 39). Autrement dit, la dialectique de l’émergence est plutôt une dialectique scientifique de reconstruction. L’une des questions qu’abordent l’émergence et la dialectique est la structure de la société et de son évolution. En effet, sous l’angle de la structure de l’esprit et de la reconstruction, la dialectique invite à passer à un nouveau type de développement. Cette dialectique de reconstruction cherche à atteindre « l’esprit dans sa structure et dans sa psychogenèse » (J. Piaget, 1976, p. 76). L’esprit étudie le développement des crises engendrées par les contradictions.

Il semble indispensable de former, de reformer les esprits, après la crise sociale, en vue de l’émergence. La question qui subsiste est de déterminer une vérité de reconstruction valable pour tous les esprits en reconstruction. Dans l’enchaînement des contradictions sociales, l’esprit est appelé à lutter, à rediriger et à tirer les leçons de l’histoire du progrès de l’humanité. « Dans la re-construction, l’esprit porte en lui-même son propre adversaire » (L. Althusser, 2013, p. 96). À ce niveau, il faut l’émergence de nouvelles facultés, sans quoi l’on tombe dans la léthargie. Dans sa restructuration, l’esprit doit objectiver l’ancien système et incorporer le nouveau système social. « L’esprit, en se construisant, construit la société dans une sorte de praxis sociale » (X. Molénat, 2005, p. 111). L’émergence permet d’éviter l’habitude et la platitude de l’action. Dans la société, l’esprit est toujours en perpétuelle reconstruction, même si l’esprit en travail peut ne pas être visible pour les esprits non-avertis. Ce travail est décrit par Bachelard comme suit : « salir pour nettoyer, corrompre pour régénérer, perdre pour sauver » (G. Bachelard, 2004, p. 240). Autrement dit, il est inimaginable de parler de reconnaissance et d’émergence dans une situation normale. Pour accéder à l’émergence, il faut un nouvel ordre social. « La société n’a de valeur que si elle émerge du néant » (K. Popper, 1979, p. 250). Au fond de la contradiction émerge une nouvelle société.

L’étape finale de l’émergence d’une société est toujours à venir. C’est un rêve à réaliser à travers la dialectique sociale. L’émergence sera une illusion, si l’on veut faire fi des contradictions qui minent la société. Les contradictions brisent ainsi la tradition et demandent un remaniement total. L’élimination ou le remaniement de certaines contradictions introduit une discontinuité dans la marche progressive de la société. Cette discontinuité introduit une rupture qui, pour la société, est l’adoption d’un nouveau modèle. Ce dernier est la marque de l’émergence, exprimée par Bachelard en ces termes : « il arrive toujours une heure (…) où l’esprit scientifique ne peut progresser qu’en créant de nouvelles méthodes » (G. Bachelard, 2013, p. 135). C’est dire que le nouveau doit surpasser et achever l’ancien. Même si dans l’émergence, il y a la reconnaissance, « c’est pour anticiper dangereusement sur l’avenir et non sur le passé » (P. Ginestier, 1987, p. 47). L’émergence est un processus à achever mais jamais achevé.

En réalité, au niveau de l’émergence et de la reconnaissance, la démarche épistémologique doit être essentiellement pédagogique, mais une pédagogie du non. Dans sa marche du développement, ce qui manque le plus à la société, c’est la pédagogie. La société subit des transformations de valeurs rationnelles sans que les citoyens, acteurs du développement et du progrès, ne comprennent la chaîne qui l’abreuve. La pédagogie va consister à expliquer que les oppositions, le non et la réfutation sont des facteurs d’émergence et de reconnaissance. Même s’il arrive d’en avoir peur, cela n’est que le frémissement de nouvelles réformes introduites sans informations. « Ce climat ne peut que renforcer dans le public la confusion et la méfiance vis-à-vis de l’utilisation désordonnée des méthodes » (G. Bachelard, 2005, p. 31). En réalité, l’émergence est une conquête, un sacrifice, elle nécessite clairement que toutes les forces cohèrent dans une même direction, c’est-à-dire qu’elles adoptent une même méthodologie, une même manière de voir.

Si l’on renonce clairement à cette pédagogie désordonnée pour une pédagogie d’explication, dans une conjonction de la reconnaissance et de l’émergence, on peut éviter les incompréhensions. La reconnaissance et l’émergence sont la somme socio-épistémologique d’un pas de plus qui reconnaît que sans le précédent, il n’est rien.

L’histoire des choses, des êtres vivants et de l’esprit, doit en arriver à unir les faits les uns des autres, parce que les faits sont des faits, parce que des faits sont des actes, parce que des actes s’ils ne s’achèvent pas, s’ils s’achèvent mal, du moins doivent de toute nécessité commencer dans l’absolu de la naissance. Il faut donc décrire l’histoire efficace avec des commencements (…) dans une évolution vraiment créatrice (G. Bachelard, 2014, p. 24).

C’est ce que Bachelard appelle la pédagogie de l’enveloppement qui est une vision d’élargissement du déjà acquis.

Conclusion

L’émergence et la reconnaissance sont deux concepts étroitement liés dans le développement. Voici leur lien : « dis-moi comment l’on te cherche, je te dirai qui tu es » (G. Bachelard, 2013, p. 143). L’émergence et la reconnaissance s’emboîtent dans le développement. C’est pourquoi une lecture bachelardienne les qualifie de développement par enveloppement. Là où il y a reconnaissance sociale, il y a émergence et vice-versa. Même s’il arrive « une heure où l’on n’a plus à chercher le nouveau sur l’ancien (…) cela ne peut durer plus longtemps, pas plus » (G. Bachelard, 2005, p. 139). L’émergence reste un défi ; c’est l’évidence intuitive à atteindre, et la reconnaissance la preuve discursive. La ligne qui réunit les deux points n’est qu’une fonction panoramique et rétrospective, c’est-à-dire une lecture par enveloppement.

Le développement historique de la société demande qu’à chaque palier de son développement, la reconnaissance soit faite au palier précédent. C’est le sens du tout dans l’émergence. Dans la construction, malgré les crises, les visions pessimistes, la société se construit avec la somme socio-épistémologique de toutes les marches de l’escalier. « Finalement, ce sont les conditions de progrès qui sont les raisons les plus solides et les plus cohérentes » (G. Bachelard, 2014, p. 83) du développement par emboîtement. C’est de cette manière qu’on saisira le caractère concret, complexe et fuyant de l’émergence et de la reconnaissance. Au surplus, l’émergence est une série de commencements, de re-commencements. Elle a une essence de re-prise. Elle est faite de renaissance et de re-connaissance, d’enveloppement et d’emboîtement. Elle est communication avec le passé, le présent et le futur.

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SOUS-THÈME V : ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ


LA JUSTICE SOCIALE À L’ÉPREUVE DE L’ÉMERGENCE                             EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE : RAWLS ET FRAZER

Faloukou DOSSO

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

faloukou@hotmail.com

Résumé :

Avec la justice sociale, l’Afrique subsaharienne peut arriver à juguler la violence consécutive à la mauvaise répartition de la richesse commune étant donné que l’échec de la distribution a fait le lit aux crises sociales. Pour Rawls et Frazer, la justice sociale viendra à bout de toute atmosphère d’inégalité et d’injustice sociales. Ainsi toute nation ne peut-elle s’épanouir qu’en s’appropriant les principes et les dimensions de la justice sociale. Pour intégrer la voie de l’émergence, l’Afrique subsaharienne doit éviter de vider cette notion de sa substance émancipatrice. La justice sociale devient le nouvel engagement, l’occasion de redynamisation de l’espace public subsaharien. Il s’agit, dans ce texte, d’inciter l’Afrique noire à relever l’indispensable défi de démocratisation de la redistribution de la richesse commune en promouvant la reconnaissance au double sens rawlsien et frazérien.

Mots-clés : Afrique subsaharienne, Émergence, Émancipation, Justice sociale, Principe, Reconnaissance, Redistribution, Représentation politique.

Abstract :

With social justice, sub-Saharan Africa can manage to stem violence from the misallocation of common wealth, as the failure of distribution has made social crises worse. For Rawls and Frazer, social justice will overcome any atmosphere of social inequality and injustice. Thus, every nation can flourish only by appropriating the principles and dimensions of social justice. To integrate the path of emergence, sub-Saharan Africa must avoid emptying this notion of its emancipatory substance. Social justice becomes the new commitment, the opportunity to revitalize the sub-Saharan public space. In this text, it is a question of encouraging Black Africa to rise to the indispensable challenge of democratizing the redistribution of the common wealth by promoting recognition in both the rawlsian and frazerian sense.

Keywords : Sub-Saharan Africa, Emergence, Emancipation, Social Justice, Principle, Recognition, Redistribution, Political Representation.

Introduction

Le levier de gouvernance de l’Afrique subsaharienne est encore aux mains des puissances décidant du type de développement-progrès qui lui convient. C’est pourquoi, R. Dumont et M.-F., Mottin, (1982, p. 15) perçoivent cette Afrique comme un « énorme gâteau découpé de l’extérieur par les pouvoirs cupides ». Quant au levier de sociabilisation, il est certes aux mains des Africains, mais, à bien observer la parcelle de fonctionnement qui leur reste, ils marquent inexorablement leur incapacité à créer les conditions d’une coopération sociale dynamique. Détournements, corruption, démocratisation tâtonnante et mauvaise répartition de la richesse commune, voilà les véritables maux constituant le lot du quotidien de ces États africains.

Sur le plan économique, le balbutiement de l’Afrique verse dans l’économisme, dans le jeu des chiffres, des indicateurs au développement qui, sur le terrain, ne reflètent pas toujours la réalité. Les trois identités remarquables (la constance colonialiste et/ou post-colonialiste, la démocratisation en cours, l’injustice et l’inégalité sociales) qui la freinent dans son développement-progrès ne se résoudront que dans une atmosphère de coopération sociale forte faisant profiter équitablement aux Africains les retombées de richesse et de la production communes. L’Afrique subsaharienne se doit de s’approprier la conception rawlsienne et frazérienne de la justice sociale.

Il se pose ainsi le problème de la reconnaissance de l’Afrique noire, l’autre nom de l’Afrique subsaharienne, dans un ultime état d’unités socio-économique, politique et culturel vacillant. Cette Afrique se doit de s’en tenir aux principes de la justice sociale en promouvant une coopération sociale dynamique puisqu’aucun État ne peut vivre en vase clos et qu’aucun ordonnancement sociétal ne peut avoir lieu sans d’autres États, en termes de coopération nord-sud, sud-sud. Dans de pareilles situations, l’émergence des États subsahariens ne peut être une réalité. L’Afrique subsaharienne peut-elle émerger dans une atmosphère où tout est réuni pour la tirer vers le bas ?

