Perspectives 013-2017

PUBLICATION N°013


1. La crise du migrant : pour une reconnaissance éthique des étrangers, Andredou Pierre KABLAN ………..………………………………………. 1


2. La critique du complexe de supériorité culturelle ou la réhabilitation de la dignité des peuples, Maxime Kobenan KOUMAN …………………………………………….. 23


3. Le contrat social : sens et non-sens, Léon Raymond AHOUO ……………………………………………… 43


4. Perdre sa vie à la gagner : du paradoxe du travail, Fatima DOUMBIA …………………………………………………….…. 65


5. Laïcité et citoyenneté en Côte d’Ivoire, Bi Zaouli Sylvain ZAMBLÉ ………………………………………………….……84


6. Perception des risques socio-sanitaires et attitude liée à la consommation du tabac chez les élèves du Collège Moderne Koko de Bouaké (Côte d’Ivoire), Gnazegbo Hilaire MAZOU ……………………………………………………… 104


7. Utilité des tests cognitifs pour le dépistage des démences chez les personnes âgées en Côte d’Ivoire, Antoine DROH …………………………………………………………… 119


8. Approche psychosociologique du veuvage féminin chez les Sénoufo Tiembara de Korhogo (Côte d’Ivoire), Coulibaly ZOUMANA ……………………………………………………… 133


9. Poétique de l’hybride dans le roman migrant africain, Effoh Clément EHORA ………..…………………………………..…. 149


10. Les chants funéraires bobo : la parole comme moteur du voyage des âmes des défunts, Alain SANOU ………………………………………………………. 170



11. La marginalisation du livre dans les médias d’État ivoiriens, Renaud-Guy Ahioua MOULARET ………………………………………………………. 202


Présentation et Sommaire N°013 > Résumés des articles N°013

Volume VII  –  Numéro 13        Juin 2017         ISSN : 2313-7908N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

Directeur de Publication : Prof. Doh Ludovic FIÉ

Boîte postale : 01 BP V18 ABIDJAN 01

Tél : (+225) 03 01 08 85

(+225) 03 47 11 75

(+225) 01 83 41 83

E-mail : administration@perspectivesphilosophiques.net

Site internet : http:// perspectivesphilosophiques.net

ISSN : 2313-7908

N° DEPOT LEGAL 13196 du 16 Septembre 2016

ADMINISTRATION DE LA REVUE PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES

Directeur de publication : Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités

Rédacteur en chef : Dr. N’dri Marcel KOUASSI, Maître de Conférences

Rédacteur en chef Adjoint : Dr. Assouma BAMBA, Maître de Conférences

COMITÉ SCIENTIFIQUE

Prof. Aka Landry KOMÉNAN, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités, Métaphysique et Éthique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université Alassane OUATTARA.

Prof. Azoumana OUATTARA, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa

Prof. Daniel TANGUAY, Professeur des Universités, Philosophie Politique et Sociale, Université d’Ottawa

Prof. David Musa SORO, Professeur des Universités, Philosophie ancienne, Université Alassane OUATTARA

Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université Alassane OUATTARA

Prof. Henri BAH, Professeur des Universités, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université Alassane OUATTARA

Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal

Prof. Jean Gobert TANOH, Professeur des Universités, Métaphysique et Théologie, Université Alassane OUATTARA

Prof. Kouassi Edmond YAO, Professeur des Universités, Philosophie politique et sociale, Université Alassane OUATTARA

Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou

Dr. N’Dri Marcel KOUASSI, Maître de Conférences, Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA

Prof. Yahot CHRISTOPHE, Professeur des Universités, Métaphysique, Université Alassane OUATTARA

COMITÉ DE LECTURE

Prof. Ayénon Ignace YAPI, Professeur des Universités, Histoire et Philosophie des sciences, Université Alassane OUATTARA

Prof. Azoumana OUATTARA, Professeur des Universités, Philosophie politique, Université Alassane OUATTARA

Prof. Catherine COLLOBERT, Professeur des Universités, Philosophie Antique, Université d’Ottawa

Prof. Daniel TANGUAY, Professeur des Universités, Philosophie Politique et Sociale, Université d’Ottawa

Prof. Doh Ludovic FIÉ, Professeur des Universités, Théorie critique et Philosophie de l’art, Université Alassane OUATTARA

Prof. Henri BAH, Professeur des Universités, Métaphysique et Droits de l’Homme, Université Alassane OUATTARA

Prof. Issiaka-P. Latoundji LALEYE, Professeur des Universités, Épistémologie et Anthropologie, Université Gaston Berger, Sénégal

Prof. Kouassi Edmond YAO, Professeur des Universités, Philosophie politique et sociale, Université Alassane OUATTARA

Prof. Lazare Marcellin POAMÉ, Professeur des Universités, Bioéthique et Éthique des Technologies, Université Alassane OUATTARA

Prof. Mahamadé SAVADOGO, Professeur des universités, Philosophie morale et politique, Histoire de la Philosophie moderne et contemporaine, Université de Ouagadougou

Prof. Samba DIAKITÉ, Professeur des Universités, Études africaines, Université Alassane OUATTARA

Prof. Yahot CHRISTOPHE, Professeur des Universités, Métaphysique, Université Alassane OUATTARA

COMITÉ DE RÉDACTION

Dr Abou SANGARÉ, Maître de Conférences

Dr Donissongui SORO, Maître de Conférences

Dr Alexis KOFFI KOFFI, Maître-Assistant

Dr Kouma YOUSSOUF, Maître de Conférences

Dr Lucien BIAGNÉ, Maître de Conférences

Dr Nicolas Kolotioloma YEO, Maître-Assistant

Dr Steven BROU, Maître de Conférences 

Secrétaire de rédaction : Dr Blé Sylvère KOUAHO, Maître de Conférences

Trésorier : Dr. Grégoire TRAORÉ, Maître de Conférences

Responsable de la diffusion : Prof. Antoine KOUAKOU, Professeur des Universités

SOMMAIRE

1. La crise du migrant : pour une  reconnaissance éthique des étrangers

Andredou Pierre KABLAN ………..…………………………………………………. 1

2. La critique du complexe de supériorité culturelle ou la réhabilitation de la dignité des peuples

Maxime Kobenan KOUMAN ………………………………………….……………. 23

3. Le contrat social : sens et non-sens

Léon Raymond AHOUO …………………………………………………………..… 43

4. Perdre sa vie à la gagner : du paradoxe du travail

Fatima DOUMBIA ……………………………………………………………………. 65

5. Laïcité et citoyenneté en Côte d’Ivoire

Bi Zaouli Sylvain ZAMBLÉ ………………………………………………………… 84

6. Perception des risques socio-sanitaires et attitude liée à la consommation du tabac chez les élèves du Collège Moderne Koko de Bouaké (Côte d’Ivoire)

Gnazegbo Hilaire MAZOU ……………………………………………………..… 104

7. Utilité des tests cognitifs pour le dépistage des démences chez les personnes âgées en Côte d’Ivoire

Antoine DROH ……………………………………………………………………… 119

8. Approche psychosociologique du veuvage féminin chez les Sénoufo Tiembara de Korhogo (Côte d’Ivoire)

Coulibaly ZOUMANA ……………………………………………………………… 133

9. Poétique de l’hybride dans le roman migrant africain

Effoh Clément EHORA ………..……………………………………………….…. 149

10. Les chants funéraires bobo : la parole comme moteur du voyage des âmes des défunts

Alain SANOU ……………………………………………………………………..…. 170

11. La marginalisation du livre dans les médias d’État ivoiriens

Renaud-Guy Ahioua MOULARET ………………………………………………. 202

LIGNE ÉDITORIALE

L’univers de la recherche ne trouve sa sève nourricière que par l’existence de revues universitaires et scientifiques animées ou alimentées, en général, par les Enseignants-Chercheurs. Le Département de Philosophie de l’Université de Bouaké, conscient de l’exigence de productions scientifiques par lesquelles tout universitaire correspond et répond à l’appel de la pensée, vient corroborer cette évidence avec l’avènement de Perspectives Philosophiques. En ce sens, Perspectives Philosophiques n’est ni une revue de plus ni une revue en plus dans l’univers des revues universitaires.

Dans le vaste champ des revues en effet, il n’est pas besoin de faire remarquer que chacune d’elles, à partir de son orientation, « cultive » des aspects précis du divers phénoménal conçu comme ensemble de problèmes dont ladite revue a pour tâche essentielle de débattre. Ce faire particulier proposé en constitue la spécificité. Aussi, Perspectives Philosophiques, en son lieu de surgissement comme « autre », envisagée dans le monde en sa totalité, ne se justifie-t-elle pas par le souci d’axer la recherche sur la philosophie pour l’élargir aux sciences humaines ? 

Comme le suggère son logo, perspectives philosophiques met en relief la posture du penseur ayant les mains croisées, et devant faire face à une préoccupation d’ordre géographique, historique, linguistique, littéraire, philosophique, psychologique, sociologique, etc.

Ces préoccupations si nombreuses, symbolisées par une kyrielle de ramifications s’enchevêtrant les unes les autres, montrent ostensiblement l’effectivité d’une interdisciplinarité, d’un décloisonnement des espaces du savoir, gage d’un progrès certain. Ce décloisonnement qui s’inscrit dans une dynamique infinitiste, est marqué par l’ouverture vers un horizon dégagé, clairsemé, vers une perspective comprise non seulement comme capacité du penseur à aborder, sous plusieurs angles, la complexité des questions, des préoccupations à analyser objectivement, mais aussi comme probables horizons dans la quête effrénée de la vérité qui se dit faussement au singulier parce que réellement plurielle.

Perspectives Philosophiques est une revue du Département de philosophie de l’Université de Bouaké. Revue numérique en français et en anglais, Perspectives Philosophiques est conçue comme un outil de diffusion de la production scientifique en philosophie et en sciences humaines. Cette revue universitaire à comité scientifique international, proposant études et débats philosophiques, se veut par ailleurs, lieu de recherche pour une approche transdisciplinaire, de croisements d’idées afin de favoriser le franchissement des frontières. Autrement dit, elle veut œuvrer à l’ouverture des espaces gnoséologiques et cognitifs en posant des passerelles entre différentes régionalités du savoir. C’est ainsi qu’elle met en dialogue les sciences humaines et la réflexion philosophique et entend garantir un pluralisme de points de vues. La revue publie différents articles, essais, comptes rendus de lecture, textes de référence originaux et inédits.

Le comité de rédaction

LA CRISE DU MIGRANT :                                                                         POUR UNE RECONNAISSANCE ÉTHIQUE DES ÉTRANGERS

Andredou Pierre KABLAN

Université Alassane OUATTARA (Côte d’Ivoire)

andredou@yahoo.fr

Résumé :

Le phénomène migratoire est généralement traité comme une problématique politique dont la complexité se nourrit d’enjeux économiques et identitaires. Cette manière de l’aborder réduit ses perspectives de solution à des mesures politiques qui suscitent, par ailleurs, des interrogations éthiques légitimées par la dégradation idéologique et techniciste de la dignité des migrants. Ainsi, pour sortir de la crise du migrant, la réflexion doit être engagée sur la trajectoire de l’éthique qui recommande que, premièrement, la gouvernance des richesses nationales favorise l’accès de tous à la prospérité publique, et deuxièmement, les différents pays du monde, devant s’approprier les valeurs de la démocratie internationale[1], s’élèvent à une compréhension universaliste de la dignité humaine pour rendre effectif l’avènement d’un monde ouvert, c’est-à-dire solidaire, uni pour la vie et contre toutes les formes du mal.

Mots-clés : Crise, Démocratie internationale, Dignité, Éthique, Humanité, Migration, Solidarité.

Abstract:

The migration phenomenon is generally treated as a political problem whose complexity is nourished by economic and identity stakes. This way of approaching it reduces its prospects for a solution to political measures that raise, moreover, ethical questions legitimized by the ideological and technological degradation of the migrants’ dignity. Thus, in order to get out of the migrant’s crisis, there must be a reflection on the trajectory of ethics, which recommends that, firstly, the governance of national wealth should promote public access to public prosperity and, secondly, all the countries in the world must grasp the values of international democracy, and rise to a universalist understanding of human dignity in order to bring about the advent of an open world, that is to say a world of solidarity, united for life and against all forms of evil.

Key words : Crisis, International Democracy, Dignity, Ethics, Humanity, Migration, Solidarity.

Introduction

Les procédures de régulation du phénomène migratoire le spécifient comme une question politique majeure dont la complexité réside dans la combinaison dynamique des enjeux économiques et des angoisses identitaires qui innervent la gouvernance des pays. La surveillance des frontières, la remise en question du droit d’asile, les législations discriminatoires, le traitement identitaire dans l’accès aux soins de santé, la répression des étrangers sans titres ou permis de séjour, la violence identitaire, l’instrumentalisation économique de ces personnes déracinées, suscitent des interrogations éthiques sur la situation des migrants condamnés à la déchéance[2]. En effet, pour ces êtres humains en situation de désespoir social, c’est-à-dire insatisfaits de leurs conditions de vie et de leurs chances d’avenir dans leurs pays d’origine qui ne semblent plus offrir les occasions propices à la réalisation de leurs aspirations morales, économiques, politiques et sociales, la migration est la seule solution qui soit en phase avec leurs problématiques. Elle est donc l’expression du désir de vivre, de la volonté humaine qui cherche par ce moyen à être heureuse ailleurs. En d’autres termes, le migrant est la personne humaine qui veut opérer un saut hors de sa condition actuelle pour aller vivre dans un autre pays où les critères de la vie lui semblent meilleurs pour lui permettre de se libérer des risques de l’existence.

Mais cette volonté des individus qui veulent trouver leur bonheur dans d’autres pays rencontre des résistances de toutes natures, politiquement, économiquement et culturellement entrelacées entre elles. Elles montrent que la crise du migrant livré à la lutte pour sa reconnaissance, sa promotion sociale et économique, apparaît donc comme une problématique de l’économie sociale inséparable des idéologies politiques et identitaires. Mais pour la résoudre, l’on réduit généralement ses perspectives d’analyse et de solution à la compétence exclusive des procédures politiques qui se préoccupent de la traiter par des accords politiques. Or, nombreuses sont les questions éthiques fondamentales qu’elles induisent, par ailleurs, dans la définition et la mise en œuvre des mesures de protection et d’intégration sociale des migrants. Il s’agit, entre autres, des mécanismes d’exclusion identitaire, de la discrimination, de la criminalisation des migrants sans titres de séjour, des entraves à l’accès aux droits, à l’emploi et aux soins de santé qui les condamnent à la vulnérabilité et à la précarité sociale. Face à ces questions éthiques qu’elles soulèvent, quelles perspectives nouvelles à la fois rationnelles, raisonnables et justifiables, c’est-à-dire en fin de compte, éthiquement rassurantes, devons-nous construire pour favoriser l’intégration des migrants ? Cette question est une tâche urgente qui exige de voir autrement la problématique de la migration. Cette exigence va au-delà des solutions technicistes fondées sur les prouesses de la chirurgie esthétique. En effet, si la chirurgie esthétique parvient à l’effacement des traits raciaux des minorités qui y ont recours pour se faire accepter, cette piste techniciste est-elle sans implications éthiques ? Rigoureusement, la compréhension et le traitement de la crise du migrant, n’engagent-ils pas la réflexion sur la trajectoire de l’éthique pour interroger les bases et les finalités éthiques de la gouvernance économique des richesses nationales et, sur le plan international, susciter la réflexion autour du migrant sur les enjeux de l’appropriation des valeurs éthiques de la démocratie internationale par les législations nationales ? C’est dire que les perspectives d’analyse et de solution de la crise du migrant ne peuvent être efficaces que dans l’appropriation par chacun de nous des instruments conceptuels de l’éthique comme réflexion première devant éclairer les procédures politiques, les idéologies économiques et identitaires. En d’autres termes, la voie de l’éthique comme recherche permanente de ce qui fonde la cohérence et le sens de l’agir humain au service des intérêts communs de l’humanité[3] dans son ensemble, interpelle l’humanité[4] de la conscience de chaque habitant de la terre humaine face à la situation du migrant qui ne demande qu’une seule chose : sa reconnaissance éthique. Quel est le contenu de cette demande de sa reconnaissance éthique ? Les questions interminables que suscite la crise du migrant ne nous rappellent-elles pas que l’universalité de la dignité humaine ne peut avoir de barrières identitaires et politiques, ni cesser aux frontières des peuples ? Ne soulignent-elles pas d’ailleurs que la solidarité internationale que proclament les traités et conventions politiques, n’a de sens évident et de valeur que si le regard politique sur le migrant se mue en méditation éthique profonde qui le révèle comme sa responsabilité première ? Cette responsabilité ne convoque –t-elle pas notre capacité éthique à nous vouloir et à nous concevoir comme membres de la communauté humaine qui se mobilise chaque jour pour l’avènement d’un monde meilleur, uni pour la vie et contre toutes les formes du mal ?

L’analyse de toutes ces questions consistera d’abord à interroger les fondements logiques des résistances idéologiques aux mouvements migratoires, ensuite à en montrer les limites, et enfin, à proposer des mesures de régulation éthique pouvant aider à restaurer la dignité des migrants.

1. Logique des résistances idéologiques aux mouvements migratoires

Au-delà de sa conception à l’échelle nationale qui concerne les déplacements d’habitants des régions les plus défavorisées vers les régions les plus favorisées dans un même pays, la migration, à l’échelle internationale qui nous intéresse ici, est selon J. K. Galbraith (1997, p. 105) « Le déplacement de femmes et d’hommes des pays les plus démunis vers les pays les plus favorisés et les conséquences sur la vie économique et sociale du pays d’accueil», mais aussi sur sa vie culturelle. Mais pour être complète, cette définition doit être soutenue par une analyse statistique. Car c’est cette analyse qui nous situera mieux sur l’ampleur du phénomène migratoire et les justifications des logiques politiques et identitaires du traitement des migrants. Sur cette question, l’étude statistique s’appuyant sur la base des données de l’ONU et de l’OCDE en 2013, menée par J.-C. Dumont et J.-P. Garson (2001, p. 29), relève que : « Le nombre d’immigrés a cru deux fois plus vite durant la première décennie du XXIe siècle (en moyenne +4,6 millions par an) qu’au cours des années 1990 (+2 millions par an)». À en croire J.-C. Dumont et J.-P. Garson (2001, p. 30), la répartition statistique de ces flux migratoires indique qu’« en 2013, c’est en Europe que réside le plus grand nombre d’immigrés (72,5 millions), contre presque 71 millions en Asie, près de 62 millions en Amérique (dont 53 millions en Amérique du Nord), 18,5 millions en Afrique et environ 8 millions en Océanie ».

Les causes de ces flux migratoires sont multiples qui les déclinent en des formes diverses. Il s’agit des migrations à caractère humanitaire qui concernent d’abord les réfugiés politiques, ceux qui, dans leurs pays, fuient la répression politique, les guerres civiles, ou ethniques, ensuite, les victimes des catastrophes naturelles, et enfin les réfugiés économiques fuyant la pauvreté. Il y a à côté de ces formes de migration que nous venons d’exposer, les migrations de compétences, c’est-à-dire de ceux dont on peut se féliciter du rôle conséquent dans la promotion des domaines de la pensée et de l’action. Il s’agit ici, des écrivains, des artistes, des scientifiques, des ingénieurs, c’est-à-dire en fin de compte, tous ceux qui ont une expertise technique ou scientifique à partager. Schématiquement, les flux migratoires sont en lien avec des questions d’ordre politique, économique et social.

Si dans cette typologie classificatoire des migrants, ceux qui, en raison de leurs atouts sociaux, économiques et culturels exprimables en termes de compétences dans les affaires du pays d’accueil, sont facilement intégrés, c’est-à-dire ne subissent pas trop les contraintes légales, la situation se présente tout autrement pour les autres catégories de migrants. Il s’agit de ceux qu’« on appelle, selon J. -L. Gouraud (2016, p. 110), tantôt des réfugiés, tantôt des migrants, tantôt des demandeurs d’asile, et tantôt…des envahisseurs ». En somme, il s’agit de ces personnes déracinées, qu’on qualifie généralement de fardeaux sociaux supplémentaires dont la massification quotidienne déroute la politique démographique et le système social d’ensemble du pays d’accueil. M. Donald Trump, candidat républicain à la présidentielle de 2016 aux États-Unis ne cesse de dénigrer ces migrants comme des voleurs, des violeurs, des profiteurs dans ses discours politiques que nous rapporte S. Halimi (2016, p. 68) : « Quand le Mexique nous envoie ses gens, il n’envoie pas les meilleurs(…), Il envoie des gens qui ont plein de problèmes et qui apportent ces problèmes avec eux. Ils apportent des drogues. Ils apportent des crimes. Ce sont des violeurs »[5].

Ce regard discriminatoire sur les migrants nous situe clairement sur la logique des politiques de surveillance des mouvements migratoires que développent les pays d’accueil. Le contenu de cette logique renferme les fondements du contrat politique et social qui lient les pouvoirs publics et leurs citoyens. En effet, les citoyens attendent d’eux qu’ils remplissent leurs obligations en termes d’amélioration du système social, d’élaboration de politiques d’emploi rassurantes, de réduction de la pauvreté, d’amélioration des services de santé, de renforcement des conditions de sécurité, de promotion de l’éducation et de la culture. En d’autres termes, ils attendent d’eux, la facilitation des conditions propices à la réalisation de leur prospérité et de leur bonheur. Les pouvoirs publics ont donc pour mission d’ensemble de garantir la promotion économique et sociale ainsi que la sécurité de leurs membres. Richard Trumka, Président de l’AFL-CIO, Principale fédération syndicale américaine, affirmait dans son témoignage, selon S. Halimi (2016, p. 68), devant le comité judiciaire du Sénat, les propos suivants : « Notre système injuste d’immigration est un des nombreux obstacles qui empêchent les travailleurs de s’en sortir. (…) Depuis trop longtemps, notre système migratoire truqué autorise les employeurs à dégrader les salaires et les conditions de travail dans notre pays ».

Dans cette perspective sociale, il est clair que l’intérêt du citoyen constitue prioritairement le cœur de la promesse politique, de l’engagement et de la fidélité des pouvoirs publics envers leurs membres. Étant donné donc la complexité des composantes de cette responsabilité première qui défie la capacité des pouvoirs publics à répondre aux revendications sociales, aux attentes et intérêts de leurs citoyens, peuvent-ils s’embarrasser de la réflexion sur la prise en charge d’étrangers indigents, vulnérables, sur leur sol ? L’absence même d’offres d’emplois disponibles pour leurs propres citoyens, ne conduit-elle pas à la considération de l’étranger sans compétence, ni qualification, comme une charge sociale en trop, inutile et politiquement incorrecte? Les pouvoirs publics peuvent-ils se permettre d’être écrasés par le fardeau d’une présence massive d’étrangers ? Ne trouvent-ils pas cette présence comme une menace pour la paix nationale, l’équilibre du système social, l’équilibre politique et économique ?

Telles sont donc les questions qui expriment le radicalisme des idéologies et discours politiques contemporains sur le migrant. En effet, selon J. K. Galbraith (1997, p. 105) « il existe un fort courant de réflexion (….) qui s’insurge violemment contre l’immigration. On avance ici une profonde méfiance envers les immigrants et l’on favorise des campagnes agressives contre leur entrée et leur présence ». Ce constat est juste. Et les propos politiques sur les dispositions contre les migrants dominent aujourd’hui la scène politique internationale. La remise en question du droit d’asile ne pose plus aucun problème de principe. L’Union européenne est même favorable aujourd’hui à la création d’un nouveau corps de police ayant pour mission spécifique de surveiller les frontières extérieures. À en croire B. Bréville (2016, p. 1) :

D’une ampleur exceptionnelle, la vague migratoire de 2015 a sérieusement enrayé le fonctionnement de l’Union européenne. Entre les mois d’août et octobre derniers, l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie ont toutes rétabli des contrôles à leurs frontières pour bloquer l’arrivée de réfugiés.

La France n’est pas contre ces mesures qu’elle juge politiquement responsables devant ses citoyens. Le Front national français qui lutte pour l’obtention de la direction politique des citoyens français radicalise sa position. Il affirme avec Madame Marine Le Pen, ainsi que le relève B. Bréville (2016, p. 1), que « l’absence de frontières nationales, représente une folie criminelle». D’une manière générale, ce radicalisme politique conduit, bien évidemment, à défendre une politique sociale dénonçant et fustigeant les migrants comme des voleurs d’emplois qui déstabilisent le système d’assistance sociale au service des citoyens des pays d’accueil. Il est donc évident qu’en situation de crise sociale ou de rareté d’emplois, le raisonnement à la fois politique, social et identitaire, qui traverse les idéologies nationalistes se mobilise en faveur des préférences nationales.

À ce stade de la réflexion, l’on comprend que la crise du migrant se traduit par son rejet politique, social et identitaire qui soumet son intégration à débat. Ce débat, pense T. Kozakaï (2007, p. 12), « interpelle dirigeants politiques, intellectuels et citoyens de tous horizons sur la nécessité ou non de revisiter la conception universaliste de la nation ». Cette idée n’implique pas seulement la reconnaissance publique des différences identitaires, mais recouvre aussi l’apport constructif de ces différences à la production de la nation. Car ne montre-t-elle pas en filigrane les limites des idéologies qui combattent les mouvements migratoires alors que, paradoxalement, les nations industrialisées ne peuvent se passer des migrants pour renouveler leur capital humain en matière de force de travail ou de main-d’ œuvre pour le travail réel, c’est-à-dire les tâches les plus pénibles avec des salaires dérisoires ?

2. Limites des logiques idéologiques contre les migrants

La place qu’occupent les migrants dans la capacité des nations à favoriser la promotion de la vie économique et sociale de leurs citoyens n’est pas de moindre importance. Toutes catégories socio-professionnelles confondues, les migrants mettent à la disposition des pays d’accueil, leur capital humain. Il faut entendre par ce concept fondamental le sens que lui donne son inventeur. En effet, comme le relève C. Lafontaine (2014, p. 232-233), ce concept de capital humain, élaboré par Gary Becker, prix Nobel d’économie, se mesure au salaire auquel un individu peut aspirer sur le marché. Suivant cette logique, chaque individu possède un capital qui peut être intellectuel ou physique qu’il se doit de faire fructifier par le biais d’investissements personnels. L’histoire des nations industrialisées est dominée par l’apport d’expertises étrangères à la gestion de leurs politiques publiques de développement. En effet, L. Marlio (1943, p. 38-39) relève que le plus important pour les penseurs de la vie politique et sociale des nations, comme au temps de Voltaire, n’était pas l’attachement à la nationalité, mais la dynamique de la pensée universelle, de l’esprit humain sans frontières, de la fraternité internationale. Voici son témoignage :

Au-dessus des frontières, il y a entre les nations un travail commun de perfectionnement à accomplir dans le domaine de l’esprit pour le plus grand bien de l’homme et de la civilisation. C’était l’époque où les souverains considéraient normal de s’entourer d’étrangers pour constituer leur garde du corps, commander leurs armées, diriger leurs finances ou même leur gouvernement. L’Italien Mazarin avait dirigé la politique française (….) Voltaire était le conseiller du roi de Prusse comme le banquier genevois Necker avait essayé de sauver du désastre financier la monarchie française chancelante.

Ce récit est assez long, mais il est édifiant pour nous rappeler ce devoir de mémoire envers l’étranger même si les générations actuelles des pays industrialisés pensent qu’elles n’ont aucune responsabilité historique envers les migrants qualifiés ou sans qualification professionnelle des pays pauvres qui cherchent à épanouir leur existence dans ces régions d’opportunités et d’abondance. En effet, deux faits majeurs dans l’histoire politique et économique de l’Europe confondent les politiques contemporaines qui se dressent contre les migrants : Le couple colonisation/ décolonisation et les deux Guerres Mondiales. Pendant la colonisation, on importait les étrangers sans qualification professionnelle comme des matières premières humaines. Mais dans ce processus d’instrumentalisation de la personne humaine, les occidentaux effectuaient leurs flux migratoires vers le Tiers Monde. La décolonisation n’a-t-elle pas eu pour résultat la dialectique des mouvements migratoires vers les pays industrialisés ? J. Lacouture (1976, p. 203) souligne bien cet oubli de l’histoire économique des nations industrialisées. Voici, en substance le rappel historique qu’il adresse aux politiques contemporaines qui combattent la migration des peuples des pays sous-développés :

À l’époque coloniale, les Blancs allaient chez les Noirs. Dans la phase de décolonisation, les Noirs viennent chez les Blancs. Nous exportions nos produits finis- hommes compris-et nous importions de la force de travail. Nous étions dans le Tiers Monde, le Tiers Monde est maintenant chez nous- exploité mais présent.

Il y a donc un rapport d’inversion. L’Europe n’irrigue plus, mais maintenant irriguée par les migrants des pays du Tiers Monde. Ensuite, les deux Guerres Mondiales ont eu pour conséquence que l’Europe développe une politique de repopulation et de main-d’ œuvre pour relancer son économie. Selon J. P. Devoto (2014, p. 434), « À l’issue des deux dernières guerres, on recherche la main-d’ œuvre étrangère nécessaire à la reconstruction du pays et à la repopulation du territoire. Lors de la relance économique des années 1950 la France est friande de travailleurs (….) ».

Sous ses formes multiples, la migration offre aux pays d’accueil des masses importantes de capital humain, qui accomplissent généralement les métiers les plus pénibles pour une contrepartie salariale misérable, tandis que les citoyens des pays d’accueil, vivent dans le confort. Les migrants constituent une main-d’œuvre bon marché. Cette politique sociale à l’égard des étrangers reste persistante dans les projets de gouvernance politique en Occident. En effet, selon S. Halimi (2006, p. 68), Bernie Sanders, candidat à la primaire démocrate en 2016 aux États-Unis, la dénonce en ces termes : « Ce que les gens de droite aimeraient, c’est une politique d’ouverture des frontières. Faire venir toutes sortes de gens, les faire travailler pour 2 ou 3 dollars de l’heure, ce serait parfait pour eux. Je ne suis pas d’accord ». Il y a donc dans les politiques publiques occidentales un projet d’exploitation et d’instrumentalisation des migrants. Coupés de leurs équilibres familiaux, traditionnels, sociaux et culturels, de tous leurs repères environnementaux, ces migrants en situation de précarité peuvent-ils attendre mieux des discours politiques les concernant ? La question signifie tout simplement que les faveurs dont ils se sentent honorés ne sont que des formes déguisées de systèmes d’exploitation de l’homme par l’homme. Le discours sur l’immigration de F. D. Closets (1976, p. 200) était déjà révélateur d’un tel mécanisme d’exploitation sociale et économique de ces déracinés du monde :

Nous voulons croire que nous aidons le Tiers Monde en lui procurant du travail. C’est un mensonge que démentent les faits. C’est nous et non eux qui sommes bénéficiaires de l’opération. C’est nous qui demandons à des pays pauvres d’élever à leurs frais des hommes qui travailleront à notre profit au lieu de développer leur pays.

Nous connaissons donc les bénéficiaires du travail des migrants, qualifiés ou sans qualification professionnelle. L’essentiel est que toute politique d’intégration des migrants est soutenue par l’analyse socio-économique du rapport coût-bénéfice, c’est-à-dire la mise en balance de leurs incidences économiques sur la politique des dépenses publiques et les avantages socio-économiques attendus ou espérés de leur présence. Telle est la philosophie qui sous-tend la politique économique et sociale de Thomas J. Donohue, Président de la Chambre Américaine du Commerce. Dans son discours sur l’immigration, il laisse entendre, comme on peut le noter avec S. Halimi (2016, p.69), ceci :

La réforme que nous soutenons encouragera les clandestins à sortir de l’ombre et leur donnera les droits dont jouissent les autres travailleurs (…). Un programme de travail temporaire est nécessaire pour combattre la pénurie, présente et future, de main d’œuvre, qui découle de notre croissance économique et du départ à la retraite de 77 millions de baby-boomers.

Ce besoin de renouvellement de la force de travail détermine les politiques d’incitation à l’accueil des migrants pour exercer les activités pénibles, monotones, et sans prestige dans presque tous les secteurs de la vie économiques. En d’autres termes, les migrants tiennent les économies nationales par la base. Ils constituent le support réel de la croissance économique ainsi que le reconnaît J. K. Galbraith (1997, p. 106) :

Aux États-Unis, les vagues successives d’immigration, en provenance d’abord d’Europe, puis d’Asie et d’Amérique du Sud, se sont réparties autant dans l’industrie que dans l’agriculture. Il y aurait aujourd’hui peu de fruits et de légumes en Amérique, et l’on trouverait difficilement autant de conserve de tous ordres dans les rayons des magasins américains à des prix aussi attrayants, en l’absence de cette main- d’œuvre étrangère.

Cette remarque peut s’étendre à de nombreux pays occidentaux. La France, la Grande-Bretagne, l’Italie sont, entre autres, concernés. Ces pays puisent, eux aussi, leur force de travail dans les réserves humaines du Tiers Monde pour accomplir les travaux sans prestige, et pourtant nécessaires pour le plein épanouissement social et économique de ces pays soucieux, chacun, comme le dit bien J. K. Galbraith (1997, p.106) de l’évidence de sa « capacité à soutenir la promotion sociale et économique de ses membres ».

Ainsi, l’idée d’ensemble selon laquelle les migrants sont des intrus, des fardeaux ou des charges supplémentaires dont la prise en charge augmente les dépenses publiques et déséquilibre les systèmes sociaux des pays d’accueil, paraît peu défendable. En effet, l’immense service qu’ils leur rendent parfois dans des conditions inhumaines, et la dynamique de la structure de notre monde actuel ouvert à la réceptivité des valeurs de la démocratie internationale et la mondialisation des économies qui ruine les considérations nationalistes pour un monde convivial et cosmopolite sont plutôt des motifs suffisants pour déconstruire et combattre les fondements des discours et des pratiques discriminatoires contre les migrants. Cette déconstruction n’est pas moins pertinente quand on sait se représenter l’importance réelle aujourd’hui des migrants dans la mondialisation croissante des économies. J.-C. Dumont et J.-P. Garson (2014, p. 32-33) relèvent que :

Tous pays confondus, le regain d’intérêt pour les migrations de travail, aussi bien temporaires que permanentes, a été l’une des caractéristiques marquantes des années 2000.Cette décennie a été aussi celle de la mobilité croissante des étudiants internationaux. Les pays développés se sont rendu compte que cette population pouvait constituer une source de revenus et de compétences décisives dans la mondialisation des économies.

L’articulation mondialisation-migrations et croissance économique domine désormais les grandes politiques économiques et sociales averties, c’est-à-dire les stratégies de développement des pays qui modifient aujourd’hui leurs législations pour mobiliser les compétences des étrangers. Ce regain d’intérêt pour le rôle conséquent des migrants dans la dynamique d’ensemble du développement économique et social des pays d’accueil, n’implique-t-il pas qu’ils soient aussi bien accueillis, intégrés et traités sans discrimination fondée sur leurs traits raciaux et culturels, ni être combattus avec des préjugés qui les rendent responsables du chômage ?

D’une manière générale, la problématique de la crise du migrant est un champ de réflexion complexe. Mais l’approche de cette question sous l’angle politique pour espérer des solutions évidentes qu’offriraient les procédures de régulation politique n’est pas suffisante pour restaurer la dignité du migrant. C’est pourquoi, la réflexion doit être engagée sur la trajectoire de l’éthique. Étant donné sa situation qui exprime d’une certaine façon une aspiration de la personne humaine au renouveau de son existence, c’est-à-dire son refus de tout ce qui dégrade sa dignité, le migrant ne convoque-t-il pas la solidarité de tous ? La crise du migrant n’interpelle-t-elle pas l’humanité de la conscience de chacun de nous ? En somme, quelles procédures éthiques à visée universelle doit-on développer et promouvoir pour favoriser l’intégration des étrangers dans un monde où les chaînes de valeurs sont en recomposition et obligent les nations articulées à son architecture internationale à rendre leurs frontières perméables aux hommes, aux compétences, aux échanges culturels et aux intérêts ? En définitive, la réflexion sur la crise du migrant n’engage-t-elle pas le débat sur l’éthique des modes de la gouvernance du monde, c’est-à-dire la gouvernance des richesses nationales et les enjeux de l’appropriation des valeurs de la démocratie internationale par les législations nationales ?

3. Sortir de la crise du migrant : pour une éthique des modes de la gouvernance du monde

La crise du migrant met en situation paradoxale le projet éthique de l’humanité, c’est-à-dire son aspiration éternelle vers l’avènement d’un monde meilleur où règnent, la transparence, la fraternité et la solidarité humaine. Ces supra-valeurs qui constituent l’essence de l’humanité sont de plus en plus rendues opaques par la logique exclusiviste des intérêts égoïstes. En effet, les stratégies de domination et d’appropriation politico-économiques des ressources communes qui sont des biens publics mondiaux, mais inaccessibles à tous les êtres humains, créent dans les pays, entre les pays et au niveau mondial des inégalités de niveau de vie qui concernent les pouvoirs d’achat et les revenus des populations. Le creusement sans mesures de réduction évidentes des déséquilibres de niveau de vie influence les aspirations des populations migrantes qui veulent échapper aux effets pervers de la pauvreté au sens large du terme comme l’écrivent J. –P. Allegret et P. L. Merrer (2015, p. 363) :

La perception de la pauvreté s’est élargie, passant d’un concept étroit basé sur le revenu et la consommation à une notion pluridimensionnelle faisant intervenir le niveau d’instruction, la santé, la participation à la vie sociale et politique, la sécurité et la liberté de l’individu, la qualité de l’environnement, etc.

C’est dans un tel contexte que s’explique le déplacement massif et permanent des migrants des pays pauvres vers les régions les plus aisées du monde comme le soulignent J.-P. Dumont et J.-P. Garson (2014, p. 35) : « L’extrême pauvreté qui règne dans certains pays en développement pousse des milliers de personnes à émigrer au péril de leur vie ». Le problème migratoire ravive aujourd’hui la réflexion sur la problématique d’élaboration d’un système d’assistance publique aux pauvres et des procédures de distribution des PIB dans le monde. Les effets de ces procédures, étant jugés « asymétriques et inéquitables », selon l’expression de F. Bresson (2014, p. 104), confortent la logique migratoire des êtres humains qui s’en trouvent lésés et espèrent trouver dans les pays de leur destination plus de commodités de vie et d’épanouissement, c’est-à-dire un ensemble de conditions propices à la réinvention de leur existence et à la restauration de leur dignité. Car au nom de quelle valeur absolue des êtres humains acceptent d’engager leur vie dans des expéditions migratoires mortelles en Méditerranée centrale comme on peut s’interroger avec Y. Mens (2016, p. 46) ? La migration est alors l’expression d’une volonté manifeste d’arrachement de soi à la précarité sociale et à la désespérance qu’entrainent les injustices de l’économie triomphante conformes aux stratégies dégradantes et aliénantes d’un monde où les droits de la personne humaine, l’affirmation et la promotion sociale de notre vie sont soumis à négociations. Or comme le dit F. Bresson (2014, p. 105), « ces négociations ne s’effectuent pas sur une base égalitaire mais sur des rapports de force en partie déterminés par la puissance économique de chacun ». Dans cette perspective, le migrant, même s’il ne tient pas les rênes du jeu des négociations de la vie sociale, économique et politique, ne s’avoue pas, pour cette raison, vaincu, mais reste déterminé à surmonter sa fragilité sociale, et par conséquent, cherche par tous les moyens à n’être pas malheureux.

Il émerge de cette idée que la migration traduit une exigence fondamentale : la revendication sociale d’un nouvel ordre politico-économique et social du monde fondé sur l’accès de tous à la prospérité économique et sociale qui ne doit pas être le privilège de quelques-uns, c’est-à-dire les maîtres de l’individualisme capitaliste. Cette tâche urgente demande alors un nouveau mode de redistribution des PIB à l’intérieur des pays et à l’échelle mondiale pour espérer réduire les inégalités croissantes de niveau de vie dans la population mondiale.

Ainsi, sur le plan national, l’analyse de la crise du migrant qui est engagée sur cette trajectoire de l’économie sociale et solidaire, ouvre la réflexion éthique sur la nécessité d’une réforme des législations sociales : définir un système d’assistance pour les pauvres, ceux qu’on trouve en bas de la pyramide sociale et réduire les inégalités de revenus. Cette réforme sociale est en parfait accord avec la vision de D. Clerc (2016, p. 90) : « D’abord, en réduisant les inégalités de base. En améliorant l’accès à l’emploi (…). Ensuite, agir par la redistribution, positive dans le bas de l’échelle, négative dans le haut ». Ainsi, cette disposition de l’économie sociale et solidaire, fondée sur une éthique de la redistribution transparente et équitable des richesses nationales pour garantir à chacun son droit à la prospérité publique, vise à rompre avec la vision oligarchique de notre monde contemporain. En d’autres termes, elle met en relief l’idée que la lutte contre la pauvreté, les inégalités sociales, les inégalités de revenus ou de niveaux de vie, qui est au cœur des législations politico-sociales, ne peut être menée avec succès que si elle prend en compte cet impératif éthique d’une répartition plus équitable des fruits de la croissance et du progrès. Celle-ci se traduit en termes d’amélioration des indicateurs de développement qui sont des révélateurs du degré d’engagement des pays pour soutenir la promotion sociale de leurs citoyens. Ces indicateurs concernent, par exemple, les systèmes de protection sociale, la qualité des offres de soins de santé, l’égal accès aux soins de santé, la création d’emplois, l’accès aux droits, le développement de la recherche scientifique et technologique, la qualité de la formation, et la politique d’industrialisation. La dépression du migrant en quête d’une terre plus habitable où la sécurité sociale lui semble plus évidente pour surmonter les risques de l’existence, trouve un premier niveau de solution qui mobilise la prise en compte des ressources conceptuelles de l’éthique de l’économie sociale. Car dans sa vocation régulatrice des politiques économiques et sociales, cette éthique nous rappelle avec J. K. Galbraith (1997, p. 12) que « La responsabilité du bien-être social et économique est générale, universelle ». Il s’agit d’une responsabilité structurée par le principe de justice sociale ayant pour finalité ultime de mettre la croissance et le progrès au service de la promotion humaine. Sur cette base, l’éthique de l’économie sociale pense l’ordre économique dans une perspective humaniste qui restaure la confiance entre les citoyens et la gouvernance des richesses nationales qui doit être soumise aux valeurs de transparence. Cet humanisme n’est-il pas le cœur même de la démocratie internationale axée sur les conditions d’intégration des migrants ?

Penser maintenant la crise du migrant sur le plan international pour en dégager les principes éthiques devant régir les formes de traitement auxquelles sont soumis les étrangers, c’est rappeler que la souffrance humaine à cause de la maladie, de la famine et d’autres privations, est une donnée universelle. Par conséquent, soutient J. K. Galbraith (1997, p. 110) « tout ce qui concerne l’être humain, où qu’il soit devrait, ou doit, être de l’affaire de tous. C’est pourquoi le pauvre des pays les plus démunis devrait pouvoir bénéficier lui aussi des opportunités et des joies des sociétés les plus favorisées ». Tel est notre postulat éthique de base pour rappeler les valeurs universelles qui fondent la démocratie internationale en tant qu’elle est l’expression de l’ordre international de l’exercice politique, économique, social et culturel des sphères de vie de l’humanité. En effet, centrée sur la définition et l’élaboration d’institutions qui assurent le règne du droit, la sécurité, la paix et la prospérité sociale de chacun, la démocratie internationale œuvre à la réalisation d’une terre humaine fraternelle et solidaire. Elle est donc la recherche et l’affirmation de l’idéal d’un monde plus cohérent, juste, libre, tolérant et solidaire, c’est-à-dire fondé sur l’équilibre stable des relations entre les nations et entre leurs citoyens. Conformément à sa visée éthique de solidarité internationale, la démocratie internationale qui milite en faveur du développement des relations de coopération, d’expériences culturelles, d’idées et d’intérêts entre les populations de différentes nations et la promotion de la dignité humaine, offre une piste de résolution de la crise du migrant. En effet, si le migrant peut être considéré comme la vie qui se déplace pour trouver ailleurs des occasions de son adaptation et de son épanouissement, il constitue dans le contexte de la démocratie internationale, la tâche éthique fondamentale, c’est-à-dire l’épreuve de la pratique de la fraternité et de la solidarité humaine par-delà les frontières nationales. En d’autres termes, la démocratie internationale rappelle que la situation du migrant, c’est-à-dire la reconnaissance de ses droits, le respect de sa dignité, la tolérance de sa différence culturelle, la création des conditions de sa protection et de son intégration doivent être la responsabilité internationale des nations. Et c’est là, tout le sens de cette disposition des fonctions et pouvoirs du Conseil économique et social des Nations unies comme le rappellent J.-P. Allegret et P. L. Merrer (2015, p. 302): « assurer le respect effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous ». Ces obligations d’ensemble soumettent à évaluation les considérations éthiques et le degré d’humanité des législations nationales, c’est-à-dire en fin de compte, leur capacité éthique à s’approprier la diffusion des principes de la Déclaration universelle de l’UNESCO (2003, p. 4) sur la diversité culturelle. L’Article 4 de cette Déclaration affirme que :

La défense de la diversité culturelle est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne humaine. Elle implique l’engagement de respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales, en particulier les droits des personnes appartenant à des minorités et ceux des peuples autochtones. Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme garantis par le droit international, ni pour en limiter la portée.

