Perspectives 017-2019

Volume IX – Numéro 17    Juin 2019     ISSN : 2313-7908N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

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ISSN : 2313-7908

N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Directeur de publication : Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités

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COMITÉ SCIENTIFIQUE

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COMITÉ DE LECTURE

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COMITÉ DE RÉDACTION

Prof. Abou SANGARÉ, Professeur des Universités

Dr. Donissongui SORO, Maître de Conférences

Dr Alexis KOFFI KOFFI, Maître-Assistant

Dr. Kouma YOUSSOUF, Maître de Conférences

Dr. Lucien BIAGNÉ, Maître de Conférences

Dr. Nicolas Kolotioloma YEO, Maître-Assistant

Dr. Steven BROU, Maître de Conférences 

Secrétaire de rédaction : Dr. Blé Sylvère KOUAHO, Maître de Conférences

Trésorier : Dr. Grégoire TRAORÉ, Maître de Conférences

Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités

SOMMAIRE

1. Critique de l’idée d’une “rhétorique philosophique” chez Platon,

Djakaridja YÉO……………………………………………………………………….1

2. L’accès aux principes chez Leibniz. Une enquête sur les présupposés logico-métaphysiques de la vérité,

Auguste NSONSISSA……………………………………………………………….20

3. Rousseau et la critique du progrès socio-scientifique au xviiième siècle,

Aya Anne-Marie KOUAKOU……………………………………………………….48

4. Les États africains et la constitution républicaine au miroir de la pensée politique et juridique de Kant,

Firmin Wilfried ORO…………………………………………………………………67

5. Nietzsche et la violence : Questionnement sur une étrange fascination,

Jean-Honoré KOFFI…………………………………………………………………….88

6. Critique de la sécurité militaire à la lumière du philosopher nietzschéen,

Sizongui Daniel YEO………………………………………………………………….106

7. L’interculturalité à l’épreuve de l’indétermination de la traduction chez quine : impasse et perspective,

KONAN Amani Angèle Épse GROGUHE………………………………………127

8. L’Anthropomorphisme au creuset de la pensée jonassienne : une critique de l’objectivité scientifique,

TIENE Baboua……………………………………………………………………….144

9. Des implications éthiques de la déstructuration technique de la nature humaine sur l’avenir de l’humanité,

Laurent GANKAMA…………………………………………………………………162

10. Des espaces ruraux face aux métropoles : l’apport de comparaisons nords – suds,

Nelly Annick-Narcisse ZÉBRO épouse DAGO…………………………………173

LIGNE ÉDITORIALE

L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.

Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ?

Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.

Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.

Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.

Le comité de rédaction

CRITIQUE DE L’IDÉE D’UNE « RHÉTORIQUE PHILOSOPHIQUE » CHEZ PLATON

Djakaridja YÉO

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

djakyeo11@gmail.com

Résumé :

Il est généralement attribué à Platon une rhétorique dite philosophique. Pourtant, lorsqu’onparcourt son œuvre, l’existence d’une théorie rhétorique n’est pas évidente. Pis, les fondamentaux de la rhétorique, notamment l’opinion (doxa) et l’argument de vraisemblance (eikos), quintessences de la rhétorique, ne sont nullement acceptés par Platon dans sa conception de l’art oratoire. Il présente plutôt une théorie d’art oratoire tributaire de la dialectique, laquelle finit par se confondre avec la philosophie elle-même. La rhétorique disparaît ainsi, chez lui, pour laisser place au parler-philosophique. Ainsi, l’idée d’une rhétorique platonicienne qui serait philosophique reste encore à fonder en raison.

Mots-clés : Dialectique, opinion, rhétorique philosophique, rhétorique sophistique, théorie d’art oratoire, vérité, vraisemblance.

Abstract :

Plato is generally attributed a rhetoric that is said philosophic. Yet, as we go through his book, the existence of a rhetoric theory is not obvious. Worst again, the fundamentals of rhetoric and namely the opinion (doxa) and the likelihood argument (eikos) which are basic to rhetoric are not accepted by Plato in his conception of oral speech. Instead, Plato rather presents an oral speech theory that is tributary of dialectic, which one ends in confusion with philosophy itself. Rhetoric thus disappears in his view, to leave the place to philosophy speaking. As a consequence, the idea of rhetoric by Plato that would be philosophic is still to be founded in truth.

Keywords : Dialectic, opinion, philosophic rhetoric, sophistic rhetoric, theory of oral speech, truth, likelihood.

Introduction

Platon est l’un des penseurs qui se sont le plus penchés sur la rhétorique. Ses adversaires théoriques furent les sophistes, tenants et promoteurs de cette discipline. La rhétorique est au centre de la réflexion des sophistes. La sophistique, une manière d’enseigner, substitue à la vérité « la recherche du succès, fondée sur l’art de convaincre, de persuader, de séduire » (E. Bréhier, 1981, p. 72). Cette lecture de la sophistique faite par E. Bréhier rapporte directement celle-ci à la rhétorique qui serait une opposition à la vérité, sinon une relégation de la vérité à un second rang. Platon n’a pas manqué de relever cette similitude entre rhétorique et sophistique. Il estime qu’« un sophiste et un rhéteur (…), c’est la même chose, ou sinon, c’est qu’à peu de choses près ils sont presque pareils » (Platon, 2011, 520a). Ainsi, s’opposant aux sophistes, Platon fustige également la rhétorique et son procédé, c’est-à-dire la vraisemblance, le lieu des opinions. Notons, d’ailleurs, que l’opposition platonicienne à la rhétorique est d’une importance non négligeable pour sa philosophie ; nous pouvons lui reconnaître une pensée située aux antipodes de cette discipline prisée par les sophistes.

En dépit de cette hostilité platonicienne pour la rhétorique, certains analystes à l’instar de P. Chiron (2007), M. Canto-Sperber (2001), M. Meyer (2004), J. J. Robrieux (1993), M. Crubellier et P. Pellegrin (2002) lui attribuent tout de même une rhétorique qu’ils qualifient de philosophique. Selon eux, en substance, le maître de l’Académie rejette la rhétorique des sophistes et expose une rhétorique philosophique. Par exemple, P. Chiron, 2007, p. 37) écrit : « L’esquisse de rhétorique philosophique présenté dans le Banquet devient dans le Phèdre un véritable programme (…). Le critère de cette bonne rhétorique demeure la vérité, qui sera atteinte par la méthode dialectique ». Cela sous-entend que Platon a une théorie rhétorique qui serait philosophique. Mais, au fond, est-il fondé d’attribuer une rhétorique dite philosophique à ce penseur ? Autrement dit, existe-t-il réellement une théorie rhétorique platonicienne qui serait philosophique ? Telle est la question centrale qui sous-tend la présente réflexion. Son analyse s’articule dans les questions subsidiaires suivantes : D’abord, que renferme l’idée d’une rhétorique philosophique chez Platon ? Autrement dit, quels sont les fondements de l’idée d’une rhétorique philosophique chez ce philosophe ? Ensuite, la théorie oratoire de Platon ne se distingue-t-elle pas de la rhétorique ? En d’autres termes, l’idée d’une rhétorique philosophique chez Platon n’est-elle pas infondée ?

À travers une démarche analytico-critique, il est question de montrer que Platon a, certes, une théorie d’art oratoire, mais que cette théorie n’est pas rhétorique. Il s’agit, précisément, de montrer qu’il n’est pas correct d’attribuer une “rhétorique philosophique” à ce penseur. Par conséquent, la présente réflexion se veut une contribution à une bonne compréhension de cette discipline (la rhétorique). Car, pour dédire ceux qui attribuent une rhétorique à Platon, il faut aussi se prononcer sur les fondamentaux de cette discipline. Pour ce faire, l’analyse s’articule autour de deux axes. Le premier consiste à rappeler les fondements de l’idée d’une rhétorique philosophique chez Platon. Le second porte sur les insuffisances de l’idée d’une rhétorique philosophique attribuée au maître de l’Académie.

1. Des fondements de l’idée d’une rhétorique philosophique chez Platon

En analysant l’approche platonicienne de la rhétorique, la plupart des commentateurs finissent par en déduire que Platon défend une rhétorique dite philosophique. Cette thèse est généralement basée sur deux idées majeures. La première est que ce porte-parole de Socrate dénonce la perversion sophistique de la rhétorique. La deuxième est qu’il souhaite que cette discipline soit soumise à la dialectique.

1.1. La perversion sophistique de la rhétorique comme ferment de la méthode dialectique de Platon

À suivre l’analyse platonicienne de la rhétorique, l’on se rend compte qu’il ne s’intéresse à cette discipline que parce qu’il veut dénoncer sa perversion chez les sophistes. Les entretiens de son maître, Socrate, avec chacun des deux maîtres sophistes débutent par des préoccupations qui, a priori, mettent en évidence son hostilité pour leur pratique, c’est-à-dire la rhétorique. À Protagoras, Socrate dit : « Il se trouve qu’Hippocrate, ici présent, désire suivre tes leçons ; or il dit qu’il aimerait savoir ce qu’il retirerait de tes leçons. Voilà tout ce que j’avais à dire » (Platon, 2011, 318a). Et, à Gorgias, il demande : « Quel est l’objet que la rhétorique fait connaître ? » (Platon, 2011, 449e). Ces interrogations par lesquels le maître de Platon débute ses entretiens avec Protagoras et Gorgias dénotent son opposition à leur pratique. Il la dénonce, notamment, comme un moyen de flatterie, d’immoralité, de démagogie et d’injustice.

Selon Platon (2011, 463b-c), en effet, la rhétorique est « une partie de la flatterie ». En tant que telle, elle est elle-même une flatterie. Si donc la foule apprécie les prestations de Protagoras et Gorgias et celles de leurs disciples, ce n’est pas le cas chez Platon qui perçoit la persuasion qu’ils produisent comme le fruit d’une manœuvre oratoire séductrice, trompeuse, flatteuse ; et ce, au mépris de la vertu.

En fait, pour Platon, en méprisant la vertu, la rhétorique se présente comme une pratique immorale. Car la vertu renvoie à la morale et exige plusieurs valeurs. A. Gottlieb (2000, p. 36) y relève cinq principales dans le philosopher platonicien : le courage, la tempérance, la piété, la sagesse, la justice. Pour Platon, toutes ces vertus visent le bien. Le bien, selon lui, doit être la finalité de tout agir ou de toute action humaine. Autrement dit, c’est « en vue des biens qu’il faut tout faire » (Platon, 2011, 499e). Cette maxime platonicienne rend compte, de façon générale, de l’opposition qu’il établit entre la rhétorique et la vertu. Il soutient que, « l’homme de bien, [c’est] l’homme qui dit tout ce qu’il dit en vue du plus grand bien » (Platon, 2011, 503d-e). C’est dire que tout discours doit être prononcé en vue du bien. Mais, contrairement aux artisans vertueux qui se donnent un but précis à atteindre, notamment dans le sens du bien, les mécanismes de la rhétorique ne recèlent aucune mesure du bien.

La rhétorique ne se limite d’ailleurs pas à être flatteuse et immorale, Platon la perçoit en plus comme un moyen de défense de l’injustice. Il pense que la rhétorique est une pratique qui n’a pour but que la défense des causes injustes. Elle est employée par les sophistes pour persuader afin d’orchestrer ou justifier les injustices, rien d’autre. Écoutons-le : « Voilà quel est le genre de cas, Polos, où, à mon sens, la rhétorique est utile. Autrement, pour l’homme qui n’est pas près de commettre une injustice, je ne vois point qu’elle soit très utile, si tant est qu’elle ait la moindre utilité » (Platon, 2011, 481b). Il est donc clair, avec Platon, que la rhétorique ne vise que l’injustice, elle n’a de rôle que la défense des causes injustes. La conséquence de cette nature de la rhétorique est, comme l’interprète F. Laupies (2003, p. 31), qu’elle « permet non seulement de commettre l’injustice impunément ; mais aussi d’échapper au châtiment si l’on est découvert. Elle (…) singe la justice ».

Cette analyse permet à Platon de conclure que la rhétorique est un moyen efficace pour défendre injustement, par exemple, dans les tribunaux. Son seul but, au tribunal, est de permettre l’impunité. Elle sert à déjouer la justice. Elle a trait à la justice, non pas pour la dévoiler ou la défendre, mais pour l’esquiver, la falsifier ou en déjouer les effets. L’objectif pour lequel les sophistes s’investissent dans l’art de persuader par la parole, c’est de vivre dans l’injustice. Cela porte à croire qu’un homme qui s’investit dans l’apprentissage de cette discipline est a priori animé de mauvaises intentions, d’un esprit d’injustice. À ce titre, l’injustice apparaît comme le motif qui pousse l’homme à vouloir devenir habile à parler.

Cela dit, l’art des sophistes, c’est-à-dire la rhétorique, est foncièrement injuste. C’est une pratique qui rime avec l’injustice, mieux l’injustice est à la fois son motif et son but. Elle rime avec l’injustice sur tous les plans et surtout au plan politique. La rhétorique est analysée par le fondateur de l’Académie comme un moyen, non de quête de bien commun, mais d’intérêt mesquin, de démagogie. Dans sa perspective, la rhétorique politique consiste dans la recherche d’intérêts égoïstes au détriment de l’intérêt général. M. Canto-Sperber (2001, p. 60-61) donne raison à Platon quand elle rappelle que, dans l’Athènes classique,

où, sous couvert de servir l’intérêt général, elle [c’est-à-dire la rhétorique] pouvait souvent permettre de légitimer la politique personnelle – qu’elle fut celle du rhéteur ou de tout autre homme politique qui aurait sollicité l’intervention du rhéteur.

Il ressort que le rhéteur intervient dans le jeu politique pour ne défendre qu’un intérêt personnel, ou du moins – pour rester fidèle à la modération de M. Canto-Sperber – pour souvent défendre un intérêt personnel. Contrairement à son idéal politique orienté vers  la noblesse des âmes des citoyens et le bien commun, Platon soutient que les sophistes ne rendent pas leurs concitoyens meilleurs, ils ne les éduquent pas pour les sortir de l’ignorance, mais les incitent plutôt à la lâcheté. Platon (2011, 464e-465a) martèle donc : « Voilà une des choses que j’appelle flatterie, et je déclare qu’elle est bien vilaine (…) parce qu’elle vise à l’agréable sans souci du meilleur ». Cela signifie que la rhétorique est une vaine perversion oratoire. Ainsi, Platon pense que la seule condition à laquelle la rhétorique peut gagner de la noblesse, c’est qu’elle soit soumise à la dialectique.

1.2. De la rhétorique sophistique à l’idée d’une rhétorique philosophique chez Platon

Platon pense que la rhétorique sophistique occulte la vérité, elle sert à persuader à l’aide de faux procédés. C’est pourquoi il opte pour la dialectique, précisément, la maïeutique. La maïeutique est la méthode de discussion du maître de Platon. Il s’agit du dialogue qui met en scène un réfutant et un réfuté, un questionneur et un répondant. Avec cette méthode de discussion, le maître de Platon a le souci du détail et du précis. C’est dans ce sens qu’il s’adresse de façon ironique au rhéteur Polos en ces termes : « Dès le début de notre entretien, Polos, j’ai admiré ta connaissance de la rhétorique et noté ton inexpérience du dialogue » (Platon, 2011, 471d). Cette ironie socratique affiche sa préférence du dialogue.

Le maître de Platon tient à la maïeutique. Il préfère interrompre la discussion lorsque son interlocuteur persiste à faire de longs discours. C’est ainsi qu’il dit à Protagoras : « Je ne serai pas en mesure d’attendre que tu développes tes longs discours, je vais m’en aller » (Platon, 2011, 335c). Et à Gorgias, il dit : « Ne voudrais-tu pas, Gorgias, (…) que nous remettions à une autre fois les trop longs discours (…) accepte de répondre brièvement aux questions posées » (Platon, 2011, 449b). Il suggère que les questions et réponses brèves dévoilent la vérité, tandis que les longs discours occultent celle-ci.

En fait, le maître de Platon préfère le dialogue comme véritable effort de clarification dialectique qui prend le contre-pied de l’artifice rhétorique. Il pense que le dialogue vise le dévoilement, tandis que le discours rhétorique, lui, ne vise que l’efficience. Il dit donc :

Oui voilà, Phèdre, de quoi, pour ma part, je suis amoureux : des divisions et des rassemblements qui me permettent de parler et de penser. Si je crois avoir trouvé chez quelqu’un d’autre l’aptitude de porter ses regards vers une unité qui soit aussi, par nature, l’unité naturelle d’une multiplicité, “je marche sur ses pas et je le suis à la trace comme si c’était un dieu”. Qui plus est, ceux qui sont capables de faire cela, dieu sait si j’ai raison ou tort de les appeler ainsi, mais jusqu’à présent, je les appelle “dialecticiens” (Platon, 2011, 266b-c).

Voilà ainsi présentée la substance de la conception platonicienne du vrai art oratoire : le co-déploiement de la parole et de la pensée dans un exercice de divisions et de rassemblements. Autrement dit, Platon estime qu’« il faut en effet que l’homme arrive à saisir ce qu’on appelle forme intelligible, en allant d’une pluralité de sensations vers l’unité qu’on embrasse au terme d’un raisonnement » (Platon, 2011, 249c). C’est en cela que l’orateur fera preuve de dialecticien. Un tel orateur est capable de saisir l’essence des choses à travers son discours. F. Laupies (2003, p. 104) traduit avec éloquence cette pensée platonicienne en ces termes : « Le discours dévoile l’être et doit avoir les caractères de l’être : ordre, harmonie, délimitation, exclusion des contraires. La discussion (…) doit atteindre son télos ».

Fort de cette approche platonicienne de la rhétorique, la plupart des analystes qui s’intéressent à cette pensée de Platon, lui attribuent une rhétorique qu’ils qualifient de philosophique. Le schéma est presque toujours le même chez eux : ils pensent que Platon a d’abord rejeté la rhétorique des sophistes et a fini par asseoir sa propre théorie rhétorique. En d’autres termes, ils pensent que Platon attribue la mauvaise rhétorique aux sophistes et expose sa conception de la bonne rhétorique. Précisément, Platon, après avoir dénoncé la rhétorique dans le Gorgias et le Protagoras, s’efforce, dans le Phèdre, de construire une rhétorique qu’il soumet à la dialectique et qui, par conséquent, se met au service de la philosophie. Une telle lecture fait dire à ces commentateurs de Platon que celui-ci à une rhétorique philosophique.

P. Chiron, par exemple, pense que le but de l’hostilité platonicienne pour la rhétorique des sophistes est de proposer une contre-rhétorique, c’est-à-dire une rhétorique philosophique. Il écrit : « L’esquisse de rhétorique philosophique présenté dans le Banquet devient dans le Phèdre un véritable programme (…). Le critère de cette bonne rhétorique demeure la vérité, qui sera atteinte par la méthode dialectique » (P. Chiron, 2007, p. 37). Comme lui, M. Canto-Sperber pense que Platon a envisagé une réhabilitation de la rhétorique par rapport à son importance pour la politique : « Cet intérêt pour la politique n’est pas sans ouvrir la possibilité d’une réhabilitation de la rhétorique, à condition bien sûr que l’art du rhéteur reste entièrement sous le contrôle du philosophe » (M. Canto-Sperber, 2001, p. 63). Elle estime qu’« il est donc sans doute un peu trop simple de dire que le Gorgias condamne la rhétorique » (M. Canto-Sperber, 2001, p. 64). Selon elle,

les propos de Socrate ne visent-il pas à supprimer la rhétorique. Loin de là. L’essentiel pour Platon est de la domestiquer, d’expurger les mots, dont la rhétorique se sert, de leur puissance de fausseté, et de la soumettre au contrôle de la philosophie (M. Canto-Sperber, 2001, p. 66).

Il est donc clair que, pour P. Chiron et M. Canto-Sperber, Platon ne condamne pas totalement la rhétorique et qu’il envisage de la réhabiliter avec la philosophie. D’ailleurs, M. Canto-Sperber (2001, p. 66) précise que « dans le Phèdre, par exemple, Platon laisse entrevoir l’idée d’une rhétorique qui serait tournée vers le bien et soumise à la philosophie ». Selon sa lecture, Platon assujettit la rhétorique à la philosophie pour en faire un art véritable, un art qui recherche le bien.

Dans ce même ordre d’idées, M. Meyer (2014, p. 11) note : « La seule bonne rhétorique est la philosophie ». Cette lecture de Meyer s’inscrit dans le même sens que celles mentionnées plus haut. Il adhère à l’idée selon laquelle Platon rejette la rhétorique des sophistes et opte pour une rhétorique qui serait philosophique. M. Crubellier et P. Pellegrin (2002, p. 148) parlent également d’une « rhétorique philosophique que Socrate défend dans le Phèdre ». C’est aussi le cas de J. J. Robrieux qui n’a pas pu se passer de cette expression (rhétorique philosophique). Selon lui, Platon

définit clairement les exigences philosophiques de l’art oratoire. Il estime qu’il existe deux sortes de rhétoriques (…). La première, est celle des sophistes, est celle qui persuade n’importe qui de n’importe quoi, au mépris de toute honnêteté intellectuelle ; la seconde (…), est une rhétorique philosophique ayant pour méthode la dialectique et pour but la recherche de la vérité[1] (J.J. Robrieux, 1993, p. 10).

Une légitime question ici est de savoir si une réhabilitation philosophique de la rhétorique laisserait toujours exister ou subsister la rhétorique. Il y a lieu de douter que l’assujettissement de la rhétorique à la philosophie permette à celle-là de demeurer ce qu’elle est, de garder sa nature et ses caractéristiques propres. D’ailleurs, ce doute serait entretenu par M. Canto-Sperber (2001, p. 67) qui évalue la théorie d’art oratoire platonicienne comme une « allégeance que la rhétorique doit montrer à l’égard de la philosophie ». Cette allégeance, croyons-nous, conduit certainement à la dissolution ou disparition de la rhétorique au profit de la philosophie.

Ce qui légitime encore plus le doute sur la possibilité de la survivance de la rhétorique dans la perspective platonicienne de sa réhabilitation, c’est le fait que ces analystes ne relèvent que la condition et non une réhabilitation effective de cette discipline. Les exemples (s’agissant des analystes) cités ont en partage l’idée d’une réhabilitation philosophique de la rhétorique chez Platon. Leurs analyses sont essentiellement basées sur le souhait platonicien de soumettre la rhétorique à la dialectique. En se basant sur ce souhait, ils concluent tous que ce penseur à une rhétorique philosophique qui, pourtant, à du mal à s’objectiver.

Phèdre, l’interlocuteur du Socrate de Platon, avait émis une critique qui semble être d’actualité. S’adressant à Socrate, il a affirmé : « Pour ma part, je crois que tu utilises, pour désigner cette espèce (d’art), le nom qu’il faut, en l’appelant “dialectique” ; mais la rhétorique me semble nous échapper encore » (Platon, 2011, 266c-d). En fait, Phèdre serait d’avis que la conception de l’art oratoire du maître de Platon peut être dite dialectique ou philosophique, mais qu’elle se distingue nettement de la rhétorique. Celui-ci relevait déjà l’incohérence de l’idée d’une théorie rhétorique qui serait philosophique chez Platon.

2. La rhétorique philosophique dans le penser platonicien : une idée infondée

Essentiellement basée sur la vraisemblance qui permet la circularité et la profusion des opinions, la rhétorique est dénoncée par Platon comme source de mensonge. Il estime que « l’opinion est autre chose que la connaissance » (Platon, 2011, 478a). Ainsi place-t-il l’âme au centre de sa théorie d’art oratoire. Cela conduit non seulement à l’effacement de la rhétorique, mais aussi à sa substitution pure et simple par la dialectique ; d’où, l’idée d’une rhétorique philosophique chez Platon est inappropriée, infondée et même contradictoire.

2.1. Le rejet platonicien de la vraisemblance comme effacement de la rhétorique

Depuis sa naissance officielle[2] avec Corax et Tisias (au Ve Siècle avant notre ère en Sicile, alors colonie grecque), la rhétorique est basée sur la vraisemblance. La vraisemblance est une argumentation dont le fonctionnement repose sur les réactions communes. C’est une technique selon laquelle l’orateur se conforme à l’état des esprits ordinaires, c’est-à-dire les esprits tels qu’ils sont forgés par la récurrence des évènements et les généralisations qu’ils en tirent. Elle consiste à orienter l’argumentation dans le sens qui emporte l’adhésion commune, c’est-à-dire dans le sens de ce qui est vraisemblable. Le vraisemblable (eikos), c’est ce en quoi la confiance est présumée. On retrouve un bel écho de cette approche définitionnelle de la vraisemblance chez Aristote (2014, 1357a34-39) qui écrit :

Le vraisemblable est en effet ce qui arrive fréquemment (…), c’est ce qui, dans le domaine des choses qui peuvent être autrement qu’elles ne sont, est – relativement à ce par rapport à quoi il y a vraisemblance – dans le même rapport que l’universel au particulier.

Ainsi, avec la vraisemblance, il n’est pas forcément question de se focaliser sur la vérité, mais de s’appuyer sur ce qui emporte communément l’adhésion des esprits. Elle consiste dans l’argumentation à partir, non du vrai, mais du vraisemblable. O. Reboul (1991, p. 15) nous donne l’exemple d’un procès où l’inculpé est accusé d’agression :

Si, par exemple, l’inculpé est faible, il dira qu’il n’est pas vraisemblable que ce soit lui l’agresseur. Mais s’il est fort, s’il a toutes les apparences contre lui, il plaidera que, justement, il était si vraisemblable qu’on le crût coupable qu’il n’est pas vraisemblable qu’il soit le coupable.

Cet exemple d’O. Reboul illustre bien le procédé du discours rhétorique qui accorde la priorité à ce que les esprits tiennent pour vrai et non pas forcément au vrai lui-même. Le discours rhétorique accorde la priorité aux arguments qui s’inscrivent dans le sens de la vraisemblance. Platon (2011, 273c) s’est lui-même prononcé sur ce fondement originel de la rhétorique, à savoir la vraisemblance, et reconnait que « c’est en de tels procédés que réside l’art oratoire ».

Il faut donc noter que Corax et Tisias ont inventé la rhétorique comme un art opérant sur l’apparence des faits, sur l’argumentation à partir de la vraisemblance. Dans cette mesure, toute tentative de réhabilitation de cette discipline devrait d’abord admettre sa nature qui n’est pas purement épistémique, mais vraisemblable.

À la suite des inventeurs, les sophistes ont abordés et développés la rhétorique en conservant ses fondamentaux. Ce sont surtout les sophistes Gorgias et Protagoras qui ont fait évoluer le discours rhétorique en inventant, en plus du judiciaire de Corax et Tisias, l’épidictique, pour Gorgias, et l’éristique, pour Protagoras. En somme, leurs investigations ont donné à la rhétorique sophistique d’être à la fois une éloquence au sens d’une maîtrise de la parole, un instrument politique et un enseignement rémunéré. La pratique de la rhétorique – par laquelle les sophistes faisaient commerce de leurs compétences, surtout auprès de ceux qui étaient désireux de participer à la vie politique – s’appuyait sur la vraisemblance qui leurs permettaient de faire des éloges, d’une part, et de savoir soutenir à la fois le pour et le contre, d’autre part.

Mais, Platon dénoncera la rhétorique comme une pratique irrationnelle, donc, inapte à la vérité. La thèse de Platon se justifie dans le rapport qu’il établit entre la rhétorique et l’art. En effet, dans son Protagoras, il est essentiellement question du rapport entre la rhétorique et la politique, et dans son Gorgias, il est question du rapport entre la rhétorique et l’art. Dans ce dernier texte, Platon refuse à la rhétorique le statut d’art. Il la dénonce comme un non-art, un pseudo-art. Au fond, la conception platonicienne de l’art est ce que nous appelons aujourd’hui la science. La description que Platon fait de l’art dégage les mêmes exigences de méthode et de vérité que la science.

Platon, en effet, dénonce la rhétorique comme une pratique sans objet précis et sans principes clairement raisonnés. Selon lui, elle « n’est pas un art, mais une routine qui n’a rien d’un art » (Platon, 2011, 260e). Mieux, c’est « un savoir-faire (…), une pratique, qui agit sans raison » (Platon, 2011, 465a). F. Laupies (2003, p. 107) justifie cette position de Platon quand il affirme que « l’art est toujours connaissance modeste dont le mérite est de viser une fin propre, délimitée ». Il ne saurait y avoir d’art sans une hiérarchie rationnelle qui part de l’objet de l’art en question à sa fin.

Contrairement à la conception commune, Platon ne dénonce pas seulement un mauvais usage de la rhétorique chez les sophistes. Il est perceptible, chez lui, que c’est la rhétorique elle-même qui est mauvaise en soi. C’est elle qui constitue l’aspect trompeur ou nuisible de tout discours. Écoutons-le pour nous en convaincre : « Eh quoi ? Devons-nous encore, toi et moi, faire l’éloge de ce discours (…) ? C’est que je n’ai fait attention qu’à l’aspect rhétorique du discours » (Platon, 2011, 234e-235a). Il faut lire ici que la rhétorique constitue l’aspect négatif sinon négateur de tout discours. Car, contrairement à la philosophie qui ordonne le discours à l’être, la rhétorique, interprète F. Laupies (2003, p. 17), « n’a d’existence que par cette coupure entre ontos et logos ». Elle n’est pas comme le discours philosophique qui s’efforce de comprendre les causes et les raisons des faits, à rechercher la loi au cœur même de la nature. C’est une pratique qui s’affranchit de tout ancrage ontologique pour ne jouer que sur des opinions. Or, dit Platon (2011, 477b), « c’est (…) à une chose que l’opinion se rattache, et le savoir à une autre, et chacun des deux selon la capacité qui lui est propre ». Cela veut dire que Platon situe la rhétorique ailleurs que dans le savoir. La rhétorique est l’autre du savoir. Dans cette perspective, la rhétorique est incompatible avec la philosophie.

Excepté Platon, tous les théoriciens de rhétorique ont admis et analysé – à des degrés variables – les fondamentaux de la rhétorique. Platon n’a pas conservé les préceptes de la rhétorique comme l’a fait, par exemple, son disciple Aristote. Aristote (2014, 1355b26) soutient, en effet, que « la rhétorique est la capacité de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif ». Il ne nie pas que l’opinion (doxa) soit l’instrument de la rhétorique. Mais avec la conception aristotélicienne de la rhétorique, il n’est pas simplement question des opinions, mais plutôt des opinions probables (endoxa), le potentiellement persuasif ou encore la vraisemblance la plus sûr selon que la rhétorique est délibérative, judiciaire ou épidictique.

Comme Platon, il a souhaité que la rhétorique fasse corps avec la science. Mais, sans assujettir la rhétorique à la dialectique, il soutient que « la rhétorique est le pendant de la dialectique » (Aristote, 1354a1), c’est-à-dire que la rhétorique a des similitudes avec la dialectique et, surtout, qu’elle emploie les mêmes méthodes que cette dernière, à savoir l’induction et la déduction. Chez lui, la dialectique ne fait que servir la rhétorique et non ne se substitue aucunement à elle. Contrairement à son maître Platon, il a conservé l’essence de cette discipline, alors que Platon a congédié l’opinion et l’argument de vraisemblance au profit de la dialectique et de la vérité, horizon de la philosophie.

Le parcours de l’œuvre de Platon présente, certes, une théorie d’art oratoire, notamment dans le Phèdre, mais il n’apparaît presque jamais une accréditation de la rhétorique, encore moins une réhabiliter théoriquement effective de cette disciple. Ce philosophe ne fait qu’émettre des hypothèses. Par exemple, Platon (2011, 263b) estime que

celui qui va acquérir l’art rhétorique doit commencer par instituer méthodiquement une division entre ces deux espèces [s’agissant du juste et du bon], et par saisir ce qui caractérise chacune d’elles ; aussi bien celle où le grand nombre n’est pas forcément fixé que celle où il l’est.

En fait, le fondateur de l’Académie pense que la rhétorique devrait pouvoir écarter toute opinion et conduire à des vérités immuables. Malheureusement, cela n’est pas possible. O. Reboul (1991, p. 30) a-t-il raison d’écrire :

Mais enfin, si une telle science existait, cela se saurait ! Il y a beau temps que nous serions délivrés de nos erreurs et de nos errances, que nous pourrions prévoir l’avenir à coup sûr et prendre des décisions irréfutables (…). La “science” que Platon oppose à la rhétorique est encore à faire et, sans doute, le sera toujours.

Reboul montre ici que la théorie oratoire de Platon reste un idéal.

Au fond, Platon souhaite que la vérité (au sens du vrai, du juste, du bon, etc.), par opposition aux opinions, soit l’objet et le but de la rhétorique ; alors que l’objet et le but de la rhétorique, c’est bien sûr la persuasion par l’opinion, lieu de la vraisemblance. Aussi écarte-t-il tout usage de l’opinion dans la théorie d’art oratoire qu’il prône par la suite, comme on le verra au point suivant. Or, comme le souligne bien R. Amossy (2009, p. 99), « la rhétorique comme art de persuader souligne la fonction essentielle de la doxa ou opinion commune dans la communication verbale ». Celle-ci se prononce ici sur l’indispensabilité de l’opinion pour la rhétorique. Cela prouve que le souhait ou les hypothèses de Platon ne sont pas encore la preuve d’une acceptation ou d’une réhabilitation de cette discipline.

D’où vient donc l’idée que ce philosophe a une rhétorique, au point qu’elle soit dite philosophique ? Il convient de dire avec O. Reboul (1991, p. 31) que sa « rhétorique [s’il en existe une], qui n’est plus que l’expression de la philosophie, perd toute autonomie, et même toute existence propre ». S’il faut attribuer une rhétorique à Platon, alors ce ne peut qu’être une théorie vidée de son contenu. Rien ne justifie une théorie rhétorique chez ce penseur. Il a rejeté la rhétorique sophistique et est resté hostile à toute la rhétorique. Il reste sévère contre l’opinion et la vraisemblance sans lesquelles la rhétorique s’efface. Cet effacement de la rhétorique, chez Platon, laisse toute la place à sa dialectique.

2.2. Rhétorique ou impropre appellation de la dialectique chez Platon

Platon souhaite que la rhétorique soit soumise à la dialectique. Ainsi, il finit par loger sa théorie d’art oratoire dans la dialectique qui, selon lui, est la source de la connaissance philosophique et dont l’objet est l’âme. Faut-il le rappeler, ce qui fonde son rejet de la rhétorique, c’est le fait que cette discipline ne privilégie pas la vérité et les valeurs cardinales de la science philosophique. Il dénonce la rhétorique comme une manœuvre oratoire qui vise un intérêt mesquin, celui de commettre de l’injustice ou acquérir et exercer le pouvoir politique en étant dans incapacité d’anoblir les âmes des citoyens. Or, l’idéal politique, au sens de Platon, est de chercher à rendre les gouvernés les meilleurs possibles, de leur inculquer de bonnes valeurs, d’œuvrer pour anoblir leurs âmes afin que la cité puisse fonctionner au mieux et faire régner la justice. Platon (2011, 504d-e) affirme :

Le bon orateur, celui qui dispose d’un art et qui est homme de bien, présentera aux âmes les discours qu’il prononce en prenant la loi et l’ordre comme unique objectif (…). C’est avec l’esprit fixé sur cet objectif qu’il donnera une faveur, s’il doit la donner, qu’il la retirera, s’il doit la retirer ; tout cela sera fait avec l’idée de mettre la justice dans l’âme de ses concitoyens, de les délivrer de l’injustice, de leur inculquer la tempérance et de les débarrasser du dérèglement. Bref, que dans leur âme s’installent toutes sortes de vertus et que le vice s’en aille !

Par ce propos, Platon théorise un art oratoire qui porte sur l’âme et qui rime avec les exigences de vérité et de justice. Il estime qu’« il n’y a, en soi, rien de laid à écrire des discours (…). Mais là où réside la laideur, c’est (…) dans le fait de parler et d’écrire d’une façon qui n’est pas belle, c’est-à-dire vilainement et mal » (Platon, 2011, 258d). La façon de parler ou d’écrire que préconise Platon, c’est celle qui prend l’âme pour objet de discours et qui concourt à sa noblesse. Dans la perspective de Platon, le point de départ de l’art oratoire, c’est la saisie de son objet. « Or, cet objet, ce sera, je suppose, l’âme », dit Platon (2011, 270e). « Voilà donc l’objet vers lequel tend tout son effort. Il s’efforce d’y produire la persuasion », ajoute-t-il (2001, 271a), c’est-à-dire de persuader l’âme du vrai et du juste. Il faut donc remarquer qu’avec ce penseur, quel que soit le domaine dans lequel l’art oratoire se déploie, il doit viser à anoblir l’âme. Il s’agit en effet de

l’art d’avoir de l’influence sur les âmes” par le moyen de discours prononcés non seulement dans les tribunaux et dans toutes les autres assemblées publiques, mais aussi dans les réunions privées, un art qui ne varie pas en fonction de la petitesse ou de l’ampleur du sujet traité, et dont l’emploi, j’entends l’emploi correct, n’est en rien plus honorable dans les sujets sérieux que dans les sujets futiles (Platon, 2011, 261a-b).

C’est dire avec le maître de l’Académie que le procédé de l’art oratoire ne doit pas varier, encore moins son objet qui demeure l’âme. Quels que soient le genre et le lieu du discours, son objet demeure l’âme. Aussi son bon usage nécessite-t-il la connaissance de la vérité et de la justice. C’est ainsi que Platon fait de l’art oratoire un véritable effort de clarification dialectique qui s’accommode ainsi à la philosophie.

Étant donné que l’âme est l’objet de l’art oratoire, Platon (2011, 276e-277a) explicite sa conception de l’art oratoire comme suit :

C’est quand, usant de la dialectique et prenant l’âme qui est faite pour cela, on y plante et on y sème des discours qui transmettent la science, des discours qui peuvent se tirer d’affaire tout seuls et tirer d’affaire celui qui les a plantés, des discours qui ne sont pas stériles, mais qui ont en eux une semence d’où viendront d’autres discours qui, poussant à d’autres naturels, seront en mesure de toujours assurer à cette semence l’immortalité, et de donner à celui qui en est le dépositaire le plus haut degré de bonheur que puisse atteindre un homme.

Ces propos de Platon montrent que sa théorie d’art oratoire dévalorise la vraisemblance et se pose comme une quête de la vérité. Platon (2011, 277b-c) le dit d’ailleurs très clairement : « Tant qu’on ne connaîtra pas la vérité sur chacune des choses dont on parle et sur lesquels on écrit (…), on restera incapable de manier le genre oratoire avec autant d’art que sa nature le permet, que ce soit pour enseigner ou pour persuader ».

Les exigences de l’art oratoire que Platon souligne se distinguent de celles de la rhétorique. On trouve exposé chez lui une théorie du langage philosophique, du parler-philosophique. D’ailleurs, au-delà de sa confusion avec la philosophie, cette théorie platonicienne est difficile à réaliser. Platon (2011, 273d-e) nous le confesse lui-même :

Faute d’avoir dénombré les naturels de ceux qui seront nos auditeurs, si on est incapable de diviser les réalités selon les espèces, et de les rassembler en une seule forme qui corresponde à l’unité de chaque réalité, jamais on ne possédera la maîtrise de l’art oratoire, pour autant qu’un homme le peut. Or, cet art on ne le possédera pas sans avoir fourni un immense effort. Ce n’est pas pour parler et pour entretenir des rapports avec les hommes que l’homme sensé se donnera toute cette peine, mais pour être capable de dire ce qui plaît aux dieux et d’avoir, en toute chose, une conduite qui leur grée, autant que faire ce peut.

Le fondateur de l’Académie indique ici que ce qu’il entend par véritable art oratoire n’est pas à la portée des hommes, ou du moins, de tous les hommes. D’ailleurs, Platon (2011, 278d) affirme que celui qui parvient à respecter les principes du vrai art oratoire, à défaut de l’appeler “sage” comme un dieu, peut, à juste titre, être appelé “philosophe”.

Ce qu’il faut souligner dans le jugement que ce penseur porte sur sa propre conception du vrai art oratoire, c’est qu’il reconnaît qu’il est pénible de l’employer dans le domaine qui est spécifique la rhétorique : la rhétorique porte sur les rapports entre les hommes qui vivent ensemble. Or, Platon indique, comme précisé plus haut, que “ce n’est pas pour parler et pour entretenir des rapports avec les hommes que l’homme sensé se donnera toute cette peine” pour mettre en œuvre la théorie d’art oratoire qu’il préconise. Platon lui-même donne tort à ceux qui qualifient sa théorie d’art oratoire de rhétorique.

Différemment de la théorie d’art oratoire prônée par Platon, la rhétorique consiste dans la capacité de persuader en s’inscrivant dans la logique de la vraisemblance qui permet à l’orateur d’opiner ou démontrer, de plaire et d’émouvoir par son discours afin de se donner toutes les chances d’emporter l’adhésion de son auditoire. La tradition rhétorique retient cette exigence de vraisemblance qui se joue dans la conjugaison de trois éléments essentiels dans la communication : le discours lui-même, l’orateur et l’auditoire. Par exemple, ces éléments se traduisent respectivement chez Aristote par les concepts de logos, ethos et pathos.

Conclusion

Platon occupe une place importance dans l’histoire de la rhétorique. Il est même incontournable quant à la compréhension de cette discipline. Mais, il faut retenir que Platon n’a fait que dénoncer celle-ci. Dans le Gorgias, le Protagoras et le Phèdre, où il est essentiellement question de son approche de la rhétorique, le maître de l’Académie critique sévèrement cette discipline. Il la présente comme un pseudo-art, une pratique irrationnelle, injuste et immorale, et son analyse, précisément dans le Phèdre, s’achève par sa propre théorie d’art oratoire.

En dénonçant la rhétorique, ce disciple de Socrate présente la dialectique, notamment la maïeutique, où il loge la connaissance philosophique, comme principe du vrai art oratoire et dont l’objet est l’âme. Cet art oratoire que préconise Platon se défait totalement de la rhétorique. Dans sa théorie, Platon n’admet plus les opinions et la vraisemblance qui, pourtant, caractérisent essentiellement la rhétorique. Sa théorie d’art oratoire ne contient pas ce qu’il est possible de considérer comme fondamentaux de la rhétorique. Par conséquent, elle n’est pas rhétorique. Dans cette mesure, il est inadéquat et même contradictoire de qualifier sa théorie d’art oratoire de rhétorique ou, précisément, de rhétorique philosophique. Sa théorie se distingue de la rhétorique et se présente, d’ailleurs, comme un idéal. Certes, on pressent chez Platon la nécessité de la rhétorique, ou du moins, son souhait qu’elle soit bonne et pouvoir participer à la noblesse des âmes des citoyens, mais la théorie qu’il propose ne saurait être pour cela qualifiée de rhétorique philosophique.

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L’ACCÈS AUX PRINCIPES CHEZ LEIBNIZ. UNE ENQUÊTE SUR LES PRÉSUPPOSÉS LOGICO-MÉTAPHYSIQUES DE LA VÉRITÉ

Auguste NSONSISSA

Université Marien Ngouabi, Brazzaville (Congo)

nsonsissa_auguste@yahoo.fr

Résumé :

L’accès aux principes comme fondements logiques de la vérité qui traverse toute la tradition métaphysique s’instaure, semble-t-il, avec Leibniz en contexte de philosophie moderne. Ce dernier s’est livré à un travail d’élargissement et de reformulation des principes rationnels ou universels de la logique à partir de la pensée d’Aristote. Pareille approche historique fait florès à l’intérieur même de « l’univers leibnizien » suivant l’invention d’un nouveau fondement logique de la science moyennant la multiplication des principes dont la détermination ontologique tient du souci majeur qui l’anime tant ; celui des présupposés métaphysiques du progrès de l’esprit humain. C’est pourquoi à l’origine de toute connaissance philosophique Leibniz pose deux grands principes : « le principe de contradiction » et « le principe de raison suffisante », au-delà du « principe des indiscernables ». Il apparaît que le système de Leibniz repose sur les principes de sa logique et en procède. Cette idée permet d’indiquer la place que les principes logiques et métaphysiques occupent dans le système de Leibniz à partir de son admiration pour le syllogisme aristotélicien. Cet aristotélisme persistant au cœur de sa démarche, pour ainsi dire, est confirmé par Russell dans son exposé critique de la philosophie de Leibniz. Qui plus est, elle se trouve également corroborée, entre autres, par Leibniz lui-même lorsqu’il prétend déduire toute sa métaphysique de la connaissance du principe de raison déterminant.

Mots-clés : contradiction, logique, métaphysique, principe, raison, rationnel, universel.

Abstract :

Access to principles as the logical foundations of the truth that runs through the entire metaphysical tradition is established, it seems, with Leibniz in the context of modern philosophy. The latter has engaged in a work of enlargement and reformulation of the rational or universal principles of logic from the thought of Aristotle. Such a historical approach flourishes within the “Leibnizian universe” following the invention of a new logical foundation of science through the multiplication of principles whose ontological determination is due to the major concern that animates it so much; that of the metaphysical presuppositions of the progress of the human mind. This is why at the origin of all philosophical knowledge Leibniz posits two great principles: “the principle of contradiction” and “the principle of sufficient reason”, beyond the “principle of the indiscernables”. It appears that the Leibniz system is based on the principles of its logic and proceeds from it. This idea makes it possible to indicate the place that the logical and metaphysical principles occupy in the Leibniz system from his admiration for the Aristotelian syllogism. This persistent Aristotelianism at the heart of his approach, so to speak, is confirmed by Russell in his critical exposition of Leibniz’s philosophy. Moreover, it is also corroborated, among others, by Leibniz himself, when he claims to deduce all his metaphysics from the knowledge of the determining principle of reason.

Keywords : contradiction, logical, metaphysical, principle, reason, rational, universal.

Introduction

L’interprétation des principes comme fondement de la connaissance qui traverse toute la tradition métaphysique s’instaure, semble-t-il, avec Leibniz en contexte de philosophie moderne. Ce dernier s’est livré à un travail d’élargissement et de reformulation des principes rationnels ou universels de la logique partant d’Aristote. Pareille approche fait florès à l’intérieur de la philosophie de Leibniz suivant l’invention d’un nouveau fondement de la science moyennant la multiplication des principes dont la détermination ontologique et logique tient des présupposés métaphysiques du progrès de l’esprit humain En fait, la notion de principe à laquelle s’attache Leibniz est considérée à l’intérieur de son système comme fondement de la connaissance. (Leibniz, 1986, p. 69.)

C’est pourquoi à l’origine de toute connaissance philosophique Leibniz pose deux grands principes : « le principe de contradiction » et « le principe de raison suffisante ».  Mais cela n’exclut pas le droit de penser, au-delà, à l’existence du « principe des indiscernables » et du « principe de continuité ». Ceux-ci sont complémentaires à ceux-là. Il apparaît donc que le système de Leibniz repose sur des principes transversaux dont sa logique formelle  en procède toute entière. Pareille idée permet d’indiquer la place que les principes métaphysiques occupent dans le champ d’élaboration des « modèles mathématiques » dont Michel Serres dit qu’il est l’une des plus belles inventions de l’esprit humain. Cet aristotélisme persistant, pour ainsi dire, au cœur de sa démarche logico-métaphysique est confirmé aussi par Bertrand Russell qui, dans son exposé critique de la philosophie de Leibniz, trouve les raisons  d’estimer que plusieurs principes jalonnent « la philosophie de Leibniz ». Qui plus est, elle se trouve corroborée par Leibniz lui-même lorsqu’il prétend déduire toute sa métaphysique de  son « principe de raison déterminante » (Leibniz, 1978, p. 127.), c’est-à-dire « rien n’est sans raison » (Leibniz, 1988, p. 515). La démarche leibnizienne tient alors précisément de ce principe qui est lui-même au fondement de sa théorie de la causalité. Sa co-extensivité à l’universel qui en détermine « la constitution objective la plus intime » ne fait qu’attester le fait que rien n’arrive sans qu’il y’ ait une cause ou une raison. (Rabouin, 2017, p. 105.)

Les  principes fondamentaux sur lesquels se fondent la connaissance scientifique ne sont pas seulement à l’interface de la science et la métaphysique chez Leibniz. Ils sont aussi et surtout au fondement des vérités dites « nécessaires » et « contingentes ». Par la connaissance de celles-ci doublées de leur abstraction, les principes de la philosophie trouvent leur justification  légitime et la plus crédible. (Russell, 1979, p. 36.).  Mais une question se pose : est-ce que le principe de la contradiction est originaire ?