La justice sociale doit permettre à l’Afrique subsaharienne de faire face aux obstacles internes et externes obstruant son bon fonctionnement et de venir à bout des identités remarquables puisque rien ne peut se faire, en termes de succès, de réussite, en dehors du triptyque reconnaissance-redistribution-représentation politique lorsqu’il est question de préserver un climat de justice sociale en Afrique subsaharienne. Cette Afrique doit avoir quelque chose à donner dans cet impitoyable concert des nations. L’émancipation de l’Afrique subsaharienne passera par l’évaluation des conditions de son émergence (1). L’appropriation de John Rawls et de Nancy Frazer seront des béquilles indispensables à cette émergence (2). Ce qui permettra à cette Afrique de vivre une nouvelle ère oscillant entre principes et dimensions de la justice sociale (3).

1. Justice sociale et émergence en Afrique subsaharienne. À l’ère de sa nécessaire émancipation ?

Aujourd’hui, l’émergence, la nécessaire action de sortie honorable d’une société d’un contexte défavorable pour se faire connaître et/ou reconnaître comme une terre d’opportunité, un espace de redynamisation de l’individu et du collectif, du singulier et du pluriel, est devenue, pour toute Nation, l’indispensable cadre de redressement de son processus d’historicisation. Jusqu’ici, l’Afrique subsaharienne n’a encore rien donné dans cet impitoyable concert des nations où il s’agit de performances, de performances macroéconomique, “macro-philosophique”, “macro-politique”, “macro-religieuse”. Pour sortir des affres du sous-développement en actionnant convenablement le levier qui lui revient afin d’opter pour une société bien ordonnancée, cette Afrique se doit d’être capable « d’une révolution affectant son histoire et ne conduisant à bâtir, ni pour le jour qui passe, ni pour le jour qui vient, mais à édifier sans cesse, dans l’espace et le temps, pour ce qui doit sur-venir » (K. A. Dibi, 1998, p. 41). Pour son salut, l’Afrique noire se doit d’emprunter la voie du sur-venir, de l’avenir reluisant, au détriment de l’ici et du maintenant, du devenir qui laisse des arrière-goûts répugnants dans son processus de sociabilisation.

Il revient à l’Afrique subsaharienne de retourner à son « sol de crédibilité » (K. A. Dibi, 1994, p. 67) la fondant  pour ne pas verser dans la démagogie, l’économisme, le consumérisme, le clientélisme et le mimétisme. Elle se doit de créer les conditions de son autoréalisation, de sa reconnaissance, en se constituant en un indispensable lieu de redistribution équitable de la richesse commune, d’une indispensable représentation politique. L’Afrique noire doit « résister aux tourbillons du monde dans lequel nous sommes tous installés » (T. K., Boni, 1998, p. 128). Il faut sortir « de l’afro-pessimisme » (Y. Konaté, 1998, p. 246). En tout cas, en mettant l’accent sur l’existence de principes, de règles et d’institutions, forts, l’Afrique doit consolider son processus de sociabilisation puisque les crises sociales naissant sont, le plus souvent, le fruit de la mauvaise répartition de la richesse commune. Les Africains subsahariens doivent s’approprier l’émergence pour une sortie honorable et palpable de l’eau.

La nécessaire mise en route de l’Afrique sur la voie de l’émergence doit se garder des « discours selon lesquels l’expérience qui s’offre au monde et qu’elle a à accueillir, relève du mimétisme » (K. A. Dibi, 1994, p. 66). Les initiatives personnelles et l’expérience de ce qui se rapporte à ses réalités existentiales l’aideront à sortir du “copier-coller”. En enclenchant son « imagination créatrice dans le sens de la recherche de solution aux multiples problèmes qui nous assaillent » (S. Diakité, 1994, p. 20), l’Afrique noire doit apprendre à nager et à pêcher.

Sûrement, c’est à l’ère de l’émergence que l’Afrique subsaharienne doit réguler sa relation sociétale, l’indispensable question de redistribution des ressources communes, des retombées de la production générale. En s’appropriant l’émancipation, dimension dynamique de la justice sociale, l’Afrique subsaharienne doit créer les conditions de son ordonnancement en instaurant la question du bon fonctionnement des institutions sociales fortes, de la mise en place de principes solides à partir du triptyque reconnaissance-redistribution-représentation politique. Toute spécification de la société subsaharienne doit résider dans la manière d’actionner son levier. Pour R. Dumont (1973, p. 114), c’est à l’intérieur de la masse de production « que nous supposons constante pour la consommation intérieure, un souci plus marqué de justice sociale en devrait assurer une bien meilleure distribution, interne aussi bien qu’externe ». Il faut faire régner « une certaine qualité de vie [appelée] la société sans mépris » (R. Dumont, 1973, p. 170).

Le subsaharien se doit de se constituer en cet acteur rationnel et raisonnable de la gestion des affaires publiques de sa Cité. Comment “penser l’Afrique noire en pansant” les maux de son sous-développement, alors qu’aujourd’hui, les idéaux émancipatoires des sociétés contemporaines sont orientés dans « une forme de comportement humain qui s’est transformé historiquement » (A. Honneth, 2007, p. 15-16) ? L’Afrique noire se doit de poser les bons pas dans un espace mondialisé où « les causes de division étant d’ailleurs identiques à celles qui favorisent l’unification du monde » (Z. Bauman, 2014, p. 8). En effet, les coups d’épée impérialiste à double tranchant de la mondialisation n’épargnent personne. C’est à l’Afrique subsaharienne de prendre des dispositions pour éviter la banqueroute. L’émergence doit être une affaire d’Africains, de subsahariens, en leur donnant l’occasion de prouver leur capacité d’aller au développement sans l’autre, en termes de conduire sans se laisser conduire par la métropole.

À vrai dire, l’émergence de l’Afrique subsaharienne, en prenant forme dans ce monde de “réification“, se doit de se garder de verser dans « les formes extrêmes du traitement instrumental des autres personnes » (A. Honneth, 2007, p. 16-17), dans un espace où le progrès technique, au lieu d’être la source de libération des hommes, devient l’instrument de confirmation de leur assujettissement, de leur instrumentalisation. La justice sociale ne peut qu’être l’occasion de conciliation entre le libéralisme et le socialisme où le système libéral est considéré comme le système qu’il faut reformuler pour qu’il fonctionne mieux. Il est nécessaire de faire fonctionner le triptyque Liberté – Égalité – Justice pour une meilleure répartition de la richesse commune sur fond de solidarité citoyenne puisque c’est la justice sociale seule qui peut ériger l’inégalité en principe pour aboutir à l’égalité. Il lui faut participer à l’émancipation sociale, politique, économique et culturelle de la société. Pour être une réalité, la justice doit se tenir sur des béquilles principielles et dimensionnelles. C’est à cet effet que l’Afrique gagnerait à s’approprier la conception rawlsienne et frazérienne de la justice sociale.

2. Des principes rawlsiens aux dimensions frazériennes de la justice sociale. Les béquilles de l’émergence de l’Afrique subsaharienne

Rawls et Frazer sont incontournables à la saisie maximisée de la justice sociale puisqu’ils sont arrivés à influencer la société américaine en la faisant émerger, sortir, des différentes crises sociales par l’ultime proposition de la justice sociale (rawlsienne et frazérienne) comme l’impératif catégorique d’organisation sociétale expérimentable. Cette découverte peut faire école dans toutes les autres contrées du globe. Penser l’émergence en Afrique subsaharienne, c’est sans doute ajouter aux principes rawlsiens une bonne dose de reconnaissance, de redistribution et de représentation sans omettre d’introduire la représentation politique. Conjuguer Rawls et Frazer, en matière de justice sociale, c’est adopter une démarche réflexive dont l’objectif est d’éviter que cette valeur indispensable à l’harmonie verse dans la théorisation pure. Il faut, à partir des bases principielles de la justice sociale arriver aux dimensions frazériennes de la justice sociale en s’appropriant inexorablement le triptyque reconnaissance-redistribution-représentation politique dans un “prendre-part” profitable à tous. Pour émerger, il faut mettre en place les bases solides d’un ordonnancement de la société subsaharienne établissant des institutions sociales fortes, optant pour la dynamique de reconnaissance, de redistribution et de représentation politique.

La justice rawlsienne est cet « ensemble de principes pour choisir entre les différentes organisations sociales cette répartition des avantages et pour conclure un accord sur une distribution correcte des parts » (J. Rawls, 1997, p. 30). Elle met l’accent sur l’efficacité des organisations sociales, la répartition des avantages sur la dynamique base de distribution équitable des parts. Le choix des organisations sociales et les closes d’un accord sur la distribution correcte des parts stimulent la faisabilité de la justice sociale. Cette dernière « interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention, par d’autres, d’un plus grand bien » (J. Rawls, 1997, p. 30). La quête de la liberté doit résider dans l’équité, l’égalité. Ainsi, aucune perte et aucun gain de liberté ne se justifient par un gain et/ou une perte de liberté de certains. Il ressort que deux principes majeurs alimentent la faisabilité de la justice rawlsienne, à savoir le principe des libertés de base égales et celui de différence.

Selon le premier principe, « chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres » (J. Rawls, 1997, p. 91). La liberté intègre la vie de chaque personne, sa raison d’être en prônant l’égalité au système qui étend indéfiniment les libertés de base égales pour tous. Personne n’est une source de gain ou de perte de libertés étant donné que la structure de base de la société lui impose le respect des règles, résultat d’un accord, d’un consensus. Pour J. Rawls (2008, p. 69), « chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés pour tous ». C’est dans une atmosphère de coopération que ce rôle doit être joué « pendant toute leur vie » (J. Rawls, 2008, p. 39). Le premier principe vient canaliser la fonctionnalité institutionnelle et morale de la justice sociale.

En évaluant le fonctionnement des institutions en général et celui des institutions sociales fortes en particulier dans le but d’asseoir des politiques sociales de manière à faire de tous les citoyens, des citoyens libres et égaux, le premier principe rawlsien de la justice sociale est favorable à une forte institutionnalisation de la société.

[Selon le second principe,] les inégalités sociales et économiques doivent remplir deux conditions : en premier lieu, elles doivent être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous dans des conditions de juste (fair) égalité des chances; et, en second lieu, elles doivent être au plus grand avantage des membres les plus défavorisés de la société (J. Rawls, 1993, p. 211).