La compréhension internationale du principe de diversité culturelle enseigne que le migrant est un être diversement humain, et doit être considéré comme un humain à part entière. En effet, écrit M. Langon (2003, p. 70), « il n’est des êtres humains que lorsque l’on peut être diversement humain ». Par conséquent, son intégration ne doit faire l’objet d’aucune délibération discriminatoire. Car au-delà de ses différences identitaires, il incarne l’universalité d’une valeur fondamentale qui ne saurait cesser aux frontières d’une culture particulière. Cette valeur n’est rien d’autre que le respect de la vie et de la dignité humaine qui transcendent les calculs d’intérêt nationaliste et convoque chacun de nous dans le monde à témoigner du respect aux autres êtres humains, à se rendre disponible à l’égard de tout être humain qui est dans le besoin et à œuvrer sans relâche pour la réalisation de la paix internationale. Ne pas être capable d’assumer cette responsabilité de notre existence envers autrui, c’est assurément démissionner de l’humanité. Cette tâche urgente justifie l’effort de la démocratie internationale pour qu’advienne la réalisation d’un monde convivial, c’est-à-dire fraternel et solidaire où tous les hommes unis pour la vie et contre le mal, regarderont comme un crime tout comportement préjudiciable au genre humain. C’est à une sorte de croisade pour la tolérance, la solidarité et la fraternité humaine que la démocratie internationale invite les différents pays qui doivent alors intégrer ses valeurs éthiques dans leurs législations et les rendre effectives dans la mise en œuvre de leurs politiques d’intégration sociale et culturelle. Ce que nous rappelle la démocratie internationale qui confère à tous les citoyens sur ce plan international une même identité politique, c’est que pour être membres de la communauté humaine, nous sommes tous reliés les uns aux autres pour défendre et promouvoir la dignité humaine contre les risques, les privations et les souffrances dans le monde. En ce sens le migrant est notre responsabilité sans contexte.

C’est pourquoi, il faut dénoncer les attitudes nationalistes qui poussent certaines minorités discriminées à recourir aux raccourcis technicistes pour faciliter leur intégration dans leurs pays d’accueil. En effet, ces raccourcis technicistes concernent l’utilisation de la chirurgie esthétique pour effacer les traits raciaux par le remodelage des structures apparentes du corps. Cette pratique est de plus en plus courante aux États-Unis comme le constate R. M. Tristan (2008, p. 44) : « Effacer à coups de bistouri les traits raciaux ou ethniques pour se faire accepter dans un nouveau milieu : la chirurgie esthétique comme méthode d’intégration sociale est un phénomène en plein essor chez les immigrés et les minorités aux États-Unis ». Nul ne doute des prouesses de la chirurgie plastique pour réaliser avec succès ce besoin d’adaptation de soi qu’éprouvent les immigrés qui sont pour la plupart des latino-américains, africains-américains et orientaux, pour faciliter leur intégration dans une culture qui ne tolère pas la différence identitaire. Mais comme le dit R. M. Tristan (2008, p.44), si « Tous prennent pour modèle le Blanc occidental, détenteur du pouvoir économique, social et politique à l’échelle de la planète », est-il éthique que des attitudes humaines dans un monde civilisé imposent par des faits discriminatoires à d’autres humains qui refusent d’être malheureux dans ce noble cercle de l’humanité de se convaincre, comme le dit R. M. Tristan (2008, p.44), que « ce qui les définit ne vaut rien et ne sert à rien dans la société, parce qu’ils sont différents», et par conséquent de réinventer leur identité pour survivre dans leurs pays d’accueil ? N’est-ce pas là, une atteinte à leur intégrité personnelle, c’est-à-dire psychologique, physique et culturelle, en fin de compte, au respect de leur dignité ? Être capable de décentrement de soi pour coïncider, dans l’intimité de son être, avec l’autre, l’étranger, dont la présence convoque et rappelle notre devoir de générosité humaine, n’est-ce pas faire preuve d’excellence d’humanité, c’est-à-dire d’amour universel ?

Conclusion

La crise du migrant est une problématique complexe qui ne peut être abordée avec des procédures de régulation purement politiques. Car celles-ci sont, elles-mêmes, sources de problèmes éthiques induits par les paradoxes des impérialismes politiques et économiques des pays qui soumettent leur politique d’ouverture au migrant à une analyse économique du rapport coût / bénéfice. Intrus, fardeau, menace pour l’équilibre des systèmes sociaux, le migrant fait l’objet de délibérations politico-économiques et sociales auxquelles s’ajoutent les considérations identitaires. La crise du migrant qui refuse d’être condamné à la déchéance sous toutes ses formes multiples dans son pays d’origine où il ne se sent plus, mais veut se réinventer ailleurs pour donner sens à son existence vécue comme un échec, s’amplifie avec son traitement sur fond d’attitudes idéologiques qui portent atteinte à sa dignité solidaire de son appartenance au genre humain. Mais en comprenant que c’est d’abord de l’homme qu’il s’agit, c’est-à-dire celui qui partage l’universalité de la dignité humaine, l’éthique ne peut être écartée de la recherche des procédures rationnelles, raisonnables et justifiables qui restaurent au migrant sa dignité et sa confiance dans un monde inclusif, fraternel et solidaire. La trajectoire de l’éthique engage la réflexion sur l’analyse des sources de la crise du migrant : la gouvernance des richesses nationales et donc la question de l’économie sociale assortie de la problématique des conditions d’accès de tous à la prospérité publique réduite dans les pays au monopole des acteurs de l’individualisme capitaliste. Une redistribution équitable des PIB et une définition raisonnable des politiques de lutte contre la pauvreté et les inégalités de niveaux de vie s’imposent à l’ordre politico-économique et social de la gouvernance des nations. Mais il faut aller au-delà de cette première approche qui incrimine la responsabilité sociale de la gouvernance des richesses nationales pour s’élever à la dimension internationale de la question. Ici, l’appropriation par les législations nationales des valeurs de la démocratie internationale prend tout son sens pour favoriser la protection et l’intégration sociale de la personne humaine. En effet, celle-ci acquiert sur le plan international désormais le statut de sujet de droit politique international. Comme tel, il ne peut alors faire l’objet de traitement discriminatoire surtout dans un monde où la mondialisation des économies et des migrations qu’accompagne le développement des moyens de communication et de transport recompose les chaînes de valeur pour nous faire rompre avec les considérations nationalistes. Dans un tel contexte, tout être humain, s’il ne veut démissionner de l’humanité, doit, au-delà de la perception de son être-là immédiat, égoïste, savoir que ce qui compte réellement pour lui, c’est d’œuvrer à la réalisation d’un monde convivial, fraternel et uni pour la vie. Ainsi, toutes attitudes politiques, sociales et culturelles contraires à ce principe de solidarité humaine que nous considérons comme la base éthique du vivre-ensemble planétaire, doivent être regardées comme un crime contre l’humain.

Références bibliographiques

ALLEGRET Jean-Pierre et Merrer Pascal Le, 2015, Économie de la mondialisation, 2è édition, Louvain-La-Neuve, De Boeck Supérieur.

BRESSON Florent, 2014, « Les inégalités mondiales : recul ou creusement ? », in Problèmes économiques. Comprendre l’économie mondiale, Hors-Série, N°6, Paris, La documentation Française.

BREVILLE Benoit, 2016, « Haro sur le Schengen » in Le Monde diplomatique, N° 742 – 62è année.

CLERC Denis, 2016, « Réduire les inégalités de revenus », in Alternatives Économiques, N° 359.

CLOSETS François De, 1976, « Le bonheur en plus », in Baudouy (M-A), Moussay (R.), Civilisation contemporaine, Paris, Hatier.

DEVOTO José Polo, 2014, « Santé des migrants : un engagement de santé publique », in HIRSCH Emmanuel, Traité de bioéthique. I-Fondements, principes, repères, Toulouse, Éditions érès.

DUMONT Jean-Christophe et GARSON Jean-Pierre, 2014, « Migrations internationales et mondialisation des économies », in Problèmes économiques. Comprendre l’économie mondiale, Hors-Série, N°6, Paris, La documentation Française.

GALBRAITH John Kenneth, 1997, Pour une société meilleure, Paris, Éditions du Seuil.

GOURAUD Jean-Louis, 2016, « Les réfugiés, une nouvelle nation », in La Revue, N°67, Paris, Intelligence du Monde.

HALIMI Serge, 2016, « Un milliardaire à l’assaut de la Maison Blanche », in Manière de voir. Le Monde Diplomatique. N° 149, Paris.

KOZAKAÏ Toshiaki, 2007, L’étranger, l’identité. Essai sur l’intégration culturelle, Paris, Éditions Payot.

LACOUTURE Jean, 1976, « un sang d’encre », in Baudouy (M-A), Moussay (R.), Civilisation contemporaine, Paris, Hatier.

LAFONTAINE Céline, 2014, Le Corps-Marché, Paris, Éditions du Seuil.

LANGON Maurice, 2003, « l’intégration de la diversité culturelle dans la réflexion et les programmes d’actions en matière de lutte contre la pauvreté », in Unesco, Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle, Paris, Unesco.

MARLIO Louis, 1943, La Révolution d’hier, d’aujourd’hui et de demain, New-York, Brentano’s.

MENS Yann, 2016, « Blocage à l’Est, naufrage au Sud », in Alternatives Économiques, N° 359.

TRISTAN Rosa, 2008, « Le bistouri comme moyen d’intégration », in Le Courrier International, N°900.

UNESCO, 2003, Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle, Série Diversité culturelle N°2, Paris, Unesco.

LA CRITIQUE DU COMPLEXE DE SUPÉRIORITÉ CULTURELLE OU LA RÉHABILITATION DE LA DIGNITÉ DES PEUPLES

Maxime Kobenan KOUMAN

Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)

Résumé :

Le fait de hiérarchiser les cultures ne peut que déboucher sur le mépris de la dignité humaine. En surestimant  sa propre culture, on rabaisse du coup celle de l’autre. Et le mépris de l’autre a pour conséquence les conflits intercommunautaires. L’histoire de l’humanité nous enseigne que nombre de conflits qui ont décimé des peuples sont dus à une négation de la diversité des cultures, à une non-acceptation de l’autre. Comment faire coexister donc pacifiquement plusieurs cultures différentes? La solution à une telle situation, c’est de prôner la tolérance des cultures, de combattre la discrimination culturelle en considérant la diversité culturelle comme une richesse pour l’humanité. Pour y arriver, les alliances interculturelles doivent être encouragées, car elles constituent un exemple concret d’une valorisation mutuelle, d’un respect mutuel.

Mots clés: Culture, supériorité, dignité, tolérance, diversité-culturelle, conflit.

Abstract:

Organizing cultures into a hierarchy can only lead to contempt for human dignity. By over estimating one’s own culture, one belittles the others obviously. And contempt for the other results in inter-community conflicts. This history of mankind teaches us that many conflicts that have decimated peoples are due to a negation of the diversity of cultures, to a non-acceptance of the other. How can various cultures coexist peacefully then? The solution to such a situation is to advocate the tolerance of cultures as a wealth for humanity. To achieve this, intercultural alliances must been couraged as they constitute a concrete example of a mutual valorization, a mutual respect.

Key words: Culture, superiority, dignity, tolerance, cultural diversity, conflict.

Introduction

« La critique du complexe de supériorité culturelle ou la réhabilitation de la dignité des peuples » est le thème que nous nous proposons d’analyser dans ce travail. En effet, l’histoire des communautés nous montre une pluralité dans les formes de socialisation, de culture, d’éducation, de langage et de mode de vie. Chaque société ou chaque communauté se distingue des autres par sa culture. Ainsi, une analyse anthropologique, sociologique et philosophique des comportements humains ou  des peuples permet de constater que les hommes ont souvent jugé les cultures étrangères à partir de leur propre culture tenue pour supérieure, toute chose qui a pour nom générique l’ethnocentrisme qui consiste à valoriser sa culture ou son ethnie au détriment des autres.

Ainsi l’autre en face, qui ne partage pas ma culture est ipso facto taxé de “barbare”,  c’est-à-dire, un être n’appartenant pas à l’humanité. Du coup, il se voit marginalisé, rabaissé, voire exclu de la “race élue”. Vue sous cet angle, chaque individu, chaque peuple est un potentiel exclu dans la mesure où chacun de nous est toujours le juge de l’autre mais également jugé par l’autre. Dans cette confrontation, c’est sa propre culture perçue comme “la meilleure” qui constitue le critérium de ce jugement. Ainsi, le problème qui découle de constat est le suivant : La hiérarchisation des cultures, qui est une attitude ethnocentrique, ne bafoue-t-elle pas la dignité humaine? De cette question principale découlent les interrogations spécifiques suivantes : existe-il réellement une culture supérieure à une autre ? La hiérarchisation des cultures n’est-elle pas source de violence ? Comment faire société, comment faire cohabiter différentes cultures tout en faisant respecter ou accepter les différences ?

Notre objectif est de montrer que toutes les cultures se valent, et que la hiérarchisation de celles-ci constitue un danger pour l’humanité. Il s’agira donc pour nous de montrer dans un premier temps que le mépris ou le rabaissement de la culture des autres est une menace pour la stabilité sociale. Ensuite, nous montrerons que la tolérance des cultures permet de faire la promotion de la paix et donc de la dignité humaine. Nous terminerons notre analyse par l’exemple des alliances interculturelles qui sont à promouvoir à travers l’éducation afin de favoriser une coexistence pacifique des cultures.

1. LA HIÉRACHISATION DES CULTURES COMME MÉPRIS DE LA DIGNITÉ HUMAINE

1.1. La clarification du concept de « hiérarchie des cultures »

De Nombreux penseurs, psychologues, ethnologues, philosophes et anthropologues se sont attelés à définir le terme de “culture”. Au-delà de leurs différentes approches méthodologiques du concept, on peut constater que leurs différentes définitions se recoupent et se rejoignent dans le fond. Ainsi dans Malaise dans la civilisation, S. Freud (1995, pp. 32-33), nous donne cette acception :

Le mot culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs pour lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux.

Selon le psychanalyste autrichien, la culture se conçoit comme l’ensemble des activités et valeurs qui profitent à l’existence humaine en ce sens qu’elles mettent le cosmos à son service, sous sa domination et la protège contre la violence des forces de la nature. Autrement dit, c’est l’ensemble de tout ce qui est le fruit de l’intelligentsia humaine et qui contribue à lui faciliter la vie face aux obstacles que lui oppose la nature. La culture permet donc aux hommes de se soustraire du déterminisme naturel.

A. Arendt (2009, p. 161) dans La crise de la culture montre que le terme « culture » vient du latin cultura, c’est-à- dire, le soin porté aux âmes. Elle y montre que pour les romains, la culture et la religion ont une même racine qui n’est autre que « le culte », qui consiste à développer une culture religieuse visant à créer une symbiose entre les hommes et à les relier au soin qu’on veut leur porter. La culture chez les romains, consiste à prendre soin de l’homme afin de marquer sa suprématie sur les autres êtres.  L’élément culturel permet donc à l’homme de marquer sa victoire sur l’élément naturel. C’est dans ce sens qu’elle est l’un des éléments déterminant la supériorité de l’homme sur l’espèce animal. En effet, si les animaux se contentent de se soumettre au diktat de la nature, l’homme, lui, va par le biais de la culture, modeler son environnement immédiat afin d’améliorer à souhait sa condition d’existence. La culture est ainsi la marque de l’existence de l’homme, car c’est à travers elle qu’on peut savoir que celui-ci est un être réfléchi. Par le canal de la créativité, de ce qu’il apporte comme plus à son environnement, l’homme met en exergue sa nature d’être raisonnable.

Elle est le refus du déterminisme naturel, ce qui rend l’existence plus vivable en permettant de conjurer l’austérité naturelle. La culture est ainsi cette partie de son milieu que l’homme crée lui-même par opposition à la nature, qui est le milieu qui lui est donné. Ainsi l’anthropologue E. Sapir (1967, p. 326) écrit : « la culture est l’ensemble de tous les éléments de la vie humaine qui sont transmis par la société qui soient matériels ou spirituels ». En dépit de leur dynamisme, les cultures sont les fruits d’un héritage sociologique, historique et traditionnel assumée par les anciens et transmise à leurs descendances, selon l’analyse de M. Walzer (1997, p. 215). Elles sont transmises de génération en génération, soit par écrit, soit par oral.

Ces définitions, même si elles sont d’auteurs différents, se rejoignent en ce sens que la culture est finalement l’ensemble des connaissances, des croyances, des arts, de la morale, du droit, des coutumes et toutes les autres aptitudes que les hommes ont inventées pour rendre leur vie plus agréable et pour défier la hantise de la mort. C’est dire que la culture va se superposer à l’élément naturel pour faciliter la vie à l’homme ; chaque peuple conçoit sa culture en fonction de ses besoins du moment. La culture n’est donc pas le fruit d’un hasard ou d’une providence mais elle est le résultat de l’ingéniosité des hommes eux-mêmes à un moment donné de leur histoire. Quant au concept de « hiérarchie », il renvoie à une comparaison qui consiste à marquer la suprématie d’une culture sur une autre. Certaines cultures, dans ce cas, seraient vues comme étant meilleures que d’autres.

En effet, Au lieu de se servir de la culture pour se rapprocher les uns, les autres, celle-ci va malheureusement constituer un obstacle à leur union, à leur brassage. C’est dans ce sens que nous verrons comment le rejet de l’autre peut constituer une entrave à une coexistence pacifique.

1.2. La hiérarchisation des cultures ou le rejet de l’autre

Rejeter l’autre, c’est considérer celui qui est d’une autre culture comme un sous homme. Il est taxé de barbare. En effet, l’expérience quotidienne des relations interhumaines nous montre que les hommes ont tendance à surestimer ou surévaluer ce qui leur appartient en propre et dénigrent ou sous-estiment ce qui définit l’autre. Les hommes ont l’habitude de s’apprécier et de déprécier les autres. C’est cette envie qui consiste à rabaisser l’autre que nous nommons ici « le complexe de supériorité ». Ce complexe naît au moment où on compare les cultures les unes aux autres. Dans cette comparaison, l’on a tendance à nier l’autre, à le dominer, à l’éliminer ou, ce qui revient au même, à vilipender tout ce qui ne peut être réduit à soi. Selon C. Lévi-Strauss (1997, p. 95),

L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d’un nom qui signifie les “hommes” (ou parfois dirons-nous avec plus de discrétion ? Les “bons”, les “excellents”, les “complets”), impliquent ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais sont tout au plus composés de “mauvais”, de “méchants”, de “singes de terre” ou d’œufs de pou”. On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un “fantôme” ou une “apparition.

Généralement, ce complexe de supériorité culturelle sous-tend les diverses tentatives pseudo-objectives de hiérarchisation des cultures, fondées sur une pseudo-conception de l’histoire qui postule que certains peuples ont atteint déjà leur stade de maturité et que les autres ne sont qu’à leur début. Certains peuples sont meilleurs et d’autres sont des sous hommes. Cette attitude est la preuve qu’il est difficile aux hommes de s’accepter mutuellement. Au lieu de voir en la pluralité et en la diversité culturelle une source de richesse, les peuples ont plutôt tendance à réagir face à l’autre par une sorte de répulsion soit par des critiques ouvertes soit par des critiques sournoises.

Cette répulsion qui se manifeste par des formes très variées, témoignent tout simplement de l’incapacité que les hommes éprouvent à bâtir l’humanité à partir de leur diversité culturelle. On pourrait même se demander si réellement les hommes sont disposés naturellement à vivre ensemble. C’est dans ce sens que C. Lévi-Strauss (1997, p. 106) soutient que

L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une attitude inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : (…) “Habitudes de sauvages”, “cela n’est pas de chez nous” (…) autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères.

Il est à remarquer que nous sommes ici devant des jugements sans fondements. En effet, le fait de juger les autres seulement avec ses critères originaires, est ce que l’on appelle « ethnocentrisme » c’est-à-dire, le fait d’être centré sur les considérations propres uniquement à notre ethnie. C’est une attitude qui consiste à dévaloriser tout ce qui n’est pas de nous. L’histoire de l’humanité nous montre que dans l’Antiquité, les grecques traitaient tous ceux qui n’étaient pas citoyens grecques de barbares, c’est-à-dire, de sous hommes. Tout ce qui était autre que grecque, n’était pas encore entré dans la civilisation humaine. La fierté des grecques les amenait à éprouver un complexe de supériorité sur les autres peuples. Pour B. Lewis, cette attitude est malheureusement celle que la plupart des peuples partagent. A ce sujet B. Lewis (2002, p. 9) écrit ceci :

Aux yeux des musulmans, l’islam, et lui seul, était synonyme de civilisation : au-delà de ses frontières ne vivaient que des barbares et des infidèles. Une telle vision de soi et des autres était d’ailleurs le fait de toutes les civilisations ou presque : La Grèce antique, Rome, l’Inde, la Chine et l’on pourrait sans difficulté en citer de plus récentes. 

C’est le cas par exemple des pygmées de la forêt équatoriale du Gabon et du Cameroun qui sont rejetés par les autres peuples sous prétexte qu’ils sont encore à l’état naturel, à l’état brut avec une mentalité prélogique. Ils ont toujours été stigmatisés et considérés comme étant des sous hommes. Or, comme le souligne C. Lévi-Strauss (1997, p. 106), « en refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus “sauvages” ou “barbares” de ses représentants, on ne fait que leur emprunter leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.» Le barbare, c’est celui qui pense que les autres sont barbares. Pour C. Lévis Strauss, c’est celui qui juge qui est plutôt le vrai barbare. C’est lui,  le négateur de l’humanité. A partir de quelle norme d’évaluation peut-on juger les cultures autres que les nôtres ? La hiérarchisation des cultures n’a aucun fondement légitime. Elle est tout simplement le fruit des ambitions démesurées des hommes. C. Taylor (2009, p.112) dans Multiculturalisme. Différence et démocratie « dénonce toutes les discriminations et refuse toute citoyenneté de seconde zone ». Ainsi, selon lui, la projection d’une image avilissante et dévalorisante sur certaines cultures autres que la nôtre suscite nécessairement une forme de domination et d’aliénation. Or, aliéner quelqu’un, c’est le déposséder de sa dignité, de sa qualité d’être humain, c’est le mépriser et l’humilier. 

Cette attitude qui consiste à refouler l’autre, à le nier, n’est pas sans conséquence pour la coexistence pacifique. En clair, rejeter l’autre, c’est le frustrer. Du bafouement de la dignité humaine naissent les tensions et les conflits.

1.3. De la frustration à la violence

La frustration et l’humiliation sont des sentiments qui conduisent inexorablement à un repli sur soi. Être frustré, c’est se sentir bafoué et rabaissé. La frustration va de pair avec la honte. Elle est le fruit de la négation de l’humanité de l’autre. En clair, la frustration a pour sœur jumelle l’indignation. L’indigné n’attend plus aucun respect de l’autre. En effet, celui qui manifeste un complexe de supériorité devient nécessairement orgueilleux, arrogant et hautain. Cela ne va pas sans conséquences. Que reste-t-il à celui qui est rabaissé? Que doit-on attendre de l’indigné ? Quand je sens que je perds mon identité, je m’oppose, je me révolte et dans le cas extrême, je fais la guerre. Une guerre qui consiste à revendiquer la reconnaissance de ma culture. C’est la guerre identitaire. La révolte et la guerre sont une négation de la négation de ma culture. Albert Camus, dans L’homme révolté explique que la révolte est la conséquence d’une indignation, d’une frustration. C’est ce que A. Camus (1972, p. 25), exprime en ces termes:

Qu’est-ce qu’un homme révolté? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas, (…) il signifie, par exemple, “les choses ont trop duré”, “jusque-là oui, au-delà non”, “vous allez trop loin”, (…) La révolte ne va pas sans le sentiment d’avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison.

Personne ne peut se laisser bafouer indéfiniment. Même l’esclave, à un moment donné, se révolte afin de dire non à une situation de non-droit. Il se révolte dans l’espoir de pouvoir établir la justice. La non reconnaissance de l’autre ne peut pas être un gage de paix, une coexistence pacifique, mais plutôt, elle comporte, à l’analyse, les germes de la guerre. La culture détermine les peuples. C’est pour cela qu’elle constitue un élément sensible qu’il faut considérer avec respect. Le mépris de la culture des autres est synonyme de mépris d’une cohabitation pacifique. Le penseur Amartya Sen en travaillant sur le concept « d’identité », n’a cessé de montrer que ce concept peut être source de conflit et de violence entre les différentes communautés concernés. Vouloir à tout prix stigmatiser et rabaisser les autres peut exacerber les tensions, sources de violences et d’exclusions. Selon A. Sen (2007, p. 16) « bon nombre de conflits ou d’actes barbares sont alimentés par l’illusion d’une identité unique, qui ne peut faire l’objet d’un choix. L’art de distiller la haine se cache bien souvent derrière le pouvoir quasi magique d’une identité prétendument dominante(…) ». Avec A. Sen, on constate que les autres peuvent enfermer notre identité dans une description erronée et a priori qui sera pour eux la seule vision valable. Il peut découler d’une telle considération « une violence élémentaire et frustre ou encore une violence plus pensée, comme le terrorisme ». (A. Sen, 2007, p. 16). La violence naît du fait que le vilipendé est légitiment tenté de relever la tête.

Tôt ou tard, celui qui est vilipendé va réclamer ses droits, il ne se laissera pas humilier sans cesse. E. Sapir (1969, p. 36) a donc raison dans une certaine mesure de dire que  « Plutôt mourir debout que de vivre à genoux ». En clair, mourir  pour sa dignité est mieux que se laisser piétiner par l’autre. Il est donc évident que la réduction assimilatrice d’un groupe par un autre est toujours le lieu privilégié de la violence. L’histoire récente de l’humanité nous montre que lorsqu’une culture est niée dans ce qu’elle peut apporter à l’humanité, la violence n’est jamais loin. L’exemple concret d’une crise due à une manifestation de ce que nous appelons dans ce travail, un complexe de supériorité culturelle, c’est celui du génocide rwandais qui a fait plus de 800.000 morts. Ce conflit est la conséquence d’une rivalité politico-culturelle opposant les Tutsis d’un côté et les Hutus de l’autre dont l’un des fondements, est à rechercher dans l’agir ambigu du colonisateur Belge. En effet, en s’appuyant sur le fait ethnique, le colonisateur Belge va imposer les Tutsis pour assumer l’autorité politique sous le regard complice de l’administration coloniale. Pour M. Rafaëlle (2017, p. 18), « l’ethnisme reste l’élément structurant de l’organisation sociale et politique mise en place de la fin du 19è siècle et maintenue dans les années 1920 et 1930 ». Jusqu’à la fin des années 1950, nombre d’intellectuels et ethnologues vont relayer ce mythe d’une société rwandaise composée de Tutsis évolués (éleveurs et riches), nés pour gouvernés, et de Hutus (agriculteurs et paysans), nés pour obéir. Cette discrimination historique va engendrer de grandes frustrations chez ces derniers. C’est cette histoire complexe basée sur deux cultures différentes, et exploitée pour les besoins de la cause par le colon, qui aura pour conséquence, en 1994, ce que l’humanité a qualifié de génocide rwandais.

C’est dire que l’évocation d’une prétendue culture supérieure à une autre, peut constituer un terreau fertile à la confrontation et aux conflits, comme celui du Rwanda. Il faut donc noter que le déni de reconnaissance de la valeur culturelle des autres peut déboucher sur des luttes pour la reconnaissance. L’individualisation des modes de vie, le repli identitaire peuvent rendre possible l’émergence de ce que A. Honneth (2013, p. 125) qualifie de « conflits culturels chroniques ». Il entend démontrer par cette idée que qu’il ne saurait exister de paix si les individus et leur culture ne sont pas reconnus et valorisés.

En effet, il paraît vain d’espérer un monde pacifié, une humanité fraternelle aussi longtemps que certains peuples ont la ferme conviction d’être plus humains que d’autres. Le choc des cultures est un danger pour la paix. L’imaginaire suprématie culturelle de certains, apparaît comme l’obstacle principal à une humanité pacifiée. On est tenté de donner raison à E. Sapir (1967, p. 95) qui écrit ceci : « pour l’ethnologue, il existe de nombreux types de cultures et une variété infinie d’éléments de culture, sans qu’il leur associe jamais aucun jugement de valeur ». Autrement dit, aucune étude scientifique n’a encore prouvé que certains hommes sont plus intelligents que d’autres ; donc aucune culture n’est supérieure à l’autre car les cultures sont les fruits des inventions des hommes. Ce sont donc des préjugés, des jugements arbitraires dictés par une culture particulière, celle de celui qui hiérarchise, qui font croire qu’il y a des sous-cultures et des supers-cultures.

En somme, disons que cette manière de penser met en mal la paix sociale et rabaisse l’homme au rang de l’animal. Pour éviter donc les conflits culturels, il convient de faire plutôt la promotion du dialogue des cultures. Le dialogue des cultures peut constituer la clef de voûte pour une véritable promotion de la dignité des peuples.

2. LA TOLÉRANCE DES CULTURES COMME PROMOTION DE LA DIGNITÉ HUMAINE

2.1. La pluralité des cultures comme une richesse pour l’humanité

Quelle attitude adopter lorsque les différences culturelles risquent de mettre en mal le vivre-ensemble ? Quel modèle de société privilégiée ? Respecter et accepter la culture des autres ou les contraindre à s’assimiler dans la culture existante ? Telles sont les questions majeures qui ont toujours jalonnées depuis l’Antiquité les réflexions sur la problématique du vivre-ensemble.

Selon sa définition, tolérer, c’est souffrir quelque chose. C’est le fait de ne pas se plaindre de ce qui est étranger à nous. Il faut endurer ou accepter les défauts ou les différences culturelles de ceux qui sont appelés à vivre avec nous. Le concept de “tolérance des cultures” signifie avant tout qu’il y a plusieurs cultures, dans la mesure où, tolérer présuppose qu’on a au moins deux entités différentes qui acceptent de communiquer ; elles acceptent volontairement de créer un contact fondé sur le pardon mutuel. La tolérance est cet effort qui consiste à laisser aux autres la liberté d’exprimer leur liberté ou leur mode d’existence que nous ne partageons pas forcément. Elle est surtout le fait de vivre conformément à des principes autres que les nôtres. C’est dans ce sens que M. Walzer (1998, p. 10) nous donne cette définition : « La tolérance est la condition même de la vie parce que son contraire mène souvent à la mort. (…) La tolérance rend possible l’existence des différences ; les différences rendent nécessaire l’exercice de la tolérance ». Aborder le thème de la tolérance, c’est avant tout parler de la coexistence pacifique de groupes humains relevant d’histoire, de culture et d’identités différentes. La tolérance suppose qu’il y a au moins deux ou plusieurs cultures qui cohabitent. Dialoguer dans ce cas, c’est tendre vers l’autre, c’est se rapprocher de lui ou ce qui revient au même, c’est cultiver un esprit de tolérance à son égard.

Nous appelons ici tolérance culturelle, la ligne de conduite qui consiste à laisser à autrui la possibilité d’affirmer sa culture et surtout de vivre conformément à des principes culturels qui nous sont étrangers. Il faut donc reconnaître que tant que la culture est tout, aucune ouverture vers les autres ne sera possible. Vouloir une unicité des cultures, c’est combattre la diversité des cultures qui constitue une richesse pour l’humanité. C. Taylor n’a cessé de s’attaquer dans Le malaise de la modernité, à l’individualisme et au repli sur soi des sociétés modernes. Il prône une politique de la reconnaissance fondée sur le respect de la singularité de chaque peuple.  A ce sujet, C. Taylor (1994, p. 60) dit ceci : « Nous devons aussi partager des normes en fonctions desquelles les identités en questions peuvent mesurer leur égalité. Il doit y avoir un accord fondamental sur les valeurs sans quoi le principe formel d’égalité sera vide ou truqué ». Pour ce défenseur du multiculturalisme, il faut œuvrer pour la reconnaissance de toutes les cultures et de toutes les valeurs particulières de chaque communauté. La tolérance culturelle veut que chaque individu sache qu’au-delà de son environnement immédiat, au-delà des frontières de sa communauté, il y a aussi de l’humain. L’humanité ne saurait se réduire à soi seulement.

La condition de la tolérance est la réciprocité absolue ou l’universalité. Ainsi la diversité culturelle se présente entre autre comme la reconnaissance des différentes langues, histoires, religions, traditions, modes de vie, ainsi que toutes les particularités attribuées à une culture. Telle est la conception d’A. Honneth qui développe dans ce sens sa « théorie de la reconnaissance ». Selon l’auteur de La lutte pour la reconnaissance, chaque culture, chaque sujet humain est fondamentalement dépendant du contexte des échanges sociaux organisés selon les principes normatifs de la reconnaissance réciproque. La reconnaissance mutuelle des différents groupes est le gage d’une reconnaissance réciproque de leur valeur respective.

Il ne saurait y avoir une véritable promotion de la dignité humaine sans au préalable une promotion de la diversité et une reconnaissance d’une certaine relativité culturelle. La promotion de la dignité humaine requiert, non le mépris de l’autre ou d’un groupe par un autre, mais la recherche de la communauté, de la complémentarité, de la revalorisation mutuelle.  E. Kant dans Fondements de la métaphysique des mœurs montre que l’homme en tant qu’être de raison doit être considéré comme une fin et jamais comme un moyen. E. kant (1971, p. 148) le souligne en ces termes : « l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ».  Ce qui promeut la dignité humaine, selon Kant, c’est que nul ne fasse de son semblable un moyen, le réduisant à lui-même, mais que chacun voie dans son semblable une fin et une valeur à promouvoir. Ce qui promeut la dignité humaine, c’est l’effort des groupes et des sociétés pour organiser la valorisation de tous par tous. La chosification et l’instrumentalisation de l’homme et de ses valeurs est ainsi formellement combattu par Kant.

Une fois que la diversité culturelle s’impose, la tolérance doit survenir pour empêcher que les passions humaines et les conflits interhumains ne conduisent droit à un surcroît de sauvagerie dû à une surestimation de sa culture au détriment de celle des autres. Ce qui veut dire que toutes les cultures doivent être considérées comme étant égales tout en gardant leurs différences respectives.  Ainsi, pour S. Regourd (2002, p. 68), plus il y a des cultures, mieux l’humanité se développe. Les échanges entre différentes cultures contribuent à l’enrichissement naturel de celles-ci. Aucune culture ne doit être imposée de l’extérieur par un peuple à un autre peuple. Tel est le vrai sens de la tolérance.

En effet, le développement de l’humanité nécessite, non le dénigrement d’une culture par une autre, mais plutôt la recherche de la fraternité, de la solidarité, de la revalorisation réciproque et de l’amour mutuel. A ce sujet, R. J. Dupuy (1991, pp.18-20), affirme ceci : « L’humanité s’impose comme un ensemble à gérer, comme une exigence de projet. C’est une communauté à construire (…). Vue de l’extérieur, l’humanité apparaît, non plus dans ses éléments constitutifs, mais comme une entité, un englobant ». L’englobant, c’est la coexistence pacifique des différentes cultures. De la même manière qu’aucun homme ne peut vivre en autarcie et se développer, de même, aucune culture ne peut à elle, toute seule, faire son propre bonheur s’il n’échange pas avec le reste de l’humanité. Il est donc vain d’espérer une humanité fraternelle, pacifique aussi longtemps que les peuples vont se vilipender les uns les autres.

La culture devient donc un élément fédérateur des peuples, qui, tout en étant différents, se rapprochent par la tolérance, (M. Doytchema, 2005, p. 41). Il s’agit de supprimer les barrières culturelles, de faire tomber les masques, de tuer en nous les idées reçues et préconçues. Les préjugés sont souvent au fondement de la négation de l’autre. C’est le cas par exemple de ce genre de jugement fallacieux : “ayez peur des wobés” (l’un des groupes ethniques de l’ouest de la. Côte d’Ivoire) car ce sont des cannibales, des anthropophages. C’est là un cliché sans fondement et qui met en mal la paix sociale. Or nous pensons que la culture doit permettre d’unir et non pas à faire de la distinction sociale. Chaque culture à sa spécificité. C’est donc dans leur rapprochement, dans leur dialogue que naîtra l’harmonie. Ainsi pour J-M. Van Parys (1996, p. 4), « la voie de la domination des uns sur les autres est toujours une voie sans issue. Cette voie ne mène pas à construire, mais à détruire la dignité de tous ». Exister donc, c’est coexister ; le respect mutuel, la valorisation mutuelle, la reconnaissance mutuelle des cultures est donc source de richesse. Une richesse sociale, spirituelle et enfin culturelle. Aucun être humain n’est une île qui est cette parcelle de terre isolée au cœur des océans et qui sans le concours des autres îles, se suffit à elle toute seule. A contrario, l’homme, lui, pour enrichir sa culture a besoin de commercer avec les autres cultures.

2.2. La nécessite du jeu des alliances inter-ethniques

Les alliances inter-ethniques constituent un exemple concret du dialogue des cultures, donc du respect mutuel de la dignité des uns et des autres. Les peuples africains ont l’habitude d’utiliser cette pratique pour pacifier leurs relations. Les alliances inter-ethniques se conçoivent comme une proclamation unilatérale, à des fins non conflictuelles, mais plutôt humoristiques, de la suprématie de la culture de chaque peuple sur les autres. Autrement dit, il s’agit de se moquer fraternellement de la culture de l’autre tout en acceptant que celui-ci en fasse autant à notre égard. Ce sont des pactes de non-agression signés entre les ancêtres de différents peuples. Elles mettent un accent particulier sur la plaisanterie et permettent de maintenir la paix et la cohésion sociale.

Le jeu des alliances qui est avant tout, basé sur l’usage de la parole, participe à ce que  J-G. Bidima appelle « la palabre ». Celle-ci permet de régler les conflits entre personnes, entre villages et communautés. Selon J-G. Bidima (1997, p. 38) « la palabre est suspendue entre la rigidité des règles et la rébellion contre elles, entre la polémique et la médiation collective, entre l’hypocrisie flatteuse et l’agressivité satirique ». La flatterie et la satire sont le signe que cette tradition est avant tout basée sur l’humour. C’est compte tenu de son importance dans la résolution des tensions et des conflits que Bidima propose de repenser l’espace public en Afrique à partir de la tradition de la palabre afin de panser les plaies interculturelles. Avec l’esprit des alliances qui participe au jeu de la palabre, toute idée d’exclusion et de vengeance sont frappées d’anathèmes.  C’est ainsi qu’un Gouro et un Dan, encore appelé Yacouba (deux peuples de l’Ouest de la Côte d’Ivoire) peuvent se traiter mutuellement “d’esclaves” ou de “bêtes”, le tout dans une atmosphère d’humour et donc de vie communautaire pacifique. L’alliance interculturelle est ainsi fondée sur le principe mutuel de la tolérance des cultures concernées, suivie par une absence totale de complexe vis-à-vis de l’autre. Comment pourrait-il en être autrement quand chacun, tout en ridiculisant l’autre, accepte volontairement de faire l’objet de moquerie à son tour ? Ce sont des plaisanteries qui amusent, dans le fond tout le monde. Personne ne s’en plaint car tout le monde était préparé à ce jeu.

À l’analyse, au-delà de ces moqueries organisées, car fondées sur un consentement ancestral mutuel et relayé de générations en générations, les alliances inter-ethniques visent la promotion de la fraternité, le respect mutuel, l’assistance mutuelle et surtout la prévention des conflits. Parlant de ces alliances, A. Koffi écrit : «les alliances interethniques ont ainsi pour fonction, d’interdire de façon absolue tout recours à un conflit ouvert en vue de résoudre quelque problème social que ce soit»[6]. Même si d’aventure, un conflit éclate, (car toute coexistence est source de violence) il est vite étouffé dans la mesure où l’évocation des clauses de l’alliance indiquera tout de suite aux belligérants qu’il est formellement interdit de se faire la guerre. L’évocation des clauses des alliances adoucit les ardeurs des différents acteurs en présence. L’objectif final donc de toute alliance interethnique est la paix et la valorisation de la dignité humaine. Elle permet à deux peuples de cohabiter dans une cordiale fraternité. Elle a donc pour rôle de sociabiliser d’avantage les différents peuples qui cohabitent avec des cultures différentes. L’objectif est de rapprocher les peuples.

L’importance de l’idée de palabre peut se constater également sous une autre forme avec le concept d’« Ubuntu » employé par Desmond Tutu dans le cadre de la réconciliation entre les blancs et les noirs en Afrique du sud durant l’Apartheid. Ce mot issu des langues Bantoues du sud de l’Afrique est l’autre nom d’humanité ou de fraternité. Selon D. tutu (2000. P. 6) « Ubuntu signifie : je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous. Mon humanité est inextricablement liée à ce qu’est la vôtre ». C’est là en réalité une autre forme de philosophie qui favorise la réconciliation entre deux cultures différentes. Ce comportement basé sur une éthique du solidarisme permet de tendre vers l’autre. Grâce à l’Ubuntu, les noirs d’Afrique du sud ont pu tendre la main aux blancs afin de ramener définitivement la paix dans ce pays qui a été éprouvé par plusieurs années de ségrégation raciale.

Nous pensons qu’au-delà des clivages ethniques, les alliances interethniques peuvent servir de modèle aux États partageant par exemple les mêmes frontières. Ce que nous nommons ici “alliances interétatiques”. Lorsque les alliances entre deux ou plusieurs tribus vont au-delà des frontières, nous parlons alors d’alliances inter-États. Cette pratique à bien penser, pourrait permettre à deux États de coexister pacifiquement car désormais l’alliance, en rapprochant les peuples des deux États, leur inculque en même temps le principe de non- agression. Tout différend est tout de suite absorbé par la mise en jeu des alliances. Avec ce jeu qui frise souvent la comédie, on parvient aisément à détendre l’atmosphère et donc à pacifier les relations entre les différentes parties antagonistes. C’est pour cela que l’Organisation des Nations Unies (ONU), par le canal de l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO), doit œuvrer dans le sens de la valorisation de toutes les cultures. Il est du devoir de cette structure supranationale de sensibiliser les populations mondiales au respect mutuel des cultures. Elle doit travailler dans le sens de l’éducation des peuples sur l’égalité des cultures de toutes les sociétés humaines.

Le but final des alliances est de coexister dans la paix et donc de promouvoir la dignité des différents peuples. Si les organisations internationales n’arrivent pas à empêcher et à résoudre les conflits, pourquoi ne pas par exemple promouvoir le principe des alliances inter-Etats? En clair, il s’agit de faire de telle sorte que les alliances interethniques fassent école dans le monde entier. Cette pratique doit partir d’une sphère nationale pour prendre in fine, une dimension supranationale. La cohabitation internationale des différentes cultures est nécessaire pour la préservation du genre humain. Nous pensons que c’est même un impératif éthique qui conditionne le respect de la dignité humaine. Tout comme l’environnement, les cultures sont le patrimoine de l’humanité ; il faut donc les traiter, selon les mots de G. Verbut (2011, p. 25), comme tel en les préservant comme c’est le cas pour les défenseurs de l’écosystème. De la manière dont la nature a besoin d’être protéger afin d’éviter sa disparition, de cette même manière, la culture a besoin d’être défendue si l’on veut la conserver. Le développement durable qui se présente comme la préservation des richesses naturelles au bénéfice des générations futures, ne peut être effectif que si l’on y ajoute le volet culturel des différentes sociétés humaines. L’humanité doit parvenir à capitaliser les richesses des différentes cultures humaines afin de donner à l’espèce humaine toutes ses lettres de noblesses. La capitalisation de l’ensemble des cultures de la planète peut contribuer à rendre le monde meilleur.