A partir de cette interrogation, ce que nous essayons de montrer par une étude comparative critique des principes logiques et les principes métaphysiques au sein du corpus leibnizien nous oblige à questionner la  logique du principe de contradiction par rapport à la portée ontologique du principe des indiscernables.

L’hypothèse que nous vérifions est celle qui consiste à analyser ces principes essentiels pour savoir s’ils le sont aussi bien pour la science logique que pour la métaphysique. (Serres, 1982, p. 262.)

Dans ce sens, la monade, la connaissance, la vérité vont s’octroyer le statut épistémologique de présupposés métaphysiques, parce que ces principes propres à Leibniz amèneraient à une articulation plus complète avec le problème de la vérité qui appelle lui aussi la méthode d’analyse ; celle  qui lui paraît essentielle dans la connaissance des raisons de ce qui existe. (Leibniz, Op. cit., p. 89.).

Pour la cohérence de notre étude des principes nous suivrons deux mouvements : d’abord, nous allons examiner les différents principes rationnels ou universels chez Leibniz. Nous en dégagerons les enjeux métaphysiques et logiques dans l’élucidation du sens de la connaissance vraie. Ensuite, nous examinerons l’application de ces principes à l’étude de la vérité. Pour ce faire, nous mettrons l’accent sur la « tension essentielle » selon l’expression de Thomas Kuhn qui existe entre les « vérités nécessaires » et les vérités dites « contingentes ». Au final, nous dirons que les principes de la philosophie pour autant qu’ils s’appliquent également à la monadologie sont, de ce fait transversaux, et communs tant à la science logique qu’à la métaphysique (Fichant, 1998, p. 123.)

1. Leibniz et l’équivoque des principes ?

La philosophie ne fait pas que détruire l’opinion ou critiquer les connaissances communes. Elle s’efforce également d’établir ce qui est certain et ce qu’il y a d’incontestable moyennant des principes rationnels ou universels. Leibniz s’est attaché à les élaborer dans le cadre théorique de la recherche de la vérité et de l’effectuation d’une « monadologie ». C’est donc à propos qu’il expose l’ordre que l’esprit humain se doit de suivre dans ses études, la quête du réel pour raisonner correctement, en vue de fixer les fondements de la connaissance.

C’est donc par eux qu’on ne peut s’empêcher de consentir à l’exigence de méthode et à l’idéal de certitude si tant est que raison et discours ont pour appui secret l’universalité ou l’objectivité de leur démarche. On peut même être tenté de placer Leibniz aux côtés d’Aristote parmi les interprètes des principes logiques et métaphysiques de la connaissance humaine. L’idée des principes premiers pour caractériser les fondements de la métaphysique tient de ce qu’il est toujours question de ce qui préside à l’ordre de toutes nos connaissances. (Leibniz, 1978, p. 479.)

Il n’y a rien de nécessaire que ce qui se fonde sur des principes. Pour Leibniz ces principes sont ceux de la philosophie et partant de la monadologie. Cela veut dire que l’existence de la vérité ne commence qu’avec les principes, c’est-à-dire la négativité de l’arbitraire et de la pétition des principes. (Malebranche, 1992, p. 672.) Cette considération que les philosophes de l’évidence qui renvoie à la pensée de Descartes, accorde le primat au présupposé au détriment de l’improvisation de l’esprit dans la poursuite de la vérité. L’existence des principes implique le fondement de la connaissance vraie. Tel est aussi celui par lequel toutes les réflexions sur la métaphysique de la connaissance trouvent leur crédibilité en tant que science de premiers principes et de premières causes. (Leibniz, 1986, p. 69.)

Il s’agit de poser le principe comme exigence logique et métaphysique de la recherche de la vérité. Sinon ce serait une connaissance sans fondements.  Conséquemment, il est inversement difficile de critiquer Descartes selon qui « les règles pour la direction de l’esprit » sont les principes de la philosophie. Qui plus est, pour lui, le cogito a le droit de s’octroyer le statut du premier principe. Les principes se donnent à penser comme « premiers », plus encore, comme la qualité par excellence d’évidence. La connaissance demeure scientifique et métaphysique. (Fichant, 1998, p. 123.)

Mais il convient de noter que le débat autour des principes de la philosophie (Leibniz, 2011, p. 169), s’est enrichi entre Leibniz et Descartes dans le cadre  « de la production originelle des choses prises à sa racines ». Il s’agit de  présupposés métaphysiques permettant ainsi de justifier le sens philosophique des bases métaphysiques du progrès. Leibniz (Ibid., p. 191.), apporte une nuance et de taille :

Bien que beaucoup de substances aient déjà atteint une grande perfection, la divisibilité du continu à l’infini fait que toujours demeurent dans l’insondable profondeur des choses des éléments qui sommeillent, qu’il faut encore réveiller, développer, améliorer et su je puis dire, promouvoir à un degré supérieur de culture. C’est pourquoi le progrès ne sera jamais achevé.

La complexité de l’idée du progrès, au-delà des principes devient un problème qui se pose entre Leibniz et Descartes. Il suffit de s’en tenir aux « remarques sur Descartes » que Leibniz a faite à ce sujet d’importance. (Leibniz, Op. cit., p. 33-37.)[3].  Mais Leibniz n’a pas négligé la méthode de la vérification dans l’ultime exigence visant à tout démontrer. C’est dire qu’il n’entend pas négliger ce qui paraît faux à l’esprit pour appréhender le monde des monades.

Dans cet élan de problématisation la connaissance des mondes au moyen de l’intuition intellectuelle peut exposer l’esprit humain à l’infinité du monde et des monades. Car à force d’étudier l’infinité des monades qui en résulte, il devient justifié que la présupposition soit considérée comme un principe, le principe divin. D’ailleurs, Leibniz déclare que « même si on nie Dieu, on ne le supprime pas ». (Ibid., p. 43.)

Le recours au principe ne va pas de soi entre Leibniz et Descartes. En fait, une discussion s’engage entre les deux penseurs. Au point qu’ils sont tentés de vouloir réformer la philosophie. C’est dire qu’ici la critique leibnizienne[4] de la philosophie de Descartes est plus pertinente qu’on ne le croit. Elle est orientée vers les questions de métaphysique et partant de la place de Dieu comme premier principe. Pour le dire autrement, s’il est une philosophie à reformer c’est d’abord  celle de Descartes, c’est-à-dire les fondamentaux de sa métaphysique qui se donne à comprendre comme « philosophie première ». (Ibid., p. 163.) C’est Dieu comme premier principe qui est mis en questions. Qui plus est, la discussion entre Leibniz et Descartes à propos : d’abord la mise en évidence des limites de la preuve scientifique ou de la démonstration de la substance première. Ensuite, la présupposition métaphysique là où s’impose à l’esprit humain l’impérieuse nécessité de viser « la solution du problème si difficile de l’interaction des substances ». (Ibid., p. 165-167.) Mais les deux philosophes modernes ont une philosophie centrée, sur l’idéalisme et à la recherche d’un fondement ultime de la connaissance moyennant les principes entre la philosophie de la nature et  celle de l’esprit. Cela les conduit à rechercher davantage la vérité des principes comme fondements des fondements de la connaissance vraie.

Ces principes ainsi caractérisés et discutés[5] entre les deux vont pouvoir se prêter à une autre analyse chez Malebranche. Ils se donnent le double statut de primauté et de modèle d’évidence chez Malebranche en particulier. (Guéroult, 1955, p. 41.) A cet effet, il paraît difficile d’évoquer la déchéance des principes comme fondements de la connaissance scientifique ou métaphysique. Les principes, encore une fois, sont le commencement toujours nécessaire de toute entreprise cognitive critique. Prendre le cogito pour la seule et unique vérité capable d’échapper au doute, dans le dispositif métaphysique de Descartes, revient à accréditer d’une connaissance avec fondements.  (Alquié, 1974, p. 105.) Aussi problématique que cela puisse paraître, le développement logique des principes de la philosophie par Descartes  et Leibniz en passant par Malebranche, amène à dégager les enjeux de la philosophie de la substance[6].

Cette idée apparaît à l’intérieur de la philosophie de Leibniz suivant l’invention d’un nouveau système de la communication des substances et fondamentalement pour déterminer la substance dans l’unité et la simplicité. (Leibniz, Op. cit., p. 69.) Leibniz s’est employé à poser le problème fondamental de l’érection  des principes logiques de la philosophie et de la création des principes métaphysiques. On peut alors déterminer l’originalité de sa démarche dont il fixe les intuitions dans son livre : Principes de la philosophie ou monadologie. Il travaille à mettre l’accent sur « le principe substantiel » (op.cit., p. 104.) L’unité et la simplicité de la monade sont de nature à révéler le caractère principiel qui lui échoit en raison inverse de son indivisibilité et son éternité. Ces caractéristiques montre le caractère dogmatique et formel[7] de la monade, c’est-à-dire on ne saurait remettre en cause, en tant que « substance composée et sans mouvement externe. (Leibniz, Op. cit., p. 69.) La rationalité ou l’universalité des principes métaphysiques débouche sur leur caractère formel, éternel et parant ontologique (Leibniz, Op. cit., p. 75).

L’aspect ontologique du principe ainsi soulevé appelle quelques remarques. En effet, le principe, en général, ne se confond pas sémantiquement ni avec le fondement, ni avec l’origine ; encore moins avec la cause. Il faut d’abord distinguer le fondement du principe, de la cause et l’origine. Cela a été explicité par Marcel Conche (1993, p. 20). Comme nous l’avons relevé dans la problématique de savoir si le principe de contradiction était originaire par rapport aux autres principes logiques et métaphysiques, il importe de souligner que  principe il affirme que « c’est une proposition de laquelle d’autres propositions peuvent être tirées, mais qui ne peut être tiré d’elles » (Ibid.)  Le  principe est le point de départ d’une déduction ou en général le commencement d’un raisonnement. Mais un principe n’est pas un fondement. Car si on refuse de fonder la connaissance scientifique sur un principe, cette dernière ne saurait être dite légitime.  Il existe des principes qui ne valent à que si on  les accorde. Le principe doit donc lui-même être fondé. Faute de quoi, il peut paraître arbitraire, contingent,  relatif et dépendant de quelque chose d’autre.

Par contre, le fondement n’est pas un principe en tant que tel, mais il est la justification absolue, c’est-à-dire la mise en évidence d’une idée qui n’est pas contingente, non dépendante des autres principes. Dans le choix rationnel qu’un esprit humain est appelé à opérer entre plusieurs principes, par exemple, on a tout de même besoin d’un fondement. C’est dire que sans fondement, pareil choix est quasiment impossible à réaliser. On ne saurait donc pas le faire de façon justifiée et nécessaire, et ce, entre les différents principes disponibles.  Il peut arriver qu’on ait affaire à une multiplicité de principes. Dans ce cas, il n’est pas non plus évident de choisir complètement entre la connaissance scientifique et celle du sens commun. La diversité des voies peut exposer l’esprit humain à l’embarras le plus complet quant au choix à opérer devant tel ou tel cas d’étude.

Peut-on alors inférer que la multiplicité des principes peut interdire à quelque principe que ce soit de valoir absolument ? Quoi qu’il en coûte, une nuance hypothétique s’impose entre origine, cause et principe. Qu’est-ce alors qu’une cause ? Une cause, selon Marcel Conche (Op. cit., p. 21), est ce qui explique un fait. Elle le ne se réduit pas à une origine. Celle-ci, par ailleurs, est ce qui rend raison de quelque chose, d’un devenir particulièrement. Conséquemment, une origine peut s’identifier une cause historique ou si l’on veut à un aspect de type diachronique. Autant une cause explique un fait, autant une origine explique un processus.

Mais le fondement ne fait ni l’un, ni l’autre. Ainsi tous ces aspects fondamentaux croisant en quelque manière le substantialisme leibnizien permettent d’étudier maintenant l’unité et la diversité des principes de la philosophie. Comme le montre si bien George Boole (1992, p. 402-403), « l’étude des lois de la pensée » a « plongé à toutes les époques les sages dans la perplexité et les penseurs dans la tristesse ».  Il en résulte que c’est une question d’importance tant du point de vue épistémologique que métaphysique. Autant elle assigne des limites à l’esprit humain en quête de connaissance, autant l’étude des principes est de nature à nous faire penser « l’infini » et à « l’inconditionné » comme étant « constitutifs de la nature humaine ». Le logicien moderne (Ibid.) remet au gout du jour la recherche des« lois de la pensée » quand bien même elles ne permettraient pas  « de déterminer la constitution effective des choses ni d’expliquer les faits qui en découlent ». Ils sont donc incontournables tant et si bien qu’elles peuvent rendre possible la recherche de « la connaissance dans le domaine de la Nature ou au-delà ». On ne peut dire que les principes ne servent à rien. De la sorte, Boole a été amené à conjecturer en ces termes :

Si donc il est vrai que nous ne saurions voir dans les lois de la pensée et les analogies qu’elles présentent une base suffisante pour prouver les conclusions d’un mysticisme trop ambitieux, il demeure que ce serait une erreur de considérer qu’elles ne nous suggèrent rien du tout. En tant que composantes de notre nature intellectuelle, il ne me paraît pas improbable qu’elles manifestent leur présence autrement qu’en prescrivant simplement les conditions de l’inférence formelle.

La question des principes a été posée aussi bien par Leibniz que par Boole. Ce dernier n’estime que la reformulation symbolique ou mathématique de l’approche syllogistique aristotélicienne. L’analyse mathématique de la logique qu’il a entreprise ne va pas sans lois de la pensée. Aussi a-t-il travaillé à l’inférentialisme d’un point de vue formel en ayant recours aux lois logiques. Appliquées à la logique mathématique ces lois font partie intégrante de la constitution de « l’intellect humain » et de la nature de la science logique. Avec Boole on retrouve le sens de la logique comme science des lois de la pensée.

En somme, riche de cette valeur heuristique des lois de la pensée, nous sommes effectivement en droit de mettre davantage l’accent sur l’étude des principes logiques et métaphysiques comme quête des fondements de la connaissance vraie. Encore faut-il préciser que chez Leibniz la quête de la vérité débouche sur la pluralité des vérités qui sont de deux ordres : les vérités nécessaires et les vérités contingentes. C’est l’objet de la partie qui va suivre dans laquelle nous allons puiser les idées relatives la valeur des principes dans les sciences formelles et dans la connaissance rationnelle.

2. Les présupposés logiques et métaphysiques de la connaissance rationnelle

Nous venons de montrer que le principe peut aider à comprendre la réalité par intuition intellectuelle. L’une des caractéristiques fondamentales du principe est son pouvoir unificateur. Pour cela, il trouve sa consécration dans l’histoire de la philosophie de la logique, et ce depuis Aristote. La philosophie sera dite première en raison de ce que la métaphysique est elle-même la science des premiers principes et des premières causes.

Ces considérations sont inscrites au cœur du système leibnizien. C’est ce que le philosophe ivoirien Ignace Yapi (2018, p. 6.) indique dans son Précis de logique élémentaire : « Sous l’inspiration lointaine de Gottfried W. Leibniz (…) engagèrent la logique dans la voie de sa mathématisation. Ils élaborèrent les premiers principes et les premiers langages artificiels de la logique rénovée ». C’est dans cet élan de rénovation que va s’inscrire droitement l’œuvre de Leibniz qui, à tout prendre, ne se limite pas à la métaphysique, encore moins à la seule philosophie de la morale. Elle est beaucoup plus vaste, plus riche et plus nuancée que les stéréotypes auxquels on la réduit assez souvent par les métaphysiciens.

Par-delà, donc, cette accoutumée, la pensée de Leibniz propose non seulement une remarquable « méthode »  encyclopédique, mais aussi, entre autres choses, une logique de la connaissance, et une « science générale » dans laquelle se rejoignent, sous bien des aspects transversaux et multisectoriels, ses questionnements modernes axés sur les principes d’intelligibilité au cœur de la science (Leibniz, 1995, p. 45).

Quelle est la valeur du principe pour qu’il se donne à penser en corrélation avec le problème de la vérité ? En effet, le principe sert de fondement à toute entreprise cognitive critique. Le présupposé permet, dans le cadre logique, de distinguer la science de l’opinion. Là où on accorde le primat à l’Universel comme objet par excellence, alors seul compte le principe universel et rationnel. Il consiste à dire que toutes les formes de pensée concourent, sous leur diversité d’approches, au bien de la justification de la connaissance, de l’être, de son identité unique. Le principe vise la détermination de la vérité éternelle. Il considère le réel sous sa forme préétablie qui est la tentative de généralisation et d’absolutisation de toute connaissance humaine.

Il existe dans le dispositif leibnizien de la philosophie une pluralité des principes. Ils sont aussi bien logiques que métaphysiques. Il s’agit des principes de « contradiction », de « continuité », des « indiscernables », et le « principe de raison suffisante ».  La question qui resurgit en tout état de cause est celle de savoir si le principe d’identité est tombé dans l’oubli. A l’évidence non, parce qu’il est implicitement opposé à la « contradiction ». C’est dans le souci d’articuler raisonnement et principes dans le cadre de la connaissance qu’il s’est employé à les ériger comme tels.

S’agissant du « principe de contradiction », il dispose que deux propositions contradictoires ne peuvent pas être vraies ou fausses en même temps, c’est-à-dire soit l’une est vraie et l’autre ne l’est pas. Leibniz (1978, p. 127) a cru pouvoir l’énoncer en des termes explicites. Il écrit : « Il y a deux grands principes de nos raisonnements ; l’un est le principe de la contradiction, qui porte que deux propositions contradictoires, l’une est vraie, l’autre fausse ». C’est une exigence logique de clarté qui porte sur la non contradiction de ce que nous disons et de ce que nous pensons, c’est-à-dire la cohérence du raisonnement, la consistance dans le penser ainsi que la constance dans la logique de la conception  des idées. Le contraire conduirait à la confusion des genres et des univers du discours. Cela serait illogique dans le sens où l’esprit humain cherche toujours la distinction même dans ce que nous faisons que d’affirmer tout de go que les principes ne sont pas déterminants dans la poursuite de la vérité. Leibniz (1978, p. 213) en a fait grand cas dans les Nouveaux Essais  sur l’entendement. Il déclare : « Nous ne trouvons jamais et ne pouvons concevoir qu’il soit possible que deux choses de la même espèce existent en même temps dans le même lieu ».

Il en résulte que le  principe de contradiction est opposé à celui d’identité. Le principe de non contradiction implique donc l’identité.  Plutôt, la contradiction signifie que la proposition logique qui n’est pas identique à soi est autre chose que soi-même. Dans cette relation, ce qui est autre chose que soi ne peut pas coïncider avec soi.

Conséquemment, l’idée de la contradiction implique nécessairement le manque e cohérence de la connaissance à soi. L’incidence nécessaire de cette cohérence se révèle déterminante dans la connaissance posant ainsi le problème de la vérité de la proposition ou de sa fausseté. En effet, la question est de savoir, maintenant, si ce principe jouit d’une autonomie absolue vis-à-vis de celui de la raison suffisante. En fait, selon Leibniz, (1978, p. 127)

l’autre principe est celui de la raison déterminante ; c’est que jamais rien n’arrive, sans qu’il y ait une cause ou du moins une raison déterminante, c’est-à-dire quelque chose qui puisse servir à rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant, et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon.

Tout se passe comme si Leibniz ne supposait guère autre chose que la corrélation de ces deux principes fondamentaux. Chemin faisant, l’analyse de la nature de cette relation est rendue explicite dans La monadologie où Leibniz (1900, p. 50-51) tend à justifier le lien évident qui existe entre les principes de contradiction et le principe  de raison suffisante.

A preuve, quelques philosophes[8] ont abordé la question à l’instar de Bertrand Russell (1979, p. 36) qui n’a pas manqué de la renchérir. Il reprend respectivement la parenté commune s’instaurant entre les deux principes énoncés. Il souligne que

dans la métaphysique (Leibniz) ne présuppose guère autre chose que deux grands principes à savoir : 1 La loi de contradiction, et 2è que rien n’est sans raison ou que toute vérité a sa preuve a priori, tirée de la notion des termes, quoiqu’il ne soit pas toujours en notre pouvoir de parvenir à cette analyse.

Russell a eu recours à Leibniz pour montrer l’apport positif dans la construction de la connaissance philosophique et scientifique. Cette tradition remonte à Aristote. Mais, on peut oser soupçonner chez Parménide et Héraclite les pensées logiques visant à rendre cohérent le raisonnement sur l’être. Notre connaissance du monde extérieur se fonde sur des principes parce qu’il y a une cause à tout. Aucune analyse logique n’est envisagée sans présupposition.

A tout bien voir, ce principe n’est pas séparé des autres. Parce qu’il procède du « principe de raison suffisante ». Ce principe s’expose à des nuances non moins importantes. En fait, selon André Robinet (2001, p. 123), le principe de raison ne va pas de soi. Parce que

la disposition d’ensemble repose dans l’œuvre leibnizienne sur une dichotomie ramiste : la raison en général est ou bien une raison nécessaire ou bien une raison suffisante ; la raison suffisante est ou bien une raison distributive ou bien  une raison existentielle.

La raison est donc mise en question. Qui plus est, elle se prête à des multiples acceptions qui sont de nature à montrer sa complexité tant dans son caractère nécessaire qu’existentiel. Reste à savoir si toute raison chez Leibniz est toujours une raison suffisante. Robinet ajoute : « Ce n’est pas le principe de raison en général mais c’est le principe de raison suffisante en particulier qui, par son application princeps, a porté la raison à la rencontre de ce que nous appelons Dieu » (Ibid., p. 123).

Mais Leibniz n’en fait pas pour autant un principe originaire. En effet, « le principe des indiscernables » n’est pas indépendant par rapport aux principes : le principe de contradiction et le principe de raison suffisante qui le précèdent. C’est proprement dans sa IXè lettre à Clarke, que Leibniz (Op. cit., VII, p. 394),  montre la valeur de ce principe pour autant qu’il est nécessairement lié au principe de raison suffisante, à cause de la place prééminente de Dieu dans la quête de la liberté de l’homme, de la question de la bonté et de l’origine du mal. Dans ce sens,

cette supposition de deux indiscernables, comme de deux portions de matières qui conviennent parfaitement entre elles, paraît possible en termes abstraits ; mais elle n’est point compatible avec l’ordre des choses ni avec la sagesse divine, où rien n’est admis sans raison.

Pareille considération des choses permet d’exclure la place du hasard dans l’ordre humain et l’ordre naturel des êtres physiques.

Ce principe remet en question toute tentative de changement qui pourrait se manifester dans le réel ou dans la nature considérée  comme une substance[9]. (Aristote, II, 1, 412a 20-22).C’est un problème épistémologique qui conduit à vérifier la portée du changement dans l’univers monadique, ou dans l’univers leibnizien et ses exigences métaphysiques. Aucun changement interne et externe n’est alors envisagé à ce niveau d’analyse. Il se trouve que le changement peut venir ou provenir de la considération sur le détail  de la complexité des phénomènes qui se prêtent à l’analyse de l’esprit humain en progrès.

Cependant, le principe qui est premier dans l’ordre logique et ontologique de la connaissance ne change pas. D’où le sens de présupposé métaphysique que Leibniz lui confère. Dans la logique de l’intelligibilité il s’identifie à la substance première. Tout se passe comme si Dieu, en tant que premier principe, ou première substance, ne changeait pas. C’est évident, parce qu’Dieu est identique à lui-même. Par contre, l’identité n’est pas toujours requise selon que le contexte monado-logique passe du complexe au simple. (Becco, 1975, p. 80) apporte une nuance et de taille : « Bien que la monade se définisse comme substance, la relation de synonymie théorique s’implique pas des contextes verbaux identiques ».  La catégorie du simple l’emporte sur le complexe. Dieu est unique et simple en son genre, et ce, en tant que principe fondamental et premier dans l’ordre ontologique des êtres et des choses.

Cette conception métaphysique du principe donne à penser que seule la substantialité de la substance ne change pas. Ne peut se prêter au changement que ce qui paraît accidentel et complexe dans sa pluralité. Leibniz (Op. cit., p. 373) inscrit la fonction heuristique du « principe des indiscernables » dans l’horizon logico-métaphysique du principe de raison et du principe d’identité, c’est-à-dire ce qui ne change pas et qui est identique à soi. « Car, écrit-il, deux états indiscernables sont le même état, et par conséquent c’est un changement qui ne change rien. De plus, il n’y a ni rime ni raison. Or Dieu ne fait rien sans raison ». En d’autres mots, le principe divin est la cause qui a cessé d’être une cause, mais qui ne va pas sans cause. Dieu est généralement considéré comme la cause causante non causée. Cette manière de penser la divinité comme un principe conforte la conception leibnizienne des principes. A partir de la divinité Leibniz  remet en perspective la notion de réel.

On se rappellera la précision donnée par Michel Serres (Hermès, Op. cit., p. 132) lorsqu’il s’est agi de nuancer ou de croiser les points de vue de Descartes et celui de Leibniz  à partir de leur conception de Dieu. Il écrit :

Pour Descartes, en effet, Dieu institue notre raison et en garantit la portée par sa véracité. Que si sa toute puissance avait voulu des montagnes sans vallées, notre raison, différente, aurait compris ce spectacle par la garantie de cette véracité. Le réel a donc, chez lui, une rationalité hypothétique,

c’est-à-dire limitée. De plus, il a appartenu à Gilles Deleuze (1988, p. 88) en particulier de remarquer l’identité qui s’instaure entre le « principe des indiscernables » et le « principe d’individuation »[10]. Cette articulation est d’autant plus déterminante qu’elle permet d’expliciter la raison qui fait que Leibniz considère ce dernier comme étant fondamental que celui des indiscernables. On peut également établir un lien séminal entre les monades et le principe des indiscernables. Ce dernier rend intelligible les différentes qualités qui distinguent s monades les unes des autres.

Le terme principe ne s’applique pas seulement aux aspects, mais également aux entités au rang desquelles on peut citer les monades. Michel Serres (1982, p. 262) fait une lecture critique des propriétés de la substance monadique appuyée sur l’opération logique suivant « ses modèles mathématiques ». Ces modèles ne font pas l’économie du principe d’identité et partant l’unité monadique :

La monade contient le principe de tout ce qui lui arrive, est arrivé et arrivera, développe en elle-même ce principe, etc. Elle porte en elle, de toute éternité, la loi de la série de ses modifications. Par conséquent, comme en mathématiques, la loi de la série est dans la série.

Même l’identité fonctionne par rapport à celui des indiscernables. C’est pourquoi la philosophie de Leibniz s’y attache essentiellement à la fois comme fil conducteur de sa pensée. (J.-B. Rauzy (1998, p. 443-444). Ce dernier prend l’identité pour un principe  régulateur du  système leibnizien, c’est-à-dire  du début jusqu’à à la fin.

Deleuze déclare à cet effet que « le principe des indiscernables est un principe d’individuation, selon lequel il n’y a pas deux individus semblables, qui se distingueraient seulement du dehors par le nombre, l’espace et le temps ». On ne peut ne pas considérer l’individu comme principe là où s’impose l’impérieuse nécessité d’étudier la pensée leibnizienne attachée aux « recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités ». Ce principe est à l’interface des thèses consacrées à la logique et aux aspects métaphysiques du système leibnizien. Plus même, cette démarche envisagerait même une synthèse de nature à montrer comment l’individuel participe de l’universel[11].

Quant au « principe de continuité », corollaire des précédents principes, il a ceci de particulier qu’il montre le manque de connaissance des raisons moyennant lesquelles le discours et le fait s’instaurent comme vrais. Il a une portée heuristique d’autant plus qu’il rend possible l’explication d’un évènement donné la faveur d’une infinité d’évènements. Ce faisant, raisonnement est soumis à une exigence de cause procédant par des concepts simples, c’est-à-dire justifiés par une raison suffisante. Ce qui est en jeu ici c’est l’aspect axiomatique que laisse dégager l’analyse du raisonnement logique ou mathématique lorsqu’il se fonde sur des termes premiers ou ultimes. « Le principe de continuité » est à la fois logique et métaphysique en ce qu’il remet en perspective la problématique de la régression à l’infini jusqu’à ses termes simples. Leibniz (op. cit., p. 89) estime que le principe de continuité a partie liée avec la démarche scientifique entreprise par les mathématiciens. Il écrit : « Chez les mathématiciens, les théorèmes de spéculations et les canons de pratique sont réduits par l’Analyse aux Définitions, Axiomes, et Demandes ». Louis Couturat (1901, p. 233.) en donne la portée quand il précise qu’ « un autre corollaire du principe de raison est le célèbre « principe de continuité » qui joue un si grand rôle dans la métaphysique de Leibniz et dans  sa polémique contre les cartésiens ».

De ce qui précède nous retenons que les principes de la philosophie pour autant qu’ils soient logiques et métaphysiques aident à fonder la connaissance métaphysique et logique. Il nous paraît que le développement scientifique des principes ainsi analysés, propres à Leibniz, au-delà d’Aristote, amènerait à une rupture la plus complète avec la connaissance arbitraire. La rationalité et l’immédiateté de ces principes universels sont à ce niveau d’analyse établies.

Au final, il reste à savoir dans quelle mesure cette présupposition intéresse le problème de la vérité. Pour le dire autrement, nous allons pouvoir vérifier, dans les lignes énonciatives, comment les principes et les vérités nécessaires et contingentes sont en nette corrélation. Tel est l’objet le sens et la portée des principes que l’on peut situer à la lisière des vérités nécessaires et contingentes.

En effet, après avoir montré que les principes s’appliquent tant à la logique qu’à la métaphysique dans le dispositif leibnizien, nous en venons maintenant à la corrélation de ceux-ci avec la question de la vérité. Il s’agit en fait d’expliquer, de comprendre et d’affiner ce lien évident en profondeur métaphysiquement ce contexte performanciel des aspects liés à la vérité, c’est-à-dire le contingent et le nécessaire. De nombreux philosophes à l’instar d’Aristote et de Leibniz ont accrédité cette hypothèse de travail. Car ils sont régis fondamentalement par les principes fondamentaux que sont le principe de contradiction et celui de raison suffisante.

Il est, par ailleurs, justifié de préciser que selon Leibniz il n’y a pas que les vérités nécessaires qui sont mises en relation avec les principes évoqués. Un texte de Yves Séméria (2017, p. 161) en donne le témoignage :

Il existe aussi deux sortes de vérités : les vérités de raisonnement ou de vérités nécessaires a priori dont l’opposé est impossible et les vérités de fait ou vérités contingentes dont l’opposé est concevable, c’est-à-dire dont l’inverse n’implique aucune contradiction fondamentale du point de vue de la logique. La raison de toute vérité nécessaire se découvre  a priori par l’analyse.

Derrière ces lignes énonciatives de la distinction entre le nécessaire et le probable se profile l’idée de la contradiction ou de la non contradiction. Ce que l’auteur essaie de nous montrer c’est qu’au-delà du principe de contradiction logique, la connaissance vraie a besoin d’une présupposition pour éviter qu’elle se révèle arbitraire. La raison et le discours sont tenus ensemble de façon à garantir l’objectivité de la vérité. Connaître sans raison revient à dire et penser n’importe quoi. La raison qui préside à la vérité logique est suffisante. De la sorte, du nécessaire peut découler une vérité objective.

Ce point de vue a été étayé par bien d’autres logiciens à l’instar de Couturat dont les travaux sur Leibniz ne font pas abstraction des principes. Il argumente, de plus, que Leibniz lui-même n’a pas manqué de dire que la raison suffisante se doit de trouver son audience auprès de l’étude des vérités contingentes. En effet, « L’analyse des vérités » (Couturat, 1901, p. 182), constitue un problème fondamentale chez Leibniz. A preuve la thèse directrice de cette approche leibnizienne est que « toute vérité est analytique » (Ibid., p. 208). Quand bien même il existerait des vérités tantôt analytiques, tantôt synthétiques.

Par contre, Leibniz s’attache à l’aspect analytique de la vérité pour mettre en avant le caractère logique de la connaissance humaine. Pour notre part, nous estimons que c’est la raison pour laquelle cette partie s’attache à examiner la complexité qui existe entre les principes et les vérités. On peut affirmer qu’il existe l’unité et la multiplicité des vérités d’autant plus que Leibniz fait droit aux « vérités de raison et vérité de fait ». (Ibid., p. 210.) Le principe de raison et le principe de contradiction rendent possible l’étude du « rapport des deux principes et des deux ordres de vérités » (Ibid., p. 216), à savoir « les vérités nécessaires et contingentes » (Ibid., p. 217).

Mais, s’il est admis qu’il existe une différence de nature entre « les vérités nécessaires » et « les vérités contingentes », la question qui resurgit en tout état de cause est de savoir si cette articulation n’implique pas quelques nuances hypothétiques dans le dispositif analytique de Leibniz selon que « le principe de contradiction » et « le principe de raison suffisante » fondent tel ou tel type de vérités. C’est le caractère transversal des principes qui est mis en jeu conformément au rôle dévolu à chaque type de principe considéré. A y regarder de plus près, l’inséparabilité entre les principes et les différentes sortes de vérité fonctionne comme une évidence. En témoigne l’argumentation qu’en a faite Louis Couturat (Op. cit., p. 210) à maintes reprises dans la mise en route justificationniste du principe de raison. Une des questions que ce dernier pose est la suivante : « Est-ce à dire que les vérités de fait ne soient que probables en elles-mêmes et ne puissent jamais égaler la certitude des vérités « éternelles » ? A l’évidence non.

Dans la mesure où toute sorte de vérité transcende l’autorité humaine. Elle met en exergue l’incomplétude logique de la connaissance de l’homme. Elle révèle tout autant la complexité de l’acte de connaître au moyen des principes. Il se trouve que de Socrate à Leibniz, la vérité apparaît toujours à l’esprit humain comme une quête inachevée de sens dont Popper dira qu’elle existe, mais qu’il est impossible à l’esprit humain de l’atteindre. Cette figure du faillibilisme épistémologique, Couturat, la trouve au cœur de l’approche leibnizienne des principes et des sortes de vérités. La particularité de l’analyse logique de principes  entreprise par Louis Couturat ne réside pas seulement dans le fait que ceux-ci s’appliquent dans la physique, mais également dans le fait que les principes de raison a des corollaires dont il faut pouvoir donner la signification derrière les lignes ci-après : « La première forme sous laquelle Leibniz emploie le principe de raison, ou le premier corollaire qu’il en tire, est ce qu’on veut appeler le « principe de symétrie ». (Couturat, Op. cit., p. 227.)

On comprend à ce niveau d’analyse que selon Louis Couturat (Ibid., p. 228), et à tout bien prendre,  Leibniz ne se contente pas d’énumérer les principes. Il en donne les nuances et en établit les liens. « On voit, écrit-il, pourquoi nous donnons à cette forme du « principe de raison » le nom de « principe de symétrie » ; c’est qu’il sera applicable partout où il y aura symétrie ou parenté de forme ». En effet, nous avons tout lieu de fixer sa relative autonomie pour dire qu’il n’est pas sans rapport, tout comme les autres principes, avec « le principe des indiscernables ».

Pour toutes ces raisons, l’inséparabilité entre les principes et les vérités est d’importance. Il y a identité de rapport et non pas complémentarité entre les deux aspects des choses. Que l’on parte des principes aux conséquences, ou que l’on remonte des conséquences aux données fondées sur les principes, le raisonnement logique ne peut pas faire l’économie ni des principes, ni des vérités. Cela permet à Couturat (Ibid.) d’ajouter que

le principe de symétrie a une grande affinité avec le fameux principe des indiscernables, qui dérive, lui aussi, du principe de raison. Celui-ci affirme qu’il ne peut exister dans la nature deux choses (concrètes et indivisibles) absolument semblables, et ne différant qu’en position, ou comme on dit, en nombre ; car il faut qu’il y ait une raison pour qu’elles soient diverses ou qu’elles soient deux.

Au-final, de l’identité et de la multiplicité des principes que nous venons de trouver chez Leibniz, il nous a paru justifié de procéder à une analyse de la diversité des vérités visant à vérifier si le principe de raison suffisante peut particulièrement gouverner tout à la fois et fondamentalement ce qui est nécessaire et contingent dans l’ordre des vérités ou s’il est aussi régulateur que les autres. Un propos de Louis Couturat (Op. cit., p. 210) en résume l’intelligence de l’ensemble de ce qui précède :

En résumé, toute vérité est formellement ou virtuellement identique ou, comme dira Kant, analytique, et par conséquent doit pouvoir se démontrer a priori au moyen des définitions et du principe d’identité. Mais, « Leibniz maintient la distinction des vérités de raison et des vérités de fait, des vérités nécessaires et des vérités contingentes ; néanmoins, il les considère toutes comme également analytiques.

Qui plus est, la question des principes universels ou rationnels chez Leibniz a une portée aussi bien encyclopédique que transversale (Rabouin, 2017, p. 255). Elle aborde les principales problématiques méthodologique, épistémologiques et ontologiques de la philosophie traditionnelle en recourant aux outils d’analyse fournis particulièrement par la logique moderne (Belaval, 2005, p. 115).

De la sorte, le système leibnizien dessine un parcours philosophique qui scande les grandes étapes du développement du « rationalisme baroque » (Knecht, 1981, p. 76)[12]. Ce faisant, à l’instar de Kant, Frege, Russell, Leibniz a su anticiper sur l’interrogation ontologique qui se cristallise depuis lors autour de la définition des principes logiques de la connaissance, les modes logiques de la formalisation, et la question de la vérité. Il n’y  a pas que la corrélation du langage et de la logique. La vérité est une question centrale de la réflexion gnoséologique qui est réévaluée par Leibniz comme validité et véridicité. Car il s’est agi d’en examiner les aspects logiques et les dispositifs métaphysiques qui permettent la découverte de Dieu comme fondement de tout. Le but poursuivi demeure : mettre en ordre[13] les idées, les êtres et les choses.

Conclusion

L’enjeu philosophique et épistémologique de l’étude leibnizienne des principes en rapport avec la problématique de la vérité ne devrait pas aller de soi, quand bien même une littérature abondante lui serait consacrée. En plus, en témoigne le propos de Michel Serres ( 1968, p. 127) qui écrit : « Pour comprendre la philosophie cartésienne ; reconstruire le système de Leibniz ; analyser la réfraction de celle-là dans celui-ci ; placer cette compréhension, cette construction et cette analyse dans l’esprit du XVIè siècle, et sans une méditation sur l’histoire de la science et des idées ; ce programme d’érudit, de savant et de philosophe est exécuté par M. Belaval dans son Leibniz, critique de Descartes, avec rigueur, cohérence et clarté ».

Riche de cette multiplicité d’approches critiques et d’angles de vue complémentaires à la logique de Leibniz de Couturat, nous affirmons tout compte fait qu’il existe  chez Leibniz une unité et une diversité des principes rationnels ou universels applicables à tous les domaines de la connaissance humaine, en général, et à l’ontologie et la logique particulièrement. Ils sont onto-logiques, parce qu’ils rendent possible la connaissance des êtres et des choses, et permettent pour le coup la mise au jour des présupposés métaphysiques du progrès de l’esprit humain en quête de vérité. En fait tel qu’il est trouvé envisagé par l’ensemble des philosophes modernes le problème de la vérité ne se résout ni dans les principes logiques, ni dans les présupposés métaphysiques du progrès. La vérité transcende l’autorité humaine en raison de sa faillibilité et de la fragilité des systèmes formels.

Du fait de ces imperfections, la querelle des fondements est remis au gout du jour de la philosophie comme quête des principes et non pas toujours comme premiers principes. S’il est une cause première, alors c’est elle qu’il faut pouvoir retrouver. Dans ce cas, la régression à l’infini devient l’horizon indépassable d’un commencement qui n’en est pas un. Par contre, l’âge classique de la philosophie nous fait dire que les principes sont au commencement et toujours nécessaires de chaque chose ou de chaque entreprise cognitive critique. Ils sont seuls et uniques vérités capables d’échapper à l’incertitude de la connaissance. Les principes logico-métaphysiques font que chaque connaissance vraie ait un fondement.

Ce faisant, ils sont directeurs et l’existence d’un paradoxe des principes n’est donc pas ici envisagée. La primauté des principes par rapport à toute justification de la connaissance procède de l’impossibilité pour l’esprit humain, paradoxalement, de tout démontrer. L’idée de l’idée fait œuvre de connaissance de la connaissance métaphysique, c’est-à-dire qui se révèle à nous conséquemment  de façon parfaite. De la sorte, les principes sont comme la qualité de modèle par excellence d’évidence au sens cartésien du terme. Leur connaissance demeure claire et distincte à l’égard de l’étincelle divine dont dispose chaque homme raisonnable.

Quoi qu’il en coûte, ce qu’Alfred Tarski (1972, p. 233) reprend à son compte comme considérations logiques sur la valeur et la portée des principes de « contradiction » et du « tiers-exclu ». D’après lui, ils doivent être comptés parmi les conclusions, de manière générale, vraisemblablement les plus importantes. Ces deux principes joints au théorème déjà mentionnés renvoient à

la classe des propositions vraies contient toutes les thèses de la science élucidée, relatifs aux conséquences des propositions  vraies (c’est-à-dire toutes les conséquences des propositions vraies sont vraies), montrent que la classe de toutes les propositions vraies forme un système déductif non contradictoire et complet.

En conséquence, les critiques les plus acharnés du système de Leibniz ont reconnu quelques imperfections des systèmes formels en général et ont relevé quelques aspects contradictoires dans son système d’autant plus que Leibniz dépassant Descartes accorde du crédit aux connaissances tantôt obscures, tantôt divine, c’est-à-dire qui ont pour source Dieu. Lorsqu’il admet l’inexistence du commerce entre les autres monades ; plutôt un simple accord. (Leibniz, 1712, p. 172.) le système de pensée de Leibniz a tout de même été critiqué, entre autres, par Condorcet : « Ce système adopté ou du moins soutenu par les compatriotes de Leibniz, a retardé parmi eu les progrès de la philosophie » (Condorcet, 1988, p. 224) Sur ce point d’importance, une question se pose : en quoi et moyennant quoi « la loi de Leibniz » (Engel, op. cit.), peut-elle être située au rang des principes fondateurs visant à donner sens à ce qu’il conviendrait d’appeler  les présupposés métaphysiques du progrès de la science moderne ?

Certes, mais il nous reste à examiner comment les principes logiques s’appliquent-ils dans le domaine de la problématologie de Michel Meyer (2000, p. 91) et ce, entre « questionnement et historicité ». C’est tout au plus une élaboration de la « déduction problématologique », et « la différence problématologique » qui appellent l’application des « principes » : le principe de raison, le principe d’identité et le principe de contradiction. Mais en quoi Meyer innove-t-il par rapport à Leibniz ou Aristote ?

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ROUSSEAU ET LA CRITIQUE DU PROGRÈS SOCIO-SCIENTIFIQUE AU XVIIIème SIÈCLE

Aya Anne-Marie KOUAKOU

Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

annekouakoumarie@gmail.com

Résumé :

Le progrès qui prend un nouveau sens à partir du XVIIème siècle est accueilli par les philosophes du siècle des Lumières comme ce qui peut transformer physiquement le monde et changer la trajectoire de l’humanité. Seulement, lorsque le progrès des sciences, des arts, et de la technique contribue à la fois au bien-être et à la perversion de l’humain, cela ne peut que susciter des interrogations. Jean-Jacques Rousseau, devant l’enthousiasme et l’espoir que ses contemporains plaçaient dans les idées de progrès, a attiré l’attention sur la nécessité d’aborder cette phase de l’histoire avec prudence pour préserver la nature axiologique de l’homme.

Mots-clés : Civilisation, Humanité, Morale, Progrès, Savoir, Science, Technique.

Abstract :

Progress that takes a new meaning from the seventeenth century is welcomed by philosophers of the Enlightenment as what can physically transform the world and change the trajectory of humanity. Only, when the development of science, the arts, and technology, in the clear, the progress of knowledge contributes to degenerate the human species, this can only raise questions. Jean-Jacques Rousseau is the one who, in the face of the enthusiasm and hope that these contemporaries placed in the ideas of progress, felt obliged to show the reversibility to draw attention to the need to approach this phase of history with a little more caution.

Keywords : Civilization, Humanity, Knowledge, Moral, Progress, Science-Technology.

Introduction

Au XVIIIème siècle, domine l’idée de progrès dont l’étymologie latine « progressus » signifie aller de l’avant. Aller de l’avant, pour les philosophes des Lumières, c’est se laisser guider par les lumières de la raison et renoncer à tout argument d’autorité. En effet, longtemps dominé par la religion et éprouvé par les difficultés de la vie quotidienne, l’homme prend conscience du fait qu’il est un être libre et perfectible ; ce qui permet de renoncer à l’idée de déchéance humaine véhiculée par l’église et de se sentir plus optimiste pour assurer sa vie et s’assumer comme un être responsable. Au-delà de cette valorisation de l’humain, les penseurs du siècle des Lumières considèrent que le progrès est possible et qu’il faut s’appuyer sur cette immense richesse que renferme la nature humaine pour y déceler les lois afin de changer le cours de l’histoire. En ce sens, le progrès est perçu comme « une avancée qui change profondément le cours des choses, “qui infléchissent la trajectoire” de l’humanité » (E. Brynjolfsson et A. McAfee, 2015, p. 10). Autrement dit, l’homme veut réécrire son histoire en devenant maitre de son destin. Dans cette perspective, le progrès des sciences est vivement souhaité ; ce qui devrait influencer tous les domaines de la vie sociale et rendre l’existence plus agréable. Cependant, ces idées de progrès qui visent en profondeur, l’autonomie de l’homme et son bonheur auraient des inconvénients sur la vie morale et sociale des hommes selon Rousseau. Pour lui, « tous les progrès de l’humanité ont été en apparence autant de pas vers la perfection et en effet vers la décrépitude de l’espèce » (J.-J. Rousseau, 1996, p. 156). L’hypothèse de l’état de nature avancée par Rousseau permet d’apprécier les étapes de l’évolution de l’homme et de ses acquis mais subséquemment, de la perte des vertus comme la pitié, la liberté et l’amour de soi. Finalement, la recherche de bonheur adossée au progrès socio-scientifique serait vide de sens si tant est que le bonheur est avant tout une paix intérieure. Aussi, le niveau de progrès du monde actuel et sa propension à pervertir les mœurs est-il révélateur de l’actualité de l’auteur du Discours sur les sciences et les arts.

Le progrès socio-scientifique contribue-t-il véritablement à rendre l’homme libre et heureux ? L’aliénation n’est-elle pas la finalité du progrès ? Dans quelle mesure le progrès socio-scientifique peut-il garantir la liberté et le bonheur ? Telles sont les questions que les approches historique, critique et prospective nous aideront à élucider. Elles conduiront à démontrer avec Jean-Jacques Rousseau que le progrès est réversible et mérite d’être fondé sur une liberté viable. L’explicitation de cette thèse consistera à mettre en exergue, l’idée de progrès au XVIIIème siècle (1). Cette approche conduira, ensuite, à mettre, en lumière, les facteurs qui conduisent à la réticence de Rousseau face au progrès socio-scientifique (2). Il s’agira, enfin, de montrer l’actualité de Rousseau en plaçant la liberté au cœur du débat sur le progrès.

1. L’idée du progrès au siècle des Lumières

Le progrès chez les philosophes du siècle des Lumières se joue sur deux fronts majeurs. Le premier qui est anthropologique souhaite que l’homme prenne conscience de la force de sa nature fondée sur la liberté et cherche à rompre les chaines qui l’ont empêché, jusque-là, de se réaliser pleinement. Le second qui est matérialiste invite l’homme à réaliser que la nature physique est accessible par l’étude des lois qui la régissent ; ce qui  rend, possible, l’amélioration des conditions de vie.

1.1. Le progrès comme défi anthropologique

Au XVIIIème siècle, avant l’avènement des Lumières, l’idée de la déchéance de l’homme consacrée par le péché originel nourrit un pessimisme chez l’être humain. Selon l’église, le péché commis par Adam et Ève échoit à tout homme même à l’enfant. C’est pourquoi, Saint Paul (1962, p. 309) dira que « tous naissent enfants de colère ». La mission de l’église était d’amener les hommes à se détacher des plaisirs terrestres qui sont éphémères en vue de rechercher le salut du ciel. Ce qui entrainait chez l’homme, un repli sur soi dévalorisant. Seul, le pari pascalien de la félicité éternelle redonnait un brin d’espoir aux croyants.