L’on ne parle d’inégalités sociales et économiques qu’en ne s’attachant qu’aux fonctions et aux positions ouvertes à tous, en remplissant les conditions de la juste égalité des chances. L’inégalité se doit de résider dans le « donner plus à ceux qui en ont moins » (E. Kesslassy, 2004, p. 96) et non dans la volonté d’appropriation, celle d’un accaparement de ce qui leur revient de droit. En d’autres termes, les inégalités sociales ne doivent être tolérées que dans la mesure où elles sont à l’avantage des citoyens les plus défavorisés. En effet, c’est à l’avantage de chacun en s’ouvrant à tous et de tous en s’ouvrant à chacun que la gestion rationnelle des affaires publiques intègre tout processus de sociabilisation de la société. L’équilibre de la société est une affaire intéressant tout le monde.

À vrai dire, « Rawls s’efforce de fonder les principes en fonction desquels une société moderne doit être organisée pour garantir la coopération équitable entre ses citoyens en tant que personnes libres et égales » (J. Habermas et J. Rawls, 2005, p. 10). La justice rawlsienne devient le moyen théorique principiel de sociabilisation par le bien, par “le faire ce qui est bien”. Qu’en est-il de la théorie de la reconnaissance de Frazer ? Comment sa conception de la justice sociale peut-elle s’approprier la reconnaissance, la redistribution et la représentation politique ? Comment sa théorie de la reconnaissance peut-elle participer à l’émergence de l’Afrique subsaharienne ?

Les conditions d’une application de la justice sociale doivent s’approprier le principe supérieur de parité de participation, « la question de la redistribution et/ou réorganisation de l’économie et de la production, sur laquelle maints théoriciens de la reconnaissance tendent à rester silencieux » (N. Frazer, 2011, p. 7). En intégrant la redistribution, la reconnaissance et la représentation politique comme des paradigmes de la justice sociale, l’idée de N. Frazer, (2011, p. 112) « était qu’aucun [d’eux] ne pouvait saisir tous les types d’injustices de notre monde »). D’où son slogan : « Pas de reconnaissance sans redistribution » (N. Frazer, 2011, p. 113). Et, il lui sera difficile de ne pas parler de représentation politique puisque Frazer est, elle-même, bien placée pour parler de justice sociale et lui permettre d’atteindre l’objectif assigné. Pour N. Frazer (2011, p. 113), la lutte pour la reconnaissance est loin d’être « une revendication destinée à valoriser l’identité spécifique d’un groupe (qu’il s’agisse d’une identité féminine, ou noire, etc.) mais plutôt la revendication d’un statut égal, celui de pair dans les interactions sociales ». La justice sociale est un outil de valorisation-revalorisation des groupes qui sont instrumentalisés, méprisés. 

En évoquant la représentation politique comme l’une des dimensions de la justice sociale, Frazer reconnaît l’existence d’un dilemme entre la reconnaissance et la redistribution. Sa thèse était que la justice « requiert à la fois la redistribution et la reconnaissance » (N. Frazer, 2011, p. 43), des paradigmes jouant un rôle majeur dans les mouvements de société révélant ainsi « la complexité de la dynamique politique contemporaine » (N. Frazer, 2011, p. 45) face aux crises culturelles, économiques, sociales et politiques. « Aujourd’hui, beaucoup de désaccords portent sur “ce qu’est” la justice (reconnaissance, redistribution, représentation politique) et aussi sur “qui” doit être pris en compte » (N. Frazer, 2011, p. 115). La grande partie des crises dont souffre notre monde ne peut être résolue qu’en intriquant, l’une dans l’autre et dans n’importe quelle situation d’injustice sociale, les diverses dimensions de la justice.

En plus de la redistribution et la reconnaissance correspondant à la classe sociale et au statut, la justice sociale se doit de s’étendre à la représentation politique n’étant que sa dimension politiquement indispensable. La reconnaissance, la redistribution et la représentation politique sont les dimensions de la justice placée sous le principe supérieur de “parité de participation” pour réorganiser l’économie, la production et la politique de la cité. Tout semble tourner autour des luttes pour la “reconnaissance”, « vers de nouvelles grammaires de revendications politiques, plus en phase avec l’esprit “postsocialiste” » (N. Frazer, 2012, p. 9). La nature et l’échelle des luttes pour la reconnaissance ont changé à l’ère de la quête du statut social.

Des conflits sociaux sont motivés par la reconnaissance devenue la nouvelle grammaire de formulation des revendications. Elle aide à la redistribution du pouvoir et de la richesse commune en favorisant l’interaction et la coopération sociétales au-delà des gouffres de différence puisque les prétentions à la reconnaissance « sont également devenues prédominantes au sein des mouvements sociaux tels que le féminisme, qui avaient jusque-là placé au premier plan la redistribution des ressources » (N. Frazer, 2011, p. 71). Nul ne parle de justice sociale en dehors de la reconnaissance, de la redistribution et de la représentation politique, « paradigmes de justice analytiquement distincts » (N. Frazer, 2011, p. 15).

La reconnaissance de Frazer est la reconnaissance symbolique ou culturelle, le remède à l’injustice culturelle qui réévalue les identités méprisées, valorise la diversité culturelle et transforme les modèles sociaux de représentation, d’interprétation et de communication dans le but d’affecter tout le monde. Elle invite chacun à être affecté par la question de l’identité, de la culture et des modèles sociaux. C’est pourquoi, la reconnaissance culturelle et l’égalité sociale, au lieu de se chevaucher, de s’entraver mutuellement, se renforcent en amenant l’inégalité économique et l’absence de respect culturel à former un système. Il faut combattre les formes d’injustice en clarifiant les dilemmes politiques. Le ralliement de ces deux problématiques politiques actuellement disjointes est certes louable, mais il n’est possible qu’en intégrant la reconnaissance et la redistribution dans le but de « parvenir à élaborer le cadre théorique-critique dont notre époque a besoin » (N. Frazer, 2011, p. 14). L’intégration de la reconnaissance et de la redistribution permet d’élaborer le cadre théorique-critique dont a réellement besoin notre époque. En tout cas, aucun équilibre n’est possible en dehors de la reconnaissance et de la redistribution.

L’introduction de la représentation politique comme la dimension politique de la justice sociale est expliquée par N. Frazer (2011, p. 114) en ces termes :

 Supposons que nous parvenons à éliminer toutes les injustices liées à la distribution des richesses et supposons que nous parvenons à surmonter toutes les injustices liées au déni de reconnaissance, est-ce qu’il resterait encore de l’injustice, un obstacle qui empêcherait une partie des gens d’être représentés comme les autres dans la vie sociale ? Oui. C’est le cas lorsqu’un système politique dénie systématiquement l’accès à la représentation politique de certains groupes, qui par conséquent ne peuvent jamais voir leurs idées débattues au Parlement. Par exemple, dans le système américain où comme l’on dit “the winner takes all” (le gagnant emporte tout), autrement dit dans un système politique qui n’est pas proportionnel. Mais c’est surtout la question de la globalisation et des injustices transnationales qui m’a guidée. Car la question de la représentation ne se pose pas seulement dans le cadre national.

La représentation politique est invitée dans le débat de la justice sociale pour faire face au déni de représentation politique de certains groupes qui ne verront leurs idées en train d’être débattue au Parlement faisant de ce dernier (le Parlement) le lieu où chacun peut défendre son statut social. Il s’ensuit que la représentation politique défend la question de la globalisation et des injustices nationales et transnationales en ouvrant le débat du déni de représentation. Il est convenable que chaque groupe défende ses idées, de les débattre au Parlement étant donné qu’il lui revient de mieux orienter ses préoccupations face à l’épineuse question de la globalisation, des injustices nationales et transnationales.

La reconnaissance, la redistribution et la représentation politique jouent un rôle déterminant dans la justice sociale frazérienne qui a besoin des béquilles principielles de Rawls pour atteindre l’objectif qu’elle s’est fixée. Parler donc de justice sociale, c’est partir des principes rawlsiens dans le but d’aboutir aux dimensions frazériennes qui s’approprient la reconnaissance, la redistribution et la représentation politique. Au moment où la reconnaissance culturelle permet à la société d’éviter l’autosatisfaction, le mépris identitaire, culturel et autres, la redistribution économique, quant à elle, va se préoccuper d’une restructuration de l’économie dans l’étatisation de la société dans une atmosphère principiellement appropriée prenant essentiellement en compte la mise en place d’institutions sociales fortes. Il revient à la représentation politique de faire barrage au déni de représentation dans une institutionnalisation de la société qui demande l’apport de chaque groupe.

Sûrement Rawls et Frazer ont quelque chose à donner à cette partie de l’Afrique dans sa volonté d’aller à l’émergence. L’émergence de l’Afrique subsaharienne doit s’approprier Rawls et Frazer pour donner l’occasion aux Africains de s’ouvrir sur une nouvelle ère, celle de leur spécification dans le concert des nations. Comment l’Afrique subsaharienne peut-elle arriver à osciller entre les principes et les dimensions dans  sa volonté de promouvoir la justice sociale ?

3. De L’Afrique subsaharienne entre principes et dimensions de la justice sociale. Acheminement vers une nouvelle ère

L’Afrique subsaharienne doit se restructurer économiquement, culturellement, socialement et politiquement. C’est pourquoi, elle doit se saisir de la justice sociale pour sa réorganisation sociétale.  Il lui faut jouer le rôle déterminant qui est le sien dans le concert des nations en oscillant entre le principiel rawlsien et la conception frazérienne. Du principe de libertés égales pour tous et à celui de différences, l’Afrique noire doit s’imposer des béquilles d’organisation des institutions sociales fortes pour que les crises sociales liées à la mauvaise distribution de la richesse commune soient jugulées. Aussi est-ce avec la reconnaissance, la redistribution et la représentation politique que la théorie frazérienne de la reconnaissance permettra à la justice sociale de se constituer en un indispensable moyen de lutte contre les injustices culturelle, économique, politique et sociale. Il est convenable de bâtir « une théorie sous-tendue par le sentiment de la nécessité de perpétuellement défaire les identités qui se construisent de toute manière en permanence » (N. Frazer, 2011, p. 173). La nécessaire restructuration de l’économie est une indispensable piste de réorganisation du travail, de sa division. Les Subsahariens doivent transformer leurs structures économiques, éviter toute éthicisation politique et toute “géopoliticisation” des fonctions et des positions politiques, administratives et autres positions ne faisant qu’alimenter les axes d’oppression. La justice sociale, telle qu’entendue par Rawls et Frazer, doit permettre aux Africains noirs de faire autrement la politique, d’aborder autrement leur processus de sociabilisation, de restructurer autrement leurs systèmes économiques et de s’approprier autrement les questions culturelles. 