Conclusion

On peut retenir de tout ce qui précède que la hiérarchisation des cultures constitue une menace pour la dignité humaine, et donc pour la cohésion sociale. En effet, toute hiérarchisation a pour principe le rabaissement ou l’exclusion de l’autre. Il y a donc un supérieur d’un côté et un inférieur de l’autre côté. Qui décrète alors que celui-ci est supérieur? Qui en est l’arbitre ? Tout porte à croire que ce qui prévaut ici, ce sont les rapports de forces. Il s’agit d’une fausse comparaison qui s’appuie sur des critères fallacieux, des préjugés expressément construits et dictés par la volonté express de celui qui veut dominer en méprisant les autres. Or il n’y a aucune issue véritable dans la volonté hégémonique d’une culture sur une autre.

C’est dans une promotion mutuelle, dans une valorisation mutuelle que l’humanité pourra se bâtir sur des fondements solides. Vouloir Bâtir un monde en excluant certaines cultures, c’est bâtir sur du sable mouvant. En effet, un tel monde ne peut que souffrir des crises ethniques, tribales ou culturelles. Le seul véritable chemin qui promeut la dignité humaine est celle qui exclut tout esprit de domination culturelle. A contrario, ce chemin est celui de la reconnaissance mutuelle, de la valorisation culturelle mutuelle. La dignité humaine ne peut être valorisée valablement et durablement, que dans un monde où tous cherchent le brassage des cultures.

Pour une valorisation de la dignité humaine, il convient de changer d’attitude en prenant pour point de départ que chaque culture à sa particularité, sa spécificité ; toutes les cultures se valent et c’est d’ailleurs dans leur interdépendance que la paix pourra être une réalité entre les peuples. L’unité et la diversité sont inséparables pour permettre aux sociétés modernes de cohabiter sans conflits ; car ce qui nous rassemble nous permet de vivre ensemble et ce qui nous différencie permet à chacun d’exprimer sa singularité, sa particularité.

Références bibliographiques

ARENDT Hannah, 2009, La crise de la culture, Trad. Patrick Lévy, Paris, Gallimard. BIDIMA Jean-Goldefroy, 1997, La palabre, une juridiction de la parole, Paris, Michalon.

CAMUS Albert, 1972, L’homme révolté, Paris, Gallimard.

DOYTCHEMA Milena, 2005, Le multiculturalisme, Paris, Coll. Repères, La découverte.

DUPUY René Jean, 1991, L’humanité dans l’imaginaire des nations, Paris, Julliard.

FREUD Sigmund, 1995, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF.

HONNETH Axel, 2013, La lutte pour la reconnaissance, Trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard.

KANT Emmanuel, 1971, Fondements de la métaphysique des mœurs, Trad. Victor Delbos, Paris, Delegrave. 

LEVI-STRAUSS Claude, 1997, Race et Histoire, Paris, Fayard.

LEWIS Bernard, 2002, Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident, et la modernité, Trad. Jacqueline Carnaud, Paris, Gallimard.

RAFAËLLE Maison, 2017, Pouvoir et génocide dans l’œuvre du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, Paris, Dalloz.

REGOURD Serge, 2002, L’exception culturelle, Paris, PUF.

SAPIR Edwar, 1967, Anthropologie, Paris, Edition de Minuit.

SEN Amartya, 2007, Identité et violence, Trad. Sylvie Kleiman-Lafon, Paris, Edition Odile Jacob.

TAYLOR Charles, 1994, Le malaise de la modernité, Trad. C. Mélançon, Paris, Cerf.

TAYLOR Charles, 2009, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Trad. C. Mélançon, Paris, Champ Flammarion.

TUTU Desmond, 2000, « Une théologie de communauté : la théologie Ubuntu de Desmond Tutu » in Revue Interprétation.

VAN PARYS Jean-Marie, 1996, Dignité et droits de l’homme,  Kinshasa, Editions Loyola.

VERBUNT Gilles, 2011, Penser et vivre l’interculturel, Paris, PUF.

WALZER Michael, 1998, Traité sur la tolérance, Trad. Chaïm Hutner, Paris, Gallimard.

WALZER Michael, 1997, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Trad. Chaïm Hutner, Paris, Seuil.

LE CONTRAT SOCIAL : SENS ET NON-SENS

Léon Raymond AHOUO

Université Félix HOUPHOUETBOIGNY d’AbidjanCocody (Côte d’Ivoire)

ahouo2002@yahoo.fr

Résumé :

Le contrat social, comme accord de volontés,  repose sur des causes. Sa cause économique concerne le souci des hommes de satisfaire leurs inextinguibles besoins. Sa cause politique exprime leur désir de réglementer leur vivre-ensemble. Ses deux causes révèlent sa facticité et sa nécessité. Voilà pourquoi le contrat social ne peut prétendre sociabiliser les hommes n’ayant guère renoncé à leurs égoïsmes. Il trouve plutôt  son sens dans la socialisation de ces égoïsmes à ménager et à harmoniser, et non à frustrer.

Mots-clés : Contrat, Sociabiliser, Socialiser.

Abstract :

The social contract, agreement of wills, is based on reasons. Its economical reason concerns human beings will to fulfil their inextinguishable needs. Its political reason expresses their desire to regulate their common life. Its two reasons indicate its artificiality and necessity. That’s why the social contract can’t claim to sociabilize human beings who never abandoned their selfishnesses. It rather finds its justification in the socialization of these selfishnesses to deal carefully and to make consistent, but not to frustrate.

Key words : Contract, To sociabilize, To socialize.

Introduction

La formule “contrat social” rappelle avec immédiateté les penseurs tels Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau[7]. Les hommes, semble-t-il, au regard de constats et de raisons, s’accordent en vue du projet de se socialiser, c’est-à-dire de vivre ensemble autour de règles communes, et de se sociabiliser, c’est-à-dire d’aimer vivre ensemble en étant attentionnés les uns envers les autres. En cela, le sens du contrat social signifie, certes, sa raison d’être, mais aussi et surtout la cohérence entre sa raison d’être et son projet ou sa promesse, alors que son non-sens va indiquer le défaut de cette cohérence.

Si le contrat social se présente comme  projet de  socialiser et de  sociabiliser les hommes, a-t-il un sens si sa raison d’être  est en inadéquation avec un tel projet ? Il va s’agir de questionner le contrat social, essentiellement dans ses formes hobbesienne et rousseauiste, pour évaluer son sens, au regard de raisons d’être économique et politique, ou son non-sens, s’il est confronté à la facticité ou à la nécessité, et davantage s’il ne réalise pas son projet. Notre démarche sera alors analytique  dans son objectif de montrer l’intérêt, pour le contrat social, de voir les contractants ajuster leur accord, selon leur volonté autonome, en fonction de la conjoncture, au lieu de le sceller comme pour toujours, malgré la conjoncture.

1. LES RAISONS D’ETRE DU CONTRAT SOCIAL

1.1. Le contrat social : une raison d’être économique

Justifier économiquement le contrat social, c’est faire reposer la raison d’être de ce contrat sur les besoins des hommes. Comme il est impossible à un être humain de se suffire à lui-même, la relation à l’autre que soi apparaît nécessaire, et est loin d’être désintéressée. Les hommes pourvoient ainsi à leurs besoins réciproques en nouant par le fait même des relations les rassemblant en une communauté de vie appelée “société”.

Economiquement, les relations de besoins réciproques entre les hommes sont des relations d’échanges. Ces relations sont nécessairement intéressées car il s’agit pour chacun d’être conscient de ce qu’il gagne chez l’autre ou par l’autre. Les besoins sont ainsi solidaires des intérêts qui, à leur tour, sont le moteur des échanges. S’il n’y a pas de besoin à satisfaire, il n’y aura pas d’intérêt à rechercher ou à préserver, et encore moins d’échange à établir à cette fin. Ce sont aussi les besoins qui expliquent la nécessité du travail : « Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail ». (Friedrich Nietzsche, 1973, p. 182). De même, les besoins expliquent toute autre activité, licite ou illicite, pourvu que la satisfaction recherchée soit acquise, même éphémèrement. Bernard Mandeville rappelle l’intérêt social de l’activité, même illicite comme le vol, pour la satisfaction des besoins quand il écrit : « Et pourtant, si tout le monde était rigoureusement honnête, et que personne ne se mêlait ou ne s’inquiétait de rien que de ses affaires, la moitié des serruriers du pays seraient en chômage ». (Bernard Mandeville, 1974, p. 75). C’est dire que les besoins, comme principe économique de socialisation, peuvent conduire à des moyens de leur satisfaction qui, même condamnables, renforcent cependant ce principe.

On peut se demander comment la socialisation des hommes peut être possible au regard de besoins multiples toujours renaissant et dont la satisfaction emprunte des voies louables comme condamnables. On peut surtout se demander comment les intérêts possiblement conflictuels liés à ces besoins peuvent permettre la sociabilisation des hommes. Adam Smith, même s’il constate l’égoïsme des besoins et des intérêts humains, voit dans ce même égoïsme la solution de l’harmonisation de ces intérêts individuels. Cette solution s’énonce ainsi : « Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ». (Adam Smith, 1970, p. 48). On voit là combien, du point de vue économique, la vie sociale des hommes n’est guère redevable à leur bienveillance réciproque, mais plutôt à leur égoïsme qui en est la base contractuelle.

La justification économique du contrat social s’observait déjà dans La République de Platon. Pour ce philosophe, « l’Etat doit sa naissance à l’impuissance où l’individu se trouve de se suffire lui-même et au besoin qu’il éprouve de milles choses ». (Platon, 1999, 369 b). L’individu, en effet, ne peut assurer tout seul ses charges imposées par ses besoins multiples et infinis. Ces besoins sont économiques car ils concernent la récolte ou la production des biens de consommation et les services relatifs à la circulation de ces biens. Il s’agit des besoins auxquels pourvoient les artisans et de ceux dont se chargent les commerçants, soit à l’intérieur de l’Etat, soit d’un Etat à un autre (Platon, 1999, 369 et suivantes). La multiplicité, la variété et l’infinité des besoins vont nécessiter que participent au contrat social des individus en nombre croissant et en proportion au moins égale à ces besoins. La spécificité des besoins et le temps à consacrer à leur satisfaction commandent une spécialisation des fonctions. La raison en est que « la nature n’a pas précisément donné à chacun de nous les mêmes dispositions, mais qu’elle a différencié les caractères et fait l’un pour une chose, l’autre pour une autre ». (Platon, 1999, 370 a-b).

Ainsi, le contrat en vue de la socialisation et de la sociabilisation des hommes, dans son fond économique de besoins, c’est-à-dire de biens et services, pose autrui comme condition sine qua non, bon gré mal gré. La différence entre autrui et moi est féconde car elle est la mesure de notre utilité réciproque, l’un pour l’autre et l’un par l’autre. « Et cette mesure, c’est exactement le besoin que nous avons les uns des autres, lequel sauvegarde la vie sociale ». (Aristote, 1965, 1211e).

Si des besoins à assouvir par l’individu expliquent le besoin de l’autre en vue du contrat social, faut-il, de cela, réduire ce contrat à la seule dimension économique ? On se demande si les hommes ont besoin les uns des autres pour satisfaire seulement leurs besoins, ou aussi pour réglementer leurs rapports globaux sous le mode politique.

1.2. Le contrat social : une raison d’être politique

Si les hommes peuvent s’accorder pour vivre ensemble, c’est aussi, sans aucun doute, pour préserver leur communauté de vie en l’encadrant par des règles. Il serait impossible de ne rechercher que l’assouvissement de besoins par nature égoïstes, en dehors d’une réglementation destinée à brider les passions et à contrôler le besoin que les hommes ont les uns des autres. Cela explique la politique comme art d’administrer la Cité en édictant des règles sous la forme de droits et devoirs réputés généraux et impersonnels. Ces règles doivent être comprises par les contractants comme la garantie de leurs propres intérêts harmonisés avec l’intérêt collectif. C’est pourquoi ceux-ci ont besoin de les intérioriser dans leur manière de penser, d’être et d’agir, comme le montre Platon.

Le mythe raconté dans Protagoras par le Sophiste Protagoras tend à justifier politiquement le contrat social. Certes, Prométhée a réparé l’imprévoyance et la sottise de son frère Epiméthée en dérobant, pour en pourvoir l’homme, le génie créateur des arts chez Héphaïstos et Athéna (Platon, 1999, 321 d). L’homme, grâce à ce génie, peut assurer ses besoins vitaux, son confort matériel, son éloquence, sa foi dans les Dieux. Mais, en se rapprochant de son semblable, il ne peut éviter de lui nuire à chaque fois, car Prométhée n’a pas pu lui offrir l’art d’administrer la Cité et les relations sociales. « C’est alors que Zeus, craignant pour la disparition totale de notre espèce, envoie Hermès porter aux hommes le sentiment de l’honneur et celui du droit, afin que ces sentiments fussent la parure des Cités et le lien par lequel s’unissent les amitié ». (Platon, 1999, 322 c). Tous les hommes, indistinctement, doivent jouir de ces deux sentiments pour le bien de la Cité.

Le sentiment de l’honneur, comme conscience de mériter la dignité morale, permet à l’individu de régler sa conduite personnelle, quand le sentiment du droit, comme conscience des droits et devoirs, l’amène à régler ses rapports avec ses semblables. Ces deux sentiments, bien vécus, fondent le contrat social en garantissant la socialisation et la sociabilisation. C’est pourquoi Zeus instruit Hermès d’instituer en son nom « une loi aux termes de laquelle il faut mettre à mort, comme s’il constituait pour le corps social une maladie, celui qui n’est pas capable de participer au sentiment de l’honneur et à celui du droit ». (Platon, 1999, 322 d).

S’ils justifient politiquement le contrat social, le sentiment de l’honneur et celui du droit ne disent pas pour autant le statut de celui qui détient le pouvoir et exerce la souveraineté.  Le Politique, après La République, élabore les critères de ce statut, notamment sa condition sine qua non qui culmine dans le savoir faisant du politique le royal tisserand. (Platon, 1999, 311).

Si la justification politique du contrat social, chez Platon, procède du mythe du Protagoras, chez Rousseau, elle est redevable à la théorie du Contrat social. Le problème à résoudre par cette théorie s’énonce ainsi : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant ». (Jean-Jacques Rousseau, 1986, p. 78). Autrement dit, il s’agit de définir un contrat par et dans lequel chaque individu, en abandonnant ses avantages précaires de l’état de nature, trouve des compensations éminentes, à savoir la liberté civile, la liberté morale et le droit de propriété, lesquels ont pour garantie inaliénable la “volonté générale.” (Jean- Jacques Rousseau, 1986, p. 96).

Le contrat pensé par Rousseau est politique car il définit le mode d’administration de la Cité. Il désigne le gouvernant et définit sa manière de gouverner. Le gouvernant est une personne morale appelée « République » ou « corps politique »  sous le couvert de la « volonté générale » qui a réussi à homogénéiser des personnes physiques aux intérêts privés. Comme tel, il exerce sa souveraineté en tant que « peuple ». (Jean-Jacques Rousseau, 1986, p. 82). Cette souveraineté est inaliénable à et par une quelconque partie du peuple, et indivisible car elle appartient au peuple tout entier. (Jean-Jacques Rousseau, 1986, p. 112 et suivantes).

La justification du contrat chez Rousseau, dans ses dimensions sociale et politique, présente quelques différences avec la théorie de Thomas Hobbes qui lui préexiste. Pour le Citoyen de Genève, l’état naturel de l’homme n’est pas conflictuel puisque « l’homme est naturellement pacifique et craintif ». (Jean-Jacques Rousseau, 1964, p.611). Mais, pour le philosophe anglais, dans sa condition naturelle marquée par la « guerre de chacun contre chacun », guerre  constante, patente et latente, « la vie de l’homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et brève ». (Thomas Hobbes, 1983, p.125). Dans cette condition, personne ne peut compter sur soi, ni sur autrui dans une réciprocité bienveillante.

La base du contrat, chez Hobbes, n’est pas la confiance réciproque entre les hommes, mais la confiance déléguée à «un pouvoir commun qui les tienne tous en respect ». (Thomas Hobbes, 1983, p.124). C’est pourquoi, ce contrat sans confiance entre contractants s’énonce en ces termes :  « J’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière ». (Thomas Hobbes, 1983, p.177).  Le Léviathan, homme ou assemblée, exerce sa souveraineté, sa légitimité et sa légalité, comme délégataire des pouvoirs des contractants.

Vu ce qui précède, le contrat social semble trouver sa raison d’être dans des motifs économique et politique. Mais, on se demande si cela suffit à établir son sens, relativement à sa promesse de socialiser et  de sociabiliser, et déjà au regard de ses caractères.

2. LES CARACTERES  DU CONTRAT SOCIAL

2.1. Un contrat marque par la facticité

La facticité du contrat social désigne ici son caractère assimilable à une vue de l’esprit, sans attache avec le vécu. La raison en est le constat factuel primordial de la société seulement pensée par après. Cela  s’observe dans la théorie du contrat social chez Hobbes et chez Rousseau.

Les auteurs du Léviathan et Du Contrat Social paraissent reconnaître eux-mêmes la facticité du contrat social  élaboré pour les besoins de leurs théories. Afin de justifier l’état civil présent dans ce qu’il est et doit être, ils construisent anachroniquement un état de nature qui lui aurait préexisté.

Quand bien même il décrit la «condition naturelle des hommes» marquée par la solitude, la pénibilité, l’animalité, la précarité et la brièveté dans un état de “guerre de chacun contre chacun”, Hobbes note pourtant :

« On pensera peut-être qu’un tel temps n’a jamais existé, ni un état de guerre tel que celui-ci. Je crois en effet qu’il n’en a jamais été ainsi, d’une manière générale, dans le monde entier ». (Thomas Hobbes, 1983, p.125). Comment pourrait-on se résoudre à un état naturel de solitude de l’être humain alors qu’on sait qu’il est toujours déjà avec ses semblables ? Comment un état naturel de guerre effective ou larvée, et surtout interindividuelle, aurait pu exister historiquement, quand on connaît la prégnance et l’omniprésence des alliances formées au gré des intérêts dûs à des attentes, ou mûs par la consanguinité comme chez les animaux ? Dans ces conditions, le contrat social ne peut être que factice par le détour de l’artifice spéculatif de sa théorisation.

Comme la théorisation caractérise aussi la démarche de Rousseau, on trouve de même chez ce dernier la facticité du contrat social. Déjà, la conception du Bon Sauvage s’avère être une fabulation puisqu’un individu robinsonnade dans un état de nature de félicité ne peut avoir historiquement existé, l’homme étant toujours déjà avec ses semblables. La démarche épistémologique de Rousseau consiste anachroniquement à se donner spéculativement des règles d’observation de l’objet d’étude avant l’observation proprement dite : « Avant d’observer, il faut se faire des règles pour ses observations ». (Jean-Jacques Rousseau, 1964, p.601). Le principe spéculatif entend préexister  au fait empirique et présider la méthode pour la formation des sociétés politiques, même si jusqu’à présent, il n’y en a « pas une qui l’ait été selon celle que j’établis ». (Jean-Jacques Rousseau, 1964, p.291).

La facticité du contrat social comme élaboration théorique, c’est l’ambition de la présentification d’une absence historique et factuelle. Elle désire prospérer en arguant de l’intérêt méthodologique de sa démarche épistémologique. Le principe méthodologique est louable, toutes proportions gardées cependant car une méthode est toujours perfectible. Aristote a suffisamment enseigné que « l’homme est par nature un animal politique ». (Aristote, 1990, I, 2, 8 30 a 5).  A quel moment de leur histoire, à l’origine ou même après l’origine, les hommes auraient-ils siégé pour discuter et entériner les termes de leur existence associative ? Comment, en outre, auraient-ils pu organiser leur rencontre afin de discuter d’un sujet qu’ils auraient arrêté de concert, si leur condition naturelle était marquée par la solitude, comme chez Rousseau, et par l’animalité, l’errance et la déréliction, comme chez Hobbes ?

On comprend bien que pour les théoriciens du contrat social, il y a eu un état sans contrat, c’est-à-dire sans règles communes, qui aurait conduit à un état social fondé sur un contrat, c’est-à-dire sur des règles préalablement acceptées par tous. Mais la condition naturelle de “guerre de chacun contre chacun” est certainement un état social, quoique les hommes soient en relation les uns avec les autres par les règles funestes de la guerre. Le pacte  d’association rousseauiste présuppose sans aucun doute des individus en société, qui découvrent seulement par après le gain supplémentaire lié à la consolidation de leurs relations par un pacte. Ce faisant, il faut sans doute dire que le contrat social existe toujours déjà, pour la société humaine toujours déjà existante. Seulement, la réalité de ce contrat, chez Hobbes et chez Rousseau, c’est d’être extérieur aux individus, et son principe, de pourtant s’imposer à eux comme le résultat de leurs propres volontés expresses, et non supposées ou extorquées.

La facticité du contrat social, finalement, relève de son artifice spéculatif voulant convaincre d’un pacte conclu, mais théoriquement et anachroniquement, en dehors de tout temps et de tout lieu historiques, et extérieurement aux individus supposés contractants consentants. Emile Durkheim va jusqu’à dire qu’aucune société n’a une origine contractuelle, ni une structure présentant des traces d’une organisation contractuelle. « Aussi bien, la conception du contrat social est- elle aujourd’hui bien difficile à défendre, car elle est sans rapport avec les faits ». (Emile Durkheim, 1986, p. 179). Ainsi, sociologiquement, le contrat social ne présente aucune trace le rappelant au souvenir atavique des sociétés humaines.

Cette conception sociologique reçoit le soutien philosophique de David Hume en ces termes : « Il serait bien étrange qu’un acte de l’esprit, que l’on suppose que nous avons tous formé, et cela du plein usage de notre raison, parce qu’autrement il n’aurait point de valeur, qu’un pareil acte, dis-je, nous fût à tous si totalement inconnu, que sur toute la superficie du globe il en reste à peine la trace ou le souvenir ». (David Hume, 2001, p.324). En outre, philosophiquement, le principe spéculatif du contrat social se heurte à la facticité de ce contrat impossible, même si son intérêt méthodologique réside dans sa proposition d’explication a posteriori de l’ordre politique dans un contexte où «le droit politique est encore à naître, et (où) il est à présumer qu’il ne naîtra jamais ». (Jean-Jacques Rousseau, 1964, p.600). Le contrat social n’aurait-il pas alors un caractère de nécessité ?

2.2. Un contrat marque par la nécessité

Dire que le contrat social est marqué par la nécessité, c’est relever son caractère de contrainte imposée aux individus. Sans aucun doute, tout contrat est contrainte au sens où il implique l’observance stricte, par les parties, des règles qu’elles se donnent pour garantir l’exécution de leur accord. Cependant, on peut se demander si la contrainte est volontaire ou involontaire. On peut contracter par suite d’une décision libre prise en toute responsabilité et en toute autonomie, sans aucune pression intérieure ou extérieure à soi. Dans ce cas de figure, le contrat peut ne pas être conclu ni observé sans que cela change en plus ou en moins la situation présente de l’individu. On peut, en revanche, contracter sous une pression imposant la volonté de changer la situation présente parce qu’on espère obtenir un meilleur avantage ou éviter un dommage plus important, comme chez Rousseau et Hobbes.

Le contrat social, à la manière de Hobbes, se justifie par la décision prise par les individus de quitter l’état de “guerre de chacun contre chacun”. Cela montre à quel point les individus sont loin de contracter délibérément, si ce n’est plutôt par la contrainte qu’imposent les circonstances. Ils sont dans la nécessité de contracter pour échapper aux risques funestes de l’état de nature. L’absence d’autonomie de leur volonté de contracter est davantage soulignée par l’absence de confiance réciproque entre eux. Un contrat s’établit dans la confiance, même relative voire supposée, entre contractants. Dans le contrat hobbesien, la confiance réciproque entre les parties est tellement impossible que celles-ci sont contraintes de s’en remettre à un tiers, le Léviathan. C’est pourquoi ce contrat, dicté par la stricte nécessité, s’énonce ainsi : « J’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière ». (Thomas Hobbes, 1983, p.177).

Certes, Yves Charles Zarka écrit : « Le pacte social est en effet une convention d’autorisation ». (Y. C. Zarka, 2002, p. 60). Selon lui, chez Hobbes, pour résoudre la difficulté d’ouvrages tel De Cive faisant des sujets des êtres obéissants et sans droits, cette convention enseigne plutôt que « les sujets sont les auteurs d’un vouloir politique dont le souverain est l’acteur. Autrement dit, le rapport d’autorisation implique que le souverain agit au nom des sujets et les sujets agissent par le souverain ». (Y. C. Zarka, 2002, p. 61).

Mais, au regard des conditions du contrat hobbesien, on peut bien relever une hétéronomie de la volonté des individus. Ces derniers voient leur volonté extorquée du fait de la menace omniprésente et funeste de la “guerre de chacun contre chacun”. Ce contrat est aussi le signe de leur volonté aliénée par cette menace et aliénée au Léviathan qui est ce « pouvoir commun qui les tienne en respect et dirige leurs actions en vue de l’avantage commun ». (Thomas Hobbes, 1983, p.177). Dans un langage rappelant Kant, on peut voir dans le contrat social hobbesien l’hétéronomie et non l’autonomie de la volonté empruntant ses mobiles à la sensibilité et aux circonstances matérielles du vécu de l’état de nature. Il semble en être de même dans le contrat social rousseauiste.

Rousseau élabore un contrat social se voulant distinct de celui de Hobbes en ce que sa base n’est pas la sortie impérieuse d’un état naturel conflictuel. Il reproche au philosophe anglais de prendre l’homme civil pour l’homme naturel : « Je l’ai déjà dit et je ne puis trop le répéter, l’erreur de Hobbes et des philosophes est de confondre l’homme naturel avec les hommes qu’ils ont sous les yeux, et de transporter dans un système un être qui ne peut subsister que dans un autre ». (Jean-Jacques Rousseau, 1964, p.612). Rousseau entend montrer, contre Hobbes, que le contrat social n’est pas l’expression d’une pression morale ou physique exercée sur les individus pour les contraindre à fuir un état négatif en vue d’un état peint positivement A la limite, on pourrait demeurer dans l’état naturel rousseauiste de paix car il semble ne pas y avoir d’obligation ni d’urgence de s’en affranchir. Mais, est-ce le cas ? Rousseau écrit :

« Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut déployer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être ».  (Jean-Jacques Rousseau, 1986, p.76).

Par le détour d’une hypothèse, Rousseau laisse poindre la nécessité du pacte pour l’homme qui, « quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands (…), il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme ». (Jean-Jacques Rousseau, 1986, p. 94).

Le contrat social rousseauiste est marqué par la nécessité de gagner les avantages de l’état civil dont l’éminence les rend incomparables à ceux, mal assurés, de l’état de nature. Dès lors, la volonté de s’associer semble être l’effet d’une décision souveraine de l’individu. Cette décision apparaît pourtant extorquée, c’est-à-dire obtenue par la ruse inhérente à un raisonnement qui, même sans noircir le tableau de l’état de nature (comme chez Hobbes), en présente des traits à une dose suffisamment désobligeante pour lui faire préférer l’état civil par contraste encensé et ennobli.

Ce qui, en outre, justifie la nécessité du contrat social rousseauiste, c’est l’empêchement d’en sortir. Rousseau écrit :

« Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre ».  (Jean-Jacques Rousseau, 1986, p. 90).

Si l’on contracte par volonté, par le fait d’une volonté souveraine ou autonome, on peut aussi décider de ne pas contracter ou de rompre le contrat de la même manière. Du point de vue du principe, ce qui est fait par volonté,  doit ou devrait être défait par volonté, sinon c’est reconnaître la nécessité comme obligation, comme aliénation de la volonté. Le contrat social serait, semble-t-il, le seul type de contrat impossible à refuser et, de même, impossible à rompre. N’est-ce  pas sans doute en raison de son projet ?

3. LE CONTRAT SOCIAL A L’EPREUVE DE SON PROJET

3.1. Sociabiliser les hommes : un projet irréalisable

Sociabiliser, c’est rendre sociable, c’est-à-dire amener l’individu à  s’estimer capable, par faculté et par volonté, de vivre en harmonie avec ses semblables qu’il affectionne. Sans doute, il ne suffit pas d’avoir la faculté comme prédisposition à faire quelque chose. Il faut, bien plus, avoir la volonté comme décision assumée de faire cette chose. Est-ce le cas  dans le contrat hobbesien ou rousseauiste en vue d’une éventuelle sociabilisation des hommes ?

Le contrat rousseauiste définit une réciprocité interindividuelle formant un maillage pour la solidité du corps politique. Le contrat hobbesien, lui,  d’abord engage les parties horizontalement et réciproquement entre elles, et ensuite verticalement et unilatéralement vis-à-vis du Léviathan. C’est le double pacte observé chez Samuel Pufendorf par Robert Derathé, et qui consiste en un pacte d’union où « chacun s’engage envers tous et tous envers chacun », et en un pacte de soumission où les « citoyens se soumettent à l’autorité des Chefs qu’ils ont choisis ». (Robert Derathé, 1995, pp. 209-210).

La sociabilisation, comme projet du contrat social, est-elle dans les intentions des hommes ? Si on veut répondre à cette question d’un point de vue moral et religieux, on dirait que l’amour entre les hommes les dispose à tisser des relations bénéfiques et désintéressées (même si elles peuvent s’avérer intéressées relativement aux conditions à remplir en vue du paradis et de l’enfer). Seulement, même s’ils en parlent, ni la morale, ni la religion ne sont des critères décisifs du pacte pensé par Hobbes et celui proposé par  Rousseau. En revanche, le critère politique apparaît prépondérant chez ces philosophes. Or, à y regarder de près, ce critère s’établit sur la base de l’intérêt, c’est-à-dire du calcul conjoncturel en vue d’un gain égoïste comme la préservation de soi. « L’intérêt est, en effet, ce qu’il y a de moins constant au monde. Aujourd’hui, il m’est utile de m’unir à vous ; demain, la même raison fera de moi votre ennemi ». (Emile Durkheim, 1986, p. 181).

On devine ainsi aisément les obstacles s’opposant à la sociabilisation des hommes et qui se réduisent paradoxalement à la moralisation comme volonté d’égalisation des hommes.  L’enjeu de la moralisation, c’est d’espérer uniformiser les hommes par le décret d’une mesure unique et commune d’évaluation. Pourtant, il est bien ardu, voire impossible de les convaincre de cette mesure, chacun estimant sa valeur intrinsèque sur la base, non de l’essence humaine, mais plutôt de ses avantages intellectuels, matériels ou physiques. De ce fait, leur coexistence suppose la mémoire constante de ces avantages, expression de la différenciation hiérarchique entre eux. Ils ne sont donc pas tous semblables et tous égaux en raison de leur essence humaine qui, parfois, est contestée à certains jugés indignes de respect, d’amour et d’humilité.

L’humilité, selon son étymologie latine, est humus c’est-à-dire “terre”, et humilis, c’est-à-dire “près de la terre”. En raison de cette proximité de la terre, elle désigne l’abaissement volontaire de soi devant autrui, pour l’individu qui reconnaît et accepte ses propres insuffisances. Ce dernier ne doit pas voir, dans son humilité, son humiliation par ou devant autrui qu’il juge moins, voire non méritoire. Cela explique le caractère mitigé et volatile du respect comme sentiment portant à traiter autrui ou soi-même avec considération, en raison de son mérite et de son humanité reconnus. Seulement, il est souvent compris comme le devoir d’obéissance à l’autre qu’on méprise, à qui on est indifférent, ou avec qui il y a des comptes à régler.

Si donc il n’y a ni humilité, ni respect, comment les hommes pourraient-ils vouloir vivre ensemble en s’aimant et en se pardonnant leurs manquements ? L’amour, qui ne résulte pas d’un décret, est construit sur et par le désintéressement vis-à-vis de l’être aimé insusceptible d’être l’objet de calcul. Le pardon, loin d’être le fait d’une exigence, est plutôt l’effet d’une bonne disposition. Mais, hélas, l’amour et le pardon sont le fait d’impératifs, comme l’impératif hypothétique kantien, qui assujettissent leurs moyens à leurs fins, et sont eux-mêmes des moyens en vue de fins.

Ainsi, les pays, de par le monde, peinent à devenir  des nations, quand bien même ils sont des Etats. En Côte d’Ivoire, même si la Constitution proclame la nation ivoirienne, le sentiment de solidarité fondant celle-ci est difficilement perceptible parmi les Ivoiriens, notamment avec l’avènement du multipartisme en 1990, au regard des crises successives, particulièrement depuis le coup d’Etat de 1999. Les acteurs de la scène politique et de la société civile ivoiriennes ne peuvent se targuer d’accomplir la sociabilisation dans ce pays, tant tous semblent manquer d’humilité et de respect entre eux-mêmes et envers les populations, et celles-ci vis-à-vis d’eux. Comme on pense savoir “qui est qui”, “qui fait quoi” et « qui pense quoi de qui » surtout par malveillance, personne alors n’est pas digne de confiance.

Pourtant, il s’agit pour les Ivoiriens de vouloir affronter l’avenir à partir de l’appréciation froide du présent en sortant des schémas éculés et des réflexes stéréotypés tendant à préférer tel individu ou groupe d’individus à tel autre. Il ne s’agit pas, pour eux, de s’aimer indifféremment et à tout prix. Il n’est pas question non plus, pour eux, de vouloir s’éliminer en ne préservant que ses amis. Il leur faut plutôt s’inventer une cohabitation dans les termes d’un pacte social où chacun gagne ou ne perd pas à vivre avec l’autre, au lieu de vouloir l’aimer avant de consentir à vivre avec lui. Aujourd’hui, “l’Ivoirien Nouveau” devrait comprendre l’intérêt, pour le vouloir vivre ensemble, de l’utilité de l’autre, et non de l’amour ou de l’amitié pour l’autre comme s’est mépris à le penser Aristote prenant le monde pour le paradis quand il écrit que l’amitié « est absolument indispensable à la vie ». (Aristote, 1965, 1222 b). L’amour ou l’amitié n’est pas la condition du vouloir vivre ensemble, sauf peut-être dans le paradis religieux ou dans le mariage vraiment sincère. De ce fait, n’est-il pas préférable de socialiser les hommes au lieu de s’épuiser à les sociabiliser ?

3.2. Socialiser les hommes : un projet à féconder

Socialiser les hommes, c’est impliquer qu’ils ont besoin  des règles du vivre-ensemble ; c’est surtout les amener à voir dans ces règles, non pas des contraintes assorties de menaces de sanctions, mais la garantie  de voir leurs égoïsmes prospérer.

L’homme veut-il simplement respecter les règles sociales, sans rien y gagner ? S’il semble si difficile, mais non impossible, de socialiser les hommes, c’est bien en raison d’une occultation, voire d’une dénégation de leurs intérêts égoïstes souvent réprimés. Il n’est guère utile d’exercer cette répression si on ne propose pas de contrepartie ou de compensation jugée acceptable par les égoïsmes capables de coopérer, non par amour, mais par intérêt.

Coopérer, c’est œuvrer conjointement avec autrui parce qu’on a des intérêts qui se croisent ou des gains à partager. Autrement dit, sur la base de calculs égoïstes, on coopère en vue de bénéfices égoïstes. La coopération ici est utilitaire, certainement comme il en est de son essence. Mais, surtout, elle se refuse à promouvoir une vision optimiste de la nature humaine comme chez  Aristote qui a vu dans l’amitié la marque distinctive des relations humaines et comme « le lien des cités ». (Aristote, 1965, 1221b).

La vision pessimiste de l’humanité, elle, n’espère pas un altruisme gratuit de l’homme. Mais elle ne désespère pas de l’homme car elle le sait disposer à agir dans le sens souhaité, quand il pense obtenir des gains à son profit. Elle semble s’illustrer dans la socialisation à la manière de Hobbes. Seulement, cette socialisation, même si elle est empreinte de pessimisme dans la nature humaine relativement au contrat multilatéral sans confiance entre les individus, affiche cependant son optimisme dans cette nature au regard du contrat de confiance entre ces derniers et le Léviathan. Son optimisme consiste dans la confiance accordée a priori au Léviathan, comme si celui-ci en était d’emblée digne, alors que la réalité de la gouvernance, partout et toujours, est loin de l’attester. Cela revient à considérer la vision pessimiste de l’humanité comme la condition de la fécondation de la socialisation car elle n’attend rien de l’altruisme supposé de l’homme, mais plutôt espère beaucoup de son égoïsme à flatter et à exploiter pour la prospérité de la société.

Par conséquent, féconder le projet de socialiser les hommes, c’est refuser les injonctions morales et religieuses prônant le désintéressement et le don de soi ; c’est renoncer aux formes de contrat hobbesienne et rousseauiste prônant l’intérêt général. La fécondation d’un tel projet souligne que les hommes se sentiront davantage solidaires les uns des autres si leurs égoïsmes y trouvent leur compte. Elle recommande ainsi d’inverser le rapport habituellement admis entre l’intérêt général et l’intérêt individuel car c’est celui-ci qui, en réalité, justifie celui-là. C’est en poursuivant son propre gain que l’individu œuvre pour et/ou avec autrui. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ». (Adam Smith, 1970, p.48). Hegel écrit : « Si les hommes doivent s’intéresser à une chose, il faut (…) qu’ils y retrouvent leur propre intérêt et qu’ils satisfassent leur amour-propre ». (Hegel, 2012, p. 105).

La socialisation des hommes est fécondée par une vision pessimiste de l’humanité dont l’avantage est de flatter l’égoïsme des individus pour les amener à se dépasser en donnant le meilleur d’eux-mêmes en situation de rivalité et d’interdépendance. La rivalité les porte à l’émulation quand l’interdépendance leur fait comprendre l’impossibilité de s’éliminer par la conscience de l’absurdité du comportement systématiquement funeste. Robert Axelrod montre qu’il est préférable de coopérer, même ou surtout en restant égoïste, pour s’assurer un gain certain quoique moyen, que de vouloir faire cavalier seul dans l’espoir d’un avantage maximum mais incertain. (Robert Axelrod, 1992, p. 41 et suivantes).

En Côte d’Ivoire, au regard de la prégnance des considérations politiciennes sur la mentalité sociologique et même individuelle, on peut dire que la vie sociale est régulée par les intérêts partisans : ceux des partis politiques et ceux des individus dans ces partis ou même en dehors d’eux. L’intérêt général, soi-disant celui du pays tout entier, est fonction de ce que les parties et les individus sont susceptibles de gagner ou de perdre. Tel individu  veut accéder à telles fonctions : la marche de la société est tenue d’intégrer sa volonté singulière en raison de ses affidés aux appétits aiguisés et funestes. Tel autre exprime une velléité ou une volonté de revanche : le vécu des populations s’en trouve perturbé en raison de ses laudateurs. Le pays tout entier vit ainsi au gré des humeurs et desiderata des « hommes politiques » censés par principe être soucieux de la polis. Certains d’entre eux ont des comptes à régler, dans le souvenir revanchard de dommages subis. D’autres espèrent se faire valoir aux prochaines échéances électorales ou à l’occasion de troubles sociaux, voire de guerres induisant une redistribution des cartes comme l’enseigne la « théorie du chaos », à l’exemple du chaos déterministe du Physicien dans lequel le désordre du système dynamique est dû à des forces et non au hasard.

On voit combien la socialisation, en Côte d’Ivoire, gagnerait à trouver sa fécondité dans les soins apportés aux égoïsmes, conformément à la conjoncture, de sorte à ménager ces égoïsmes en équilibre comme dans la thérapie du diabétique dont l’équilibre organique, c’est-à-dire son maintien en santé, dépend de sa dextérité à éviter la satiété et la faim. Le contrat social a ainsi besoin d’être constamment ajusté au gré des événements comme les crises qui permettent à une société de jauger sa capacité d’adaptation, de mutation ou de renaissance. Si les crises sont des maladies inévitables dues aux égoïsmes, la socialisation devrait attester de sa capacité et de son inventivité en les intégrant comme des possibilités souvent effectives, au lieu de vouloir croire qu’elles ne surviendront jamais.

Conclusion

L’idée de contrat social apparaît déjà chez des penseurs antiques comme Platon dans sa théorisation de La République. La formalisation de cette idée est habituellement attribuée à Hobbes et à Rousseau qui, tous deux quoique différemment, ont pensé un accord explicite et consenti à l’origine du vécu des hommes sur la base de règles les engageant tous.

La question du sens ou du non-sens du contrat social a conduit à identifier ses raisons et son projet. Les hommes ont décidé de vivre ensemble pour des raisons économique et politique. La raison d’être économique du contrat social relève du besoin réciproque entre les hommes pour la satisfaction de leurs besoins. Quant à la raison d’être politique de ce contrat, elle consiste dans les règles communes que ceux-ci se donnent pour leur épanouissement et leur protection mutuels.

Suffit-il, pour le contrat social, d’avoir une raison d’être pour conclure à son sens ? Ce contrat, pour justifier son sens, doit ajuster sa raison d’être à son projet. Si son projet, c’est de sociabiliser les hommes, alors il ne peut avoir un sens. Il est apparu que l’être humain vit avec son semblable, non par amour, ni pour l’amour, mais par contrainte et pour des fins égoïstes. En cela, le contrat social trouve son sens dans la cohérence entre l’égoïsme au principe de sa raison d’être et de son caractère, et le projet de socialiser les hommes autour de règles non préjudiciables à leurs égoïsmes. Malgré les injonctions de la religion et de la morale, lesquelles peuvent être instrumentalisées en fonction des circonstances, l’être humain ne peut se défaire de son égoïsme foncier sous le vernis d’un altruisme conjoncturel et stratégique.

Références bibliographiques

ARISTOTE, 1965, Ethique à Nicomaque, Paris, J. Vrin, traduction de J. Tricot.

ARISTOTE, 1990, Politiques, Paris, Flammarion, traduction de Pierre Pellegrin.

AXELROD, Robert, 1992, Donnant donnant. Une théorie du comportement coopératif, Paris, Odile Jacob, traduction de Michèle Garène.

BERNARDI Bruno, 2003, Le principe d’obligation : sur une aporie de la modernité politique, Paris, Champion.

DERATHE, Robert, 1995, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, J. Vrin.

DURKHEIM, Emile, 1986, La division sociale du travail, Paris, P.U.F.

FREUD, Sigmund, 1971, Malaise dans la civilisation, Paris, P.U.F., traduction de C. et J. Odier.

GOYARD-FABRE, Simone, 1983, L’interminable querelle du contrat social, Ottawa, Editions de l’Université d’Ottawa.

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, La Raison dans l’histoire, Paris, U.G.E., 2012, traduction de Kostas Papaioannou.

HOBBES, Thomas, 1983, Léviathan, Paris, Sirey, traduction de F. Tricaud.

HUME, David,2001, Essais moraux et politiques, Paris, P.U.F., traduction de Gilles Robel.

MANDEVILLE, Bernard, 1974, La Fable des Abeilles, Paris, Jean Vrin, traduction de P. et L. Carrive.

MANIN, Bernard, 1996, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion.

NIETZSCHE, Friedrich, Humain, trop humain, Paris, Gonthier, 1973, traduction de A.-M. Desrousseau.

PLATON, 1999, Protagoras, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, traduction de Léon Robin.

PLATON, 1999, La République, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, traduction de Léon Robin.

PLATON, 1999, Le Politique, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, traduction de Léon Robin.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, 1964, Ecrits sur l’Abbé de Saint Pierre, in Œuvres complètes, par Bernard Gagnelin, Paris, Gallimard, La Pléiade.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, 1964, Emile ou de l’éducation, in Œuvres complètes, par Bernard Gagnelin, Paris, Gallimard, La Pléiade.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, 1964, Manuscrit de Genève, in Œuvres complètes, par Bernard Gagnelin, Paris, Gallimard, La Pléiade.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, 1986, Du Contrat social, Paris, Magnard, Texte et contextes.

SMITH, Adam, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Gallimard, 1970, traduction de Germain Garnier.

ZARKA, Yves Charles, Hobbes et la pensée politique moderne, Paris, P.U.F., 2002.

PERDRE SA VIE À LA GAGNER : DU PARADOXE DU TRAVAIL

Fatima DOUMBIA

Université Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire)

fatima.doumbia@aol.fr

Résumé :

On use aujourd’hui de l’expression « gagner sa vie » pour parler de la nécessité de travailler. Les conditions difficiles dans lesquelles celui-ci s’exerce nous donnent le sentiment de perdre quelque chose de nous-mêmes dans ce travail, car nous nous « tuons à la tâche ». La question sera de savoir ce que l’on gagne et ce que l’on perd dans ce travail. Autrement dit, c’est le paradoxe du travail, à la fois nécessité et liberté que nous étudierons.