Selon G. Gusdorf (1973, p. 100), « pour maintenir son emprise, la dogmatique théologique s’efforce de constituer en chaque individu une armature morale, qui demeurera sous le contrôle de l’autorité religieuse ». Dans tous les domaines de la vie, l’autorité de la religion se faisait sentir. L’homme se sentant incapable de franchir le seuil de la raison, se limitait à une vie de servitude aussi bien à l’égard de la religion que du monde physique qui l’entourait et qui lui semblait hostile. Limité dans sa capacité rationnelle, par l’action d’une éducation fondée exclusivement sur les dogmes religieux, l’homme n’était pas libre de prendre son destin en main et de s’assumer comme un être raisonnable, libre et responsable. C’est pourquoi, en considérant l’état de minorité dans lequel se trouvaient les hommes, c’est-à-dire leur incapacité de décider par eux-mêmes, les penseurs vont contribuer à remettre en cause la religion et son emprise sur l’individu au profit de la raison.

C’est la raison qui doit guider les actes, les choix, la vie des hommes. Par-delà cette fonction directrice, la raison permet également de s’élever au-dessus de la condition humaine pour se « rendre comme maitre et possesseur de la nature » (R. Descartes, 1966, p. 84). Avec Descartes, l’on prend conscience d’une autre facette de la raison qui peut s’avérer comme source de puissance et de pouvoir. Elle offre la possibilité à l’homme de maitriser et de posséder les clés du monde. Désormais, l’homme peut faire du progrès au niveau de la connaissance. Cette facette de la raison la rend incontournable et ouvre la voie royale à l’homme de parvenir au bout de ses peines dans cette vie qui paraissait, pourtant, le léser. La raison devient ainsi le seul moyen de connaissance et le fil d’Ariane qui permet de percer les mystères de la vie et du monde. (D. Diderot 1986, p. 60) exprime bien cette pensée : « il faut tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement…Renverser les barrières que la raison n’aura pas posées ». Cela revient à dire qu’il faut passer toutes choses aux cribles de la raison. Rien ne devrait plus être admis qu’en ayant été soumis à l’examen minutieuse de la raison. Celle-ci vient briser les barrières de l’obscurantisme et de l’ignorance. Elle donne un souffle nouveau à l’homme et devient source de renaissance pour quiconque place sa confiance en elle. La promotion, par Descartes, de la liberté de penser, est relayée par les penseurs du siècle des Lumières de sorte qu’ils en ont fait leur devise : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières ». (E. Kant 1947, p. 83). Selon Kant, c’est à cause de la paresse et de la lâcheté que les hommes se sont donnés des guides pour penser à leur place et pour les conduire. C’est donc, en faisant preuve de courage que chaque homme pourra se redéfinir, à nouveau, comme être de liberté et de pensée. À ce niveau le progrès est anthropologique, car il permet à tout homme de quitter l’état de tutelle ou de minorité pour accéder à la liberté de penser et d’agir conformément à la raison.

Selon Comenius (1952, p. 188), « la nature est en perpétuel progrès ; jamais elle ne s’arrête, elle ne délaisse les choses anciennes pour entreprendre des œuvres nouvelles : elle poursuit, elle amplifie et perfectionne ce qu’elle a commencé ». L’auteur de la grande didactique conçoit le progrès comme un processus naturel. Autrement dit, le progrès est inscrit dans la nature elle-même. Cela nécessite que l’esprit s’ouvre à la connaissance pour relever le défi du progrès et de la perfectibilité. D’où la lutte menée par les philosophes contre l’obscurantisme, l’ignorance, les préjugés moraux, religieux, politiques et sociaux qui sont des obstacles au progrès humain. 

En somme, le progrès est possible chez l’homme parce qu’il est perfectible ; sa nature l’y prédestine. La liberté et la raison qui fondent l’essence humaine doivent être mises à profit de cette perfectibilité ; ce qui incite au progrès socio-scientifique qui se présente comme un véritable espoir pour l’humanité.

1.2. Le progrès comme espoir d’une vie meilleure

Pour Condorcet (1988, p. 89), l’espoir est permis, car « tout nous dit que nous touchons à l’époque des grandes révolutions de l’espèce humaine…L’état actuel des lumières nous garantit qu’elle sera heureuse ». L’optimisme de l’auteur est partagé par nombre de philosophes du siècle des Lumières. Le progrès des sciences est ressenti par ces derniers comme la sortie des ténèbres à la lumière, de la misère à l’abondance, c’est-à-dire le moment de jouir de la vie. Condorcet ajoute qu’il faut pousser le pion encore loin car, il  ne s’agit pas de faire les éloges de la science ; il faut pouvoir s’en servir. Ainsi qu’il le dit : « les motifs qui avaient forcé les esprits à sortir de leur longue léthargie devaient aussi diriger leurs efforts » (Condorcet, 1988, p. 183). C’est dans les sciences qu’ils vont déployer les efforts pour transformer les conditions d’existence de l’homme. À cet effet, J. A. Perreau (1797, p. 199) déclare que « tout a été fait pour lui (l’homme) puisqu’il est le seul qui ait des sentiments de cette consonnance universelle qui soit capable d’en étudier toutes les lois et de s’en approprier les avantages ». L’homme, conscient de sa capacité de perfectibilité inhérente à sa nature, veut aller de l’avant pour impacter sa civilisation.

En effet, une nouvelle vision du monde axée sur le progrès des sciences, des arts et de la technique s’édifie autour d’une civilisation qui culmine dans le luxe et le raffinement des mœurs. On aspire à une vie plus facile et plus agréable où la technique joue un rôle majeur. L’impact de la technique en ce qui concerne le progrès humain est très significatif. C’est ce que soulignent E. Brynjolfsson et A. McAfee (2015, p. 14) :

Ces avancées techniques ont… été à l’origine d’un bon soudain, rapide et soutenu en matière de progrès humain…Pour la première fois de l’histoire, le progrès humain était principalement alimenté par l’innovation technique, et cette transformation était la plus profonde que le monde eût jamais connue.

De toutes ces avancées techniques, la machine à vapeur occupe une place prépondérante. En plus de produire des quantités considérables d’énergie, elle a le don de suppléer aux limites de la simple force humaine ; ce qui est un véritable soulagement. Contrairement à ce que véhicule la religion, pour les philosophes du siècle des Lumières, le bonheur est à portée de main. Il est saisissable par l’effort de la raison. C’est pourquoi, une nouvelle orientation de l’éducation des enfants s’impose, en vue de développer, en eux, toutes leurs capacités intellectuelles.

C’est à travers une réforme éducative que deviendra possible « la sortie de l’homme hors de l’état de minorité dont il est lui-même responsable » (E. Kant 1947, p. 83). Il convient, alors, de donner à l’enseignement un souffle nouveau qui prenne en compte les savoirs divulgués par l’encyclopédie, en l’occurrence dans les domaines des sciences, des arts, de la technique, du droit, de la politique, etc. Le progrès repose sur l’instruction, en ce sens que cette dernière le conditionne tout en le réalisant.  C’est ce qu’exprime R. P. Bonané, (2017, p. 301) en ces termes :

L’instruction est à la fois le résultat et la condition du progrès. Son résultat puisqu’elle repose sur le progrès des connaissances acquises et transmises de générations en générations. Elle en est la condition car le progrès est impossible sans l’extension des Lumières dans le domaine des sciences, des techniques et de la politique.

Depuis le XVIIIème jusqu’à nos jours, le monde bénéficie d’une amélioration des conditions de vie grâce au progrès réalisés dans les domaines des sciences, des arts, de la technique, de la civilisation, etc. Mais tous ces progrès participent-ils véritablement à rendre l’humanité meilleure ? À cette interrogation, Rousseau répond par la négative car pour lui le progrès serait aliénant.

2. La réticence de Rousseau face aux idées de progrès 

Face à l’enthousiasme et à l’optimisme que ses contemporains expriment à travers leur approche du progrès, Rousseau est quelque peu pessimiste. Tout en insistant sur la réversibilité du progrès des sciences, des arts, de la technique et de la civilisation, il décide de faire l’apologie de l’état de nature comme l’état idéal pour l’homme.

2.1. L’éloge de l’état de nature comme indice d’une réticence aux idées de progrès

Face à toutes ces idées de progrès, le philosophe genevois semble ne pas se retrouver. D’où son intérêt pour l’état de nature qu’il présente, avant tout, comme un état d’abondance. C’est ce qu’il affirme en ces termes :

La terre abandonnée à sa fertilité naturelle, et couverte de forêt immense que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des retraites aux animaux de toutes espèces. Les hommes dispersés parmi eux observent, imitent leur industrie, et s’élèvent ainsi jusqu’à l’instinct des bêtes, avec cet avantage que chaque espèce n’a que le sien propre et que l’homme n’en ayant aucun se les approprie tous. (J.-J. Rousseau, 1996, p. 108).

L’état de nature est une hypothèse de travail. Pour les philosophes qui ont émis cette même hypothèse, les conclusions ont été tirées à l’encontre de la nature humaine jugée violente et dangereuse. Par exemple, selon T. Hobbes (1971, p. 126), « aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun ». Chez cet auteur, la nature de l’homme serait dominée par la violence et la méchanceté ; d’où la nécessité de la société pour garantir la paix. Rousseau s’oppose à cette présentation négative de la nature qu’il considère comme erronée. À l’en croire, l’erreur de Hobbes et de tous les autres se situe à un seul niveau : « ils parlaient de l’homme sauvage et ils peignaient l’homme civil » (J.-J. Rousseau, 1996, p. 105). Évidemment, la rétrospection de la société remet en cause toute leur théorie. L’approche rousseauiste de l’état de nature a l’avantage de ne pas tomber dans ce piège, puisqu’elle prend le soin d’écarter tous les faits, «  car ils ne touchent point à la question » (J.-J. Rousseau, 1996, p. 105). Pour l’apologiste de l’état de nature, l’homme naturel est un être pacifique. C’est ce qu’il traduit en ces termes :

Rien n’est si doux que lui dans son état primitif, lorsque placé par la nature à des distances égales de la stupidité des brutes et des lumières funestes de l’homme civil, et borné également par l’instinct et par la raison à se garantir du mal qui le menace, il est retenu par la pitié naturelle de faire lui-même du mal à personne, sans y être porté par rien, même après en avoir reçu. (J.-J. Rousseau, 1996, p. 155).

Rousseau démontre que la nature de l’homme est favorable à la paix, grâce à la pitié authentique qui le caractérise. La liberté, l’amour de soi, la bonté et la pitié qui sont les vertus de l’homme naturel ne sauraient entrainer un état de guerre. Autrement dit, les causes de l’avènement de la société se trouvent ailleurs. Il le dit clairement :

La perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l’homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naitre et sans lesquelles il fut demeuré éternellement dans sa condition primitive. (J.-J. Rousseau 1996, p. 120).

L’avènement de la société devrait s’expliquer par des causes extérieures à la nature humaine. Il serait plutôt opportun d’envisager la dégradation de la nature terrestre et cosmique pour soutenir que « des années stériles, des hivers longs et rudes, des étés brulants qui consument tout, exigèrent d’eux une nouvelle industrie » (J.-J. Rousseau 1996, p. 148). Cette explication qui disculpe l’homme fait de lui, par la même occasion, une victime de l’histoire et du progrès au sens physique et matériel.

La rupture de l’état de nature et tout ce qu’elle a pu occasionner marque les premiers progrès de l’humanité. Finalement, ces progrès qui, selon J.-J. Rousseau, (1996, p. 113) nous éloignent de cette « manière de vivre simple, uniforme et solitaire qui nous était prescrite par la nature » tirent leur source dans le malheur. L’avènement de la société est un moment crucial de ces progrès.

2.2. Critique du progrès de l’homme de l’état de nature à l’état social comme rupture de l’authenticité

Sorti de l’état de nature, l’homme, au fil du temps, découvre en lui-même l’immensité de la richesse de sa nature et réalise inlassablement du progrès dans tous les domaines de la vie. Ces réalisations qui se traduisent comme un exploit suscitent à première vue l’émerveillement. Rousseau le mentionne en ces mots :

c’est un grand et beau spectacle de voir l’homme sortir en quelque manière du néant par ses propres efforts ; dissiper, par les lumières de sa raison les ténèbres dans lesquelles la nature l’avait enveloppé ; s’élever au-dessus de lui-même ; s’élancer par l’esprit jusque dans les régions célestes ; parcourir à pas de géant, ainsi que le soleil, la vaste étendue de l’univers ; et ce qui est encore plus difficile, rentrer en soi pour y étudier l’homme et connaitre sa nature, ses devoirs et sa fin. (J-J. Rousseau, 1996, p. 43).

Parti de la stupidité des bêtes pour arriver à ces belles réalisations que notre monde connait aujourd’hui, l’homme mérite à ce niveau qu’on lui fasse des éloges. Rousseau ne saurait s’y dérober. Cependant, cet aspect n’est pas le seul qui retient l’attention du philosophe. Rousseau s’intéresse également aux revers de ces progrès sur la vie morale et métaphysique.

Pour Rousseau, l’homme étant un être moral, toutes ses actions devraient prendre en compte ce principe. Or, en analysant le progrès socio-scientifique, J.-J. Rousseau (1996, p. 57-58) se rend compte que « l’astronomie est née de la superstition ; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie, de l’avarice ; la physique, d’une vaine curiosité ; toutes, et la morale même, de l’orgueil humain ». La perversion engendrée par la rupture de l’état de nature et l’avènement de la société serait le fondement du progrès dans tous les domaines de la vie. Les arts, la jurisprudence, l’histoire sont respectivement les conséquences du luxe, des injustices, des conspirations et des guerres. En ce sens, le progrès socio-scientifique perd toute sa teneur pour n’être qu’à la solde des maux sociaux. C’est pourquoi J.-J. Rousseau (1996, p. 59) soutient que  « si nos sciences sont vaines dans l’objet qu’elles se proposent, elles sont encore plus dangereuses par les effets qu’elles produisent » car, « nées dans l’oisiveté, elles la nourrissent à leur tour. Et la perte irréparable du temps est le premier préjudice qu’elles causent » (J.-J. Rousseau, 1996, p. 59). L’auteur insiste sur les facteurs du progrès et les vices qu’il entraine. La dialectique qui s’installe entre le progrès et les vices fait perdre au progrès sa crédibilité. L’homme, en transformant la nature se transforme lui-même en se niant. Au lieu que le progrès consiste uniquement à améliorer ses conditions de vie, il a tendance à le dépraver. En fin de compte, la recherche du luxe, du bien-être, du pouvoir causent d’énormes souffrances. Ces souffrances se sentent également dans l’extension des inégalités entre les hommes.

Le progrès met chaque jour à la disposition des hommes des commodités inédites pour faciliter la vie et la rendre agréable. Cependant, tout le monde ne peut profiter de toutes les prouesses que la science et la technique réalisent au quotidien. Ainsi, pendant que les uns peuvent se faire des greffes d’organes pour survivre, les autres meurent par manque de paracétamol. Au moment où certains vivent dans des châteaux en mangeant avec des cuillères en or, d’autres ne pouvant pas s’offrir un toit vivent sous des ponts dans le dénuement total. Cela est révélateur de l’inégalité des conditions de vie sociale et démontre que les retombées du progrès ne sont pas équitablement partagées. Cette situation est parfois le résultat de la mise en valeur des capacités physiques et psychologiques qui sont elles-mêmes inégalement réparties à l’état de nature. Pour Rousseau, ce n’est qu’à l’état social qu’elles se manifestent. Ainsi qu’il le dit :

C’est ainsi que l’inégalité naturelle se déploie insensiblement avec celle de combinaison et que les différences des hommes développées par les circonstances, se rendent plus sensibles, plus permanentes dans leurs effets, et commencent à influer dans la même proportion sur le sort des particuliers.  (J-J. Rousseau, 1996, p. 160).

Cette inégalité à l’état social se manifeste dans les privilèges de certains au détriment des autres comme la richesse, la pouvoir et les honneurs ; ce qui ne saurait exister à l’état de nature.

Pour Rousseau, le progrès entraine la perversion de l’humanité. L’urbanité vantée par les philosophes favorables aux idées de progrès ne manque pas de créer des hommes doubles, différents de ce qu’ils paraissent. Aussi, dit-il, « au milieu de tant de philosophie, d’humanité, de politesse et de maximes sublimes, nous n’avons qu’un extérieur trompeur et frivole, de l’honneur sans vertu, de la raison sans sagesse, et du plaisir sans bonheur » (J.-J. Rousseau, 1996, p. 186). Toutes les règles de politesse devant témoigner de la bienséance et des rapports de civilité entre les hommes ne sont que le sceau de la dénaturation qui a fini par distinguer le paraitre et l’être.

Le progrès social dépouille l’homme de ses vertus naturelles, pour ne lui donner qu’un bonheur éphémère. Les valeurs de la bienséance et de la politesse sont dans le paraitre. Leur défaut est qu’elles ne sont pas authentiques et manquent de sincérité. Sinon, « tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes… ils vécurent libres, saints, bons et heureux » (Rousseau, 1996, p. 156).

Au-delà de la reconnaissance de la perfectibilité humaine et de la libération de l’homme de l’emprise de la religion qu’il suscite, le progrès revêt des aspects négatifs sur lesquels Rousseau a insisté. En cela « on peut prendre de la singularité et de la complexité de Rousseau à contre-courant de l’idéologie du progrès du siècle » (A-D. Tunney, 2010, p. 14). Rousseau n’est pas favorable à ces idées de progrès qui pervertissent finalement la nature humaine. Le monde actuel en est la preuve. Mais quel est fondamentalement l’enjeu de la critique socio-scientifique du progrès chez Rousseau ? 

3. L’actualité et l’enjeu de la critique du progrès socio-scientifique chez Rousseau

La critique du progrès socio-scientifique chez Rousseau est une critique de l’aliénation qui appelle une véritable réflexion sur la place de la liberté au cœur de l’action de l’homme.

3.1. Les réalités d’une humanité en crise : de l’aliénation généralisée ou pas ?

Le monde a fait d’énormes progrès depuis le siècle des Lumières, en partant des habitats, de la lingerie, aux techniques de communication sans oublier les moyens de transport pour ne citer que ceux-là. Les philosophes du siècle des Lumières ont eu raison de croire en la perfectibilité de l’homme et d’aspirer au progrès dans tous les domaines de la vie pour améliorer la condition humaine. La révolution industrielle qu’ont suscitée les idées de progrès a permis à l’humanité de faire un saut qualitatif en apportant plus d’agrément à notre vie. « Celle-ci a été la somme de plusieurs avancées concomitantes dans le domaine de la mécanique, de la chimie et de la métallurgie, entre autres » (E. Brynjolfsson et A. McAfee, 2015, p. 14). Cependant, si l’on a cru en la capacité de l’homme à dépasser ses propres limites, les progrès qui ont été fait depuis lors n’ont pas toujours connu le succès qu’on était en droit d’attendre. Le progrès s’est même montré nocif à certains moments de l’histoire.

On se souvient de l’horreur de Nagasaki et d’Hiroshima comme la preuve du caractère parfois imprévisible et destructif du progrès. En voulant maitriser les lois de la nature pour transformer le monde, les scientifiques ont mis, à la disposition d’esprits malveillants, des armes redoutables qui ont détruit des millions de vie. T. Todorov, (2018, p. 24-25) ne manque de le souligner :

L’exemple de la fission de l’atome est connu de tous, mais presque trop simple : les savants qui sont parvenus à cette découverte ne pouvaient imaginer l’horreur d’Hiroshima et de Nagasaki, mais ils avaient d’emblée ressenti l’inquiétude sur l’usage qu’on ferait de leurs travaux.

Cette catastrophe vécue par le monde entier n’a pas freiné, pour autant, les ardeurs du monde scientifique et technique dans leurs recherches. Aujourd’hui, plus que jamais, la possession de la bombe atomique est devenue un critère de puissance dont rêvent tous les pays du monde. C’est cette facette redoutable du progrès que Rousseau, tel un prophète, a cru devoir révéler à ses contemporains. Aussi soutient T. Todorov (2018, p. 24), « nous pouvons constater aujourd’hui que Rousseau avait vu juste et que l’aspiration à la perfectibilité n’implique pas une foi dans le progrès…mais de plus ces avancées n’ont rien de linéaire et peuvent soudain se révéler nocives ». Le constat est clair. Notre monde avec toute la technologie de pointe qu’elle possède peut se vanter d’être à un niveau extraordinaire de son histoire. Mais certains progrès constituent une véritable menace pour la survie de la planète toute entière.

L’espérance d’une vie meilleure rattachée à l’idéologie du progrès s’est muée en véritable menace pour la survie de l’humanité. Pour H. Jonas (2013, p. 15), qui s’intéresse de plus près aux questions de la technique, le danger est imminent.

La technique moderne s’est inversée en menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement alliée à celle-là. Elle va au-delà du constat d’une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entrainé par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entrainé.

Animés de l’esprit cartésien qui préconise la domination de la nature, les philosophes du siècle des Lumières ne pouvaient imaginer les revers du progrès. Or, il y a dans le progrès, une menace morale sur laquelle Rousseau avait insisté et que H. Jonas souligne également. L’homme ayant, grâce à la science, le pouvoir de satisfaire à tous ses désirs se livre parfois à des bassesses. C’est l’exemple de la fabrication des poupées sexuelles. Ces dernières n’ont aucun enjeu politique et moral si ce n’est qu’elles s’inscrivent dans une logique de dépravation des mœurs à laquelle Rousseau pense que le progrès est lié. Ce point de vue est partagé par S. Lelièpvre-Botton (1997, p. 17) lorsqu’elle affirme que « le monde constitué par la science moderne est un désert de valeur ». Cela voudrait dire que la science se contente de façonner le monde sans toujours se préoccuper de la morale. Pour l’auteur de L’essor technologique et l’idée de progrès, l’aspect sacré et normatif fait grand défaut au Prométhée qui n’a fait que jeter son dévolu sur la domination du monde en le façonnant à ses convenances.

Les sociétés contemporaines accordent peu de place à la morale. La formation morale des individus ne semble même plus exister. Les parents étant préoccupés par des questions d’ordre existentiel, n’ont pas le temps de s’occuper de l’éducation des enfants. Dans un monde en perpétuelle évolution, l’éducation de l’homme moderne est devenue si problématique que l’instruction est devenue la seule voie de recours pour former l’humain. La réussite scolaire des enfants passe au-dessus de toute autre considération ; l’essentiel étant de pouvoir les intégrer à tous les coups dans une société qui fait de la consommation un critère de reconnaissance. En effet, aujourd’hui où l’essor de l’industrie a fini par donner naissance à l’individualisme, l’idéologie de la production est de chercher sans cesse à flatter l’égo.  De la sorte, l’esprit de partage ou de convivialité qui régnait dans les sociétés traditionnelles a laissé toute la place à une rivalité entre les hommes. Aussi, chacun cherche à amasser le plus de biens possible et à surpasser les autres. S. Lelièpvre-Botton (1997, p. 41) le dit clairement :

Le progrès industriel a diffusé sa propre représentation du bonheur, la seule qui soit susceptible de confirmer l’idéologie de la croissance : le bonheur prend la figure de la prospérité économique ; il ne se réalise que dans l’extase de la consommation.

Nous vivons dans une société de consommation qui ne laisse le choix à personne. Mais si l’individu définit son bonheur par l’accès aux biens de consommation, il n’est pas loin d’être aliéné puisque pour consommer il faut travailler. Aussi, est-il commun de voir combien les hommes se sont aliénés par le travail juste pour avoir le pouvoir d’achat. En réalité, le progrès ne fait que se jouer de nous.

Victimes de l’aveugle inconstance de nos cœurs, la jouissance des biens désirés ne fait que nous préparer des privations et des peines, tout ce que nous possédons ne sert qu’à nous montrer ce qui nous manque et faute de savoir comment il faut vivre nous mourrons tous sans avoir vécu. (J.-J. Rousseau, 2002, p. 16).

L’auteur met l’accent sur le caractère aliénant du travail qui s’alimente du désir illimité et qui empêche tout repos à l’homme.  Mais la critique du travail chez Rousseau n’a de sens que parce qu’elle met à nu le côté obscur de la dépendance ou de la soumission d’un homme à un autre. A. Deneys-Tunney (2010, p. 36) ne dit pas autre chose : «  la tragédie du travail provient donc selon Rousseau non d’une malfaisance de l’outil et de la technique en soi, mais du rapport maitre/domestique et de la servitude qui en est inséparable ». Incontestablement, la liberté est l’enjeu de la critique du progrès chez Rousseau.

3.2. La critique du progrès chez Rousseau : la liberté comme enjeu

Il est important de reconnaitre que l’homme est un animal très particulier qui possède la faculté de se perfectionner. C’est ce que soutient le citoyen de Genève :

La faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. (J.-J. Rousseau, 1996, p. 117).

En conséquence, le progrès fait partie du destin de l’homme grâce à sa faculté de perfectibilité. Aussi, que Rousseau ait mené une véritable diatribe contre le progrès ne signifie pas que le progrès est mal en soi. Le progrès permet à l’homme de surmonter les obstacles à sa survie et implique l’avancée de l’histoire. En ce sens, Rousseau, ne saurait être contre le progrès. Rappelons à ce sujet, ce que l’auteur du Discours sur les sciences et les arts disait : « ce n’est point la science que je maltraite…c’est la vertu que je défends devant des hommes vertueux » (J.-J. Rousseau, 1996, p. 41). En grand défenseur de la vertu, Rousseau n’aurait pas pu se taire devant les délires que suscitaient les idées de progrès.

On peut comprendre ces délires avec S. Lelièpvre-Botton (1997, p. 36) lorsqu’elle écrit :

Le progrès avait perdu ses vertus révolutionnaires…Le progrès prend même l’allure d’une fatalité : l’homme est pris dans la spirale de la croissance, de la concentration et du perfectionnement…Le progrès fait des victimes, il est facteur de nouvelles discriminations.

Le système économique généré par le progrès, en l’occurrence, le capitalisme, s’est révélé comme un système de croissance et de concentration des capitaux entre les mains d’une minorité qui écrase la majorité du peuple en le réduisant par le travail devenu, pour eux, une source d’aliénation. Cette lecture qui est aussi celle de Karl Marx vient jeter un démenti crucial sur le concourt du progrès à l’avènement d’une société égalitaire qui bénéficierait collectivement du progrès. La domination et la servitude deviennent les corolaires du progrès ; ce qui légitime la critique de Rousseau selon une analyse de A. Deneys-Tunney (2010, p. 80). Elle écrit :

 Il en critique les effets pervers, les excès, il en mesure le caractère irréversible. De l’intérieur de Lumières (il est associé au projet de l’encyclopédie) il critique une vision trop unilatéralement positive de la technique, des sciences et du progrès. Surtout, il les replace dans la perspective à la fois éthique et politique d’une interrogation sur les possibilités pour l’homme de la liberté dans le monde social et technique qui est le sien.

La vocation morale de l’homme en tant qu’agent libre ne peut être foulée aux pieds du progrès sans compromettre l’humanité. La vision unilatérale du progrès doit être questionnée pour replacer la liberté et la responsabilité au cœur de l’agir humain comme le propose H. Jonas (2013, p. 14) :

Dans la « cité », c’est-à-dire dans l’artefact social où les hommes ont commerce avec les hommes, l’intelligence doit se marier à la moralité, car celle-ci est l’âme de l’existence. C’est bien ce cadre interhumain qu’habite toute éthique traditionnelle et elle est adaptée aux dimensions de l’agir humain déterminées de cette façon.

Cela dit, il importe de reconsidérer le progrès humain dans son expression la plus courante qu’est la technique. Cette reconsidération ne peut qu’envisager une forme de rééducation à la technique et à la science en vue d’accorder une place à la responsabilité au sens de Hans Jonas.

L’éducation que Rousseau propose peut se formuler comme une éducation naturelle, car le respect de la nature y occupe une place fondamentale. Cette éducation qui accorde une importance particulière à la nature prend également en compte l’homme lui-même et ses rapports aux choses. Elle vise à adapter l’individu au contexte social des sciences, des arts et de la technique et à le rendre « propre à toutes les conditions humaines » (J.-J. Rousseau, 1996, p. 69).

Pour Rousseau, la science doit s’intéresser à ce qui est utile et ce qui contribue véritablement à notre bonheur. « Il ne s’agit point de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile » (J.-J Rousseau, 2009, p. 237). L’utilité doit être le maitre-mot de tout savoir et par conséquent de tout progrès humain. C’est pourquoi, dans Émile ou de l’éducation, Rousseau prend le soin de définir une approche de la technique qui ne contredise pas la liberté de son élève imaginaire. « Car le but recherché est qu’Émile soit toujours dans la position d’un sujet dans son rapport à la technique, jamais dans celle d’un objet. Pas question donc qu’il reçoive passivement un savoir antérieur à lui ou qu’il se serve d’instrument déjà fabriqué » (A. Deneys-Tunney, 2010, p. 89). Cela permet à Rousseau de théoriser une approche de la science qui puisse mettre l’homme hors d’état d’être dépendant des connaissances d’autrui, mais aussi qui donne un caractère personnifié et à usage unique de l’outil technologique. « Rousseau place au centre de la technique l’homme, son rapport à elle en tant que sujet autonome, libre et créateur » (A. Deneys-Tunney, 2010, p. 95). Cela voudrait dire que l’homme doit posséder la technique au sens cartésien du terme en la dominant jusqu’au bout et ne pas tomber dans une nouvelle forme de servitude. Ainsi, dit l’auteur de Émile ou de l’Éducation :

Qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si jamais vous substituez l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et vous lui allez chercher, des globes, des sphères, des cartes : que de machines ! Pourquoi toutes ces représentations ? Que ne commencez-vous par lui montrer l’objet même, afin qu’il sache de quoi vous lui parlez. (J.-J. Rousseau, 1996, p. 240) !

Cet apprentissage qui privilégie l’expérience, se fonde sur l’utile en mettant les sens en action dans l’étude des phénomènes.

Finalement, malgré le pessimisme de Rousseau justifié par le caractère réversible du progrès socio-scientifique, notre auteur n’envisage pas un retour en arrière d’autant plus que cela est impossible. C’est contre les besoins artificiels que le progrès crée et qui finissent par détruire la liberté des hommes que Rousseau s’insurge. En ce sens, A. Deneys-Tunney (2010, p. 81) a raison de dire que « la critique des sciences, des arts et des techniques par Rousseau a été incomprise. Elle a été considérée au fond comme rétrograde ou paranoïaque, alors qu’elle est progressive et morale ». En réalité, Rousseau a en vue de retrouver, au bout du progrès tant salué par ses contemporains, la liberté et l’autonomie qui définissent l’essence humaine.

Conclusion

Le progrès qui permet à l’homme de faire des exploits, de puiser au fond de lui les ressources nécessaires à sa survie n’est pas un mal en soi. Son but, c’est de faciliter la vie et la rendre plus agréable. Mais lorsqu’il est détourné de cette voie, cela mérite des interrogations. La critique de Rousseau, au fond, ne vise pas le progrès en tant que tel ; elle vise le rapport de l’homme à lui-même et aux choses. La liberté de l’individu est ce que Rousseau défend et le progrès ne doit pas être pris à défaut. Il faut impérativement que l’homme change sa conception du progrès afin qu’il ne ruine pas ses qualités intrinsèques mais le place toujours dans un rapport de responsabilité face à lui et au monde. Le combat des Lumières qui est celui de l’autonomie et de la liberté est en train de perdre son sens dans un monde de surconsommation ou le désir augmente au gré de la satisfaction des besoins. Rousseau reste encore d’actualité et nous permet de remettre nos acquis en cause face à la perte de notre humanité qui se dégrade toujours un peu plus. 

Références bibliographiques

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LES ÉTATS AFRICAINS ET LA CONSTITUTION RÉPUBLICAINE        AU MIROIR DE LA PENSÉE POLITIQUE ET JURIDIQUE DE KANT

Firmin Wilfried ORO

École Normale Supérieure d’Abidjan (Côte d’Ivoire)

w.oro2012@hotmail.fr

Résumé :

La seule constitution selon Kant, qui puisse être présentée comme un modèle et une obligationpour les Etats, est la constitution républicaine. Car elle est la seule constitution à admettre le principe de séparation de pouvoirs et à être parfaitement conforme aux Droits de l’Homme. L’adoption de ladite constitution par les Etats africains dès les Années 1959, avait suscité beaucoup d’espoirs. Mais l’institution du parti unique dans nombre d’Etats a transformé cette constitution républicaine en destructrice de libertés. Malheureusement cet instrument juridique, pourtant fondement de toutes les normes étatiques, est régulièrement violé en Afrique et en toute impunité. Le non-respect des constitutions « républicaines » suscite de sérieuses inquiétudes qui procèdent essentiellement du disfonctionnement de la démocratie représentative et non directe que reprouve Kant. La manifestation la plus sensible est le refus de l’alternance politique. Alors que les impératifs de la démocratie pluraliste exigent une culture de l’alternance politique quidevrait se fonder sur le respect de la constitution, l’indépendance de la justice, la liberté, l’égalité devant la loi.

Mots-clés : Autocratie, Constitution républicaine, Démocratie, Etat de droit, République.

Abstract :

According to Kant, the only constitution which can be presented as a model and an obligation for the States, is the republican constitution. Because it is the only one that recognizes the principle of separation of powers and is fully in line with human rights. The adoption of this constitution by the African States as early as the 1959’s had raised many hopes. But the institution of the one-party system in many States has turned this republican constitution into a destroyer of freedoms. Unfortunately, this legal instrument, which is the foundation of all state rules, is regularly violated in Africa and with impunity. The failure to observe the “Republican” constitutions widely proclaimed in Africa arouses serious concerns, which essentially stem from the malfunction of representative and non-direct democracy that Kant reproves. The most sensitive thing is the non-acceptance of changeover of political power. While the pluralist democracy imperatives require a culture of transfer of power that should be based on having regard for the constitution, the independence of justice, freedom, equality before the law.

Keywords : Autocracy, republican constitution, Democracy, Rule of low, Republic.

Introduction

La constitution est, dans un premier sens, un mode de gouvernement de l’Etat, dans un second sens moderne, un ordre juridique qui régit les relations entre les pouvoirs publics par des normes impliquant ainsi un sentiment d’obligation et de contrainte. C’est un ensemble de textes de lois qui, définissant les règles de fonctionnement d’un régime politique, s’applique à tous les citoyens. De ce concept de constitution, Kant déduit de façon très classique, que l’Etat doit comporter :

Trois pouvoirs, c’est-à-dire la volonté universellement unifiée en une triple personne (trias policia) : le pouvoir souverain (souveraineté) en la personne du législateur, le pouvoir exécutif en la personne du gouvernement (en conformité avec la loi) et le pouvoir judiciaire (en tant que capacité d’attribuer à chacun ce qui est sien d’après la loi) en la personne du juge (protestas legistoria, rectoria et judiciara). (E. Kant, 1994, p. 128).

Dans cette construction, deux points toutefois attirent l’attention; ils indiquent, l’un et l’autre, que le concept kantien de constitution n’est pas aussi classique qu’il semble d’abord. Le premier point, Kant affirme, comme si cela allait déjà de soi à cette époque, qu’il n’y a que la volonté du peuple universellement unifiée qui puisse être législatrice. Le second point beaucoup plus important, concerne la dénomination de la constitution rationnelle : Kant parle de « république » et surtout de « constitution républicaine », qu’il conseille d’ailleurs à tout Etat en ces termes : « La constitution civique de chaque Etat doit être républicaine » (E. Kant, 2006, 84). Son but est la préservation du bien commun par les principes et bénéfices reconnus de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.

Ce principe de séparation des pouvoirs, qui vise à séparer les différentes fonctions de l’Etat, afin de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus liés à l’exercice de missions souveraines, a été dans un premier temps, théorisé par Aristote puis par John Locke et enfin repris par Montesquieu. L’objectif assigné par Montesquieu à ce principe est d’aboutir à l’équilibre du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire.

La constitution républicaine qui cadre avec ledit principe, pour Kant, est établie selon les principes suivants :

Premièrement d’après les principes de liberté des membres d’une société (comme hommes), deuxièmement d’après les principes de dépendance de tous envers une unique législation commune (comme sujets), et troisièmement d’après la loi de leur égalité (comme citoyens). (Idem.)

En somme, elle désigne une constitution politique organisée selon les principes de l’égalité, de la dépendance par rapport aux lois, et de l’égalité de tous les citoyens. La loi fondamentale, qui est la source du droit, est alors l’acte d’une volonté publique. Ici, Kant ne semble pas tenir des propos vides de sens. A preuve, l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 Août 1789 s’inspirera du principe de séparation des pouvoirs et la garantie des droits dont il parle. En effet, cet article énonce que « Toute Société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».

La séparation des pouvoirs apparaît ainsi comme le corollaire indispensable des droits naturels de l’homme. Ces deux principes sont fortement complémentaires, puisque la séparation des pouvoirs préserve la garantie des droits de l’ensemble des citoyens. Kant est convaincu que, seule, ladite constitution est en mesure d’apporter et de garantir la stabilité des Etats.

Ce vœu d’Emmanuel Kant, semble être entendu en Afrique, car, dès leur indépendance, comme poussés par une soif irrésistible de droits et liberté dont ils ont été privés un quart de siècle et demi durant, les Africains s’empressent de reprendre et de consacrer dans leurs lois fondamentales les dispositions républicaines telles que définies par la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Les conditions ainsi prescrites se trouvent apparemment dans toutes les constitutions des Etats africains.

L’adoption des lois fondamentales, sous leur forme républicaine, par les Etats africains, avait réellement suscité des espoirs d’une vie meilleure au sein des populations. Mais, l’instauration du parti unique dans nombre d’Etats a transformé la constitution républicaine en destructrice de libertés, faisant des dirigeants africains des autocrates, des souverains, guidés par le pouvoir absolu du droit divin. L’enthousiasme des indépendances à fait place à des idéologies nouvelles de gouvernement, fondées sur la théorie développementaliste, le système monopartisan, la militarisation des régimes, mettant en cause la stabilité des constitutions édictées. Après 1990 les uns cherchent à modifier la constitution pour se maintenir au pouvoir, tandis que les autres protestent en exigeant le respect des dispositions constitutionnelles en vigueur.

Dans son contenu, cette étude part des questions suivantes : les constitutions sont-elles protégées en Afrique ? Si oui le sont-elles autant efficacement qu’effectivement ? Existe-t-il des garanties contre leurs violations ?

Notre objectif est d’inviter les Etats africains à respecter et à faire respecter la loi fondamentale en toute rigueur, afin d’éviter toute monopolisation du pouvoir au détriment du peuple. Car la stabilité durable de leurs Etats, sera consécutive du respect du jeu démocratique qui incline au respect des textes législatifs et règlementaires qu’ils se sont eux-mêmes fixés. De ce contexte, il s’agira pour nous, de mettre en exergue, au miroir de Kant, trois idées fondamentales qui dominent cette étude des constitutions « républicaines » en Afrique. La première consiste dans leur proclamation abondante qui conduit au décalage constant entre la théorie et la pratique, entre le droit posé et le droit vécu. La deuxième est liée à l’inefficacité des institutions à les protéger. Leur violation constante par les Etats, sera finalement traitée dans la troisième idée.

1. Des constitutions « républicaines » abondamment proclamées

« La constitution civique de chaque Etat doit être républicaine » (E. Kant, 2006, p. 84) affirme Kant, comme il a été déjà dit plus haut, parce qu’il estime qu’il y a un lien entre la structure interne des Etats et leurs tendances à être pacifiques ou agressifs, belliqueux. La constitution républicaine de chaque Etat, selon lui, fonde l’ordre légal universel. La République est la seule forme de gouvernement qui assure un maximum de liberté pour chacun, compatible avec une soumission de tous à un pouvoir partagé ; ce pouvoir garantissant par ailleurs l’égalité de leur droit. Kant le dit d’emblée, l’avantage de cette constitution est double : d’une part, elle incarne le « concept même de droit » (Ibidem, p. 88), définie en général chez Kant comme système universel de la liberté, d’autre part, elle peut nous laisser espérer une pacification permanente.

Loin de se cantonner dans un régionalisme étroit, le droit en Afrique déborde largement ce cadre pour affirmer son appartenance à l’universel en s’y intégrant. L’intégration de l’Afrique à l’universel se manifeste principalement par la proclamation de principes universels qui restituent à l’Africain sa qualité d’« homo universalis ». Les principes universels[14] auxquels les constitutions et la Charte africaine font référence et dont elles proclament l’attachement sont puisés dans les constitutions des pays occidentaux et des divers actes des Nations Unies. Ils sont relatifs à la Démocratie, à l’Etat de droit et aux Droits de l’Homme.

Cependant, l’idéal promu par Kant se retrouve dans l’essor de la démocratie représentative qui est aujourd’hui imposée comme valeur fondamentale, ce que vise d’ailleurs le philosophe prussien, lorsqu’il parle de constitution républicaine. Il distingue ainsi les différentes formes que l’Etat (civitas) peut revêtir :

La première s’appelle proprement la forme de souveraineté (forma imperii) et il n’y en a que trois qui soient possibles : ou bien en effet un seul, ou bien quelques-uns liés entre eux ou bien tous ceux qui ensemble constituent la société civile, détiennent le pouvoir souverain (autocratie, aristocratie et démocratie ; pouvoir du prince, pouvoir de la noblesse et pouvoir du peuple) ; la deuxième est la forme de gouvernement (forma regiminis) et concerne la manière fondée sur la constitution (l’acte de la volonté universelle par laquelle la foule devient un peuple) dont l’Etat fait usage de sa pleine puissance. Sous ce rapport elle est républicaine soit despotique. Le républicanisme est le principe politique de la séparation du pouvoir exécutif (le gouvernement) et du pouvoir législatif. (Ibidem, p. 86).

Kant recommande qu’on ne « confonde pas la constitution républicaine (…) avec la constitution démocratique » (Idem), mais il faut reconnaître que les caractéristiques de l’Etat républicain qu’il préconise, rappellent à bien des égards celles attribuées à la démocratie libérale aujourd’hui et qui s’étend un peu partout dans le monde. La constitution républicaine suppose ici que la République doit être un Etat de droit, un système de représentation, car pour le philosophe prussien du XVIIIe siècle « toute vraie République est et ne peut être rien d’autre qu’un système représentatif du peuple, mis en place pour, au nom de ce peuple, protéger par l’union de tous les citoyens les droits qui sont les siens au moyen de leurs délégués (députés) » (E. Kant, 1994, p. 165). Car pour lui, seul ce système de représentation permet de penser rationnellement la volonté unifiée du peuple en sa capacité législatrice.

En réalité, Kant reprouve la démocratie de type direct. Cette démocratie ne contient aucun système représentatif, aucun corps intermédiaire entre le peuple et le pouvoir. Les lois sont édictées et le pouvoir exécutif exercé par tout le peuple assemblé. Ces procédés d’intervention populaire et directe se combinent avec l’élection des représentants et caractérisent la démocratie semi-directe : ils permettent au peuple dans certains cas de révoquer leurs élus et surtout d’exercer lui-même le pouvoir législatif ou constituant, grâce au référendum. Il s’agit donc de tous les procédés permettant au peuple de voter ou d’abroger une loi, à son initiative (initiative populaire, veto populaire), ou à celle des gouvernants. Selon Kant, une telle démocratie prend vite la forme d’un despotisme qu’il considère comme un « principe selon lequel l’Etat met à exécution de son propre chef les lois qu’il a lui-même faites, par suite c’est la volonté publique maniée par le chef d’Etat comme si c’était sa volonté privée » (E. Kant, 2006, pp. 86-87).

En clair, la démocratie de type direct en tant que forme de l’Etat où le pouvoir suprême est exercé par tous, est despotique, car, en confondant pouvoir exécutif et pouvoir législatif, elle substitue la volonté privée (de la majorité) à la volonté publique (volonté générale ou universelle). La démocratie comme forme de despotisme chez Kant, ne saurait donc prospérer dans une République. Celle qui est préconisée, c’est celle qui est usitée dans les républiques contemporaines. C’est pourquoi elle reste la constante des constitutions africaines. Celles-ci consacrent autant le principe, qui est une valeur universelle, que des modalités empruntées à l’Occident. La Démocratie est d’abord une valeur fondamentale et un principe universel. Elle est conformément à son étymologie, le pouvoir du peuple, celui-ci constituant la source première de celui-là. Aussi affirme-t-on que la souveraineté nationale appartient au peuple, aucune section du peuple, aucun corps de l’Etat, ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice.

Les premières constitutions africaines des années 1950, c’est-à-dire avant les indépendances, reconnaissent presque toutes la Démocratie et les droits fondamentaux de l’homme en proclamant leur attachement aux Déclarations de 1789 et de 1948 et leurs adhésions aux préambules des constitutions françaises de 1946 et 1958. Tous les Etats africains adhèrent donc aux principes et droits contenus dans la plupart des instruments précités. Ce sont notamment la Fédération du Mali (17 Janvier 1959), le Mali (23 Janvier 1959), le Sénégal (24 Janvier 1959), le Dahomey (15 Février 1959), la République Centrafricaine ( 16 Février 1959), le Gabon (19 Février 1959), le Congo (20 Février 1959), la Haute-Volta (28 Février 1959), le Niger (12 Mars 1959), la Mauritanie (22 Mars 1959), la Côte d’Ivoire (26 Mars 1959), le Tchad (3 Avril 1959), Madagascar (29 Avril 1959)…

Bien avant ces constitutions, la constitution guinéenne de Novembre 1958 avait proclamé son attachement à la Déclaration du 10 Décembre 1948. Les différentes lois fondamentales promulguées depuis les indépendances allaient dans le sens pour les Etats africains, d’administrer et gérer démocratiquement et librement leurs propres affaires, mais aussi d’assurer l’égalité en droit de tous les citoyens, comme l’en imposait l’article 77 de la constitution française, en réponse à l’aspiration des peuples africains à la dignité. Certaines, tout comme les premières constitutions, font référence, tantôt aux deux Déclarations respectives du 26 Aout 1789 et du 10 Décembre 1948, (constitutions sénégalaise du 26 Octobre et 26 Février 1970 ; ivoirienne du 3 Novembre 1960 ; gabonaise du 25 Avril 1975…), tantôt uniquement à la Déclaration de 1948 (constitutions malienne du 21 Juin 1974, voltaïque du 27 Novembre 1977 ; zaïroise du 15 Février 1978…). D’autres reconnaissent, avec ou sans référence aux déclarations précitées, les droits et libertés de l’Homme soit dans leur préambule, soit dans leur corps ou dispositif. Ainsi, les lois fondamentales congolaise et malgache, datant respectivement de 12 Juillet 1973 et 31 Décembre 1975, ne font pas référence à ces textes, mais énumèrent les droits et libertés protégés.

Elles rejoignent de la sorte les constitutions qui consacrent des titres entiers à l’énumération des droits et libertés. C’est le cas notamment des constitutions sénégalaises du 26 Février 1970 (Titre II), béninoise du 26 Aout 1977 (Chap. VIII), togolaise du 8 Janvier 1980 (Titre II), centrafricaine du 1er Février 1981 (Titre II). Parlant en 1976 des Etats africains en l’occurrence de l’Afrique noire francophone, Dmitri Georges Lavroff écrit que « toutes les constitutions des Etats ayant accédé à la pleine souveraineté internationale dans les années 50-1960 comportent des dispositions relatives aux libertés publiques » (D.G Lavroff, 1976, p. 20).

La Constitution mauritanienne du 12 Juillet 1991 précise que le peuple est « la seule source de tout pouvoir » (art. 3) ; celle de la République centrafricaine du 28 Décembre 1994 précise dans son préambule que « le suffrage universel est la seule source de légitimité du pouvoir politique ». Le préambule de la constitution togolaise va un peu plus loin pour proclamer « solennellement sa ferme volonté de combattre tout régime politique fondé sur l’arbitraire, la dictature, l’injustice. »

Mais, le constituant associe étroitement Démocratie et République. La forme de l’Etat est républicaine, ce qui conduit à une république démocratique. La Constitution malgache du 18 Septembre 1992 précise que la « démocratie constitue le fondement de la République ». La République démocratique, dont l’inviolabilité est souvent consacrée, a pour principe « le Gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. » Ainsi la Constitution gabonaise du 26 Mars 1991 prescrit que « la forme républicaine de l’Etat ainsi que le caractère pluraliste de la démocratie sont intangibles et ne peuvent faire l’objet d’aucune révision » (art.117). Et la loi fondamentale nigérienne du 12 Mai 1996 ne manque pas d’en tirer les conséquences qui s’imposent en son article premier (alinéa 2) en ces termes : « toute atteinte à la forme républicaine de l’Etat est un crime de haute trahison puni comme tel par la loi ».