Ainsi l’Afrique noire doit détecter ses axes d’oppression en s’attaquant aux injustices, culturelle, économique, politique et sociale. Devant toute inique distribution et tout déni de reconnaissance, il est convenable d’asseoir solidement la politique de redistribution et de reconnaissance appropriée. Sûrement, c’est de la nécessaire parité de participation au principe de parité de participation dont l’application tient, à la fois, compte de la participation sociale et du participant prétendant de plein droit à la parité que découleront les meilleures conditions de sociabilisation de l’Afrique subsaharienne. En fait, les forces engendrant l’injustice constituent « un nœud de structures multiples, enchevêtrées, allomorphes, les unes étant locales, d’autres nationales ou régionales, d’autres encore mondiales. Les chances de réussite de n’importe quel individu sont déterminées (…) par ces multiples structures » (N. Frazer, 2011, p. 90-91). La justice sociale favorise l’espace justiciable de promotion de ce qui est juste et de ce qui est injuste, de l’injuste qui se justifie dans la volonté de tout un chacun qui utilise l’injustice comme un moyen de dynamisation de la justice.

L’ère de l’émergence en Afrique subsaharienne est celle de la promotion des principes rawlsiens de la justice sociale dans la restructuration économique et de la réorganisation sociale de son espace public favorable à la représentation politique. Une Afrique émergente est une société ordonnée, restructurée, réorganisée. Son actualisation et sa dynamisation ne peuvent trouver d’espace propice que dans les entrailles de la justice sociale. Son ordonnancement est l’occasion d’afficher sa particularité dans un monde en crise. La nécessaire sociabilisation de l’Afrique subsaharienne l’aidera à emprunter la voie de l’émergence dans le rude concert des nations.

Conclusion

La justice sociale est indispensable au développement, au progrès de toute Nation. Elle a fait ses preuves aux États-Unis d’Amérique. Elle peut aider sûrement l’Afrique subsaharienne à aborder aisément la voie de l’émergence puisqu’elle sait combiner justice et injustice. C’est elle seule qui peut arriver à faire fonctionner des institutions sociales fortes sur la base d’une injustice en optant pour la satisfaction des défavorisés, ceux qui sont en quête de biens primaires. L’institutionnalisation de toute société et sa réorganisation sur des bases de reconnaissance, de redistribution et de représentation politique feront poser toutes les contrées, l’Afrique subsaharienne y compris, sur des béquilles inébranlables.

Du principe de libertés égales pour tous au principe de différence, la justice sociale est ce moyen efficace d’ordonnancement de la société. C’est avec elle que l’on peut asseoir les bases d’une société bien ordonnée où aucun obstacle ne peut se dresser contre le processus d’institutionnalisation et de réorganisation sociale. C’est ainsi que l’Afrique noire peut être animée de cette volonté de résorber les crises sociales liées à la mauvaise répartition des richesses et des productions communes. En s’étendant à la théorie de la reconnaissance (de Frazer), la justice sociale va se charger de promouvoir la reconnaissance, la redistribution et la représentation politique pour faire reculer la société de mépris.

C’est en optant pour la reconnaissance que la justice sociale arrivera aussi à s’en prendre à l’injustice culturelle, à réévaluer les identités méprisées et les produits culturels des groupes discriminés. En tant que remède à l’injustice économique, la justice sociale s’approprie la notion de redistribution, restructure l’économie, transforme les structures économiques fondamentales pour les soumettre au contrôle démocratique de gestion rationnelle et raisonnable des affaires publiques de la société. La représentation politique lui permettra de défendre politiquement les injustices liées au déni de représentation au-delà des réalités nationales.

La justice sociale, en s’expérimentant en Afrique subsaharienne entre dimension (Frazer) et principe (Rawls), arrivera sûrement à résorber les crises sociales découlant de la mauvaise répartition de la richesse commune. Il est question de sortir l’Afrique noire de l’immaturité, de la gabegie et du mimétisme. Cela sous-entend que l’équilibre de toute société réside dans sa ferme volonté de faire face aux divers axes d’oppression, à l’inique distribution des ressources et de la production communes et au déni de reconnaissance obstruant son étatisation.

L’émergence devient le moyen d’appropriation de la notion d’injustice, qu’elle soit culturelle, économique, politique et sociale, dans le but de faire face aux crises qui déséquilibrent son institutionnalisation et son organisation. Et, la justice sociale reste et demeure l’indispensable remède aux injustices économique, culturelle, politique et sociale. Ainsi revient-il à cette partie de l’Afrique de commencer par restructurer et réorganiser sa société dont le fonctionnement est perfusé par toute sorte d’injustice, de corruption, de dysfonctionnement. Son émancipation doit tenir compte de son processus d’historicisation découlant en grande partie des injustices culturelle et économique sur la voie de toute parité de participation.

Avec Rawls et Frazer, la justice sociale permettra à l’Afrique de se particulariser sur la voie de l’émergence, l’autre nom du progrès et du développement. Il faut vaincre la misère, la pauvreté, tout phénomène accablant son émancipation. L’émergence est l’ultime voie d’institutionnalisation sociale forte de l’Afrique noire, de sa restructuration économique, culturelle, politique et sociale. Il est question de sortir de cette manière calculante et déshumanisante de s’approprier l’économie pour éviter d’ouvrir les portes de la marchandisation de l’humain.

L’Afrique subsaharienne doit se garder de restructurer sa culture dans un espace clos en ne défendant que ses valeurs, ses coutumes transmissibles d’une génération à une autre. Ici, ce sont l’ouverture aux autres cultures, l’inventivité, l’ingéniosité qui doivent dynamiser la sociabilisation en se faisant par la solidarité. L’émergence de l’Afrique noire est l’occasion de son rachat qui ne peut être total qu’en promouvant la justice sociale qui se doit d’avoir pour inséparable compagnon la solidarité.

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JUSTICE ET RECONNAISSANCE DANS UNE SOCIÉTÉ PLURALISTE :     LES ÉTATS-NATIONS D’AFRIQUE À L’ÉPREUVE DE L’ÉMERGENCE

Marcelin Kouassi AGBRA

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

agbrak@yahoo.fr

Résumé :

Les États-nations africains ont, au départ, minimisé ou occulté la question de la diversité culturelle. Les minorités ont été soit marginalisées, soit réprimées quand elles ont voulu réclamer et assumer leur différence. Mais la démocratie ne peut s’accommoder de telles pratiques. Elle intègre à ses paradigmes, la reconnaissance et le multiculturalisme comme condition du développement humain, politique et économique. Reconnaître les minorités et la différence culturelle, c’est faire preuve d’humanisme et de justice. L’humanisme et la justice deviennent, par conséquent des critères indiscutables de l’émergence des États africains.

Mots-clés : Émergence, Humanisme, Justice, Minorité, Multiculturalisme, Reconnaissance.

Abstract :

Africa’s State-nations, at the beginning, have minimized or occulted the question of cultural diversity. The minorities either were marginalized or are repressed when they wanted to claim and assume their difference. But the democracy cannot put up with such practices. It integrates into its paradigms, recognition and multiculturalism as condition of the human, political and economic development. To recognize the minorities and the cultural difference, it is to give proof of humanism and justice. Humanism and justice become consequently indisputable criteria of the emergence of the African States.

Keywords : Emergence, Humanism, Justice, Minority, Multiculturalism, Recognition.

Introduction

La reconnaissance est aujourd’hui un concept central du débat politique. Contrairement aux sociétés traditionnelles microscopiques, les sociétés modernes se caractérisent par leur aspect multiculturel et multi-ethnique. Le pluralisme est donc l’une des caractéristiques desdites sociétés. Dans ces sociétés pluralistes, coexistent des communautés avec des identités différentes qui demandent à être reconnues comme telles. Mais il arrive que certaines cultures ou communautés, certains individus soient privilégiés et favorisés au détriment d’autres dans les affaires publiques. De ce fait, les demandes de  reconnaissance et de justice sociale deviennent une préoccupation majeure dans un contexte de démocratie. Or, en Afrique, la défense des minorités apparaît bien souvent comme un luxe. En effet, face à l’urgence des questions telles que celles du VIH, du virus d’Ébola ou encore de la pauvreté, celle de la reconnaissance n’est pas une priorité. Ainsi, nombreux sont les minorités autochtones, groupes ethniques, communautés, peuples qui souffrent du peu d’attention que certains États accordent à leurs droits. Dans leurs efforts de construction nationale, les États modernes africains créés après l’indépendance, ont préféré l’unité à la diversité culturelle, facteur de division. Le défi était de fondre des groupes ethniques disparates dans l’État-nation auquel les individus s’identifieraient. Or, aujourd’hui, au regard des revendications politico-sociales, le projet de l’unité nationale et particulièrement celui de l’unité culturelle n’a pas abouti. C’est pourquoi, les sociétés africaines, au sein desquelles se rencontrent plusieurs groupes culturels et des minorités (Afrikaner, pygmées et handicapés), se trouvent confrontées à des demandes de reconnaissance et d’intégration socio-politiques persistantes. Il semble qu’il faut changer de cap et tenter de relever un nouveau défi : celui de la diversité culturelle. Il  s’agit de combattre l’exclusion sociale, politique et économique. Ce défi se nourrit des thèses multiculturalistes. Mais, qu’est-ce que le multiculturalisme ? Le multiculturalisme peut se définir comme étant le fait qu’au sein de toute société, existent des cultures différentes qu’il est juste de reconnaître. Cet état de fait légitime l’interrogation suivante : La reconnaissance et la discrimination fut-elle positive, sont-elles compatibles dans une société démocratique ?  Notre article, qui s’appuie sur une méthode analytico-critique a pour objectif de montrer que l’émergence des sociétés démocratiques modernes repose sur la reconnaissance des identités différentes et l’éclosion de la justice sociale comme équité et respect de la dignité humaine. Cette démonstration se fera en trois étapes. Il s’agit, d’abord d’exposer le déni de reconnaissance dans l’État-nation postcolonial (1), ensuite, nous montrerons que la reconnaissance participe de l’humanisme (2) et, enfin, nous dirons comment la reconnaissance des minorités et des différences culturelles peut contribuer à l’émergence des États africains.

1. Ethnocentrisme et déni de reconnaissance en Afrique

Les pays africains et leurs frontières tels que nous les connaissons aujourd’hui sont le produit de l’imagination des pays colonisateurs. Ce découpage territorial a créé « des colonies dans lesquelles furent regroupés des ensembles sociaux dont les configurations culturelles étaient contrastées, ou même qui étaient liés par des rapports d’hostilité… [Cela] apparaît comme la cause principale des conflits qui déchirent aujourd’hui les États(D. N’goïe-ngalla, 2003, p. 47). En effet, ce découpage territorial arbitraire ne tient pas forcément compte de l’organisation sociale, politique et territoriale des peuples et des tribus africains. C’est pourquoi,  le découpage territorial des peuples africains est souvent en porte-à-faux avec la réalité.  Ils n’ont pas décidé de s’unir volontairement pour vivre sur un territoire délimité  afin de créer l’être artificiel qu’on appelle État. L’association politique dont Rousseau dit qu’elle est un acte strictement volontaire est forcée et faussée mais accouche de l’État-postcolonial au lendemain des indépendances. En dépit de leur indépendance, les États ont conservé les frontières héritées de la colonisation. L’appui juridique que reçut cette nouvelle carte de l’Afrique consacra l’institution des États sans tenir compte des frontières ethniques. L’État africain, dans ce sens, n’est pas le fruit d’un contrat social volontaire, mais un État imposé qui, au lieu d’intégrer les différents groupes ethniques et religieux a créé une société sans fondement réel.