Mots clés : Esclavage, Gagner, Identité, Liberté, Nécessité, Perdre, Travail.

Abstract :

We use today the expression “earn a living” to talk about the necessity we have to work. Because of the difficult conditions of work, we have the feeling to lose something of ourselves in this work, as if we are “killing ourselves” by working. In this way, the question will be to know what do we win and what do we lose in this work? In other words, it is the paradox of work, both necessity and freedom that we will study.

Key words : Earn, Freedom, Identity, Lose, Necessity,  Slavery, Work.

Introduction

Ce qui se dégage d’un tel sujet est que dans l’acte même de gagner sa vie, on la perdrait. La première idée laisse comprendre que la perte de sa vie serait engendrée par le fait de vouloir ou de devoir la gagner, ce qui sous-entend dans un cas la volonté, dans l’autre la nécessité. Ensuite, le deuxième constat que nous faisons est que dans l’idée de gagner ou perdre sa vie, il y a les notions de gain et de perte, qui renvoient toutes deux au vocabulaire du jeu et de la lutte. Cela nous amène à nous demander alors ce qui est en jeu, ce que l’on engage dans ce jeu ou dans cette lutte qu’est la vie. De cette première interrogation vient le rapport de distanciation ou de confusion entre l’objet, l’enjeu et la finalité.  Si la finalité du jeu peut être le simple fait de jouer, donc le plaisir que procure celui-ci et non pas forcément le gain supplémentaire que l’on retirerait et qui serait extérieur au jeu, comme de l’argent, une voiture ou les honneurs, la finalité de la lutte, que celle-ci soit combat ou guerre, est nécessairement extérieure à la lutte elle-même car on ne mène pas une guerre pour le simple plaisir de faire la guerre. Ici, dans notre étude, la difficulté est que la vie elle-même soit à la fois l’objet en question, l’enjeu de celle-ci ainsi que sa finalité. Car ce que l’on veut gagner n’est autre que la vie, et c’est précisément celle-ci que l’on met en jeu, et que l’on perd. C’est la raison pour laquelle nous analyserons cette expression qui touche au travail, d’abord du point de vue du jeu puisqu’à la différence de la lutte, le jeu semble être l’activité dans laquelle l’objet et la finalité se confondent, comme ce qui se dégage de notre sujet. Par ailleurs, dans la mesure où on ne perd pas la vie en voulant être en vie, mais qu’on la perd en devant la gagner, la nécessité semble supplanter la volonté. Travail, jeu, nécessité, tels sont les trois éléments auxquels renvoient nos hypothèses méthodologiques. Nous pouvons alors poser le problème fondamental de cette étude qui est de savoir comment le travail, qui est le prix que nous devons payer, en tant qu’hommes, donc une dette, peut-il, dans un même mouvement être cette obligation qui définit notre identité et cette nécessité qui nous rattache à l’animalité ? L’enjeu, se précise ici clairement et touche la question du devoir de gagner notre vie et sa compréhension comme dette, droit ou obligation.

1. GAGNER SA VIE : LE TRAVAIL COMME MOYEN, ENDURANCE ET IDENTITÉ DE L’HOMME

1.1. Gagner son pain à la sueur de son front

Puisque la perte est conséquente à la volonté ou nécessité du gain, c’est ce que signifie gagner sa vie que nous devons en premier lieu analyser. Gagner sa vie signifiant travailler, nous allons ici tenter de comprendre ce que l’on gagne en travaillant. Quelle est cette valeur que l’on obtient en travaillant ? Car il s’agirait alors d’obtenir un supplément que l’on n’avait pas au départ en s’engageant dans cette activité, comme une valeur ajoutée et également de sortir victorieux, vainqueur, comme l’on sort victorieux d’un jeu ou d’une guerre.

Lorsqu’on parle de gagner sa vie, l’expression est immédiatement rattachée à une autre, gagner son pain quotidien. Ainsi, le travail serait un devoir, pour nous, héritiers d’une conception morale et religieuse de la vie et du travail car c’est bien à une lecture biblique que renvoient immédiatement ces deux expressions. L’homme doit gagner à la fois quotidiennement son pain, et aussi gagner son salut par ce travail. Ce qui se dessine ici est la centralité du travail dans la nouvelle définition de l’homme.

Gagner son pain à la sueur de son front nous dit que désormais, l’homme doit d’abord planter avant de cueillir, recueillir les fruits de son travail. Il doit cultiver. Kant, dans l’étonnante relecture qu’il fait de la Genèse dans ses Réflexions sur l’éducation, voit dans la nécessité désormais pour l’homme de gagner son pain à la sueur de son front, non pas tant une malédiction qu’un dessein que la nature a mis en lui afin que, dans la recherche de son bien-être, il gagne la dignité. Ce devoir indique un rapport à la morale et à la nécessité. Dans cette nécessité, sont contenues l’endurance, la pénibilité. Cette sueur serait-elle ce qui traduit la pénibilité et l’endurance, et serait-elle donc une caractéristique du travail ? Non, nous dit Giuseppe Rensi, ce philosophe et avocat italien opposé à Mussolini, qui, au moment même où le fascisme tout autant que le bolchevisme exaltaient le travail aliéné, osait écrire dans son manifeste Contre le Travail (2017, p. 104) qu’ « on ne veut plus travailler. Et, c’est juste du point de vue de la raison. On a raison ». Il montre alors que les éléments d’endurance que nous identifions comme appartenant exclusivement au domaine du travail ne le sont pas, allant même jusqu’à affirmer que la sueur au front est plus présente dans un match de football que dans le travail.

Ce n’est donc pas l’effort qui distingue le travail du jeu, mais uniquement le fait que le jeu est une activité que l’on exerce pour elle-même, en fonction du plaisir ou de l’intérêt qu’elle éveille de façon intrinsèque, considérée pour elle-même, comme une fin en soi, sans visée ultérieure, alors que le travail proprement dit est une activité que l’on accomplit sans qu’un élément spontané ou l’envie qu’elle nous inspire nous y pousse. (G.  Rensi, 2007, p. 24)

Pour lui, ce n’est pas donc dans la sueur au front que l’on doit reconnaître la distinction entre travail et jeu, mais dans l’agréable et la finalité interne. On joue par plaisir car le jeu est agréable, là où on ne travaillerait pas par plaisir et on joue pour jouer, là où on travaillerait pour autre chose que pour le travail. Déjà, Kant dans ses Réflexions sur l’éducation, reconnaissait bien que l’occupation dans le travail n’est pas en elle-même agréable, contrairement à l’occupation dans le jeu, agréable et sans but. Si on joue pour jouer, pour le plaisir que procure cette activité, donc sans finalité extérieure, le travail, lui devient un médium, un moyen en vue de se procurer un salaire dit Rensi.

Par conséquent, l’activité du travail proprement dit, à la différence du jeu, est un moyen et non une fin en soi. Il ne possède pas pour nous, comme dans le cas du jeu, un intérêt ou une valeur intrinsèque, mais seulement une valeur qui dépend des produits qu’on retire.  (G. Rensi, 2007, p. 24)

Nous avons, en établissant les préoccupations que renferme ce sujet, reconnu le vocabulaire du jeu et de la lutte. En comprenant maintenant que, de façon générale, le travail est pensé comme opposé au jeu, analysons donc l’expression « gagner sa vie » en la mettant en rapport avec la lutte. Le déplaisir et la finalité externe que nous avons identifiés comme éléments du travail sont tout à fait du ressort de la lutte. Le travail, comme lutte, ferait envisager sa finalité comme une nécessaire victoire, les fruits du travail comme honneur et gloire et celui qui triomphe de cette lutte comme un vainqueur, peut-être même un héros. Mais, dans une lutte, la défaite est aussi possible.

1.2. Le travailleur : un  « Hercule » ou un « loser »?

Dans le travail, comme dans la lutte, la finalité, l’enjeu sont extérieurs à l’acte. Cela signifie qu’on entreprend une guerre ou une lutte non pour la lutte ou la guerre elle-même, mais pour obtenir quelque chose. La lutte, dans la phénoménologie hegélienne est en vue de la reconnaissance.

Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent elles-mêmes et l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort. Elles doivent nécessairement engager cette lutte, car elles doivent élever leur certitude d’être pour soi à la vérité, en l’autre et en elles-mêmes. C’est seulement par le risque de sa vie qu’on conserve sa liberté […]. (G. W. F. Hegel, tome 1, 1941, p. 159)

Les deux consciences étant prêtes à risquer la mort, pour être reconnues de l’autre, on comprend alors ce que cette vie mise en jeu finit par avoir de paradoxal puisque la mort finalement annihile toute possibilité de reconnaissance. Cette lutte à mort devient insensée lorsque ce que l’on met en jeu pour gagner quelque chose rend impossible l’obtention de cette chose. Dans la vie sociale, la guerre est toujours un médium pour l’obtention d’autre chose que la vie elle-même : la liberté (qui peut-être signifie finalement la vie elle-même), l’honneur, la dignité, une cause, la reconnaissance, une idéologie, etc.

Si nous devons penser le travail comme une lutte dont la finalité est extérieure, la question qui se pose alors est de savoir ce que l’on gagne dans le travail. De quoi triomphe-t-on de cette lutte contre les forces naturelles, si ce n’est de la nécessité ? Il est toutefois important de modérer nos propos en soulignant que cette lutte aujourd’hui n’a pas le sens de la lutte contre les forces naturelles présentée dans les mythologies, ou dans le stakhanovisme, qui faisaient du travailleur un héros. C’est ainsi que Hannah Arendt écrit :

Cependant, la lutte quotidienne dans laquelle le corps humain est engagé pour nettoyer le monde et pour l’empêcher de s’écrouler ressemble bien peu à de l’héroïsme ; l’endurance qu’il faut pour réparer chaque matin le gâchis de la veille n’est pas du courage, et ce qui rend l’effort pénible, ce n’est pas le danger, mais l’interminable répétition. Les ‘‘travaux d’Hercule’’ ont une chose en commun avec tous les grands exploits : ils sont uniques ; malheureusement, il n’y a que les mythiques écuries d’Augias pour rester propres une fois l’effort accompli et la tâche achevée. (H. Arendt, 2012, p. 139)

Cette lutte pour gagner sa vie serait donc incessante, devant être renouvelée quotidiennement puisque c’est notre pain que nous devons gagner chaque jour. Cette nécessité de gagner notre pain quotidien, et ce, à la sueur de notre front, nous confère en tant qu’hommes notre identité. On comprend alors que, dans cette lutte qu’est le travail, notre réussite ou notre échec individuel nous confère de ce fait notre identité.

Avec Hegel, c’est la reconnaissance et donc l’identité qui se jouait dans la lutte des consciences. Et l’état duquel on sort de cette lutte, l’état de victoire ou de défaite, devient notre propre identité en nous définissant, en faisant de nous un vainqueur ou un vaincu, un maître ou un esclave. Le perdant d’une guerre, dans les temps anciens est tué, fait prisonnier de guerre ou esclave, ce qui signifie alors qu’on lui attribue une nouvelle identité lorsqu’on lui laisse la vie sauve puisqu’on « fait de lui » quelque chose. Faire de lui signifie qu’il ne l’était pas, et qu’on le rend esclave, quoiqu’en dise Aristote pour qui l’esclavage est naturel et non un fait social : « Un être qui par nature ne s’appartient pas, mais est l’homme d’un autre, cet être-là est par nature esclave : est l’homme d’un autre quiconque, étant homme, est objet de propriété ; or un objet de propriété est un instrument ordonné à l’action et séparable ». (Aristote, 1993, Livre 1, Chap. IV, 6) 

Esclave ou prisonnier, dans les deux cas, l’homme acquiert au sortir d’une lutte son nouveau statut, tout comme dans le travail ou le jeu. C’est la fin de la « partie » qui déterminera qui il est désormais. C’est donc l’identité qui est en jeu dans le travail, que l’on considère celui-ci à partir du vocabulaire du jeu ou de la lutte. En effet, celui qui gagne est celui qui a réussi, il est le victorieux, le vainqueur, il est un winner. Quant à la vie, qu’on la considère elle-même comme un jeu ou une lutte, elle a aussi ses winners et ses losers ou selon l’expression du président Macron, il y a « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien» (consulté sur http://www.huffingtonpost.fr/2017/07/02/emmanuel-macron-scandalise-avec-ses-propos-sur-les-gens-qui-ne_a_23012330/?utm_hp_ref=fr-emmanuel-macron), et que l’on croise dans une gare, disait-il lors de l’inauguration de la nouvelle gare de la station F. Nous sommes dans une société où, du fait de la centralité de notre travail, nous sommes ce que nous procure notre statut social. Un travail au bas de l’échelle et nous sommes des gens qui ne sont rien, des losers. Ici, donc la dignité que l’on perd en étant ravalé au statut de loser peut être conséquente à l’acte de gagner mal notre vie, ou à l’acte même de travailler. Si notre société considère le travail comme ce qui nous fait, nous comprenons alors qu’en ne considérant de ce travail que ce que nous gagnons comme salaire, c’est cet avoir qui constituera ensuite le socle de notre identité sociale. « Quoi que nous fassions nous sommes censés le faire pour ‘‘gagner notre vie’’ ; tel est le verdict de la société […] ». (H. Arendt, 2012, p. 161) Le lien social serait déterminé par l’économique. Or, cette compréhension a des implications lourdes, tant du point de vue économique, politique que social.

2. LES IMPLICATIONS DU TRAVAIL PENSÉ COMME GAGNE-PAIN : LA PERTE DE L’HOMME ET DU MONDE

2.1. Le procès de production entre mutilation de la vie et esclavage de l’homme

Celui qui doit gagner sa vie, donc travailler, gagnerait certes de quoi se procurer ce qui est essentiel à sa vie, pour rester en vie, mais perdrait ce qui fait de lui un homme, sa réalisation, puisqu’il n’atteindrait pas sa vie d’homme.

Ici, deux contradictions se dessinent. La première est celle de savoir comment l’activité que nous avons pensée comme caractéristique de l’homme puisse, dans un renversement, devenir celle-là même par quoi il est comparable à l’animal. La deuxième contradiction est une conséquence de la première, ou une reformulation de celle-ci, à savoir en quoi l’homme, en se libérant de la nécessité est finalement asservi à cette nécessité ?

La compréhension du travail aujourd’hui comme esclavage est ce qui explique qu’il soit compris comme une mort puisque la vie de l’esclave dans l’Antiquité, en étant ramenée à la vie animale, ne fait pas de lui un homme. La perte de soi est perte de ce qui fait de nous des hommes, elle est donc non seulement une mutilation, mais quelque chose de plus profond, elle est une mort, en ceci que là où la mutilation est une perte partielle, cet esclavage auquel renvoie le travail est la perte de ce qu’il y a de noble en l’homme, la perte de sa caractéristique d’homme, donc sa mort en tant qu’homme véritable. C’est sous le taylorisme que se développe l’aliénation du travail, ce travail en usine que Simone Weil vit comme esclavage et pire, cette une mort de soi.

Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. […] Il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour huit heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. (S. Weil, 1951, p. 60)

Si cette mort était imagée en renvoyant à ce travail qui nous « crève », elle est aujourd’hui matérialisée de plus en plus, dans notre société de la performance, dans ces « brûlures internes » appelées burn-out, et les suicides qui ont souvent lieu dans les entreprises. Que ce soit Marx, Rensi, Arendt ou Weil, ces auteurs n’ont eu de cesse de montrer que le travail, sous l’ère capitaliste, a la même forme que l’esclavage primitif ou antique.

Si l’on ne considère que la collectivité, les hommes semblent être élevés de nos jours à une condition qui se trouve aux antipodes de cet état servile. Presque aucun de leurs travaux ne constitue une simple réponse à l’impérieuse impulsion du besoin; le travail s’accomplit de manière à prendre possession de la nature et à l’aménager en sorte que les besoins se trouvent satisfaits. […] Mais, par un renversement étrange, cette domination collective se transforme en asservissement dès que l’on descend à l’échelle de l’individu, et un asservissement assez proche de celui que comporte la vie primitive. (S. Weil, 1955, pp. 77-78)

Ici, deux problèmes découlent de cette situation d’asservissement. Le premier concerne la situation de l’esclave au travail, et ce que signifie sa mutilation ou sa mort du fait du travail ; le deuxième, sa situation dans la cité et donc son identité. L’esclavage a disparu dans nos sociétés notait déjà le philologue et helléniste italien Giuseppe Fraccaroli, se posant alors la question de savoir ce qu’il en est du travail jadis réservé à ceux-là. Quels sont donc ces travaux qui restent ? Pour le comprendre, il faut distinguer les différents sens des activités méprisées par les Grecs pour identifier ces travaux qui restent et voir quels sont ceux qui perdent leurs vies en les exerçant. Les activités les plus méprisées par les Grecs, sont les tâches, ponos considérées comme dégradantes du fait qu’elles demandent un contact direct avec la matière. Alors, à qui confier ces tâches jadis exercées par les esclaves ?

Pourquoi dois-je, moi, être condamné – se demande légitimement chacun – à la tâche grossière de manipuler un marteau-pilon ou de faire fonctionner une machine, fût-ce quelques heures par jour et pour un bon salaire ? À la place de ces travailleurs, nous (le lecteur et moi) comprendrons bien vite qu’ils ont raison de travailler le moins possible, le plus négligemment possible, de ne pas vouloir travailler ; on comprendrait que la pensée  ‘‘que les autres le fassent’’ est inévitable et justifiée. – Mais puisque quelqu’un doit travailler à ça afin que les uns et les autres puissent être libérés de travailler à ça, voilà une nouvelle fois le spectre de la nécessité de l’esclavage réapparaître sous nos yeux. (G. Rensi, 2017, p. 104)

Ce que dit encore Rensi est que les tâches devant être accomplies, elles doivent l’être pour permettre à d’autres de s’en libérer. Le travail serait donc « l’obstacle le plus insurmontable à la réalisation, à la participation et à la jouissance d’un tel développement spirituel […] » dit-il. (G. Rensi, 2017, p. 22). Et c’est ce même empêchement que décrit douloureusement Simone Weil de ses expériences à l’usine.

Et là, nous rejoignons la deuxième préoccupation qu’a suscitée cette comparaison du travail aujourd’hui à l’esclavage antique. Puisqu’on sait que l’esclave ne prenait pas part aux affaires de la cité, quel rapport établir alors entre ceux qui exécutent ces tâches, ceux qui travaillent « à ça » selon l’expression de Rensi et leur implication et statut dans la société ? L’esclave en n’étant pas un citoyen était comme expulsé de la Cité. Être expulsé de la vie publique, c’est être renvoyé exclusivement à la sphère privée ; laquelle consiste pour Arendt à un enchaînement au corps.

2.2. La consommation : l’anéantissement du monde et la captivité dans son corps

C’est au fond, à partir de l’idée de gagner sa vie, gagner son pain, qu’Arendt va expliquer cette expulsion du monde dans le corps comme une captivité. En effet, dès lors où le travailleur en travaillant le fait pour subvenir à ses besoins, pour son pain quotidien, c’est à son corps qu’il est renvoyé, renfermé dans sa pure intériorité et son rapport à l’extérieur ne devient qu’un rapport de destruction dans la consommation des objets.

André Tosel dans Du retour du religieux, Scénarios de la mondialisation culturelle (2011, p. 35) rattachait cette privation de monde aux précaires considérés comme losers, ou ceux qui ne sont rien, «‘‘autres’’ incomposables, despécifiés, expulsés de ce qui en fait nos ‘‘semblables’’ », rajoutant que « superfluité humaine et privation de monde – acosmisme humain – se conjuguent en un cercle infernal ». Fischbach toutefois (en accord avec Arendt, et c’est cette orientation que nous suivons), ne rattache pas cette privation de monde à la privation de moyens de consommation élémentaire. Pour lui, ce non-monde ne concerne pas seulement ceux qui ne gagnent pas leurs vies, (les chômeurs) ou qui la gagnent mal (les précaires), elle concerne désormais, tout le monde et ne se comprend pas en terme de manque de consommation, comme un moins (que signifie aussi la perte), mais en terme de surconsommation, comme un plus que signifie le gain. Cela signifie que c’est du fait de la surconsommation que tous avons perdu notre monde et en avons été expropriés. Depuis la libération de la consommation et la promotion du sujet, on considère maintenant comme un impératif pour ce sujet non seulement d’être performant dans la production, mais bien plus, de l’être également dans la consommation.

Toute consommation est assurément une destruction, mais on voit que, dans la consommation de l’objet d’usage, ou de la chose utile répondant à un besoin, la destruction peut être très lente […]. Le passage du besoin au désir permettait une telle accélération dans la mesure où le désinvestissement du désir hors d’un objet est un processus qui prend beaucoup moins de temps que la destruction de l’objet par usure. Mais ce n’était pas suffisant et il fallait encore accélérer le processus : la trouvaille, c’est de faire en sorte que la destruction précède toute consommation, que l’objet soit sinon effectivement détruit du moins apparaisse comme détruit bien avant qu’il ait été véritablement consommé. (F. Fischbach, 2011, p. 30)

Dans ce monde de l’accélération, s’il fallut que la production s’accélérât, il fallut également que la consommation s’accélérât, ce qui devint possible par la substitution de l’éphémère au durable, du désir au besoin. Cette fugacité de la consommation répond à la fugacité de la production elle-même faite pour disparaître. En ce sens, le travail n’est pas production d’une œuvre, c’est-à-dire de quelque chose qui dure, mais production de l’éphémère, fait pour disparaître, production de biens faits pour être consommés.

[…] la perpétuité de la production n’est assurée que si les produits perdent leur caractère d’objets à employer pour devenir de plus en plus des choses à consommer, ou en d’autres termes, si l’on accélère tellement la cadence d’usure que la différence objective entre usage et consommation, entre la relative durabilité des objets d’usage et le va-et-vient rapide des biens de consommation, devient insignifiante. (H. Arendt, 2012, p. 160)

La différence entre œuvre et biens de consommation comme distinction entre ce qui dure et l’éphémère s’avère dans notre analyse cruciale lorsqu’on comprend que cette distinction au fond recoupe la distinction entre les éléments du monde soumis à l’immortalité et la fixité, valorisés par les Grecs, par opposition à ceux soumis au temps et à la corruption. Et nous allons voir que cette distinction légitime la comparaison du travail aujourd’hui à l’esclavage.

Aristote nous dit que deux éléments constituent le monde : un ensemble fixe, les astres, et un ensemble soumis à la mobilité, à la transformation, à la corruption, le monde sublunaire. Parce qu’elles sont celles qui se rapprochent le plus de Dieu du fait de leur fixité, ce sont les activités qui ont pour objet les essences immuables (mathématiques, sciences, philosophie) qui seront considérées comme des activités supérieures. N’étant pas liées au mouvement ni à la corruption, c’est de l’action du temps qu’elles se soustraient. Et c’est bien le temps également qui pose la différence entre le besoin, le désir et l’envie. Et c’est aussi le temps qui distingue la valeur du bien pour la consommation. Expliquons. La différence essentielle qui constitue la démarcation d’Arendt d’avec Marx consiste en ce sens même du travail ; là où pour elle l’ouvrier de Marx œuvrait, donc fabriquait une œuvre, le travailleur n’œuvre pas, ce qu’il fabrique est un bien de consommation conçu pour disparaître et être détruit. Quand ce bien de consommation répondait à un usage, on pouvait comprendre sa nécessité, consommer une chose signifiant faire usage de sa qualité, de ce pour quoi la chose a été conçue, son utilité.

L’utilité d’une chose fait de cette chose une valeur d’usage. Mais cette utilité n’a rien de vague et d’indécis. Déterminée par les propriétés du corps de la marchandise, elle n’existe point sans lui. […] Les valeurs d’usage ne se réalisent que dans l’usage ou la consommation. (K. Marx, 1963,  Le Capital Livre I, pp. 562-563)

La consommation renvoie donc d’abord à la valeur d’usage de la chose. En devenant désir, donc, Abstraction, l’on tombe dans une société de surconsommation, donc d’anéantissement total du monde qui est pour l’homme une perte de monde.

[…] L’homme moderne, en tout cas, n’a pas gagné ce monde en perdant l’autre, et il n’a pas non plus gagné la vie à proprement parler ; il y fut rejeté, enfermé dans l’intériorité de l’introspection où sa plus haute expérience serait celle de la vacuité des processus mentaux, des calculs et des jeux solitaires de l’esprit. (H. Arendt, 2012, p. 319)

La question qui se pose est alors de savoir s’il y a un moyen de sortir de ce paradoxe, ce qui serait un moyen pour l’homme de gagner son monde, de gagner la vie.

3. PEUT-ON GAGNER SA VIE EN GAGNANT SON PAIN ?

3.1. Se soustraire de la nécessité pour gagner la liberté ?

Travail et liberté seraient donc en opposition, ce qui sans doute explique qu’à partir de chaque élément de notre analyse, nous en sommes toujours venus à trouver de grandes similitudes entre travail et esclavage. Celui-ci s’est exprimé tour à tour dans une mutilation, une aliénation, un asservissement, autant de mots qui traduisent la perte. Marx écrit dans la conclusion du livre III du Capital (1968, p.1487) :

À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite.

C’est peut-être dans cette étonnante conclusion que Marx se montre le plus aristotélicien, par cette opposition entre travail-nécessité et non-travail-liberté. Le domaine de la liberté ne peut être que lorsque l’homme a satisfait ses besoins essentiels. L’idée ici est que le devoir de répondre aux nécessités vitales empêche de répondre aux nécessités essentielles. Or, cela pose une contradiction entre la vie et l’essence et révèle le temps comme élément de cet empêchement. Nous allons voir que la résolution du second élément met un terme à la contradiction.

Contraint qu’il est de passer son temps à reproduire les conditions matérielles d’existence, non seulement, l’homme se trouve à perdre son temps, dans sa vie qui file sans qu’il ne puisse en disposer, mais encore, il n’a plus de temps pour s’adonner à des activités plus nobles, celles liées à son perfectionnement. Ce temps que dit ce gâchis est à la fois un temps soustrait et un temps qui n’est même pas. N’est-on pas amené à dire que puisque c’est du temps qui lui manque pour répondre à cette autre part de lui, c’est du temps qu’il faut lui donner pour rendre cela possible ? « La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. » (K. Marx, Le Capital, Livre III, Conclusion, 1968, p.1488) Ici, Marx penseur de l’exploitation de l’homme propose une réduction du temps de travail. Là, pour mettre un terme à l’aliénation, il préconise une libération de ce travail. Contradiction  de Marx ? Non, répondons-nous, en distinguant deux moments de sa pensée, celui où le travail est encore aliénation, et nécessite de ce fait une réduction de sa durée afin que l’ouvrier puisse trouver sa réalisation en dehors de ce travail aliéné et le deuxième moment, où l’on est dans la société communiste. C’est seulement lorsqu’on aura atteint une autre étape avec le développement de la société communiste, c’est-à-dire :

[…] quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin […] (K. Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, 1963, p. 1420),

que l’épanouissement du travail ne sera pas en dehors du travail, mais sera le travail lui-même. Alors, et seulement, travail et loisir ne s’opposeront plus car ils seront identiques dans leur essence même. Ce n’est pas tant en raison de son contenu que le travail devient épanouissant, mais surtout, parce qu’il n’est plus un moyen au service de. C’est-à-dire que c’est quand il devient conforme à son propre but qu’il devient épanouissant, ce qui n’est pas le cas dans la société capitaliste où il est pensé comme moyen en vue de, ayant une finalité extérieure.

Le travail, l’activité vitale, la vie productive apparaissent d’entrée à l’homme comme un simple moyen de satisfaire un besoin – le besoin de conserver son existence physique. La vie productive est la vie de l’espèce ; c’est la vie créatrice de vie. Le mode d’activité vitale renferme tout le caractère d’une espèce [species], son caractère générique, au lieu que l’activité libre, consciente est le caractère générique de l’homme. La vie elle-même apparaît comme simple moyen de vivre. (Karl Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique, 1968, p. 59)

C’est donc la société capitaliste qui nous oblige à haïr le travail et à ne plus vouloir travailler. Dans cette société, l’aliénation ne concerne plus seulement les produits du travail (les marchandises, qui, en tant que choses extérieures à l’homme peuvent être échangées, aliénées par leurs propriétaires), mais le travail comme marchandise. Lorsque l’ouvrier est contraint de vendre son travail pour vivre, c’est-à-dire lorsque le travail lui-même devient une marchandise, l’aliénation ne touche plus alors une chose extérieure à soi, mais concerne la subjectivité elle-même. Si Marx appelle cette aliénation réelle, c’est parce qu’elle s’inscrit dans la vie elle-même, la praxis. Marx résout la contradiction que nous avons soulevée dès le départ comme cette non-distanciation entre l’objet, l’enjeu et la finalité. Car avec lui, tout est travail. La vie étant elle-même travail, c’est l’accomplissement de notre vie qui est aussi son enjeu et sa finalité. Ainsi, pour Marx, le fait que la réalité du travail en montre sa forme aliénée ne contredit pas le fait que le travail soit bel et bien l’essence de l’homme et non uniquement le moyen pour lui de rester en vie.

Cela rend d’autant plus forte la nécessité de sortir de cette forme que connaît le travail sous le capitalisme. Pour Marx, le fait que l’histoire démontre que l’homme est devenu ce qu’il est par le travail montre bien que le travail est son essence.  « L’histoire dite universelle n’est rien d’autre que la génération de l’homme par le travail humain, rien d’autre que le devenir de la nature pour l’homme. » (Karl Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique, 1968, p. 89)

3.2. La nécessité : condition de la liberté

La contradiction qui nous est apparue dans l’idée que ce serait la vie elle-même qu’on perdrait en voulant la gagner, ne peut-elle pas être levée en considérant que ce sont des éléments distincts de cette vie que l’on perdrait en voulant en gagner d’autres ? Autrement dit, la perte et le gain seraient à penser comme partiels. On perdrait une partie de sa vie en voulant en gagner une autre. Ce que notre vision dualiste de la vie nous amène à penser comme opposées, vie et mort sont pourtant bel et bien des éléments de la vie elle-même. Si donc on peut comprendre l’idée de gagner sa vie tout en la perdant, en rejetant l’idée de contradiction, alors cela dit que c’est de la valeur de ce qui est perdu et de ce qui est gagné dans cette vie, et partant de la valeur de la vie elle-même dont il est question. C’est donc une non-compréhension du sens de la valeur du travail qui nous amène à nous tuer à la tâche et à consommer de façon boulimique. Car, dans une confusion, on réduit l’homme à la production oubliant qu’il est aussi créateur, et on réduit le travail à l’emploi, alors que celui-ci peut aussi signifier œuvre. On oublie le sens du travail comme œuvre et création. Ainsi, s’opère une différence entre emploi, travail et œuvre. Les implications seront toutes différentes en fonction de notre compréhension de cette activité nommée travail.

Herbert Marcuse, dans Culture et société, montre l’erreur que nous commettons en opposant la praxis à la poïesis dans la mesure où les activités de fabrication et production sont englobées, comprises dans la praxis même. En effet, la production étant d’abord production de l’homme lui-même, elle ne peut être opposée à la praxis. C’est en donnant une définition du travail comme économique, comme moyen de la satisfaction des besoins qu’on le réduit. La singularité de la démarche de Marcuse vient d’une remise en cause comme interrogation des présupposés philosophiques même du travail. Ainsi, à la compréhension du travail comme activité déterminée posant son caractère nécessaire, il substitue une autre compréhension comme pratique de l’homme qu’il définit comme un « mouvement fondamental de l’existence humaine, comme un mouvement qui domine de manière permanente et continue tout l’être de l’homme, et qui, en même temps, affecte aussi l’ ‘‘ univers’’ de l’homme » (H. Marcuse, 1970, p. 27). N’est-ce pas alors de la vie elle-même qu’il est question dans ce mouvement ? C’est lorsque, montre-t-il, ce mouvement n’est pas compris de la sorte qu’on en vient, dans une erreur, à séparer les deux éléments que sont le travail manuel et le travail intellectuel. Et c’est bien cette distinction-là que l’on retrouve sous une autre forme chez Rensi entre travail et non-travail, autrement dit, entre travail et jeu. Ce à quoi aboutit cette distinction est finalement la séparation dans la praxis, de ses deux dimensions que sont la nécessité et la liberté. En fractionnant ce qui en l’homme est une totalité, on conduit au morcellement, à l’émiettement dirait Friedman du travailleur lui-même, puisque la praxis dont les éléments se trouvent isolés est bien la pratique de l’homme, le  « mouvement fondamental de l’existence humaine ». Tous ces auteurs qui ont posé l’esclavage comme une nécessité à la liberté de quelques-uns, nous pensons ici à Aristote, Rensi, et Nietzsche, ont, dirions-nous, pressenti le problème sans le saisir réellement.

Aussi, pouvons-nous dire, la différence qu’établit Aristote entre praxis et poïesis recoupe celle de l’action et de la production qui peuvent être unifiées.

L’opération de l’artisan constitue ce que le Grec appelle production, et qu’il oppose à l’action proprement dite. Pour qu’il y ait, au sens propre, action, il faut en effet que l’activité ait en elle-même sa propre fin, et qu’ainsi l’agent, dans l’exercice de son acte, se trouve bénéficier directement de ce qu’il fait. […]Tel n’est pas le cas de la production. Elle crée un ouvrage extérieur à l’artisan et étranger à l’activité qui l’a produite. Entre le travail de l’artisan et l’essence de l’œuvre définie par son usage, il n’y a pas de commune mesure. Ils se situent sur deux plans différents, dont l’un est soumis à l’autre, comme le moyen l’est à la fin sans avoir part à sa nature. (J-P. Vernant, 1996, p. 299)

Nous comprenons alors pourquoi les Grecs recherchaient cette dignité dans les activités qui ont trait à l’action où se manifestent le logos et la parole, les activités éthiques et politiques, par opposition à celle qui ne touchent qu’à la production. Or, pourtant, la contradiction peut être levée en comprenant le travail comme œuvre. Nous pouvons alors donner avec Arendt, une nouvelle définition du travail dans laquelle serait reconnue l’œuvre qui est « l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine » et l’action qui est l’activité qui « correspond à la condition humaine de la pluralité ». En devenant une activité digne, le travail est sa propre finalité, il manifeste ce qu’il y a de noble en l’homme, il permet en même temps à celui-ci de se réaliser.

Alors que le travail ne prend sens que s’il s’inscrit dans la participation à une œuvre qui édifie le monde, les œuvres utiles ne sont, elles, sauvées du cercle vicieux de l’utilité que ‘‘ grâce aux facultés jumelles de l’action et de la parole qui produisent des œuvres riches de sens’’ histoires qui manifestent individualités et liberté. Bref, l’action complète la trilogie de valeurs initiée par le travail et l’œuvre. Au nécessaire et à l’utile, elle ajoute l’activité digne, celle qui vaut pour elle-même parce qu’elle manifeste la plus haute faculté de l’homme, la liberté.  (G. De Vaulx, 2013, p. 123)

Le travail devient alors l’autre nom de la liberté. Compris ainsi, l’homme qui travaille gagne sa vie, son humanité véritable.

Conclusion

Nous travaillons aujourd’hui, sans ne plus savoir pourquoi et dans l’oubli de l’essence du travail, à tel point qu’en dehors du travail, on en vient à ne pas savoir quoi faire, on s’ennuie, on surconsomme. « On ne veut plus travailler », dit Rensi, et pourtant, combien de cas de dépressions constatons-nous chez les retraités, qui ne savent que faire de ce temps libre. Avant même ce temps après l’activité, nos moments de repos sont occupés dans une surconsommation, qui est l’abandon de soi dans la chose. Nous libérer de ce travail semble dans ces cas une inquiétude pour beaucoup. Dans notre société obsédée par la consommation, l’on se tue à la tâche, pense-t-on pour gagner notre vie. On parle de gagner sa vie pour dire gagner sa croute, c’est-à-dire avoir de quoi vivre. Le travail ainsi limité à la production et à la consommation est une réduction de ce qu’il est en réalité, une œuvre. L’œuvre de l’homme qui fait son monde, et se faisant, se fait lui-même. Le sens du travail prend alors le sens de la création comme re-naissance, qu’on le comprenne dans un sens religieux ou une dimension éthique ou ontologique. Car le travail est alors ce qui nous cultive, ce qui nous éduque, ce qui fait de nous des hommes. Ne parle-t-on pas de travail sur soi pour parler de son perfectionnement ? Gagner sa vie devient alors une nécessité comme un droit, chacun de nous ayant droit au travail, à un travail décent. Il devient un devoir, celui de répondre à notre condition. Ce devoir nous permet de glisser sémantiquement vers la volonté et dire alors, contre Rensi,  que nous voulons travailler. Mais, dans la nécessité du travail se cache aussi une dette envers nous-même, envers notre genre, comme le montrait Auguste Comte.

Bibliographie

ARENDT Hannah, 2012, Condition de l’homme moderne, Trad. Georges Fradier, in L’humaine condition, Paris, Gallimard, Coll. « Quarto », 1049 p.

ARISTOTE, 1993, Politique, Trad. Jean Aubonnet, Paris, Gallimard, Coll. « Tel », 376 p.

FISCHBACH Franck, 2011, La privation du monde. Temps, espace et capital, Paris, Vrin, 144p.

HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, 1941, Phénoménologie de l’esprit, Tome 1, Trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier,  358 p.

MARCUSE Herbert, 1970, Culture et société, Paris, Trad. Gérard Billy, Daniel Bresson, Jean-Baptiste Grasset, Paris, Minuit, 392 p.

MARX Karl, 1963, Critique du programme du parti ouvrier allemand, in Œuvres I, Économie I, Trad. Maximilien Rubel et Louis Évrard, Paris, Gallimard, Coll. « Pléiade », 1821 p.

MARX Karl, 1963, Le Capital, Livre premier, in Œuvres I, Économie I, Trad. Joseph Roy, Paris, Gallimard, Coll.  « Pléiade », 1821 p.

MARX Karl, 1968, Ébauche d’une critique de l’économie politique, Trad. Jean Malaquais et Maximilien Rubel, in Œuvres II, Économie II, Paris, Gallimard, Coll.  « Pléiade », 1970 p.

MARX Karl, 1968, Le Capital, Livre III, Conclusion, Trad. Michel Jacob, Maximilien Rubel et Suzanne Voute, in Œuvres II, Economie II, Paris, Gallimard, Coll.  « Pléiade », 1970 p.

RENSI Giuseppe, 2007, Contre le travail. Essai sur l’activité la plus honnie de l’homme, Trad. Mari-José Tramuta, Paris, Allia, 142 p.

TOSEL André, 2011, Du retour du religieux. Scénarios de la mondialisation culturelle, 1, Paris, Kimé, Coll. « Philosophie en cours », 164 p.

VERNANT Jean-Pierre, 1996, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La découverte, 432 p.

WEIL Simone, 1951, Trois lettres à Madame Albertine Thévenon  in  La condition ouvrière, Paris, Gallimard, Coll. « Folio Essais », 525 p.

WEIL Simone, 1955, Réflexions sur les causes de l’oppression sociale, Paris, Gallimard, Coll. « Folio Essais », 150 p.

LAÏCITÉ ET CITOYENNETÉ EN CÔTE D’IVOIRE

Bi Zaouli Sylvain ZAMBLÉ

Université Alassane Ouattara

bizaoulisylvain@gmail.com

Résumé :

Cette étude interroge la portée de la laïcité ivoirienne sur le citoyen. Elle se propose précisément de montrer que la manière de pratiquer la laïcité en Côte d’Ivoire ne favorise pas l’épanouissement du citoyen. En réalité, malgré la consécration constitutionnelle de la laïcité, le politique instrumentalise la religion en vue de conférer à son pouvoir une légitimité divine. Cela restreint le rôle du citoyen dans la démocratie ivoirienne dont la pleine réalisation nécessite une véritable laïcité de séparation. Ce travail vise à évaluer, à l’aide d’une méthode critique, l’impact de la laïcité sur la démocratie en Côte d’Ivoire.

Mots clés : Citoyen, Côte d’Ivoire, Laïcité, Politique, Religion.

Abstract:

This study questions the scope of Ivorian secularism on the citizen. It aims to show that the way to practice secularism in Côte d’Ivoire does not promote the development of the citizen. In fact, despite the constitutional consecration of secularism, politics instrumentalizes religion in order to confer on its power a divine legitimacy. This restricts the role of the citizen in Ivorian democracy, the full realization of which requires a genuine secularism of separation. This work aims to assess, using a critical method, the impact of secularism on democracy in Côte d’Ivoire.

Key words: Citizen, Côte d’Ivoire, Secularism, Politics, Religion.

Introduction

La laïcité ivoirienne est en voie de construction, demeurant encore « un chantier inachevé » (M. Miran-Guyon, 2010, p. 2). C’est bien en ce sens que R. Pohor (2013, p. 90) réclame « une laïcisation de la laïcité ivoirienne » tandis que M. Miran-Guyon (2010, p. 11) demande, à la suite de la communauté musulmane, d’imaginer une laïcité susceptible de construire « la nation de demain ». Ces auteurs sont ainsi convaincus des imperfections de la laïcité ivoirienne à telle point qu’ils évoquent la nécessité de l’améliorer. Leur préoccupation est fort juste et nous permet de comprendre certains aspects de la question de la laïcité ivoirienne. Cependant, aucun d’entre eux ne s’est soucié profondément du sort réservé au citoyen dans ce processus de laïcisation. Cet article vise à combler ce manque en examinant la portée la laïcité ivoirienne sur le citoyen.

En effet, le rapport entre l’État et la religion en Côte d’Ivoire est fort ambigu. Tandis que l’État, par sa “politique de clientélisme”, tente d’instrumentaliser certaines religions pour renforcer la légitimité de son pouvoir (F. N. Coulibaly, 2012, p. 339), les responsables religieux  par leur “politique du ventre” (J. F. Bayart, 1989) collaborent avec l’État et les leaders politiques afin d’obtenir leur soutien moral et financier. Cette collaboration entre le religieux et le politique favorise une forte implication des religieux dans la gestion des affaires publiques. Mais une telle immixtion du religieux dans la politique n’entrave-t-elle pas l’épanouissement du citoyen ? Comment peut-on appréhender la laïcité ivoirienne ? N’a-t-elle pas d’impact négatif sur le citoyen ? À quelle condition la laïcité ivoirienne peut-elle favoriser l’épanouissement du citoyen ? 

La laïcité de collaboration que tente de pratiquer la Côte d’Ivoire, malgré sa bonne prédisposition à la valorisation de la liberté religieuse, court le risque de restreindre l’exercice de la liberté politique et des libertés individuelles du citoyen. En voulant se servir de la religion, la politique entretient avec elle un lien d’interdépendance. Fondamentalement, il s’agit de mettre en évidence les conséquences de l’instrumentalisation politique de la religion sur le citoyen. À cet effet, la méthode critique paraît indiquée, car elle permet d’interroger le sens philosophique des faits qui lient la religion et la politique en Côte d’Ivoire. Ainsi, ce travail sera articulé en trois points : d’abord la présentation de la laïcité ivoirienne, ensuite son impact négatif sur le citoyen et enfin des propositions pour la réalisation d’une laïcité républicaine en Côte d’Ivoire.

1. PRÉSENTATION DE LA LAÏCITÉ IVOIRIENNE : DU PRINCIPE À LA PRAXIS

La présentation de la laïcité ivoirienne nécessite l’explicitation des principes de la laïcité en général, l’analyse du fondement théorique et juridique de la laïcité ivoirienne ainsi que la mise en évidence de sa spécificité.