La Démocratie, c’est ensuite des formes ou modes d’organisation du pouvoir politique. Elle relève, dans ce cas, de l’ordre du contingent, marquée de relativisme culturel. Ces modes varient en effet dans l’espace et le temps, d’un continent à l’autre, voire d’un pays à l’autre, et ne sont pas en principe transposables. Les modalités d’un modèle libéral telles que transposées en Afrique sont les vertus cardinales qui le caractérisent et qui se ramènent à trois : le multipartisme, l’alternance politique et l’Etat de droit.

Le multipartisme, sans épuiser la notion de démocratie, en constitue un élément fondamental. Dimension politique de l’expression plurielle, il s’appréhende en effet comme une condition minimale à la réalisation de la Démocratie. C’est en ce sens, que le constituant togolais proclame dans le préambule de la loi fondamentale du 27 Septembre 1992 qu’il est « convaincu qu’un tel Etat (Etat de droit) ne peut être fondé que sur le pluralisme politique… » Le constituant burundais s’oriente dans le même sens en affirmant, dans le préambule de la loi fondamentale du 9 Mars 1992, « la nécessité d’instaurer un ordre démocratique pluraliste et l’Etat de droit. »

Le pluralisme politique a été consacré constamment par l’ensemble des constitutions africaines. La période du monopartisme connaît d’ailleurs nombre de partis uniques de fait. Et, depuis la révolution de 1990, les différentes lois fondamentales prescrivent que les partis politiques se forment et exercent librement leurs activités, et concourent à l’expression du suffrage, sous la stricte réserve de respecter les lois de la République. L’alternance politique, autre principe fondamental de la démocratie, est également garantie par les constitutions. L’alternance postule que l’on accepte le verdict des urnes et en tire les conséquences politiques et institutionnelles. Mais ces conditions ne seront réalisables que dans un Etat de droit. Cet Etat, en effet, implique la prééminence du droit sur le pouvoir politique dans un Etat et que tous, gouvernants et gouvernés, doivent obéir à la loi. C’est pourquoi, Kant estime que « la condition de possibilité d’un droit des gens en général est l’existence préalable d’un Etat de droit. Sans celui-ci, en effet, il n’y a pas de droit public, au contraire, tout droit qu’on peut se représenter en dehors de lui (…) n’est qu’un droit privé » (E. Kant, 2006, p. 129).

Tout comme la démocratie, l’Etat de droit reste une constance des constitutions africaines. Il s’analyse comme une condition nécessaire à la réalisation de la démocratie qui, à son tour, peut le parfaire. Les deux notions sont si étroitement liées que les séparer devient artificiel. C’est pourquoi les constitutions les associent sans perdre de vue leurs spécificités. L’on peut poser en effet que la démocratie relève du politique et l’Etat de droit du juridique. Celui-ci prescrit au moins deux principes : la primauté du droit et le respect des droits fondamentaux.

– La primauté du droit est solennellement affirmée dans nombre de constitutions. Un certain nombre de dispositions constitutionnelles assurent la garantie du respect du droit à la fois par la hiérarchie des normes et sa sanction par le juge. La suprématie constitutionnelle y est assurée assignant au juge constitutionnel un rôle clé et qui fait ainsi de lui le véritable défenseur des Droits de l’Homme, chargé, à ce titre, de sanctionner les actes du législateur contraire auxdits droits (J. Chevalier, 1994, p. 88). La constitution rwandaise du 5 Mai 1995 insiste tout particulièrement sur l’Etat de droit. Elle affirme en effet que l’un de ses objectifs fondamentaux est « l’instauration d’un Etat de droit ».

– Le respect des libertés et des droits fondamentaux de l’Homme demeure une autre constance. Les droits fondamentaux constituent en fait le troisième élément de la trilogie, tendant à surclasser les deux autres. Les lois fondamentales, à la suite des instruments internationaux, y insistent beaucoup plus que sur la démocratie et l’Etat de droit, par la place qui leur est réservée.

Tout d’abord, les préambules proclament « le respect des droits fondamentaux…, de la dignité de la personne humaine…, l’inviolabilité de la personne, le respect absolu de la vie… ». Ensuite, les lois fondamentales elles-mêmes, non seulement développent toute une liste des droits de l’homme, mais encore leur réservent un titre entier qui, de surcroît, se trouve placé en tête, bien avant celui des pouvoirs publics. Et pour cause, la constitution togolaise de 1992 précitée dispose à l’article 10 de son titre II (des droits, libertés et devoirs du citoyen) : « Tout être humain porte en lui des droits inaliénables et imprescriptibles. La sauvegarde de ces droits est la finalité de toute communauté humaine. L’Etat à l’obligation de les respecter, de les garantir et de les protéger. » Mais, l’enjeu ici est la bonne gouvernance, qui requiert des chefs d’Etat africains une aptitude à conduire les affaires de l’Etat dans la transparence et le respect de la loi fondamentale. La conviction de Kant à cet effet est qu’inconstablement « la manière de gouverner importe plus au peuple que la forme de l’Etat (bien que ce soit de cette dernière que dépende surtout sa plus ou moins grande conformité à cette fin) » (E. Kant, 2006, p. 88). Car, c’est à l’exercice du pouvoir d’Etat que nous pouvons observer si un régime est despotique ou républicain.

Mais au fait, suffit-il de transcrire dans la loi fondamentale de son pays, des dispositions républicaines pour se sentir républicain ? Kant, répond par la négative, pour dire que le tout n’est pas de proclamer des constitutions « républicaines », aussi nombreuses soient-elles, mais il faut les mettre en œuvre, les garantir ou les protéger efficacement. Et là, on touche au talon d’Achille du système africain du respect et de protection des lois fondamentales.

2. Des constitutions « républicaines » insuffisamment protégées

La constitution est le texte qui fonde l’organisation de l’Etat et qui garantit le respect des droits fondamentaux des personnes. Pour ces deux raisons, il est nécessaire de la protéger des modifications de circonstance et de la violation des principes qu’elle définit. Il va sans dire que dans une République, tout tient au respect de la loi, surtout au respect de la loi fondamentale et Kant ne manque pas de le dire lorsqu’il souligne que :

Il faut qu’il y ait dans toute la communauté, une obéissance au mécanisme de la constitution politique d’après des lois de contrainte, mais en même temps, un esprit de liberté étant donné que chacun exige, en ce qui touche au devoir universel des hommes, d’être convaincu par la raison que cette contrainte est conforme au droit, afin de ne pas se trouver en contradiction avec soi-même. (E. Kant, 1986, p. 283)

Les citoyens sont donc tenus de se conformer à la loi tant ordinaire que fondamentale, communément acceptée et la défendre, afin de la mettre à l’abri des atteintes c’est-à-dire, faire en sorte que la juridiction constitutionnelle en empêche les violations. Des mécanismes de défense existent, mais cette défense ne signifie pas uniquement le contrôle de la constitutionnalité des lois. C’est d’abord la prise de conscience de ce que la constitution est un gage de liberté qui opère une répartition et une séparation des pouvoirs, une garantie des Droits de l’Homme. C’est parce qu’elle protège, qu’elle doit être protégée.

Sur la question, on peut dire que les constitutions africaines ont suscité beaucoup d’espoirs, dans un contexte d’essor du constitutionnalisme post 1990. Leur contenu prometteur de la distribution des pouvoirs chère à Emmanuel Kant, sur celui de la protection des droits et libertés donnait à la constitution une sacralité qui lui avait manqué au lendemain des Indépendances. Tout se passe comme si la suprématie affirmée des constitutions suffit à garantir leur pérennité.

A travers leur proclamation abondante, on aperçoit l’aspiration profonde des Etats africains à devenir des Républiques, des Etats de droit. Ce qui suppose, au sein de chaque Etat, l’institution effective d’une :

Constitution ayant pour but la plus grande liberté humaine fondée sur des lois qui permettraient à la liberté de chacun de subsister en même temps que la liberté de tous les autres (…), c’est là au moins une idée nécessaire qui doit servir de base non seulement aux grandes lignes (…) d’une constitution civile, mais encore à toutes les lois. (E. Kant, 2012, p. 264)

Malheureusement, cette noble vision semble factice, pour la simple raison que l’agir des dirigeants africains ne coïncide pas toujours avec le respect des textes établis. En privilégiant la lettre à l’esprit, ils ont participé à la dénaturation du sens profond des lois fondamentales. Ils mettent l’accent sur la proclamation que sur la garantie ou la protection stricto sensu. De sorte que l’abondance des constitutions proclamées contraste avec leur garantie. Cette insuffisance qui résulte de la faiblesse des mécanismes de garantie, affecte, nonobstant les remèdes de la transition démocratique, la protection stricto sensu des lois fondamentales.

Il convient ici de faire l’économie des garanties non juridictionnelles, parce qu’elles n’ont aucune portée réelle dans le système de confusion des pouvoirs qui prévaut en Afrique. Il ne reste plus que les garanties juridictionnelles. Mais là encore il ne sera envisagé que le recours contre l’Etat, principal violateur des libertés individuelles et collectives des citoyens, à l’exception de celui exercé contre l’individu. Le recours contre l’Etat conduit, si l’on s’en tient aux contrôles objectifs, essentiellement à deux mécanismes : le contrôle de la constitutionnalité des lois et le contrôle de la légalité des actes administratifs.

Le contrôle de la constitutionnalité est avant tout l’ensemble des moyens juridiques permettant de garantir la conformité à la constitution et aux principes définis par elle, des règles de droit produites par les différents pouvoirs composant l’Etat. Les garanties qu’offre le contrôle de la constitutionnalité des lois se ramènent essentiellement à deux. Ce sont d’une part, la compétence des juridictions suprêmes et d’autre part, la portée de leur décision.

Pour ce qui est de la compétence des juridictions suprêmes, les droits proclamés par les lois fondamentales sont celles que le contrôle de la constitutionnalité des lois est susceptible de leur offrir. Placées dans le contexte africain, où l’on préfère avoir affaire à Dieu plutôt qu’à ses saints, ces garanties ne sont pas négligeables, car le contentieux constitutionnel appartient à des instances spéciales qui relèvent des juridictions suprêmes.

Pour ce qui concerne la portée de la décision, la garantie des droits et libertés proclamées réside en définitive dans la portée de la décision du juge constitutionnel. Celle-ci non seulement annule la loi inconstitutionnelle mais encore s’impose à tous. Par « tous », il faut entendre autant les pouvoirs publics que les personnes privées, qu’elles soient physiques ou morales.

La supériorité de l’acte du juge constitutionnel trouve explication dans sa qualité de « gendarme » de la Constitution, devant veiller au respect des principes et règles constitutionnels qui fondent la société. Toutefois, hélas ! Cette garantie fondamentale se trouve compromise par des lacunes de contrôle qui procèdent de diverses sources dont les principales résident dans le pouvoir discrétionnaire, les actes de gouvernement et les circonstances exceptionnelles.

A la différence du contrôle de la constitutionnalité des lois, le contrôle de la légalité des actes administratifs a fait l’objet de codifications partielles, complétées par la jurisprudence française reconduite. Il est exercé lorsqu’un recours est dirigé contre un acte administratif illégal, illégalité résultant de la violation de la loi ou d’un principe général du droit, deux actes protégeant une liberté ou un droit de l’homme. Le contrôle exercé est certes relativement étendu mais reste contenu dans des limites étroites qui en réduisent considérablement la portée.

Le contrôle de la légalité comporte en fait deux voies de droit que sont le recours en annulation et les exceptions d’illégalité. Le recours en annulation s’exerce principalement suivant une procédure particulière, le recours pour excès de pouvoir. Cependant, ce recours comporte deux séries de limites importantes relevant de deux ordres bien distincts, les unes de droit, les autres de fait.

Bien d’autres limites résultent, d’une manière générale, de l’inadaptation du contexte africain aux institutions et aux règles importées et de la politisation de la justice. La dépendance de la justice affecte autant, sinon plus, les Droits de l’Homme, car l’autorité judiciaire, gardienne des libertés, ne joue plus ou pas son rôle éminent de protection. Celle-ci se trouve soumise aux pressions de toutes sortes, dont celles du pouvoir politique et des puissances d’argent.

La politisation de la justice en Afrique est malheureusement un problème récurrent. La pression de l’argent est aussi forte et revêt une portée plus générale en ce qu’elle touche toutes les juridictions. Elle participe de la corruption généralisée qui gangrène toute l’administration africaine. C’est sans doute la raison pour laquelle Marc Débène, ironisait en ces termes que, « La politique du ventre est aussi une attitude judiciaire » (M. Débène, 1990, p. 90).

Les mécanicismes mis en place pour garantir ou assurer la pérennité des constitutions en Afrique semblent insuffisants voire inefficaces, à telle point qu’il est un truisme que d’affirmer que l’Afrique est le théâtre de violations graves de la loi que les Etats se sont eux-mêmes donné. Ces violations flagrantes, massives et grossières qui demeurent constantes parce qu’impunies, revêtent des formes précises qu’il importe d’examiner ici, avec Kant.

3. Des constitutions « républicaines » constamment violées

Certes, tous les Etats, sans exception, violent par moment leur constitution. Mais ce qui caractérise les Etats africains c’est le fait que cette violation soit flagrante, grave et grossière. On peut le voir à travers la violation quotidienne des lois ordinaires de leurs Etats respectifs et les révisions des constitutions. Malheureusement, cet instrument juridique qui est pourtant le fondement de toutes les normes étatiques est régulièrement violé en Afrique et en toute impunité.

Cependant, l’inflation des révisions constitutionnelles africaines est un fait observable dans tous les Etats d’Afrique, depuis 1990, avec une accélération, ces vingt-cinq dernières années. Cette inflation se traduit soit par le nombre de révisions adoptées, soit par l’ampleur de la révision opérée. Les portées sont telles qu’elles modifient en profondeur l’esprit de la constitution et les règles du régime politique, et touchent même parfois les clauses théoriquement insusceptibles de révision. Il ressort des pratiques que le pouvoir de révision opère bien souvent des amendements à la constitution « commandités », conduisant à des manipulations constitutionnelles.

La pérennisation et la monopolisation du pouvoir sont devenues les traits caractéristiques de la pratique politique africaine. Tripatouillage de la loi fondamentale, refus catégorique d’organiser les élections alors qu’on est en fin de mandat, déclarations d’intention. Les Africains sont visiblement habitués à des actions de toutes sortes dont l’unique but est de permettre aux Présidents arrivés en fin d’un mandat non renouvelable de rempiler. Ainsi, les constitutions mises en place à partir des années 90, dans le sillage de l’adoption du multipartisme, et qui semblaient être le réceptacle des espoirs nourris, sont soumises aujourd’hui à l’épreuve des hommes « forts » du continent, qui nourrissent l’envie de se maintenir au pouvoir.

Les arguments juridiques pour interpréter la loi fondamentale en leur faveur ne manquent pas. Or, faire de l’interprétation du texte constitutionnel une affaire de convenance et de manipulations les plus échevelées, c’est tenter d’imposer des ténèbres mentales au corps social afin de servir un ou plusieurs clans en course vers la capture de l’Etat, au détriment du peuple, des citoyens libres et raisonnables (F. Nyamsi, 2019 article en ligne). Une constitution dictée est un caprice légal, mais illégitime, car elle n’a pas obtenu l’obéissance libre des citoyens. Alors que pour Kant, une constitution pour être conforme à l’idée de République (res publica) doit exiger « l’assentiment des citoyens » (E. Kant, 2006, 85). Parce qu’à l’analyse, loin d’être qu’une forme politique ou constitutionnelle d’un Etat, la République, désigne une certaine manière pour la chose publique d’apparaître à ses membres.

La forme de l’Etat, chez Kant, définit donc sa constitution, et tout Etat possède nécessairement un type déterminé de constitution. C’est à ce titre, comme il a été déjà dit plus haut, qu’il en distinguera trois, et seulement trois formes possibles : l’autocratie, l’aristocratie et la démocratie (E. Kant, o.p. cit, 86). Dans une Afrique livrée à toutes sortes de prédation, la distinction claire entre les constitutions autocratiques et les constitutions républicaines peut servir de rempart intellectuel aux dérives qui prospèrent, au point de servir de boussole pour la résistance de tous les citoyens éclairés contre les abus de pouvoirs. Bon nombre de chefs d’Etat africains ont choisi d’interpréter la loi fondamentale en autocratie, pour gouverner à leur convenance. Ils dictent ce qu’ils pensent, ils inventent des artifices juridiques pour se maintenir au pouvoir contre la volonté du peuple, ils possèdent ou croient posséder des moyens de contrainte suffisants pour forcer les citoyens à se soumettre à leur volonté.

Ainsi, déguisé en autocrate, le chef d’Etat africain, à quelques exceptions près, ne semble pas loin d’un monarque voire d’un despote qui est prêt à mettre à « exécution de son propre chef, les lois qu’il a lui-même faites » (Ibidem, p. 87), dans l’unique but de faire passer son arbitraire et son intérêt particuliers pour un intérêt et une volonté universels et de confisquer le bien public à son profit.

L’Afrique a-t-elle besoin aujourd’hui des chefs d’Etat qui gouvernent dans l’inconstitutionnalité, des chefs d’Etats méprisants, non respectueux des Droits de l’Homme et qui n’ont que faire de l’avis du peuple ? On aura bien compris que l’interprétation de la loi fondamentale, en autocratie, relève de façon quasi exclusive du fait du Prince. C’est le Prince, et lui tout seul qui dit ce que la constitution lui permet ou ne lui permet pas, puisque les sujets soumis lui ont abandonné leur liberté en échange de la paix et de la stabilité (F. Nyamsi, 2019, article en ligne). Du coup, on se retrouve dans une Afrique des régimes totalitaires, là où Kant, recommande une constitution républicaine, « la seule qui soit parfaitement adéquate aux droits des hommes » (E. Kant, op. cit, p. 104) et qui garantisse une bonne législation pour un peuple. Alors que sous un régime totalitaire, le citoyen se trouve dépouillé de son droit de penser et de décider par lui-même, du fait notamment de l’état de soumission dans lequel il se trouve. Cet état d’aliénation fait dire à Hannah Arendt, que ces « régimes totalitaires ne se sont pas contentés de mettre un terme à la liberté d’exprimer ses opinions, mais ont fini par anéantir dans son principe la spontanéité de l’homme dans tous les domaines » (H. Arendt, 1995, pp. 61-65).

C’est ce que refuse Kant, pour qui l’homme n’est pas une chose, mais une personne humaine, qui ne doit pas être employé seulement comme un moyen, mais qui doit l’être toujours en plus comme une fin. D’où l’impératif pratique « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (E. Kant, 1993, P. 105).

A travers ce postulat Kant perçoit l’homme, en tant que citoyen, comme celui qui ne doit pas être une simple partie de la chose publique, mais qui doit en être également membre, c’est-à-dire partie, agissant de son propre chef en communauté avec les autres. Il est celui qui a le droit d’agir sur l’Etat, de participer à son organisation en toute quiétude et de contribuer à sa législation, et non subir la dictature des potentats locaux au pouvoir.Fort heureusement des millions d’africains outrés par cette gouvernance importée et indigeste, aspirent à vivre résolument en République, régime dans lequel nul n’est placé au-dessus de la loi commune.

Le principe républicain est autre que celui des autocraties qui prospèrent encore en Afrique. Il requiert l’égalité de tous devant la loi. Ce n’est pas par la force que le chef de l’Etat commande, mais par le droit. Car la force ne résiste pas au temps et le « plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir » (J-J. Rousseau, 1973, 64). Dans une République le chef de l’Etat ne gouverne pas comme s’il avait gagné une guerre contre son peuple. Il gouverne dans le strict respect de l’esprit et de la lettre de la loi. C’est l’Etat de droit. Celui qui émane d’emblée de la souveraineté populaire, puisque c’est le peuple qui légifère et se dote d’une organisation du pouvoir politique en trois pouvoirs distincts : le législatif, l’exécutif et le judiciaire.

Les citoyens de la République, ne sont pas les sujets du chef l’Etat, mais des sujets de droit et ses concitoyens, c’est-à-dire ses égaux devant la loi. Si le Chef de l’Etat est supérieur en fonction, il ne l’est pas en citoyenneté. C’est un citoyen qui doit obéir aux mêmes lois que tous les autres. Il a un devoir impérieux de cohérence envers la loi, s’il ne veut pas basculer en autocratie et déclencher la légitime résistance des citoyens. En démocratie républicaine justement, le Souverain, c’est le Peuple des Citoyens, et non le Chef de l’Etat, contrairement aux monarchies et aux autocraties. Le Chef de l’Etat, dans la République, ne peut pas s’octroyer une lecture fantaisiste de la loi, au risque justement de violer le principe d’égalité, qui voudrait que nul citoyen ne s’arroge des droits singuliers, isolés de la réciprocité de la loi juste. C’est la base même du contrat social. Dans un régime républicain, le Chef de l’Etat ne se comporte pas en conquérant, mais en serviteur du peuple (F. Nyamsi, 2019, article en ligne). Loin de tout pacte de soumission, la République est plutôt fondée sur un contrat social entre égaux, pour la promotion de l’intérêt général et l’épanouissement de la liberté raisonnable et de la prospérité harmonieuse des citoyens, dans le respect de la loi ; car l’impulsion du seul appétit selon Rousseau, « est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (J-J. Rousseau, op.cit., p. 78). Tel est l’esprit de la constitution républicaine qui reste encore jouable en Afrique. Une Afrique, qui aspire, à travers son peuple, à sortir de l’empire des constitutions autocratiques dites et dédites au gré des intérêts variables du dominant de l’heure.

Conclusion

Après des décennies de régimes despotiques et le cortège des guerres consécutives des scrutins électoraux par faute de culture démocratique des pouvoirs dominants du moment, les Africains n’ont pas d’autre choix que de sortir de l’empire des constitutions autocratiques et opter pour la constitution républicaine que Kant préconise pour tout Etat. Car elle porte en elle les bases juridiques d’une vie politique favorisant la pleine et effective expression de la citoyenneté. Elle est la seule constitution qui puisse être présentée comme un modèle et une obligation pour les nations (O. Dekens, 2013, p. 170). C’est la raison pour laquelle, en tant qu’instrument par excellence de légitimation et de limitation des pouvoirs des dirigeants, elle doit impérativement bénéficier de certaines mesures contraignantes qui puissent lui permettre de rendre son contenu applicable. En la matière, les Etats africains sont malheureusement sous les feux des projecteurs pour violation quotidienne de la loi fondamentale et des Droits de l’Homme. Or il est impératif de rappeler avec Kant :

Qu’il faut tenir le droit des hommes pour sacré, quoi qu’il coûte de sacrifices au pouvoir dominant. Il n’y a pas ici de demi-mesure, et on ne peut pas imaginer un droit pragmatiquement conditionné qui serait le milieu (entre le droit et l’intérêt) ; au contraire il faut que toute politique plie le genou devant le droit. (E. Kant, 2006, p. 123.)

En outre, le non-respect des constitutions « républicaines »  abondamment proclamées en Afrique suscite de sérieuses inquiétudes qui procèdent essentiellement du disfonctionnement de la démocratie représentative et non directe que reprouve Kant. Les manifestations les plus sensibles sont le refus de l’alternance politique et l’intrusion de l’armée dans le processus pour en bloquer l’évolution. Toutefois, les impératifs de la démocratie pluraliste exigent une culture de l’alternance politique qui devrait se fonder sur le respect de la constitution, l’indépendance de la justice, la liberté, l’égalité devant la loi. Le non-respect de la constitution, de plus en plus considérée par des chefs d’Etat africains, comme un texte parmi tant d’autres, et soumise à des interprétations constitutionnelles diverses, n’a fait que favoriser l’avènement d’une culture autocratique, dans laquelle, le dirigeant africain exerce un pouvoir personnel, sans partage, dans les relations interpersonnelles, complexes. Il se croit placé à mi-chemin entre le ciel et la terre, entre Dieu et les hommes, au-dessus de la loi, n’ayant de comptes à rendre à personne. Et face à lui, des hommes qui lui sont entièrement dévoués, lui vouant un véritable culte, le culte de la personnalité. Une mentalité que les peuples africains doivent abandonner et contraindre leurs dirigeants à respecter et à faire respecter la loi pour la justice, s’ils espèrent une pacification permanente de leurs Etats.

Références bibliographiques

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WODIE Vangah Francis, 1996, Institutions politiques et droit constitutionnel en Côte D’Ivoire, Abidjan, PUCI.

Références webographiques

NYAMSI Franklin, Constitutions autocratiques ou constitutions républicaines : l’Afrique doit choisir, Article en ligne : htpps://blogs.medipart.fr/franklin-nyamsi/blog/140618/constitutions-autocratiques-ou-constitutions-républicaines-l-Afrique-doit-choisir, page consultée le 21/03/2019.

NIETZSCHE ET LA VIOLENCE :                                    QUESTIONNEMENT SUR UNE ÉTRANGE FASCINATION

Jean-Honoré KOFFI

Université Félix HOUPHUET-BOIGNY d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

jhkoffi@gmail.com

Résumé :

Aux dires de ses hagiographes, l’individu Nietzsche n’était point violent, il était même doux. Aux antipodes de cette image charmante, se trouve celle inquiétante, voire affolante d’un Nietzsche zélateur de la violence. Les mots d’ordre violents traversent ses textes. En revisitant cette apologie explicite de la violence et de la guerre, notre propos n’est pas que d’en rappeler l’ampleur ; il est surtout d’interroger cet étrange attrait.

Mots-clés : cruauté, État, force, guerre, Nietzsche, violence.

Abstract :

According to his hagiographers, the individual Nietzsche was not violent, he was even gentle. The antipodes of this charming image is the disturbing, even frightening of a Nietzsche zealous of violence. Violent slogans cross his textes. Revisiting this explicit apologia for violence and war, our purpose is not only to recall its magnitude; it is above all to question this strange attraction.

Keywords : cruelty, State, force, war, Nietzsche, violence.

Introduction

Nietzsche est constamment cité lorsqu’il est question de violence ; non que l’individu Nietzsche fût violent. Il n’était pas violent, si l’on se fie à des faits de sa vie : le surnom il piccolo santo à lui donné par ses voisins de Gênes, sa réaction face au cocher qui bat son cheval, etc. Mais, aux antipodes de cette image charmante, pleine de douceur, brandie par ses hagiographes, se situe étrangement, celle inquiétante, voire affolante du penseur. Celui-ci surprend par la teneur de ses propos et propositions : appel à l’esclavage, à l’anéantissement des faibles, des mendiants et des ratés, plaisir à voir souffrir, incitation à faire souffrir, éloge de la cruauté, etc. Les mots d’ordre violents foisonnent dans ses écrits au point d’en constituer le trait marquant.

Cette image surprend d’autant plus que les philosophes, de façon générale, ne nous ont pas habitués aux mots de violence : soucieux de sagesse, ils sont plutôt amoureux de mesure, de calme. La violence leur est négation de la raison, frein au cheminement vers la sagesse. Alors que le violent tente d’imposer sa volonté par la force, la menace, la ruse, eux sollicitent l’adhésion par la raison. Or, Nietzsche n’entreprend pas, en philosophe, de décrire la violence, d’en comprendre les causes ; il la glorifie, il y exhorte. Sans être victimes de la violence de ses mots, nous devrions pourtant nous y intéresser, et même nous en inquiéter, en tant que témoins : si la violence participe de la déraison, d’où vient qu’elle fascine le penseur, ami  de la raison ? Comment se justifie cette apologie pure de la force aux antipodes d’une tradition de discernement et de circonspection ? Que veut Nietzsche, que recherche-t-il ?

Nous proposons de revenir aux propos mêmes de Nietzsche ; non pour les rappeler simplement, mais pour interroger l’étrange charme qu’exerce la violence sur un « ami de la sagesse » et le sens de ces propos pour un lecteur de notre temps. Serait-ce l’expression d’une dérive grave à désavouer ou, plutôt, le désaveu à rebours de toute dérive à décrypter ?

1. De la violence à la philosophie

Le mot violence vient du latin vis, qui signifie force, puissance, et désigne précisément l’emploi, voire l’abus de la force. Celle-ci désigne le pouvoir effectif d’exercer une action. Même si elle suppose le recours à la force, la violence ne saurait être confondue à la force. Ainsi, la force physique, encore moins la force morale, en tant que fermeté ou maîtrise de soi, ne représente la violence ; non plus l’usage de la force ne renvoie mécaniquement à la violence. S’opposer par la force à ce qui menace la vie, contraindre au respect du droit, ne sont dans l’absolu synonyme de violence. Il y a donc lieu de distinguer les types de violence.

1.1. Violence réelle et violence imaginaire

La violence se définit par le but auquel tend l’usage de la force. Il y a violence si l’usage de la force est destiné à contraindre autrui, à lui nuire. Ainsi, contre sa volonté, on portera atteinte à son intégrité physique, à sa dignité, à ses biens et valeurs. La violence peut être physique, psychologique, sociale, politique, verbale, symbolique, virtuelle, etc. Mais cette distinction en recoupe une autre, que Dric Martin (1977, p. 291) ramène à deux registres :

– un registre réel, celui DES violences concrètes, subies ou agies ; […] violence du vent, du tonnerre, d’autrui ou de soi-même […] ;

– un registre imaginaire, celui de LA violence, qui existe dans notre pensée comme existe une figure allégorique.

La violence du registre imaginaire est seulement pensée, sans portée pratique. Alors que la violence réelle pose des problèmes d’énergie en action, elle ne pose que des problèmes de signification, précise Dric Martin. Se pourrait-il alors que l’écriture soit un acte de violence que l’on peut étudier dans des textes sur la violence ?

1.2. Quand les mots blessent…

Les mots peuvent-ils être violents par eux-mêmes ? Existe-t-il une charge de violence intrinsèque aux mots, indépendamment de toute situation de violence ? Si l’on entend par violence l’abus de la force en vue de contraindre, on peut soutenir que les mots ne sont pas violents par eux-mêmes : « tuer », « égorger », « violer », etc. ne sont pas violents parce qu’ils expriment une situation de violence. Affirmer qu’un mot est violent, c’est reconnaître qu’il n’est pas neutre ni anodin ; il a un impact considérable sur le vécu affectif de celui qui l’entend ou le lit. De là vient que les mots sont utilisés par les écrivains, journalistes, publicistes, politiques, religieux, philosophes, etc. Si la violence est ostensible dans le passage à l’acte, elle n’est pas que cela. Il n’est pas toujours de frapper pour meurtrir. Autant le rejet, la trahison, le silence, l’indifférence font mal, autant les mots font mal.

Il est des mots qui détruisent, comme il est des silences terriblement violents, par exemple lorsqu’ils taisent ce qui devrait être dénoncé. Il est une violence où rien n’est dit, aucune force ne paraît employée mais le sujet ne se voit reconnaître aucune place ni aucune existence, comme dans l’ostracisme, la mise en quarantaine (J. L. Le Run, 2012, p. 24).

Les mots font mal à travers le langage, oral ou écrit. Ils peuvent être grossiers, injurieux, méprisants, blasphématoires, méchants, haineux, etc. Un honneur souillé par des mots de calomnie peut conduire au suicide. La violence des mots tient à leur force, qui est celle de leur signifiant. Cette violence, verbale ou « lexicale », selon le mot de Marc Angenot (1995), est directement liée au logos, au contenu d’une intervention. Une dispute commence souvent par un échange de mots. La stigmatisation, l’humiliation, l’intimidation, peuvent être exprimées par des mots. Il y a violence quand un mot vise à causer de la peine, à blesser l’autre :

Un discours violent est une parole ou un écrit au service de la violence politique, morale, pédagogique, religieuse. Le discours est alors serviteur d’une violence qui n’est pas directement de son fait, mais dont le principe est à chercher dans l’irrespect des personnes, dans le mépris de leur liberté, de leur égalité, de leur bienveillance réciproque peut-être (J.-P. Cléro, 2000).

À l’évidence, les mots peuvent être aussi violents, parfois bien plus violents que des coups physiques, par collusion avec une violence qu’ils contribuent à promouvoir. Ils ne laissent certes pas de trace visible à l’œil nu, mais leurs effets n’en sont pas moins redoutables. Qu’ils génèrent la honte, la peur ou la colère, ils affectent nos capacités et blessent ce que nous sommes.

Même quand elle n’a pas d’incidence corporelle, « [la violence] comporte toujours une dimension proprement psychologique : l’anxiété de se sentir vulnérable, le sentiment diffus (ou trop éclatant) d’être mis en infériorité » (P. Braud, 2003, p. 35). La remarque vaut aussi pour la violence verbale et même celle lexicale. Celle-ci peut consister à déprécier, dénigrer ou rabaisser la personne en proférant des menaces, des injures ou sarcasmes. Le langage peut être ordurier et injuriant et les propos exprimer de la raillerie ou des critiques avec l’intention de blesser la personne visée. Moquer, tourner en ridicule, discréditer sont autant de coups que les mots, proférés ou écrits, assènent. Ils visent à réduire l’estime de soi de l’autre. Nier leur impact revient tout simplement à les banaliser, à les occulter en tant que forme de violence.

On pourrait croire que « la violence n’a de sens qu’à travers le point de vue subjectif de la victime qui subit » ; mais elle vaut aussi pour « l’observateur qui l’enregistre » (P. Braud, 2003, p. 34), celui qui en est témoin. Aisément repérable dans les écrits de Nietzsche, la violence lexicale suscite réflexion. Les mots qu’il emploie ne relèvent pas de l’improvisation ; librement choisis, ils ont été savamment pesés avant d’être retenus. Comment se donnent-ils à lire sous sa plume ?

2. La violence verbale chez Nietzsche

Nietzsche a du mal à cacher son attrait pour la violence. Elle occupe une place de choix dans son corpus au point de s’y confondre et ne demande aucun effort de la part du lecteur pour être perçue. Elle l’innerve sous des formes et degrés divers : raillerie, injure, mépris, discrédit d’abord ; apologie de la force physique et de la cruauté ensuite ; incitation à la haine et à la guerre enfin. 

2.1. Entre railleries, injures et mépris : l’irrespect des personnes

Nietzsche est violent, à un premier niveau, au sens de véhément, dans l’expression de ses sentiments et idées. Son impétuosité tranche avec la pondération philosophique. Il n’hésite pas à accabler d’attributs peu amènes tous ceux dont il réprouve les attitudes ou opinions. Il a l’injure au bout de la plume comme certains l’ont à la bouche, qu’il s’agisse de l’individu ordinaire ou de personnalités et philosophes.

Les premiers sont ceux qu’il qualifie de « faibles ». Ce terme, à entendre en un sens typologique et non sociologique, physiologique ou politique, désigne une attitude devant la vie. Si le « fort » ou « maître » est maître de lui-même, le faible ou « esclave » est esclave de lui-même ; il a peur de la vie. De tous ceux qui ne peuvent assumer le tragique de la vie, Nietzsche estime qu’ils forment « toute la lie, tout le rebut de l’humanité ». Il n’a que du mépris pour la médiocrité des masses, ennemies du surhomme. Le vocabulaire, auquel il recourt pour les qualifier, en dit long sur son sentiment à leur égard : ils sont la « canaille », la « racaille », la « roture », la « plèbe », les « pauvres », les « impuissants », les « médiocres », les « misérables », « ceux qui souffrent », les « nécessiteux », les « malades », les « lâches », les « opprimés », « l’homme du commun », les « écrasés », les « asservis », le « troupeau », « l’animal grégaire », les « petites gens », « un type d’hommes préparés à l’esclavage », etc.

Visiblement, ces mots sont chargés d’un sens péjoratif. De ces différents noms dont il affuble des êtres humains, transparaissent la dévalorisation, le dégoût, le mépris pour un type d’individus qui a le défaut de déplaire à Monsieur Nietzsche. La dévalorisation d’autrui comme forme de violence transpire dans le mépris qu’il affiche. Le mépris est un sentiment à l’égard d’un individu ou d’un groupe d’individus perçus comme inférieur, sans intérêt ou indigne d’attention, d’estime. Il n’est toutefois pas qu’une simple déconsidération ; il se transforme, fort souvent, en haine et, par la suite, en passage à l’acte, en violence physique. Ce voisinage se révèle également dans bien de ses considérations sur la gent féminine.

À la femme, Nietzsche nie tout droit à l’égalité et même à des droits. On sait, par ses biographes, qu’il avait peu d’expérience de l’amour. On prétend même qu’il n’eut jamais avec les femmes que des relations d’amitié. Il a cependant, comme tout bon philosophe, écrit sur l’amour et sur les femmes. Ici également, son opinion est connue ainsi que bien de ses propositions. Contentons-nous, à titre purement indicatif, d’en rappeler deux, typiques de cette Weltanschauung singulière et qui témoignent de l’estime dans laquelle le disciple de Schopenhauer tient la femme :

Malgré toutes les concessions que je suis prêt à faire au préjugé des monogames, je n’admettrai jamais qu’en amour on parle des mêmes droits pour la femme et pour l’homme ; ces mêmes droits n’existent pas (F. Nietzsche, 1986, § 363, p. 323).

Si l’époque contemporaine, soucieuse d’égalité des droits, peut être choquée par ce type de propos, il n’est que d’en rappeler un autre bien plus choquant :

Un homme profond d’esprit autant que de désirs […] ne peut penser à la femme qu’à la manière d’un Oriental : il doit voir dans la femme une propriété, un bien qu’il convient d’enfermer, un être prédestiné à la sujétion et qui s’accomplit à travers elle (F. Nietzsche, 1992, § 238, p. 154).

En portant atteinte à la femme, au sens plus générique que typologique, c’est l’estime de soi des femmes que Nietzsche blesse. Son jugement de valeur dépréciateur vise à inférioriser, à fragiliser, voire à humilier.

Aussi surprenants apparaissent les propos dévalorisants qu’il adresse à des philosophes, de loin ses prédécesseurs. En dehors de quelques-uns (Héraclite, Épicure, Goethe, Voltaire) qu’il respecte, selon ses propres termes, les autres ne trouvent pas grâce à ses yeux : Descartes est jugé « superficiel » (F. Nietzsche, 1992, § 191, p. 104) quand la pensée de Spinoza est qualifiée de « ratiocinations arachnéennes d’anachorètes » (1990a, § 23, p. 105). Rousseau passe pour « un idéaliste et une canaille en une seule personne », un « avorton campé sur le seuil des temps modernes » (1990a, § 48, p. 138-139). Même Kant est moqué comme une « funeste araignée » (1990b, § 11, p. 23), « le plus difforme des estropiés de l’intellect qu’il y ait jamais eu » (1990a, § 7, p. 82). « Démon d’Athènes », « charmeur de rats », « méchant », « rachitique », « vieux serpent » (1986, § 340, p. 274 ; 1992, § 202, p. 114), ainsi est décrit Socrate. La violence des mots nietzschéens déborde l’insulte et le mépris pour se faire justification de l’agressivité, voire de la cruauté. 

2.2. L’apologie de la force et de la cruauté

La légitimation nietzschéenne de la force part d’une exhortation explicite à la dureté : « l’extrême dureté, c’est seulement cela qui est le plus noble. Je suspends au-dessus de vous cette nouvelle table, ô mes frères : devenez durs ! » (1974, III, « Des vieilles et des nouvelles tables », § 29, p. 306). Cette exhortation pourrait sembler bienveillante à certains. En réalité, Nietzsche met en garde contre la compassion : « Périssent les faibles et les ratés ! Premier principe de notre philanthropie. Et il faut même les y aider » (F. Nietzsche, 1990b, § 2, p. 16).

La violence des mots réside ensuite dans la magnification de la violence physique. Nietzsche estime que les rapports humains sont des rapports de force ; ils exigent l’usage de la force. Il part du principe que l’on ne saurait distinguer la force de ses manifestations :

Exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme telle, qu’elle ne soit pas une volonté de terrasser et d’assujettir, une soif d’ennemis, de résistance et de triomphes, c’est tout aussi insensé que d’exiger de la faiblesse qu’elle se manifeste comme force (1988, I, § 13, p. 102).

On croirait entendre Calliclès, personnage de Platon pour qui la force fait loi, la vraie justice étant la loi de la nature. La loi, selon lui, est faite par les faibles, le grand nombre, en vue de brider l’énergie des forts :

la justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort. Partout il en est ainsi, c’est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités ! (Platon, 1987, 483c-d, p. 213).

Cette proximité est telle que, pour Monique Canto, il faut voir en Calliclès le modèle « qui a inspiré à Nietzsche l’image du surhomme » (Platon, 1987, note 89, p. 331). Il reste que la volonté de pouvoir (politique) qui anime le personnage platonicien diffère de la volonté de puissance nietzschéenne : la première est volonté de régner sur ceux dont on veut faire des esclaves, elle dépend de leur servitude pour s’affirmer pleinement ; la seconde n’est pas domination politique, elle est puissance de la volonté, puissance créatrice de valeurs.

Des lecteurs de Nietzsche voudraient laisser croire que ses propos sur la violence ou la cruauté ne seraient qu’exigence envers soi-même. Dans le fond, les propos de Nietzsche sont suffisamment explicites. Les indices ne manquent pas, dont on pourrait faire moisson, pour montrer que la violence qu’il invoque n’est pas que symbolique. À ceux qui trouvent la violence injustifiée et à proscrire, il rappelle sa nécessité pour la vie : « La civilisation ne saurait du tout se passer des passions, des vices et des cruautés » (1987, § 477, p. 340). On ne peut de la vie choisir seulement ce qui est heureux ou nous plaît. Dans une sorte d’exaltation de la force pure, il proclame que le passé violent a rendu possible ce qu’il y a de meilleur :

Nous croyons que la dureté, la violence, l’esclavage, le danger dans la rue et dans les cœurs, le secret, le stoïcisme, la tentation et les diableries de toutes sortes, que tout ce qui est mauvais, terrible, tyrannique en l’homme, ce qui tient en lui du fauve et du serpent, sert aussi bien l’élévation de l’espèce « homme » que son contraire (F. Nietzsche, 1992, § 44, p. 61)

Pour Nietzsche, il n’y a pas d’injustice en soi. La grande faute de la société moderne, c’est d’avoir substitué au naturel déploiement de la vie et de la force la recherche artificielle et vaine de la justice pour tous et du bonheur pour tous. Il résulte de cette thèse qu’il ne peut y avoir de justice absolue pour tous. La justice telle que comprise communément n’est pas toute la justice, mais uniquement celle voulue par les faibles.« L’injustice n’est jamais dans l’inégalité des droits, elle est dans la prétention à des droits “égaux” »(F. Nietzsche, 1990b, § 57, p. 81). À l’encontre de la doctrine égalitaire, il pense que justice rime avec inégalité.

Évidemment, pareille posture commande un regard autre sur la souffrance et la cruauté. Ce regard, Nietzsche le fixe sur l’acceptation de l’une et de l’autre. Convaincu que « la souffrance profonde ennoblit», Nietzsche (1992, § 225, p. 143) récuse toute volonté de suppression de la souffrance : « Vous voulez abolir la souffrance dans la mesure du possible, et il n’y a pas de plus folle ambition. Et nous ? Il semble que nous la voudrions encore plus profonde et plus grave qu’elle ne le fut jamais ». Il la veut encore plus, parce que « voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore » (1988, II, § 6, p. 120), jetant ainsi une lumière crue, effrayante sur notre nature.

On pourrait bien se demander, dans une réflexion ultérieure, s’il y a une éthique chez Nietzsche. Précédant Freud, il soutient que la cruauté n’est pas étrangère à notre nature. De la cruauté à la haine et à la guerre, il n’y a qu’un pas qu’il franchit allègrement.

2.3. L’exhortation à la haine et à la guerre

Par une logique peu commune, Nietzsche (1974, I, « De l’ami », p. 75) fait dépendre l’amitié de l’inimitié : « On doit avoir dans son ami son meilleur ennemi ». Selon le Robert, l’ennemi est une personne qui montre ou provoque une attitude inamicale, fortement néfaste et défavorable. Dans un passage d’Ecce Homo, il se justifie ainsi : « Savoir être ennemi, être ennemi, cela suppose peut-être une forte nature ; en tout cas, c’est une condition inhérente à toute forte nature. Celle-ci a besoin de résistance à vaincre, par conséquent elle recherche la résistance » (1990b, § 7, p. 108).

De l’inimitié, Nietzsche glisse sans hésitation vers l’argument de la guerre. Un discours d’Ainsi parlait Zarathoustra, intitulé « De la guerre et des guerriers », défend en celle-ci un mal nécessaire : « la guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain ». La liberté est libération ; elle suppose la guerre. L’homme libre ne se conçoit pas hors des chemins de la guerre.

On voudrait bien se convaincre que cette apologie se situe aux antipodes d’un appel à la belligérance sauvage, qu’elle n’est qu’une exhortation au courage. Néanmoins, le philologue allemand, qui sait ce que veut dire un mot, se veut clair :

C’est un songe creux de belles âmes utopiques que d’attendre encore beaucoup de l’humanité dès lors qu’elle aura désappris à faire la guerre […]. Pour l’instant, nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse communiquer aux peuples progressivement épuisés cette rude énergie du camp, cette haine profonde et impersonnelle, ce sang-froid de meurtrier à la bonne conscience, cette ardeur cristallisant une communauté dans la destruction de l’ennemi, cette superbe indifférence aux grandes pertes, à sa propre vie comme à celle de ses amis, cet ébranlement sourd, ce séisme de l’âme, les leur communiquer aussi fortement et sûrement que le fait n’importe quelle grande guerre (F. Nietzsche, 1987, § 477, p. 340).

La guerre est nécessaire, indissociable de la civilisation ; sans elle, l’humanité déchoit. On ne peut pas dire que la première moitié du XXe siècle lui a donné tort, avec deux guerres mondiales, en moins de 40 ans après sa mort !

3. Pourquoi cette fascination pour la violence ?

Que faut-il retenir de cette célébration de la violence ? Nietzsche pense-t-il sérieusement qu’il faut éliminer de la surface de la terre les faibles (handicapés, indigents, malades) pour ne laisser vivre que le meilleur de l’espèce ? Une interprétation aussi littérale de ses textes ne serait-elle pas abusive ? Que Nietzsche soit réellement conscient de la signification de ses propos et surtout qu’il en mesure la portée, on peut en douter. De la violence et de la cruauté, il parle comme si elles étaient des abstractions métaphysiques. La banalisation du mal qui, sous sa plume, se joue aurait pu faire sourire si n’étaient pas en jeu l’intégrité (physique, psychique) de l’homme, son sens et sa valeur. D’où lui viendrait cet attrait pour la violence ?

3.1. Le symptôme d’une fragilité ?

L’exaltation nietzschéenne pourrait être une cuirasse masquant quelque faiblesse. Le jeune garçon a connu, jusqu’à son dernier souffle, une vie de souffrance. Il n’a que cinq ans quand meurt son père le 27 juillet 1849. Six mois plus tard, soit le 4 janvier 1850, il perd son petit frère âgé d’à peine deux ans. Ce double deuil bouleverse l’enfant de six ans. En 1864, il entre à l’Université de Bonn pour suivre des cours de philologie. Peu à l’aise dans ce milieu, il y passe seul, dans la tristesse, les fêtes de fin d’année. En 1868, il fait la connaissance de Richard Wagner, son aîné de 31 ans, avec qui il n’hésite pas à rompre dix ans plus tard. Souffrant, dès 1874, de violents maux de tête et d’estomac et de troubles oculaires, il renonce en 1879 à l’enseignement. Le 3 janvier 1889, à Turin, il s’effondre au cou d’un cheval battu par son cocher ; il sombre dans l’aliénation mentale. Il meurt le 25 août 1900, sans avoir recouvré la raison, sans femme ni enfant.

Nietzsche a souffert. Peut-être a-t-il transformé cette souffrance intense en des actes philosophiques partisans. Si la réalité de sa maladie est indiscutable, la pertinence de sa démarche est, elle, discutable d’autant plus que ces idées manquent de cohérence et de pertinence. Sa vision d’un monde a priori hostile tend à faire de l’individu un être qui se prépare à la guerre, sous toutes ses formes. Or, l’usage de la force pour dominer l’autre appelle légitimement en retour l’usage d’une force plus grande encore. Au reste, est-il judicieux de dénigrer quelqu’un, de le mépriser, s’il ne fait que jouer la partie pour laquelle sa « nature » ou sa « naissance » l’a programmé ? Qui, ayant le choix, préférerait la faiblesse et la maladie à la force et à la santé, attributs dont Nietzsche pare le surhomme ?