Aussi, à peine l’indépendance acquise, les gouvernants africains optent pour un pouvoir unitaire centralisé. En dépit de la chute des empires et des monarchies et leur remplacement par des États républicains, l’avènement d’un régime véritablement démocratique est loin d’être acquis. Au contraire, le pouvoir politique est conçu comme un pouvoir centralisé fort qui consacre la domination du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif. Le régime, bien que républicain favorise le retour au monopartisme avec la création d’un parti unique dans lequel le chef du parti qui est aussi le chef de l’État accapare tous les pouvoirs. Il s’agissait pour les partis uniques de régenter la totalité de la vie publique et sociale, de l’assujettir aux fins décrétées communes. De cette façon, il est imposé l’unité du peuple au sein duquel ne devrait s’engendrer aucune fissure. Dans un tel contexte, toute demande de reconnaissance est vue comme une dissidence[67] qui, lorsqu’elle n’était pas réprimée est simplement décapitée par la violence.

Or, l’État est, selon les philosophes du contrat, le fruit de ceux qui s’engagent volontairement à vivre ensemble. Ici, l’absence de cette volonté de vivre en communauté va tronquer la lutte pour l’accès au pouvoir. Puisque chaque groupe pense accéder au pouvoir pour protéger les intérêts de son clan. Chaque clan qui accède au pouvoir, l’accapare et marginalise les autres qui ne cherchent qu’à en découdre avec leurs compatriotes devenus ennemis. Dans l’impossibilité de renverser le pouvoir ennemi, la voie de la sécession est parfois privilégiée. La sécession du Katanga et le génocide rwandais nous montrent toute la gravité de ces rivalités  ethniques. En effet, dans une société rwandaise féodalisée, la minorité Tutsi monopolisait le pouvoir. Malgré l’indépendance, cette situation de monopole perdura avec la bénédiction de la métropole à qui profitait la division de cette société bi-ethnique. Mais l’illégitimité de ce pouvoir politique provoqua la révolte des hutus qui avaient perdu le pouvoir et qui ne supportaient plus la domination tutsie.

Ainsi, des pseudo-États en passant par des régimes mi-tribaux, mi de classes, aux régimes multipartistes, l’entreprise nationale relevait presque de l’utopie. Si on était loin de la guerre naturelle de chacun contre tous dont parle Hobbes, les menaces de sécession permanentes, les coups d’État avec leurs corollaires de révolte populaire étaient les choses les moins rares. Cette prégnance de la contestation et de la violence s’explique surtout par des divisions profondes entre des franges de la population dont certaines sont privilégiées soit pour leur situation économique, soit pour leur appartenance ethnique. En conséquence, si l’État postcolonial est contesté, il l’est plus pour son incapacité à résoudre les antagonismes tribaux que par son embourgeoisement. En effet, des groupes ethniques sont souvent totalement exclus des avantages de l’indépendance ; ce qui provoque des contestations violentes et radicales allant des manifestations populaires à la guerre civile en passant par des coups d’État. Les frustrations et les contestations qui suivent, créent des situations qui ouvrent la voie à des aventures populistes qui délocalisent et dénaturent le débat public.

Le débat politique se déplace sur le champ culturel et ethnique par l’exclusion sociale et politique de l’ethnie adverse. Il en découle que les régimes en place et leurs opposants se transforment en spécialistes de l’épuration ethnique et de l’exclusion de certains groupes sociaux. Les différentes ethnies se regardent parfois en chien de faïence. Une situation que Marcien Towa (1977, p. 205) décrit comme suit : « Puisque la volonté d’être soi, ne se manifeste que si cet être propre est menacé ou nié, c’est la même chose de dire qu’elle implique un conflit avec celui qui menace ou nie mon identité, autrement dit, il faut affronter l’autre qui nie notre identité, notre être soi ». Autrement dit, l’altérité devient adversité. L’autre ne se présente pas à moi comme partenaire mais, comme un adversaire, voire un ennemi. Toutes les guerres civiles qui ont lieu sur le continent ont, plus d’une fois, montré que la cible essentielle des rébellions n’est pas toujours un système, un régime, mais aussi un groupe ethnique, une culture. Le continent de la pauvreté et des grandes pandémies est devenu celui des réfugiés et des déplacés. Dans un continent où le nombre de réfugiés le dispute à celui des morts, point n’est besoin de faire des efforts pour lire le sombre tableau des antagonismes ethniques. Dans la quête du pouvoir politique, il se forme des entités antagonistes impliquant des populations entières. Ibo contre Éfik au Biafra, Hutu contre Tutsi au Rwanda, musulmans du nord contre chrétiens du sud en Côte d’Ivoire[68]. Cette segmentation de la population révèle le caractère démagogique des discours nationalistes. La fracture sociale est évidente et la construction de l’identité nationale est en porte-à-faux par rapport à la réalité sociologique. Dans les pays où sévit l’horreur de la guerre civile, on est mutilé ou tué pour sa seule origine ethnique. Les discours tribaux et haineux révèlent parfois les antagonismes entre les groupes ethniques qui se regardent en chien de faïence. Ainsi, ce sont les ennemis de la République qui sont traqués et les horreurs qui accompagnent ces massacres font frémir. Des groupes ethniques ou religieux traités en ennemis au sein de leur pays sont pourchassés, tués. Les plus chanceux sont contraints à l’exil. Dans un tel contexte, comment peut-on parvenir à l’intégration ?

2. Reconnaissance, intégration et humanisme

L’État-nation, tel qu’il a existé après la période postcoloniale est, aujourd’hui, frappé de caducité et demande à être repensé sous un modèle cosmopolite et multiculturel. Cela signifie que la gestion du pouvoir étatique doit tenir compte des groupes minoritaires et culturels différents. La reconnaissance des identités plurielles est donc une condition de la légitimité démocratique. La question qui se pose alors est la suivante : comment partir de la multiplicité pour aboutir à l’unité dans un contexte de démocratie ?  Quel type de société peut conduire à l’émancipation de l’individu et des groupes sociaux ?  Parce qu’en mettant l’accent sur les groupes sociaux ou les minorités, on risque de faire le lit du communautarisme et fouler aux pieds les valeurs universelles de la démocratie au nombre desquelles se trouvent incontestablement les droits de l’homme. La question des identités n’est pas moins problématique, dans la mesure où l’individu peut avoir plusieurs identités et les changer comme il lui plaît.

Reconnaître les minorités, c’est à la fois reconnaître leur droit à l’existence tout comme leur dignité. C’est en fait, adopter à leur égard une attitude philanthropique. N’est-ce pas ce que recommande l’humanisme ? La marque de l’humanité est la diversité qui est politique, religieuse ethnique, etc. Ne pas le reconnaître, c’est faire preuve de cécité intellectuelle ou s’engager sur le chemin de l’ethnocentrisme et de la barbarie. Au contraire, l’humanisme veut qu’on prenne pour fin la personne humaine et son épanouissement. L’humain, c’est aussi celui qui est capable de voir en l’autre son semblable au-delà de ce qui peut les différencier.  Notre rapport à l’autre tient compte de deux choses : ce qui nous est commun et ce qui nous distingue. La prise en compte de ces deux éléments favorise l’harmonie et l’intégration sociale. Une société intégrée est une société où les différences ne constituent pas une entrave au vivre-ensemble. En elle, sont traitées de manière égale, les identités multiples et diverses.

De fait, le rejet ou la marginalisation d’un groupe social, si petit soit-il, et pour quelque raison que ce soit, conduit hors de l’humanité. C’est un acte de barbarie qui peut avoir des effets insoupçonnés. C’est pourquoi, la démocratie se fondant sur l’application aveugle de la loi de la majorité doit être revisitée. La démocratie qui se conjugue aujourd’hui avec l’État de droit et les droits de l’homme ne peut rester sourde aux demandes de plus en plus persistantes de reconnaissance.

C’est d’abord sur le plan individuel que la reconnaissance doit conduire à l’émancipation. Dans cette perspective, les attitudes visant à créer l’apatridie, paraissent contraires à la politique émancipatrice. Or, l’actualité politique mondiale met au premier plan cet épineux problème de l’apatridie : les migrants, les bi-nationaux sont confrontés à des problèmes d’intégration. Certains l’utilisent parfois même à des fins politiques.[69] D’autres manifestent à l’égard des migrants, une attitude xénophobe et dégradante parce qu’on a du mal à leur définir une identité. Amin Maalouf le souligne dans le texte suivant :

Depuis que j’ai quitté le Liban pour m’installer en France, que de fois m’a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais ‘’plutôt français’’ ou ‘’libanais plutôt’’. « Je réponds invariablement l’un l’autre ! Non par quelque souci d’équilibre ou d’équité mais parce qu’en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas quelqu’un d’autre, c’est que je suis à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est cela mon identité (A. Maalouf, 1998, p. 43).

À travers ce témoignage, se perçoit toute la difficulté liée à l’identité des immigrés dans les sociétés d’accueil. Le refus du métissage culturel ou racial crée des apatrides. Assez souvent, les médias nous montrent des images d’immigrants faméliques et maltraités quand on ne leur ferme pas les frontières justifiant l’affirmation suivante de Rousseau (1966, pp. 38-39) : « tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux ». Platon, dans sa République avait également initié une purge sociale. En effet, selon Platon, dans la cité, « il faut élever les enfants des sujets d’élites et non ceux des sujets inférieurs, [en plus] les enfants des sujets inférieurs et mêmes ceux des autres qui auraient quelque difformité, ils seront cachés en un lieu interdit » (Platon, 1966, 459d et 460d). La cité que veut construire Platon, est une cité d’élites, de laquelle il compte retirer les handicapés. Les sociétés démocratiques modernes peuvent-elles tolérer de telles exclusions ?