1.1. Fondements théoriques de la laïcité

Du grec laos, peuple, et du latin ecclésiastique laïcus (J. Baubérot, 2013, p. 28), la laïcité, selon L. Voyé (2006, p. 48) « s’est construite pour contrer le pouvoir, en particulier politique, de l’Église catholique ». Dans le contexte européen, il s’est agi pour les philosophes de revendiquer la séparation du politique de la religion et la tolérance raisonnable à l’égard de la diversité religieuse. (J. Locke, 1922 ; J. J. Rousseau, 2012 ; Voltaire, 1763). Cette tolérance devrait permettre aux humains, en tant que citoyens, de prendre en main leur propre destinée à travers la politique. Ainsi, la laïcité se fonde sur trois principes essentiels, à savoir, la séparation entre le politique et le religieux, la neutralité de l’État et la liberté religieuse. La séparation consiste à distinguer les affaires concernant le gouvernement de celles relevant de la vie privée. Ferdinand Buisson explique, en 1883, selon les termes de Baubérot, « que la laïcité s’enracine dans un processus historique de laïcisation où “les diverses fonctions de la vie publique” se sont séparées les unes des autres et affranchies de “la tutelle étroite de l’Église” (= l’institution religieuse) ». (J. Baubérot, 2013, p. 28).C’est un processus d’émancipation du service public dont l’enjeu est la démocratie (M. Gauchet, 1998, p. 27), le pouvoir politique n’étant plus que le fruit du consentement des citoyens.

L’État émancipé garantit aussi la liberté de religion, un autre principe cardinal de la laïcité. Ce principe est énoncé par l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui pose que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion »  (DUDH, 1948, art. 18). Ce qui implique, ajoute-t-il, « la liberté de changer de religion, de manifester sa religion, seule ou en commun, tant en public qu’en privé par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites » (DUDH, 1948, art. 18). Cette liberté de manifester sa religion en public est restreinte par l’article 8 de la Charte africaine qui la soumet à une condition, celle de ne pas troubler l’ordre public. (Charte, 1981, art. 8). Conformément au troisième principe, il est question de soumettre toutes les religions à un régime de droit commun. Ce qui implique la neutralité et l’impartialité de l’État.

De ces principes cardinaux de la laïcité, des interprétations ont donné lieu à plusieurs formes de laïcité. Si l’on se réfère à Jean Baubérot et/ou à Micheline Milot, six formes de laïcités peuvent être retenues : La laïcité de séparation, la laïcité anticléricale, la laïcité autoritaire, la laïcité de collaboration, la laïcité de foi civique et la laïcité de reconnaissance. (M. Milot, 2008 ; J. Baubérot, 2012). Ces six formes de laïcités peuvent former deux grands groupes : la laïcité dure et la laïcité souple. Les trois premières formes, c’est-à-dire la laïcité de séparation, la laïcité anticléricale et la laïcité autoritaire sont des formes de laïcité dure qui visent à restreindre l’influence de la religion dans la vie publique. Si la séparation consiste à faire en sorte que la religion ne se mêle pas de la politique (J. Locke, 1922), l’anticléricalisme défendue par Voltaire (1763)va jusqu’à l’exclusion du religieux de l’espace publique tandis que l’autoritarisme fait de la religion une menace que l’État doit contrôler. Ces formes de laïcité sont plus ou moins pratiquées en Turquie, en Iran, en Espagne, en Colombie, au Mexique, etc.

La laïcité souple est traduite par les trois autres formes, en l’occurrence la laïcité de collaboration, la laïcité de foi civique et la laïcité de reconnaissance. Elle se fonde sur le respect de la liberté religieuse, et favorise une coopération entre le politique et le religieux. (J. J. Rousseau, 2012). Dans ce cas, l’autonomie de l’individu est valorisée et l’État se propose, au nom d’une certaine neutralité, de garantir à tous l’exercice de la liberté religieuse même dans l’espace public. Les États-Unis, l’Italie, le Canada, la Suède, le Japon et d’autres pays tentent de pratiquer cette forme de laïcité. La compréhension de ces définitions et formes de laïcité peut contribuer à l’éclairage de la laïcité dans le contexte ivoirien.

1.2. Fondements culturels et juridiques de la laïcité ivoirienne

La Côte d’Ivoire, selon le Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH) de 2014, est religieusement caractérisée par une diversité de croyances : 42% de musulmans, 34% de chrétiens, 19% de pratiquants (notamment les adeptes du Boudhisme, du Yoga, de la Rose-Croix, de la Gnose, de la Franc-Maçonnerie, etc.), 4% d’animistes et 1% d’autres religions. Il est à préciser que la majorité des étrangers sont des musulmans ; 72% des étrangers sont des musulmans, les chrétiens n’en comptant que 18%. Parmi les nationaux ivoiriens, le christianisme compte 39% d’adeptes contre 30% de musulmans. (www.ins.ci, RGPH, 2014, p. 1). L’Islam et le Christianisme ont ainsi supplanté l’animisme, la religion traditionnelle du pays, pour se poser en religions dominantes. Ces religions sont éparpillées sur toute l’étendue du territoire à tel point qu’aucune région du pays n’est privée de mosquée ou d’église.

Dans ce contexte de multiplicité de religions, la laïcité s’avère nécessaire. Cette nécessité est juridiquement traduite dans les différentes constitutions ivoiriennes en ces termes : « La République de Côte d’Ivoire est une et indivisible, laïque, démocratique et sociale. » (Constitution, 1960, art. 2 ; Constitution, 2000, art. 30 ; Constitution, 2016, art. 49).  Par ces énoncés constitutionnels, la Côte d’Ivoire pose ainsi les bases juridiques de sa laïcité. Malheureusement, ces énoncés ne précisent pas suffisamment la forme de laïcité voulue par le pays, même pas la manière dont il entend vivre cette laïcité. Néanmoins, la constitution de 2000 précisait que la Côte d’Ivoire « assure à tous l’égalité devant la loi, sans distinction d’origine, de race, d’ethnie, de sexe et de religion. Elle respecte toutes les croyances. » (Constitution, 2000, art. 30). Cela signifie que le pays entend valoriser la liberté religieuse et philosophique de sorte à permettre à tous de vivre selon leur conviction et vision de la vie.

Aussi faut-il mentionner qu’en « considérant l’affirmation et la proclamation constantes de la laïcité dans les Constitutions de la première et deuxième République de Côte d’Ivoire » (Charte, 2002, Préambule), l’État ivoirien a fait rédiger, en avril 2002 à la suite du forum de réconciliation du dernier trimestre 2001, une Charte républicaine pour la laïcité. Celle-ci proclame « la séparation tolérante du temporel et du religieux, du fait que chacun d’eux a un domaine qui lui est propre » (Charte, 2002, art. 2). Le domaine propre au temporel, c’est-à-dire à la politique, est l’espace public, et celui propre au spirituel est le domaine privé. À ce contexte juridique favorable à la laïcité, il faut ajouter le décret de 2011 portant organisation du Ministère d’État, Ministère de l’intérieur dont les articles 29, 30 et 31 portent sur la laïcité. L’article 29 consacre une direction générale des cultes chargée « de promouvoir la liberté religieuse et la laïcité de l’État » (Décret n°388, 2011, art. 29). Au total, il existe bien des textes juridiques qui fondent la laïcité ivoirienne. Néanmoins, l’on peut regretter l’absence de disposition législative susceptible de donner des précisions détaillées sur la forme de cette laïcité. Il ne suffit pas, en fait, de proclamer l’adhésion du pays à la laïcité, il faut bien éclairer les citoyens sur la manière dont cette laïcité doit être menée. Cette absence de précision formelle rend à la fois difficile et impérative la saisie de la spécificité de la laïcité ivoirienne.

1.3. Spécificité de la laïcité ivoirienne

La forme de laïcité pratiquée par la Côte d’Ivoire est l’objet d’une forte polémique entre les populations, mais aussi entre les chercheurs. Certains, selon R. Pohor (2013, p. 5), y trouvent une « laïcité de collaboration ». C’est l’idée de ceux qui pensent qu’en Côte d’Ivoire « les dimensions culturelles et sociales gardent une grande importance » (R. Pohor, 2013, p. 5), ce qui rendrait nécessaire la coopération entre l’État et la religion. D’autres pensent que la laïcité ivoirienne est une laïcité de séparation. Pour eux, les religions ivoiriennes n’influenceraient pas la politique de ce pays, de même que celle-ci ne se mêlerait point du fonctionnement des religions. Pourtant, dans la réalité ivoirienne, cette idée de séparation se confirme difficilement, vu l’étroit rapport que continuent d’entretenir religion et politique dans ce pays. C’est sans doute ce qui conduit M. Miran-Guyon (2010, p. 9) à évoquer, pour sa part, une « laïcité de partenariat ». À ce titre, la laïcité ivoirienne serait, comme l’exprime le COSIM-CNI, non « un désengagement de l’État face aux faits religieux mais au contraire un engagement constructif vis-à-vis des religions ». (M. Miran-Guyon, 2010, p. 9). Ce partenariat favoriserait l’épanouissement de toutes les religions.

Tout compte fait, la laïcité ivoirienne se pratique comme une laïcité souple étant donné la pleine implication du religieux ivoirien dans les affaires publiques et politiques. Guiblehon livre un bref historique qui éclaire cette implication. Il note deux générations de pasteurs prophètes en Côte d’Ivoire. La première génération, celle de Williams Harris et de Papa Nouveau, ont émergé dans un contexte socio-politique de décolonisation et de paupérisation. Si le politique trouvait en eux des moyens de légitimation du pouvoir politique, les populations – exposées aux variations arbitraires des cours des produits agricoles – espéraient des miracles pour les faire sortir de la pauvreté. La seconde génération serait née à partir de 1990 et incarnée par celui qu’il considère comme « le plus charismatique : feu Séverin Kacou, “prophète de toutes les nations” mort en 2001. » (B. Guiblehon, 2011, p. 81). Elle apparaît dans un autre contexte de crise politique et socio-économique, notamment avec les remous sociaux qui ont conduit au retour du multipartisme en 1990 et la chute des cours de café-cacao intervenue à la fin des années 80. Face à cette crise, alors que M. Alassane Ouattara avait été nommé Premier Ministre pour redresser l’économie ivoirienne, les pasteurs prophétisaient déjà la venue d’un Président chrétien, « en la personne de Laurent Gbagbo », pour sauver le pays. (A. Mary, 2002, p. 78). Cette génération s’est prolongée et renouvelée lors de la crise post-électorale de 2010 avec de nouveaux pasteurs prophètes, notamment Robert Dion, Jean-Marie Domoraud et surtout Koné Malachie, « la figure prophétique la plus médiatique de cette génération » (B. Guiblehon, 2011, p. 81). Il est question pour ces nouveaux pasteurs prophètes d’indiquer le choix de Dieu pour la Côte d’Ivoire. À y voir de près, la laïcité est loin d’être une laïcité de séparation, étant donné la présence constante du religieux dans le jeu politique. Il s’agit certainement d’une laïcité de collaboration qui autorise le rapprochement des deux entités, religion et politique. Une telle pratique de laïcité n’est pas sans conséquence pour le citoyen.

2. CITOYENS ET RELIGIEUX DANS LA POLITIQUE IVOIRIENNE

L’immixtion du religieux dans les affaires politiques restreint la liberté politique du citoyen, surtout ses droits élémentaires tels que le droit de choisir librement son dirigeant et la liberté de conviction. En violant ces droits au profit du religieux, le pouvoir tente de déplacer la source du pouvoir politique vers la religion.

2.1. Le citoyen ivoirien face à la prétention religieuse d’élections divines

En Côte d’Ivoire, le religieux s’invite ouvertement dans la politique au point de vouloir remplacer le citoyen dans l’exercice de ses droits fondamentaux. Les prises de positions des pasteurs prophètes lors des processus électoraux en sont des illustrations très significatives. En effet, contre le droit fondamental du citoyen de désigner librement son dirigeant, certains religieux opèrent souvent le choix à sa place. Ainsi, au moment de la décolonisation, alors qu’aucun citoyen n’avait encore élu Félix Houphouët-Boigny, Président de la Côte d’Ivoire, le prophète Papa Nouveau, le prophète des lagunes, lui « prédit la présidence de la république » (F. N. Coulibaly, 2012, p. 343). L’inexistence de démocratie à cette période rendait anodine une telle prédication. Mais, en 2000, alors que les candidats aux élections présidentielles faisaient campagne, le prophète Kacou Séverin avait déjà livré son “verdict”. Il avait « prévu l’échec de Guéï et, surtout annoncé la résurrection de la Côte d’Ivoire avec l’avènement d’un président “chrétien” » (A. Mary, 2002, p. 78). À ces yeux, ce président chrétien était Laurent Gbagbo. Celui-ci devrait se soumettre à des moments de jeûne afin de rentrer dans sa grâce, c’est-à-dire obtenir matériellement et démocratiquement le pouvoir que Dieu lui avait déjà accordé. Une telle révélation, qu’elle soit juste ou fausse, a un rôle social et politique très important, celui d’influencer considérablement le choix du citoyen. C’est pourquoi, Kacou Séverin organisa les campagnes d’évangélisation d’envergure qui « se sont confondues avec la campagne présidentielle et, selon de nombreux témoins, étaient honorées de la présence du candidat Gbagbo » (A. Mary, 2002, p. 78). L’idée est, au fond, de présenter un candidat comme le choix de Dieu à tel point que rien d’humain ne puisse faire obstacle à son accession au pouvoir. C’est une immixtion du religieux dans la politique qui impacte le choix du citoyen au point de le rendre inutile. En effet, si Dieu a déjà choisi un candidat, que doit faire le citoyen ?

Les élections de 2010 ont présenté une situation plus complexe dans la mesure où le même Dieu semblait avoir deux choix. Tandis que les prophètes favorables à Alassane Ouattara proclamaient que « ce dernier est le choix de Dieu » (B. Guiblehon, 2011, p. 13), d’autres prophètes évoquaient « l’élection de Gbagbo Laurent comme le choix de Dieu ». (B. Guiblehon, 2011, p. 11). Chacun des deux principaux candidats bénéficiait ainsi de révélations divines favorables. Chaque candidat et ses soutiens étaient convaincus d’être sur la voie de Dieu de sorte que rien ne devait empêcher leur victoire. Cette prise de position ne concerne pas que les chrétiens ; les musulmans s’invitent souvent dans la politique ivoirienne. (F. Akindès, 2004, p. 51). De toutes les façons, l’immixtion du religieux dans la politique compromet la démocratie, en tant qu’expression de la volonté souveraine des citoyens. Cette forte présence de la religion dans la politique ivoirienne lui permet de bénéficier du soutien financier de l’État.

2.1. Le financement des religions et le droit de conviction des citoyens

Si le financement de la religion n’est pas en soi une atteinte à la laïcité ni aux droits des citoyens, la manière dont la Côte d’Ivoire s’y prend porte par endroit atteinte à certains principes de laïcité et de libertés individuelles. D’abord, en Côte d’Ivoire, ce financement compromet sans nul doute la neutralité de l’État dans la mesure où il ne s’effectue qu’en faveur de deux religions : l’Islam et le Christianisme. Par exemple, Félix Houphouët-Boigny lança en 1964 une campagne de construction des édifices religieux. Cette campagne n’a profité essentiellement qu’aux chrétiens et musulmans. À partir des retenues sur les salaires des citoyens, l’État a octroyé des subventions de 1 milliards 350 millions de F CFA aux musulmans, 1 milliard 450 millions de F CFA aux catholiques et 650 millions de F CFA aux protestants. (F. N. Coulibaly, 2012, p. 348). Malgré ce fond qui a financé la construction de plusieurs édifices religieux à l’intérieur du pays (Korhogo, Daloa, Gagnoa…), l’État de Côte d’Ivoire a pris en charge la construction d’autres édifices tels que le Sanctuaire Marial d’Attécoubé[8], la Cathédrale Saint Paul du Plateau, et surtout la Basilique Notre Dame de la Paix de Yamoussoukro. (M. Miran-Guyon, 2010, p. 8). Cette basilique, « le plus grand édifice catholique du monde » avec 58 m de hauteur, 100 m de diamètre et 18 000 places dont 7 000 assises, a coûté près de « quarante milliards de francs CFA environ 122 millions d’euros soit 6% du budget annuel du pays ». (F. N. Coulibaly, 2012, p. 348). Toute l’attention de l’État se focalise ainsi sur ces deux religions, bien qu’il en existe plusieurs dans le pays.

Cette absence de neutralité de l’État pose également la question de l’égalité de traitement de toutes les religions. Non seulement, les autres religions sont délaissées par l’État, mais ce dernier ne semble pas suffisamment impartial de sorte à opérer un partage équitable entre les deux religions prises en compte. Qu’est-ce qui peut justifier que les chrétiens aient plus de 2 milliards là où la part des musulmans n’atteint pas 1 milliard et demi ? Cela s’explique sans doute par le fait que Félix Houphouët-Boigny se présentait comme un fidèle catholique. Mais, cette impartialité de l’État semble changer de direction lorsqu’il s’agit de pèlerinages religieux. En fait, les religions « effectuent leurs rites de pèlerinage avec l’aide financière de l’État » (R. Pohor, 2013, p. 10). À ce niveau, celle qui bénéficie le plus de l’attention de l’État, c’est l’Islam avec le hadj, pèlerinage islamique. L’État prend en charge plus de la moitié des dépenses qu’il nécessite. Il y investit une dizaine de milliards chaque année contre deux milliards pour le pèlerinage chrétien. Numériquement, les pèlerins musulmans sont largement supérieurs aux pèlerins chrétiens. En 2017 par exemple, environ 4200 pèlerins ont été pris en charge par l’État contre une centaine de chrétiens ayant effectué leur pèlerinage en Israël ou à Lourdes. (Lagueby, 2017, p. 1). Cet écart de traitement exprime les difficultés liées à l’intervention de l’État dans la gestion des cultes. Il n’est pas facile pour l’État de subventionner toutes les religions de façon équitable ; il se trouvera toujours des religions insatisfaites et d’autres bien pourvues.

Enfin, le financement des religions porte souvent atteinte à la liberté de conviction des citoyens, car ceux-ci sont souvent contraints d’y participer, sans considération de leur conviction religieuse. La campagne de construction des édifices religieux de 1964 s’est effectuée à partir d’une ponction sur les salaires des citoyens. De 1966 à 1975, Félix Houphouët-Boigny « autorisa des ponctions sur les salaires des fonctionnaires de l’État et des travailleurs du privé en vue de la construction d’édifices religieux (temples, églises et mosquées). » (F. N. Coulibaly, 2012, p. 348). Une telle procédure, outre ses conséquences financières douloureuses pour le citoyen, porte atteinte à son droit à la liberté de conviction, étant donné qu’il est obligé de participer au développement des religions auxquelles il n’adhère certainement pas. À ce titre, les valeurs religieuses semblent prendre le dessus sur les valeurs citoyennes puisque l’État est plus disposé à investir dans le développement des cultes que dans l’accomplissement socio-politique des citoyens. C’est une instrumentalisation politique de la religion qui s’explique par le fait que la religion se présente comme une source légitimité du pouvoir.

2.3. La religion comme source de légitimité du pouvoir politique

L’instrumentalisation de la religion par le politique s’explique essentiellement par le fait que les religions dominantes se présentent comme des sources de légitimité du pouvoir politique. Jean Jacques Rousseau a certainement raison de ne pas croire en une souveraineté laïque, la religion étant un fondement nécessaire à l’État. Il s’agit pour lui de suggérer une complémentarité entre la politique et la religion, cette dernière pouvant conduire le citoyen à aimer ses devoirs. (J. J. Rousseau, 2012, p. 175). Dans ce cas, le citoyen est toujours au centre de la politique. Mais, en Côte d’Ivoire, la religion conduit moins le citoyen à aimer ses obligations civiques qu’à privilégier les valeurs religieuses. Selon les indications du RGPH 2014, près de 80% de la population ivoirienne sont adeptes des religions révélées (l’Islam et le Christianisme) et une plus grande majorité croient en un Être transcendant. Ainsi, cette population a tendance à mettre plus de confiance dans un guide religieux dont la parole est supposée sacrée que dans un homme politique facilement assimilable à un démagogue.

En plus, les guides religieux ont plus d’accès aux médias que certains hommes politiques, surtout ceux de l’opposition. Autrement dit, si les partis politiques d’opposition sont généralement vus comme des menaces pour les pouvoirs en place, ce n’est pas le cas pour les religieux qui bénéficient d’une large visibilité à travers les médias. En réalité, les religieux ivoiriens possèdent leurs propres stations de radio qui occupent les ondes du pays. Il existe par exemple la Radio Elwa pour les protestants évangéliques, la Radio National Catholique, la Radio Avé Maria etla Radio Espoir de l’Église catholique, la Radio Al Bayane de l’Islam et bien d’autres radios telles que la Radio Évangile Développement, la Radio Lumière Vie et Développement, etc. (M. Savadogo ; M. Gomez-Perez, 2011, p. 5). Malgré l’existence de ces radios religieuses, des plages horaires sont accordées aux deux religions dominantes sur la télévision et les radios d’État. Ainsi, depuis 1979, les musulmans ont obtenu une plage horaire hebdomadaire sur la première chaîne de la télévision nationale de Côte d’Ivoire avec l’émission Allahou Akbar. (M. Savadogo ; M. Gomez-Perez, 2011, p. 5). Avant eux, les chrétiens occupaient déjà la télévision nationale tous les dimanches matin et continuent aujourd’hui de l’occuper. Les émissions d’annonces telles que “Midi Première” et “Matin du bonheur”, sont largement dominées par les annonces religieuses. Les pasteurs y défilent pour exposer leurs miracles. Ce sont ces mêmes défilés des hommes religieux qui se produisent sur les stations des radios nationales : “Chaîne nationale” et “Fréquence 2”. Cette forte présence des religieux dans les médias leur permet d’avoir une influence réelle sur la population dans son ensemble.

Ainsi, les hommes politiques trouvent la nécessité d’utiliser la religion pour faire asseoir ou renforcer la légitimité de leur pouvoir. Félix Houphouët-Boigny, premier Président de la République de Côte d’Ivoire, s’appuyait sur des leaders religieux tels que Mamadou Coulibaly, El Hadj Lazéni Coulibaly, Monseigneur Justo Mullor Garcia, Papa Nouveau et bien d’autres pour assurer la survie de son pouvoir politique. Il s’agit, au fond, d’une instrumentalisation politique de la religion qui ne se limite pas à apporter des soutiens individuels ou collectifs à un homme politique donné, elle répond également à un besoin de réconciliation dans un contexte post-crise. La nomination de Mgr Paul-Siméon Ahouanan, l’Archevêque de Bouaké, en tant que Président de la nouvelle Commission nationale de réconciliation et d’indemnisation des victimes (Conariv), traduit bien cette implication des religieux dans la gestion des institutions étatiques, mais aussi dans la quête de la paix.

Si l’implication de la religion dans la gestion des affaires humaines présente ainsi un apport positif, notamment en termes de paix et de stabilité du pays, elle suscite une difficulté fondamentale relative à la démocratie. Cette difficulté concerne le risque d’un retour à l’ancien régime où la souveraineté émanait de Dieu et non des hommes. Il ne s’agit pas seulement de poser la religion comme une source du pouvoir, mais surtout de l’utiliser pour manipuler le peuple. À ce titre, la religion se présente comme l’opium du peuple. (K. Marx, 1975, p. 41), c’est-à-dire comme un moyen utilisé par les politiques et les religieux pour forcer l’adhésion des citoyens à des projets politiques. Ainsi, la laïcité ivoirienne, loin d’entraîner une volonté d’émancipation collective et de permettre la rupture avec les tyrans et les prêtres, comme l’entend J. Baubérot (2014, p. 25), ne fait que renforcer l’influence du religieux sur la vie politique du pays.

Cela conduit à une régression au regard de la démocratie, car la source du pouvoir ne serait plus la souveraineté populaire mais la souveraineté absolue de Dieu. Dans ce cas, la Côte d’Ivoire serait alors dans une théocratie, où l’autorité est exercée par les religieux. Cela conduirait à l’exclusion du citoyen de la politique au point que sa volonté n’aurait plus de grande importance. C’est la négation de la liberté humaine, entendue comme la capacité de l’homme à prendre en charge son propre destin et à lui donner un sens à travers des actions posées avec les autres. L’adoption d’une laïcité républicaine pourrait favoriser cette liberté en Côte d’Ivoire.

3. PROPOSITIONS POUR UNE LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE EN CÔTE D’IVOIRE

La laïcité républicaine suppose une égalité de toutes les religions ou croyances de sorte que la norme d’aucune religion ne soit imposée ni à l’État, ni aux autres religions. Elle traduit la nécessité de soumettre à la loi le rapport entre la religion et la politique afin de délimiter le champ d’exercice des libertés religieuses d’une part et de la liberté politique d’autre part. Pour appliquer cette laïcité républicaine en Côte d’Ivoire, il faut que la séparation entre les deux domaines soit consacrée par la loi et garantie par des activités citoyennes.

3.1. Nécessité de la “laïcité séparation” en Côte d’Ivoire

La plus part des suggestions pour la laïcisation de la Côte d’Ivoire rejette la laïcité de séparation. Le “Mémorandum sur la laïcité de l’État en Côte d’Ivoire”, produit du forum de réconciliation de 2001, stipule, selon les termes de M. Miran-Guyon (2010, p. 10), que « la Côte d’Ivoire étant un pays profondément religieux et multiconfessionnel, il serait “illusoire d’appliquer la laïcité à la française”». Celle-ci étant entendue comme la laïcité de séparation, les auteurs traduisent ainsi l’impossibilité de séparer la religion et la politique en Côte d’Ivoire.

C’est sans doute pourquoi, R. Pohor (2013, p. 11) revendique, pour sa part, une laïcité ivoirienne déconnectée des modèles européens, notamment « du modèle français de la laïcité ou du modèle anglophone de la sécularisation ». Il considère que la laïcité en Côte d’Ivoire « s’impose comme protectrice des religions, et ne se définit pas dans une séparation stricte du privé et du public » (R. Pohor, 2013, p. 11). C’est une sorte de revendication de la laïcité inclusive, celle qui garantirait l’admission et le libre exercice tant privé que public de toutes les religions. Ces auteurs expriment l’inadéquation de la laïcité de séparation à la situation socio-confessionnelle du pays. Et, la raison principale qui fonde leur position est celle révélée par le Mémorandum : l’attachement exclusif des Ivoiriens à plusieurs religions.

Effectivement, il existe dans le pays une diversité de religions telle que mentionnée dans la première partie de ce travail. Mais, c’est surtout cette diversité de religions qui rend nécessaire l’abandon de la laïcité de type collaboration. Celle-ci fait courir à l’État le risque de partialité, étant difficile de satisfaire toutes les religions présentes dans le pays. Jusque-là l’État n’a apporté de soutiens suffisants qu’aux deux religions dominantes, l’Islam et le Christianisme, les autres demeurant hors de ses priorités. En plus, cette diversité signifie que la religion n’est pas un point d’accord de tous les Ivoiriens. Ce sont des différences culturelles et philosophiques qui doivent être surmontées lorsqu’elles sont séparées des institutions politiques. Le rôle de l’État, dans ce cas, c’est d’être un arbitre désengagé qui, en la matière, ne fait que garantir l’exercice d’une liberté religieuse séparée du domaine politique. Ainsi, les religions bénéficieront du traitement égal, aucune faveur n’étant accordée à une seule. Le citoyen prendra alors en main sa destinée politique. Cela requiert une disposition législative entièrement consacrée à la laïcité ivoirienne.

3.2. Loi sur la laïcité ivoirienne

Contrairement à l’idée selon laquelle la laïcité ivoirienne gagnerait à tenir compte de la profonde religiosité des Ivoiriens, il est à noter, comme l’écrit H. Arendt (1995, p. 44), qu’« on ne change pas le monde en changeant les hommes ». Changer les hommes, c’est refuser de reconnaître leur droit à la différence. Qu’elles soient d’ordre naturel ou culturel, ces différences ne doivent pas être un obstacle à l’évolution du monde. Pour changer le monde, « on ne peut que renouveler sa constitution, ses lois, ses statuts, en espérant que le reste suivra de lui-même ». (H. Arendt, 1995, p. 44). À ce titre, la laïcisation de la Côte d’Ivoire peut passer par une loi précisant les modalités du vivre-ensemble des religions sous l’arbitrage de l’État. Elle consistera à maintenir la religion en dehors du domaine politique et institutionnel.

Pour cela, la vie publique ivoirienne doit être dépouillée de toute référence à la religion. Cela signifie d’abord que les jours des fêtes religieuses ne soient plus décrétés « chômés et payés. » (F. N. Coulibaly, 2012, p. 349). Il faut soumettre toutes les fêtes religieuses, sans exception, à un régime de droit commun. Il ne s’agira pas pour l’État de les interdire, mais de ne pas les institutionnaliser. L’égalité entre les religions implique également que l’État n’offre de plage horaire à aucune religion sur les médias d’État, au cas où il ne peut en faire autant pour toutes les religions. Rien, même pas le nombre de fidèles, ne saurait justifier que certaines religions y accèdent alors que d’autres n’en ont pas le droit. La manifestation de la religion dans l’espace public doit être réglementée. Au nom de la liberté religieuse, la loi doit garantir aux religions la liberté d’exercer leur culte tant en privé qu’en public. Mais, le privé, c’est le domicile, et le public, c’est avant tout le lieu de culte, c’est-à-dire l’église pour les chrétiens et la mosquée pour les musulmans. En dehors de ces lieux habituels de culte, les manifestations religieuses dans l’espace public doivent être soumises aux conditions prévues par la loi. Celle-ci peut aussi interdire les intronisations divines qui font que « les citoyens ou les candidats ne disposeraient pas des mêmes droits et des mêmes chances lors d’une compétition électorale ». (B. Guiblehon, 2011, p. 94). L’élaboration de cette loi sur la laïcité devrait faire objet de consultation nationale et de débat public afin d’harmoniser les positions des différences tendances religieuses et philosophiques.

3.3. Restitution de la politique ivoirienne aux citoyens

Ce n’est pas sans raison que M. Gauchet (1998, p. 78) a déclaré: « Dieu est séparé. Il ne se mêle plus des affaires politiques des hommes ». Cette séparation signifie que les religions doivent être mises à l’écart de la politique. Malheureusement, en Côte d’Ivoire, elles sont toujours prises à partie dans les querelles politiques. Ainsi, lors de la crise postélectorale de 2000, « des églises et des mosquées avaient été brûlées notamment dans le nord du pays ». (B. Christian, 2003, p. 141). Ces faits sont confirmés sous la plume de F. Akindès (2004, p. 25) lorsqu’il évoque les « incendies de mosquées » et les « assassinats d’imams » à la même époque. De telles exactions sont inadmissibles et contraires aux principes de laïcité. Mais, elles sont souvent suscitées par l’implication des religions dans la politique.

Il faut donc que les religions se retirent de la politique ivoirienne et qu’elles cessent de considérer la Côte d’Ivoire comme « la propriété privée de Jésus Christ. » (B. Guiblehon, 2012, p. 28). Si « la cité de l’homme est l’œuvre de l’homme » comme le proclame M. Gauchet (1998, p. 78), c’est que la Côte d’Ivoire ne peut être que l’œuvre des citoyens ivoiriens, qui – au-delà de leur diversités ethniques et religieuses – doivent être unis par la loi et par la volonté d’ « agir de concert.» (H. Arendt, 1972, p. 153). Cela permettrait à tous de contribuer à la construction du pays, car la citoyenneté suppose la participation de tous aux affaires publiques. Cet engagement citoyen est une condition de réalisation d’une nation véritablement laïque, démocratique et républicaine.

Conclusion

La laïcité ivoirienne prétend garantir une liberté religieuse qui ne profite en réalité qu’à deux religions, le Christianisme et l’Islam. Celles-ci sont disposées à une collaboration avec le politique à tel point qu’elles sont souvent utilisées pour servir les intérêts de ce dernier. C’est une instrumentalisation politique de la religion qui vise la légitimation du pouvoir politique par le religieux et le financement de certaines religions par le politique. Une telle pratique de la laïcité ne favorise pas l’épanouissement du citoyen qui se trouve marginalisé dans le processus démocratique de son pays. La laïcité ivoirienne ne pourra garantir la démocratie que par une véritable séparation entre la politique et la religion. Cette séparation doit être consacrée par une loi et contrôlée par les citoyens. C’est ainsi que la politique ivoirienne sera émancipée de la religion pour être véritablement l’affaire des citoyens. Néanmoins, elle ne parviendra à une émancipation complète que si elle se libère également de l’ethnocentrisme.

Bibliographie

AKINDÈS Francis, 2004, « Les racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire », CODESRIA, Dakar,www.codesria.org/IMG/pdf, consulté le 21/07/2015, p. 25-61.

ARENDT Hannah, 1995, Qu’est-ce que la politique ? trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Seul.

ARENDT Hannah, 1972, Du Mensonge à la violence, trad. Guy Roland Paris, Calmann-Lévy.

BAUBÉROT Jean, 2012, « La laïcité falsifiée : Peut-on parler d’une instrumentalisation politique et identitaire de la laïcité en France ? », www.ceetum.umontreal.ca, consulté le 19/08/2015.

BAUBÉROT Jean, 2013, « La laïcité en France. Histoire et défis actuels », p. 27-48, http://jeanbauberotlaicite.blogspirit.com, consulté 29/08/2015.

BAUBÉROT Jean, 2014, « Les fondements philosophiques de laïcité », in Les laïcités dans le monde, Paris, PUF, p. 19-32.

BAYART Jean-François, 1989, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard.

BOUQUET Christian, 2003, « Le poids des étrangers en Côte d’Ivoire / The importance of foreigners in Ivory Coast », in Annales de Géographie. 2003, t. 112, n°630. pp. 115-145. Consulté le 19 juin 2017. Http://www.persee.fr. Doi : 10.3406/geo.2003.895.

Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, 1981, Alger, OUA.

Charte républicaine pour la laïcité, 2002, Abidjan.

COULIBALY Félicien Navigué, 2012, « Houphouët-Boigny, le pouvoir politique et les religions en Côte d’Ivoire : 1960-1990 », in SZRKG, p. 335-351, http://dx.doi.org/10.5169/seals-390515, consulté le 19.08.2015.

Déclarations Universelles des Droits de l’homme, 1948, Paris, Nations Unies.

Décret n°2011-388 du 16 novembre 2011 portant organisation du Ministère d’État, Ministère de l’Intérieur.

GAUCHET Marcel, 1998, La religion dans la démocratie : parcours de la laïcité, Paris, Gallimard.

GUIBLEHON Bony, 2011, « Crise politique en Côte d’Ivoire. Le marché des révélations divines dans le contexte de crise politique en côte d’ivoire », https : //www.anthro.ox.ac.uk/fileadmin/ISCA/JASO, consulté le 29.08.2015.

GUIBLEHON Bony, 2012, « Les jeunes et le marché de la spiritualité pentecôtiste en Côte d’Ivoire », in European Scientific Journal October edition vol. 8, No. 24, pp. 115-135, ISSN: 1857 – 7881 (Print) e – ISSN 1857- 7431, http://eujournal.org/index.php/esj/article/viewFile/442/605, consulté le 29.08.2015.

LAGUEBY, Hadj 2017 : Les inscriptions prévues 21 mars au 29 mai 2017, in www.akody.com, consulté le 27 octobre 2017.

LOCKE John, 1922, Lettre sur la tolérance, trad. Charles Appuhn, Paris, Gf-Flammarion.

Loi nº 60-356 du 3 novembre 1960 portant constitution de la République de Côte d’Ivoire.

Loi n° 2000-513- du 1er août 2000 portant constitution de la République de Côte d’Ivoire.

Loi n° 2016-886 du 8 décembre 2016 portant Constitution de la République de Côte d’Ivoire.

MARX Karl, Critique du droit politique hégélien, trad. Kosta Papaïoanoua, Paris, les Éditions sociales, 1975.

MARY André, 2002, « Prophètes pasteurs. La politique de la délivrance en Côte d’Ivoire », Politique africaine, Karthala, n°87, p. 69-94, <halshs-00194228>, consulté le 12/05/2015.

MILOT Micheline, 2008, La laïcité en 25 questions, Montréal, Novalis.

MIRAN-GUYON Marie, 2010, « Gloire et déboires de la laïcité en Côte d’Ivoire au prisme de l’imaginaire social musulman », G. Holder & M. Sow (éds.), L’Afrique des laïcités. État, religion et pouvoir au sud du Sahara, Bamako, Mali, IRD et Editions Tombouctou.

POHOR Rubin, 2013, « Points de tension, laïcité, crise et cohésion sociale : cas de la Côte d’Ivoire » in Théologie africaine, Église et société, n° 3, p. 77-105.

ROUSSEAU Jean-Jacques, Du contrat social, édition revue, Paris, Gf Flammarion, 2012.

SAVADOGO Mathias ; GOMEZ-PEREZ Muriel, 2011, « La médiatisation des prêches et ses enjeux. Regards croisés sur la situation à Abidjan et à Ouagadougou », ethnographiques.org, nº 22, Les outils d’un islam en mutation. Réislamisation et moralisation au sud du Sahara [en ligne]. http://www.ethnographiques.org/../2011/Savadogo, Gomez-Perez, consulté le 15 /08/2015.

VOLTAIRE, Traité sur la tolérance, Paris, Wiksisource, 1763.

VOYÉ Liliane, 2006, « Religion et politique en Europe ». Sociologie et sociétés, vol. 38, nº 1, p. 139-163, URI: http://id.erudit.org/iderudit/013712ar, consulté le 25 août 2015.

www.ins.ci, Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH), 2014.

PERCEPTION DES RISQUES SOCIO-SANITAIRES ET ATTITUDE LIÉE À LA CONSOMMATION DU TABAC CHEZ LES ÉLÈVES DU COLLÈGE MODERNE KOKO DE BOUAKÉ (COTE D’IVOIRE).

Gnazegbo Hilaire MAZOU

Université Alassane Ouattara (te d’ivoire).

hilairemazou@yahoo.fr

Résumé :

La consommation du tabac chez les jeunes est devenue une préoccupation majeure de santé publique, avec une hausse de la prévalence du tabagisme ces dernières années, particulièrement en milieu scolaires. Les jeunes scolarisés continuent d’être exposés aux risques socio-sanitaires du tabagisme malgré les messages de sensibilisation dont ils sont constamment la cible. Qu’est-ce qui explique donc la consommation du tabac chez les jeunes ? Quelles sont les logiques sociales qui sous-tendent l’attitude de ces jeunes face à la consommation du tabac ? Quel est l’impact des différents messages de sensibilisation sur cette jeunesse particulière ? Pour répondre à ces questions, la recherche portant sur la perception des risques socio-sanitaires et attitude liée à la consommation du tabac, a été conduite auprès d’une vingtaine de jeunes élèves garçons du Collège Moderne Koko. Cette approche phénoménologique vise à analyser la signification sociale de la consommation du tabac chez les jeunes élèves, en vue de la résolution des questions liées au tabagisme en milieu scolaires par les politiques de santé publique.

Il ressort principalement que les jeunes élèves interrogés lors de nos investigations fument effectivement des cigarettes, bien que conscients des risques socio-sanitaires liés à la consommation du tabac. Ces jeunes s’exposent constamment aux effets néfastes du tabagisme à la recherche de sensation forte, de l’image de soi et la prise de risque. Enfin, les jeunes élèves arrivent au tabagisme par imitation des adultes, en particulier les parents, les éducateurs, les ainés et/ou le cercle d’amis.

Mots clés : Consommation du tabac, jeunes élèves, risques socio-sanitaires, tabagisme.

Abstract :

Tobacco use among young people has become a major public health concern, with an increase in the prevalence of smoking in recent years, particularly in schools. School-age children continue to be exposed to the health and social risks of smoking despite the awareness messages they are constantly targeting. What is the explanation for tobacco use among young people ? What are the social rationales behind the attitudes of these young people to tobacco consumption ? What is the impact of different awareness messages on this particular youth ? To answer these questions, research on the perception of socio-sanitary risks and attitudes related to tobacco consumption was conducted with about 20 young boys from moderne Koko college. This phenomenological approach aims to analyze the social significance of tobacco use among young students, with a view to resolving school-related smoking issues through public health policies. It is mainly apparent that the young pupils interviewed during our investigations actually smoke cigarettes, although they are aware of the health and social risks linked to tobacco consumption. These young people are constantly exposed to the detrimental effects of smoking in search of strong sensation, self-image and risk-taking. Finally, young students arrive at smoking by imitation of adults, especially parents, educators, elders and / or circle of friends.

Key words : Young students, socio-health risks, smoking, tobacco use.

Introduction

La consommation du tabac chez les adolescents est un problème de santé publique majeur dans le monde. Chaque jour, entre 80 000 et 100 000 jeunes dépendent du tabac (OMS, 2015 ; OMS, 2003). La dépendance tabagique est une épidémie mondiale qui ravage les pays et régions les moins capables de supporter son cortège d’incapacités, de maladies, de pertes de productivité et de décès (OMS, 2015; OMS, 2005).

En effet, dans le monde, 7 millions de décès sont imputables au tabac chaque année dont 80% surviennent dans les pays en développement. Le tabac tue plus de la moitié des personnes qui en consomment. Plus de 6 millions d’entre elles sont des consommateurs ou d’anciens consommateurs, et environ 890 000, des non-fumeurs involontairement exposés à la fumée. Près de 80% du milliard de fumeurs dans le monde vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire, notamment sur le continent Africain.  Si la tendance actuelle se maintient, l’épidémie du tabagisme devrait atteindre 10 million de décès par an à l’horizon 2030 (OMS, 2015; OMS, 2008).

Le tabagisme est à l’origine de 5000 décès par an en Côte d’Ivoire, avec un taux de prévalence qui s’élève à plus de 19% dans le milieu des jeunes et adolescents scolarisés (PNLTA, 2016). Face à l’ampleur des dommages orchestrés par la consommation du tabac, plusieurs actions visant à alléger le fardeau du tabagisme en termes de mortalité ont été entreprises à l’endroit de toutes les couches sociales et principalement les couches sociales vulnérables constituées par les adolescents et les élèves.

Il s’agit notamment de surveiller la consommation du tabac et évaluer l’impact des politiques de prévention du tabagisme, sensibiliser efficacement chaque personne aux dangers du tabagisme et intensifier les campagnes médiatiques de masse et de proximité autour du décret portant interdiction de fumer dans les lieux publics, ainsi qu’en milieu scolaire et universitaire.

Malgré la lutte acharnée et les efforts inlassables des autorités et des structures de lutte contre le tabagisme, le nombre de fumeurs augmente chaque année au sein des lycées et collèges des villes de Côte d’Ivoire (OMS, 2015 ; PNLTA, 2016) et singulièrement à Bouaké où le taux de prévalence du tabagisme chez les jeunes élèves va crescendo.

L’ampleur du fléau chez une proportion importante de jeunes scolarisés, bien que conscients des risques encourus, soulève un ensemble de questions. Qu’est-ce qui explique la consommation du tabac chez les jeunes ? Quelles sont les logiques sociales qui sous-tendent l’attitude de ces jeunes face à la consommation du tabac ? Quel est l’impact des différents messages de sensibilisation sur ces jeunes ?

Pour répondre à ces questions, nous avons mené une enquête auprès des élèves du Collège Moderne Koko.

1. MÉTHODOLOGIE

L’approche méthodologique a mobilisé deux types de données. Les données secondaires, essentiellement bibliographiques, sont constituées de statistiques, de commentaires d’experts de l’OMS, d’ONG, du PNLTA. Au niveau de l’analyse, elles ont pour l’essentiel servi à donner des informations d’ordre général sur le tabagisme à travers sa prévalence et ses conséquences sur l’organisme. Toutes ces informations ont permis d’avoir des connaissances sur cette épidémie mondiale et ses implications socio-sanitaires, de comprendre la nécessité d’alléger le fardeau du tabagisme en termes de risques.

Le second type d’information est constitué de données primaires, nous désignons par données primaires, les propos et discours tenus par les enquêtés et tendant à rendre compte « de la façon dont ils vivent et se représentent les choses » (Olivier de Sardan, 2000). Collectés dans le cadre d’interviews, ces différents points de vue des jeunes élèves du Collège Moderne Koko, visaient à informer sur leurs connaissances, leurs perceptions, leurs pratiques et attitudes vis-à-vis du tabagisme, ainsi que leurs choix stratégiques et leurs justifications.

Le choix du Collège Moderne Koko se justifie par deux raisons essentielles. La première est liée au fait qu’il est l’un des plus vieux établissements scolaires de la région de Gbêkê. La seconde raison se justifie par le fait que cet établissement a été ciblé par plusieurs messages de sensibilisation portant sur le tabagisme et les risques socio-sanitaires auxquels il expose les jeunes élèves. Le travail de terrain s’est déroulé sur une période de trois (3) mois (Mars, Avril et Mai 2017).