Ses appels à la cruauté trahiraient-ils une santé psychique longtemps déclinante ? En le lisant, on croirait entendre Jack l’Éventreur (Jack the Ripper en anglais) en personne. Ce tueur en série, à l’identité restée inconnue, assassina des femmes aux mœurs libres dans les taudis de Londres de septembre à octobre 1888. Ces crimes, d’une atrocité satanique, ont marqué les mémoires. Cependant, la ressemblance avec ce tueur fou reste celle entre la parole et l’action : Nietzsche cause, Jack ose.

La psychologie pourrait certainement examiner Nietzsche. Examinant les mécanismes psychologiques de la violence, Jean-Louis Le Run met en exergue des motivations qui peuvent servir à interroger la posture nietzschéenne :

Il peut y avoir un certain plaisir sadique à l’exercice de la violence et à des conduites de domination, car elles offrent un statut compensatoire, elles restaurent un narcissisme menacé […] D’autres fois, la violence résulte davantage de la bêtise, de la cruauté et de l’ignorance du mal causé à l’autre […] La violence peut quelquefois être théâtralisée, sous un semi-contrôle, pour obtenir de l’attention, monopoliser l’intérêt (J. L. Le Run, 2012, p. 25).

La compensation est comprise, d’un point de vue psychologique, comme mécanisme de défense. Il est exprimé par une personne désireuse de noyer ses sentiments d’incompétence ou d’insuffisance. L’individu rechercherait ainsi à dissimuler, par le biais de la compensation, les carences qu’il ressent en lui ; carences qui ne sont pas toujours réelles. On va ainsi, pour se protéger, se moquer de l’autre car il nous renvoie quelque chose que l’on ne veut pas reconnaître en soi, que l’on a du mal à assumer. L’objectif demeure la satisfaction de soi-même par l’estime d’autrui. Nietzsche manifesterait-il une sorte de « surcompensation » tant il recherche en permanence à afficher sa supériorité ? Son apologie de la violence serait-elle une stratégie de défense pour dissimuler ses faiblesses, ses frustrations, désirs ? Son recours aux injures et autres moqueries cacherait-il une image de soi négative, une difficulté à s’affirmer, à se respecter et à se faire respecter, voire un sentiment d’impuissance ?

Par la violence des mots, Nietzsche se déchaîne, se libère ; s’épanouit-il pour autant ? Il a peut-être la satisfaction intime de s’affranchir d’un interdit intolérable et le sentiment de s’affirmer en se défoulant. Dans un tel cas, il trahit une personnalité faible : son ressentiment (psychologique) dérive de sa faiblesse (physiologique). Partant, sa cruauté pourrait être feinte.

3.2 Une cruauté feinte ?

On peut légitimement douter de Nietzsche quand il hurle son mépris de la faiblesse, son insensibilité, sa cruauté. N’aurions-nous pas, sous ses airs de matamore, un fanfaron de dureté qui voudrait nous persuader de sa force et s’en persuader ? Arthur Schopenhauer, l’un des maîtres qu’il se reconnaît, écrit à propos de toute affectation :

Le fait d’affecter une qualité, de s’en vanter, est un aveu qu’on ne la possède pas. Que de gens se vantent de quoi que ce soit, courage ou érudition, intelligence ou esprit, succès auprès des femmes ou richesses, ou noblesse, et l’on pourra en conclure que c’est précisément sur ce chapitre-là qu’il leur manque quelque chose ; car celui qui possède réellement et complètement une qualité ne songe pas à l’étaler et à l’affecter ; il est parfaitement tranquille sous ce rapport (A. Schopenhauer, 1994, p. 135-136)

Peut-être que Nietzsche affecte d’être insensible parce qu’il est fortement compatissant. Des épisodes de sa vie, auxquels nous ferions encore allusion, constituent une récusation de cette image de coriace. Un de ses aphorismes de 1878 montre un penseur soucieux de respect du prochain, allant jusqu’à suggérer la bienveillance quotidienne comme ligne de conduite :

Voici le meilleur moyen de bien commencer chaque journée : c’est de se demander au réveil si l’on ne pourrait pas ce jour-là faire plaisir au moins à quelqu’un. Si cette idée avait des chances d’être reçue en remplacement de l’habitude religieuse de la prière, nos semblables trouveraient avantage à ce changement (F. Nietzsche, 1987, § 589, p. 370).

Ce passage ne suffit pas à voir en Nietzsche un partisan de sentiments humanistes. Il n’est certes pas le seul théoricien de la violence. Mais le dire ne l’absout point. Alors que certaines philosophies tendaient à chasser l’animal en l’homme, à lui imposer l’ordre des raisons, afin d’en faire un être poli, il n’a cessé de tirer vers cette dimension honteuse de notre nature. Pour lui, parce que l’homme recherche le plaisir, il peut ressentir du plaisir à faire souffrir, ainsi que l’a théorisé le marquis de Sade. En glorifiant la violence, s’agit-il pour Nietzsche de donner un sens à son existence ? Quel plaisir tire-t-il de la cruauté qu’il met en scène ?

La cruauté consiste à obtenir du plaisir à travers la souffrance des autres. Obéissant seulement au déterminisme des lois de ses instincts, l’animal ne peut être dit cruel. Le sadique, en revanche, trouve du sens à sa vie dans les méchancetés faites à autrui. La cruauté renvoie aux comportements sadiques à l’égard d’êtres vivants inoffensifs : découper, brûler, noyer, écraser des animaux ou des humains. Elle choque pour ce qu’elle manifeste la férocité de l’esprit, la méchanceté et l’insensibilité. Pour s’en faire une idée, il n’est que de penser aux scènes où elle se joue sans feinte : l’Inquisition, Gilles de Rais, auteur de crimes abominables sur des enfants au XVe siècle, Jack l’éventreur, le nazisme, les Khmers rouges de Pol-Pot, les génocides (Rwanda, Kosovo), etc. La cruauté procure du plaisir, celui de voir souffrir autrui. Mais l’être humain devrait-il se satisfaire de ce plaisir curieux et passager ? Pourquoi valoriser la barbarie, la guerre ?

« Périssent les faibles et les ratés ! Et il faut même les y aider ! ». Hitler a peut-être compris Nietzsche quand il décide d’anéantir ses « faibles » : juifs, tziganes, homosexuels, attardés mentaux, … Face aux horreurs de l’Allemagne nazie, cette phrase est, à rebours, absolument irresponsable qui sous-entend l’eugénisme, l’arbitraire, l’injustice. L’amour de la terre, du corps, du réel, exige-t-il de promouvoir autant la violence ? Si, pour Nietzsche, « vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus faible, l’opprimer, […] au mieux l’exploiter », cela vaut-il pour nous ? Cela devrait-il valoir pour tout le monde ? Ne peut-on régler les conflits autrement que par la violence ?

Certes, il est des lecteurs pour soutenir que ces passages sont à lire au troisième, voire au quatrième degré. Par cette réaction qui s’assimile à un déni de la réalité, ces derniers se refusent à admettre l’image d’un Nietzsche violent, voire cruel. L’auteur d’Humain, trop humain serait l’innocente victime de mauvais lecteurs, quand ce n’est pas d’une manipulation de son œuvre par sa sœur, abusive.

3.3 Les étranges exhortations …

À ceux qui professent un Nietzsche tout en métaphores, aux antipodes d’un apologiste de la moindre violence, deux de ses interprètes apportent des réponses appropriées. Dans un ouvrage collectif au titre expressément engagé, André Comte-Sponville (dans A. Boyer, 2002, p. 62) s’insurge contre cette lecture aseptisée :

Qu’est-ce alors que cette philosophie qu’on nous présente, qui prône un renversement qui ne renverse rien, un surhomme qui n’en est pas un, une volonté de puissance qui ne veut pas la puissance, un immoralisme qui n’est pas immoral […] Est-ce rendre service à Nietzsche, est-ce lui être fidèle, que de transformer ce philosophe-dynamite en un quelconque pétard, tout juste bon […] à émoustiller un temps une soirée parisienne ?

La sincérité ou le courage manqueraient-ils à ceux qui tentent de réduire à la métaphore un auteur qui se dit sans cesse le « premier immoraliste », qui veut « renverser radicalement les valeurs », qui vilipende l’« humain, trop humain » en nous et exhorte à se situer « par-delà bien et mal » ? Récusant la tendance à absoudre à tout prix Nietzsche, Domenico Losurdo met à nu une « herméneutique de l’innocence » à l’œuvre chez certains de ses lecteurs. Ce philosophe italien né en 1941 voit plutôt en Nietzsche un penseur politique dont les thèses jurent avec l’humanisme et la démocratie. Il démontre que son exhortation à un « nouvel esclavage », à un « anéantissement des races décadentes, de millions de ratés », n’est pas une utilisation innocente de la métaphore mais des idées fort sérieuses.

Sur la question de la femme, les propos de ce penseur sont à situer dans leur contexte, celui des années 1880. À cette époque, l’Europe n’est pas aussi avancée qu’aujourd’hui en matière de droits de l’homme. Pour rappel, les femmes n’ont eu droit au vote en Allemagne qu’à la fin de la première guerre mondiale, le 30 novembre 1918, et en France… le 21 avril 1945 ! Ces rappels n’excusent en rien la teneur des propos de Nietzsche. La philosophie a été pour une bonne part de son histoire misogyne, ainsi qu’en attestent les écrits de Platon, Aristote, Rousseau, Kant, Schopenhauer, etc. Il reste que tous les philosophes ne l’ont pas été. Au demeurant, Nietzsche aurait gagné en noblesse en passant pour un philosophe vraiment inactuel, comme il se prétendait. Or, sur ce sujet précis, le « petit saint » s’est amplement fait l’écho de son époque et de sa classe.

3.4. … d’un « petit saint »

Un penseur aux idées aussi crues, voire cruelles, nous l’imaginons si inflexible qu’il serait impénétrable à toute situation ou sentiment de compassion, d’amour, de gentillesse, de douceur. Et pourtant ! Si une telle déduction peut parfois être vraie, elle s’avère inexacte dans le cas de Nietzsche. Certes, dans Ecce homo, ouvrage autobiographique, Nietzsche (1990b, « Pourquoi je suis si sage », § 7, p. 108) se présente au lecteur comme d’un naturel violent : « Je suis belliqueux de nature. L’agression fait partie de mes instincts ». Si sa pensée fonde une telle impression, il n’y aurait là, en réalité, que fanfaronnade, ainsi que le rapporte Marc Halévy (2014, p. 125) : « Nietzsche […] aime se faire terrible, se grimer aux couleurs de l’horrible, se parer des masques les plus terrifiants. Dans son quotidien, cet homme était reconnu par tous comme doux, affable, paisible, courtois, élégant ».

Manifestement, ce violent dans les mots, qui prétend être de la « dynamite » et exhorte à « se faire dur », était paisible et doux dans les relations humaines. Certains épisodes de sa vie attestent que sous cette apparente cuirasse d’insensibilité bat un cœur… humain, trop humain. Deux d’entre eux suffiront à illustrer cela.

À la fin avril 1881, Nietzsche est à Gênes, en Italie. Rendant compte de ce séjour, Guy de Pourtalès explique que, par sa conduite calme, ses voisins génois verront en l’auteur du surhomme, non un dragon de fureur, mais « un petit saint » :

les gens du quartier, qui le voyaient toujours seul, un livre dans les mains et sa serviette en bandoulière, si sage, si doux, si courtois envers leurs minces personnes, le surnommèrent « il santo ; il piccolo santo ». Un bon petit saint tudesque, fort pauvre, qui attirerait sans doute les bénédictions divines sur les boutiques de la ville haute (G. de Pourtalès, 1993, p. 30).  

Un second épisode célèbre date du 3 janvier 1889. Dans une rue de Turin, un cocher flagelle son cheval épuisé car l’animal refuse d’avancer. Sortant de chez lui, Nietzsche est témoin de la scène ; ce qui suscite en lui un élan de compassion. Il se jette au cou de l’animal pour le protéger et éclate en sanglots. S’opposant au comportement brutal du cocher, il interdit à quiconque d’approcher le cheval.

3.5. Une tentative de dissuasion ?

Il est tentant, voire philosophique de se dire que, par ses outrances, Nietzsche a voulu nous montrer les horreurs de la violence, son côté inacceptable. Cette tentation ne saurait trouver d’écho dans une pensée assez explicite. Si tentative il y a, le disciple de Dionysos n’en a pas laissé trace. Ce serait lui faire dire le contraire de ce qu’il a dit que de comprendre ainsi les choses.

Sur bien des points de sa pensée, et singulièrement celui de la violence, Nietzsche est resté constant. De sa tombe, il continue de nous intriguer, de nous faire violence. Mais, le philosophe n’étant pas un législateur de la vérité, nous n’avons pas à considérer ses idées comme des dogmes. Lui-même nous invitait à la posture critique : « Il appartient à l’humanité d’un maître de mettre ses élèves en garde contre lui-même » (1989, § 447, p. 238). Plutôt que de vouloir le suivre aveuglément, ne devons-nous pas chercher notre propre voie, laquelle peut bien être celle de la mesure, de la paix, de la bienveillance ? Des réponses à cette question ont existé dans l’histoire qui ont pour noms Gandhi, Martin Luther King Jr., etc. Et si c’était là le véritable message de Nietzsche ?

Conclusion

La violence est un phénomène complexe, même dans le discours qui s’y rattache. Avec le penseur allemand, l’écriture n’est pas remède à la violence, elle en est l’aiguillon ; elle s’en fait vecteur privilégié plutôt qu’indispensable rempart. Certes, bien des personnes l’ont lu sans commettre le moindre crime et lui-même n’était pas violent. Mais, la souffrance infligée, la cruauté, qu’il appelait de ses vœux, ont été vécues à travers l’aventure nazie.

Or, au risque de se renier, le philosophe ne doit se faire homme violent. Son rapport à la violence peut être simplement à visée heuristique : chercher à en comprendre les causes afin de proposer des solutions pour une humanité digne de son humanité. En choisissant la posture qui fut sienne face à une question aussi cruciale, Nietzsche ne nous impose pas seulement des questions théoriques ; il nous met, à rebours, face à notre conscience et à nos responsabilités.

Références bibliographiques

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CRITIQUE DE LA SÉCURITÉ MILITAIRE À LA LUMIÈRE DU PHILOSOPHER NIETZSCHÉEN

Sizongui Daniel YEO

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

yeosizonguidaniel@yahoo.fr

Résumé :

Il demeure évident que sans sécurité, une vie paisible est impossible dans tout État. Conscients de cela, les gouvernants des États ont, longtemps, pensé la sécurité sur une base militaire, voire armée. Cette vision militaire de la sécurité a pour conséquence la course aux armements. Cette course aux armements induit le dilemme de la sécurité, duquel découle, la sécurité négative ou ‘‘trop humaine’’, pense Nietzsche. Pour lui, la sécurité véritable repose sur l’employabilité des citoyens, la santé économique de l’État et la coopération sécuritaire dans la gestion des menaces de sécurité militaire et humanitaire. C’est dans une telle synergie d’actions de sécurité que la ‘‘paix des esprits’’, socle de la sécurité et de la paix positive interétatique et intraétatique, deviendra une réalité.

Mots clés : Armements, Confiance, Humanitaire, Militaire, Paix, Peur, Sécurité.

Abstract:

It is still obvious that without security one cannot achieve peace in any country. Countries leaders, being aware of that, have ever since, improvised security on a military or even an army basis principle. This military perception of the security brings about countries’ arm race. The race of which, according to Nietzsche, induces the dilemma of security, then it results to a Negative or “short lived” security. Truthfully, a long-lasting security rest in: citizens’ access to employment; economic health of the state; and security cooperation in the management of military security and social actions. It is only in such a set of actions that the realisation of “peaceful mind’s disposition”, within and between countries and its members, is perceived by Nietzsche.

Keywords : Armament, confidence, Social action, Military, Peace, Fear, Security.

Introduction

La préservation de la sécurité constitue le premier souci de l’homme au matin de son existence primitive. Dans cette existence, F. Nietzsche (1968, p. 82) observe que toutes les actions qui sont « motivées par l’instinct de conservation ou, plus exactement, par la tendance de l’individu à rechercher le plaisir et à éviter le déplaisir (…) ne sont pas mauvaises ». Chaque individu se défendait contre toute agression physique, morale ou toute atteinte à ses intérêts vitaux, afin de se mettre à l’abri de toute vulnérabilité, sinon garantir sa survie et sa sécurité.

Dans l’existence socio-politique, pour les philosophes du contrat, c’est à l’État que chaque citoyen a confié sa sécurité. Pour l’assurer, il a également le droit de traiter avec dureté militaire les semeurs du désordre et les incivils.  L’État et ses forces armées deviennent alors le maître de la stratégie de sécurité. En cette dimension militaire, la sécurité du territoire, des personnes et leurs biens s’assurent grâce aux preuves intimidantes de la puissance armée, à savoir l’armement des forces de sécurité ou de l’ordre. Ces forces sont chargées de conjurer toute menace sécuritaire interétatique et intraétatique et ainsi garantir la sécurité de l’État et sa paix avec la force armée. Cette « paix armée, (…) répond à un sentiment de discorde, à un manque de confiance en soi et dans le voisin et empêche de déposer les armes soit par haine, soit par crainte », écrit Nietzsche (1995, p. 662).

Sentiment de discorde, manque de confiance, peur et refus du désarmement que déplore Nietzsche, tout cela conduit à la course aux armements, mais non sans susciter quelques difficultés au niveau sécuritaire. Non seulement, la course aux armements nourrit le dilemme de la sécurité, mais aussi, elle manque d’appréhender pleinement le concept de sécurité. En effet, les menaces sécuritaires contemporaines ne sont pas que militaires. D’autres menaces sécuritaires, non-militaires, existent et fragilisent la sécurité par la force armée. Cette fragilité fonde la présente réflexion critique sur la sécurité militaire sous l’inspiration de Nietzsche. Dès lors, quel sens renferme la critique nietzschéenne de la sécurité militaire ou armée ? La résolution de ce problème passera par les questions subsidiaires suivantes : quels sont les principes fondateurs de la sécurité militaire ? Au regard de ces principes, la sécurité militaire n’induirait-elle pas de l’insécurité, ou du moins de la sécurité négative ? Pour venir à bout de cette sécurité négative, quels sont les prolégomènes à une philosophie nietzschéenne de la sécurité et de la paix ?

L’examen de ces interrogations, qui tracent l’itinéraire problématique, à travers une démarche critique et analytique, vise à mettre en lumière, avec Nietzsche, la fragilité de la sécurité militaire. Cette fragilité s’exprime d’une part, par le dilemme de la sécurité que suscite la recherche de la sécurité étatique par la course aux armements et l’action armée et, d’autre part, par l’apparition de nouvelles menaces typiquement humaines, voire humanitaires. Ceci nous incline à proposer, pour une sécurité véritable, c’est-à-dire durable, la prise en compte des menaces de sécurité militaire et humaine. Le concept de ‘‘sécurité humaine’’ (PNUD, 1994, p. 23), d’origine onusienne, s’en tient à la protection des individus contre toute menace à la vie, à la santé, à la subsistance et à la dignité en temps de guerre comme de paix. C’est cet intérêt pour protéger et sauver la vie humaine qui fait que la sécurité humaine rime avec l’aide et l’assistance humanitaire ; d’où notre préférence pour l’expression ‘‘sécurité humanitaire’’. C’est par la prise en compte conjointe de la sécurité militaire et humanitaire que l’on débouchera sur la disposition d’esprit paisible, socle de la sécurité positive et de la paix positive dans la philosophie nietzschéenne de la sécurité et de la paix.

1. Les principes fondateurs de la sécurité militaire

La sécurité militaire consiste à recourir à la force armée et policière pour mettre l’État à l’abri des menaces internes et externes. Pour y parvenir, les gouvernements portent une attention accrue aux menaces militaires. Il s’agit, à titre d’exemple, « d’agressions et dominations territoriales, rivalités de puissance, projection de la force, coercition, hausse des capacités militaires, dynamique et prolifération des armes » (C.-P. David, 2013, p. 76). Ces menaces sont des atteintes à la sûreté de l’État, notamment à la souveraineté nationale, à l’intégrité territoriale et au fonctionnement des institutions républicaines.

Pour conjurer ces menaces militaires et maintenir la sécurité, l’État, possédant le monopole de l’usage de la force armée légitime, choisit la voie de la course aux armements. Cette course aux armements «s’inscrit dans une dynamique de concurrence entre deux ou plusieurs États, chacun voulant obtenir une sécurité et une protection par l’acquisition de certaines armes lui permettant de conserver intact l’équilibre militaire, sinon de l’exploiter à son avantage », écrit C.-P. David (2013, p. 177). Aujourd’hui, la plupart des États se militarisent ou s’arment. Ils achètent des équipements de sécurisation et de guerre pour maintenir l’équilibre des capacités militaires ou s’assurer de la dissymétrie des technologies militaires. La dissymétrie est la recherche de la supériorité militaire technologique quantitative et qualitative.

Cette supériorité, que l’on recherche par le surarmement, pour Nietzsche, est la conséquence de la primauté accordée par les hommes politiques aux questions de puissance, lesquelles reposent, en relations internationales, sur un rapport de domination diplomatico-militaire. Il écrit à cet effet : « Dans toutes les questions politiques, (…), ce sont des questions de puissance qui sont en jeu » (F. Nietzsche, 1991, p. 70). La puissance, c’est la capacité d’un État d’influencer ou d’imposer sa volonté aux autres États en montrant sa supériorité et son hégémonie militaire. C’est justement cette quête par les États de la maximisation de l’hégémonie à la fois politique et militaire qu’exigent la sécurité et la paix armée, qui explique la course à l’achat des armements, mais non sans conséquence. La conséquence est l’expression de la volonté de puissance, non comme une volonté de sécurité positive, mais comme une volonté de guerre ou de sécurité négative ; d’où la critique nietzschéenne contre la sécurité militaire.

2. Sens du criticisme nietzschéen de la sécurité militaire

S’intéresser au « sens », c’est exprimer un besoin de compréhension des arguments fondateurs de la critique nietzschéenne de la vision militaire de la sécurité.  Mais avant d’en tirer les leçons critiques de la sécurité armée, écoutons Nietzsche (1968, p. 86) à propos de la sécurité. Il souligne que dans la vie primitive comme celle étatique, la moralité ou le droit de la légitime défense a toujours concédé que « nuire intentionnellement est moral quand il s’agit de notre existence ou de notre sécurité (conservation de notre bien-être) ». De ces propos, il ressort que Nietzsche entend par sécurité, la conservation du bien-être physique, moral et psychologique. Quand l’individu ou l’État arrive à préserver son bien-être, à éviter les déplaisirs ou du moins, les menaces militaires et humanitaires, il se sent en sécurité.

Pour recouvrer cette sécurité, il nous semble qu’il faut nécessairement garantir la sécurité en sa dimension militaire et humanitaire. Mais force est de constater que, cette conservation sécuritaire, les gouvernements des États cherchent à l’assurer prioritairement par la puissance des armes. C’est ce qui expliquerait d’ailleurs, l’actuelle course aux armements des États.

2.1. De la course aux armements à la sécurité négative

La course effrénée aux armements, en tant qu’expression biaisée de la volonté de puissance nietzschéenne comme volonté de guerre et de sécurité négative, suscite la crainte haineuse entre les États. Cela fait qu’ils maintiennent leurs forces militaires et acquièrent des armes par peur d’être abusé ou pris au dépourvu. Le sentiment de peur est une caractéristique des rapports interhumains et interétatiques. C’est « la peur de l’inconnu, de ce qui échappe à toute règle et donc aussi à tout contrôle qui pousse une volonté qui se sent en position d’infériorité [ou d’insécurité] à adopter des interprétations étrangères » (J.-F. Balaudé et P. Wotling, 2000, p. 145) et haineuses. La peur de l’inconnu, plus précisément l’incertitude quant à l’usage à faire avec les armements acquis par les autres États, est une émotion très inconfortable qui alimente la haine. Nietzsche (1968, p. 490) affirme, à cet effet, que « derrière la haine, il y a la peur ». Avec la haine qui naît de la peur, chaque État craint de se désarmer, si d’autres demeurent armés. La peur et la haine sont des forces nihilistes. Dans toute société humaine, elles sont nécessaires pour engager les uns et les autres sur le chemin de la confrontation et de l’armement. Ainsi, la haine est provoquée par la peur et reste néanmoins nécessaire pour faire vivre et bonifier cette force d’insécurité qui mobilise et engage précipitamment dans la course aux armements. Par peur d’être attaqués, tous les États s’arment pour, disent-ils, répondre aux exigences de la sécurité. Par l’armement, ils entendent s’assurer de la dissuasion militaire, laquelle implique le leadership politico-militaire et la démonstration de la force de frappe militaire.

Avec l’action militaire dissuasive, il s’agit de forcer, sinon contraindre par la menace ou la répression militaire et policière, les auteurs de l’insécurité et les potentiels fauteurs de troubles à renoncer à leurs actions belliqueuses et à s’aligner aux conditions de sécurité et de paix du contraignant. Dans ce mode de sécurité, c’est, comme l’écrit Nietzsche (1968, p. 370), « la force (au sens physique) qui décide et impose la loi » de la sécurité. Or, la force en tant qu’action de violence et de coercition, est un allié de la sécurité, notamment négative. Du coup, la sécurité obtenue, grâce à elle, est une sorte d’accalmie, au sens d’une absence de guerre ouverte ou de violence physique dont la correspondance lexicale est la paix négative.  Sécurité négative et paix négative résultent, non d’une guerre active, mais latente, caractérisée par une disposition d’esprit anti-sécuritaire. La sécurité et la paix qui en proviennent restent en vigueur aussi longtemps que subsiste la contrainte qui leur a donné naissance, d’où sa fragilité. La durée des traités de sécurité ou de paix obtenus uniquement par la menace de représailles militaires ou la menace d’utilisation de la force armée ou son emploi, équivaut à celle de la contrainte instigatrice ; d’où la dimension trop humaine des options contemporaines de sécurité militaire.

L’engagement dans la course aux armes militaires, suscité par la peur mutuelle d’insécurité, impacte négativement la paix interétatique et intracommunautaire. Il instaure une disposition d’esprit anti-paix, c’est-à-dire un état perpétuel de guerre. « L’état de guerre ici, c’est quand on est perpétuellement obligés de faire peur à l’autre pour le tenir en respect (…). L’état de guerre, c’est faire peur » (F. Gros, 2006, p. 138). Un tel état où l’on est constamment sur le pied de guerre construit la sécurité négative qui se maintient par le chantage permanent de la menace de guerre. La sécurité négative, comme la paix négative, se fonde sur l’absence d’hostilités déclarées entre les communautés ou les États. C’est pour cette raison que cette sécurité est précaire. Aussi longtemps que les États de même que les « hommes agissent seulement par crainte, ils font ce qui est le plus contre leur volonté, et ne considèrent aucunement l’utilité et la nécessité de l’action, mais n’ont souci que de sauver leur tête et de ne pas s’exposer à subir un supplice », écrit Spinoza (1995, p. 106). Dès lors, poursuit-il, « il leur est impossible de ne pas prendre plaisir au mal et au dommage du maître qui a pouvoir sur eux, fut-ce à leur grand détriment, de ne pas lui souhaiter du mal et lui en faire quand ils peuvent » (Idem). Une partie contrainte agit, non pour le besoin de paix, mais simplement pour la sauvegarde sécuritaire. Ce qui fait qu’elle tend à jubiler au moindre malheur du fort-contraignant et quand le rapport de force s’y prête, à se venger contre lui.

C’est le propre de toute relation sécuritaire ou paisible durable de ne pas se fonder sur la menace ni la crainte et la contrainte, car la sécurité et la paix ne peuvent se construire sur elles. Lorsque la crainte est confrontée à la crainte, la peur à la peur, la haine à la haine, cela maintient toujours les parties dans une posture conflictuelle et fait émerger le désir de s’armer contre la cause de la peur. Au sein de cette grande crainte mutuelle, T. Hobbes (2004, p. 106) observe que les hommes, de même que les États, pensent qu’« il n’existe pas (…) de meilleur moyen de se protéger que de prendre les devants », avant même d’en avoir été victimes. La crainte de subir un préjudice de la part de quelqu’un ou d’un autre État dispose à attaquer en premier. Cette propension à l’offensive s’expliquerait par le fait que dans la crainte ou la peur, il y a une bonne part de haine. La crainte se métamorphose en haine de l’objet craint. L’on tend à manifester de l’amour pour celui dont on n’a rien à craindre et de la haine ou du désamour pour celui dont on a quelque chose à craindre.

La haine issue de la crainte incite à l’attaque préventive d’une part, et d’autre part, à la méfiance permanente. En cela, la haine et la crainte ne mènent nullement à un état de sécurité durable, car, comme l’explique pertinemment F. Gros (2006, p. 233), « la sécurité au premier sens, c’est un état de protection et de confiance : absence de périls. Se sentir en sécurité, c’est se savoir prémuni contre un certain nombre de dangers ». La sensation confiante de protection favorise l’amitié et la coopération. Elle est atteinte une fois l’harmonie entre les individus, les communautés et les États est rétablie, et la peur, la méfiance et la suspicion, évacuées. Ces dispositions d’esprit d’insécurité, pourrait-on inférer, à la lumière du philosopher nietzschéen, poussent les uns à s’armer contre les autres, dans un souci d’anticipation et de prévention de la menace. Par crainte d’être surpris, attaqué ou par manque de confiance aux autres, l’on est aux aguets, cherchant toujours à frapper le premier dans le dessein d’éviter une menace ou un mal plus grand par un moindre mal.

Les craintes mutuelles et les intérêts de puissance opposés conduisent, par mesure de précaution, chacun à s’équiper en matériel militaire (armes, munitions et équipements de combat) pour s’assurer de la suprématie en technologie militaire. Une telle course s’avère nihiliste. En effet, trop de précautions militaires sont perçues comme nuisibles à la sécurité des autres. En prenant assez de mesures et de dispositions prudentes, les autres se questionnent sur les intentions réelles ou cachées. Aussi, par les précautions, prête-t-on implicitement des mauvaises intentions à ses voisins et compatriotes. Avec cette incrimination, selon Nietzsche (1995, p. 661), « c’est déjà une provocation et même un motif de guerre, car on prête l’immoralité au voisin et, de ce fait, on semble appeler les sentiments hostiles » ou violents. Avec de tels sentiments, les esprits des uns et des autres manquent de quiétude sécuritaire.

Ce manque de sécurité intérieure (chez l’homme et au sein de l’État) se justifie également par cette menace militaire qui est la prolifération des armes. Elle constitue un indice d’insécurité et d’instabilité. La circulation des munitions et des armes légères, chimiques, biologiques, nucléaires, etc. de façon irrégulière, est menaçante pour les États et leurs citoyens. La paix par la force armée, avec pour conséquence la course aux armements, est paradoxale, car pour la majorité des personnes, « la paix implique le désarmement, et la guerre l’armement » (A. Legault, 1995, p. 65-66). Il en est de même de la sécurité. Mieux, la sécurité implique le désarmement, ou du moins le refus du surarmement, et l’insécurité, le surarmement et la prolifération des armes. Le monde n’était ni plus sûr ni moins sûr avec la course au réarmement pour s’assurer du déséquilibre militaire dissuasif au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Aujourd’hui, il n’est pas en sécurité ni plus paisible avec la militarisation et la prolifération des armes. Les armes militaires demeurent des signes prémonitoires d’état de guerre et d’insécurité. Aux mains d’hommes aux intentions malveillantes, elles constituent une menace généralisée. Ainsi, les armes militaires se révèlent souvent plus menaçantes que sécurisantes. En cela, elles induisent d’ailleurs, le dilemme de la défense et de la sécurité.

2.2. Les implications dilemmatiques de la sécurité militaire

La sécurité militaire, parce qu’elle se fonde fondamentalement sur la course à la technologie militaire, débouche sur deux dilemmes, à savoir : le dilemme de la défense et le dilemme de la sécurité.

Le dilemme de la défense repose sur la course aux armements et la compétition entre les forces armées nationales, et donc entre les États. L’armée est le garant de la survie des populations et de la préservation de la souveraineté nationale et de l’intégrité territoriale. Mais, à cause des rivalités d’intérêts et de puissance, les États se soupçonnent les uns les autres. Alors par crainte et par mesure de précaution, ils maintiennent leurs capacités militaires à un haut niveau, afin de faire peur et ainsi de restreindre leur vulnérabilité en cas d’agression et, par conséquent, accroître leurs capacités défensives. Aucun État n’avoue qu’il entretient son armée ou s’équipe militairement pour satisfaire ses envies de conquête. « L’armée doit au contraire servir à la défense » (F. Nietzsche, 1995, p. 661), plus précisément à la légitime défense. Pour cela, les États acquièrent des moyens militaires au compte des forces armées pour assurer leur défense, « mais, ce faisant,ces moyens peuvent contredire l’objectif de la sécurité », remarque C.-P. David (2013, p. 77). Autrement dit, l’acquisition des équipements militaires de défense est perçue par les autres comme inquiétante et agressante. Elle entraîne, chez eux, la crainte et l’incertitude quant à leur emploi. De cette incertitude, résulte un état d’esprit paranoïaque qui peut, à son tour, engendrer une crise diplomatique et militaire avec possibilité de confrontation armée.

La confiance en la sécurité et la paix de l’État, assurée par la présence des forces armées nationales, provoque des peurs et des craintes qui insécurisent les États concurrents. Accroître sa défense par la maximisation de la puissance militaire s’avère hautement menaçant, car selon Nietzsche (1995, p. 662), « la paix [ou la sécurité] armée, telle qu’elle est pratiquée maintenant dans tous les pays, répond à un sentiment de discorde, à un manque de confiance en soi et dans le voisin et empêche de déposer les armes soit par haine, soit par crainte ». La paix armée débouche sur un état de belligérance. La sécurité armée ou militaire, quant à elle, engendre un état d’insécurité, dont la guerre en est la concrétisation. L’état de guerre est alors un état d’insécurité militaire. Comme tel, il empêche tout désarmement du fait de la peur des autres États. Certains États ou des acteurs intraétatiques, craignant pour leur défense, s’ils ne s’arment pas, refusent de se désarmer. Ils jugent les capacités militaires de leurs protagonistes agressantes. Ainsi, les moyens de défense obtenus par les uns sont perçus comme menaçants pour les autres. Du coup, du dilemme de la défense découle celui de la sécurité.

Le dilemme de la sécurité provoque aussi une insécurité. En effet, les États ne se font pas entièrement confiance. Ils refusent alors de confier leur sécurité aux autres. Conséquemment, ils renforcent leur propre sécurité par une capacité accrue de défense, afin de préserver leur territoire, leur gouvernement, leur existence et leur système de valeurs. Cette compétition sécuritaire se présente comme un obstacle à la démilitarisation ou au désarmement des États. Chacun est disposé, au nom de la préservation de la sécurité, à se militariser ou s’armer pour faire face à la menace des autres compétiteurs. « La sécurité ainsi recherchée et obtenue par les uns, engendre l’insécurité chez les autres – d’où le dilemme de la sécurité » (C.-P. David, 2013, p. 78). La recherche de la sécurité militaire provoque des tensions mutuelles qui apportent moins de sécurité. Les mesures précautionneuses, prises par les uns pour leur sécurité, provoquent des contre-mesures chez les autres États, renforçant ainsi la méfiance et la défiance.  Avec ces forces d’insécurité, l’insécurité s’ensuit pour tous les États. La sécurité des uns, équivaut à l’insécurité des autres.

Pour preuve, l’actuel programme nucléaire de la Corée du Nord et de l’Iran est perçu par les États-Unis et ses alliés, comme une menace sécuritaire. À cet effet, « les dirigeants américains ont clairement une stratégie de limitation des armements des tiers. Ils s’opposent à la dissémination des armes de destruction massive, surveillent les programmes nucléaires de la Corée du Nord et de l’Iran, et ne souhaitent manifestement pas l’affirmation (…) d’une puissance militaire indépendante » (P. Braud, 2004, p. 225-226). Le but de cette limitation des armements de ces États concurrents semble être de consolider l’avance technologique militaire acquise par l’armée américaine tout en limitant, pour elle, le coût d’une course ruineuse aux armements de destruction massive. Cette limitation, les dirigeants de la Corée du Nord et l’Iran la contestent ; d’où d’incessantes ou de récurrentes tensions diplomatico-militaires.

Dans un tel contexte d’insécurité interne et externe, les gouvernants ont recours, de plus en plus, à la « privatisation de la sécurité» (B. Badie et D. Vidal, 2016, p. 174) comme remède ; laquelle privatisation pose d’autres problèmes de sécurité. Avec la privatisation ou la sous-traitance de la sécurité nationale, la sécurité implique, de moins en moins, des forces armées de conscription et, de plus en plus, des forces armées irrégulières ou privées. L’État partage délibérément avec d’autres groupes armés privés sa souveraineté militaire. Ainsi, la paix westphalienne (Idem, p. 80), c’est-à-dire l’État prétendant au monopole de la violence physique légitime sur son territoire s’en trouve fragilisé. Aujourd’hui, l’exercice de la coercition militaire n’est plus du seul ressort de l’État à l’intérieur de ses frontières. À cet effet, l’on assiste à la multiplication des centres de surveillance privés chargés de la sécurité des entreprises et des quartiers des riches, et à l’apparition des acteurs non étatiques, voire des mercenaires, des milices et des sociétés militaires privées. Ces acteurs non étatiques de la sécurité profitent de la décadence politique et militaire des États pour se livrer à des missions souvent controversées et inquiétantes, notamment le trafic d’armes et de munitions de guerre. De ce fait, « elles suscitent ainsi beaucoup de désordre » (Ibidem,p. 165) que d’ordre, plus d’insécurité que de sécurité.

Il ressort que la recherche de la sécurité de l’État et de ses populations par les moyens militaires n’est pas toujours un gage de sûreté. Les États et les acteurs infra-étatiques, en se dotant d’armements, recherchent une garantie de sécurité difficile à obtenir. Aussi, en privatisant la sécurité nationale ou en optant pour la sous-traitant avec des firmes de sécurité privée, ils recherchent une sécurité militaire également fragile. En plus de cette fragilité inhérente à la sécurité militaire, les menaces de sécurité non-militaires sont fortement en augmentation et attestent que la sécurité n’est pas uniquement une question armée. La sécurité durable doit intégrer la dimension militaire et humanitaire pour que soit une réalité la paix des esprits en laquelle Nietzsche fonde la paix véritable.

3. Prolégomènes à une philosophie de la paix chez Nietzsche

Les critiques nietzschéennes contre la sécurité militaire et son corollaire d’insécurité, n’entament en rien le rôle incontournable des forces armées nationales dans la stabilité sociopolitique des États. L’armée est omniprésente dans les missions de sécurisation, de pacification et d’intervention humanitaire.  La plupart des États conservent encore leurs ministères de la sécurité et de la défense avec ses fonctions régaliennes. L’État dans les démocraties contemporaines, occupe le premier rang comme pourvoyeur de défense et de sécurité. Dès lors, pour fonder, au sens d’asseoir, ce que Nietzsche (1995, p. 661) appelle, « la paix véritable » ; c’est-à-dire durable, il faut nécessairement à la sécurité une assise professionnelle, coopérative et psychologique.

3.1. L’assise professionnelle et économique de la sécurité

La lutte contre le terrorisme, la déstabilisation militaire et la grande criminalité se métamorphosent en investissement humanitaire. Toute carence dans la lutte contre l’insécurité militaire, le banditisme, la délinquance et la criminalité finira par hypothéquer la sécurité humaine ou humanitaire.  Une simple menace militaire crée déjà l’incertitude, augmente la perception du risque, sapant de la sorte la confiance des investisseurs. Elle brise également leur volonté de s’engager dans de nouveaux projets, avec à la clé des taux d’investissements insuffisants, une croissance économique nationale plus faible et un taux de chômage plus élevé.

Le chômage accentue la pauvreté et la misère des populations dont le désespoir constitue en Afrique, un facteur de mobilisation pour les mouvements sociaux insurrectionnels aux conséquences déstabilisatrices pour les gouvernements en place. L’insatisfaction générale de la population devant les perspectives d’insertion socioprofessionnelle et socioéconomique fait des frustrés et des mécontents. La frustration et le mécontentement suscitent des plaintes vindictes. Ces plaintes, aux dires de Nietzsche (1981, p. 124), expriment une « intention de faire mal » au pouvoir en place ou de se révolter contre ce dernier. Les plaintes des gouvernés contre leurs gouverneurs, du fait de la faiblesse des offres d’employabilité, constituent des menaces pour la sécurité et la stabilité politico-militaire.

Cependant, affirme Nietzsche (1989, p. 136), « une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité » tant militaire qu’humaine. Le travail, en soi, met les populations travailleuses à l’abri de la dépendance financière. Il leur fournit les moyens de satisfaction des besoins alimentaires et sanitaires. Le travail est essentiel dans le maintien du bien-être sécuritaire de chaque individu. Aussi, en tant qu’activité de dur labeur du matin au soir, le travail éloigne-t-il l’homme des maux que sont le vice, l’ennui et le besoin, favorisant de la sorte une disposition d’esprit sécuritaire. Ce faisant, exercer une activité professionnelle noble « consume une extraordinaire quantité de force nerveuse » (Idem) et colérique. La nervosité porte à agir violemment ; quant au travail, il permet de subvenir à ses besoins vitaux, annule la tension nerveuse et colérique. En cela, une activité professionnelle rémunératrice éloigne de la violence et apparaît comme une source d’épanouissement, de sécurité personnelle et étatique.

Dans une communauté, lorsque les offres d’emploi, la prospérité économique sont à la portée des populations, la criminalité et la délinquance qui sont des menaces de sécurité militaire et humanitaire, deviennent soudainement peu attrayantes. « Les pays économiquement développés connaissent, en général, une vie politique caractérisée par une moins grande violence intérieure (…). Les ressources financières disponibles permettent en effet de mieux satisfaire les revendications les plus pressantes, mais aussi de financer des forces de sécurité à la fois mieux formées et plus dissuasives » (P. Braud, 2004, p. 117). Ces ressources permettent aussi d’équiper mieux les hôpitaux, de créer des emplois et de construire des infrastructures de légitimation du gouvernement en place. Avec une bonne croissance économique nationale, les autorités gouvernantes disposent de moyens financiers accrus pour répondre aux besoins des citoyens, assurer leur bien-être et ainsi apaiser leur frustration et mécontentement. C’est dire que la sécurité est intimement liée à la santé professionnelle et économique de l’État et de ses populations. Par opposition, lorsqu’au plan professionnel et économique l’État et ses citoyens se portent mal, les risques d’insécurité sont élevés. À ce propos, « les pays les plus pauvres de la planète sont également ceux qui font l’expérience d’une grande violence » (P. Braud, 2004, p. 117). Le retard économique est un facteur de mobilisation pour les affrontements intercommunautaires et les émeutes dirigées contre le pouvoir.

Le paupérisme des populations est un mal-être qui amenuise leur espérance en l’existence. Une faible espérance de vie fait sombrer dans le pessimisme qui est, selon M. Heidegger (1971, p. 224), « la ‘‘préforme’’ du nihilisme » dans la philosophie de Nietzsche. Le nihilisme du pessimisme impose le sens de la précarité de la vie et conduit à la banalisation de la vie terrestre. Les pessimistes, sous l’emprise de la désespérance en leurs conditions de vie, méprisent et banalisent l’existence terrestre à travers l’attrait pour les suicides, les immolations, les violences criminelles et politiques, sinon l’insécurité militaire. Cependant, là où il y a l’abondance de biens, l’espérance de vie est élevée, l’optimisme prédomine et les populations sont assurées d’accéder à une qualité de vie qui puisse les faire exister pendant longtemps. Ce qui fait qu’elles se passionnent moins pour la violence protestataire. Dans les États à espérance de vie élevée ou à faible mortalité précoce, il y a « un moindre acharnement belliqueux dans les luttes sociales et politiques ». (P. Braud, 2004, p. 117). Un niveau de vie élevé et un bien-être sont défavorables à l’esprit guerrier dont la violence insécurise les populations et paralyse le bon fonctionnement de l’État.

On peut ainsi s’apercevoir que pour Nietzsche (1989, p. 136), « le travail constitue la meilleure des polices » dans la vie sociale. Quand les citoyens travaillent, ils se portent mieux économiquement, subviennent à leurs besoins primaires, mettent en avant leurs occupations et s’intéressent moins à la violence armée aux conséquences paralysantes pour le travail, le commerce et l’économie. Par ailleurs, pour une paix interétatique durable, Nietzsche pense aussi qu’il faut à la sécurité une assise coopérative et psychologique.

3.2. L’assise coopérative et psychologique de la sécurité et l’entente nietzschéenne de la paix

En raison du caractère transfrontalier des menaces militaires et humanitaires, la sécurité intérieure et extérieure de l’État est à saisir, non plus sous un angle unilatéral, mais multinational ou coopératif. Les nouveaux problèmes de sécurité, à en croire C.-P. David (2013, p. 112), sont des « menaces non militaires à la sécurité ». Ces menaces résultent de conditions sanitaires, alimentaires, économiques et environnementales qui remettent en cause le fonctionnement et la survie de l’État et ses populations. Les épidémies de maladie, la faim, la cherté de la vie, la pauvreté, les inondations et les insalubrités urbaines sont, entre autres, des menaces de sécurité non militaire aux implications directement humanitaires. Elles sont susceptibles de mettre en péril les besoins sécuritaires de santé, de nourriture, de prospérité et de salubrité de l’homme. Cette façon de menacer la vie et la survie des vivants humains et non humains peut provoquer des mouvements sociaux et des violences civiles qui bouleverseront davantage les conditions d’existence des hommes. Ainsi, une menace de la sécurité non militaire peut déboucher sur une menace de la sécurité militaire et vice-versa.

La famine, la malnutrition, la pauvreté, la pénurie d’eau, le réchauffement climatique, le terrorisme, la cybercriminalité, le trafic d’armes et de drogues – sont interdépendants et comportent des risques importants pour la sécurité de l’État. Ces risques ont des implications militaires d’ordre international qui font que la capacité des États à les résoudre seuls s’avère minime. Ils nécessitent une coopération militaro-sécuritaire multilatérale. À juste titre, il convient, comme le souligne Nietzsche (2000, p. 306), d’élaguer et d’affaiblir « le plus possible les instincts politiques particularistes, et il importe, par la constitution de grands corps étatiques équilibrés contractant des garanties réciproques de sécurité, de rendre tout à fait invraisemblable le succès d’une guerre d’agression – et par là même de toute guerre en général ». Parler de la ‘‘constitution de corps étatiques contractant des garanties réciproques de sécurité’’, c’est, à notre sens, évoquer la constitution d’alliances militaires. L’alliance militaire peut se définir comme une « structure politique et militaire dans laquelle des acteurs (surtout des États) se joignent à d’autres acteurs visant des objectifs similaires, pour donner suite à un intérêt commun de sécurité » (C.-P. David, 2013, p. 188) et de paix. Il peut s’agit de coopérer dans l’affrontement d’une menace ou d’un ennemi commun.

Les alliances militaires incluent des garanties de non-agression, de consultation et d’échange de renseignements militaires. Quand ces garanties sont respectées par les gouvernements alliés sans mauvaise foi politique, elles apparaissent comme le creuset d’une alliance de paix. L’alliance de paix, selon E. Kant (2006, p. 90), cherche « à terminer pour toujours toutes les guerres. Cette alliance ne vise pas à acquérir une quelconque puissance politique [et militaire], mais seulement à conserver et à assurer la liberté d’un État pour lui-même et en même temps celle des autres États alliés, sans que pour autant ces États puissent se soumettre (…) à des lois publiques et à leur contrainte ». L’alliance de paix instaure une communauté de sécurité et de paix. Dans celle-ci, les parties alliées veillent à ce que règne entre elles un accord militaire de coopération et d’assistance mutuelle.