À cette interrogation, il nous paraît intéressant de répondre par la négative. En effet, ne pas être reconnu par la société à laquelle nous appartenons, ou se sentir exclu par elle est une expérience douloureuse et répugnante qui suscite la lutte pour la reconnaissance qui, selon Axel Honneth (2006), est motivée par la conscience du tort. Celle-ci se décline en déni de reconnaissance, mépris social ou invisibilité sociale, autant d’abus dont l’individu doit se libérer. Comme l’écrit Horkheimer (1974, p. 144), « l’émancipation de l’individu ne signifie pas s’émanciper de la société, mais délivrer la société de l’atomisation, une atomisation qui peut atteindre son point culminant dans les périodes de la collectivisation et de la culture de masse ». Ce que veut l’individu et que la société doit favoriser est l’émancipation qui est le fait de se libérer de l’assujettissement ou de s’affranchir d’une domination. L’idéal de démocratie auquel aspirent les sociétés modernes autorise cette émancipation. Elles sont appelées à promouvoir l’émancipation de l’individu et la construction de son identité personnelle. L’émancipation et l’épanouissement de l’individu constituent un critère essentiel de l’évaluation des sociétés. L’unité de mesure de celles-ci est la réalisation de soi à en croire Honneth. Que faut-il entendre par là ? « Par « réalisation de soi », il faut entendre un point de repère permettant de s’interroger sur un ordre social pour savoir s’il assure à ses membres des possibilités satisfaisantes de formation de l’identité » (A. Honneth, 2000, p. 179). L’individu apparaît ici comme une production sociale qui se réalise par le truchement de l’identification à autrui et par sa reconnaissance. La reconnaissance est donc au cœur du social comme le moyen de la réalisation d’autrui et de son humanisation. Cela implique que les sociétés reposent sur les relations humaines et qu’elles ne peuvent subsister qu’à condition de satisfaire les attentes de reconnaissance fondamentale des individus qui se subdivisent en trois modes de reconnaissance mutuelle : la relation d’amour, la relation juridique et l’estime sociale. Ce triptyque est le fondement de l’intégration sociale. C’est de cette façon que les individus et les groupes sociaux peuvent s’intégrer dans les sociétés.

En effet, l’intégration ne concerne pas que les individus. Elle concerne également les groupes sociaux comme les immigrés, les réfugiés et les métis qui sont porteurs de nouvelles identités. Leur intégration implique la reconnaissance de leur humanité par la naturalisation, le respect de leur dignité et de leur culture. Le multiculturalisme trouve ici sa contextualisation avec pour matrice l’idéal de la reconnaissance et de la justice sociale. Il peut arriver que les valeurs de la société d’intégration soient en contradiction ou incompatibles avec celles des immigrés, mais cela n’est pas suffisant pour les rejeter. Car la différence peut être source d’enrichissement. Les immigrés méritent donc une attention soutenue et un traitement conforme à leur statut d’être humain. En cela, on peut suivre Kant dans ce qu’il prescrit dans son impératif catégorique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen » (E. Kant, 2008, p. 143). Au travers de cette recommandation, on peut voir que la reconnaissance implique une attitude de sympathie, de gratitude et de bienveillance à l’égard d’autrui pour construire une société juste.

3. Reconnaissance, justice et émergence

Quelques années seulement après les indépendances, l’échec du projet nationaliste africain a commencé à se faire sentir. Le mythe nationaliste a été démystifié et des contre-élites, des partis politiques d’opposition se sont formés pour annoncer la fin des tabous derrière lesquels se sont réfugiés les régimes postcoloniaux : le parti unique qui sert de prétexte à l’unité nationale est battu en brèche et récusé ainsi que le mirage du développement. L’entreprise nationale n’ayant aucun autre élément fondamental, il fallait tout remettre en cause pour rétablir la société africaine sur la base d’un nouveau contrat social. Mais comment parvenir à cet objectif ? Différentes options ont été explorées : coup d’État, guerre de sécession et guerres civiles. Les unes et les autres ont montré leurs limites. La guerre du Biafra, la sécession du Katanga, du Front Polisario et de la Casamance, les différents coups d’État et les révolutions qui ont eu lieu au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, n’ont pas donné le résultat attendu. L’émergence, pour ne pas dire le développement de ces pays comme pour les autres États africains ne montre pas le bout du nez. On est alors tenté de se demander : la lutte pour la reconnaissance n’est-elle pas une alternative à l’échec des solutions violentes ?

L’hypothèse risquée ici est que l’émergence des pays africains dépendra de la construction d’une société intégrée, qui promeut l’émancipation de chaque individu, de chaque groupe social sans discrimination. Les sociétés africaines ne sont pas confrontées aux mêmes problèmes que connaissent les sociétés occidentales fortement industrialisées. Contrairement à ces dernières, la question de l’inégalité ne se pose pas en termes de classes sociales. Ici, l’accent est plutôt mis sur les disparités régionales et ethniques. Les discriminations entre groupes sociaux sont les sources principales de l’injustice. Pour juguler ces discriminations, il semble indispensable de respecter les droits de l’homme dont les catégories essentielles sont le respect de l’autre et de sa dignité. En effet, une société qui éradique l’inégalité par la distribution des biens et le respect des droits sans parvenir à une intégration par le respect de l’identité et des valeurs culturelles des différentes communautés, ne peut prétendre à la justice et au développement. L’émergence et le développement ont plusieurs ressorts. Le ressort économique est certes important mais l’aspect social et humain ne saurait être relégué au second plan. De quoi s’agit-il ?

Les sociétés africaines sont multiculturelles pour ne pas dire multi-etniques. C’est un secret de polichinelle que de dire que depuis leur accession à l’indépendance, certains groupes ethniques ont été lésés et d’autres favorisés. La question de la justice sociale ne se pose, peut-être pas en termes de réparation, c’est-à-dire par une discrimination positive, mais de reconnaissance des identités. Au fond, il s’agit de traiter publiquement, entre autres, la question du genre, celle des minorités, et la question des disparités régionales ou ethniques.

Il est difficile d’évoquer la question du genre dans une société en quête de développement sans toucher à la République de Platon. Il est l’un des premiers à accorder aux hommes et aux femmes les mêmes privilèges. Dans la cité idéale qu’il décrit et qu’il construit en idées, il met les hommes et les femmes sur un pied d’égalité. D’abord, ils reçoivent la même éducation publique. De la gymnastique à l’astronomie, elles reçoivent les mêmes enseignements et font les mêmes exercices que les hommes. Et en fin de compte chacun exerce le métier pour lequel il est le plus doué. « … nous n’admettrons pas pour cela comme démontré que la femme diffère de l’homme sous le rapport qui nous occupe et nous continueront à penser que les gardiens et leurs femmes doivent remplir les mêmes emplois » (Platon, 1966, p. 209). Cela signifie qu’une femme peut être tout autant artisane, gardienne que philosophe-roi. Or, Platon place cette cité au rang de cité parfaite. Il va sans dire que la cité idéale qui prône l’égalité des sexes est une cité juste au sein de laquelle la question du genre est réglée.

Cette question telle que posée par Platon, a un intérêt particulier. En effet, de manière générale, la question du genre est posée sous une forme de réclamation de la parité homme et femme. L’orientation platonicienne du genre qui s’inscrit dans la conception platonicienne de la justice, est différente. Chez lui, au lieu d’une parité réclamée sur la base du nombre, est privilégiée la compétence sans distinction de sexe. Par exemple, s’il y a dix postes à pourvoir et qu’il y a huit femmes compétentes, il n’y a pas de raison qu’on ne les prenne pas. Ce ne sont ni la parité ni les quotas qui règlent la question du genre mais la compétence. Pour ne l’avoir pas compris, les hommes ont créé des discriminations en réservant des postes et des titres exclusivement aux hommes, pour tenter de les corriger par la parité, les quotas ou les discriminations positives. Pour Platon (1966, p. 209) au contraire : « Il n’y a pas dans l’administration de la cité de fonction propre à la femme, en tant que femme, non plus qu’à l’homme, en tant qu’homme ».

Il suit de ce qui précède que la question du genre telle que nous la posons aujourd’hui, est un pur produit de la culture. De façon naturelle, l’homme et la femme sont différents par le sexe. Cette différence physique et biologique n’induit aucune supériorité morale et intellectuelle de l’homme. C’est l’artifice fait par l’homme en introduisant le concept « genre » pour distinguer le genre féminin du genre masculin qui est la base de la discrimination et de la supposée supériorité de l’homme sur la femme. « On ne naît pas femme, on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin ». (Beauvoir, 1976, 13). Cette formule montre bien que la distinction masculin/féminin n’a rien de naturel. Elle ouvre ainsi la voie à la contestation de la discrimination entre homme et femme. Longtemps discriminées et exploitées, les femmes réclament de plus en plus de justice et le rétablissement de leurs droits dans les démocraties contemporaines. Car, en réalité, ce n’est pas le sexe biologique qui fait d’un individu un homme ou une femme mais son genre  social, c’est-à-dire une construction arbitraire et sociale. Ce qui est en cause, c’est le système social. En conséquence, là se trouve le remède. Si le formatage a fait de la femme ce qu’elle est devenue, le reformatage pourra redresser la barre, parce que si le modèle féminin est un acquis comme le pense Simone de Beauvoir, il n’est pas indépassable. La solution peut résider dans l’abolition de la catégorie sexe dans la construction de la société. Comme l’écrit Wittig Monique (2001, p. 49) :

La catégorie de sexe est une catégorie totalitaire […]. Elle forme l’esprit tout autant que le corps puisqu’elle contrôle toute la production mentale. Elle possède nos esprits de telle manière que nous ne pouvons pas penser en dehors d’elle. C’est la raison pour laquelle nous devons la détruire et commencer à penser au-delà d’elle si nous voulons commencer à penser vraiment, de la même manière que nous devons détruire les sexes en tant que réalités sociologiques si nous voulons commencer à exister.

Ce qui est en jeu, c’est le bannissement des attitudes phallocratiques qui fondent la supériorité du sexe masculin sur le sexe féminin. Les distinctions basées sur le sexe doivent être bannies de la société si nous voulons parvenir à une société égalitaire.