À l’entame de la recherche, une enquête exploratoire a permis de constater l’effectivité de la consommation du tabac chez les jeunes élèves du collège Moderne Koko. Cette première approche a permis de restreindre la recherche autour de quelques élèves aux profils pertinents pour comprendre et analyser l’attitude des jeunes scolarisés qui continuent toujours à s’adonner au tabac malgré les enseignements, les mises en garde et les différents messages de sensibilisation à leur endroit.

En tenant compte de leur disponibilité, nous avons eu avec ces jeunes élèves, des entretiens approfondis et souvent informels, autour de certaines questions liées au niveau de connaissance du tabagisme et des risques socio-sanitaires de la consommation du tabac, l’impact de l’environnement scolaire et social sur le comportement de ces jeunes, l’impact des messages de sensibilisation portant sur le tabagisme, les dangers liés à la consommation du tabac, le niveau de communication avec les parents, les enseignants et les éducateurs. Ce deuxième niveau, a permis de faire avec ces jeunes, le tour des questions touchant au tabagisme. Ainsi, nous avons pu collecter un ensemble d’informations permettant d’apprécier les logiques sociales qui sous-tendent la consommation du tabac chez les jeunes élèves et les risques liés à ce fléau.

Les données collectées ont par la suite, été analysées selon l’analyse stratégique, la théorie de l’imitation et le constructivisme. L’analyse stratégique de Michel Crozier renforce l’idée selon laquelle l’individu en organisation est considéré comme toujours actif dans la mesure où il adopte un comportement en fonction du contexte, des opportunités et du comportement des autres acteurs (Crozier, 1992).

L’analyse stratégique permet donc de comprendre et d’expliquer, les stratégies par lesquelles les jeunes élèves arrivent à contourner les normes interdisant la consommation du tabac en milieu scolaire en rapport avec les réseaux de sociabilité qui se construisent autour de cette pratique.

La théorie de l’imitation quant à elle stipule que chacun imite chez les autres (cercle d’amis, aînés sociaux) ce qu’il admire, ce qu’il juge bon et capable de lui servir de modèle (Tarde, 1890 ; Goguikian-Ratcliff, 2002). Enfin, l’approche constructiviste met en avant l’activité et la capacité inhérentes à chaque sujet, ce qui lui permet d’appréhender la réalité sociale et les phénomènes sociaux qui l’entoure comme étant des construits sociaux (Herbert, 2009 ; Zaouche-Gaudron, 2006 ; Piaget, 1964 ; Vidal, 1994).

Toutes ces approches permettront de comprendre et d’analyser les logiques sociales qui sous-tendent la consommation du tabac chez les jeunes notamment ceux du Collège Moderne Koko de Bouaké.

2. RÉSULTATS

2.1. Statut tabagique et attitude des jeunes élèves.

La recherche a montré que la consommation du tabac chez les jeunes élèves du collège Moderne Koko est une réalité. Le statut tabagique et le comportement désobligeant de ces jeunes élèves ne laissent personne indifférent notamment, les éducateurs et les enseignants qui les pratiquent au quotidien. Comme l’atteste ces propos.

« Si vous voulez interroger les élèves fumeurs, allez-y dans les herbes car c’est là-bas qu’ils vont se cacher pour fumer au sein de l’établissement » (KJ, Educateur).

« Les élèves de ce collège ne respectent personne, ils passent tout leur temps à fumer ici. Je pense qu’ils sont inconscients et ils ne savent pas dans quoi ils s’embarquent. Je ne vois donc pas l’importance de donner des conseils à des élèves de cet acabit » (MK, prof de Mathématiques).

Les jeunes ne disent pas le contraire, ils avouent eux-mêmes, leur statut tabagique caractérisée par la consommation régulière du tabac au sein de l’établissement, à travers leurs propres témoignages.

« Nombreux sont les élèves qui fument dans cet établissement ; nous les fumeurs on se connait tous ici et c’est derrière là-bas qu’on se cache pour fumer, on fume tour à tour et ceux qui ne fument pas surveillent ». (CM, 14 ans, élève de 4e).

« Quand c’est lent[9] sur moi je vois les frères-sangs [10] pour fumer » (FM, 15 ans, élève de 3e).

De plus, les jeunes élèves fumeurs identifiés, avec qui nous avons eu des entretiens compréhensifs et structurés autour de la question du tabagisme, sont de la tranche d’Age 12-16 ans, donc tous des adolescents. Comme le témoigne cet enseignant,

« Les élèves de cet établissement sont des adolescents et en tant qu’ado[11], ils ne doivent pas penser à cette possibilité de fumer. Les adolescents sont des personnes dépendantes et ils ne peuvent pas se prendre en charge, pour cela ils ne doivent pas braver certains interdits » (YC, Prof de EDHC[12] )

Il ressort aussi que ces jeunes, à travers leurs différents propos, ne sont pas à leur première expérience de consommation du tabac, malgré le jeune âge qui les caractérise.

« Je fume plus de 5 cigarettes par jour parce que, une, deux ou trois cigarettes ne me suffisent pas » (SA, 16 ans, élève de 3e).

« J’adore la marque de cigarette fine light car c’est trop class et ça fait choco[13] » (TA, 13 ans, élève de 5e).

« Quand je n’ai pas d’argent pour faler[14] je prends bordero[15]avec mon boutiquier » (OS, 14 ans, élève de 4e).

Il ressort aussi que les élèves fumeurs interrogés dans le cadre de cette recherche, appartiennent pour la plupart, au mouvement syndical dénommé CEECI[16]selon cet élève.

« Je ne fréquente pas les élèves qui fument parce qu’ils des gens voyous et gâtés. Ils sont tous dans le groupe du CEECI, donc nous on ne fait rien avec eux » (KA, 16 ans, élève de 3e).

Ainsi, la recherche a pu mettre en évidence que les élèves fumeurs interrogés au collège Moderne Koko, sont relativement jeunes (12-16 ans), expérimentés en matière de tabagisme et appartiennent au syndicat des élèves avec toutes les implications sociales possibles en termes de comportement. Qu’en est-il alors de la perception des risques socio-sanitaires chez ces jeunes élèves ?

2.2. Perception des risques socio-sanitaires chez les jeunes élèves

Les entretiens approfondis que nous avons eu tout au long de cette recherche avec les jeunes élèves fumeurs identifiés, ont montré que ces jeunes sont effectivement conscients des risques socio-sanitaires liés à la consommation du tabac. Dans un premier temps, les enquêtés sont tous unanimes que la consommation du tabac nuit gravement à la santé des fumeurs aussi bien actifs[17] que passifs[18]. Cette idée est justement traduite par ces différents propos.

« La fumée est dangereuse pour non seulement le fumeur mais aussi pour le non-fumeur qui respire lui aussi la fumée de la cigarette lorsque les autres fument ». (SN, 14 ans, élève de 5e.)

« J’ai vu dans une publicité que la cigarette tue le fumeur et le non-fumeur » (KY, 12 ans, élève de 5e).

Pour corroborer cet état des faits, les jeunes élèves fumeurs ont énuméré quelques maladies imputables au tabagisme, montrant ainsi qu’ils ont réellement conscience des risques sanitaires auxquels ils s’exposent avec la consommation régulière du tabac. Il s’agit notamment, de la tuberculose et du cancer de poumons. Cette situation est traduite par leurs différents propos.

« Je sais que la cigarette entraine des maladies comme la tuberculose et le cancer de poumons » (TF, 15 ans, élève de 3e).

« J’ai vu dans une publicité que la cigarette tue le fumeur et le non-fumeur » (OM, 13 ans, élève de 5e).

Ensuite, les enquêtés ont pleinement conscience que leur statut tabagique jusque-là caché aux parents, pourrait entraver leurs rapports si jamais, il était découvert par ceux-ci. Car selon les enquêtés, les parents n’accepteraient jamais leur statut tabagique, de surcroit à l’école.

« Si mes parents savent que je fume ce n’est pas bon pour moi » (KD, 14 ans, élève de 3e).

« Si ma vieille[19]sait que je fume, elle dira que j’ai intégré un groupe de bandits. Et si c’est le vieux, il va plus me donner de l’argent de poche » (FM, 13 ans, élève de 5e).

La recherche a aussi révélé que les jeunes sont conscients que la consommation du tabac est formellement interdite au sein de l’établissement sous peine de sanctions. Comme le reconnait cet élève.

« Si par malheur on te prend en train de fumer au sein de l’établissement, l’éducateur te traduit en conseil de discipline et ta note de conduite prendre un coup » (YS, 15 ans, élève de 3e).

D’où le caractère clandestin de la consommation du tabac chez les jeunes élèves du Collège Moderne Koko. Mais quel est donc l’impact des nombreux messages de sensibilisation sur l’attitude tabagique de ces jeunes élèves ?

2.3. Impact des messages de sensibilisation sur l’environnement scolaire

Les entretiens approfondis et structurés autour du tabagisme que nous avons eu avec le groupe de jeunes élèves fumeurs identifiés au Collège Moderne Koko ont montré que ces jeunes, sont constamment sujets de sensibilisation des enseignants et des éducateurs. Cette sensibilisation porte sur le réel danger que représente le tabagisme en milieu scolaire. En effet, selon leur temps libre, les éducateurs et enseignants entretiennent les élèves, sur les risques sanitaires liés à la consommation du tabac. Nous en voulons pour preuve les propos de ces enquêtés.

« Je passe très souvent dans les salles de classe pour les sensibiliser sur les méfaits de la cigarette » (YR, Educateur).

« J’interviens en EDHC et je les sensibilise chaque fois que j’ai cours avec eux » (YC, Prof de EDHC).

Il ressort aussi de nos entretiens, que les différents messages de sensibilisation portant sur les méfaits du tabagisme à l’endroit des jeunes élèves, sont renforcés par les affiches publicitaires et les médias notamment, la télévision et la radio comme le confirment les jeunes eux-mêmes à travers leurs différents propos.

« J’ai entendu parler du danger de la cigarette à la télé et à la radio et ce que je sais c’est que la cigarette donne maladie » ((SN, 14 ans, élève de 5e).

« J’ai vu dans une publicité que la cigarette donne des maux de cœur, le cancer de poumon et elle peut même tuer le fumeur » (OM, 13 ans, élève de 5e).

Cependant, la recherche a aussi révélé que ce bon niveau de connaissance des risques du tabagisme revendiqué par les jeunes élèves, ne semble pas influencer positivement leur statut tabagique. En effet, les jeunes élèves du Collège Moderne Koko continuent de consommer régulièrement le tabac, malgré les différents messages de sensibilisation, les mises en garde et les sanctions dont ils sont la cible. C’est justement ce qui ressort du propos de cet enquêté.

« C’est pour nous décourager, sinon sérieux, moi je suis en pleine forme et ça me met bien» [20] (YS, 15 ans, élève de 3e)

3. DISCUSSION DES RÉSULTATS

La consommation du tabac chez les adolescents est devenue ces dernières années, un problème majeur de santé publique dans le monde. Ainsi, de nombreuses recherches ont fourni d’innombrables informations sur le tabagisme des jeunes, particulièrement en milieu scolaire (Hastier et al. 2006 ; OMS, 2015 ; OMS, 2003 ; GYTS 2008 ; Yapi, 2003 ; Drabo et al. 2004 ; Lovato et al. 2007 ; Antoine, 1996). La cigarette est la forme du tabac la plus utilisée par les jeunes élèves du Collège Moderne Koko.

Notre contribution s’inscrit dans cette même perspective, en montrant que les jeunes adolescents s’exposent de plus en plus aux effets néfastes du tabac, à la recherche de sensation forte, de l’image de soi et du risque. Ces jeunes élèves commencent à fumer dès l’âge de 12 ans et cela par imitation des adultes, en particulier les parents, les ainés et/ou le cercle d’amis. En effet, chacun d’eux imite ce qu’il observe, ce qu’il juge bon et capable de lui servir de modèle.

Ainsi, les jeunes élèves du Collège Moderne Koko construisent leurs attitudes tabagiques par le regard des autres notamment, les leaders syndicaux, les amis, les adultes qui suscitent en eux une curiosité, des désirs, des envies à force de les admirer (GYTS, 2008 ; Antoine, 1996 ; Hastier et al. 2006 ; Drabo, et al., 2004 ; Tarde, 1890 ; Goguikian-Ratcliff, 2002).

Les jeunes élèves du Collège Moderne Koko ont été ciblés par plusieurs messages de sensibilisation portant sur le réel danger que représente le tabagisme pour le fumeur. Ces messages sont souvent véhiculés par les éducateurs, les enseignants, les médias et les panneaux publicitaires. Malgré leur bon niveau de connaissance, ces jeunes élèves continuent toujours de prendre le risque de fumer la cigarette qui est la forme du tabac, la plus répandue.

Cette situation s’explique par le fait que, ces jeunes n’associent pas nécessairement la consommation du tabac aux risques sanitaires comme la tuberculose, le cancer de poumons et bien d’autres, véhiculés par les différents messages de sensibilisation (GYTS, 2008 ; Hastier et al.,2006 ; Drabo, et al., 2004).

En effet, pour ces jeunes élèves fumeurs, la cigarette procure un plaisir inestimable, la satisfaction d’un désir, d’un besoin inhabituel et incompréhensible par les non-fumeurs. C’est dans ce contexte que s’inscrit le témoignage de YS, « C’est pour nous décourager, sinon sérieux, moi je suis en pleine forme et ça me met bien ».

De ce qui précède, il ressort que les différents messages de sensibilisation sur les dangers de l’exposition à la fumée de tabac, n’influencent pas véritablement le statut tabagique des jeunes scolarisés qui ne sont pas à leur première expérience de consommation de tabac. Pour comprendre l’attitude de ces jeunes, il faut d’abord apprécier le contexte et la façon dont ils accueillent ces messages de sensibilisation.

Pour notre part, la satisfaction procurée par le tabac, le bien-être ressenti par le fumeur et la longue expérience de consommation de tabac revendiquée par ces jeunes, expliquent le fait qu’ils ne se sentent pas concernés par les risques sanitaires pointés par la communication pour le changement de comportement. C’est par exemple le cas des dangers liés à l’alcool et au VIH/Sida connus de tous (Bernard, 2006). La dépendance, les habitudes et la perception du risque justifient donc le comportement tabagique chez les élèves du Collège Moderne Koko de Bouaké.

Cette situation est aggravée par deux autres faits majeurs. Il s’agit notamment, de la publicité qui entoure l’industrie du tabac et le vide juridique constaté en matière de lutte contre le tabagisme des jeunes adolescents en Côte d’Ivoire. En effet, la publicité faite autour de la cigarette suscite chez les jeunes adolescents, une curiosité, un désir, une envie de fumer (Goguikian-Ratcliff, 2002).

De plus, les nombreuses campagnes de sensibilisations, les mises en garde sur le danger que représente le tabac, les lois prohibant la consommation du tabac dans les endroits publics, n’ont pas encore eu, les résultats escomptés faute de réelle volonté politique et de suivi de la part des autorités compétentes.

La problématique de la lutte contre le tabagisme, nécessite donc de la part de l’État ivoirien, une attention particulière. Cela consiste non seulement à renforcer le cadre juridique en la matière, mais aussi et surtout à protéger particulièrement les jeunes scolarisés en affichant des mises en garde sur les effets néfastes du tabac dans toutes les écoles de Côte d’Ivoire (Lovato et al., 2007 ; Bernard, 2006).

Conclusion

La consommation du tabac chez les jeunes ivoiriens scolarisés est une réalité. Le cas des élèves du Collège Moderne Koko de Bouaké, en est une parfaite illustration. Le statut tabagique et le comportement désobligeant de ces jeunes élèves adolescents de la tranche d’âge 12-16 ans, ne laissent personne indifférent notamment, les éducateurs et les enseignants qui les pratiquent au quotidien.

Les jeunes élèves sont effectivement conscients que la consommation du tabac, nuit gravement à la santé du fumeur aussi bien actif que passif. Cependant, les différents messages de sensibilisation sur les risques liés à la consommation du tabac, n’ont aucun effet sur ces jeunes scolarisés parce que ces derniers, mettent à distance les dangers pointés par ces messages, au profit de la satisfaction que leur procure le tabac, le bien-être ressenti et leur expérience dans cette pratique.

Ainsi, la dépendance, les habitudes, le choix et la perception du risque justifient le comportement tabagique permanent chez les jeunes élèves du Collège Moderne Koko de Bouaké. De plus, la publicité autour de l’industrie du tabac et le vide juridique constaté en matière de lutte contre la consommation excessive du tabac chez les jeunes adolescents en Côte d’Ivoire, permettent de conforter davantage ces jeunes dans leur position qui a pour corolaire, les maladies pulmonaires, cardiovasculaires et le cancer.

Cette situation appelle des solutions urgentes de la part des autorités compétentes ivoiriennes. Il s’agit de renforcer le cadre juridique en interdisant la consommation du tabac chez les jeunes adolescents et en protégeant particulièrement les jeunes scolarisés par l’affichant des mises en garde sur les dangers du tabac, dans toutes les écoles de Côte d’Ivoire.

Références bibliographiques

ANTOINE R., 1996. « Comment parler du tabac avec vos enfants ? », Paris, DGC.

CROZIER M. et FREIBERG E., 1992. L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collectives. Paris, Seuil.

DRABO K. et al. 2004. « Jeunes adolescents et tabagisme en milieu scolaire urbain du Burkina Faso », in [www.santetropicale.com/burkina/rstss_tabac.pdf], consulté le 24/05/2017.

BERNARD F., 2006. « Organiser la communication d’action et d’utilité sociétales. Le paradigme de la communication engageante », Communication & Organisation, GREC/O, Université Michel de Montaigne, n°29, 64-83.

GOGUIKIAN R., 2002. Le Développement de l’identité sexuée : Du lien familial au lien social. Berne : Peter Lang.

GYTS, 2008. Rapport de l’enquête globale sur le tabagisme chez les jeunes, Kinshasa, République Démocratique du Congo.

HASTIER, N. et al. 2006. « Tabac et adolescence : enquête sur les motivations et les connaissances des effets du tabac », in Revue des maladies respiratoires, Vol. 23, N° 3, pp. 237-241.

HERBERT B., 2009. « Interactionnisme symbolique : Méthode et perspective », in Cairn.info. La bibliothèque idéale des sciences humaines Ed. Sc. Humaines

KOUASSI, B. et al. 2007. « Tabagisme en milieu scolaire dans la commune de Cocody à Abidjan », in Revue de pneumologie clinique, Vol. 63, N° 1, pp. 35-39.

LOVATO C. et al. 2007. « Tobacco point-of-purchase marketing in school neighbourhood and school smoking prevalence : A descriptive study », in Canadian journal of public health, Vol. 98, N° 4, pp. 265-270.

OLIVIER DE SARDAN J.-P, 2000. « Rendre compte des points de vue des acteurs : principes méthodologiques de l’enquête de terrain en sciences sociales », Les enquêtes participatives en débat : ambition, pratiques et enjeux, P. Lavigne Delville, N.-E. Sallamna, & M. Mathieu, éd., Karthala ; Gret ; Icra, Paris ; Montpellier.

OMS, 2003. « La consommation de tabac chez les jeunes : données épidémiologiques et prévention », in Bulletin de santé, N°3, Genève.

OMS, 2005. « Le tabac chez les adolescents. Comment les convaincre de ne pas fumer ? Comment les aider à arrêter de fumer ?» in Revue française d’allergologie et d’immunologie clinique, N°45 561-564, Genève.

OMS, 2015. Rapport sur la Consommation mondiale de tabac et cigarettes, Genève.

OMS, 2008. Rapport sur l’épidémie mondiale de tabagisme, Genève.

PIAGET J., 1964. Six Études de Psychologie. Genève : Éditions Gonthier.

PNLTA, 2016. Programme National de Lutte contre le Tabagisme et l’Alcoolisme, Côte d’Ivoire.

TARDE G., 1890. La loi de l’imitation, Les éditeurs classiques, Québec.

VIDAL F., 1994. Before Piaget, Cambridge, Harvard University Press

N’ZOUZI, N., PIETTE, D. 2007. « Tabagisme en milieu scolaire secondaire du Gabon : Prévalence et facteurs psychosociaux associés », in Cahiers santé, Vol. 17, N° 3, pp. 159-165.

YAPI Y., 2003, « Evaluation de la prévalence du tabagisme en milieu scolaire secondaire à Yopougon », Thèse de médecine, Université de Cocody

ZAOUCHE-GAUDRON C., 2006. Famille et petite enfance : Mutation des savoirs et des pratiques, Edition ERES. Toulouse, France, 20 p.

UTILITÉ DES TESTS COGNITIFS POUR LE DÉPISTAGE DES DÉMENCES CHEZ LES PERSONNES ÂGÉES EN CÔTE D’IVOIRE

DROH Antoine

Institut National de la Jeunesse et des Sports

Résumé :

L’une des conséquences directes des performances économiques reste  la baisse de la fécondité et l’augmentation de l’espérance de vie. Cette étude se propose de développer un outil d’évaluation des fonctions cognitives des personnes âgées. Pour ce faire, nous avons utilisé une approche qualitative à travers une analyse documentaire, s’appuyant sur sept (07) tests de dépistage des démences et un recueil d’information en rapport avec les expériences des acteurs intervenant dans l’offre de soins. Les résultats montrent d’une part, que les troubles cognitifs chez les personnes âgées sont causés par la vieillesse normale, les pathologies psychiatriques ou la sorcellerie et d’autre part, l’inexistence d’outils simples de dépistage des démences en médecine gériatrique. L’élaboration des tests d’évaluation cognitive en Côte d’Ivoire est réalisable. Cependant, les différences culturelles et l’analphabétisme des populations pourraient constituer un biais dans leur utilisation.

Mots clés : Côte d’Ivoire, Démences, Personnes âgées, Tests cognitifs, Vieillesse.

Abstract:

One of the direct consequences of economic performance remains the decline in fertility and the increase in life expectancy. This study proposes to develop a tool for evaluating the cognitive functions of the elderly. To do this, we used a qualitative approach through a documentary analysis based on Seven (07) tests for the detection of dementia and a collection of information related to the experiences of the actors intervening in the offer of care. The results show that, on the one hand, that cognitive disorders in the elderly are caused by normal old age, psychiatric pathologies or witchcraft and on the other hand, the lack of simple tools to detect dementia in medicine geriatric. The development of cognitive tests in Côte d’Ivoire is feasible. However, cultural differences and population illiteracy could be a bias in their use.

Key words: Cognitive Tests, Côte d’Ivoire, Dementia, Elderly, Old age.

Introduction

La proportion des personnes âgées augmente plus rapidement dans les pays à revenus  élevés que les pays à revenus faibles (Guerchet M., 2010). D’après les données des Nations Unies (2010), le nombre des sujets âgés  en Europe, est estimé  à 21,7 % et  en Amérique du Nord à 18,6 % (Prince M, 2004). Ce vieillissement a pour corollaire l’émergence accrue de nouvelles pathologies chroniques dont les démences. Les statistiques actuelles montrent une recrudescence de la prévalence des démences. Ainsi, on estime à 50 millions le nombre de personnes atteintes de démence dans le monde. Chaque année, près de 10 millions de nouveaux cas sont enregistrés (OMS, 2015). Ce  chiffre devrait atteindre plus de 74 millions en 2030 (World Alzheimer, 2015). Par ailleurs, les troubles cognitifs (dépression et démence) et les déficits auditifs chez les personnes âgées constituent un problème préoccupant de santé publique dans les pays développés (OMS, 2015). En effet, on y a mis au point de nombreux tests ultra-rapides pour le dépistage des démences chez les sujets âgés. Et cela a nécessité le recours à d’importants moyens humains et financiers dans la lutte contre la maladie d’Alzheimer notamment.

Sur le continent africain, la plupart des pays, pour l’instant, restent peu préoccupées par le vieillissement et ses conséquences bien que l’examen de la littérature sur ce sujet révèle l’émergence progressive de la prévalence des démences au sein de la population des sujets âgés. C’est par exemple le cas du Mali où 39,7 % des personnes âgées de 65 ans et plus souffrent de ces troubles chroniques (Traoré M.et al., 2002).

En Afrique subsaharienne, l’OMS prévoit, entre 2000 et 2020, une augmentation de 93% de la population de personnes âgées vivant. Sachant que le vieillissement rime avec les troubles cognitifs, l’on a du mal à accepter qu’à ce jour, un seul outil de diagnostic rapide et accessible au plus grand nombre de la population dans un espace territorial a été développé. C’est le cas du test du Sénégal (qui se fait administré en wolof, langue d’usage populaire), l’on a pu montrer qu’à Dakar, 64,9 % de cas de démence diagnostiqués chez des personnes âgées relevaient de la maladie d’Alzheimer (NDIAYE et al., 2011).

En Côte d’Ivoire, du fait de son caractère multiculturel et surtout d’absence de langue commune, l’expérience sénégalaise ne peut s’y inviter. Aujourd’hui, les cliniciens éprouvent d’énormes difficultés à pratiquer des examens para-cliniques (Binan Y. et al., 2012). Or, il est d’une impérieuse nécessité de développer un test d’évaluation standardisée des fonctions supérieures des seniors dont le nombre ne cesse de croître. Face à cette situation, des interrogations méritent d’être soulevée :

Comment la Côte d’Ivoire en tant que mosaïque culturelle avec le français comme langue officielle de communication peut-elle se doter d’un test de dépistage rapide et facile d’accès de la majorité des populations caractérisées par un fort taux d’illettrisme ? Quelles sont les conditions à remplir pour vivre l’expérience sénégalaise à l’ivoirienne ? Autrement dit, quels sont les contraintes à lever et les moyens à mettre en œuvre pour élaborer et adopter un outil d’évaluation de mémoire des personnes âgées dans le contexte ivoirien ?

Telles sont les questions qui constituent la trame de notre analyse.

1. MÉTHODOLOGIE

Sur le plan de la méthodologie, cette étude a été essentiellement qualitative. Elle a combiné l’analyse de contenu thématiques de documents et publications scientifiques sur la question, de discours des acteurs de terrain et des leaders. Nous avons élaboré un guide d’entretien à quatre volets. Le premier volet a été adressé au corps médical, le deuxième à un psychologue et les deux derniers à trois autorités du Ministère en charge de la Santé et de l’Hygiène Publique. Par un choix raisonné, nous avons retenu pour notre enquête sur le terrain :

  • quatre (04) médecins dont un (01) Psychiatre, un (01) Neurologue, un (01) Neuropsychologue, un (01) généraliste. Ces praticiens exercent au service de l’Hygiène Mentale à l’Institut National de Santé Publique et au service de Neurologie du Centre Hospitalier Universitaire de Yopougon.
  • le Directeur du Programme National de Santé Mentale ;
  • le Directeur général chargé de la Formation et de la Recherche au Ministère de la Santé et de l’Hygiène Publique;
  • le Directeur des Ressources Humaines au Ministère de la Santé et de l’Hygiène Publique.

La recherche documentaire a concerné des publications en rapport avec les tests cognitifs administrés aux sujets âgés de plus de 65 ans en Afrique Francophone.

Les tests cognitifs réalisés dans le cadre éducatif, ont été exclus. Il en été de même des publications relatives aux troubles psychiatriques liés au VIH/Sida.

2. RÉSULTATS

Les tests cognitifs en tant qu’outils d’évaluation des fonctions supérieures des seniors doivent satisfaire à certaines conditions d’élaboration et d’adoption pour être applicable au contexte local de leur mise en œuvre. C’est ce que rapportent les résultats de notre étude avec le modèle spécifique du Sénégal.

2.1. Conditions d’élaboration et d’application des tests cognitifs conventionnels

Les résultats de cette recherche montrent que les tests cognitifs utilisés en Afrique, ne sont pas de nouvelles inventions, mais des outils d’évaluation déjà validés et utilisés dans les pays développés. Pour être utilisés par les chercheurs dans les pays en développement, les experts que nous avons consultés sur le terrain nous apprennent que ces outils ont fait l’objet d’adaptation sur le plan culturel. En effet, les items des tests utilisés ont fait l’objet de traduction dans les ethnies propres à chacun des peuples afin d’être en adéquation avec le milieu (langue, géographie, culture, faune, flore,…), dans lequel le test va être employé. Ceci pour permettre aux personnes âgées la compréhension des items dans leur propre langue maternelle.

La technique d’adaptation consiste dans un  premier temps à la traduction du test dans la langue locale (dialectes). Il n’est pas obligatoire de faire une traduction mot à mot pour ne pas induire en erreur et mener à des incohérences concernant les informations recherchées (Guerchet M., 2010).

Dans le cas de la traduction du test disponible en anglais, le test est d’abord traduit de l’anglais à la langue locale par un traducteur maitrisant l’anglais et la dite langue.

Dans un deuxième temps, le test subit une retro-traduction (back-translation) : de la langue locale vers l’anglais. Cette deuxième traduction est effectuée par une seconde personne, qui comprend la langue locale et maitrise aussi bien l’anglais, et qui n’a pas eu connaissance de la version originale du test en anglais. Puis, la version anglaise du test obtenue par la retro-traduction est comparée à la version originale. Si des différences significatives sont observées entre les deux versions, les deux traducteurs peuvent en discuter et ajuster la version locale afin de remédier aux problèmes identifiés.

En ce qui concerne la validation des outils adaptés, une fois que le consensus est établi entre les deux traducteurs, le test local peut être présenté et relu par une équipe d’experts nationaux et internationaux composée de : gériatres, neurologues, psychiatres, médecins, psychologues sociologues, linguistes. Si aucun item du test ne pose de problème de compréhension, il peut alors être pré-testé chez un échantillon de sujets similaire à la population qui sera enquêtée. Si le concept de certains items n’est pas correctement compris, il convient alors que l’équipe de recherche, les experts locaux et les traducteurs se réunissent et modifient la traduction de la version locale. Lors du pré-test, une attention particulière est apportée à la compréhension de chaque item. Les enquêteurs doivent noter toutes les difficultés rencontrées et signaler les items problématiques. La version locale du test peut alors encore être ajustée, afin d’obtenir une  validation consensuelle. Ce consensus a donné lieu à l’élaboration de tests conventionnels dont celui  du Sénégal.

2.2. Caractéristiques du test du Sénégal

Les caractéristiques du test développé récemment au Sénégal c’est qu’aux dires des chercheurs, ce test évalue les fonctions cognitives des personnes âgées en tenant compte de leurs réalités socioculturelles (Belmin J. et al., 2007). Il est composé de cinq (05) sous-parties évaluant les différents domaines cognitifs : l’orientation, la mémoire, l’attention, le calcul, les fonctions exécutives, la praxie et le langage, avec un score total de 0 à 39. Sa validation s’est déroulée en deux phases auprès de personnes âgées de 55 ans et plus, fréquentant pour des soins le Centre Médicosocial et  Universitaire de l’Institut de Prévoyance Retraite du Sénégal.  Le Test a été administré lors de la première phase, ré-administré une semaine puis deux semaines après lors de la deuxième phase. Il a concerné 872 sujets âgés de 55 à 90 ans, en consultation dans un centre médico-social de Dakar. Sa validation, chez 116 sujets (58 déments et 58 non-déments), a permis de montrer une sensibilité de 93,1% et une spécificité de 89,6% lorsque le seuil était fixé à 28/39 pour le diagnostic de démence. La validité de critère, la validité de construit et la fidélité du test ont été estimées. L’effet de l’âge et de l’instruction sur la performance du test pour dépister la démence a été étudié avec des analyses de régression logistique. Il n’existerait pas d’effet de l’instruction ni de l’âge sur les scores obtenus au test, et il est facile d’utilisation. Ses auteurs le recommandent pour une utilisation plus large.

2.3. Situation de la Côte d’Ivoire

S’agissant de l’état de la question des tests cognitifs en Côte d’Ivoire, les médecins interrogés affirment : « Nous recevons régulièrement les personnes âgées en consultation. Ces personnes viennent soit pour des céphalées, accidents vasculaires cérébraux, soit pour des troubles de la marche et le plus souvent pour des troubles de comportement ». A la question de savoir comment se fait le diagnostic de ces troubles mnésiques, le médecin généraliste ajoute: « Après un examen clinique, je les réfère soit en psychiatrie soit en neurologie. En psychiatrie, le collègue psychiatre fait faire au patient l’électroencéphalogramme. Par contre l’imagerie par résonnance magnétique (IRM) est souvent demandée par les neurologues en fonction des moyens financiers du malade. En dehors de ces examens, aucun test de mémoire n’est pratiqué à l’état actuel. Cependant, les tests classiques (Cinq mots de DUBOIS) dont l’objectif est d’évaluer rapidement la performance de la mémoire épisodique et faire part entre plainte banale et trouble de la mémoire, sont parfois utilisés chez les patients lettrés s’il y a une suspicion de la maladie d’Alzheimer ». Dans la quête de savoir si la maladie d’Alzheimer était fréquente chez les personnes âgées en Côte d’Ivoire, le médecin neuropsychologue répond: «je n’ai pas trouvé de cas formel de la maladie d’Alzheimer; par contre, nous rencontrons beaucoup de cas de démence».

La totalité des cinq médecins affirment ne pas disposer de test de mémoire et de ne pas avoir connaissance de l’existence en Côte d’Ivoire de service où les praticiens utilisent des tests pour consultation-mémoire. Les cinq interviewés  sont unanimes sur la nécessité d’un test spécifique consensuel pour la Côte d’Ivoire. À cet effet, ils font des propositions dans le sens de mettre en place une équipe pluridisciplinaire pour sensibiliser l’opinion nationale en vue d’élaborer et valider avec les partenaires au développement des tests spécifiques pour la côte d’ivoire. 

Par contre, des entretiens avec le Directeur des Ressources Humaines, le Directeur de la Formation et de la recherche et le Directeur du Programme National de Santé Mentale, il ressort que l’effectif de l’ensemble du personnel de santé par emploi et par catégorie est de 3220 médecins, 7361 infirmiers, 2353 sages-femmes. Le Directeur des Ressources Humaines relève l’absence de gériatre et de gérontologue dans le système de santé ivoirien. « Dans notre fichier des effectifs, nous avons plusieurs médecins spécialistes. Mais pas les gériatres ou gérontologues. D’ailleurs ce type de service n’existe pas dans notre système sanitaire ». L’enquête révèle que malgré l’importance numérique relative du personnel de santé en Côte d’Ivoire, l’offre en ressources humaines demeure insatisfaisante dans plusieurs spécialités dont particulièrement celles qui prennent en charge les personnes âgées. Le Directeur du Programme National de Santé Mentale affirme : « Les troubles de mémoire chez des personnes du troisième âge sont fréquents dans les services de consultation mais malheureusement sous-diagnostiqués par manque de spécialiste. L’utilisation d’outils pertinents et faciles à manier par les professionnels pourrait être une avancée indiscutable. Toutefois, le peuple ivoirien étant multiculturel, l’élaboration et la fiabilité de ce type d’instrument va nécessiter la collaboration des compétences que sont les linguistes et psychologues». Le Directeur de la formation et de la recherche pour sa part, pense que les troubles cognitifs chez  les personnes avancées en âge sont encore mal maîtrisés sur le plan thérapeutique dans  les structures sanitaires. Et il ajoute : « pour éviter des diagnostics erronés qui font dépenser inutilement les patients, il est avantageux aujourd’hui que les agents soient suffisamment outillés pour faire un dépistage précoce et fiable de ces troubles dont le plus souvent, les étiologies sont attribuées aux sorciers ou à la folie ».     

3. DISCUSSIONS

La pertinence de l’élaboration des tests d’évaluation cognitive réside dans leur sensibilité et spécificité. Par conséquent, ces tests pour être applicables devront tenir compte des réalités sociolinguistiques du milieu. Le cas en contexte africain demeure une préoccupation.

3.1. Difficultés liées à l’application des tests cognitifs en Afrique

Les résultats sur l’utilisation des tests cognitifs en Afrique francophone ont montré l’existence des biais possibles liés au niveau d’éducation et à la culture des sujets interrogés. Ce constat est  fait  aussi par Chandra (1994). Celui-ci note des difficultés liées à l’obtention de l’âge exact des sujets âgés lors des études sur les démences dans les pays africains. Dans notre travail, cette préoccupation a été exprimée par les acteurs de terrain. Le manque d’information sur l’âge peut affecter les fréquences rapportées quand on sait que la prévalence et l’incidence des démences augmentent avec l’âge (Chandra, 1994). Mais selon les travaux de Guerchet M et al., (2010), l’on peut estimer l’âge des sujets via des évènements historiques. Cette méthode se présente comme une alternative efficace pour remédier à l’absence de documents officiels d’état civil dans les pays africains. Sa validation au Bénin, a mis en évidence une excellente concordance entre l’âge réel et l’âge estimé par ces repères. La différence entre ces deux âges était majoritairement inférieure à 2 ans. Son utilisation au Bénin, ainsi qu’en Afrique Centrale, ont de plus montré la faisabilité de cette méthode lors d’enquêtes épidémiologiques incluant un grand nombre de sujets, vivant en milieu rural comme en milieu urbain (Guerchet M et al., 2010). Une autre inquiétude exprimée par les médecins sur le terrain serait relative à la barrière linguistique et l’analphabétisme des personnes âgées. À ce propos ils disent : «La diversité culturelle et le paysage ethnoculturelle de nos populations âgées pourraient constituer des biais pouvant aboutir à des résultats peu fiables dans le diagnostic des démences». L’utilisation d’outils non biaisés est une exigence dans toute étude scientifique afin d’obtenir des résultats de qualité. La traduction et l’adaptation de tests comme le Mini Mental State Examination (MMSE) ont été effectuées avec peu de performances et de résultats satisfaisants, comme en Thaïlande ou la valeur prédictive positive du MMSE pour les démences était de seulement 3% affirme Phanthumchinda et al., (1991).

La batterie cognitive courte, bien qu’efficace pour distinguer les malades d’Alzheimer et utilisée en Europe, ne semble pas applicable en totalité dans les pays en développement où l’illettrisme est très présent chez les personnes âgées comme l’aborde (Guerchet M. M., 2010). Cet auteur avance que, le test de l’horloge qui nécessite la réalisation d’un dessin, est problématique pour des sujets n’ayant jamais écrit ou tenu un crayon en main. Ce type d’exercice conduit souvent à un fort taux de refus de la part des sujets selon le discours de nos enquêtés.

En effet, avant le début de notre étude, nos avis empiriques corroboraient  avec ces propos. Mais les résultats de notre revue de littérature montrent bien que des tests à vocation transculturelle ont été élaborés dans le but de s’affranchir du contexte culturel du pays où ils sont utilisés. Ces tests transculturels peuvent combiner des tests cognitifs équitables selon le contexte socioculturel et le niveau d’éducation avec le discours d’un guide afin de trouver des signes de déclin cognitif et fonctionnel. La combinaison d’un score issu du témoignage d’un proche avec le score obtenu aux tests d’évaluations cognitifs produit même une meilleure sensibilité et spécificité pour les démences que les scores cognitifs seuls selon Hall et al., (2000) cité par Guerchet M. M.,( 2010). Ces auteurs soutiennent que la sensibilité de ces tests varie de 82,5% pour le Cognitive Abilities Screening Instrument à 100% pour le MMSE.

3.2. Utilité des tests spécifiques au contexte africain

Le Community Screening Instrument for Dementia (CSI-D), selon les travaux effectués par Guerchet M. M., (2010), semble être un des tests les mieux adaptés à une utilisation dans les pays où l’illettrisme est encore très fréquent chez les sujets âgés. Ses atouts ont également été reconnus par le groupe de recherche du 10/66 qui l’a intégré à son protocole de recherche sur l’estimation de la prévalence des démences dans de multiples pays aux revenus faibles ou moyens (Prince M., 2000). L’administration de ces tests dans un milieu autre que la zone d’origine a nécessité un travail d’adaptation pour tenir compte de la langue et l’environnement socioculturel du nouveau milieu. Ce travail se déroule en équipe avec les chercheurs locaux. L’utilisation du  CSI-D pour le dépistage des démences lors des études a été guidée par son caractère transculturel et sa pertinence au sein des populations de niveau socioéconomique et linguistique faible, soutient Guerchet M. (2010). La collaboration d’un parent proche ayant une longue connaissent du senior âgé est importante. Celui-ci est vraisemblablement à même de juger  de la survenue d’un déclin cognitif ou non chez son parent  âgé.

Les équipes d’Indianapolis et Ibadan au Nigeria, ont proposé et validé un autre test, permettant de mesurer les capacités vision-constructives chez les sujets avec un faible niveau d’éducation ou non scolarisés: le Stick Design Test (Baiyewu et al., 2005). Ce test était mieux accepté que les praxies constructives, et était également significativement plus sensible aux troubles cognitifs et aux démences que le test classique. Les auteurs recommandent son utilisation dans de futures études puisqu’il permet de comptabiliser des items relatifs aux praxies au cours du dépistage des démences.

Notre enquête de terrain fait ressortir une nouvelle réserve qui porte sur l’orientation temporelle concernant l’année en cours.  En effet, comme le fait remarquer Maëlenn G. (2010) dans ses travaux de thèse, l’orientation temporelle est un concept difficile à mesurer dans les populations majoritairement illettrées, et encore davantage lorsqu’elles vivent en milieu rural. Néanmoins, cet auteur aboutit à la conclusion selon laquelle, en milieu rural béninois, cet item n’était pas très discriminant étant donné que quelques sujets ont su y répondre. Et le score-seuil de la partie cognitive du CSI-D a été adapté en conséquence.  Selon lui, l’on peut présumer d’une estimation fiable des prévalences des démences dans les populations étudiées. La partie cognitive du CSI-D couplée aux scores du test des 5 mots lors de la définition des troubles cognitifs a donné un excellent résultat (Dubois B., 2002).

Pour résoudre ces problèmes, certains chercheurs ont traduit des tests en vue de l’adapter à leur population d’étude. Il existe donc de multiples versions de test cognitif comme le MMSE: Hindi (Ganguli et al., 1995), Coreen (Park et Kwon, 1990), Chinois (Zhou et al. 2006), Finnois (Salmon et al.,1989).

D’autres chercheurs ont développé des outils transculturels comme le Cross-Cultural Cognitive Exam ination (CCCE) (Glosser et al., 1993), le Cognitive Abilities Screening Instrument (CASI) (Teng et al., 1994) et le Community Screening Instrument for Dementia (Hall et al.,1993). Avec ces tests les auteurs ont pu détecter des  symptômes cognitifs, sans être influencés par la culture, ou le niveau d’éducation.

Selon les résultats de notre étude  avec les médecins et le psychologue, l’adaptation des tests cognitifs à la culture locale peut avoir de bons résultats si les équipes de recherches collaborent étroitement avec les autorités administratives, politiques, religieuses et coutumières de la localité et si les cliniciens sont formés à l’utilisation des outils. Cette opinion est confirmée par d’autres tests spécifiques à certaines populations âgées comme le test du Sénégal (Toure et al., 2008). En effet, le Test du Sénégal élaboré par les chercheurs locaux, identifiait les cas de démence avec les caractéristiques suivantes: sensibilité : 93,1%, spécificité : 89,6%, valeur prédictive positive: 93,1%, valeur prédictive négative: 92,8%, surface sous la courbe caractéristique de performance: 0,967; coefficient de corrélation intra classe variant entre 0,67 et 0,87. L’âge et l’éducation n’avaient aucune influence sur la performance au Test du Sénégal.  Toure et al., (2008) tirent la conclusion selon laquelle le Test du Sénégal est un instrument valide et fiable pour le dépistage de la démence dans la population âgée sénégalaise. Ils recommandent son utilisation comme outil de dépistage de la démence dans les services de santé. Cette méthode d’adaptation et d’utilisation d’instrument spécifique à une communauté est maintenant reconnue internationalement ; Pourvu que  les tests de dépistage des démences chez les personnes âgées répondent à plusieurs exigences (Poitrenaud et al., 1990). Ils doivent tout d’abord évaluer les différentes dimensions fonctionnelles et cognitives qui peuvent être affectées par les démences et la maladie d’Alzheimer, conformément aux critères diagnostiques utilisés dans les pays développés, sans que la durée de passation ne soit trop longue afin d’éviter la fatigue du sujet interrogé. Aussi, le contenu de ces tests ne doit pas être trop abstrait pour les sujets âgés. Ainsi, les items avec un contenu proche des tâches que le sujet âgé est amené à effectuer dans les activités de sa vie quotidienne, permettront d’obtenir des tests valides.

Le développement de tests cognitifs spécifiques à la population de Côte d’Ivoire, comme le test du Sénégal, pourrait s’affranchir de biais souvent occasionnés par la culture et l’éducation.