Dans ce contexte de lutte contre le terrorisme et de menaces transfrontalières, les alliances militaires, sinon sécuritaires, sont « des garanties réciproques de sécurité » nécessaires pour éloigner le spectre de la suspicion du dilemme de la sécurité qui fait que l’on prête ou ‘‘admet les mauvaises intentions chez les autres’’ (F. Nietzsche, 1995, p. 661). Avec les alliances sécuritaires, les États n’ont plus à se concurrencer militairement ni à se craindre, mais à concentrer leurs efforts sur les menaces communes de sécurité.

Ces alliances sécuritaires, dont parle Nietzsche, riment avec des instincts politiques non-particularistes, mais universalistes, au sens, ici, de multilatéraux. Le multilatéralisme, dans la gestion des menaces de sécurité, implique la collaboration policière et militaire interétatique ; d’où l’expression « sécurité coopérative » de C.-P. David (2013, p. 289). Celle-ci consiste en « l’énoncé de doctrines et de politiques rassurantes, une grande transparence entre forces militaires, l’impossibilité d’entreprendre une attaque-surprise, des limites observables au développement et au déploiement des armes, des mécanismes de consultation facilitant la collecte de données et d’informations sur l’état des armes » et des menaces sécuritaires. Ces mesures de coopération sécuritaire, parce qu’elles exigent la transparence dans les affaires militaires, réduisent mutuellement la peur et la méfiance tout en augmentant la communication et les échanges de renseignements entre les États. La coopération, en matière de sécurité militaire et policière, repose alors sur la confiance et non la suspicion, « la consultation et non la confrontation politique, le réconfort et non la dissuasion, la transparence plutôt que le secret [militaire], la prévention davantage que la guérison, le multilatéralisme et non l’unilatéralisme » (C.-P. David, 2013, p. 289). Elle insiste sur une gestion commune ou un affrontement collectif des problèmes de sécurité tant humanitaires que militaires.

L’épidémie d’Ébola, qui a endeuillé certains États de l’Afrique de l’Ouest entre 2013 et 2014 (le Libéria, la Guinée et la Serra Leone), était un problème d’insécurité humanitaire, d’origine sanitaire. Mais, sans une mobilisation multilatérale, elle aurait pu être une menace sous régionale, continentale et même mondiale. Les déplacements des peuples d’un pays à un autre étaient susceptibles de faciliter la transmission et la prolifération du virus à cause des contacts interhumains. Et ce fait a contraint, prioritairement, les autres États à s’impliquer dans la gestion militaro-humanitaire de cette épidémie. L’armée, actrice de sécurité militaire, a été mobilisée pour intensifier les contrôles au niveau des frontières, dans un but préventif et même curatif. Les médecins et les infirmiers militaires ont été sollicités à intervenir pour apporter l’assistance humanitaire, c’est-à-dire pour alléger les souffrances humaines, en soignant les victimes de cette fièvre hémorragique.

Cette analyse montre bien que la sécurité militaire et celle humanitaire sont deux types de sécurité intimement liés. La compassion humanitaire motive les nouvelles interventions militaires sécuritaires et pacificatrices. Lorsqu’un État est coupable d’insécurité, la sécurité humanitaire « justifie le droit d’ingérence de la communauté internationale » (Idem, p. 61) pour apporter l’aide humanitaire et sauver les vies menacées. La souveraineté nationale de l’État a été conçue pour protéger les citoyens, et non l’inverse. Chaque fois que l’inverse se produit, la responsabilité de protéger les populations exige l’intervention humanitaire. Celle-ci « implique l’usage de la force et d’autres moyens coercitifs pour faire cesser les manquements massifs et violents au droit humanitaire » (C.-P. David, 2013, p. 398) ou à la vie. L’ingérence militaro-humanitaire se centre sur les besoins humains des victimes, le recouvrement de la sécurité physique, de l’intégrité psychologique et du bien-être socio-économique, bref, la sécurité humanitaire.

Les dons de produits pharmaceutiques permettent aux populations d’être à l’abri des risques d’épidémie et ainsi de recouvrer la sécurité sanitaire, ceux en vivres protègent contre la famine et assurent la sécurité alimentaire. Mises à l’abri de ces menaces non-militaires par les forces humanitaires, les populations recouvrent la sécurité humanitaire et se détourneront de la criminalité et de la violence armée. Il est alors difficile de dissocier la sécurité humanitaire de la sécurité militaire dans la quête de la paix durable. Autrement exprimé, il faut une gestion coopérative des problèmes de sécurité armée et humaine. C’est ainsi que la fondation psychologique de la paix que veut Nietzsche sera une réalité.

La sécurité coopérative repose enfin, chez Nietzsche (1995, p. 661), non sur la méfiance, mais sur la « confiance en soi et dans le voisin ». La meilleure politique de sécurité et de paix consiste à diminuer les craintes suscitées par le dilemme de la sécurité en augmentant la confiance. La confiance est le garant de la sécurité et la paix positive. C’est pourquoi, Kant (2006, p. 80) soutient qu’« il faut bien que quelque confiance dans la manière de penser l’ennemi subsiste au cœur même de la guerre, sinon aucune paix ne pourrait être conclue ». Avec une assurance mutuelle de bonnes intentions de sécurité, la disposition d’esprit est sécuritaire et pacifique. Alors, les États sont disposés à coopérer militairement. Dans la coopération, les États collaborent, se consultent, échangent les informations de menaces sécuritaires, de guerre et se rassurent mutuellement sur leurs armes, et leur volonté de faire la paix.

La coopérative sécuritaire offre ainsi le cadre idéal pour parvenir à ce que Nietzsche (1995, p. 661)appelle « la paix véritable [et] qui doit toujours reposer sur une disposition d’esprit paisible », c’est-à-dire sur la paix des esprits. La paix n’est pas seulement extérieure. Elle est aussi intérieure et dépend de l’assise psychique. Avec une disposition, c’est-à-dire un état  d’esprit confiant et paisible, l’individu est délivré des émotions négatives (peur, méfiance, suspicion) et des « forces de  mort (ressentiment, haine, vengeance) » (M. Onfray, 2006, p. 142). Du coup, il entretient dedans, avec lui-même, un rapport non violent qu’il peut en manifester envers les autres. C’est une telle disposition d’esprit non violent, qui rend possible la paix interne, que la paix externe est possible. Celle-ci se manifeste à travers des relations interhumaines, intercommunautaires et interétatiques amicales et paisibles, rendant ainsi impossible la survenue de tout conflit armé.

Conclusion

« Critique de la sécurité militaire à la lumière du philosopher nietzschéen », tel a été le sujet de cet article. La sécurité militaire repose fondamentalement sur la course aux matériels militaires. Cette course est perçue comme le moyen d’assurer la sécurité intérieure et extérieure des États. Mais, à la vérité, avec Nietzsche, nous observons le contraire. La course aux armements, pour s’assurer de la sécurité, débouche sur un climat de peur, de crainte haineuse, de méfiance et suspicion. Dans ce climat nihiliste, la sécurité obtenue par les uns est source d’insécurité pour les autres ; d’où l’instauration du dilemme de la sécurité, duquel découle, la sécurité négative ou ‘‘trop humaine’’.

Toutefois, il n’est pas question de rejeter catégoriquement la sécurité militaire. L’armée, actrice majeur de la sécurité militaire, demeure incontournable dans la quête de la sécurité pour contraindre les ennemis et les fauteurs de troubles à se ranger ainsi que pour les besoins d’interventions sécuritaires et humanitaires. L’interdépendance des menaces militaires et non-militaires justifie également cette importance des acteurs de la sécurité militaire dans la recherche de la paix dans nos États. Lesnouveaux ennemis de la sécurité, à savoir les privations économiques, les carences environnementales, alimentaires, les lacunes des systèmes sanitaires, bref, tout ce qui provoque l’insécurité humaine, constituent des menaces aux enjeux de sécurité humanitaire.

Pour les conjurer et recouvrer la sécurité, il faut prendre en compte le besoin de sécurité à la fois militaire et humanitaire. En vérité, la sécurité véritable ou du moins durable, se fonde sur le travail des populations, la santé économique de l’État et la coopération sécuritaire multilatérale dans la gestion des problèmes de sécurité militaire et non-militaire. C’est dans une telle synergie d’actions de sécurité que la « disposition d’esprit paisible », socle de la paix positive, selon Nietzsche, deviendra une réalité.

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L’INTERCULTURALITÉ À L’ÉPREUVE DE L’INDÉTERMINATION DE LA TRADUCTION CHEZ QUINE : IMPASSE ET PERSPECTIVE

KONAN Amani Angèle Épse GROGUHE

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

amaniangele19@gmail.com

Résumé :

Repenser nos catégories culturelles et reconnaître les sources multiples de nos identités invitant à oublier les différences pour n’accorder d’importance qu’à la capacité qu’ont les peuples pour évoluer par interaction mutuelle. Cette capacité est particulièrement communicationnelle et prend en compte la capacité d’écoute, d’empathie et d’hospitalité qui garantissent le succès du dialogue. Le raisonnement se fait en termes d’échange fondé sur l’égalité entre toutes les cultures. Ce que défend Quine dans sa philosophie anthropologique qui peut servir d’opérateur épistémologique pour justifier un dialogue l’interculturel. Cette réflexion se propose de dépeindre au-delà des particularités langagières, l’importance de la langue de l’autre dans l’interculturalité en mettant l’accent sur la nécessité du plurilinguisme.

Mots clés : Charité, communication, culture, dialogue,interculturalité, langage, linguiste, traduction.

Abstract:

To reconsider our cultural categories and to recognize the multiple sources of our identities inviting to forget the differences to attach significance only to the capacity which has the people to evolve by mutual interaction. This capacity is particularly communication. It is necessary to take into account the capacity of listening, empathy and hospitality which guarantee the success of the dialogue. The reasoning is done in terms of exchange based on the equality between all the cultures. What defends Quine in its anthropological philosophy which can be used as epistemological operator to justify a dialogue the intercultural one. This reflection proposes to depict beyond the linguistic characteristics, the importance of the language of the other in the interculturality by focussing on the need for the plurilingualism.

Keywords : Charity, communication, culture, dialogues, interculturalité, language, linguist, translation.

Introduction

Dans le contexte de la mondialisation, qui est en même temps celui des migrations, les défis de la préservation des identités culturelles et de la promotion du dialogue interculturel revêtent une importance. La mondialisation tend à standardiser et à homogénéiser les cultures avec la menace des modèles occidentaux véhiculés par la technologie. La prise en charge de la diversité ethnoculturelle représente un énorme défi pour les pays notamment les pays africains. Il convient de rechercher un modèle de gestion de la diversité culturelle pour une intégration, en occurrence l’interculturalité qui est un moyen pour garantir une meilleure prise en compte des rapports que les cultures entretiennent entre elles.

En effet, dans un monde caractérisé par la diversité culturelle, l’interculturalisme peut être appréhendé comme un pluralisme intégrateur basé sur la quête d’équilibres en vue de mettre l’accent sur l’assimilation de la langue de l’autre et son intégration dans le respect de la diversité. Cet assimilation, Quine la décrit dans ses livres à travers le projet de traduction d’une langue étrangère. Celui-ci, dans Le mot et la chose, imagine un linguiste de terrain qui doit traduire pour comprendre voire assimiler un langage complètement inconnu d’un autre peuple sans aucun intermédiaire : « La traduction qui est pertinente pour notre projet d’élucider la nature de la signification, c’est la traduction radicale, c’est-à-dire la traduction d’un peuple resté jusqu’ici sans contact avec notre civilisation » (W. V. O. Quine, 1977, p. 59-60). Les deux langues sont éloignées culturellement. Le travail du linguiste consiste à élaborer un manuel de traduction de la langue de l’autre. La traduction d’une langue dans l’autre est le moyen pour faciliter la communication entre eux. On dépasse la vision close et figée de la culture pour envisager sa dimension ouverte. Il faut donc raisonner en termes d’échange fondés sur l’égalité entre toutes les cultures du monde. Cependant, sa théorie débouche sur une intraductibilité des langues or il faut une communication entre les peuples non seulement pour s’enrichir, mais aussi pour éviter les conflits en préservant la paix sociale. D’où la question suivante : comment résoudre le problème du dialogue interculturel au-delà d’une théorie qui ne le permet pas, ou qui en est un obstacle ?

Nous entendons montrer qu’au-delà de l’impasse suscité par la théorie de l’indétermination de Quine, il y a la nécessité de permettre la communication entre les peuples de cultures différentes. Pour atteindre cet objectif notre démarche s’appuie sur la méthode historico-analytique. Par le biais de cette méthode, la réponse à cette interrogation permet de rendre claires nos hypothèses. Celles-ci vont de pair avec les points de réflexions qui s’articulent comme suit : la théorie de l’indétermination de la traduction chez Quine et la nécessité du dialogue interculturel.

1. La théorie de l’indétermination de la traduction chez Quine

Pour garantir la vitalité des langues du monde, il convient de trouver un moyen en vue de permettre le dialogue interculturel.  Cet outil, c’est la traduction des langues en contact l’une avec l’autre. La traduction est le pont nécessaire entre les fossés linguistiques. Cependant dans la philosophie de Quine, la traduction est un obstacle ce qui rend difficile l’assimilation de la langue de l’autre et entrave le dialogue interculturel suscitant des crises dues au choc des cultures.

1.1. La traduction de la langue de l’autre

Au paravent, les cultures non occidentales n’étaient connues que par le biais des livres c’est-à-dire le récit des explorateurs et anthropologues etc. De nos jours, le tourisme est accessible à un grand nombre de personnes. Aussi avec les masses médiates, notamment la télévision et l’internet, l’on a accès à un flot d’image. La question ne se situe plus au niveau de la connaissance des cultures mais elle se situe au niveau de l’interprétation. En ce sens que naturellement une personne qui n’est jamais sorti de son milieu trouve bizarre tout ce qui se heurte à ses habitudes. Témoigne J. P. Warnier (2017, p.11) : « En se déplaçant d’une société à l’autre, chacun peut faire l’expérience du dépaysement culturel, de la perte des codes et des difficultés plus ou moins grandes à interagir aisément avec autrui ». Des interdictions dans certaines cultures sont permises dans d’autres cultures. Ce qui peut choquer l’étranger qui arrive dans cette culture. Cette attitude de jugement peut être teinté de crainte ou de mépris facilement.

On constate que la culture couvre un champ extrêmement vaste. Elle inclut la langue qui est le substrat vivifiant de l’humanité. Les langues sont le moyen de communication de nos expériences, de nos environnement intellectuels et culturels de nos modes de rencontres avec d’autres groupes humains et de nos codes sociaux. Les langues sont non seulement un moyen de communication mais aussi l’outil de nos expériences culturelles voire les vecteurs de notre identité et de nos conceptions du monde. La plupart des langues sont spécifiques à une culture. Ainsi, la transmission de la culture se fait à travers le langage. Le langage est un outil de socialisation. Autrement, son apprentissage et la socialisation vont de pair. C’est pourquoi S. Laugier- Rabaté (1992, p. 62) affirme ceci : « apprendre un mot, c’est certes apprendre à l’utiliser, mais c’est surtout intégrer un ensemble de normes sociales inhérentes à toute procédure d’apprentissage ». Dès lors, toute l’attention doit être portée sur l’autre qui venant à ma rencontre, possède une langue autre que la mienne. La première étrangeté qui identifie l’autre est sa langue. La barrière d’une langue incompréhensible ferme la porte à une perception correcte de la culture des autres. La langue est l’élément essentiel de la culture. Elle enveloppe le champ culturel en ses composantes matérielles, artistiques, idéologiques etc.

La notion de culture doit être prise dans son sens anthropologique qui désigne les modes de vie d’un groupe social en ses manières d’agir et de penser. Il est clair que les nations, les cultures, les langues particulières prises en elles-mêmes sans celles des autres peuples sont limitées voire closes. Cependant ces limites singulières ne sont franchies que par l’ouverture à l’autre car la langue elle-même est en son essence ouverture. Autrement dit, elle est relation. La langue de l’autre avec qui je suis nécessairement en relation m’est indispensable à partir du moment où je souhaite communiquer avec lui.  Pour toute personne aujourd’hui, la connaissance et même la maîtrise de plusieurs langues reste vitale. À travers les voyages, les échanges commerciaux le tourisme, les congrès scientifiques se multiplient les occasions de contact, les relations entre les différentes cultures ne cessent de se développer. Pour faciliter le dialogue entre les différentes cultures qui se rencontrent, la traduction devient un pont nécessaire au-delà des nombreux fossés entre les différentes langues. Traduire, c’est rendre l’étranger familier. C’est permettre une communication aisée et donc rendre possible l’échange et la compréhension avec les étrangers linguistiques.

Quine dans sa philosophie assigne au linguiste la tâche de traduire une langue étrangère dans le cadre de rencontre culturelle. L’outil de traduction est l’observation du comportement verbal : « dans l’entretemps, ce que nous avons devant nous, c’est tout l’appareil du comportement verbal tel qu’el, et ses corrélations actuellement observables avec la stimulation » (W. V. O. Quine, 1977, p. 59). C’est à partir du comportement de l’indigène repéré que le linguiste parvient à la traduction. L’objectif visé par le linguiste est de trouver les significations aux mots de son interlocuteur qu’il vient de rencontrer. Ce que rappelle I. Delpla (2001, p. 31) : « Un linguiste de terrain cherche à comprendre la langue d’une tribu inconnue sans liens culturels ou historiques préétablis, sans interprète ni dictionnaire, donc sans données préalables sur la langue ». Cette technique est nommée traduction radicale en vue de parler de la signification. Car il n’y a pas d’intermédiaire pour aider à la traduction.  Par elle, le linguiste traducteur établit un équivalent des expressions de l’autre personne rencontrée dans sa propre langue.

La traduction débute par les faits quotidiens qui sont visibles. Le fait quotidien choisi par Quine est la partie de chasse. Lors de cette partie, il surgit un lapin de la brousse et à la vue de ce lapin, l’indigène dit Gavagaï que le linguiste doit traduire. Cette expérience de pensée de traduction radicale est au centre de la théorie de la signification. La situation que Quine nous donne d’examiner est celle d’un linguiste qui fait un travail de traduction radicale. Le linguiste recherche la synonymie entre ses expressions et les expressions du peuple rencontré, pense M. Olivier (2015, p. 132) : « il est pourtant bien nécessaire de cerner la notion de synonymie pour pouvoir traduire un texte d’une langue dans une autre ». Pour ce faire, le traducteur établit des tables de correspondance provisoirement : 

Il découpe les élocutions qu’il entend en parties récurrentes suffisamment courtes, et dresse de la sorte une liste de « mots ” indigènes. Alors de façon conjecturale, il met en concordance certains d’entre eux avec des mots et des bouts de phrases de sa propre langue de manière à se conformer aux résultats acquis.

Il va par la suite confronté à l’assentiment et au dissentiment de son interlocuteur avant d’opérer son choix dans la liste de correspondance qui sont en quelque sorte des hypothèses :

Supposons alors que le linguiste ait pris une décision sur ce qu’il va considérer comme un signe indigène d’assentiment ou de dissentiment. Il est alors en état d’accumuler des justifications inductives à l’appui de la traduction de “Gavagai” par la phrase “lapin”. La loi générale, pour laquelle il rassemblera des exemples, est, en gros, que l’indigène approuve “Gavagai” précisément lorsque cette élocution suit immédiatement les stimulations après lesquelles, si on nous interrogeait, nous donnerions notre assentiment à la phrase “lapin”, et de façon correspondante notre dissentiment (W. V. O. Quine, 1977, p. 62).

Cet acte consiste à rechercher la confirmation ou l’infirmation de sa proposition. Cependant, il se pose un problème en ce sens que le linguiste de Quine, en opérant son choix dans la liste des hypothèses qu’il s’est lui-même donnée, projette des significations sur les énoncés de son interlocuteur à partir de la connaissance de sa propre langue. Car il y a une impossibilité de restituer exactement les expressions de l’indigène dans celle du linguiste : « s’agissant du langage ordinaire, les choses ne sont pas simples. On trouve en effet dans les langues vernaculaires de nombreuses expressions idiomatiques qui n’ont aucun équivalent exact dans les autres systèmes linguistiques » (A. Gallemard, 2013, p.128). Le linguiste force en quelque sorte les énoncés de son interlocuteur à se conformer à sa compréhension de la langue. Dès lors, plusieurs personnes peuvent faire la même chose et nous aurons autant de traduction que de linguistes traducteurs.

C’est cette situation que Quine caractérise par la théorie de l’indétermination de la traduction : « la thèse est alors la suivante : des manuels pour traduire une langue dans une autre peuvent être élaborées selon des principes divergents, tous compatibles avec la totalité des dispositions à parler et cependant incompatible entre eux. Dans un nombre incalculable d’endroits, ces manuels divergeront » (W. V. O. Quine, 1977, p. 58).  Selon cette théorie, plusieurs peuvent se rendre dans cette communauté et traduire le même de cette communauté différemment. Dans cette situation, il se trouve qu’après avoir établi les possibilités de traduction d’un mot, le linguiste fait un choix parmi les correspondances possibles. Le choix étant opéré par le linguiste   celui- ci influence la traduction par sa culture, sa langue et ses croyances. Quine accuse le fait qu’il n’y a pas de “fact of the matter” (faits décisifs)

En effet, les multiples traductions possibles d’un langage étranger ne sont toutes que des tentatives illusoires de rendre la signification de la langue de l’autre possible. Autrement dit, des traducteurs radicaux qui travaillent de façon indépendant sur une langue inconnue aboutiront à des manuels différents. La liberté est laissée à chacun de traduire une langue étrangère d’une manière ou d’une autre sans qu’aucun fait décisif puisse permettre de trancher en faveur de l’une ou de l’autre traduction. Car ces traductions sont totalement arbitraires et la traduction se fait selon une certaine orientation qui peut être différente l’une de l’autre. Traduire, c’est vouloir s’ouvrir à l’autre ; permettre à l’autre de s’ouvrir à soi. Il s’agit de permettre la communication et surtout la rendre aisée. En d’autres termes, c’est rendre possible l’échange et la compréhension avec l’étranger linguiste. En réalité, le linguiste ne réussit pas la traduction mais, met simplement en correspondance des comportements linguistiques et des situations. Cette impossibilité de traduction est un facteur de crises liées à la culture.

1.2. Culture et crises

La culture est tout ce par quoi l’homme parle en même temps de son être, sa pensée sa foi ainsi que son espérance. L’homme imprime ce vécu dans des éléments qui le caractérisent et qui forment son identité. La culture par conséquent est ce qui forge l’âme, le caractère, la personnalité et l’identité des peuples. Elle représente pour P. A. N’Dah (2003, p. 134) « la source de son inspiration pour la créativité et l’inventivité, autrement dit sa vision du monde, sa relation avec la vie ». Il en ressort que la culture est la manifestation de la subjectivité et la réalité de l’homme. Dès lors, elle constitue la sève vivifiante de tout devenir historique de tout peuple au monde. Le sens d’appartenance culturelle est une réalité indéniable à tout homme. La culture est en d’autres termes le propre de toute société. C’est le mode de vie d’une société qui est en quelque sorte la moelle épinière de toute société voire sa référence. Autrement dit, c’est le moyen par lequel chaque peuple s’adapte à son environnement : 

Les hommes ont inventé des cultures différentes en fonction de leurs préoccupations conjoncturelles, de leur subjectivité, de leurs goûts et de leurs tempéraments respectifs qui sont par essence, insuperposables. Les cultures humaines sont donc soumises au principe de la relativité et du pluralisme. Et comprendre une culture, c’est trouver le motif prédominant qui l’a fait naître et a pu lui permettre de se développer efficacement. (W. E. Mbumua, 1974, p. 7)

Étant donné que chaque peuple a sa manière d’être, d’appréhender la réalité, on parle alors de diversités culturelles. Le brassage culturel au cours de la marche humaine s’est traduit par des formes et des pratiques culturelles diverses qui ont pu être aussi bien les emprunts et les échanges que l’imposition de valeurs culturelles par les guerres, les conquêtes ou la colonisation. Le projet culturel de l’Europe impérialiste était d’apporter la civilisation à l’ensemble du monde. Ce projet est basé sur les lumières de la rationalité qu’il fallait apporter à des peuples enfoncés dans les ténèbres de l’irrationalité, en ce sens qu’elle s’est considérée comme le centre de l’histoire de l’humanité.

Quand deux cultures entrent en contact, il y a des échanges entre elles. Ces échanges ne sont jamais équilibrés. Les conflits procèdent de la confrontation entre cultures : « Dans ce monde nouveau, les conflits les plus étendus, les plus importants et les plus dangereux n’auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes définis selon les critères économiques, mais entre peuples appartenant à différentes entités culturelles » (S. P. Huntington, 2000 p. 23).  En effet, par la diversité mal comprise, la culture qui en principe devrait permettre de réaliser la solidarité sociale, provoque l’incompréhension. À travers le mouvement dynamique de leur diversité, les cultures arrivent à se montrer incompréhensives les unes aux autres. En suivant la logique morale qui fonde cette exploitation des différences, on aboutit à l’idée d’humanité et de la dignité humaine qui cesse aux portes de la culture dont la promotion passe par la domination et l’infériorisation des autres cultures. C’est ainsi qu’on voit la caractéristique essentielle des relations entre les cultures :

De tous temps, l’intolérance des différences culturelles entre les peuples n’est-elle pas à l’origine de la conflictualité, de la belligérance et des guerres ? Les conflits de valeurs et les conflits d’intérêt n’ont- ils pas été l’une des causes les plus permanentes de la guerre au cours des époques précédentes, depuis les anciennes guerres classiques et tribales jusqu’aux plus récentes guerres impériales et mondiales ?  (S. Lanciné, 2007, p. 317).

Pendant que tous les hommes font l’expérience des mêmes traits fondamentaux de la culture voire de l’universalité de la dignité humaine, on refuse à d’autres hommes la capacité de posséder la culture. Car certains limitent à eux seuls la qualité d’homme. L. Sylla témoigne (2007, pp. 323-324) : « les génocides, les purifications ethniques et autres intégrismes politico- religieux ne sont-ils pas les effets du “choc” entre les cultures ? C’est reconnaître le poids des facteurs culturels dans les conflits actuels ». Les pays occidentaux se sont mis d’accord en vue de conquérir, coloniser et influencer chacun des autres peuples dits non civilisés. Ils étaient convaincus que l’histoire humaine suivant un parcours de progrès qui va de la sauvagerie à la civilisation. Surtout, ils pensaient qu’ils étaient à un moment avancé de ce mouvement. Cette civilisation comprenant la langue, le vêtement la religion etc. L’ampleur de la domination occidentale est source de ressentiment et d’hostilité des non occidentaux à son égard. En d’autres termes, les crises s’enracinent en général dans les différences culturelles. C’est la culture qui est généralement la source des conflits. Ces conflits sont dus à une perception déformée de l’autre : « qu’il s’agisse des guerres de religions, de la lutte des classes, du racisme ou de la fracture sociale dans les banlieues, il y a toujours à l’origine des préjugés culturels, produits de l’ignorance volontaire ou involontaire » (M. Malherbe, 2000, p. 171). C’est le cas des idéologies totalitaires qui permettent la mise en place de systèmes qui n’admettent pas la diversité de la nature humaine.

Ce point de vue monocivilisationnel a perdu sa pertinence dans un monde multicivilisationnel. Aujourd’hui, les échanges sont fondés sur l’égalité entre les cultures du monde. Les processus de mondialisations favorisent des rencontres, des échanges et des emprunts culturels ce qui peut faciliter le dialogue interculturel. La communication est une forme principale de la vie sociale qui participe à l’expression d’une certaine identité culturelle et facilité l’intégration dans la communauté.

2. La nécessité du dialogue interculturel

Le contact des différents peuples qui ont jalonné la longue marche de l’humanité pose la question de la gestion de la diversité et de sa prise en charge dans l’édification d’une société de paix et d’harmonie. Pour résoudre l’impasse que suscite la théorie d’indétermination de Quine, nous avons recours au principe de charité proposé par celui-ci dans le cadre de la traduction pour faciliter le contact entre différentes cultures en vue d’une cohabitation pacifique.

2.1. Le dialogue interculturel

La diversité humaine mal comprise des cultures peut être une des sources des crises entre cultures. La tolérance des différentesculturelles constitue le fondement anthropologique du dialogue interculturel entre nations et à l’intérieur des nations. Il convient de mettre en évidence le lien solidaire entre l’unité et la diversité des cultures ; entre l’universel et le particulier.

Le dialogue interculturel est le fait de permettre la communication entre des personnes qui appartiennent à des langues et des cultures différentes. C’est cette possibilité de communication entre cultures différentes que Quine propose dans ces écrits à travers la rencontre entre un linguiste et un peuple inconnu. La communication nécessite que le linguiste traduise la langue du peuple rencontré : « la récupération du langage actuel d’un homme à partir de ses réponses actuellement observées est la tâche du linguiste qui, sans pouvoir être aidé par un interprète, entreprend de pénétrer et de traduire un langage jusqu’alors inconnu » (W. V. O. Quine, 1977, p. 59-60) Cette rencontre favorisé par Quine, permet la prise en compte des rapports que les cultures entretiennent entre elle.

Le dialogue interculturel a un fondement au plus haut point philosophique, en ce sens qu’il signifie que l’identité culturelle radicale est un isolement mortel pour les peuples et les individus. Ce qui veut dire qu’être soi-même n’a pas de sens. Autrement dit, l’identité n’a de contenu substantiel, n’a de sens que grâce à l’altérité :

La dialectique tient en ce que l’Autre est comme nous et en même temps différent de nous. Nous avons toujours besoin d’un Autre pour affirmer notre existence. C’est toujours le contact, l’échange et le conflit qui nous aident à nous connaître et à reconnaître les autres. Une communauté isolée, comme un individu isolé, n’a pas besoin d’identité et n’a rien à dire d’elle -même ». (L. T. Ngo, 2004, p. 81).

L’identité culturelle radicale conduit inévitablement au racisme. Le dialogue interculturel permet aux uns et aux autres de comprendre les différences culturelles en terme d’unité plurielle de notre condition humaine. Cela ne veut pas dire que les différences culturelles n’ont aucune consistance. Témoignant de cette attente dans la différence, J. P. Warnier dit ceci (2017, p. 13) : « Le politique émerge quand on renonce à recourir d’emblée à la violence et qu’on se met à parler et à agir pour faire émerger des compromis permettant de vivre ensemble en dépit des désaccords ». Bien au contraire, elles ont une importance car elles portent un enrichissement mutuel. À travers le dialogue interculturel, les peuples apprennent à gérer la diversité culturelle dans la double dynamique des différences et du droit aux ressemblances. Il renvoie donc au meilleur vivre ensemble des peuples culturellement différents. Toute culture est l’expression de la rationalité d’un peuple. Il faut parvenir à construire un vivre ensemble qui permette de cohabiter dans les multiples différences. Apprendre à vivre ensemble, revient à acquérir une meilleure connaissance de sa propre culture et de celle des autres de manière à reconnaître les différences culturelles et à les accepter.

Dans le contexte actuel de la mondialisation où les nations sont ouvertes les unes aux autres, l’interdépendance humaine devient une réalité indéniable. C’est à partir de ce fait que s’élaborent et sont promus les politiques de cohésion sociale, de solidarité et d’intégration sous régionale et régionale. Pour concrétiser ce projet de cohésion sociale, l’éducation ainsi que l’initiation des jeunes aux vertus de l’intégration et du vivre ensemble sont préférés. Il est mis en perspective que la nécessité voire la volonté de vivre ensemble passent par une ouverture à l’autre par une acceptation de la différence. C’est pourquoi Quine critique l’idée de prélogicité. Cette thèse de prélogicité stipule que certains peuples n’auraient aucune logique ou une logique différente de celle des occidentaux. Pour Quine, il y a certes une diversité des chemins de l’activité logique mais il admet l’unité du logique.

Dès lors, la reconnaissance de l’autre est la condition de l’échange avec lui. Au-delà de nos différences, au-delà de la différence entre l’universel et le relatif, il y a l’humain qui lui est partout le même et aspire à la dignité inhérente à toute personne humaine. Au regard de l’ensemble, les différences culturelles sont des opportunités et non des menaces qu’il convient de saisir. La traduction est le pont nécessaire entre les fossés linguistiques. La traduction joue un rôle important dans la promotion de la diversité culturelle et de la nécessité du dialogue interculturel. Cependant dans la philosophie de Quine, la traduction est un obstacle. Il faut alors sortir de cette impasse vue la nécessité du dialogue interculturel. Nous pouvons pour ce faire évoquer une autre théorie de Quine à savoir le principe de charité. En somme, le langage est certes unique, mais ses termes sont locaux. Pour Quine, les énoncés sont intraduisibles d’une langue à l’autre voire d’un système culturel à un autre engendrant des crises. Par conséquent, c’est notre capacité d’empathie qui détermine le dialogue interculturel.

2.2. La charité comme perspective du dialogue interculturel chez Quine

À partir de son idée de traduction radicale, Quine donne une charge à son linguiste d’établir en quelque sorte le dictionnaire bilingue des peuples d’une langue étrangère. La particularité de ce projet réside dans le fait que le linguiste n’a aucune information préalable en ce qui concerne le mode de vie surtout la langue de ce peuple sans un interprète : « La récupération du langage actuel d’un homme à partir de ses réponses actuellement observées est à la tâche du linguiste qui, sans pouvoir être aidé par un interprète, entend de pénétrer et de traduire un langage jusqu’alors inconnu » (W. V. O. Quine, 1977, p.59-60). Cette rencontre entre le linguiste et son interlocuteur montre l’expérience que vivent les anthropologues. Ils vont au contact de peuples et de cultures sans aucun moyen pour comprendre dans un premier temps leurs langues. La difficulté est accentuée par le fait que les langues sont issues de cultures éloignées c’est ce que souligne W. V. O. Quine (1977, p. 60) : « La traduction qui est pertinente pour notre projet d’élucider la nature de la signification, c’est la traduction radicale, c’est-à-dire la traduction de la langue d’un peuple resté jusqu’ici sans contact avec notre civilisation ». Malgré cette différence linguistique qui normalement devrait creuser un fossé entre les peuples, nous remarquons le désir de se rapprocher de l’autre de le connaître à travers sa langue. Il convient de saisir la langue comme vecteur de conciliation, puisqu’elle rassemble les hommes. Ce rassemblement qui constitue un appel à l’unité, sort chaque peuple de son univers clos. La rencontre et la réception de l’autre est un enrichissement interculturel. Il faut préserver la diversité linguistique comme une des conditions de la diversité culturelle et promouvoir la traduction en vue d’encourager le dialogue interculturel.

Quine énonce des normes dans le cadre du choc des cultures qu’il décrit à travers le principe de charité : « Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Nous déchiffrons l’esprit de notre auditeur selon ce qui fut baptisé par Neil Wilson le “principe de charité”. Notre impression d’avoir été bien compris est exagérée tout simplement parce que nous manquons de points de contrôle indiquant le contraire » (W. V. O. Quine, 1992, p. 39). Il ajoute par la suite : « Et pour ne pas tomber dans le dogmatisme, quels critères de recharge pourrions-nous préférer ? Une traduction malicieuse peut rendre les locutions indigènes aussi étranges que l’on veut. Une meilleure traduction leur imposera notre logique » (W. V. O. Quine, 1977, p. 99). Une traduction est jugée sur sa manière de rendre la logique de la langue de l’autre. Étant donné que la logique est le propre de l’homme, même si nous avons l’impression au vue de la croyance de l’autre que celle-ci est étrange, Quine recommande au traducteur linguiste de se baser sur la logique de sa langue.

Quine privilégie le behaviorisme qui consiste à se baser sur les énoncés d’observations dans le cadre de la traduction car pour lui c’est le moyen de mettre au même niveau d’information le linguiste traducteur et son interlocuteur qui se rencontrent comme il le dit :

Une autre exigence est l’intersubjectivité : contrairement à l’expression d’un sentiment, l’énoncé doit provoquer un même verdict chez tous les témoins linguistiquement compétents de la situation. J’appelle ces énoncés “énoncés d’observation”. (…) Succinctement dit, un énoncé d’observation est donc un énoncé occasionnel sur lequel les locuteurs de la langue peuvent s’accorder sur-le-champ au vu de la situation. (W. V. O. Quine, 1993, p. 23).

Mais, malgré ce principe, la traduction ne peut se faire véritablement car, celle-ci se fait à partir de la culture de l’un et de l’autre. Or, la culture est particulière liée à un mode de vie d’un peuple, voilà pourquoi dans le contact des cultures, il faut aller au-delà du behaviorisme et opter pour la charité.

En effet, c’est à cause de cette différence de croyance que certains peuples ont cru leur culture supérieure à d’autres peuples. Dans le respect et l’acceptation de l’autre, il est important non seulement de le considérer comme notre égale en matières des us et coutumes mais aussi de l’enrichissement qu’il nous apporte. Car la différence culturelle, au lieu d’être un danger ou une infériorité, est un enrichissement et nous conduit au respect de l’autre. Dans ce cas le dialogue interculturel est possible.

Dans sa curiosité, le linguiste traducteur de Quine, cherche à connaître la langue de l’autre et non à la mépriser en vue de lui imposer la sienne. Cet exercice est la preuve du dialogue interculturel. L’attitude du linguiste au-delà du fait qu’il ne peut pénétrer la pensée de son interlocuteur pour traduire exactement ce qu’il dit, ne le conduit pas au mépris mais au respect. Dans ce cas, le principe de charité énoncé par Quine, est un moyen de faciliter et permettre le vivre ensemble dans le respect mutuel. Car il permet de porter une réflexion sur le rapport à l’étranger en invitant à l’ouverture. C’est ce qu’exige Quine. Même si le choix de la traduction après les hypothèses, part de sa langue voire de sa culture, cela ne veut pas dire que l’autre langue en face n’est pas bonne ou correcte. Mais c’est parce qu’elle est a priori bonne et égale à la sienne qu’il se permet de substituer sa croyance à celle de son interlocuteur dans les cas où sa croyance lui parait illogique : « Et pour ne pas tomber dans le dogmatisme, quels critères de recharge pourrions-nous préférer ? Une traduction malicieuse peut rendre les locutions indigènes aussi étranges que l’on veut. Une meilleure traduction leur imposera notre logique » (W. V. O. Quine, 1977, p. 99). Autrement dit, Quine demande de remettre la croyance de l’autre dans le bon ordre à partir de notre logique. Car celle-ci c’est-à-dire la logique est universelle. Quine s’attaque à cette vision discriminatoire qui méprise d’autres cultures au travers de leur croyance en considérant que la croyance des peuples dits non civilisés n’est pas logique.

Le respect de l’autre n’est possible que par l’empathie qui permet au linguiste de se mettre à la place de l’autre : « L’empathie domine l’apprentissage du langage, (…) Dans l’autre cas le linguiste sur la base des paroles et de l’orientation de l’indigène, et à nouveau quand il lui soumet “Gavagaï” pour approbation dans une situation ultérieure prometteuse. Nous avons tous un don troublant pour saisir par empathie la situation perceptive des autres, des autres ». (W. V. O. Quine, 1993, p.72). L’empathie est un guide pour orienter la traduction en vue de sauver les évidences empiriques.

La charité dont parle Quine est à différentier de la charité au sens religieux, marquée par la générosité et l’amour de l’autre ou la bienveillance. C’est ce souligne S. Augustin (2018, p.853) : « celui qui aime le prochain, s’emploie de tout son pouvoir à procurer la santé de son corps et de son âme, mais de manière toute fois à rapporter à la santé de l’âme la santé même du corps ». Évidemment, la philosophie analytique portée par Quine, a une autre orientation du principe de charité. En effet, il est un moyen de préservation des constances logiques. Car pour Quine, une bonne traduction doit protéger les lois de la logique classique. En ce sens que comme le souligne A. Gallemard (2013, p. 126) : « L’unité logique de sens reste universellement identique, seul son support linguistique change au gré des langues instituées par les hommes au cours de l’histoire ». La traduction d’un mot se fait par le remplacement d’un terme logiquement équivalent, puisque les deux mots ont la même unité logique.

Conclusion

Les langues sont l’intermédiaire de nos expériences et de nos modes de rencontres avec d’autres groupes humains et surtout de nos systèmes de valeurs. Le dialogue interculturel est un levier pour renouveler les stratégies de la société en faveur de la paix sur la base du respect de l’identité culturelle. Cependant, l’indétermination de la traduction chez Quine constitue un obstacle au dialogue interculturel en ce sens qu’il ne permet pas la traduction voire la compréhension des langues les unes dans les autres. Cependant, à partir du moment où on est obligé de cohabiter, il faudrait alors le faire de façon harmonieuse. On ne peut y arriver qu’en acceptant l’autre et la différence culturelle, d’où le principe de charité énoncé par Quine comme maxime de traduction de langues étrangères voire de dialogue interculturel.

Dans le cadre du dialogue interculturel, il convient d’avoir les bases sur lesquelles mettre sur les mêmes pieds d’égalité les différentes cultures en contact. Dès lors, même si la croyance de l’autre paraît stupide, l’on ne doit pas chercher à lui imposer une autre culture sous prétexte que la sienne est inférieure mais la valoriser, la respecter et surtout admettre La commune humanité qui émerge de nos différences.

Références bibliographiques

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WARNIER Jean- Pierre, 2017, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte.

L’ANTHROPOMORPHISME AU CREUSET DE LA PENSÉE JONASSIENNE : UNE CRITIQUE DE L’OBJECTIVITÉ SCIENTIFIQUE

Baboua TIENE

Université Félix HOUPHUET-BOIGNY d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

babtiene@gmail.com

Résumé :

La pensée de Hans Jonas s’est construite en assumant de nombreuses ruptures épistémologiques et axiologiques. Sur le plan épistémologique, certains concepts sur lesquels Jonas  s’appuie se heurtent à  des certitudes ordinaires, surtout à certains critères posés, depuis Descartes, à  toute connaissance fiable, véritable. Il en est ainsi de l’anthropomorphisme. Ce concept est perçu, par le scientisme en général, comme un choix épistémologique qui se trouve aux antipodes de l’objectivité, clef de voûte de toute connaissance  scientifique. Pourtant, à bien suivre Jonas, on se rend compte que  l’Anthropomorphisme constitue, chez lui, un puissant moyen pour comprendre et réagir, de façon appropriée, face à la situation de dégénérescence de la condition de vie sur terre. Désormais, l’homme est appelé à ne plus se penser comme métaphysiquement supérieur aux autres êtres de la nature. Il se doit de regarder autrement le monde en y prenant la pleine mesure de sa responsabilité.

Mots clés : Anthropomorphisme, Épistémologie, Finalisme, Nature, Objectivité scientifique, Responsabilité, Subjectivité.

Abstract:

Hans Jonas’ thought was constructed by assuming many epistemological and axiological breaks. On the epistemological level, some concepts on which Jonas relies clash with ordinary certainties, especially with certain criteria laid down, since Descartes, with all reliable, genuine knowledge. This is so with anthropomorphism. This concept is perceived by scientism as an epistemological choice that is at the opposite ends of objectivity, the keystone of all scientific knowledge. However, following Jonas, we realizes that Anthropomorphism constitutes a powerful means to understand and to react, appropriately, vis-a-vis the degenerations’ situation of life conditions on earth. From now on, man is called to no longer think himself as metaphysically superior to other beings in nature. He must look at the world differently, taking full measure of his responsibility.

Keywords : Anthropomorphism, Epistemology, Finalism, Nature, scientific Objectivity, Responsibility, Subjectivity.

Introduction

L’anthropomorphisme est une attitude subjective visant à établir des savoirs, mais qui, par ce qui en constitue l’essence même, trahirait la vérité dont est porteur chaque corps objectif. Son sens étymologique renseigne, d’ailleurs, sur son principe fondamental justifiant cette idée. Néologisme issu du grec “anthropos” traduisant l’idée d’homme et “morphê” qui véhicule celle de forme, l’anthropomorphisme est, selon L-M Morfaux et J. Lefranc (2005, p. 33.), cette « tendance à étendre à tous les êtres, spécialement aux animaux, les manières de sentir, de réagir qui sont propres aux hommes ». Rapporté  à la science moderne, l’anthropomorphisme est présenté comme une injure à l’esprit scientifique, voire un déshonneur pour la recherche de la  connaissance véritable des  choses du monde. Il  désigne la naïveté initiale qui caractérise le niveau pré-scientifique de la connaissance. C’est, selon G. Airenti ( 2012, p. 35-53) « dès la première enfance, (que) les humains attribuent des traits de comportement anthropomorphe – tels des intentions, des perceptions et des sentiments – aux animaux, aux artefacts et même aux phénomènes naturels ». L’anthropomorphisme est la célébration du subjectivisme dans la connaissance en ce sens que  le sujet est le repère et le porteur du savoir. La vérité proviendrait donc seulement de celui qui la conçoit. Les propos de Protagoras dans le Théétète (152a) de Platon mettent en évidence cette réalité : « L’homme est la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent, et de la non-existence de celles qui n’existent pas. »

En ignorant que les objets du monde ont leurs propres normes d’existence et de fonctionnement, l’homme s’éloigne de la vérité qu’il devrait découvrir sur chaque être. Car, il s’éloigne du langage et de l’idéal scientifiques. Selon Bachelard (1983, p. 7.), en effet, « toute pensée scientifique s’interprète à la fois dans le langage réaliste et dans le langage rationaliste ».  Ces langages sont ce qui fait de toute science un système dont la visée fondamentale est l’objectivité. C’est ce que dit P. Destrée (1996, p. 209-224.) : « L’idéal de la science moderne, on le sait, c’est à la fois celui de la certitude et de l’objectivité ». L’anthropomorphisme serait, dès cet instant, une mauvaise méthode dès lors qu’il se présente comme une méthode assujettie à des pesanteurs psychologiques dont la science voudrait bien se passer.

En interprétant tout en fonction de l’anthropomorphisme, il est à parier que  la compréhension du monde naturel, de cette pure extériorité, ne soit pas satisfaisante pour l’esprit scientifique moderne. Cela justifie que le terrain de la recherche du savoir véritable  soit le tribunal où un procès est intenté contre l’anthropomorphisme. Il est considéré comme obstacle à la compréhension du monde. Pour H. Jonas, cette conclusion n’est pas conforme à la vérité. À rebours, il soutient que « l’anathème jeté sur toute espèce d’anthropomorphisme, ou même de zoomorphisme, par rapport à la nature (…) s’avère être, dans cette forme extrême, un préjugé » (H. Jonas, 2001, p. 33.).

L’anthropomorphisme jonassien n’est pas une méthode de description du vivant, mais une approche favorisant sa compréhension véritable. Comprendre la nature, pour Jonas, c’est coïncider avec elle, établir une relation d’intimité en vue d’en saisir les besoins. L’homme étant un constituant de cette nature, il porte en soi les normes d’existence et de fonctionnement du biosystème dans son ensemble. C’est en descendant en soi, au cœur de sa propre subjectivité, qu’il peut véritablement comprendre la nature et, par suite, établir une norme de relation éthique adéquate avec elle. .

Cette contribution, qui s’inscrit dans la perspective de la pensée philosophique de H. Jonas, a pour objectif fondamental de limiter la portée des reproches faits au caractère anthropomorphique de sa pensée en faisant ressortir l’importance pratique d’un tel choix. Il s’agira, pour nous, de répondre aux questions suivantes : Quels sont les griefs formulés par l’objectivisme scientifique contre l’anthropomorphisme ? Comment H. Jonas parvient-il à déconstruire la critique scientiste contre l’anthropomorphisme ?

Dans un premier moment, nous montrerons, à travers une approche herméneutique, les motifs pour lesquels l’anthropomorphisme ne saurait contribuer à l’objectivité de la connaissance des choses du monde (I). .Dans un deuxième moment,  nous opèrerons   la critique de la posture objectiviste contre l’anthropomorphisme  non sans  dévoiler la signification e et la valeur axiologique que H. Jonas confère à ce concept d’essence épistémologique. (II).

1. De la crise épistémologique de l’anthropomorphisme

Pour l’esprit scientifique moderne, qui se développe depuis le doute cartésien sur la capacité des sens à servir de passerelle fiable pour le savoir, -« nos sens nous trompent » disait (R. Descartes, 1990, p.31.) – l’anthropomorphisme est considéré comme un problème épistémologique réel. Toute méthode qui renferme en soi quelque indice de l’anthropomorphisme est donc frappée d’ostracisme. La raison principale de cette remise en cause de l’anthropomorphisme est celle-ci : connaître scientifiquement signifie clairement, dans ce contexte de modernité, connaître objectivement.