La question de la reconnaissance se pose également au niveau des minorités. Entendons par minorité, une partie de la population d’une communauté qui rassemble un nombre inférieur d’individus à la majorité des individus autour d’idées et de mode de vie particuliers à une communauté donnée. Il peut s’agir de partis politiques ne faisant pas partie de la majorité au pouvoir tout comme de tout autre groupe minoritaire au sein de la société démocratique. La question qui se pose alors est de savoir : comment la majorité peut-elle gouverner sans que sa gouvernance ne se transforme en tyrannie ? En d’autres mots, comment gouverner en tenant compte des aspirations des groupes minoritaires ? Michael Walzer donne quelques éléments de réponse dans son texte intitulé Sphères de la justice. Il y propose une conception « complexe » du multiculturalisme et de l’égalité qui relève de plusieurs sphères sociales : la politique, l’économie, les loisirs, la religion etc. À ces différentes sphères correspondent des biens différents comme l’argent, le pouvoir, l’amour, et la grâce divine. Comme chacun ne peut pas tout posséder à la fois, on peut être mieux logé ici que là-bas. Mais il n’est pas bon d’utiliser ses avantages ici pour s’imposer ailleurs, c’est ce que Walzer appelle la prédominance. « L’égalité complexe signifie que la position qu’occupe un citoyen au sein d’une sphère relativement à un bien social ne peut pas être réévaluée par sa position à l’intérieur d’une autre sphère, relativement à un autre bien » (M. Walzer, 1997, p. 45).  Par exemple, il est injuste d’utiliser son argent pour accaparer le pouvoir politique et l’accès à l’éducation qui, eux, relèvent d’une autre sphère. Cette conception walzerienne du multiculturalisme permet, selon ses propres termes, de construire un modèle de société « libérée de la domination ». Ce qu’il récuse dans la société démocratique et plurielle, c’est donc la prédominance. Elle se distingue de l’égalitarisme qui repose sur l’absence de monopoles des biens sociaux. La justice impose des frontières aux sphères afin que « tous les biens sociaux n’aboutissent pas entre les mains des mêmes personnes » (M. Walzer, 1997, p. 155). Les frontières entre les sphères étant « étanches », il est improbable que des citoyens parviennent à occuper toutes les positions avantageuses dans toutes les sphères à la fois.

Pour faire coïncider la société démocratique avec l’égalité, Walzer préconise un élargissement des bases de la justice. Comme il y a plusieurs sphères, il y aura différentes façons d’être juste. Ainsi, le mérite, par exemple, est un critère satisfaisant pour le recrutement des emplois de type bureaucratique. L’accès au soin dans la sphère de la santé, doit être régi par le principe du besoin, et non par celui de la solvabilité. Ces deux principes peuvent servir de paradigme aux États africains. Le mérite et la compétence doivent prendre le pas sur la corruption, le favoritisme. Qui plus est, le principe du besoin peut sauver les pauvres qui meurent souvent dans les hôpitaux faute de moyens financiers.  La justice apparaît, selon la conception walzérienne, comme une vertu cardinale de l’intégration sociale. En ce sens, au niveau individuel tout comme au niveau communautaire, une place de choix doit lui être donnée.

Dans les États-nations africains, existent plusieurs groupes ethniques dont les uns sont plus nombreux que les autres. Dans ce contexte, comment parvenir à une coexistence pacifique et harmonieuse pour des peuples qui acceptent difficilement les différences culturelles ? Le développement des États, repose pour une large part, sur la cohésion sociale. Une société à l’intérieur de laquelle se battent des peuples ennemis ne saurait sortir du sous-développement. Ces postulats obligent les États-nations, sans mener une politique interventionniste, à organiser les groupes sociaux ou culturels de façon à construire un État juste et égalitaire. Les États modernes, on ne peut le nier, sont des sociétés multiculturelles. De ce fait, « les cultures ne doivent pas simplement être tolérées et reléguées à la sphère du privé, elles exigent également d’être reconnues dans l’espace public, notamment sous forme de l’octroi des droits collectifs spécifiques aux minorités » (C. Fred, 2000, p. 107). Octroyer des droits à une communauté, dans une société démocratique, c’est d’abord reconnaître son existence et ensuite, lui donner les mêmes privilèges qu’aux autres groupes culturels. Ce rôle incombe à l’État qui doit, par la politique et le droit, asseoir une politique de reconnaissance. D’ordinaire, les cultures se repoussent parce qu’elles voient parfois en l’autre la figure du barbare. La médiation de l’État devient donc nécessaire pour établir une coexistence harmonieuse entre elles. Ce qui est attendu de lui, c’est de «  reconnaître la valeur égale des différentes cultures, c’est-à-dire non seulement de les laisser survivre, mais encore de reconnaître leur mérite » (C. Taylor, 1994, p. 87). D’autant que la culture est l’élément distinctif de chaque société, elle est ce par quoi les hommes manifestent leur mode de vie, donc leur humanité. La nier revient à nier cette humanité, ce qui fait d’eux ce qu’ils sont. Les valeurs culturelles se valent parce qu’elles n’ont pas les mêmes normes ni la même conception du bien. L’islam accepte la polygamie tandis que le christianisme la refuse au profit de la monogamie. Un mets répugnant pour certains peut être succulent pour les autres, confirmant le dicton qui veut qu’on ne discute point des goûts et des couleurs.

Ce besoin d’harmonie et de cohésion sociale d’une part, et le souci du vivre-ensemble d’autre part, a amené les philosophes multiculturalistes à mettre au nombre des critères du respect de la dignité humaine, le principe langagier du « politiquement correct ». Celui-ci recommande qu’on ne dise pas n’importe quoi au nom de la liberté d’expression. Car le langage peut altérer ou revaloriser l’image du sujet. D’où la nécessité d’éviter des mots ou des styles offensants et dégradants. Dans ce contexte, la préoccupation essentielle du politique est d’éviter que la sensibilité ou l’auto-estime des différents groupes sociaux, minorités ou individus, ne puissent être offensées ou amoindries par des propos inappropriés, de nature à induire ou renforcer chez la personne concernée une « vision dévalorisée ou culpabilisante d’elle-même » (A. Semprini, 1997, p. 60). C’est pourquoi, dans le langage ordinaire, certaines expressions ou mots sont préférés à d’autres. Par exemple, il est plus commode de dire « non voyant » au lieu d’aveugle ou « Africain » à la place de « nègre ».  Il est évident que l’appellation ne changera rien à l’état de la personne ou du groupe désigné, mais elle peut changer la perception que les autres ont d’eux ou qu’ils ont d’eux-mêmes. Ainsi, appeler un sourd, mal-entendant le rapproche mieux de ceux qui entendent, car il se sent proche de l’audition. Cela lui procure le sentiment d’avoir une dignité proche ou égale aux autres.

Conclusion

L’Afrique, dit-on, est un continent sous-développé. Elle serait donc en quête de développement dans le contexte des sociétés multi-ethniques et multi-culturelles. Comment parvenir à cet objectif ? Telle est l’interrogation qui a guidé la présente réflexion. Ce que la réalité et l’actualité nous donnent de voir est que le continent africain est composé de groupes ethniques et culturels différents dont la cohabitation se fait parfois sous un mode conflictuel, aidé en cela par un contexte politique favorable. L’exercice du pouvoir, l’ethnocentrisme et la mauvaise compréhension du principe de la laïcité créent des conflits dont les effets néfastes freinent le développement d’un continent dont la grande partie est mal partie[70] (R. Dumont, 1962). Le remède de cette situation peut se trouver dans la théorie de la reconnaissance et de la justice. En effet, la reconnaissance suppose l’acceptation de la différence comme la condition de la réconciliation des identités et des cultures.

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[1] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji, Connaissance de la mentalité. Epistémologie génétique et critique de l’anthropologie. Doctorat d’Etat 88/PA05/H005, ISSN : 0294-1767, Lille-Thèse, 88.06.05984/88, 797 pages, sur microfiches.

[2] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji, ‟Qu’est-ce que philosopher en Afrique aujourd’hui ? Formuler et poser le problème des Africains ici et maintenant”, dans Cahier de Philosophie et de Théologie, Revue Interdisciplinaire du Centre Saint Augustin de Dakar, Numéro 2013/02, pp. 241-253.

[3] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji, Préface à Jean-Claude Angoula, L’Eglise et l’Etat au Sénégal, acteurs de développement ? L’Harmattan, Paris, 2015, pp.13-15.

[4] Il convient de ne pas perdre de vue que dans la perspective des religions, le temps lui aussi a été créé. C’est pourquoi dans l’optique de la plupart des mythes, le Créateur fit son œuvre en dehors et comme au-dessus du temps.

[5] Se servir du discours, chercher à déduire (ou tirer) une « chose » d’une autre « chose », procéder souvent sinon toujours selon l’ordre de l’avant à/et/ou de l’après me semblent en effet constituer des traits irrémédiablement attachés à l’intelligence humaine dans son fonctionnement tel que chaque homme en fait l’expérience. C’est en ce sens que l’intelligence humaine est dite discursive et/ou qu’elle procède discursivement.

[6] Je me contente d’entendre par ce mot toute personne qui choisit l’action comme la solution à donner au problème qu’il se pose, ce problème fut-il entièrement théorique.

[7] Naturellement, ce n’est pas seulement de l’origine de l’idée d’émergence qu’il faut s’occuper ; il faudrait également s’intéresser à son évolution et, le cas échéant, à ses transformations. Car parmi les diverses acceptions de ce concept, celle qui est en cours d’élaboration par les économistes devra, par exemple,  mériter une attention toute particulière et bien documentée.

[8] HUSSERL Edmund, Méditations cartésiennes, une Introduction à la phénoménologie, Paris, Vrin, 1929.

[9] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji, «La restitution phénoménologique. Portée méthodologique pour une pensée africaine efficace», in Problèmes de méthode en philosophie et sciences humaines en Afrique, Actes de la Septième Semaine Philosophique de Kinshasa (24-30 avril 1983), Recherches Philosophiques Africaines n°9, Kinshasa (Zaïre), 1986, pp.13-35.

[10] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji, « Le même et l’autre de l’homme. Le savoir aux prises avec la différence » in  Philosophies africaines : traversées des expériences, Rue Descartes n°36,  Collège International de Philosophie, Juin 2002, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 75-91

[11] C’est de façon volontaire et au nom de sa méthode que René Descartes, appliquant le doute méthodique, se retranche progressivement du monde pour s’isoler dans son ego.

[12] Cet « avant » et cet « après » se justifient par le fait que pour le commun des mortels, la société préexiste toujours et survit toujours à l’individu ; à l’exception, bien entendu, du premier et du dernier homme !

[13] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji, « Le même et l’autre de l’homme. Le savoir aux prises avec la différence », article cité.

[14] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji,  «Pertinence et bref aperçu des modalités d’une enquête systématique sur la pensée africaine. En guise d’hommage à Alioune Diop», dans Présence Africaine n° 1816182, Colloque international Alioune Diop, l’homme et l’œuvre face aux défis contemporains, 3-5 mai 2010, Dakar, pp.299-314.

[15] LATOUCHE Serge, La mégamachine. Raison techno scientifique, Raison économique et mythe du progrès, Paris, La Découverte, 1995, 244 p.