Conclusion

L’utilisation des tests cognitifs en Afrique francophone est réalisable dans le contexte spécifique à chaque peuple. Cet outil peut aider les praticiens dans leur volonté de diagnostiquer les démences et de développer la pratique d’évaluation gérontologique dans la prise en charge des personnes âgées. L’étude a relevé deux (02) tests valides utilisés en Afrique francophone. Les cliniciens expriment la nécessité de disposer d’outils transculturels adaptés à l’étude des démences dans chaque pays de l’Afrique de l’ouest afin d’obtenir des informations fiables. Devant la variété des instruments, la mise en place d’actions de formation, d’information et de sensibilisation auprès des institutions tout comme de la population est nécessaire pour l’élaboration d’un plan stratégique de  prise en charge des personnes âgées en Afrique francophone. Dans cette perspective, l’adaptation d’un test spécifique au contexte de la Côte d’Ivoire, comme le Codex (Belmin J.) contribuerait  à une avancée notable dans le diagnostic  des démences et de la maladie d’Alzheimer en Afrique francophone.

Références  bibliographiques

ANDERS Wimo, Martin Prince et al., L’impact global des démences : une analyse de la prévalence, l’incidence, les coûts et les tendances, Rapport Mondial Alzheimer’s Disease, www.alz.co.uk/worldreport2015, consulté le 18 novembre/2017.

BAIYEWU O, Unverzagt FW et al., The Stick Design test: a new measure of visuoconstructional ability, in, Int Neuropsychol Soc. 2005:598-605.

BELMIN Joël, Pariel-Madjlessi et al., The cognitive disorders examination Codex is a reliable 3-minute test for detection of dementia in the elderly validation study on 323 subjects, Presse Med 2007, 36:1183-90.

BINAN Yves, GAUDART J., et al.,  Évaluation de l’état nutritionnel au centre hospitalier et universitaire de Treichville in Revue de gériatrie A. 2012, vol. 37, n° 3, pp. 185-188.

DUBOIS Bruno, Touchon J et al., “Les 5 mots” : épreuve simple et sensible pour le diagnostic de la maladie d’Alzheimer, Presse Med 2002, 31: 1696-1699.

GUERCHET Maëlenn Mari, Démences en Afrique Subsaharienne: Outils, prévalence et facteurs de risque, thèse de doctorat n°57-2010, Université de Limoges, http://epublications.unilim.fr, consulté le 30 novembre 2017.

Locoh Thérèse, Fécondité et famille en Afrique de l’Ouest. Paris, INED, puf, 1984, p. 182.

NATIONS UNIES, 2011 Division de la Population, World Population Prospects : The 2010 Révision, http://esa.un.org/unpd/ wpp/, consulté le samedi 06 avril 2013.

NDIAYE-Ndongo Ndéye Dialé, SYLLA Aida et al., Bilan de fonctionnement d’une clinique de la mémoire sénégalaise, in African Journal of Neurological Sciences 2011 – Vol. 30, No 1.

OMS, 2015, vieillissement et santé, aide-mémoire N°404, htt://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs404/fr/. Consulté le 01 novembre 2017.

POITRENAUD J, Piette F. et al., Une batterie de tests psychométriques pour l’évaluation du fonctionnement cognitif chez les sujets âgés, in Rev Gériatr 1990; 15: 57, p. 68.

PRINCE Martin et al., 10/66 Dementia Research Group. Care arrangements for people with dementia in developing countries. Int J Geriatr Psychiatry 2004, N° 19, p. 170-177.

TRAORE Mamadou, SACKO M, et al., Prévalence de la démence et de la maladie d’Alzheimer dans le district de Bamako, in Revue Neurologique 2002, 2S 50, p. 158.

APPROCHE PSYCHOSOCIOLOGIQUE DU VEUVAGE FÉMININ              CHEZ LES SENOUFO TIEMBARA DE KORHOGO (CÔTE D’IVOIRE)

Coulibaly ZOUMANA

Université Péléforo Gon Coulibaly de Korhogo

zoumsocio@yahoo.fr

Résumé :

La mort symbolise l’évènement de vie le plus important chez le peuple sénoufo, en Côte d’Ivoire. Elle signifie le passage du statut de vivant à celui de défunt, et à celui d’ancêtre. Cette phase de transition, dans le village des morts désigné par « Koubélékaha », est fonction de la qualité de l’ensemble des rituels que l’on doit accomplir en vue d’accompagner  « Pili » (âme) du défunt qui laisse derrière lui une famille ou une épouse. L’objectif de cette étude a été d’analyser l’impact psychosociologique des ressources socioculturelles, mobilisées par le peuple senoufo, sur la santé mentale des veuves pendant la période du deuil. Les résultats montrent que l’angoisse, créée par la mort de l’être aimé, occasionne parfois, chez certaines veuves, un deuil pathologique qui se manifeste par des maladies mentales. Le mort se nomme en « tiembara », « Kuwo » qui signifie le tué, car dans  l’imaginaire social, l’on meurt toujours de quelque chose. Les rites du deuil qui ont pour but d’apaiser la colère du défunt et d’aider les veuves à surmonter le choc, provoquent parfois, des situations de détresse nécessitant l’intervention des spécialistes de la santé (psychiatre, psychanalyste, psychologue, etc.).

Mots-clés : veuvage, travail de deuil, Tiembara, deuil pathologique.

Abstract :

Death symbolizes the most important event of life for the senoufo people. It means the way from the status of the living to the status of deceased and from that status to the one of ancestor. That phase of transition in the village of the dead named « Koubélékaha » shows the importance of all the rituals to be accomplished to accompany « Pili » the soul of the deceased. The aim of this study is to analyse the psychosociological impact of the sociocultural ressources mobilised by the senoufo people on the mental health of the widowhood during the grief work. The results show that the anguish created by the death of the beloved husband causes sometime a pathological grief in some widows that manifests itself by some mental illnesses. The decease in « tiembara » is the « Kuwo » which means the killed, for in the social imagination we always died from something. Although, funeral rites aim to appease the anger of the decease and help widow to surmount their shock, it’s sometimes caused distress. Therefore, they must have medical treatment (psychiatrist, psychologist, etc.).  

Key words: widowhood, grief work, Tiembara, pathological grief.

Introduction

En général, la perte d’un membre du groupe est toujours un facteur de déséquilibre  de la cohésion sociale. Cette perte est toujours suivie d’une souffrance qui se manifeste par une tristesse et un inconfort majeur pendant la durée de deuil. Dans toutes les communautés humaines, les rituels culturels ou religieux permettent de faciliter le processus de détachement du défunt et d’acceptation de la réalité du décès.

Selon M. Griaule (1994), en Amérique Latine, chez les mochicas, par exemple, des objets divers : ustensiles, armes, colliers, feuilles de coca, calebasses de nourriture, etc, sont déposés en sacrifice dans les tombes. Ces objets ont une valeur symbolique qui se traduit dans les échanges entre les vivants et les ancêtres par l’intermédiaire du défunt dont le but est de solliciter leur protection et garantir le succès à l’occasion de certains évènements de la vie, tels les mariages, les naissances, les semailles, les récoltes, etc. Ces pratiques sociales revêtent un caractère universel légitimé, dans la plupart des sociétés des pays du  Sud, qui transparaissent dans des modes de production idéologiques de la cosmogonie de la mort et du deuil.

Chez les tibétains du Népal, le bouddhisme prédomine dans la production des référents idéologiques sur la mort. Ils considèrent que l’homme est fait de quatre éléments que sont la terre, l’eau, le feu et le vent (K. Rinpoché, 1993). Pour ce peuple, des rites funéraires sont nécessaires pour séparer le monde des morts de celui des vivants. Aussi, brûlent-ils les morts qui avaient le statut de prêtres et les personnes riches ; les autres sont immergés dans une rivière en aval du village. L’idéologie d’une vie après la mort est présente dans toutes les consciences collectives. Cependant, l’interprétation de cette théorie de la continuité d’une vie céleste varie selon les croyances dans les différentes traditions religieuses.

En Afrique, les rôles et les statuts des vivants sont fonction  des rapports qui les lient aux ancêtres, car la mort signifie le passage à une autre vie (D. Birago, 1960). Les africains vivent avec l’angoisse permanente d’être victime d’une éventuelle vengeance des ancêtres (C. Herzlich et M. Auge, 1994). Pour cela, il est nécessaire de se conformer à leurs prescriptions rituelles afin de bénéficier de leur protection. Les prêtres des cultes et les chefs de famille sont les intermédiaires entre les ancêtres et les membres des différents lignages. Selon H. Memel Fotê (1998), les représentations sociales de la mort renvoient à un ensemble de caractères universels ayant un impact sur la santé et la maladie chez la plupart des africains. Pour cet auteur, la mort est à la fois un fait individuel et un fait social en tant qu’elle peut, soit avoir des conséquences psychopathologiques sur chaque acteur, soit avoir une répercussion sur toute la vie de la société.

Chez les différents peuples de Côte d’Ivoire, par exemple, le deuil donne lieu à des rites funéraires pour conjurer le mauvais sort et faciliter le voyage du défunt dans le monde des ancêtres. Ce rituel est désigné chez les sénoufo, par « lôhgougue » qui traduit « la perte de vitalité ». Les malinké le désignent par « friya » qui signifie « la perte de l’objet aimé ». Les agni le nomment « aggotibra ». Chez les bété, l’on procède par des aveux publics imposés à la veuve pendant le déroulement du rituel du deuil. Dans toutes les ethnies de Côte d’Ivoire, la perte d’un conjoint impose que les femmes des défunts soient soumises à des rituels. Ces pratiques culturelles sont des formes de thérapies dont l’efficacité aide  à gérer les conséquences du deuil (C. Lévi-Strauss, 1975). En dépit de ces rituels, certaines veuves décompensent et voient leur santé mentale se détériorer. Quels sont les fondements socioanthropologiques de ces pratiques ? Et quels types de rapports suggèrent-elles lors de la perte d’un conjoint ? Quelles conséquences ces représentations ou pratiques sociales ont-elles sur la santé mentale des veuves ?

L’objectif général de cette étude est d’analyser l’impact psychosociologique de ces pratiques mobilisées par le peuple senoufo sur la santé mentale des veuves.  Il s’agira, premièrement, i) d’identifier les codes symboliques et les significations des pratiques rituelles de veuvage des femmes chez le peuple sénoufo; deuxièmement, ii) de décrire le vécu du deuil chez les veuves ; et troisièmement, iii) enfin, d’analyser les modes de légitimation des productions idéologiques  du deuil et ses conséquences sur les veuves.

1. MÉTHODOLOGIE

L’enquête s’est déroulée à Nanguinkaha dans la commune de Korhogo, au nord de la Côte d’Ivoire. Un focus group a été organisé avec douze veuves pour relater leur vécu du deuil et les pratiques culturelles qu’il occasionne. Un entretien a été réalisé avec le médecin psychiatre du Centre Hospitalier Régional de Korhogo pour mieux comprendre les conséquences du deuil pathologique chez les veuves ayant bénéficié de prise en charge médicale. Par ailleurs, des entretiens individuels ont été réalisés avec le chef de village, deux prêtres des cultes pour comprendre les significations socioculturelles des rites de veuvage. Une grille d’observation a également été administrée pour décrire la dimension symbolique des rites de veuvage. L’étude se fonde sur la théorie de la structure de l’action sociale de T. Parsons (1937) qui a permis de saisir le rituel du veuvage comme un mécanisme d’attribution de fonctions, de rôles et de valeurs.

L’analyse phénoménologique a permis de comprendre les logiques socio-anthropologiques de la symbolique des rites du deuil à partir des résultats ci-dessous présentés.

2. RÉSULTATS

 2.1. La typologie du deuil

Selon M. F. Bacque et M. Hanus (2014), le terme de deuil désigne « à la fois la perte liée au décès d’un être cher, la période de souffrance qui suit cet événement douloureux, les rituels associés au décès, et le processus psychologique évolutif consécutif à la perte ou au travail de deuil ». Les résultats de notre étude font ressortir deux grands types de deuils, à savoir le deuil normal et le deuil pathologique.

2.1.1. Le deuil normal

Le deuil normal est une expérience universelle lorsque survient le décès d’un proche. Le manque causé par la disparition de l’être aimé met à mal les défenses psychologiques des personnes endeuillées.  L’enquête révèle que, dans le cas du deuil normal, les signes relevés sont, dans un premier temps, la stupéfaction et la sidération, accompagnées d’un refus de la réalité chez certaines veuves. Au niveau physique, d’autres ressentent une accélération du rythme cardiaque avec un resserrement de la poitrine. Cette sensation s’accompagne de douleur au ventre et souvent d’une survenue des menstrues pour les femmes non ménopausées. Des diarrhées ou des constipations sont également signalées.

Dans un second temps, le sentiment de tristesse et de solitude prédomine. Il est toujours accompagné de souffrance psychologique qui s’accentue chaque fois que la veuve pense au lien qui l’unit au défunt. Chez les femmes pour lesquels le deuil produit un résultat satisfaisant, l’enquête fait ressortir un soulagement progressif avec une reprise des activités sociales. La durée des différentes phases varie d’un individu à un autre. La durée moyenne, relevée par l’enquête, est d’ un an et demi.

A contrario, pour une catégorie de femme, le rituel du deuil n’est pas toujours un succès. Dans ce dernier cas, les facteurs suivants ont été relevés : circonstances du décès souvent brutales (courte maladie ou  accident), âge de la veuve (sujet jeune), antécédent d’un premier mariage non fructueux. Cette situation donne lieu à la manifestation de maladies mentales qui perdurent malgré la réalisation du rituel du deuil. Les femmes qui refusent de se soumettre à ce rituel sont le plus exposées aux conséquences du deuil pathologique en raison d’une culpabilité plus grande et du regard accusateur des membres de la communauté d’appartenance.

2.1.2. Le deuil pathologique

Des cas de deuil pathologique ont été relevés chez environ 15%  des enquêtées. Ces femmes ont connu des épisodes de décompensation avec des manifestations psychopathologiques après le déroulement des cérémonies de veuvage. Ces perturbations persistent un à deux ans après l’organisation des funérailles. Les principales plaintes relevées chez ces veuves  se rapportent au sentiment excessif de manque et de solitude, d’une vie vide et dépourvue de sens, à la manifestation  répétée de rêves au défunt, etc.

L’entretien avec le médecin psychiatre révèle que les maladies mentales fréquemment rencontrées dans ces cas, sont entre autres : les états anxieux, les dépressions, les accès maniaques, les états obsessionnels, les troubles psychotiques, etc. Ce type de deuil explique-t-il, peut aggraver l’évolution d’une maladie mentale préexistante à cause de la difficulté de la séparation ou encore de l’impact traumatique de la nature du décès quant il s’agit d’une mort accidentelle (guerre, catastrophe naturelle, incendie, etc.). L’enquête révèle que dans les cas de mort par accident ou suicide d’un mari, un bain rituel collectif est organisé pour protéger toute la communauté contre la colère du défunt. Une préparation médicamenteuse est conservée dans des calebasses positionnées aux endroits spécifiques du village. Chaque membre de la communauté procède à un badigeonnage de tout son corps pour être à l’abri des esprits malins qui viennent rôder nuitamment dans le village. Les enquêtées affirment que les hurlements du défunt sont audibles tard la nuit, pendant les premiers jours qui suivent le décès traumatique. Toutes ces réalités expliquent l’importance de l’observance du processus de deuil pendant la période de veuvage.

 2.2. Du déroulement du rituel de veuvage

Chez les senoufo, le « lôhgougue » désigne la cérémonie de veuvage pour une personne qui perd son conjoint ou sa conjointe. Il commence le premier jour des funérailles. Le chef de la famille du défunt et celui de la veuve choisissent, dans leurs familles respectives, des femmes ayant déjà subi  ce rituel de veuvage pour faire partie du collège des doyennes de veuves qui doivent encadrer la concernée. Le collège des veuves reçoit, de la part du chef de famille de la femme endeuillée une pintade et de la bière (de maïs, mil, ou sorgho). Deux poussins sont sacrifiés aux mânes des ancêtres pour l’ouverture du rituel. Ensuite, la veuve est conduite dans la forêt sacrée, hors du village par les membres de sa famille et ceux de son mari en plus des autres veuves spécialisées dans l’accompagnement psychosocial. Cette première étape est appelée, en senoufo, « Séhé karhil » (le fait d’aller au champ). Sur le chemin du “champˮ, la doyenne des veuves se met à la tête du groupe, suivie de la veuve et des autres femmes. La veuve concernée par le rite est rasée au champ et habillée de feuilles. Une calebasse lui est portée sur sa tête en forme de chapeau.

Sur le chemin du retour, elle tient un récipient appelé « tyobègue » contenant des braises. À son retour du champ, elle s’assoit à même le sol dans la cour de la doyenne des veuves, dans un endroit préparé, à cet effet, par les assistantes. C’est seulement en ce moment, qu’elle reçoit la visite des membres de sa famille qui lui offrent, ainsi qu’aux assistantes, de l’argent. La calebasse qu’elle porte lui servira pour s’alimenter et s’abreuver avec la permission des assistantes. Elle ne peut utiliser aucun autre ustensile. Elle ne peut parler sans l’accord de ses assistantes. Elle est contrainte au silence et ne peut se déplacer sans leur autorisation. Ce rituel a des variantes selon les familles qui définissent les règles qui leurs sont propres. Elle peut manger toutes les nourritures à l’exception de la viande des bœufs immolés pour les funérailles.

Au lendemain de l’enterrement, après le sacrifice de deux autres poussins, la veuve procède à un bain rituel. Elle continue, cependant, de porter les feuilles durant une semaine après la fin des cérémonies funéraires. Elle ne peut adresser la parole qu’à ses assistantes. Chaque année, une date est choisie par l’ensemble des veuves pour célébrer la fin de leur veuvage. Les initiés du poro y sont invités pour des parades. Le balafon est également convié  à la commémoration. Les veuves tiennent des calebasses contenant du beurre de karité qu’elles frottent sur le corps des initiés du poro et des joueurs de tamtam en guise de remerciements. Cette cérémonie marque la fin du veuvage pour toutes les femmes enregistrées au cours de l’année. Elles sont désormais autorisées à s’habiller. Et c’est seulement après cette cérémonie qu’elles peuvent se remarier.

 2.3. Du vécu du deuil

Certaines enquêtées, interrogées pendant les focus group, ont expliqué vivre une angoisse pendant l’observance du deuil. C’est, en effet, expliquent-elles, cette période que des ennemis choisissent pour envoûter ou empoisonner leurs victimes. D’autres évoquent le stress lié aux nombreux interdits qui sont à observer pendant la période que dure le deuil.

L’enquête révèle, chez la quasi-totalité des veuves, un trouble du sommeil. Chez l’ensemble des femmes interrogées, l’on note qu’au cours de ce processus, la vie des veuves est régie par la crainte de nombreuses divinités et de l’âme du défunt, lesquels entités détiennent le souffle de vie et présagent la mort et  certaines maladies. En outre, les enquêtées ont fait remarquer que dans la cosmogonie senoufo, la transgression d’un interdit est un signe de malheur à venir. Cette transgression est vécue comme un échec du processus de reconstruction sociale et psychologique de la veuve. Ce manquement est interprété par la communauté comme le mécontentement du défunt à l’endroit de son épouse. Les résultats montrent que la principale source d’angoisse, chez les veuves, est cette peur permanente d’enfreindre les règles, les tabous et les interdits établis par les consciences individuelles ou collectives autour du « lôhgougue ». L’âme du défunt est supposée errer pendant toute la durée du veuvage. Le départ de cette âme appelée « pili » pour le village des morts

« Koubélékaha » dépend en partie du bon déroulement des rituels du deuil.

2.4. Des conséquences du deuil pathologique

Dans la société senoufo, les conjointes des défunts sont soumises à des moments de réclusion pendant l’observance du deuil. Elles subissent des rituels faits d’offrandes et d’épreuves initiatiques qui ont pour but de leur conférer le statut de veuve quand elles sont réalisées avec succès. Cependant, l’inobservance d’un interdit, au cours du processus du deuil, peut porter préjudice à la santé mentale de la veuve eu égard à la stigmatisation dont elle est victime (E. Goffman, A. Kihm, 1975). En témoignent les propos d’une enquêtée : « Je n’ai pas de chance dans cette vie ; je préfère la mort à cette situation ; ma vie n’a plus aucun sens ; je veux mourir ». Pour d’autres, c’est l’acceptation par la résignation : « Cela devrait m’arriver ; c’est la volonté de Dieu ; c’est ma vie qui est comme ça!». La colère, quant à elle, s’aperçoit dans les propos agressifs : « Dieu ne peut pas me faire ça ; qu’ai-je fait pour mériter cette humiliation ? ». Les veuves, victimes de cette situation, n’accordent plus d’intérêt à leur existence. Elles se culpabilisent et développent souvent des tendances suicidaires à cause des préjugés négatifs produits par les croyances populaires les désignant comme auteurs pRésumés du décès de leur mari. Ces stéréotypes ont un impact sur leur identité sociale. Ainsi, au lieu de contribuer à la restauration de la santé mentale par un renforcement de la confiance en soi et l’acceptation de la réalité, le deuil pathologique conduit plutôt à un processus de déconstruction identitaire avec de fortes propensions aux suicides. Chez les victimes de deuil pathologique, l’isolement et la culpabilité sont relevés.

3. DISCUSSIONS

Les pratiques culturelles traditionnelles dans le deuil, chez les ivoiriens, reposent sur la pensée mythique selon laquelle la mort souille la famille et instaure l’insécurité jusqu’à ce que des rites funéraires adéquats la purifient, établissent le défunt dans sa dignité et par voie de conséquence, la sécurité chez les vivants (T. Louis-Vincent, 1976). Dès lors, le défunt retrouve la paix post-mortem.

Chez les senoufo, les morts sont toujours présents dans leur vie et ils représentent une certaine puissance. L’inégalité devant la vie se traduit dans l’inégalité devant la mort, car la qualité des cérémonies funéraires est fonction du rôle social que l’individu a joué de son vivant. L’imaginaire  social sur le veuvage est construit sur la base du vécu de la mort qui transcende les pensées individuelles pour produire des représentations collectives. Ainsi, la mort constitue-t-elle une des principales sources d’angoisse dans les consciences collectives du peuple sénoufo. Celui-ci  attribue au défunt un pouvoir d’intercession auprès de «Kolotyolôh» (Dieu)  lié au statut acquit de son vivant dans sa communauté d’appartenance. Ainsi, le bonheur de ses descendants dépendrait en partie de la qualité des relations qu’ils entretenaient avec le défunt. Dans cette optique, M. Makang (1969) explique que le deuil repose sur la dialectique séparation/intégration, mort/vie, deuil/joie. La mauvaise gestion de cette dialectique peut occasionner des pathologies mentales telles que les troubles anxieux, la dépression, les troubles bipolaires et  les manifestations psychotiques (N. Abraham et M. Torok, 1972). Ces maladies sont d’autant plus marquées que la cause du décès est traumatique. C’est ce qui justifie le culte des morts et des ancêtres pour neutraliser les pouvoirs maléfiques de certains et se les rendre favorables en se réconciliant avec eux (J. B. Fosto Djemo, 1982). Dans ces cas, les rites ont une fonction expiatoire et régulatrice des rapports sociaux. Ils permettent un renforcement du lien social entre les membres d’un même groupe social. Dans de nombreux mythes cosmogoniques, les morts ont autorité sur les vivants. Ils ont le pouvoir d’influencer leur  existence ou destin. L’idée d’un être créateur tout-puissant qui aurait délégué certains de ses pouvoirs aux défunts est une constante chez la plupart des peuples (M. Griaule, 1994).

À l’analyse, le rituel de deuil exécuté par le collège des veuves est axé sur le langage, les pratiques culturelles ou religieuses et les interactions sociales. Ce processus sert à dédramatiser la mort grâce à une tentative symbolique (magique) d’appropriation d’une partie du savoir et du pouvoir que le défunt est censé détenir. Dans ce contexte, la perte d’un être cher n’est jamais fortuite. Dans les consciences collectives, la mort d’un membre de la communauté s’inscrit toujours dans la logique du malheur qui repose sur la négation du hasard (F. Laplantine, 1976). La mort d’un conjoint, par exemple, est interprétée, non seulement comme une occasion pour les veuves et la société tout entière de se remettre en question, de se restructurer et de se protéger contre les esprits malins, les sorciers, mais aussi de lutter ou de conjurer les évènements néfastes que cette mort annonce (D. J-B. Fotso, 1982). La mort est l’évènement le plus important de la vie chez le senoufo, car il est le passage de la vie à la mort par le «Kouhou», puis de la mort à l’état de défunt par « koutonhonri », et enfin du statut de défunt à celui d’ancêtre par le « Kouflorhi ». Dans la cosmogonie sénoufo, le statut d’ancêtre est attribué à un être socialement très valorisé, qui joue le rôle d’intermédiaire auprès de Dieu « Kolotioloh » pour les besoins des vivants. Il est doté de pouvoirs que Dieu lui délègue dans ses rapports aux vivants. Le peuple senoufo représente les ancêtres par des pierres de tailles moyennes ou un canari contenant des petits cailloux et de l’eau qui  est objet de culte. Au niveau symbolique, les cérémonies de deuil sont souvent l’occasion de confession, de purification et de sacrifices rituels qui engendrent une angoisse chez les veuves (N. Abraham et M. Torok, 1972). Cette angoisse donne lieu à ce qu’A. Freud (2001) a appelé la névrose narcissique. Ce concept de Freud présente le retrait narcissique comme une défense face à une incapacité à affronter de manière adéquate un vécu pouvant avoir un impact traumatique. Les sujets ne posséderaient pas de moyens adéquats pour mettre en œuvre une défense efficace.

La cérémonie de veuvage a des points communs avec le baptême de naissance des enfants, caractérisé par le rasage de la tête, les offrandes aux divinités et le bain rituel. La veuve, tout comme le  nouveau-né, est astreinte au silence et elle doit contrôler ses émotions. Elle est assistée par un collège de veuves qui lui enseigne tous les rites de veuvage et les exigences de sa nouvelle vie axée sur de nouveaux centres d’intérêt et la construction d’une autre sphère sociale. Le processus de deuil consistera, pour le collège des veuves, à assurer un accompagnement psychosocial permettant à l’intéressée d’accepter la disparition de l’être cher. Il s’agit de l’aider à se reconstruire par un investissement progressif qui donne un sens à la perte de l’être aimé à travers la symbolique du langage et les pratiques culturelles.

Les divinités sont sollicitées par des rituels sacrificiels pour leur bienveillance en vue d’assurer la sécurité, la paix et le bonheur à la veuve, aux enfants et à la société tout entière. Cette démarche est similaire à l’approche adlérienne appelée psychologie individuelle. Elle repose sur le principe que chaque être humain est unique, indivisible et fait partie d’un tout qui définit son cosmos (A. Adler, 1933). Cet auteur affirme qu’on ne peut pas être un individu tout seul. Il explique que l’on naît dans une famille et appartient à différents groupes sociaux. Ce sentiment d’appartenance à la communauté humaine, en tant qu’il est une potentialité innée de se lier à l’autre, va être développée pendant la période de veuvage, et ce, avec l’aide des autres, adultes et pairs (veuves) ;  C’est un processus vertueux grâce auquel on peut aider les autres à se positionner dans le triptyque existentiel (vie amoureuse et sexuelle, vie professionnelle et vie sociale). Le but est de résoudre les problèmes de la séparation de l’être aimé causée par la mort du conjoint. À cet effet, les artefacts culturels (langage, rite, etc.) du veuvage participent à la régulation de la société par la démarche d’immersion  dans l’héritage culturel de la veuve pour faciliter le processus de détachement de l’être aimé.

Chez certaines enquêtées, l’on note différents types de rapports à la maladie, à l’entourage et à l’univers cosmique basés sur la peur, la soumission, la domination et la dépendance des vivants vis-à-vis des morts. On relève également, entre autres, comportements, le déni de la maladie, la colère, le marchandage, la dépression ou l’acceptation de la fatalité (R. Kubler et D. Kesler, 2011). Ces différentes réactions sont l’expression d’une mal adaptation qui résulte de l’échec du processus de réadaptation construit par les rituels du deuil. Les mécanismes de défenses développés par les sujets sont souvent dépassés et les rendent vulnérables (A. Freud, 2001). Le déni intervient dans une situation où le sujet refuse d’admettre la mort de son conjoint. Les propos de cette veuve l’attestent : « Mon mari n’est pas mort ; il ne peut pas mourir ; ce n’est pas ce qu’il m’avait dit! ». Dans cette même logique, l’entretien avec le médecin psychiatre fait apparaitre que le deuil occasionne un ensemble de réactions dont la mauvaise gestion peut avoir des effets nuisibles sur la santé. Il cite au premier rang de ces conséquences, le stress que Selye Hans définit comme :

« La réponse non spécifique que donne le corps, l’organisme, à toute    sollicitation qui lui est faite par un agent stresseur plaisant ou déplaisant ; la seule chose qui compte étant l’intensité de la demande d’ajustement ou d’adaptation de l’organisme » (PNSM, 2015).

Par ailleurs, le médecin psychiatre fait observer que :

« La perte d’un conjoint mobilise des stratégies d’adaptation chez chaque individu. Il peut être soit positif et se traduire par la peur ou le trac qui n’entravent pas les activités ; soit négatif et perturber la communication du sujet avec son entourage ».

Ce verbatim montre l’importance du vécu du deuil sur la reconstruction du lien social chez toutes les veuves. Un travail de résilience est nécessaire pour amortir le choc de la disparition de l’être aimé. L’apport du collège des veuves est une forme de psychothérapie de groupe qui s’appuie sur la culture pour réaliser son deuil. Chacune, par son expérience, aide la veuve à se reconstruire par des remaniements progressifs.

L’examen de la littérature montre que certains auteurs tels que M. F. Bacque et M. Hanus (2014) distinguent un troisième type de deuil lié à l’intensité de la relation entretenue avec le défunt. Il s’agit du deuil compliqué qui dure dans le temps. Dans ce cas, le processus de deuil est perturbé, mais ne donne pas lieu à des maladies mentales. L’endeuillée prolonge la présence du défunt par des rituels quotidiens (conserve ses affaires à la même place, prépare sa chambre tous les matins, etc.). Il est également relevé, chez d’autres veuves une incapacité à se réinvestir dans des relations affectives et/ou professionnelles, deux à trois ans après le décès du mari.

4. RECOMMANDATIONS

L’étude relève les recommandations suivantes :

 4.1. À l’endroit de l’état 

Définir une politique d’écoute et d’accompagnement psychosocial des veuves

 4.2. À l’endroit du ministère de la santé et de la lutte contre le SIDA

  • Recenser les responsables des collèges de veuves dans les communautés ;
  • Former les membres des collèges de veuves à l’écoute et à l’accompagnement psychosocial des pairs ;
  • Initier des campagnes d’information sur le dépistage précoce des signes du deuil pathologique. 
  • Instituer des équipes pluridisciplinaires (psychiatre, psychologue, socioanthropologues, etc.) pour la prise en charge des cas de deuil pathologique.

Conclusion

Le rituel de deuil, en pays senoufo, est réalisé par un groupe de veuves qui partagent leurs expériences avec la concernée pendant toute la période de réclusion. Elles l’accompagnent dans le processus de désinvestissement par l’accomplissement de rites initiatiques qui donnent un sens à la perte du conjoint et à la construction de nouveaux centres d’intérêts. Les fonctions du rituel du deuil sont l’acceptation de la réalité de la perte de l’être cher, le détachement progressif au défunt et la restauration du lien social autour de nouveaux objets. L’interaction avec le groupe de veuves organisé en collège spécialisé, dans l’accompagnement psychosocial des pairs constitue un atout majeur pour leur reconstruction identitaire. Ces rituels procèdent à la déculpabilisation de la veuve et au renforcement de la confiance en soi. Cependant, les rituels du processus de deuil génèrent souvent une angoisse qui, par son intensité, peut aboutir à un deuil pathologique et se manifester par des signes psychiatriques (anxiété, dépression, manie, troubles psychotiques) ou encore par des maladies coronariennes (hypertension artérielle, infarctus du myocarde, etc.). La formation « de paires accompagnatrices » pour encadrer le collège des veuves pourrait permettre de construire un premier maillon de l’écoute dans la prévention par le dépistage des signes de deuil pathologique. Une telle démarche permettrait aux structures médicales spécialisées, de s’appuyer sur les collèges de veuves pour assurer une prise en charge précoce des cas de deuil pathologique en vue de favoriser leur insertion.

Références bibliographiques

ABRAHAM, Nicolas et TOROK, Maria, « Deuil ou mélancolie, Introjecter-incorporer », in Destin du cannibalisme, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 6, Paris, Gallimard, 1972, p.111-122.

ADLER, Alfred, Le sens de la vie. Étude de psychologie individuelle, Paris, Editions Payot, 1995, 218 pages

BACQUE, Marie Frédérique et HANUS, Michel,  Le deuil, Paris, Presses Universitaires de France, 6ème édition, 2014, 127 pages. 

BIRAGO, Diop, Leurres et lueurs, Paris, Éditions Présence Africaine, 1960, 87 pages

MARC-LOUIS, Bourgeois, Deuil normal et deuil pathologique : Clinique et psychopathologie, Paris, Éditions Doin, 2003, 150 pages

FOTSO, Djemo J-B., Le regard de l’autre, Paris, Editions Silex, 1982, 447 pages.

FREUD, Anna, Le moi et les mécanismes de défense, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, 170 pages.

GADOU, Dakouri M., Dynamique religieuse et tradition en pays Dida, Thèse de Doctorat de 3ème cycle de Sociologie et d’Anthropologie de la religion, Université de Cocody, Abidjan, Côte d’Ivoire, 1995, 493 pages.

GOFFMAN, Erving et KIHM, Alain, Stigmate: les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de minuit, 1975, 176 pages.

GRIAULE, Marcel, Masques dogons, Paris, Institut d’ethnologie, 4e édition, 1994, 890 pages.

HERZILICH, Claudine et AUGE, Marc, Le sens du mal, Paris, Édition des archives contemporaines, 1994, 210 pages.

KÜBLER-ROSS, Elisabeth et KESLER, Sur le chagrin et le deuil, Paris, Éditions POCKET, 2011, 288 pages.

LAPLANTINE, François, Maladies mentales et thérapies traditionnelles en Afrique Noire, Paris, Éditions Universitaires, 1976, 156 pages

LEVI-STRAUSS, Claude, La voie des masques, Genève, Skira, 1975, 142 pages.

MAKANG, Ma Mbog, « Essai de compréhension de la dynamique des psychothérapies africaines traditionnelles (Cameroun, Tchad) »,  in psychopathologie africaine, Volume n°3, 1969, pp. 303-354.

MEMEL-FOTE, Harris, Les représentations de la santé et de la maladie chez les ivoiriens, Paris, Éditions l’Harmattan collection «sociétés africaines et diaspora», 1998, 206 pages.

PARSONS, Talcott, The structure of social action, New York, McGraw Hill, 1937, 775 pages.

RINPOCHE, Kalou Kabye, Le Bouddha de la médecine, Marpa, Éditions Claire Lumière, 1993, 192 pages.

THOMAS, Louis Vincent, Anthropologie de la mort, Paris, Éditions Payot «Bibliothèque scientifique», 1976, 540 pages.

POÉTIQUE DE L’HYBRIDE DANS LE ROMAN MIGRANT AFRICAIN

Effoh Clément EHORA

Université Alassane Ouattara

Résumé :

Partant du postulat que nous vivons, aujourd’hui, dans une époque de mélanges et de flux globaux, le présent article ambitionne de montrer de quelles manières l’écriture hybride pratiquée par des romanciers migrants africains, tels Alain Mabanckou, Fatou Diome, Ken Bugul et Sami Tchak, s’inscrit dans la mobilité et les interactions culturelles contemporaines. Le présupposé idéologique d’un tel postulat est que l’identité nouvelle, celle qui se forme à partir de l’entre-deux, devient un objet d’interrogation, notamment à partir du prisme de l’onomastique, de l’espace narratif et du faire des personnages migrants mis en scène par les romanciers interrogés.

Mots-clés : Hybride, l’entre-deux, mondialisation, identité, mobilité, migrant, roman migrant africain.

Abstract :

Going from the postulate that we are living today, in an era of global mixing and flux, this article aims at showing in what ways the hybrid writing adopted by African migrant novelists, such as Alain Mabanckou, Fatou Diome, Ken Bugul and Sami Tchak, is part of the contemporary mobility and cultural interactions. The ideological presupposition of such a postulate is that the new identity, that which is formed from the in-between, becomes an object of interrogation, especially from the prism of the onomastic, of the narrative space, as well as the deed of migrant characters staged by the novelists considered in this study.

Key Words: Hybrid, the in-between, globalization, identity, mobility, migrant, African migrant novel.

Introduction

Les chocs culturels et les migrations des XXème et XXIème siècles ont suscité une nouvelle attention pour les mélanges culturels et ethniques, à telle enseigne que la question de l’hybride se trouve au cœur des  écritures migrantes et postmodernes. Janet Paterson postule, justement, que « l’hybride constitue la forme par excellence d’une revendication de la multiplicité et de l’hétérogénéité propres au postmodernisme »[21]. De ce postulat, il s’ensuit que la pratique de l’hybride est une exigence de la pensée et de l’art contemporains.

En réalité, le contexte actuel de la mondialisation et de la globalisation débouche, de plus en plus, sur les phénomènes d’hybridité, de métissage et de mélanges. Il s’agit, dans la désétatisation des nations, de briser les frontières tracées par les volontés hégémoniques en créant des formes de métissage et d’interdépendances. Dans ces circonstances, l’unicité des référents culturels, les particularités ou les disparités continentales disparaissent au profit d’un monde transformé en un « village planétaire ».

Dans le domaine de la littérature, de nouveaux défis voient le jour afin de se hisser au diapason des objectifs du troisième millénaire. La création littéraire n’échappe donc pas au phénomène de la globalisation et de l’hybridation. Elle accompagne le processus de déterritorialisation ; elle témoigne que l’écrivain doit « être de son monde » et non « hors de son monde ». C’est justement pourquoi, à l’ère actuelle du système-monde, des écrivains migrants d’origine africaine comme Alain Mabanckou, Fatou Diome, Ken Bugul et Sami Tchak, respectivement dans Bleu Blanc Rouge, Le Ventre de L’Atlantique, Le Baobab fou et Place des Fêtes, ont recours à une écriture hybride, une écriture transculturelle, une écriture sans limites et sans frontières marquée par le fait migratoire.

La présente réflexion ambitionne alors d’interroger les pratiques hybrides de ces romanciers migrants aux fins de montrer de quelles manières l’écriture hybride répond aux enjeux culturels contemporains. L’article n’aborde pas la question de l’hybridité générique chère aux écrivains africains de la deuxième génération[22], mais examine plutôt le mode de construction identitaire et onomastique du personnage migrant ainsi que la conception de l’espace diégétique qui apparaissent comme des vecteurs d’hybridité. L’étude observe la question de  l’hybride dans la perspective d’une interrogation identitaire au regard de l’absolue nécessité de bâtir un Etat-monde.

1. De la posture et du statut hybrides des sujets migrants

La question de l’hybride dans le roman migrant africain est particulièrement intéressante à étudier non seulement à cause du caractère, de plus en plus, incertain de l’identité, mais surtout pour le fait que les sujets postcoloniaux vivent, avec une intensité toute singulière, le trouble identitaire[23]. Héritiers d’une culture nourrie de traditions de leurs pays d’origine, ils le sont aussi de la culture du pays d’accueil. Ce sont des êtres de l’entre-deux, se sentant parfois doubles, parfois déchirés.

L’intérêt accordé par les romanciers migrants africains  à la figure du sujet hybride est, en effet, lié à une réalité historique et sociologique spécifique : ces écrivains, ressortissants des anciennes colonies, ont presque tous fait l’expérience de l’exil, soit pour poursuivre leurs études, soit pour fuir les régimes dictatoriaux. Ils ont donc vécu, plus ou moins, longtemps hors de leur pays ou continent d’origine. Après sans doute les difficultés du début, ils se sont  bien intégrés et ont même acquis, pour nombre d’entre d’eux, la nationalité du pays hôte. Ils envisagent alors l’identité comme hybride, rhizomatique, multiple ou plurielle. Aussi leurs œuvres artistiques sont-elles marquées de motifs culturels hybrides. Relativement à leur positionnement spatial, ces romanciers migrants déploient des pratiques esthétiques et scripturales qui cadrent bien avec la posture hybride de leurs personnages dans la contemporanéité.

En réalité, dans la littérature migrante africaine, l’idée de communauté fixe et homogène est exclue ; tout a une valeur hétérogène et collective. Ainsi, contrairement à Cheick Amidou Kane qui, dans L’Aventure ambigüe[24], construit un individu hybride rejeté par sa communauté d’origine, une fois retourné au pays, Ken Bugul, dans Le Baobab fou, donne à voir un retour bienheureux de son héroïne au pays natal où elle se sent acceptée. Le rapport à l’espace est donc, pour cette littérature migrante, une donnée essentielle de la réflexion sur l’appartenance.

Si on ne peut manquer souvent d’aborder la question de la préférence nationale, de plus en plus, l’identité doit se définir par rapport aux dynamiques de la mondialisation. Le choix des écrivains postcoloniaux de mettre en avant l’hybridité identitaire, le fait de l’assumer et de la traduire dans une poétique est gage d’adhésion totale aux logiques de la mondialisation. À en croire Michel Le Bris, il y a chez ces écrivains une volonté de dire « le monde d’aujourd’hui. Notre monde. Avec ses rythmes, son énergie, ses langages vrais. Métissé, coloré, polyglotte, où se brassent, se télescopent, se heurtent les cultures des cinq continents »[25]

L’exilé, parce qu’il a choisi de quitter sa communauté d’origine, s’en coupe sans pour autant pouvoir intégrer totalement sa communauté d’accueil. Il n’appartient pleinement à aucun monde : il est hybride. Il accepte en lui l’existence du même et de l’autre, du mélange, de l’indéterminé. Salie, l’héroïne du Ventre de l’Atlantique, par exemple, s’inscrit dans cette tension nouvelle. L’africanité ontologique ou atavique se dissout dans un moi qui ne manque pas, par ailleurs, d’exhiber une vision déconstruite du mythe du paradis européen. L’héroïne se retrouve alors dans l’entre-deux :

Chez moi ? Chez l’autre ? Etre hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent, perplexes, quel bout de moi leur appartient. Je suis l’enfant présenté au sabre du roi Salomon pour le juste partage. Exilée en permanence, je passe mes nuits à souder les rails qui mènent à l’identité […] Je suis cette chéloïde qui pousse là où les hommes, en traçant leurs frontières, ont blessé la terre de Dieu. (p. 254).

Salie éprouve le sentiment de ne plus appartenir à son espace d’origine (le Sénégal), mais aussi à celui où elle vit actuellement, l’espace de l’Autre, celui de l’ancien colonisateur. Elle affirme son appartenance aux deux espaces, à deux cultures qui fonctionnent comme une addition de l’une à l’autre du fait de son être de postcolonisé :

Je cherche mon pays là où on apprécie l’être additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire. Je cherche mon pays là où les bras de l’Atlantique fusionnent pour donner l’encre mauve qui dit l’incandescence et la douceur, la brûlure d’exister et la joie de vivre.  (p. 254-255)

En s’affirmant en tant qu’être hybride ou « être additionné », Salie fait un choix qui s’inscrit dans un contexte universel où elle participe activement au système de valeurs en présence. Elle se définit, par conséquent, comme un être qui s’accomplit à la fois dans la mobilité et la mixité.

Le héros de Place des fêtes s’inscrit, lui aussi, dans la même posture hybride. Tout au long du récit, ce personnage se laisse découvrir à travers une double démarche de rejet et d’attachement ; démarche à partir de laquelle il finit par conclure qu’il est né français, mais pas vraiment français parce que sa peau « ne colle pas avec ses papiers ». Il confirme ainsi sa double appartenance en tant que fils d’immigrés, né en France de parents nés en Afrique.