1.1. L’exigence d’objectivité en science ou le contrepoids du subjectivisme et de la relativité

Du point de vue de la science moderne, pour connaître véritablement, il faut d’abord un objet à connaître. Cet objet doit être présent dans l’espace et le temps ; il doit s’agir d’un corps matériel. Les objets métaphysiques sont alors considérés comme des faux-objets, c’est-à-dire des choses immatérielles qui n’ont pas qualité à être traitées par les sciences. Il n’y a de science que pour un ob-jet (ce qui est jeté devant), une chose appartenant à la sphère extérieure au sujet. Le monde du dehors, pris sous la forme d’une existence autonome, ne peut plus être expliqué par référence aux normes et aux valeurs de notre intériorité, qu’elle soit sentimentale, émotive ou psychologique. La césure ainsi instaurée entre le subjectif (c’est-à-dire l’implication de l’intériorité du sujet connaissant dans le processus d’établissement et d’affirmation du savoir) et l’objectif (se limitant à ne prendre en compte que l’information que donne l’objet sur soi) justifie, selon Jacques Dewitte, la condamnation de l’anthropomorphisme. J. Dewitte (2002, pp. 437-465) écrit que « le monde naturel, identifié à une pure extériorité, exclue  toute interférence de l’auto-expérience humaine, confinée à la sphère de l’intériorité ». En appréciant l’anthropomorphisme sous le seul prisme de la connaissance du monde de l’espace-temps, on comprend son rejet par la logique des sciences dites objectives.

En effet, la question centrale qui, à travers l’histoire de la construction du savoir, conduit à la critique contre l’anthropomorphisme est la suivante: qu’est ce qui est nécessaire à l’obtention de la vérité ? Pour des penseurs comme Protagoras, dans son ouvrage De la vérité, et Platon, dans le Théétète, il ne fait aucun doute que le vrai savoir se construit sur la sensibilité de l’homme. Dans le Théétète, Théétète affirme que la « science n’est autre chose que la sensation » (Platon, 1967, p. 108). Ici, il faut partir du principe que la présence qui est sentie est différente de l’individu qui sent. La sensation relève de la dynamique du monde intérieur. L’objet provocant cette sensation marque sa présence dans le monde extérieur au sujet de la sensation. Nous sommes là, en face d’un refus de l’intimité entre le sujet et l’objet. Il faut reconnaître ici une formulation du dualisme que R. Descartes reprendra à son compte plus tard dans ses Méditations métaphysiques.

La thèse de Protagoras, qui fait de l’homme la mesure des choses, peut signifier, d’abord, que le réel, en tant que manifestation d’une existence extérieure, ne peut être connu que par un lien entre le sujet et l’objet à connaître. C’est le canal des sens. La connaissance n’est pas consécutive à une fusion extatique entre les deux entités. L’homme peut connaître certes, mais seulement dans la mesure où il est capable de sentir une présence, de la percevoir tout en se saisissant, soi-même, comme un être différent de l’objet dont il cherche à établir la connaissance. Dans ce cas de figure, le caractère anthropomorphique vient de ce que, en demeurant marqué par le dualisme homme-nature, le savoir est dépendant de l’homme, de son être-là et de sa condition d’être-là. Au-delà de la nature subjective de cette forme de connaissance, une telle idée en annonce la relativité. En effet, la compréhension de Platon (1967, p. 109) est aussi celle-ci : « telle une chose m’apparaît, telle elle est pour moi et que telle elle t’apparaît à toi, telle elle est aussi pour toi », dit Socrate. Le sujet est ce par quoi une chose est telle qu’elle est dans le champ de la connaissance. L’anthropomorphisme est donc une autre expression de la subjectivité et de la relativité. Il est, par cela même, loin de représenter une méthode appropriée afin d’élaborer des connaissances assurées et universalisables.

Les erreurs ou les défauts que comporte une connaissance sont no seulement fonction des défauts naturels de la perception, mais aussi des obstacles matériels qui se placent devant le sujet percevant. La logique scientifique peut donc arguer qu’il existe une multitude de raisons qui traduisent les insuffisances des sens à fournir des informations fiables comme le suppose Descartes (1990, p. 31.) dans son expression : « nos sens nous trompent parfois ». Si les sens trompent, c’est surtout, et en premier lieu, parce que leur activité repose sur la séparation entre le sujet percevant et l’objet perçu. Ce dualisme, selon H. Jonas, signifie qu’il est impossible de faire coïncider le sujet et l’objet. La

domination de la perception qui met à distance et qui objective concourut, avec la faille dualiste entre le sujet et l’objet considérés comme deux domaines hétérogènes, à jeter un sévère interdit sur toute transposition des traits de l’expérience interne à l’interprétation du monde externe. (H. Jonas, 2001, p. 47.).

La transposition dont il est question consiste à projeter sur la réalité extérieure, ce qui se joue, sur le plan psycho-affectif, au sein du sujet connaissant. Pour J.F. Courtine (2007, p. 98.), « les phénomènes psychiques [dans leur ensemble] sont ceux qui contiennent en eux un objet, abstraction faite de ce qu’il en est réellement de l’existence de l’objet dans le monde ou hors de la conscience ». Ainsi, l’interprétation de l’objet matériel, à partir des phénomènes de la vie intérieure, peut être d’autant plus éloignée de la vérité qu’elle repose sur l’extension des caractéristiques de l’humain aux phénomènes ou êtres naturels.

En résumé, la remise en cause de l’anthropomorphisme à servir de norme de connaissance se fonde sur les faiblesses de l’appréciation du monde par l’homme qui tient compte de la dynamique de sa propre intériorité comme facteur d’expression de la vérité. Mais, ce qui inquiète davantage l’esprit scientifique moderne, quoique lié au subjectivisme et à la relativité, est ailleurs, plus précisément dans la quintessence même de l’anthropomorphisme.

1.2. La projection au cœur du refus scientiste de l’anthropomorphisme

Selon H. Jonas, un problème d’une importance plus grande est opposé à l’anthropomorphisme par la pensée objectiviste : c’est celui ayant trait à la valeur gnoséologique des causes finales. Il écrit : « le vrai problème [du rejet] concernait les causes finales en tant que modi operandi de la nature elle-même ». (H. Jonas, 2001, p. 46). L’enjeu concerne, comme le dit ainsi Jonas, le mode de fonctionnement de la nature.  Fonctionne-t-elle par soi-même en tant que sujet de sa propre histoire, comme si elle avait une volonté autonome ? 

La critique contre l’anthropomorphisme, opérée par les scientistes, écarte la tentation que le corps matériel, objet de la recherche scientifique, soit pris comme poursuivant un but qui lui est propre. Ce serait alors une projection de ce qui est caractéristique de l’humain au cœur des phénomènes biotiques. Il faut s’interdire de penser que la nature et l’ensemble de ses constituants peuvent avoir une volonté ou un projet à l’image de l’homme lui-même. Ainsi, faire  reposer la connaissance sur l’interprétation de la dynamique de la nature à travers les grilles d’une cause qui serait finale, parce que posée comme fin par la nature elle-même, c’est commettre une erreur de perspective ayant pour conséquence l’évitement de la vérité. Dans le but de limiter les erreurs par l’adoption de méthodes appropriées, on peut envisager que d’autres causes animent la nature. Outre les causes finales, il  en existe,  d’autres qui peuvent, comme l’enseigne Martin Heidegger après Aristote, être convoquées pour expliquer objectivement l’existence et le fonctionnement des choses. Ce sont les causes matérielles, formelles et efficientes. Dans ses Essais et conférences, il écrit :

Depuis des siècles, la philosophie enseigne qu’il y a quatre causes : 1-la causa materialis, la matière avec laquelle, par exemple, on fabrique une coupe d’argent;.2- la causa formalis, la forme, dans laquelle entre la matière; 3- la causa finalis, la fin, par exemple le sacrifice, par lequel sont déterminées la forme et la matière de la coupe dont on a besoin; 4- la causa efficiens, celle qui produit l’effet, la coupe réelle achevée : l’orfèvre. (M. Heidegger, 1958, p. 24).

Le problème qui se pose à l’esprit scientifique moderne au sujet de la question de la causalité n’est ni de l’ordre du matériel ni de celui du formel et encore moins de l’ordre de l’efficience, car ces types de causes  sont directement rattachées à l’objet, à ses composants et à son mécanisme de fonctionnement prédéterminé. Au contraire, la cause finale n’est pas mécanique. Elle repose sur l’interprétation et même la supposition futurologique dont le sujet, concerné par la transformation, serait porteur comme pour un projet immanent. C’est suivant une telle perspective que l’on analyse généralement le dynamisme qui anime la nature. On lui impute une certaine autonomie globale qui est censée être mise en œuvre, singulièrement, par chacun des constituants du système biotique en vue d’un but final. Pour la science moderne, cette façon de voir l’objet d’étude fait perdre de vue l’exigence d’objectivité qui est essentiel à l’élaboration du savoir. Autrement dit, l’on a affaire à une forme d’anthropomorphisme qui ruine la validité de la vérité par le contournement de la méthode objective. Pour M. Heidegger, le plus important pour le système technoscientifique, né depuis Descartes, c’est l’opérativité d’une cause, c’est-à-dire l’efficacité de l’ensemble des facteurs dont l’interrelation est susceptible de produire des résultats concrets. Cela a entrainé, dans la procédure coutumière de la science, une mise à l’écart de la valeur de la cause finale. C’est, en tout cas, ce que reconnaît M. Heidegger (1958, p. 25.) :

La coutume, depuis longtemps, est de représenter la cause comme ce qui opère. Opérer veut dire alors : obtenir des résultats, des effets. La causa efficiens, l’une des quatre causes, marque la causalité d’une façon déterminante. Cela va si loin que l’on ne compte plus du tout la causa finalis, la finalité, comme rentrant dans la causalité.

L’idée d’une téléologie immanente à la nature est réfutée par la science moderne, car elle est considérée comme contraire aux exigences d’objectivité. C’est donc pour des impératifs méthodologiques que les causes finales sont remises en cause. H. Jonas (2001, p. 46) note, à cet effet, que 

Concernant les causes finales, nous devons observer que leur rejet est davantage un principe méthodologique guidant l’enquête que l’énoncé d’un fait assuré issu de l’enquête. (…) Ce qui s’est passé, c’est qu’avec l’instauration de la science moderne, leur simple recherche fut tout soudainement tenue pour être en désaccord avec l’attitude scientifique, pour détourner le chercheur de la quête des vraies causes.

En tout état de cause, si la téléologie est rejetée, c’est précisément parce qu’elle donne droit à l’anthropomorphisme. C’est ce qui a fait dire à  H. Jonas (2001, p. 47), que «  l’anthropomorphisme, et même le zoomorphisme en général, devinrent une haute trahison scientifique ». Globalement, la téléologie rejoint l’anthropomorphisme en ce qu’elle donne à la nature, ainsi qu’à chacun de ses constituants biotiques ou abiotiques des intentions, une capacité de projection dans le futur comme on le ferait pour le sujet humain et animal. Il s’agit, selon la pensée objectiviste, d’une attitude animiste qui peut freiner le progrès de la science en lui imposant des interdictions subjectives, ne reposant sur aucune vérité prouvée. En percevant des fins qui seraient immanentes à la nature, l’homme re-anime chacun des êtres qui s’y trouvent. Ce qui leur confère une valeur inhérente et une considération spirituelle. De telles approches ne peuvent favoriser un traitement objectif de ces êtres, justifiant ainsi le rejet de cette approche par l’esprit scientifique moderne.  Pour Jacques Dewitte, la lutte contre l’anthropomorphisme n’est donc rien d’autre que le prolongement de la lutte traditionnelle contre l’animisme ou encore le vitalisme aristotélicien conférant une âme aux animaux ainsi qu’aux plantes. Il écrit : « l’interdiction de l’anthropomorphisme s’inscrit dans (…) une lutte contre l’animisme, qui va des premiers balbutiements de la science en Grèce jusqu’au triomphe de la science positive aux XIX et XXe siècles ». (J. Dewitte, 2002, p. 447-465).

La nature, selon la science moderne, est axée sur le respect du principe d’objectivité. La rigueur qui lui est concédée, du moins dans le regard que l’on lui porte, lui interdit, d’une part tout compromis avec les données subjectives. Seules les données émanant de l’objet sont à prendre en compte et à énoncer comme des vérités scientifiques. D’autre part, elle ne peut tolérer que l’homme projette sur la nature les qualités qui lui sont propres. La nature, et chacun des éléments qui en constituent la population en dehors de l’humain, n’a ni âme, ni projet et encore moins de finalités comme l’humain. Sous le regard scientifique, tout dans ce monde se déroule selon des normes mécaniques inscrites dans l’organisme. En conséquence, les sciences de la matière interdisent l’immixtion du psychique dans l’explication des choses physiques. H. Jonas (2000, p. 40.) note, à cet effet, que  « l’ajout du psychique chez les êtres vivants est (…) inutile et superflu ; par conséquent, la représentation des buts, etc., (…) n’est qu’une apparence illusoire du fonctionnement causal des mécanismes corporels ».

Cependant, en dépit de la connaissance que Jonas a de ces barrières de protection en faveur du caractère objectif de la science, il fait le choix de reconsidérer la question de l’implication de la subjectivité humaine dans le processus d’élaboration de la vérité scientifique, mais surtout sa valeur dans un contexte de  remise en question, voire de destruction  des  fondements  même de la vie sur terre. L’anthropomorphisme de H. Jonas est donc un choix de rupture qui a ses fondements et ses implications.

2. L’anthropomorphisme jonassien et la déconstruction de l’objectivisme scientifique

H. Jonas ne fait pas mystère de son choix de l’anthropomorphisme moniste pour conduire sa pensée jusqu’à l’élaboration d’une éthique qui réponde aux nouvelles questions que pose la société technologique. Pour lui, il suffit de considérer les choses de la nature dans leur juste proportion pour se rendre compte que ce choix est nécessaire. Il permet de mieux comprendre le monde et y jouer le rôle qui convient. La causalité, principe du dynamisme du système biologique, étant, à la base, une expérience qui se construit à partir de l’effort que l’individu fait dans sa propre lutte contre la non-vie ou l’anéantissement biologique, permet d’appréhender, dans sa juste mesure, le monde phénoménal. H. Jonas (2001, p. 33) écrit : « en progressant à partir de mon corps, mieux, moi-même progressant corporellement, je construis dans l’image de son expérience (celle du corps) de base l’image dynamique du monde – un monde de force et de résistance, d’action et d’inertie, de cause et d’effet ». Il en tire la conséquence conditionnelle suivante : « si on entend correctement, l’homme est-il après tout la mesure de toute chose (…) par le modèle constitué par sa totalité psychophysique » (H. Jonas, 2001, p. 33).

La valorisation de l’anthropomorphisme, par H. Jonas, obéit à son dessein de modifier le regard de l’homme sur le monde afin de convertir son mode d’action à l’égard de cet ensemble bio-physique qui conditionne sa propre survie. La première exigence est la remise en cause de l’objectivisme qui, en soi, est le fondement de l’agression humaine contre la nature.

2.1. La critique jonassienne de l’objectivisme dualiste

La critique jonassienne contre l’objectivisme scientifique est exposée, de façon plus pointilleuse, dans son ouvrage qui se situe en amont de son ouvrage majeur qu’est le Principe responsabilité, publié en 1979. Puissance ou impuissance de la subjectivité ?, dont il s’agit, est un ouvrage au titre interrogatif que H. Jonas place lui-même « aux avant-postes du Principe responsabilité », comme l’indique le sous-titre qu’il lui associe. Le but est de fonder une éthique authentique adaptée à la condition de vie sur terre, désormais sous la domination du pouvoir technoscientifique. À la question : pourquoi le souci de H. Jonas s’articule-t-il autour de la valeur de la subjectivité, Nathalie Frogneux explique, dans la présentation même de l’ouvrage que, pour H. Jonas (2000, p. 9.),

si la subjectivité est impuissante dans le monde, le questionnement éthique de nos actes est vain (…), [car] pour établir une fondation de l’éthique, il ne suffit pas, en effet, de constater que les technosciences relèvent de l’agir humain et engagent la responsabilité collective de leurs acteurs ; encore faut-il s’opposer aux voix de ceux qui prétendent que cette liberté responsable est une pure automystification de la subjectivité.

Pour Jonas, le rejet de la subjectivité n’est pas plus porteur sur les plans épistémologique et éthique que son adoption. Sur le plan épistémologique, il estime que l’objectivisme ou le matérialisme postdualiste est « une renonciation agnostique à l’idée du savoir en tant que compréhension de ses objets » (H. Jonas, 2001, p. 48). Il ne sert qu’à décrire les phénomènes et non à les comprendre. Pour comprendre, il faut descendre au cœur des phénomènes par une forme d’analogie. L’homme doit partir de soi,  de la saisie intime de son monde intérieur et se poser en tant que modèle des autres espèces de la nature. De cette façon, il peut démêler le complexe sans disséquer comme le suggère l’objectivisme. La dissection, en privant l’organisme de la vie ne conduit qu’à la description. Le besoin de compréhension du monde impose une autre attitude : l’anthropomorphisme qui contribue à la valorisation de la dimension d’intériorité de la nature. Il s’agit de l’exigence de comprendre le monde par référence à ce qui se passe en l’homme lui-même, puisqu’il n’est rien d’autre qu’une étape supérieure de l’évolution de la nature.

H. Jonas dénonce deux illusions produites par les scientistes. La première a trait à la conspiration de jeunes physiologistes afin de « transformer la physiologie en une science “exacte” » (H. Jonas, 2000, p. 29.). Pour faire droit à leur projet commun, ils décidèrent, sans souci de validation par la preuve, que « ne sont actives dans l’organisme que les forces communément reconnues comme physiques et chimiques ». (H. Jonas, 2000, p. 29.). Ce qui pose problème dans un tel engagement, c’est d’affirmer une idée aussi importante pour l’esprit objectiviste sans que les méthodes pour l’établir ne soient elles-mêmes objectives. En contractant ainsi pour rester fidèles à une idée, envers et contre tout, ils prouvent que l’implication de dispositions subjectives dans l’élaboration de vérités dites objectives n’est pas absolument incontestable. Avec une telle option, Jonas considère, dans son œuvre Puissance ou impuissance de la subjectivité, que Ernst Brücke, Emil du Bois-Reymond et plus tard Hermann Von Helmholz « déclarèrent donc au moins pour eux-mêmes que leur subjectivité était maîtresse de leur comportement ». (H. Jonas, 2000, p. 30.)

L’objectivité devrait être le principe essentiel qui devrait guider les travaux de ces jeunes chercheurs, si tant est que ce qui leur importait, c’était d’établir la scientificité de la physiologie. Malheureusement, comme le précise H. Jonas, avec la promesse de fidélité, « on fait ainsi appel à une force exclue de l’inventaire des sciences de la nature pour assurer le cours de la science elle-même ». (H. Jonas, 2000, p. 31). L’objectivité absolue serait donc un leurre. La subjectivité est plus généralement présente dans le processus d’élaboration du savoir scientifique qu’on ne l’avoue. Les sciences mathématiques même semblent ne pas pouvoir échapper au subjectivisme. Fabien Grégis analyse la question au prisme du théorème de Thomas Bayes (1702-1761) sur la probabilité conditionnelle. Il conclut que « les scientifiques ont décidé d’intérioriser la subjectivité d’une opération de mesure à l’intérieur même du processus d’analyse et d’expression d’un résultat de mesure » (F. Grégis, 2016, p. 142.). De ce point de vue, il devient risqué de parler d’exactitude des résultats scientifiques. En effet, Fabien Grégis  estime que « l’interprétation des probabilités est subjective dans le sens où elle renvoie au degré de croyance individuel de chaque agent » (F. Grégis, 2016, p. 142.). En définitive, comme le pense H. Jonas, l’exigence d’objectivité stricte n’est pas tenable. Dans les faits, il existe toujours un degré minimum de subjectivité dans le processus de construction du savoir. C’est dire qu’il existe là, dans le processus d’élaboration du savoir scientifique, une forme d’anthropomorphisme dualiste qui, pour H. Jonas, est en soi négatif pour le savoir et l’action. Cependant, elle se justifie d’autant plus que les phénomènes ne peuvent, eux-mêmes, être interprétés comme relevant strictement de l’enchaînement de causes physiques. Cela dit, l’opposition de la science moderne à toute forme d’anthropomorphisme est en soi un faux combat ou, du moins un leurre. Elle ne peut se comprendre que comme une remise en cause de l’anthropomorphisme moniste, tel que celui développé par H. Jonas.

La deuxième illusion, pour Jonas, consiste à croire que le monde obéit à un déterminisme absolu et que « la nature du psychisme est dépourvue de toute force causale » (H. Jonas, 2000, p. 47.). Au contraire et de façon pratique, l’on constate en l’homme qu’il y a une relation nécessaire entre le physiologique et le mental, entre le corps et la volonté, entre l’esprit et la matière corporelle. Si la volonté de lever un bras induit la levée effective du bras, organe biologique, il ne semble pas raisonnable de défendre l’idée selon laquelle ce sont seulement les forces physiques et chimiques qui sont actives dans l’organisme. H. Jonas en déduit qu’il n’y a pas « une autarcie causale physique ». (H. Jonas, 2000, p. 48.). La subjectivité n’est pas un épiphénomène. Elle est réelle et a un impact réel sur le cours des phénomènes, aussi bien en l’homme que dans la nature en général. On ne peut l’exclure des phénomènes et du processus humain de compréhension du monde. Plus encore, elle est opératoire dans l’élaboration d’une éthique qui, elle-même, se veut opératoire dans le contexte de la modernité. C’est en cela que l’anthropomorphisme prend, chez H. Jonas toute son importance.

2.2. La valeur éthique de l’anthropomorphisme

Si l’on devrait s’en tenir à l’objectivité, les hommes ne seraient que « des marionnettes de la causalité du monde. » (H. Jonas, 2000, p. 34.). Dans un tel cas, ils ne peuvent plus être responsables de rien. C’est donc le besoin d’une éthique de la responsabilité qui fonde le choix de l’anthropomorphisme chez H. Jonas. Toutefois,  faut-il le préciser, l’établissement de l’éthique doit reposer sur la compréhension du monde. D’où  l’appel fait par Jonas à l’anthropomorphisme qui, pour lui, est de nature moniste. L’homme est une  partie intégrante de la nature et cette réalité rend compte de  la valeur qu’il convient d’accorder à l’ensemble des constituants du monde biologique. C’est dans cette logique jonassienne que s’inscrit J. Dewitte.

Selon J. Dewitte (2002, pp. 437-465), comprendre l’existence biologique, par-delà la simple exigence du connaître scientifique ou objectif, ne peut se faire que par une implication de l’anthropos dans la détermination des rapports entre chaque vivant et son milieu, car il est lui-même un modèle à partir duquel le réel biologique s’exprime de façon exponentielle et ainsi se laisse saisir dans toutes ses articulations.

Il s’agit de savoir dans quelle mesure il est légitime et nécessaire de faire appel à ce que l’on sait, comme être humain, grâce à son propre ancrage biologique et dans quelle mesure il convient au contraire de se méfier des analogies avec l’expérience humaine. (J. Dewitte, 2002, pp. 437-465).

Cependant, la perspective d’analyse épistémologique du choix jonassien de l’anthropomorphisme n’est qu’un aspect. Dans une condition de vie sociale, l’impératif de la décision et de l’action conséquente qui s’impose à l’homme et qui lui ont permis de construire les sillons de son histoire, lui exige de savoir ce qui a une valeur fondamentale dans le monde. Pour Hans Jonas, ce qui a une valeur fondamentale, ce qui est un Bien, c’est précisément l’existence du monde, c’est-à-dire la continuité effective du principe de la vie sur terre.

La valeur ou le bien est l’unique chose dont la simple possibilité réclame déjà l’existence (ou dont l’existence une fois donnée réclame légitimement la continuation de son existence), qui fonde donc une revendication d’être, un devoir-être et qui en fait une obligation là où l’être dépend d’un agir impliquant un choix libre ». (H. Jonas, 1995, p. 102.).

Pour faire face à la crise constante de décision, dans toutes les situations particulières impliquant la mise en jeu de l’avenir du monde, l’anthropomorphisme devient un enjeu essentiel. En d’autres termes, choisir l’anthropomorphisme et l’assumer a une justification fondamentale dans la philosophie de H. Jonas : c’est de fonder l’impératif de la responsabilité humaine face à une nature menacée par le mode d’action de l’homme technologique.

Résumant les dimensions gnoséologique et pratique de l’anthropomorphisme jonassien, Éric Pommier écrit, dans son article intitulé  « La responsabilité de la vie : l’autonomie dans la vulnérabilité » ceci :

Dans Le phénomène de la vie, Hans Jonas met en œuvre un anthropomorphisme positif, qui prend pour point de départ le témoignage que l’homme porte sur son propre corps afin d’en tirer des conclusions sur la nature même des êtres vivants. L’invalidation de l’anthropomorphisme traditionnel, c’est-à-dire de la projection de nos impressions subjectives sur des données objectives, au nom du postulat d’objectivité promu par la science moderne présuppose un découpage de la nature en une sphère objective et une sphère subjective que notre expérience même de la vie dément.

Le caractère positif de cet anthropomorphisme vient de ce qu’il se distingue de la forme d’anthropomorphisme qui présuppose la césure entre le subjectif et l’objectif, c’est-à-dire qui repose sur un dualisme, à l’image de la « distinction entre l’âme et le corps » opérée par R. Descartes dans la sixième partie de ses Méditations métaphysiques. H. Jonas estime au contraire qu’il ne peut y avoir de frontière entre l’intériorité et l’extériorité, entre le subjectif et l’objectif. L’expérience humaine montre une interdépendance nécessaire entre ces deux dimensions de l’existence.

 S’en tenir  au monisme résout deux problèmes chez H. Jonas. D’une part, celui de la compréhension d’un organisme. L’anthropomorphisme aide à sortir de la séquentialisation entre une intériorité non expérimentable (donc isolée) et une extériorité également isolée parce que coupée d’une force immanente. L’organisme serait un tout insécable. D’autre part, à partir d’une expérience intime, l’homme est conduit à s’ouvrir au monde non seulement pour l’interpréter, mais surtout pour l’assumer en tant que l’autre de soi nécessaire à la survie de l’ensemble. Tel est le sens de la responsabilité jonassienne qui arrache la conscience responsable des limites de l’enclave sociale afin de lui confier le sort du monde. La valeur de l’anthropomorphisme n’est donc pas indépendante des exigences de l’action.

Conclusion

Notre réflexion, qui est partie d’un traitement herméneutique de l’anthropomorphisme, avait pour but de montrer qu’en dépit de son opposition à l’objectivisme scientifique, attitude reconnue comme fondement des connaissances assurées, l’anthropomorphisme – cette autre expression du finalisme subjectiviste  –  est essentiel en raison des changements qu’il peut impulser dans le regard et l’attitude de l’homme face à la nature.

Comme le montre l’analyse faite par Éric Pommier dans son ouvrage Ontologie de la vie et éthique de la responsabilité selon Hans Jonas (2013), « c’est parce que [l’homme] ne peut tout objectivement qu’il lui faut penser. Seul un être limité a besoin de comprendre » (E. Pommier, 2013, p. 14.). Comprendre, pour Jonas, ne se limite pas à la description d’un phénomène. Tel est, selon lui, le rôle des méthodes à prétention d’objectivité absolue. Comprendre, c’est se risquer sur le chemin complexe de l’ontologie de la vie. De cette façon, il devient envisageable de comprendre le monde par sa dynamique interne, mais surtout de rendre raison d’une éthique de la responsabilité. En effet, selon que l’on considère le vécu ou la dimension organique, la vie semble revêtir un double sens. Si le vécu peut être interprété suivant le pôle de la subjectivité, l’organique au contraire peut se soumettre aux exigences de l’explication mécaniste. C’est pour échapper à l’alternative entre ces deux aspects de la vie que H. Jonas part d’une expérience qui se veut unitaire à l’effet de donner sens et valeur à l’anthropomorphisme.

L’anthropomorphisme jonassien n’est pas une remise en cause radicale du besoin d’objectivité pour élaborer une connaissance sur le monde. Cependant, le choix de l’objectivité comme méthode unique et incorruptible n’est pas tenable. La vie est le chaînon qui lie toutes les dimensions de l’existence. Elle est un principe biologique, mais aussi un élan métaphysique. Autrement dit, la question de la vie doit être comprise aussi bien en son sens objectif que subjectif. Cette question est ouverte aussi bien à la connaissance qu’à la dimension anthropologique de la vie où elle interroge la responsabilité humaine.

Le choix jonassien de la posture anthropomorphique pour répondre aux questions de sens et de valeur de l’existence est téléologiquement marqué. L’éthique d’une responsabilité étendue au monde extrahumain en est la finalité véritable. Le sujet humain ne peut, s’intéresser à la survie de l’environnement naturel qu’à condition de comprendre son être comme intimement rattaché au reste de la biosphère. Il ne s’agit pas là d’une hypothèse, mais d’un fait établi par l’analyse du processus vital qui anime l’ensemble de l’univers. Si Charles Darwin l’a montré dans sa théorie de l’évolution des espèces animales, H. Jonas, lui, construit, à partir d’une analyse ascendante, la continuité entre tous les êtres du biocosme terrestre y compris le végétal. Il faut donc convenir que le choix de l’anthropomorphisme est un retour nécessaire, mais pas dans les formes traditionnelles de projection d’images proprement humain dans un univers pour lequel d’autres caractéristiques sont dominantes. D’ailleurs, cela supposerait une certaine fidélité au dualisme tel que conçu par René Descartes, un dualisme qui, pour H. Jonas charrie une philosophie de la mort totale.

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DES IMPLICATIONS ÉTHIQUES DE LA DESTRUCTURATION TECHNIQUE DE LA NATURE HUMAINE SUR L’AVENIR                  DE L’HUMANITÉ

Laurent GANKAMA

Université Marien Ngouabi (Brazzaville-Congo)

gankamalaurent@gmail.com

Résumé :

Le présent texte tente de rendre compte des incidences éthiques induites par le processus de transformation technique de la vie et de la nature humaines. Il montre qu’au-delà de sa contribution si indispensable à l’amélioration tant du patrimoine génétique et naturel que de la situation sanitaire et existentielle de l’homme, ce processus participe aussi à la déstructuration des fondements de la nature humaine. Les manipulations et restructurations artificielles imposées par le développement des biotechnologies sur la vie et le statut ontologique de l’homme tendent à remettre en cause l’avenir de l’humanité, en ouvrant la voie à l’avènement éventuel d’un monde posthumain, voire transhumain. Aussi propose-t-il le recours à un sursaut humain et éthique, à une discussion sur les limites à fixer aux opérations biotechnologiques afin de créer les conditions de préservation de l’essence et de l’avenir de l’être humain.

Mots clés : biotechnologies, chosification, chosification, nature humaine, posthumanisme.

Abstract :

The present text attempts to account for the ethical implications of the process of technical transformation of human life and nature. It shows that beyond its contribution, which is so essential to the improvement of the genetic and natural heritage as well as the health and existential situation of man, this process also contributes to the destructuring of the foundations of human nature. Manipulation and artificial restructuring imposed by the development of biotechnology on the life and the ontological status of man tend to call into question the future of humanity, paving the way for the eventual advent of a posthuman world, even transhuman. He therefore proposes the use of a human and ethical jolt, a discussion on the limits to be set for biotechnological operations in order to create the conditions for the preservation of the essence and the future of the human being.

Keywords : bioethics, biotechnology, human nature, reification, posthumanism.

Introduction

Les discussions relatives aux conséquences générées par les techniques du vivant sur le statut et la situation ontologiques de l’homme ne cessent de revêtir une importance considérable tant dans l’espace public que dans la communauté scientifique. Ces conséquences, qui résultent sans doute de la nécessité de mettre en œuvre et de faire avancer les recherches biotechnologiques en vue de contribuer à l’amélioration des dispositifs génétiques des êtres humains, mettent aussi en évidence une forme d’artificialisation  de l’homme et de sa vie ; ce qui tend alors à poser la question de « L’avenir de la nature humaine » (J. Habermas, 2002). Le présent travail se propose, alors, de mettre en évidence non seulement la contribution des biotechnologies à l’épanouissement tant physiologique qu’existentiel de l’homme, mais aussi l’interrogation sur l’opportunité et la légitimité de croire en la nature humaine, au regard de la portée croissante et inquiétante de la technicisation qui affecte l’être humain.

Il s’agit alors de se demander si le pouvoir d’intervention et de manipulation qu’exercent les biotechnologies sur l’homme ne contribuent pas à remettre en cause le statut et le devenir de la nature humaine. Notre contribution consistera à montrer que, face aux dérives éthiques induites et occasionnées par le développement des biotechnologies, qui se traduisent notamment par la disparition progressive de la frontière entre l’homme et l’objet et par l’inquiétude sur le destin de la nature humaine, il conviendrait de recourir non seulement à la conscience éthique, au sursaut humain pour postuler l’idéal de respect de l’intégrité et de la valeur de l’homme, mais aussi à l’approche communicationnelle pour sensibiliser, éduquer l’opinion publique et mener des discussions avec la communauté des chercheurs et experts sur les limites à imposer aux opérations et activités biotechnologiques. Ce travail est structuré en deux parties, portant respectivement sur l’intérêt salutaire des biotechnologies pour l’homme et sur le danger que celles-ci représentent pour les fondements et l’avenir de la nature humaine.

1. La transformation technique de la nature humaine : une piste pour l’amélioration du vécu de l’homme

Dans les rapports indépassables et permanents qui se nouent entre la nature et la culture et qui  se manifestent dans les divers domaines et contours la vie humaine et sociale, on peut noter que, certes, l’homme apparaît comme un être à la fois naturel et culturel, mais il paraît plus culturel que naturel, en raison de la place prépondérante qu’occupent les productions artificielles dans son existence. Si l’on considère la culture comme l’ensemble des acquisitions et productions humaines, c’est-à-dire tout ce que l’homme ajoute à la nature dans le but de combler et de surmonter les insuffisances de celle-ci. La technique participe alors de cet élan permanent de l’homme de chercher à dépasser les limites de la nature, à améliorer ou à changer le dispositif naturel de son corps, de son environnement, des autres espèces vivantes, de sa planète et des autres planètes, de tout ce qui est lié à son existence. C’est dans ce sens que s’inscrit le projet technique, en tant que projet voué à assurer à l’homme la maîtrise et la domination sur la nature (R. Descartes, 1966 ), à lui permettre d’exploiter la nature de telle sorte que celle-ci puisse répondre à ses attentes, à ses besoins, à ses aspirations vitales. C’est cette quête du bien-être et du confort liés aux conditions existentielles qui guide et oriente les fins et les productions de la technique ; ce qui conduit les différents experts et spécialistes des biotechnologies à mettre en place des outils et des dispositifs nécessaires à l’amélioration du patrimoine naturel et génétique de l’être humain. Cet idéal de modification du dispositif naturel de l’être humain, de son corps, de son ordre génétique et existentiel initial semble être motivé par la nécessité de surmonter les handicaps, les anomalies, les faiblesses et les insuffisances qui peuvent entraver son épanouissement organique ou physiologique, mental et social.

De ce point de vue, on peut souligner que l’objectif majeur de la technique qui existe depuis plusieurs siècles sous la forme de l’agriculture, de l’artisanat et des métiers du bâtiment, est de permettre à l’homme de réaliser ce qu’il désire et ce qui convient à la satisfaction de ses besoins, en devenant au fil des temps, un élément du patrimoine culturel et social des civilisations humaines (K. K. Murthy, 1980, p. 91-96). En effet, conformément à la perception de Keshaviah Krishna Murthy, il apparaît que les technologies mises au point pour combler, dans la mesure du possible, les attentes et les insuffisances naturelles et même sociales de l’homme suivent un processus inventif si imprévisible et dynamique qu’elles finissent par s’imposer comme l’entreprise principale et incontournable de l’humanité dans l’époque moderne et contemporaine. Dans ces conditions, on peut dire que l’homme contemporain se trouve porté par les valeurs de la technostructure, dans le sens où la technique paraît   indispensable pour son épanouissement, en lui permettant de se rendre libre par le dépassement des frontières et limites de son existence, en lui apportant les conditions de bien-être, de confort, de bonne santé, de plaisir et d’émancipation. L’être humain se trouve, alors, ancré et installé dans un cycle existentiel structuré par le projet et le défi technique et de plus en plus ouvert aux nouvelles technologies, qui tendent à lui offrir une forme d’assurance de la vie, de la survie et de l’avenir. Cette ouverture constante et croissante de l’homme aux innovations technologiques a contribué à la mise en place d’un conditionnement artificiel de la vie humaine.

En effet, les technologies s’attachent, au cours de ces dernières années, à l’amélioration de l’état de l’organisme de l’homme, de son vécu social, de telle manière que son existence, son avenir et son devenir se trouvent désormais liés à ces innovations. Ce dispositif techno-structurel et technocratique, tel qu’il est mis en place et en œuvre par les biotechnologies, revêt un intérêt vital pour l’homme dans la mesure où non seulement il crée les conditions de son confort matériel, en contribuant ainsi à l’enrichissement et à l’amélioration de son cadre existentiel, mais encore il s’investit dans la modification, le réaménagement, la mise en forme adéquate du patrimoine génétique, naturel et organique de l’être humain. Ce recours à la rationalité biotechnologique qui s’inscrit dans la nécessité de réparer et de surmonter les déficits observés dans le fonctionnement organique de l’homme et d’améliorer les dispositions de son corps, s’impose à l’heure actuelle comme un processus inédit, salvateur, destiné à rétablir ou à restaurer les atouts naturels de la vie humaine. C’est autant indiquer qu’à la faveur de la mise en place des biotechnologies en général et des technologies procréatrices et thérapeutiques en particulier, l’être humain est devenu l’objet de diverses manipulations.Ces manipulations, imposées au corps humain et à son dispositif naturel, paraissent indispensables et salutaires pour l’homme, pour sa santé, pour son épanouissement, car plusieurs handicaps, anomalies et obstacles organiques auxquels il se trouve confronté peuvent être réparés, surmontés grâce à la mise en œuvre de solutions techniques à caractère biomédical, destinées à assurer, selon les cas, la prévention de certaines maladies et anomalies héréditaires jugées fatales et incurables au regard des traitements classiques existants.

Face aux échecs et aux défaillances de la médecine, des recherches et des innovations biotechnologiques ont permis de mettre en place des thérapies alternatives et efficaces qui contribuent à soulager les patients.

Ces thérapies consistent en l’utilisation de techniques réparatrices, correctrices et restructurantes qui rendent possible la résolution de problèmes physiologiques ou organiques, d’origine naturelle ou accidentelle, auxquels l’homme est confronté et qui le plongent dans le désespoir existentiel et mental. On peut citer, entre autres, les handicaps physiques, la stérilité, les maladies considérées comme incurables ou irrémédiables. Le recours à des techniques comme le diagnostic préimplantatoire, le transfert et la transplantation d’embryons, de cellules et d’organes du corps humain, les opérations chirurgicales destinées à la pose de prothèses tend à montrer que les avancées réalisées par les biotechnologies créent les conditions de viabilisation, d’allongement, de prolongement de la vie humaine, qui voit ses capacités physiques ou physiologiques et psychologiques  se renforcer et s’étendre. Ce renforcement des capacités ou des potentialités de l’homme participe de la mise en place des conditions de son bien-être physique et social. La volonté de survie et de reproduction de son espèce a conduit l’homme à recourir à l’action des biotechnologies. C’est ce que révèle Bernard Baerschi en ces termes : « ces désirs liés à la survie ont de tout temps servi de matière à la médecine ; ils sont encore de nos jours à la source de biotechnologies comme la procréation médicalement assistée (PMA) et le clonage » (B. Baertschi, 2005, p. 14).

On peut par exemple citer le cas de la procréation médicalement assistée (PMA) qui procure de nombreux avantages aux couples. Ces avantages se mesurent assez clairement par le fait que l’on assiste à la mise en place d’une révolution biotechnologique qui permet de favoriser la reproduction humaine par des techniques médicales ou pharmaceutiques, qui contribuent à remédier aux problèmes d’infertilité de couples hétérosexuels ainsi qu’à l’impossibilité d’une procréation naturelle dans le cas de couples homosexuels ou de femmes célibataires. En plus, ces techniques favorisent la possibilité d’une non contamination des enfants par des parents atteints d’une maladie grave, génétique ou virale.

Tout en révolutionnant la médecine de la reproduction, la procréation médicalement assistée représente un espoir et un salut pour les couples infertiles, une opportunité pour le choix du sexe dans un cadre médical, le diagnostic préimplantatoire et pour l’amélioration de l’harmonie et de la stabilité conjugale et sociale. Il convient de rappeler que la procréation médicalement assistée repose sur plusieurs techniques, à l’instar de l’insémination artificielle, des techniques de fécondation in vitro, du transfert d’embryons congelés, de la congélation d’ovaires. L’insémination artificielle est une technique qui permet la reproduction en dehors de tout rapport sexuel, par le dépôt du sperme dans les voies génitales de la femme. Sur le plan biomédical, il est établi que le couplage de l’insémination artificielle avec l’ovulation provoquée permet d’améliorer de manière considérable les chances pour une femme d’avoir une grossesse. Cette insémination peut être pratiquée sous trois formes. La première forme est celle qui s’effectue avec du sperme frais et qui se réalise essentiellement à la maison, en faveur des femmes célibataires qui désirent être enceintes sans avoir de rapports sexuels avec les géniteurs masculins de leurs futurs enfants, d’un couple hétérosexuel dont l’homme souffre d’une anomalie d’infertilité, d’un couple lesbien qui éprouve un désir d’enfant ou encore d’une femme porteuse de VIH et ayant aussi le désir d’avoir un enfant. La deuxième forme s’accomplit avec du sperme préparé. Cette option méthodique concerne souvent les couples dont l’infertilité n’est pas monocausale, c’est-à-dire les cas d’infertilité inexpliquée en première intention.

Quant à la troisième forme, elle se réalise avec du sperme congelé. Cette méthode est généralement utilisée pour le don de sperme, notamment pour la préservation du sperme d’un homme qui est amené à subir un traitement dont les résultats sont susceptibles de mettre en jeu sa fécondité.

En ce qui concerne les techniques de fécondation in vitro, on peut en distinguer trois, à savoir la fécondation in vitro classique qui consiste en la fécondation d’ovocytes prélevés chez la femme avec des spermatozoïdes préparés et en leur implantation dans l’utérus sous forme de transfert, l’injection intra-cytoplasmique de spermatozoïde et la micro-injection intra-cytoplasmique de spermatozoïde sélectionné à fort grossissement.

Les autres techniques de procréation médicalement assistée sont le transfert d’embryons congelés et la congélation d’ovaires qui, tout en permettant de préserver la fertilité ultérieure et de maintenir ou restaurer la fonction de reproduction, rendent aussi possibles la vitrification d’ovocytes ainsi que les dons d’ovules, de sperme, d’embryons et la gestation pour autrui.

Telles qu’elles viennent d’être déclinées, toutes ces techniques de procréation médicalement assistée procurent aux couples plusieurs avantages vitaux, indispensables pour la survie et la préservation de l’espèce humaine, à travers la facilitation artificielle des conditions de reproduction. Elles contribuent particulièrement et efficacement à la lutte contre l’infertilité ou la stérilité, à la compensation d’une stérilité provoquée, à éviter la transmission à un enfant d’une maladie grave, grâce au Diagnostic préimplantatoire et au don de sperme, à répondre aux désirs non classiques de parentalité et même à compenser l’effet de la ménopause. Ce diagnostic paraît d’autant plus avantageux pour les humains qu’il les aide à se prémunir de la transmission de maladies congénitales, en mettant les enfants ou les descendants à l’abri de maladies génétiques graves dont l’un de leurs géniteurs ou parents peut être porteur.

L’insémination artificielle et la fécondation in vitro permettent non seulement de contourner les cas d’infertilité inexpliquées et tout ce qui peut empêcher la circulation de spermatozoïdes ainsi que les problèmes de trompes et ceux liés à l’absence de croisement entre l’ovule et les spermatozoïdes, mais aussi de résoudre le problème de l’absence ou de la mauvaise qualité de gamètes tandis que l’injection intra-cytoplasmique de spermatozoïdes contribue à la résolution des problèmes liés à la stérilité de l’homme. Ces options techniques fonctionnent comme des remèdes aux maux, anomalies et faiblesses auxquels le couple se trouve confronté.

Ce qui transparaît dans l’application de ces procédés techniques à la vie humaine, c’est la perspective de soulagement et d’espérance pour l’homme qui ne voit plus dans certains handicaps ou certaines anomalies physiologiques une fatalité, mais des épreuves surmontables de la vie, grâce au génie technique, aux innovations biotechnologiques. Ils offrent aux hommes des solutions audacieuses face à l’ordre naturel défaillant, afin de permettre à ceux-ci de franchir des obstacles mécaniquement insurmontables. En mettant en place et en développant l’insémination artificielle, le don de sperme, le don d’ovocytes, la congélation d’embryons, le diagnostic préimplantatoire, le transfert et la transplantation d’embryons, de cellules et d’organes du corps humain, les biotechnologies ont révolutionné l’ordre naturel en donnant une connotation et une orientation de plus en plus artificielles.Dans la même optique, les innovations biotechnologiques ont transformé les conditions de la reproduction et de l’amélioration de la vie humaine. En ce sens, des situations et manipulations techniques, qui paraissaient autrefois inimaginables ou inconcevables, sont rendues ordinaires, banales et surtout accessibles. C’est autant signaler que l’application de procédés techniques sur le corps humain, les différentes manipulations techniques auxquelles l’être humain se trouve soumis s’inscrivent dans l’optique ou dans la perspective de salut, d’épanouissement et de soulagement de l’homme. Ils permettent d’étendre, d’accroître les pouvoirs et les capacités naturelles de l’homme.

On voit clairement que la technicisation de l’homme revêt un intérêt capital tant pour sa survie que pour son devenir ontogénétique et socioculturel. Cet intérêt est d’autant plus remarquable qu’il tend à se justifier par la nécessité de « se servir des progrès des biotechnologies pour débarrasser la condition humaine de certains de ses attributs les plus amers, comme les maladies héréditaires ou la dépression » (C. Bégorre-Bret, 2004, p. 254). Toutes les innovations techniques, mises en place par l’homme, s’inscrivent essentiellement dans la visée de cet idéal d’amélioration du cadre de vie, des conditions existentielles, de l’état du corps humain, de l’avenir de la société et de l’humanité. Elles sont la preuve et la manifestation de la nature perfectible de l’homme.Il convient, alors, de s’interroger sur les incidences ou les conséquences induites par le développement des biotechnologies sur l’avenir de la nature humaine.

2. Le développement des biotechnologies remet-il en cause l’avenir de l’humanité ?

La question de l’opportunité de se montrer optimiste vis-à-vis de l’avenir de la nature humaine se pose au regard des diverses modifications et manipulations  techniques qui affectent l’homme et qui tendent à changer la configuration naturelle de son être. Les différentes pratiques eugéniques, notamment celles qui relèvent de l’eugénisme libéral et qui permettent de modifier le dispositif génétique et naturel de l’homme, soulèvent le problème de la limite possible, compatible avec la nature de la personne humaine, que l’activité des biotechnologies devrait observer. Cette limite observable serait celle qui repose sur la nécessité d’aider l’homme à trouver des réponses à ses problèmes, à ses souffrances, à ses handicaps, à ses inquiétudes, sans le dénaturer, sans le dépouiller de ce qui constitue son essence.