[16] Je dis bien « presqu’incongru » ; cette incongruité se réduirait cependant et finirait par disparaitre au fur et à mesure que le concept d’émergence désormais en usage en sciences économiques et en politique sera adopté par un grand nombre de théoriciens et de praticiens du développement. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les publications de la Société Financière Internationale (SFI) et/ou de la Banque mondiale.

[17] Anté-émergent, pré-émergent, émergent et post-émergent ne sont-elles pas déjà des expressions usitées ?

[18] LADRIÈRE Jean, Les enjeux de la rationalité. Le défi de la science et de la technologie aux cultures, Paris, Aubier-Unesco, 1977.

[19] Voir, à ce propos ce qui est dit du parti pris objectal dans l’article intitulé « Le même et l’autre de l’homme… ».Article cité, pp.87 et suivantes.

[20] Claude Lévi-Strauss a écrit à ce sujet : « Une fois posée la distinction entre objet et sujet, le sujet lui-même peut à nouveau se dédoubler de la même façon et ainsi de suite, de façon illimitée, sans être jamais réduit à néant. L’observation sociologique, condamnée, semble-t-il, par l’insurmontable antinomie (pour un sujet d’étudier un autre sujet comme objet) …s’en tire grâce à la capacité du sujet de s’objectiver indéfiniment, c’est-à-dire (sans parvenir jamais à s’abolir comme sujet) de projeter au-dehors des fractions toujours décroissantes de soi ». Cf. Claude Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, p. xxix.

L’évocation restitutive administre, pour sa part, un tout autre remède à cette antinomie pour un sujet d’étudier un autre sujet comme objet que Lévi-Strauss mentionne brièvement dans la citation faite ci-dessus.

[21] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji, «La philosophie, l’Afrique et les philosophes africains : triple malentendu ou possibilité d’une collaboration féconde ?» in Revue Présence Africaine n°123, 3ème trimestre 1982, pp.42-62.

[22] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji,  Organisations économiques et cultures  africaines, De l’homo oeconomicus à l’homo situs, col. Etudes africaines, Paris, l’Harmattan, 1996, 500 p., Ouvrage publié sous la direction de I. P. Lalèyê, H. Panhuys, T. Verhelst et H. Zaoual.

[23] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji, (sous la direction de), Culture et religion en Afrique au seuil du XXIe siècle. Conscience d’une renaissance ? Dakar, Codesria, 2015, 260 p.

[24] COULANGEON Philippe, Sociologie des pratiques culturelles, Paris, La Découverte, 2005, 124 p.

[25] LALÈYÊ Issiaka-P. Latoundji,   “La diversité culturelle, de la notion au concept”, dans Pierre Lemieux (ss la dir. de), La diversité culturelle. Protection de la diversité des contenus culturels et des expressions artistiques, Conférence internationale des facultés de droit ayant en commun l’usage du français (CIFDUF), Réseau institutionnel de l’Agence Universitaire de la francophonie (AUF), Paris, 26 janvier 2005, Les presses de l’université Laval, Québec, 2006, pp. 7-23. [216 p].

[26] KANT Emmanuel, Préface à la deuxième édition(1787) de la Critique de la raison pure(1781). L’Auteur y écrit notamment : « Je dus donc abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance. » E. Kant, Critique de la raison pure, Traduction A. Tremesaygues et B. Pacaud, P.U.F., 1968, p. 24.

[27] Cf. PINTO Louis, La vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine, Paris, Seuil, Collection Liber, 2007.

[28] Le Caïlcedrat est une revue canadienne de Philosophie, Lettres et Sciences humaines dont les champs de recherche sont les études canadiennes et africaines. Cette revue a lancé en mars 2017 un appel à contribution sur l’immigration. À l’occasion de cet appel, nous avons proposé un texte intitulé « Le migrant africain dans le dispositif kantien de l’immigration », dans lequel nous avons donné ce qui pourrait être le point de vue de Kant sur l’immigration économique.

[29] Nous empruntons cette expression à Derrida pour qui elle désigne la demeure, le lieu de séjour familier.

[30] Comme nous l’avons dit dans un texte sur le droit pénal hégélien, la biopolitique désignerait, pour Michel Foucault qui en est l’inventeur, l’action concertée de la puissance commune sur l’ensemble des sujets en tant qu’êtres vivants, sur la vie de la population considérée comme une richesse de la puissance commune et devant être l’objet d’attention en vue de la faire croître et d’en accroître la vitalité.

[31] L’on a gardé dans la présente étude la terminologie utilisée par Cheikh Anta Diop lui-même dans ses œuvres.

[32] La charte de cette institution recommande l’utilisation du français, de l’anglais et du portugais comme langues de travail ; aucune langue africaine de la sous- région n’ y a été mentionnée !

[33] La charte de l’Union africaine (article 25) recommande comme langues de travail le français, l’anglais, le portugais et l’arabe et si « possible » les langues africaines, sans précision. L’on note dans cette attitude des dirigeants africains une volonté manifeste de valoriser les seules langues européennes.

[34]Ferdinand De Saussure est un linguiste suisse. Il est reconnu comme étant le précurseur du structuralisme en linguistique. Il s’est aussi distingué par ses travaux sur les langues indo-européennes. Il est né à Genève le 26 novembre 1857 et mort à Vufflens-le-château le 22 février 1913.

[35] Johann Gottfried Von Herder est un poète, théologien et philosophe allemand. Il est né le 25 août 1744 à Mohrungen et mort le 18 décembre 1803 à Weimar.

[36] Pour en savoir plus sur le français populaire, il faut lire les œuvres des spécialistes en la matière comme Jérémie Kouadio N’Guessan (2008).

[37] L’effet comique naît de la maladresse (H. Bergson, 2007, p. 7) dans l’expression du français.

[38] Feu Jean Miché Kankan fut un comédien camerounais

[39] Zao est un artiste congolais

[40] Koro Abou est un humoriste ivoirien

[41] Nous avons la traduction suivante : je vis toujours la misère ; Seigneur de miséricorde. Face à notre situation miséreuse, les autorités politiques se montrent indifférentes, incompétentes. Aucune action caritative n’est posée. A tous les frères et sœurs de fortune, il faut se réveiller, se montrer entreprenants pour bâtir son avenir. La réussite est à ce prix, le prix du sacrifice. Un jour, un soleil nouveau se lèvera sur notre vie.

[42] Ce passage est tiré du meeting d’Henri Konan BEDIÉ, candidat du PDCI-RDA à l’élection présidentielle de 2010 (A. L. A. Aboa, 2011, p. 49)

[43] KONÉ Amadou, 1982, Sous le pouvoir des Blakoros II, Courses, Abidjan, NEA.

[44]TANSI Labou Sony, 1979, La Vie et demie, Paris, Seuil.

[45] KOUROUMA Ahmadou, 1968, Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil.

[46] KOUROUMA Ahmadou, 1998, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil.

[47] Appelée aussi conférence de l’Afrique de l’Ouest, cette conférence a débuté le 15 novembre 1884 pour finir  le 26 février 1885.

[48] Nous pensons à N’aie pas peur de savoir. Rwanda : un million de morts. Une rescapée raconte de Yolande Mukagasana, paru en 1999 et à L’Aîné des orphelins de Tierno Monénembo, en 2000.

[49] TADJO Véronique, 2001, L’Ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda, Paris, Actes.

[50] L’allusion est faite à l’Agenda 2063, adopté par l’Union africaine en mai 2013.

[51] Le roi Christophe, par la grandeur de la mission qu’il s’est assignée, sombre dans l’abîme de l’empressement et de la démesure qui l’érigent finalement  en autocrate. 

[52] La moyenne actuelle serait de trente années.

[53] Ici, KONE Amadou fait subtilement penser aux multiples étiquettes identificatoires dont les critères relèvent de la compétence exclusive des puissances coloniales.

[54] L’allusion est faite à l’article 89 de la Constitution française de 1958, qui a organisé la révision de la Constitution.

[55] Il s’agit de la révolution russe de 1917  qui a renversé le régime tsariste et a favorisé la prise de pouvoir par les bolcheviks et l’installation d’un régime léniniste.

[56] L’auteur y a précisé que les leaders africains ne sont pas tous corrompus ; ceux d’entre eux qui ont voulu faire avancer l’Afrique en ont été empêchés par l’Occident. Il envisage donc une redéfinition des rapports entre les anciennes colonies et les anciennes puissances coloniales.

[57] Houphouët Boigny, Message à la séance inaugurale de la conférence ’’Informatique et souveraineté : une contribution au plan d’action de Lagos’’, Yamoussoukro, 27, 28, 29/03/1985. In, DIAKITÉ Sidiki, 1994, Technocratie et question africaine de développement, p. 262.

[58] Cette thèse a été vigoureusement défendue par J-C Rufin (1991, p.10) pour qui, l’affrontement Est/Ouest est mort ; l’affrontement Nord/Sud le remplace.

[59] Cette thèse a été défendue par Vincent Desportes qui, suite à un regard critique jeté sur le cas de la guerre d’Irak et d’Afghanistan, aboutit à l’idée de la fin de l’ère d’interventions.

[60] Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud.

[61] Le premier contingent du groupe appelé les BRIC[61] (Brésil, Russie, Inde, Chine), créé en 2009), deviendra BRICS, en 2011, avec l’arrivée de l’Afrique du Sud préférée au Nigéria politiquement instable.

[62] PIB : Produit Intérieur Brut

[63] Revenu compris entre 212 et 20 dollars par jour.

[64] C’est un État capable d’impulser des réformes structurelles au bénéfice de l’intérêt général, de les planifier à long terme de manière participative et de produire des résultats de développement tout en redistribuant les fruits d’une croissance solidaire et respectueuse du genre et de l’environnement.

[65] L’enveloppement est un terme bachelardien utilisé dans La philosophie du non pour désigner un progrès qui prend en compte les négations et les contradictions. Autrement dit, ce qui est nié n’est pas totalement rejeté ou tombé dans l’oubli.

[66] L’emboîtement est le progrès par paliers. Au niveau du progrès, chaque palier est redevable ou est contenu dans les autres paliers. C’est une autre forme de développement.

[67] On peut citer les exemples du Biafra au Nigeria, de l’Azawad au Mali, etc.

[68] L’actuel président ivoirien Alassane Ouattara avait déclaré en 2000 que sa candidature avait été rejetée parce qu’il était musulman et ressortissant du nord.

[69] L’actuel président gabonais a été taxé d’étranger d’origine nigériane. L’actuel président ivoirien avait subi le même sort quand il était dans l’opposition. Son allié d’aujourd’hui, Aimé Henri Konan BEDIE lui avait refusé la nationalité ivoirienne au motif qu’il est un citoyen burkinabé.

[70] Nous faisons allusion au livre de René Dumont, intitulé : L’Afrique noire est mal partie, paru en 1962.