Or, en observant les conséquences et les effets qui accompagnent l’activité des biotechnologies sur l’homme, on s’aperçoit que celles-ci consistent en une manipulation technicienne du corps humain, en l’utilisation d’organes, de cellules, de tissus et autres éléments constitutifs de l’organisme humain pour des fins éventuelles de réparation, de reconstitution pour un intérêt clinique. Seulement, à travers cette utilisation du corps humain, se dessine et se met en place une réalité qui fait apparaître celui-ci comme un bien disponible, manipulable et susceptible d’être exploité pour toute fin utile, liée particulièrement à la vie, la santé, à l’épanouissement de l’homme. La mise en œuvre d’opérations biotechnologiques conduit à faire du corps humain un objet, une chose destinée à des expérimentations et par là vouée à l’instrumentalisation. Quand on considère le cas des opérations d’hybridation biologique comme les greffes, les dons d’organes internes comme les reins, le cœur, le foie, et externes comme les mains, les visages, le clonage, l’installation de prothèses pour pallier ou combler certains déficits organiques et fonctionnels, on comprend à quel point l’homme se trouve soumis à une technicisation accrue qui consacre les conditions de son instrumentalisation, de sa chosification, de sa réduction à un être technique. Certes, ces opérations et ces manipulations ont une visée thérapeutique et salvatrice pour l’homme. Mais, elles représentent, en même temps une dérive, un glissement éthique, en raison de leur capacité à déstructurer, déconfigurer le statut naturel de l’homme et  la dignité inhérente à son essence, la valeur qui lui incombe naturellement et intrinsèquement. Cette valeur intrinsèque de l’hommetombe dans l’irrespect et l’indignité lorsque le corps humain se trouve réduit à une forme de banque d’organes, utilisables à n’importe quel moment et dans n’importe quelle circonstance où ils se révèlent nécessaires. Soumettre le corps humain à des tests et à des processus expérimentaux, pour des fins tant de recherche que de mise en œuvre de thérapies  réparatrices, c’est aliéner la valeur de l’homme. Au-delà des fins positives poursuivies, il se dessine dans les développements biotechnologiques une tendance inquiétante à la déshumanisation, à la perte par l’homme de ses droits naturels et légitimes. L’homme technicisé cesse d’être lui-même et devient étranger à sa configuration antérieure. Non seulement l’homme qui subit la manipulation technicienne cesse d’être lui-même, se réduit à un objet, tombant ainsi dans une rupture d’égalité de droits vis-à-vis du manipulateur, mais encore il perd sa liberté et son autonomie, et voit son essence être lésée. Ce déni de nature humaine ou d’essence humaine est d’autant plus crucial qu’il consacre, à travers la capacité développée par les biotechnologies de permettre à un homme de disposer du génome ou du patrimoine génétique d’autrui, la destruction de l’humanité de l’homme, la métamorphose de l’homme, son glissement vers un autre être, techniquement configuré. Cette possibilité de configuration ou de reconfiguration technique de l’homme conduit, sur le plan éthique et moral, à l’avènement d’un nouveau type d’être, moins humain, plus technicisé, moins naturel, plus artificiel, qui nous autorise de penser qu’il s’agit là d’un être post-humain.

Autrement dit, le règne de la puissance technique ou technologique sur la vie humaine s’impose comme une forme d’imposture, de désarticulation de l’ordre humain naturellement établi, comme un élan ininterrompu de transformation et de déstructuration de la nature humaine, du dispositif génétique de l’homme. Dès lors, face à cette perte accélérée et quasi irréversible de la nature humaine, de l’essence de l’homme, on assiste à un processus de disparition de l’humanité, à un basculement, voire un glissement de l’humanité vers la post-humanité. Celle-ci peut être entendue et comprise dans le sens d’une nouvelle ère existentielle, impulsée par l’avènement des biotechnologies, au cours de laquelle l’homme tend à s’éloigner de l’ordre naturel de son espèce et à se laisser déterminer et orienter, voire formater par les nécessités induites par les technologies et le rouleau compresseur que celles-ci contribuent à mettre en place.

C’est cet avènement continu et inquiétant d’un monde post-humain qui suscite de nombreuses interrogations  des penseurs contemporains. Comme le souligne Gaëlle Le Dref (2017, p. 393), l’intérêt de l’interrogation sur la place de l’homme dans la nature et par rapport aux autres vivants n’est pas seulement métaphysique ou scientifique. Car « la détermination de ce qu’est la nature humaine au regard de l’évolution et donc des autres vivants fournit des éléments importants de réflexions sur ce que l’être humain peut s’autoriser ou s’interdire vis-à-vis de lui-même et des autres êtres vivants » (G. Le Dref, 2017, p. 399). C’est autant dire que l’homme a des devoirs envers la nature et envers sa propre nature.

Ces questionnements, qui traversent nos espaces publics et notre univers scientifique, peuvent se résumer en la question suivante : « l’humanité est-elle une espèce en voie de disparition, va-t-elle bientôt céder la place à une nouvelle espèce biologique : la post-humanité ? » (C. Bégorre-Bret, 2004, p. 253). Cette question traduit l’inquiétude qui anime les défenseurs de la bioéthique, qui redoutent la fin prochaine de l’humanité.

Dans ce débat sur le statut et le devenir de l’humanité, Dominique Lecourt (D. Lecourt, 2003) aborde la question de la nature humaine et de son avenir en termes d’opposition entre deux tendances : les « bio-prophètes » et les « bio-catastrophistes » (C. Bégorre-Bret, 2004, p. 254). Si les « bio-prophètes » considèrent la révolution biotechnologique comme un moment nécessaire d’évolution ou de progrès de l’humanité, dans sa quête de libération vis-à-vis du déterminisme naturel, les « bio-catastrophistes », en revanche, présentent cette révolution comme un danger et une dérive destructrice pour l’humanité. Les critiques des bio-catastrophistes visent, particulièrement, le clonage humain et l’eugénisme, en particulier le Diagnostic préimplantatoire, perçus comme des pratiques qui contribuent à la dévalorisation de l’être humain, à la destruction de l’espèce humaine.

Ces critiques sont récusées par Dominique Lecourt, qui y voit l’expression de croyances infondées. Il opte alors pour le dépassement de ce catastrophisme de principe et de ce fétichisme dont on entoure la nature humaine et pour un positionnement rationaliste en faveur de l’intérêt positif et bienfaiteur des biotechnologies.

Face aux pouvoirs croissants que confèrent les biotechnologies et qui s’affirment surtout par la capacité qu’ont désormais les hommes de modifier la représentation qu’ils se font de leur propre nature, il serait convenable de répondre aux problèmes éthiques que soulèvent ces développements techniques, à savoir la question de l’opportunité d’autoriser le diagnostic préimplantatoire en vue de dépister des maladies génétiques dont les embryons conçus in vitro peuvent être affectés avant leur insémination, celle de la nécessité de permettre aux généticiens d’avoir recours aux embryons surnuméraires réservés aux programmes de lutte contre la stérilité pour mettre en place de nouvelles thérapies géniques et celle de permettre aux parents de développer chez leurs descendants des aptitudes dont le support génétique est porteur de qualités et aspects positifs fiables et clairement établis. Ces questions se résument dans la nécessité d’autoriser l’eugénisme libéral (J. Habermas, 2002, p. 30). Ces questionnements éthiques permettent de comprendre à quel degré les biotechnologies représentent une menace pour l’humain, car les pratiques qu’elles mettent en œuvre entraînent nécessairement des dérives. Parmi ces dérives, on peut souligner la disparition de la frontière entre l’homme et l’instrument, dans la mesure où l’être humain se trouve réduit à l’état d’objet manipulable et échangeable, voire conservable par la congélation, niant ainsi le caractère singulier de l’être humain, violant de ce fait la portée éthique de l’espèce humaine et  créant des inégalités entre les différentes catégories et générations humaines. Dès lors, lorsque l’on prend en compte le degré déshumanisant et dénaturant de ces dérives, on peut noter que les pratiques biotechnologiques ne garantissent pas à proprement parler l’avenir de l’humanité, car elles contribuent à mettre en péril les fondements éthiques et moraux de l’espèce humaine, en créant les conditions d’incertitude sur son avenir. Ces conditions d’incertitude et de déconstruction de la nature humaine n’offrent pas un regard rassurant et prometteur sur la possibilité pour l’homme de préserver ou de sauvegarder durablement cette nature, qui tend à se dégrader et à se désintégrer régulièrement, au fur et à mesure que se développent les biotechnologies.

Cette évolution conduit plus au désespoir qu’à l’espoir, plus à la dévalorisation qu’à la valorisation, plus à la destruction qu’à la construction des valeurs humaines. L’impact moral et éthique de ce développement est tellement désastreux qu’il affecterait la conscience humaine et la manière dont « les hommes se conçoivent eux-mêmes comme êtres génériques » (C. Bégorre-Bret, 2004, p. 260). C’est le sens même de l’analyse proposée par Habermas sur la capacité des hommes à se considérer encore comme des êtres d’une même espèce, dotés des mêmes droits à la liberté et à l’égalité (J. Habermas, 2002, p. 112-149). La programmation génétique des enfants par leurs parents ferait que ces descendants techniquement planifiés se montreraient incapables de se considérer comme des êtres autonomes et responsables de leur ordre biographique et auraient une conscience ancrée dans l’hétéronomie. Cette idée se dessine dans l’affirmation suivante : « la personne ayant fait l’objet d’un traitement prénatal, après avoir pris connaissance du modèle qui a présidé au changement de ses caractères génétiques, éprouverait des difficultés à se comprendre comme membre à parité de naissance d’une association d’individus libres et égaux » (J. Habermas, 2002, p. 116).Cette affirmation montre que les biotechnologies, à travers les opportunités offertes par le Diagnostic préimplantatoire et la possibilité pour les parents de faire des choix génétiques sur les enfants à naître, contribuent à la création d’êtres humains dépourvus de pouvoirs personnels, incapables de disposer des mêmes droits et libertés que les autres membres de la communauté et de s’y intégrer. Ce sont des humains robotisés, sans personnalité morale, porteurs d’une conscience malheureuse, troublée et déficitaire. Ce type de personnes, génétiquement programmées, tracent la voie à l’avènement d’une nouvelle espèce d’hommes non humains, non inscrits dans l’ordre naturel et génétique de la naissance et de l’évolution. Ces êtres techniquement créés, programmés et programmables, constituent une espèce technique, post-humaine, qui laisse advenir une vie moins humaine, un ordre non humain, une civilisation non humaine ; ce qui permet de comprendre que la révolution biotechnologique contribue à l’instauration d’un univers, d’un monde post-humain, impropre et incommode à la survie de l’humanité, porteur de conditions de mise en péril de l’espèce humaine. Le DPI pose le problème du statut de l’embryon, qui devient un objet, un bien échangeable et commercialisable, donnant alors à l’homme l’image d’un être soumis à la marchandisation, à la logique du marché, celle de la quête du profit financier et matériel. La portée révolutionnaire de la technique semble d’autant plus remarquable et bouleversante que « la génétique, la pharmacologie, la robotique et l’informatique sont désormais susceptibles de modifier le corps et l’esprit humains de façon irréversible : elles sont capables de créer une nouvelle espèce biologique » (C. Bégorre-Bret, 2004 : 254). Thomas Huxley déclare à cet effet que « certaines notions sur la place de l’homme dans le monde animé sont les préliminaires indispensables à la bonne intelligence de ses relations avec l’univers » (T. H. Huxley, 1894/1910, p. 58).

D’ailleurs, certains auteurs, à l’instar d’Edward Osborne Wilson, envisagent la possibilité que nos connaissances en génétique et en biologie moléculaire ainsi que otre maîtrise du génie génétique nous conduisent au niveau où nous pourrons disposer du libre choix de notre évolution et donner ainsi une nouvelle orientation à notre histoire (E. O. Wilson, 1978/1979, p. 294). Il s’inscrit dans la même optique que les transhumanistes, en imaginant que l’homme pourrait, dans le futur, décider de contrôler la «base génétique de ses comportements et aptitudes et ainsi dessiner une humanité nouvelle » (G. Le Dref, 2017, p. 417). Le transhumanisme, en tant que doctrine évolutionniste, tout en considérant l’homme comme produit de l’évolution, prône la nécessité d’une amélioration biologique de l’espèce humaine, de telle sorte que l’on puisse dépasser le stade actuel de la nature humaine et de son évolution pour s’élever à un niveau supérieur. Il postule ainsi le progrès continu de la nature humaine, qui apparaît comme un devoir qui fait dépendre cette nature de l’activité technique de l’homme, dont le destin est de s’étendre davantage dans l’univers, y compris dans le cadre d’une conquête spatiale. Claude Debru parle même de devoir-être à évoluer, de manière à entrainer l’espèce humaine dans une « néo-évolution, qui pourrait concurrencer les mécanismes établis de l’évolution biologique » (C. Debru, 2003, p. 2-3).

Pour Gaëlle Le Dref, l’enthousiasme exprimé par le transhumanisme, « une doctrine évolutionniste progressiste et technophile » ne fait que masquer « un profond pessimisme concernant la nature humaine », qui traduit une fatigue d’être ce que l’on est, un refus de la finitude, la conviction selon laquelle l’évolution du vivant devrait céder la place à l’évolution d’une pure intelligence (G. Le Dref, 2017, p. 419).

Au regard de ce péril d’humanité, de ce processus de déshumanisation et de dépouillement de l’espèce humaine, il paraît difficile de continuer de croire en la nature humaine qui s’effrite et s’éloigne à mesure que se développent les biotechnologies. Cet effritement progressif de la nature humaine pourrait faire qu’elle devienne de plus en plus une illusion, une fiction. C’est dire que loin d’offrir aux hommes la liberté, l’eugénisme libéral remet plutôt en cause les fondements de vie humaine, de la vie communautaire, de « la coexistence démocratique des membres de l’espèce humaine » (C. Bégorre-Bret, 2004, p. 261). On peut alors dire que l’homme est devenu une espèce technique, un être de plus en plus dominé par la structuration artificielle et technocratique de son existence, de son vécu. On voit bien que les innovations biotechnologiques revêtent une portée et une incidence ontologique puisqu’elles mettent en cause l’être de l’homme, le statut de la personne et de l’espèce humaine. Leurs incidences se traduisent par cette possibilité d’artificialisation de la nature humaine et par cette disparition conséquente de l’individualité et des frontières entre les espèces, notamment des frontières qui séparent les êtres humains et les machines ou les objets, voire les artifices.

Néanmoins, ce pessimisme vis-à-vis de la possibilité pour la nature humaine, soumise au totalitarisme des biotechnologies, de rester toujours et encore conforme à ses principes et à ses fondements, loin d’être radical et absolu, mérite d’être nuancé. En effet,  si les effets destructeurs et déshumanisants des activités des biotechnologies nous amènent à exprimer des inquiétudes et des incertitudes vis-à-vis de l’avenir de la nature humaine, au regard de son effritement et de sa dégradation accélérés, on peut cependant continuer de croire en la capacité de l’homme, de la raison humaine à prendre conscience de ses limites, à les surmonter, à s’améliorer, à rénover et à restructurer tant ses œuvres que ses pouvoirs. Dans ce sens, on peut croire en la capacité de la raison humaine à se remettre en cause, à se renouveler, à revoir ses plans, ses desseins et à les corriger. Le caractère rationnel et perfectible de la nature humaine peut amener l’homme à prendre conscience des dérives des biotechnologies, à mettre en avant la responsabilité de protéger et de maintenir l’humanité dans l’intérêt des générations présentes et futures (H. Jonas, 1995).

Le procès des biotechnologies peut alors être rapproché de celui qu’Habermas propose sur la modernité. Si les maîtres de l’Ecole de Francfort, à l’instar de Max Horkheimer, Theodor Adorno et dans une certaine mesure Herbert Marcuse, ainsi que d’autres analystes de la modernité portent un jugement entièrement et radicalement pessimiste sur celle-ci, laissant croire qu’elle a définitivement échoué, de par les dérives aliénantes, dépravantes et déshumanisantes des Lumières en général et de la rationalité techno-scientifique en particulier, Habermas, lui, propose de « donner de la modernité une vision plus nuancée et moins jouée d’avance » (J. Habermas, 1988, p. 430). A ce titre, il considère que la modernité n’a pas encore échoué, qu’elle demeure un « projet inachevé », marqué par le renouvellement et le recyclage par la raison humaine de ses valeurs, de ses principes et de ses fondements, en vue d’explorer et de réorienter ses potentialités non encore explorées ou mal explorées. C’est dans cette optique qu’il n’est pas requis de cesser de croire en la nature humaine, tant celle-ci dispose de potentialités rationnelles non instrumentales, de ressources morales et de compétences pragmatiques à partir desquelles il lui est possible de se rectifier, de se restaurer et de retrouver son authenticité.

Pour faire face aux menaces et aux dérives induites par les biotechnologies, il incombe à l’humanité le devoir d’imposer des limites aux interventions génétiques en vue de créer les conditions de préservation ou de sauvegarde des fondements éthiques de la nature humaine. Certes, les biotechnologies ont une portée révolutionnaire, au regard des capacités de transformation et d’amélioration de la vie qu’elles offrent à l’humanité, des nouveaux produits et services qu’elles génèrent. Mais, en même temps, les hommes doivent être amenés à les considérer et à les utiliser avec une grande prudence et à mettre en avant les aspects éthiques qui en ressortent. Dans cette optique, ils devraient recourir à leur conscience éthique et s’efforcer de concilier l’utilisation des biotechnologies avec l’exigence de respect des valeurs d’humanité. Pour ce faire, des discussions pourraient être menées sur l’espace public pour permettre aux différents acteurs et experts concernés d’échanger sur des questions de bioéthique, sur les risques humains liés à l’utilisation des biotechnologies et sur la nécessité de prendre en compte les différentes visions socioculturelles et religieuses du monde propres aux diverses communautés dans les processus de prise de décisions relatives à cette utilisation. Cette approche communicationnelle par laquelle les hommes pourraient exprimer ou exposer leurs inquiétudes, leurs propositions alternatives, peut permettre d’adopter, par la voie de la concertation, des pistes relativement propices à un usage intelligent, mesuré et raisonnable des biotechnologies, afin de concilier celles-ci avec la préservation et le devenir de l’humanité. Cette préservation implique la prise en compte et l’application de règles propices à la responsabilité de chaque homme dans le contexte des progrès biotechnologiques (P. Cullet, 2004, p. 181-199).

Conclusion

La réflexion sur les conséquences induites par la technicisation de l’homme met en évidence tant la capacité des biotechnologies à favoriser l’épanouissement et le bien-être des êtres humains que les dérives auxquelles elles donnent lieu sur le plan éthique et moral. Dès lors, si les conséquences déshumanisantes des biotechnologies offrent des arguments à partir desquels il est possible de douter de la possibilité de maintenir les fondements de la civilisation et de la culture d’humanité, le caractère perfectible, dynamique, moral et novateur de la raison humaine peut amener l’homme à recycler ses pouvoirs et ses valeurs et à mettre en perspective ses potentialités positives, ses vertus, ses atouts pour tracer le chemin de la prise de conscience morale et de la réorientation de la puissance biotechnologique vers la préservation de sa nature et de son espèce. La démarche communicationnelle devrait être alors privilégiée, de telle sorte que les questions relatives aux enjeux éthiques, sociaux, sanitaires et politiques des biotechnologies soient soumises à une discussion critique et ouverte.

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DES ESPACES RURAUX FACE AUX MÉTROPOLES :                   L’APPORT DE COMPARAISONS NORDS – SUDS

Nelly Annick-Narcisse ZÉBRO épouse DAGO

Université Félix HOUPHUET-BOIGNY d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

nellyanick@gmail.com

Résumé :

À l’échelle planétaire, de nombreux contrastes de développement sont à observer entre les sociétés. Le choix et la comparaison d’indicateurs économiques et sociaux ont permis de déterminer deux catégories de pays : ceux du Nord qualifiés de pays développés et ceux du Sud qualifiés de pays en développement. Cette distinction soulève un certain nombre de questions qui permettent de différencier les pays développés des pays en développement. Dit autrement, les traits caractéristiques des pays du Nord et partant, de ceux du Sud seront précisés dans cette étude. Par voie de conséquence, en s’inspirant du modèle Nord-Sud, les espaces ruraux et les métropoles présentent à leur tour des caractéristiques distinctes et différenciées élucidées dans le même temps.

Mots clés : Espaces ruraux, Métropoles, Nords-Suds, Pays développés, Pays en développement.

Abstract :

On a global scale, many contrasts in development are to be observed between societies. The selection and comparison of economic and social indicators made it possible to identify two categories of countries : those in the North qualified as developed countries and those in the south as developing countries. This distinction raises a number of issues that makes the difference between the developed and developing countries. In other words, the characteristics of the Nord and hence those of the South will be specified in this study. Consequently taking example from the Nord-South model, rural areas and metropolises present in their turn, distinct and differentiated characteristics that have been elucidated at the same time.

Keywords : Rural areas, Metropolises, North-South, Developed countries, Developing countries.

Introduction

De grands écarts de développement existent à toutes les échelles entre les États développés (Nord) et les États en développement (Sud). Ce contraste est d’ailleurs mis en évidence à l’intérieur de ces États sus-évoqués, en l’occurrence dans les espaces ruraux et les métropoles. Or la planète compte près de 7 milliards d’habitants et devrait atteindre 9,5 milliards vers 2050.  Aujourd’hui, plus de 50% de la population vit en métropole contre 2% au début du XIXe. On estime que le nombre de TGV va exploser au cours du XXIe, plus de 25 aires urbaines de plus de 10 millions d’habitations. Aussi, l’analyse de la métropole apparaît-elle comme une nécessité puisqu’elle concerne le cadre de vie de la majorité de l’humanité. Dans le même temps, les milieux ruraux se vident de leurs populations. Cette distinction soulève un certain nombre de questions telles que : le phénomène d’urbanisation dans le monde, facteur de la déruralisation est-il révélateur des inégalités de développement entre le Nord et le Sud ? La réponse à cette question mérite de prendre en compte celles-ci : comment apparaissent les pays développés par opposition aux pays en développement ? Dit autrement, quels sont les traits caractéristiques des pays du Nord et partant de ceux du Sud ? Par voie de conséquence, en s’inspirant du modèle Nord-Sud, les espaces ruraux et les métropoles présentent à leur tour quels types de caractéristiques distincts et différenciés ? Cette étude poursuit donc deux objectifs : en premier lieu distinguer les pays du Nord de ceux du Sud ; en second lieu montrer que cette distinction Nord / Sud influence elle à son tour la métropole et le rural. Notre approche sera donc comparative. Il s’agira de distinguer la métropole durural en illustrant avec la comparaison Nord / Sud.

1. Des espaces ruraux face aux métropoles

1.1. Les espaces ruraux

Les milieux ruraux dans leur perspective de développement sont laissés à leur propre initiative, à quelques exceptions près. Cela signifie que selon les besoins et les souhaits des acteurs locaux, les nouvelles entités peuvent répondre à des objectifs très variables. Par exemple, selon Laurent Carroué, dans Les espaces ruraux en France, « la compétence scolaire, une des principales actions de la communauté rurale du Bernavillois, n’est en réalité transférée que dans une large minorité. De tailles réduites, tous les services ruraux ne peuvent pas être distribués à la même échelle. » (L. Carroué, 2018)

Quant à l’adduction d’eau, poursuit-il (L. Carroué, 2018), les établissements scolaires (maternelle et primaire) de même que l’assainissement, représentent plus de la moitié de ces syndicats. Leur persistance est clairement liée à l’inadaptation des périmètres intercommunaux, l’adduction d’eau et l’assainissement répondant avant tout à des logiques de bassins-versants, les écoles étant le plus souvent gérées par des regroupements d’une poignée de villages (par exemple, le périmètre de la communauté de communes du Saulnois, soit l’arrondissement de Château-Salins, compte une quinzaine de syndicats scolaires, sans compter les municipalités qui continuent à gérer leurs écoles indépendamment de toute coopération). L’exemple de Bernaville, étudié  par Carroué en début de son article, montre que des politiques rurales ambitieuses peuvent néanmoins exister dans ce domaine. Ces observations semblent montrer que la multiplicité des échelles d’action est dans la nature même de l’organisation des territoires ruraux et de leur équipement.

Jean-Louis Chaléard, Martine Berger et Olivier Ninot, dans « Métropolisation et recomposition des espaces à dominante rurale à la périphérie des métropoles des Suds » dans la Revue Tiers Monde 2016/2, p. 199 à 221, nous font découvrir le projet Périsud. Ce projet avait pour objectif d’analyser les dynamiques territoriales dans les périphéries de six métropoles des Suds diverses par leur taille, leur densité, leur localisation géographique, leur rayonnement international : Shanghai, Mexico, Lima, Le Cap, Hanoi et Abidjan. Cet ordre correspond à celui de la plupart des classements…. Dans un de ses volets, le projet Périsud s’est particulièrement intéressé aux espaces « ruraux » ou « à dominante rurale » situés aux franges de la ville. Ce sont des espaces agricoles, boisés ou encore peu utilisés, regroupant largement ce qu’on appelle parfois les « espaces ouverts » (open spaces). La recherche a porté une attention particulière sur ces espaces « agri-urbains » relativement délaissés dans les Suds, tant par les spécialistes des villes focalisés sur les centres urbains et les processus d’expansion urbaine que par les ruralistes orientés vers les campagnes plus lointaines.

Une des évolutions majeures des franges rurales est la diversification des formes d’utilisation de l’espace. Longtemps considérés comme consommables et en voie d’absorption par la ville, les espaces ruraux connaissent aujourd’hui des évolutions divergentes en fonction de leur position, des systèmes de production pratiqués et de l’inégal dynamisme des métropoles. Cette tendance générale se décline différemment selon les villes. L’essor de l’artisanat en relation avec le marché urbain peut prendre des formes très variées. Autour d’Abidjan et pour répondre aux besoins de l’agglomération, s’est développé un artisanat alimentaire important, comme celui des femmes qui transforment le manioc produit localement en attiéké (sorte de couscous de manioc) vendu en ville. Dans le delta du fleuve Rouge, près de Hanoi, les ruraux produisent des objets divers pour le marché local et pour l’exportation dans des villages de métiers où en général plus de 50 % de la population active s’adonne aux activités artisanales et industrielles, parfois parallèles à l’agriculture (Fanchette, 2011). Le milieu rural devient un espace de loisir pour les citadins et les touristes en quête d’espaces verts et d’endroits agréables pour se reposer ou se distraire. Au Cap, les grandes exploitations viticoles développent des activités de restauration et d’hôtellerie, quelques fermes se sont dotées de haras et proposent aux citadins et aux touristes des activités récréatives liées au cheval. Plusieurs villages voient la multiplication des restaurants champêtres ou de bord de mer (dans la péninsule au sud du Cap ou le long de la côte, au nord), de camps de camping (comme à l’est de Lima), etc.

Cela dit, la ville n’est pas seulement source d’animation et de diversification. Elle menace les activités et son expansion est source de nombreux conflits concernant l’usage des sols. Le projet met en évidence le recul des terres agricoles devant l’urbanisation. C’est un phénomène général mais il touche inégalement les systèmes de cultures et les métropoles. Les cultures qui reculent le plus sont les productions vivrières, faites de petits paysans, ou les cultures d’exportation dites « traditionnelles » (fruits et boissons tropicales, fibres textiles). Ainsi, autour de Hanoi, dans le delta du fleuve Rouge comme à Shanghai, la riziculture a régressé fortement. À la périphérie d’Abidjan, le café et le cacao ont décliné avec la chute des cours et une partie des anciennes cocoteraies, près du littoral, est urbanisée ou en voie d’urbanisation.

Les différences sont cependant assez fortes. À Mexico, les espaces agricoles ont largement disparu de la zone métropolitaine de la ville de Mexico. Pour les paysans détenteurs de titres fonciers, il apparaît plus intéressant de vendre la terre que de la cultiver. Pour ceux qui cultivent encore, l’activité extra-agricole est devenue principale, s’accompagnant d’un repli sur l’autoconsommation. À Lima, les espaces agricoles reculent rapidement devant l’urbanisation. À Carabayllo, au nord-est, par exemple, les petits paysans vendent leurs terres à des promoteurs immobiliers qui créent des lotissements dans la vallée, avec l’assentiment des autorités municipales qui y voient un certain nombre d’avantages (entre autres, le lotissement évite les invasions et les promoteurs installent les équipements de base : électricité, adduction d’eau, etc.) Au contraire, à Shanghai, la ceinture maraîchère se renouvelle au sein de la métropole en se transformant en ceinture verte agritouristique et écologique (Tallet, Monin, 2014). En effet, après une phase de réduction des surfaces agricoles, la circulation du foncier liée à la décollectivisation a favorisé l’émergence de grandes exploitations tenues par des coopératives ou des entreprises privées. Ce mouvement conjugué à la volonté politique de maintenir au sein de la métropole des espaces verts (agricoles, forestiers, à vocation écologique ou récréative), a contribué à la recomposition d’espaces agricoles multifonctionnels. Au Cap, la zone de production maraîchère intensive située au sud de la ville est menacée par des projets de développement urbain (lotissements, zones d’activités). En réaction, quelques-unes des plus grandes exploitations ont déjà commencé à se redéployer ailleurs, au nord de l’agglomération, là où les réserves de terres agricoles et la distance à la ville permettent d’envisager plus sereinement le développement d’activités agricoles à long terme. Les plus petits exploitants ne disposant pas des mêmes capacités d’investissement sont eux, sans doute condamnés à disparaître à court ou moyen terme.

L’agriculture souffre aussi de la proximité des populations urbaines et de certaines industries. Les eaux utilisées pour l’agriculture sont souvent contaminées. À Lima, la croissance urbaine perturbe les systèmes d’irrigation anciens : certains canaux sont par exemple bouchés par des ordures ménagères. À Abidjan, les eaux de la lagune sont aujourd’hui très polluées. L’importance de ces évolutions, comme toutes celles qui menacent les espaces ruraux, est étroitement dépendante des politiques urbaines mises en œuvre, elles-mêmes résultantes du contexte politique et social de chaque métropole et du rapport de force entre différents acteurs : autorités administratives, entreprises publiques et privées, populations locales. À la suite de la présentation des milieux ruraux, comment se présentent à leur tour les espaces métropolitains ?

1.2. Les métropoles

L’augmentation de la population sur la terre entraîne une croissance de l’occupation de l’espace et de l’aménagement des territoires sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Cette tendance très forte depuis le début du XXe siècle, a des conséquences énormes. La plus grande richesse est dans les mégalopoles. Aujourd’hui, 53% de l’humanité vit en ville. La ville est un espace définissable par la concentration de population et la présence d’activités de commandement que l’on ne trouve pas dans les espaces ruraux alentours.

 La population se concentre de plus en plus dans les villes. Dans les pays en développement (contrairement aux pays développés), la croissance urbaine explose à cause de l’exode rural, de la forte croissance naturelle et des meilleurs services de santé. Les grandes métropoles ont une logique mondiale de concentration des activités. Elles ont des ressources abondantes. En 2008, 53% de la population du globe est urbaine. On estime qu’il y aura 5 milliards de citadins en 2030. La croissance urbaine est ralentie dans les pays développés mais explosive dans les pays en développement, alimentée par l’exode rural. Les grandes métropoles bénéficient de la logique mondiale de la concentration des activités.

Le monde est de plus en plus urbain. On prévoit qu’environ 70% de la population sera urbaine. En effet, les villes s’étalent de plus en plus dans l’espace. Une part importante de la population vit désormais en ville. Le début du 20ème siècle se caractérise par l’importance de l’étalement urbain et le phénomène de métropolisation : la concentration des hommes et des activités dans les plus grandes villes. La répartition spatiale des fonctions et des populations urbaines n’est pas due au hasard, « elle peut mettre en évidence des dynamiques de séparation importantes. En effet, les sociétés urbaines révèlent de multiples inégalités socio-spatiales qui traduisent des dysfonctionnements sociaux et territoriaux majeurs. » (Tissot et Poupeau, 2005).

En raison de l’ampleur de ce phénomène, nous cherchons à mieux comprendre comment les inégalités socio-spatiales se construisent et se modifient dans les villes et ce, en lien avec leur propre histoire et particulièrement avec les actions politiques menées notamment en matière de logement et d’urbanisme. En effet, les inégalités socio-spatiales interrogent nos sociétés démocratiques qui sont fondées avant tout sur le principe d’égalité. Celui-ci fait référence, dans sa conception rawlsienne (https://journals.openedition.org/cybergeo), à la notion de justice sociale et spatiale. De plus, en France où le modèle communautaire (https://journals.openedition.org/cybergeo) est très souvent rejeté au nom de l’égalité républicaine, une des solutions proposées et adoptées par les politiques urbaines est le principe de mixité sociale. Or, les politiques qui prônent ce principe (notamment la Politique de la Ville, la loi Solidarité et Renouvellement Urbain, les Contrats Urbains de Cohésion Sociale…) n’ont pas réussi à réduire les divisions allant parfois même jusqu’à les accentuer (Commerçon, 1988 ; Simon, 1995 ; Subra, 2006 ; Bilek, 2008 ; Charmes, 2009 ; Giroud, 2015).

La répartition spatiale des fonctions et des populations urbaines n’est pas due au hasard, elle peut mettre en évidence des dynamiques de séparation importantes. En effet, les sociétés urbaines révèlent de multiples inégalités socio-spatiales qui traduisent des dysfonctionnements sociaux et territoriaux majeurs (Tissot et Poupeau, 2005). La séparation des différents groupes sociaux dans un même espace urbain peut être subie ou volontaire et révéler des tensions plus ou moins importantes entre classes sociales qui s’opposent dans la hiérarchie sociale (Roncayolo, 1952 ; Brun et Chauviré, 1983 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989 ; Chauviré et Chauviré, 1990 ; Brun et Rhein, 1994). Ces inégalités socio-spatiales se traduisent notamment dans les villes par des différences d’accès à l’emploi, de qualité des logements ou encore d’intégration territoriale. Au cours de ces derniers siècles, les espaces urbains ont grandement évolué et présentent des ensembles de populations, d’habitats et d’activités différenciés (Bourdeau-Lepage et Huriot, 2005 ; Grafmeyer et Authier, 2011). En effet, les différenciations socio-spatiales semblent être une constante de tout temps (Smith, 2010). Rosanvallon (2011) explique qu’il faut bien sûr les admettre mais qu’elles soient relativement limitées pour assurer un « vivre-ensemble » et une paix sociale.

Il est évident, la ville possède plusieurs facettes et correspond selon Berry (1964), à « un système dans un système de villes ». Ces diverses facettes varient généralement selon les populations, l’héritage urbain ou l’action politique. Par conséquent, les villes par leur configuration spatiale, leur histoire, leur organisation économique et institutionnelle, peuvent présenter des inégalités socio-spatiales plus ou moins marquées. Ces différentes formes socio-spatiales, qu’elles aient été pensées politiquement ou qu’elles résultent spontanément de diverses dynamiques, cristallisent et reflètent les logiques des sociétés et des fonctions qu’elles abritent (Ascher, 2001). Ainsi, l’idée est de se focaliser sur l’espace urbain, plus à même de révéler les inégalités les plus fortes (Tissot et Poupeau, 2005), plus ou moins visibles selon l’échelle retenue.

L’espace rural et la métropole ont présenté précédemment dans cette étude de nombreux points de dissemblance. En quoi ces divergences contribuent-elles à apporter une comparaison entre le Nord / Sud ?

2. L’apport de comparaisons Nords / Suds

2.1. Inégalités Nords / Suds

 Dans la Revue Tiers Monde 2016 /2, l’hypothèse défendue ici est que, en même temps que les processus de métropolisation que connaissent les six villes retenues transforment leurs périphéries non urbanisées, ces transformations sont elles-mêmes des indicateurs des formes spécifiques de la métropolisation dans les Suds. Il ne s’agit pas ici de discuter les termes de « métropole » et de « métropolisation » qui ont donné lieu à une littérature abondante et sur lesquels existe un certain consensus : pour la plupart des auteurs de cette revue, la métropolisation se caractérise par la concentration des individus mais aussi des activités de commandement, du capital, de l’innovation dans le cœur des grandes agglomérations mondiales (Veltz, 1996 ; Robinson, 2006 ; Ascher, 2009). On sait qu’au sein des espaces métropolitains, le processus de métropolisation engendre une différenciation interne croissante (Sassen, 2012), qui se manifeste dans le rapport entre périphéries et ville centre et au sein des périphéries. On cherchera ici avant tout à saisir comment les nouvelles conditions et les nouveaux comportements qu’instaure la métropolisation (évolution de l’alimentation qui oriente les productions agricoles, dynamisme des secteurs industriel et tertiaire, volonté de préservation d’espaces « verts »), suscitent de multiples changements dans le rapport entre la ville et ses périphéries « agri-urbaines » et au sein des périphéries elles-mêmes. Par ailleurs, les espaces métropolitains sont des espaces « glocaux », marqués par des dynamiques endogènes et globales (Ghorra-Gobin, 2010). L’attractivité résidentielle des espaces ruraux est très différente selon les métropoles, en raison des niveaux d’équipements inégaux, mais aussi des représentations que s’en font les citadins. Cela tient à la fois à la configuration des villes, à leur histoire, aux contextes dans lesquels elles s’inscrivent.

Dans l’ensemble, dans la Revue Tiers Monde 2016/2, le milieu rural est très nettement sous-équipé par rapport à l’urbain, ce qui peut le rendre peu attractif. À Abidjan, les équipements de base (eau, électricité, etc.) y sont plus souvent absents qu’en ville. À Lima, les indicateurs statistiques mettent en évidence le sous-équipement relatif des espaces ruraux par rapport aux espaces urbains à la périphérie de la ville. La distance au centre-ville et aux zones d’activité (et d’emploi) s’oppose aussi au développement des fonctions résidentielles des espaces ruraux. Les systèmes de transports urbains sont généralement inefficients dès que l’on s’écarte des grands axes et des principaux nœuds structurant les agglomérations et reliant mal les villes aux espaces ruraux proches. Ceux-ci constituent souvent des lieux d’accueil pour les migrants récents, les néo-citadins les moins qualifiés ; mais les quartiers situés au contact entre ville et campagne bénéficient aussi d’aménités environnementales (par exemple la proximité d’espaces naturels protégés) qui les rendent attractifs pour les classes moyennes, voire pour des catégories plus aisées, adoptant souvent le modèle des gated communities pavillonnaires. Ainsi à Lima, on trouve parfois côte à côte, sur le front urbain, des lotissements de villas et des quartiers spontanés.

Comme le démontre amplement la revue du tiers monde, la valorisation résidentielle des périphéries rurales peut tenir dès lors à deux phénomènes : d’une part, la création de lotissements dont les parcelles ont été vendues tout équipées ; d’autre part, la cherté des logements en ville qui pousse les citadins à s’installer en périphérie. C’est le cas à Abidjan, où les villages des autochtones ébriés peuvent héberger parfois de nombreux migrants dont certains travaillent en ville mais résident chez les villageois en raison des coûts des logements. Mais si le logement « au village » ne pose guère de difficultés dans un pays comme la Côte d’Ivoire où le rural est relativement valorisé, il n’en va pas de même partout. À Shanghai, comme dans les grandes villes chinoises, habiter un espace classé comme rural est dévalorisé et dévalorisant : les ruraux en Chine ne bénéficient pas des mêmes droits sociaux.

À la vérité, si nous voulons privilégier la prise en compte des critères spécifiques à chaque contexte, notamment le contexte métropolitain et le contexte rural, la comparaison peut-elle être possible ?

2.2. L’impossible comparaison

La revue du tiers monde très utilisée dans cette étude fait la mise en place d’une démarche quantitative. Elle suppose l’existence de données ou d’éléments permettant de construire une base de données. La question n’est pas seulement celle de l’accès inégal aux sources ou de leur existence, voire de leur inégale fiabilité. Le premier obstacle à la comparaison réside souvent dans le maillage territorial utilisé pour la production statistique. Certaines agglomérations correspondent à une maille administrative et/ou politique : le district d’Abidjan a été défini en 2001 et englobe, outre les 10 communes de la ville d’Abidjan, 3 communes périphériques ; le « Grand Hanoi » a été créé et délimité en 2008 ; l’aire métropolitaine du Cap a été regroupée sous l’autorité d’un gouvernement unique en 2001 (Dubresson, Jaglin, 2008). En revanche, Mexico et Lima s’étalent sur plusieurs entités administratives pour lesquelles on ne dispose pas toujours d’informations concordantes.

En outre, la définition du rural et de l’urbain varie selon les pays, soutient la revue du tiers monde, rendant les comparaisons chiffrées difficiles car les données collectées ne correspondent pas aux mêmes réalités. La Côte d’Ivoire, en 1998 lors de son recensement, est considérée comme urbaine, toute localité de plus de 5 000 habitants et dont plus de 50 % de la population active travaille hors de l’agriculture. Au Vietnam, une localité est considérée comme urbaine si elle compte plus de 4 000 habitants, des densités supérieures à 6 000 habitants au km2 et si plus de 65 % de sa population active est employée dans des secteurs non agricoles. En Chine, une localité de plus de 80 000 habitants sera considérée comme bourg, alors qu’en Côte d’Ivoire il s’agit d’une ville moyenne. Dès lors toute comparaison chiffrée doit être menée avec prudence.

Les analyses ont été ainsi menées à trois niveaux différents par le projet périsud. D’abord celui de chaque métropole avec un triple objectif : la situer dans son contexte régional, mesurer son poids (démographique, économique, etc.), définir les modes de gouvernance qui s’appliquent à la ville et aux périphéries. Ensuite, celui de chacune des périphéries, afin de la situer dans l’ensemble métropolitain auquel elle appartient. Enfin, des cas exemplaires de situations en périphérie ont été l’objet d’enquêtes de terrain, afin d’entrer plus en profondeur dans l’analyse des processus.

Les matériaux récoltés ont été différents selon les échelles d’analyse. Les analyses à l’échelle des métropoles s’appuient sur les statistiques disponibles, les documents produits par les autorités (plans d’urbanisme quand ils existent, etc.) et des entretiens avec des responsables des gouvernements métropolitains et/ou de l’aménagement. Les études de cas ont privilégié les entretiens et les enquêtes de terrain auprès des différents acteurs (autorités locales, représentants d’associations, résidents, etc.) Par ailleurs, des conventions avec des organismes nationaux ou locaux (comme l’INEI à Lima) ont parfois permis l’accès à des données très précises. Dans d’autres villes, il a été beaucoup plus difficile de les recueillir et même de mener des enquêtes de terrain approfondies, comme à Shanghai.

Si des interrogations communes ont donc donné une cohérence certaine à la démarche d’ensemble, il était difficile d’orienter systématiquement la production et la collecte d’informations sur l’objectif d’une comparaison terme à terme basée sur des indicateurs quantifiables ; mais l’essentiel était ailleurs : saisir des processus d’évolution de ces espaces originaux, au contact rural/urbain, pour lesquels nous avons réuni un corpus de connaissances. La variété des évolutions observées répond en partie à la diversité des représentations des citadins et des politiques urbaines. Espaces convoités dont les fonctions sont l’objet de débats, les périphéries urbaines reflètent dans leurs transformations, les rapports de force et les enjeux de pouvoir au sein des systèmes métropolitains. Sous couvert de développement durable, il s’agit de reprendre le contrôle foncier sur de vastes espaces qui appartenaient aux communautés depuis la révolution agraire.

L’Ordenamiento Ecológico, approuvé par l’Assemblée législative en 2000, constitue un instrument de politique environnementale permettant d’endiguer l’expansion urbaine tout en contrôlant l’utilisation rurale et écologique du sol. Mais les lois sont largement détournées dans un jeu complexe et multiple de rapports de force entre acteurs publics et privés, de laisser-faire et de clientélisme (Valette, 2014).

Conclusion

Les réalités divergentes des espaces ruraux et des espaces métropolitains des Suds sont le reflet des contradictions entre les aspirations de ces métropoles à accéder au rang de « ville globale » et les contraintes propres aux villes de pays émergents : nourrir des populations urbaines en croissance rapide, leur donner du travail et des logements. La variété des formes prises par le contact entre villes et campagnes renvoie à la fois aux spécificités des sociétés locales, aux rapports de force entre les différents acteurs et aux multiples arrangements conclus dans des espaces de plus en plus chèrement disputés. Dans leur diversité, les configurations sociales et spatiales observées sur les fronts urbains de ces métropoles témoignent bien d’une dialectique entre modernité et marginalité. Elles expriment la tension entre une conception des espaces ouverts comme espaces de projets, garants de la qualité du cadre de vie urbain et des formes de vie sociale et d’activités économiques révélatrices d’une marge urbaine où les pouvoirs locaux sont faibles, les réseaux techniques inachevés et qui demeurent encore pour partie un espace de transit et d’acculturation pour les nouveaux arrivants en ville. Ces périphéries rurales doivent être lues comme un espace hybride, où se côtoient et s’affrontent pouvoirs traditionnels, activités informelles et tentatives encore inabouties de mise au point d’une gouvernance unifiée à l’échelle métropolitaine.

Références bibliographiques

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PINÇON-CHARLOT Monique, 1989, Dans les beaux quartiers. Paris, Seuil.

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TISSOT Sylvie, POUPEAU François, 2005, « La spatialisation des problèmes sociaux », in Actes de la recherche en sciences sociales, Vol.4, n°159, 2005, p. 4-9.


[1] On peut opposer au moins deux thèses à cette lecture que fait J. J. Robrieux au sujet de l’approche platonicienne de la rhétorique. La première est la nôtre, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de théorie rhétorique chez Platon. La seconde, moins sévère, soutenue par K. N. Yéo (2013, p. 126), est qu’ « il n’existe pas deux types de rhétorique, mais que la rhétorique est une science unique dont les usages peuvent différer ».

[2] Empédocle d’Agrigente est celui qui a jeté les bases de la rhétorique. Mais la naissance officielle de cette discipline est attribuée à ses disciples, Corax et Tisias.

[3] On peut lire les articles 2, 3, 4, et 5 tirés de Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, trad. franç., par Paul Schrecker, Paris, Vrin, 2001, p. 161.

[4] Cf. Leibniz, « De la réforme de la philosophie. Première et de la notion de substance », Op. cit., p. 162.

[5] Dans ces conditions, comme dit Patrick Cerutti dans La Philosophie de Schelling, « Rares sont ceux qui auront donné une image aussi vivante et aussi différenciée de l’histoire de la pensée moderne ». Paris, Vrin, 2019, p. 28.

[6] Encore faut-il préciser que le substantialisme cartésien s’est exposé à des critiques sans pareil. En témoigne le propos de J. C. Bardout, « La transparence et l’immédiateté du cogito cartésien sont ici définitivement abolies ; l’âme ne se sent elle-même, ne se réfléchit en elle-même que par la médiation de son idée obscure en cette vue et claire dans l’au-delà ». Cf. Malebranche et la métaphysique, Paris, PUF, 1999, p. 93.

[7] Pour Michel Serres : « La monade contient le principe de tout ce qui lui arrive, est arrivé et arrivera, etc. Elle porte en elle, de toute éternité, la loi de la série de ses modifications. Par conséquent, comme en mathématiques, la loi de la série est dans la série ». Cf. Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF, 1982, p 262.

[8] G. Martin souligne à grands traits que « au début de toute connaissance Leibniz pose deux grands principes : le principe de contradiction et le principe de raison suffisante ». Cf. Leibniz. Logique et Métaphysique, trad. franç. par M. Régnier, Paris, Beauschesne, 1966, p. 14.

[9] Selon Aristote, « L’âme est nécessairement substance, en ce sens qu’elle est la forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance ».

[10] Il convient de préciser, soit dit en passant, que « le principe fondamental de Leibniz est l’individuel ». Cf. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, tome 6, « La philosophie moderne », trad. franç., par P. Garniron, Paris, Vrin, 1985, p. 1575.)

[11] J.-B. Rauzy écrit : « La puissance de la synthèse leibnizienne tient précisément à ce que l’individualité est elle-même définie par sa coexistensivité à l’universel qui en détermine la constitution la plus intime ».

[12] Knecht ne manque pas de préciser le caractère pluridisciplinaire de la pensée leibnizienne en ces termes : « La pensée de Leibniz embrasse  ainsi l’ensemble des études  logiques au sens où l’on peut aujourd’hui encore entendre ce terme. Bien plus, elle refuse toute spécialisation. Elle ne considère jamais la logique sous un aspect unique, limité, mais la veut à la fois théorie de la démonstration, méthode de l’invention, formalisme abstrait, métamathématique, théorie du signe, épistémologie et méthodologie de la connaissance ».

[13] Dans le même élan, Edmund Husserl a érigé le « principe d’économie de pensée et la logique ». Cf., Recherches logiques 1. Trad. de l’allemand par René Scherer, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », p. 212.

[14] Tous les Etats africains sont parties, sans exception, à la Charte des Nations Unies, adoptée à San Francisco le 26 Juin 1945. Cette adhésion leur confère la qualité de membre de l’organisation mondiale. Ils ont également adhéré aux principes contenus dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 Décembre 1948 et aux différents autres Pactes internationaux.

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