Dans la mobilité spatiale du personnage du Baobab fou, se dégage une problématique de l’identité à laquelle chaque ancien colonisé est confronté et que Ken, l’héroïne du roman de Ken Bugul, pose dès son arrivée en ces termes : « Qui étais-je ? » (p. 81). La réponse à cette question commande de se rappeler que ce sujet migrant évoquait, en amont, sa nationalité sénégalaise comme sa première identité : « Je suis née dans un tout petit village situé dans une région du Sénégal qu’on appelle le Ndoucoumane » (p. 35). Le personnage migrant montre là qu’il possède bien une origine, un lieu de provenance ou de départ. Le Ndoucoumane, ce lieu auquel Ken reste attachée tout au long du récit, renvoie au pays de ses géniteurs. Cependant, à l’issue de son voyage, l’héroïne se dédouble. Le voyage lui fait découvrir Paris à l’égard duquel elle manifeste un attachement ancestral. Elle se sent appartenir à « Ici », citoyenne d’« Ici », espace du présent et du vécu : « […] Enfin l’Europe, l’Occident, le pays des Blancs, le pays des Gaulois, […] le pays de mes ancêtres » (p. 46).

Ainsi, au pays de ses parents géniteurs, l’héroïne du Baobab fou greffe « le pays des Blancs »avec lequel elle se sent des « gènes », des racines gauloises, des liens séculaires indéfectibles tel qu’on le lui avait appris à l’école coloniale dans son petit village au Sénégal. Le sentiment hybride qu’elle affiche dans sa quête identitaire l’amène à vouloir même devenir blanche, « se métamorphoser en toubab », une entreprise devenue pour la circonstance une stratégie devant lui permettre d’intégrer la communauté occidentale. Son idylle avec Louis était justement placée sous le signe d’une quête identitaire, un prétexte pour s’intégrer dans la communauté d’accueil. Cette quête finira par faire d’elle un être hybride, dans la mesure où elle s’obstine à montrer qu’elle est semblable aux Blancs, qu’il n’y a aucune différence entre eux et elle, et qu’elle a les mêmes ancêtres que l’homme blanc.

Par ailleurs, dans toute construction identitaire, le nom est le premier signe à partir duquel l’on connaît et reconnaît l’individu. La représentation fictionnelle de l’hybride dans le roman migrant africain accorde justement une attention particulière à cette entité. Les noms ou les surnoms avec lesquels les auteurs construisent la personnalité de leurs sujets apparaissent comme des « masques » de mobilité sur le plan identitaire. Les démasquer conduit sans aucun doute à montrer comment, dans sa mobilité, le sujet migrant africain se positionne sous le signe du binaire, de l’éclatement, à la lumière de la déterritorialisation.

2. Le nom comme masque identitaire du sujet migrant

Dans sa Poétique du roman, Vincent Jouve mentionne que le nom traduit l’« Être » du personnage, l’écrivain lui conférant le pouvoir narratif de mimer le réel : « L’être du personnage dépend d’abord du nom propre qui, suggérant une individualité, est l’un des instruments les plus efficaces de l’effet de réel »[26]. Pour sa part, et dans le même sens, Roland Barthes postule qu’« un nom propre doit toujours être interrogé soigneusement, car le nom propre est, si l’on veut, le prince des signifiants ; ses connotations sont riches, sociales, symboliques »[27]. De même, dans le contexte des écritures migrantes africaines où le sujet migrant, selon Adama Coulibaly, « incline vers des mouvements, des transits, […] des migrations, […] des centres de consommations »[28], les noms et surnoms que portent les personnages sont eux-mêmes porteurs de sens.

Sur la base de ces présupposés, l’identité hybride peut alors être analysée à travers les appellations dont le personnage est l’objet. On pourrait, dès lors, se demander de quelle manière l’écriture des noms ou des surnoms construit la posture hybride des personnages migrants.

L’étude part du postulat que les dynamiques migratoires engendrent une désétatisation des sujets migrants et des littératures. La littérature africaine postcoloniale a, en effet, profité du mouvement de la globalisation pour se désenclaver. L’écriture de l’exilé, loin de cette pression qui souhaitait faire de l’écrivain africain le porte-parole d’une cause nationale et continentale, se construit sur le rejet des identités individuelles en produisant de nouvelles hybridations qui conjuguent l’identité en termes d’« entre-deux ». L’acte de nomination ou de surnomination des personnages participe de ce processus de désenclavement identitaire. Les ajustements opérés par certains romanciers sur les noms propres et sobriquets qu’ils attribuent à leurs personnages consistent à rendre les personnages moins « ethniques », en les inscrivant dans la bi-appartenance et en faisant de leurs porteurs des sujets d’« Ici » et de « Là-bas ».

La création des noms ou surnoms procède, en effet, du jeu de masquage chez les romanciers migrants interrogés. Ainsi, dans son article, « La poétique du masque dans le roman d’Alain Mabanckou : une é-preuve de l’informe », Fondjo Luc Fotsing montre justement que « ce jeu dévoile la métaphorisation de l’identité de l’immigré postcolonial »[29]. Il aboutit à une perception de l’être africain qui se positionne dans la mondialité aux interstices des univers de référence : « Ici » et « Là-bas ». L’on découvre, chez ces auteurs migrants, une pratique onomastique qui révèle « la capacité qu’ont les marqueurs de cette identité à se démultiplier et à se transformer au gré des circonstances selon le principe du masque »[30].

Ce jeu du masque, dont relèvent les noms et surnoms des personnages migrants africains, est à mettre en rapport avec les transformations que la fiction postcoloniale des années 80 attribue à l’identité de l’immigré : le paramètre identitaire que revêt l’immigré postcolonial, à travers le jeu onomastique, est l’ambivalence. L’identité de l’immigré postcolonial, en France, est loin d’être facilement définissable. C’est une identité à la fois mobile, morcelée et fragmentée, aussi plurielle que le nom du personnage. Les désignations qui caractérisent les immigrés, sujets instables, évoquent, d’une part, des espaces différents : l’Afrique et l’Occident. D’autre part, ils traduisent la fragilité, la flexibilité, le caractère éphémère de l’être dans une société outrancièrement mondialisée, globalisée. Par conséquent, l’objet de camouflage dans ces romans est moins les véritables noms portés par les personnages que leur identité. Cette démarche permet d’inscrire le roman migrant africain dans la perspective d’une écriture du décentrement de l’identité, de la décomposition de la personnalité ou de la composition plurielle de l’être. Quelques exemples suffiront à étayer le propos.

Ainsi, dans Le Ventre de l’Atlantique, la désignation « Maldini » estle sobriquet de Madické, frère de Salie. C’est sous ce surnom qu’il répond à tout le monde dans le village. Ce jeune footballeur africain est un habitant de l’île de Niodor au Sénégal. Candidat à l’immigration, il rêve de poursuivre une carrière professionnelle européenne. Le surnom « Maldini »reflète une autre identité que Madické porte d’ailleurs avec passion. En effet, en pratiquant le football chez lui dans son pays, Madické intériorise la figure d’un célèbre joueur de l’équipe italienne de football, Paolo Maldini, qui est son idole. A Niodor, tout le monde ne l’appelle que par ce surnom qu’il porte tel un gant ; et il s’enorgueillit. Le pseudonyme « Maldini » fonctionne ici comme une métaphore de l’identité postcoloniale. Il renferme bien une individualité africaine qui se duplique : il y a l’image du footballeur africain transfiguré en footballeur professionnel européen. L’univers occidental du football est donc intimement logé dans ce corps africain bouillant de rêve européen. En se donnant cette nouvelle identité, Madické rêve de venir en France pour jouer, lui aussi, dans une équipe française et être plus près de son idole Maldini. Il marche, à l’instar de ses jeunes coéquipiers africains, avec la mémoire et l’être éclatés, dispersés, car en lui résonne la présence virtuelle d’un autre monde : le monde du football européen.

Ce personnage est alors construit sous le signe du double, de l’éclatement, du Soi et de l’Autre. À travers ce surnom, Fatou Diome projette le croisement des identités sur la scène mondiale du sport. Le sobriquet « Maldini » que porte Madické est juste un prétexte qui couve la double nationalité acquise par ces footballeurs africains qui ont migré aujourd’hui en Europe, évoluant désormais sous les couleurs de l’équipe nationale de leur pays d’accueil qu’ils défendent d’ailleurs sans complexe, avec bonheur et fierté. La disparition progressive de l’Etat-nation, suite au processus de la mondialisation/déterritorialisation, engendre un écroulement des « murs » communautaires et un éclatement des « identités-racines ». Elle génère un nouveau monde : celui du citoyen hybride ou citoyen du monde. C’est alors sans complexe qu’en Europe, les équipes nationales de football remanient aujourd’hui leur ossature. Elles sont composées, de plus en plus, de joueurs à nationalité hybride, c’est-à-dire de joueurs ayant une double nationalité. Etre acteurs de ce nouveau monde sportif était aussi, sans doute, l’un des rêves caressés par Madické et les siens.

« L’albinos » est le surnom qui désigne, dans Place des fêtes, le personnage du fils, le héros de Sami Tchak. Le jeu du masque identitaire déployé dans le roman procède d’abord de l’anonymat. Ainsi, en ne désignant pas nommément son héros-narrateur, l’auteur entend l’inscrire dans la bi-appartenance. C’est à dessein que le fils ne porte pas de nom propre puisqu’il n’a pas une identité fixe. Il appartient à deux pays : son pays d’adoption, la terre d’accueil de ses parents où il a vu le jour, et son pays d’origine, le pays de ses géniteurs. Plus loin, pour lever l’équivoque de sa double nationalité, le fils, qui raconte sa propre histoire de fils d’immigrés, s’attribue lui-même le pseudonyme « albinos ». L’explication qu’il en donne est loin de décrire génétiquement une personne présentant une anomalie congénitale caractérisée par une peau très blanche et dépigmentée, un iris clair ou rosé, un système pileux blond clair ou décoloré. Elle procède d’une génétique particulière de son identité qui confirme le caractère hybride de son origine. Cette identité est la résultante de l’immigration de ses géniteurs. Le surnom démontre, de façon irréfutable, à quel point la migration accouche des êtres hybrides, des « êtres additionnés », des hommes de la frontière partagés entre « Ici » et « Là-bas ».

Dans Bleu blanc rouge, également, Alain Mabanckou met en scène les personnages de Moki et Massala-Massala dont les désignations manifestent le désir de ces derniers d’appartenir à deux mondes parallèles, notamment les sociétés française et congolaise. Ces personnages répondent, explicitement, dans le personnel du roman aux appellations suivantes : « Charles Moki », « L’Italien », « Massala-Massala, Eric Jocelyn-George » ou « Massala-Massala, Marcel Bonaventure ».

Les désignations Massala-Massala, Eric Jocelyn-George ou Massala-Massala et Marcel Bonaventure, particulièrement, observent une prolifération de patronymes renvoyant à la même personne : la personne deMassala-Massala. La démarche participe d’une esthétique de l’hybride. Le héros Massala-Massala est, en effet, en face d’une ambigüité identitaire et se demande lui-même qui il est : Massala-Massala est son vrai nom ; Marcel Bonaventure est son nom d’adoption, et Eric Jocelyn-George, son nom de travail. Selon les circonstances, il porte l’un des noms : tantôt Massala-Massala, Eric Jocelyn-George tantôt Massala-Massala, Marcel Bonaventure. Du reste, le pseudonyme « Marcel Bonaventure » revêt un caractère usurpatoire qui fait naître son porteur dans un autre pays. Par les pratiques frauduleuses d’un de ses compatriotes surnommé « Préfet », Massala-Massala, congolais d’origine, devient citoyen français :

J’avais un faux acte de naissance et une vraie déclaration de perte. En moins d’une semaine j’étais devenu un citoyen français comme tout autre puisqu’on me délivra une carte d’identité en bonne et due forme. Mes nouveaux nom et prénom étaient Marcel Bonaventure. J’étais né à Saint-Claude en Guadeloupe […] Bien entendu, ce nom Marcel Bonaventure existait réellement dans le département dont j’étais devenu le ressortissant. Préfet garda le silence quant à mon double antillais qui circulait certainement à Paris. (p. 161-162) 

Le procédé du masque pratiqué aussi bien par l’auteur que ses personnages participe d’une tacite volonté de briser les frontières administratives établies entre les Etats. L’immigré congolais est conscient de son camouflage identitaire qui le transforme en citoyen hybride et qui le fait habitant, de facto, du territoire d’accueil. Il souligne plus loin l’importance de ce statut, son caractère inévitable face aux incertitudes de la migration :

Je dis ce nom parce que je m’y suis, à la longue, habitué alors qu’il n’est pas le mien. En réalité, je ne sais plus qui je suis. Ici on a une faculté infinie de se dédoubler, de ne plus être ce qu’on a été pour être ce que les autres voudraient que vous fussiez et autant de fois qu’ils le voudraient […] Porter un autre nom. Oublier le sien pour le besoin de la cause. (p. 126)

Ces propos confirment la réalité incontournable d’un devenir hybride dans un contexte métropolitain postcolonial où la survie de l’immigré dépend de sa lutte et parfois de sa ruse. L’identité du sujet ne peut s’appréhender que par le jeu de masquage : le déguisement par le recours aux noms d’emprunts génère la fragmentation du sujet, le morcellement de soi, pour être en phase avec son itinéraire et son activité. 

L’acte de surnomination se transforme chez l’auteur de  Bleu blanc rouge en un jeu ludique de dédoublement. En plus de leur nom propre, l’écrivain donne à ses protagonistes une identité plurielle qui est le résultat de la transformation des personnages du roman à la suite de l’altérité à laquelle ils sont confrontés. Les surnoms qu’il attribue à ses personnages révèlent leur duplicité : à l’identité originelle se greffe celle du pays d’accueil.

Il s’ensuit que dans les romans interrogés, les noms et sobriquets des personnages migrants africains fonctionnent tels de véritables variables identitaires et évoquent constamment des sujets instables qui rappellent leur appartenance à deux pôles de référence : l’espace de départ et l’espace d’accueil. Chez les auteurs, ces désignations identitaires ont pour vocation de se positionner dans une certaine lignée de ce qu’Emile Ollivier nomme la « migrance »[31], leur permettant d’asseoir, sans doute, leur statut d’écrivains de l’entre-deux. Ceux-ci sont, à l’image de leurs personnages, sans structures authentiques, pris entre deux lieux, deux cultures antagonistes. Ne pouvant ni retourner complètement à l’un, ni s’identifier totalement à l’autre, son statut de l’entre-deux les place dans un lieu de la pure indétermination. Au fond, leurs romans donnent à se lire donc comme une traversée imaginaire mais permanente des frontières dans laquelle le « je » migrant se pose tel un sujet pluriel, instable et proprement hybride. Partant de ce fait, la lecture de l’identité ne peut que se définir à travers la décomposition, la fluidification des êtres.

Par ailleurs, les écrivains migrants africains s’évertuent à fondre, au moyen d’une écriture transculturelle, les deux espaces, l’« Ici » et l’« Ailleurs ». Cette démarche fusionnelle fait observer l’émergence d’un espace intermédiaire, l’espace transculturel, caractéristique de l’hybride.

3. L’espace transculturel ou l’hybride comme mode contemporain de « l’habiter »

L’espace dans le roman migrant africain se veut hybride et transculturel, en ce sens qu’il favorise la rencontre de cultures différentes. Le personnage apparaît dans le texte tel un sujet transversal, un être au carrefour de plusieurs communautés. Son espace fonctionne, dans ce cas, comme un lieu où sont convoquées diverses représentations culturelles, sociales et raciales. Dès lors, l’on comprend aisément que la représentation littéraire de l’espace n’est rien d’autre que le fruit d’un phénomène transculturel engendré par les flux migratoires ; les écrivains migrants africains se voulant des témoins vivants du phénomène de la transculturalité.  L’espace narratif, lieu où s’opère la mobilité des personnages, en porte, à certains niveaux du texte, des traces significatives.

Ainsi, la présentation  que fait Sami Tchak dans Place des fêtes des deux pôles opposés, « Là-bas » et « Ici », l’Afrique et l’Europe, met en évidence l’existence implicite d’un espace transculturel, conséquence d’un flux migratoire important en France. Ce topos abstrait est un mélange racial ou culturel, ou les deux à la fois :

En France, on voit un peu de tout. Les couleurs qui s’entrecroisent, s’enlacent, se délassent, et tout le reste. Par exemple, le blanc et le noir en femme et en homme et vice versa. Le noir et la couleur arabe. La couleur asiatique et le noir. Et tout un tas d’autres combinaisons qui font que l’enfant parfois, Français en papier, ne sait même plus d’où il est ni qui il est. (p. 204)

Le narrateur qui tient ce discours, fruit du mélange non pas racial mais culturel, devient le symbole de la transculturalité ; car en lui se manifeste le rapport transversal de différentes cultures : celles de ses parents et celles qui caractérisent son lieu de naissance.

Par ailleurs, si le nouveau cadre de vie des immigrants en France est dénommé « regroupement racial », ce cadre donne corps aux tendances ethniques ; et ces immigrants « ne se gênent pas pour faire comme s’ils étaient toujours chez eux là-bas, avec de vraies manières de chez eux. Parfois même pire que chez eux parce qu’ils sont plus libres en France que chez eux » (Place des fêtes, p. 204). Ce regroupement racial et ses tendances ethniques se perçoivent telle une sorte de résistance à l’ethnoscape qu’Arjun Appadurai définit comme étant le paysage formé par les individus qui constituent le monde mouvant dans lequel nous vivons. Dans Place des Fêtes, les traits culturels des groupes migrants, malgré les avatars que ceux-ci ont subis, sont donc restés intacts et la chaîne de ces stabilités n’est pas transpercée par la trame du mouvement humain. L’extrait ci-dessous en donne l’illustration :

Ces femmes, […] elles s’habillent tendance ethnique même quand il fait froid. Et puis quand il y a leurs fêtes et leurs mariages, leurs funérailles et leurs baptêmes très tendance, et ce que ces gourgandines se couvrent d’or et s’enveloppent de leur boubou, mon Dieu, mais dites-moi, leurs odeurs, je ne sais pas qui leur vend leurs parfums, à moins que ce ne soit des eaux de toilettes tendance ethnique, mais ça pue dans le métro et dans les ascenseurs et l’escalier, c’est dégueulasse comme produits de beauté, tout ça. (p. 167).

Seuls leurs descendants, en ce nouvel espace (la France) reconstruisent leur histoire et reconfigurent leur projet ethnique. Ce rôle est dévolu dans le texte au narrateur-personnage, un « fils né ici de parents nés là-bas ».

Dans Le Baobab fou, la migration des personnages permet également à l’auteure d’introduire dans le récit un tiers-espace, lieu symbolique de coexistence des communautés étrangères en Belgique, pays d’accueil des migrants. L’évocation du centre catholique où est accueillie Ken à son arrivée du Sénégal est un prétexte pour suggérer la dimension transculturelle de l’espace d’accueil : « Je suis en Terre promise […] nous étions dans un centre pour jeunes filles catholiques. Il y avait des Africaines, des Latino-Américaines facilement reconnaissables, des Asiatiques encore plus » (p. 53).

À travers cet extrait, le « centre pour jeunes filles catholiques » présente un aspect transculturel. En se situant dans le regard de Pascal Gin, l’analyse de cet espace narratif renvoie à ce « paysage imaginaire sur la vaste étendue duquel sont dispersées des identités déplacées »[32]. La narratrice donne à identifier ces « identités déplacées » à partir des provenances africaines, latino-américaines et asiatiques qui structurent la géographie humaine de ce lieu d’accueil. De là découle la représentation d’un espace qui ne fait pas de tri de race ni de culture, un cadre qui accueille des jeunes filles issues de sphères culturelles différentes. La configuration du paysage humain reconstitué dans l’« Ici » donne la preuve que l’espace d’accueil, la « Terre promise » de la narratrice, est vécu dans un mélange racial et culturel. Ken, en tant que personnage migrant, contribue dans le texte à la promotion de ce mélange, à l’établissement d’une société transculturelle. Elle s’érige contre les détracteurs qui, en lieu et place d’un univers métissé, prônent la multiculturalité, à savoir que chacun a sa culture et « chacun doit rester dans sa culture ». Le docteur Louis, partisan d’une telle multiculturalité, déclare avec force : « Je suis absolument contre le mélange. Chaque race doit rester telle. Les mélanges de races font des dégénérés […] Vous êtes Noire, restez avec les Noirs. Les Blancs entre Blancs. » (Le Baobab fou, p. 72).

Le projet social défendu par Louis est un projet communautariste, voire raciste. Dans sa vision de l’espace, Louis met l’accent sur le maintien de communautés (culturelles, religieuses, ethniques, sociales) plutôt que sur l’intégration ou l’assimilation. Le discours apologétique du multiculturalisme établit ici une frontière virtuelle entre les espaces, exclut toute idée de croisement communautaire, racial et culturel. Or, dans le contexte des mobilités contemporaines, les écrivains migrants font le deuil de l’Etat-nation en lieu et place de sociétés dites déterritorialisées. Dès lors, la vision nationaliste d’un espace homogène, qui nie les mélanges raciaux et culturels, est tout de suite brisée par la réaction prompte de Ken, désapprouvant son interlocuteur (le docteur Louis). L’auteure du Baobab fou développe, à l’intérieur du personnage migrant, un sentiment d’opposition contre cette forme de spatialité et donne ainsi naissance, à la faveur de la mobilité des personnages, à un espace romanesque transculturel.

De même, l’esthétique transculturelle élaborée dans Bleu blanc rouge transfigure l’espace en vue de créer une illusion de réel transculturel. Bien qu’appartenant, géographiquement, à la France, « Château-rouge » est, dans le roman d’Alain Mabanckou, un cadre narratif qui voile une forme de spatialité transculturelle. Le déplacement de Massala-Massala en ce lieu donne à voir un autre lieu indépendamment d’un cadre géographique typiquement français. La pratique de cet espace dessine une figure hétérogène, un carrefour de rencontre entre plusieurs peuples : « On se bousculait à Château-Rouge. Je me fondais dans cette masse humaine hétérogène » (p. 141). Les flux migratoires ont non seulement un impact de densité démographique, mais bien plus, ils modifient profondément la structure de la géographie humaine du lieu. Château-Rouge est perçu comme la demeure de migrants aux origines diverses. Ceux-ci ont transposé en la terre d’accueil des objets de leur culture d’origine. Les tendances ethniques évoquées ci-dessus se manifestent également en ce lieu par le transfert des objets culturels.

Dans sa réflexion sur les objets culturels, Arjun Appadurai mentionne, en effet, que ce sont les choses en mouvement qui illuminent leur contexte humain et social. Une telle approche qui montre la capacité des objets à voyager d’un espace à un autre souligne une autre facette de la mobilité culturelle : celle du transfert des objets commemode d’habiter l’espace.

Ainsi, dans Bleu blanc rouge, ce sont d’abord les objets alimentaires (les feuilles de manioc, les ignames rouges de Côte d’Ivoire, les bananes plantains de Bobo-Dioulasso et les poissons fumés) qui retiennent l’attention. Les pratiques alimentaires identifiées dans l’espace commercial de ce quartier émanent de manifestations culturelles exotiques dont la présence est fortement remarquée en ce lieu. Les pratiques alimentaires semblent avoir transformé l’« Ici » en « Là-bas », donnant ainsi l’impression au héros du roman de (re)vivre sa culture d’origine et, par-delà, être chez lui en terre d’accueil :

J’allais y acheter des aliments exotiques, ceux du pays, du continent. C’était un endroit qui me rappelait les marchés de chez nous. Les feuilles de manioc, les tubercules et les poissons fumés me dépaysaient. J’oubliais que j’étais en France […] Les passants devaient slalomer entre plusieurs cuvettes d’ignames rouges de la Côte-d’Ivoire et des caisses de bananes plantains de Bobo-Dioulasso. (p. 140)

Le paysage médiatique de Château-Rouge présente ici une figure transnationale ; et cela est lié au potentiel de mobilité que peuvent revêtir certains objets médiatiques comme les journaux. L’information diffusée à Château-Rouge, par le canal de journaux étrangers, assure le flux culturel : « Devant la bouche du métro Château-Rouge, un  kiosque exposait les journaux des principaux pays d’Afrique francophone et arabes » (Bleu blanc rouge, p. 140). Ces journaux étrangers, symboles de la mobilité culturelle, suggèrent un déplacement imaginaire qui permet au sujet migrant, bien qu’étant « Ici », de garder permanemment le contact avec « Là-bas », son pays d’origine.

L’espace ne saurait donc être un obstacle à la manifestation de la transculturalité, puisque à en croire Zygmunt Baumann, « les médias permettent son franchissement instantané »[33]. La pratique de cet espace (Château-Rouge) permet donc de rompre la « distance culturelle », le jeu médiatique opérant une sorte de rapprochement des univers de référence. Ainsi, la culture transnationale qui caractérise l’univers médiatique permet également d’expliquer le caractère transculturel de l’espace diégétique. La migration n’est pas que spatiale, elle est aussi culturelle. Château-Rouge où s’imbriquent des images, des manifestations, des perceptions et des visions culturelles différentes peut être perçu, dans l’espace français, comme centre de culture hétérogène. Il devient alors symbole de la transculturalité, de l’hybride. Le paysage culturel de Château-Rouge connaît donc un bouleversement. L’espace d’accueil se trouve affecté dans son identité culturelle. L’on peut lire dans cet espace des pratiques d’immigrés qui charrient sur le territoire français des modes de vie et de pensée, une certaine perception du monde propre à leur société d’origine.

La fictionnalisation de l’espace transculturel révèle clairement l’intention des écrivains migrants africains de faire perdre à l’espace son caractère dominant, transcendant, absolu. L’espace est soumis à un regard qui aspire à l’universalité de la représentation d’un espace global, unitaire. Une vision de l’espace totalement neuve est proposée par le roman migrant, vision qui demande une reconsidération intégrale de ses repères pour s’inscrire dans la bi-appartenance spatiale : être d’Ici et d’Ailleurs. C’est à juste titre que s’exprime dans le roman migrant africain la tendance à introduire une spatialité dépourvue de frontières, habitée par des sujets toujours sur le départ.

Conclusion

L’hybride est un processus culturel qui donne naissance à quelque chose de différent, quelque chose de neuf. Il apparait, dans le contexte du système-monde, comme un nouveau terrain de négociation du sens et de la représentation du monde.  

Les phénomènes d’hybridité sont revendiqués par les écrivains migrants africains comme de « tiers-espaces » qui rendent possible l’existence d’autres positions. Tout mouvement physique ou virtuel, culturel, affectif amène donc, de facto, à se fondre dans un monde hétérogène, un monde de mélanges. Par ce fait, le décryptage du mouvement culturel contemporain auquel sont intimement liés les œuvres et le statut de ces créateurs passe nécessairement par la mise en relation avec l’hybride. C’est justement  pour ces raisons que les romanciers migrants africains construisent les personnages et les espaces narratifs avec la conviction de l’existence de l’autre. Indéniablement, ces outils narratifs portent le sceau de l’hybride ; ils permettent de comprendre la réalité culturelle de la globalisation dans la mesure où ils peuvent être appliqués à la représentation fictionnelle de notre monde qui se construit désormais sur le paradigme de la mobilité, du mélange et de l’hybride qui est utilisé à des fins idéologiques. A en croire Janet Paterson, « la forme hybride est utilisée pour mettre en relief une grande problématique de la littérature dite ″ migrante″, celle de l’altérité »[34]. Les textes hybrides sont donc fortement investis de sens ; ils s’inscrivent dans nos systèmes cognitifs et épistémologiques.

Références bibliographiques

BAUMAN Zygmunt, « Identité et mondialisation », in Lignes, no6, octobre 2001.

BUGUL Ken, Le Baobab fou, Paris, Présence Africaine, 2009.

COULIBALY Adama, « D’un sujet postmoderne dans le roman africain postcolonial ? Aspects d’un débat », in Le postmodernisme dans le roman africain : formes, enjeux et perspectives, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 218.

DIOME Fatou, Le Ventre de L’Atlantique, Paris, Editions Anne carrière, 2003.

EHORA Effoh Clément, « « La coexistence concurrentielle de l’oralité et de la scripturalité : pour une poétique de l’hybride dans le roman africain contemporain », in Baobab, N° 12, 2013, Université Félix Houphouët Boigny, Côte d’Ivoire, p. 207-217.

FONDJO Luc Fotsing« La poétique du masque dans le roman d’Alain Mabanckou : une é-preuve de l’informe »,in Tro Dého Roger et Konan Yao Louis (dir.), L’(in)forme dans le roman africain. Formes, stratégies et significations, Paris, L’Harmattan, 2015.

GIN Pascal, « Imaginaires du territoire et paysages ethniques : l’ethnoscape et ses aménagements culturels », colloque international « Au-delà des études de cas – Qu’avons-nous appris sur l’ethnicité et la politique ? », Université d’Ottawa, 2 octobre 2004.

JOUVE Vincent, Poétique du roman, Paris, Armand Colin, 2014.

KANE Cheick Amidou, L’Aventure ambigüe, Paris, Juliard, 1961. Réédition UGE 10/18, 1972.

LOUVIOT Myriam, Poétique de l’hybridité dans les littératures postcoloniales, Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 17 septembre 2010.

MAALOUF Amin, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.

MABANCKOU Alain, Bleu Blanc Rouge, Paris, Présence Africaine, 1998.

MICHEL Le Bris, « Editorial » in Michel Le Bris, (dir), Gulliver, n0 3, « world fiction », 1999.

OLLIVIER Emile, « Et me voilà otage et protagoniste », in Boutures 1. 2, 2000.

PATERSON Janet, « Le paradoxe du postmodernisme : l’éclatement des genres et le ralliement du sens », in : Enjeux des genres dans les écritures contemporaines. Québec, Editions Nota bene, 2001, p. 81-91.

SEMUJANGA Josias, « La mémoire transculturelle comme fondement du sujet africain chez Mudimbé et Ngal », in Tangence n°75. Les formes transculturelles du roman francophone, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2004.

SEMUJANGA Josias, Dynamique des genres dans le roman africain. Eléments de poétique  transculturelle, Paris, L’Harmattan, 1999.

TCHAK Sami, Place des Fêtes, Paris, Gallimard, « Continents noirs », 2001.

TRO Deho Roger et KONAN Yao Louis (dir), L’(in)forme dans le roman africain. Formes, stratégies et significations, Paris, L’Harmattan, 2015.

URY John, Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie, Paris, Armand Colin, 2005.

LES CHANTS FUNÉRAIRES BOBO : LA PAROLE COMME MOTEUR          DU VOYAGE DES ÂMES DES DÉFUNTS

Alain SANOU

Université OUAGAI PrJoseph KI-ZERBO

hakili02@yahoo.fr

Résumé :

Dans les sociétés ancrées dans la tradition orale, la parole a une fonction idéologique importante, surtout pendant les moments de deuil. Dans le rite funéraire bobo la production orale joue un rôle important dans le processus de pérégrination des âmes des défunts dans leur résidence transitoire et définitive. A toutes les étapes de ce voyage, la parole est au cœur de l’action soit sous la forme de prières ou de chansons. La présente étude, consacrée aux genres oraux  funéraires, essaie  d’en déterminer le rôle et l’importance à travers les émetteurs et les circonstances d’émission.

Mots clés : bobo, espaces, funérailles, genres oraux, mort, voyage.

Abstract:

In the oral tradition based societies, the speech has an important ideological function and this can be   noticeable when mourning happens. In the bobo funeral ritual, the oral production has an important role in the process of peregrination of the soul deceased in their transitional and final space. During this process, the language, prayers and songs, produce action. It is to the analysis of these funeral oral genres that this study is devoted in order to determine their role and their importance across the emitters and the circumstances of emission.

Key words: bobo, dead, funeral, oral genre, spaces, travel.

Introduction

Dans les sociétés de tradition orale, en général, et dans la société bobo, en particulier, la parole sert de principe structurant dans le sens où elle organise toute la vie sociale. Dans ces types de sociétés, il y a une différence entre les besoins de communication de la vie courante et la parole idéologique porteuse des valeurs de régulation et de conservation des valeurs sociales. Cette parole est performative, c’est-à-dire qu’elle est douée d’une efficacité sur les êtres et les choses. Le rite funéraire est justement un des moments de la mobilisation de cette parole sous des formes variées : parole sacrificielle, proverbes, chansons, etc. Il est donc normal comme le souligne LOUIS VINCENT Thomas (1990, p 13)  « que le registre de la mort, vécue comme un passage – par exemple vers l’ancestralité – plutôt  que comme une destruction de la personne, se traduise en parole, en rythme, en ton et en images». Une fois la mort constatée, tout le cérémonial vise à accompagner l’âme du défunt dans sa pérégrination, en plusieurs étapes vers, sa résidence définitive. Si les Moose[35], on se demande  où est allé le défunt  (De GORCE, 2010 p. 45),   chez les Bobo ce lieu est clairement identifié. Dans son cheminement, l’âme du défunt séjourne d’abord dans un espace transitoire avant de rejoindre une résidence définitive.

Si ces deux espaces sont évoqués dans les cérémonies, leurs caractéristiques sont absentes. Aucun élément dans le rite ne donne des précisions sur la nature des lieux, et des activités qui s’y déroulent. À quoi ressemblent ces lieux ? Que fait le défunt une fois admis sous une nouvelle forme dans ces lieux ? C’est en étudiant le contenu des genres oraux qui accompagnent ces cérémonies que nous avons commencé à percevoir des éléments de réponses à ces questions. Dans ce dispositif cérémoniel très complexe, ce sont les genres oraux  liés à cette pérégrination qui retiennent notre attention dans le cadre de cet article. Les cérémonies funéraires bobo sont, en effet, le lieu de déploiement d’une abondante production orale. Parmi ces genres funéraires, certains concernent les espaces de séjour des morts, non seulement par la spécificité des émetteurs mais aussi des circonstances d’émission : « gbaga ma turu » (estrade mortuaire/sur/chanson) «  la chanson de l’estrade mortuaire », « wɔrɔ bige » (âme/retour au village) « le retour au village de l’âme du défunt » et « guru »,  « se ruer ». À cette catégorie, il faut ajouter la cérémonie de l’annonce du retour des âmes des défunts : « puru », « l’annonce ».

La présente étude est consacrée à l’analyse de ces genres  qui annoncent le voyage des âmes dans ces espaces. Le corpus provient d’une enquête réalisée chez les Bobo appelé, « sya kɔma » (sya/habitants)[36] qui parlent le dialecte « sya da » dans la région de Bobo-Dioulasso en mars-avril 2017. La méthode d’analyse est celle de l’ethnolinguiste qui fait  le entre les faits de langage et le contexte culturel. L’oralité ne peut être comprise qu’en replaçant cette parole dans son contexte linguistique et culturelle. Cette méthode part du principe que dans les genres oraux, rien n’est gratuit et que tous les détails mentionnés dans les récits ou les chansons ont, pour celui qui a appris à les décoder, un sens caché. Pour les comprendre, il faut les considérer par rapport à un contexte linguistique et culturel[37]. L’analyse partira donc d’une transcription suivie d’une traduction et de commentaires de ces genres oraux et leur articulation dans le déroulement du rite funéraire bobo. Une fois pratiquée cette lecture qui suppose une enquête minutieuse, nous aborderons un second niveau d’analyse qui consistera à mettre à jour leurs fonctions dans la société c’est-à-dire, les représentations concernant le destin des défunts dans ces lieux de séjour.

1. DES TYPES DE MORTS ET DES CHANTS FUNÉRAIRES CORRESPONDANTS

Pour les Bobo, la mort s’inscrit dans l’ordre normal des choses. Suivant l’un de leurs proverbes, « be hɔn nan vɔrɔ na be nan si ri na» (toi/si/venir/naître/(toi/si/venir/naître/pour/toi/ venir/mourir/pour)« si tu viens pour naître, tu viens pour mourir ». Dans le système de pensée, ce n’est pas une punition, mais  un passage, une transition vers une autre vie. Ce qui constitue un danger, ce sont les fautes rituelles susceptibles d’être commises par ceux qui ont en charge la gestion de la mort. C’est ce que constate LE MOAL (1989 :14) dans une étude consacrée au deuil chez les Bobo :

« Ce n’est pas tant la mort qui est crainte, que les erreurs humaines commises dans le traitement rituel du défunt ; le seul et vrai danger, la seule vraie cause d’éventuels désordres, c’est de faillir aux devoirs funéraires, tarder à engager l’action cérémonielle, quelques prestations, négliger tel sacrifice,  commettre une erreur liturgique, transgresser  les interdits d’un deuil, sont autant de facteurs de déséquilibre dont on peut craindre qu’ils ne génèrent bientôt des désordres et qu’ils ne gagnent à terme, comme un mal rampant tout le corps social ».

Pour que l’ordre social ne soit pas  perturbé, les vivants ont le devoir d’accomplir tous les rites pour faciliter le voyage de l’âme du défunt dans sa résidence définitive. Si les prescriptions rituelles ne sont pas correctement observées, cela se traduit, obligatoirement, par des troubles divers. Pour les Bobo, l’homme est composé de trois principes : « mɛlɛkɛ » « l’âme », «nin», « le souffle » vital et « yɔ »,  « l’ombre »[38]. Au moment du décès, le souffle vital s’éteint car il est fini comme le disent les Bobo : « nin wɛ » (souffle/finir) « le souffle est fini ». « mɛlɛkɛ » est « la chose confiée » par Wuro[39] le Dieu suprême,  aux hommes. Au moment du décès, Dieu reprend   « la  chose confiée ». C’est pourquoi, le décès est toujours annoncé par une formule expliquant le retrait de la « chose confiée » : « Wuro ya kalfa tɔ »(Dieu/son/chose confiée/retirer) « Dieu a retiré la chose confiée ». Au moment où se rompt le fil de la vie,  « mɛlɛkɛ » est présent et surveille tout le rituel qui l’enverra dans un espace transitoire avant le voyage définitif vers les terres de la mort.

Quel que soit le type mort, tout Bobo  qui est passé par le stade de l’initiation, a droit à des funérailles. Les femmes qui ont atteint le statut d’épouse ont également droit aux funérailles. Sont exclus de ces rituels, les nouveaux nés et les enfants, car on estime que leur vie n’est pas  accomplie : « ils ne sont pas venus pour rester »,« ye nan wɔ na ga »[40](ils/venir/rester/pour/négation). Mais cela ne signifie pas l’absence d’une hiérarchie classificatoire des défunts. Les responsables religieux, les chefs de classe d’âge, les chefs de lignages et les chefs de village, ont droit à des rites funéraires plus longs et plus complexes que ne le sont les cérémonies des enfants et des nouveaux nés. Pour les décès insolites (par la foudre, une mort en brousse à la suite d’une morsure de serpent, etc.) où à la suite d’une malédiction, la première démarche consiste à rechercher les causes par la divination. L’essentiel est de connaître  la nature de la faute commise et de la divinité offensée. L’enquête déterminera les rites de réparations et de purification avant d’entamer le schéma du rituel funéraire. Le déroulement des obsèques se fait en deux temps. Le premier stade « sakuma bin » (funérailles/humide) « les funérailles fraîches » ont lieu tout juste après le décès. La seconde étape « sakuma kpiyɛ » (funérailles/sec) « les funérailles sèches » sont célébrées quelques mois plus tard en saison sèche (avril-mai). La terminologie exprime une opposition humidité-vie/siccité-mort. Tout de suite après le décès, au stade de l’enterrement, le corps est humide (bin) alors qu’il sera sec (kpiyɛ) au moment des funérailles sèches. Ainsi la vie est symbolisée par l’image de l’humide[41] et la mort est de l’ordre du sec.

La mort donne lieu à une série de manifestations orales que les Bobo regroupent dans la catégorie des « sakuma tɛ tra » (funérailles/faire/chansons) qui comprend six genres : « gbaga ma turu »,  « wɔrɔ bige, « siɲana  tra », « sakuma  tra », « da yɔ turu », « guru ».

« gbaga ma turu » : (estrade mortuaire/sur/chanson) « la chanson de l’estrade mortuaire ». Le genre est exécuté lors des premières funérailles par les griottes dans la maison mère du lignage devant l’estrade mortuaire.

« wɔrɔ bige »  (âme/retour à la maison) « le retour de l’âme au village ». Du nom de la cérémonie qui consacre le retour de l’âme du défunt au village, en prélude à  la célébration des funérailles sèches. Le genre comporte une seule chanson exécutée par les griottes lors de cette cérémonie.

« siɲana tɛ tra »  (veillée/faire/chansons) « les chansons de la veillée ». Ces chansons sont exécutées sur l’aire de danse, la nuit, pendant les funérailles sèches. « siɲana » signifie passer la nuit éveillé, sans dormir. La veillée fait partie intégrante de la célébration des funérailles. Les principaux animateurs sont les délégués aux funérailles. Généralement, les participants se divisent en deux groupes (hommes et femmes) et  forment un cercle. Les deux groupes alternent dans l’émission des chansons.

« Sakuma tra », (funérailles/chansons) « les chansons funéraires ». Ce genre est chanté pendant les funérailles sèches. Il est réservé aux hommes qui sont de la même classe d’âge que le défunt. Les chansons sont émises dans une langue secrète.

« guru » ( se ruer) est une chanson exécutée par les petits-fils des défunts lors de la dernière séquence des funérailles sèches. Le genre tient son nom au fait que la chanson est exécutée au pas de course par un groupe qui se rue comme un troupeau.

« da yɔ turu » (feuilles/couper/chanson) « la chanson pour couper les feuilles ». Ce genre est exécuté au cours d’une cérémonie dite dā yɔ̄ « couper les feuilles », qui intervient à la suite du décès d’une femme lors d’un accouchement. Traditionnellement, la femme bobo portait pour tout accoutrement, un cache sexe fait de feuilles auquel on donne le nom de da. La cérémonie consiste en un déplacement des femmes en âge de procréer  vers la brousse où elles vont couper des morceaux de branches de néré (parkia biglosa) et elles reviennent vers le village en criant et en chantant. L’appellation « da yɔ turu »,  « la chanson pour couper les feuilles » désigne, dans les faits,  trois chansons qui correspondent aux trois étapes de la cérémonie. La première chanson est exécutée pendant que les femmes vont en brousse pour cueillir les feuilles, la deuxième sur la route du retour et la troisième lorsqu’elles rentrent dans le village.

« puru » signifie, en la langue bobo, « l’annonce » et désigne toute parole publique du griot  qui donne une information[42]. Le terme désigne également une cérémonie par  laquelle les âmes des défunts sont convoquées au village pour leur départ définitif vers les terres de la mort.

De tous les genres oraux liés aux rituels mortuaires, l’analyse s’intéresse, prioritairement, à ceux intervenant, directement, dans le processus  de voyage de l’âme : « gbaga ma turu », pour son premier voyage dans un lieu transitoire à la suite des premières funérailles, « wɔrɔ bige » pour son retour au village, la cérémonie « puru » et la chanson « guru » qui l’accompagnent dans sa résidence définitive. Les émetteurs  sont les griots et les petits enfants, deux groupes sociaux qui jouent un rôle important dans le rituel funéraire bobo. Nous allons présenter ces genres en suivant le déroulement du rite funéraire. 

2. SAKUMA BIN : GBAGA MA TURU  « LES PREMIÈRES FUNÉRAILLES : LA CHANSON DE L’ESTRADE MORTUAIRE »

Après le décès, le défunt est paré de son habit traditionnel et exposé sur un catafalque « gbaga » fait de branches de néré (parkia biglosa) et exposé dans la maison mère du lignage[43]. La dépouille est gardée par des femmes assistées de griottes. L’exposition qui dure plusieurs jours connaît une succession de rites et de sacrifices dont la finalité est d’envoyer l’âme du défunt dans un lieu de séjour transitoire. Le jour de l’enterrement, peu avant que la dépouille ne soit portée par des hommes pour le lieu de l’enterrement, les griottes entonnent une série de trois chansons « gbaga ma turu », « la  chanson  de l’estrade mortuaire ». Il s’agit, en réalité, d’une série de trois chansons exécutées  dans un ordre précis par des griottes dans la maison mère du lignage peu avant la levée du corps pour l’enterrement et ce, quel que soit le sexe du défunt. Cependant, en ce qui concerne les deux premières chansons, l’ordre peut varier en fonction du sexe du défunt. Dans le cas d’une défunte, la première chanson sera celle qui est réservée aux femmes suivie de celle des hommes. Dans le cas contraire, l’ordre est inversé. Dans la troisième chanson, des variations peuvent intervenir dans le contenu en fonction du sexe.

2.1. La première chanson

1- mɛn nan da be fo[44]

 /nous/venir/dire/toi/saluer/

2 mɛn  da sɔ-ŋɔna

/nous/ dire/sans se reposer/

3 be fo

/toi/rendre hommage/

4 bí nɛmɛ koŋoro na bɔbɔ ya fɔrɔ

/toi/enfants/éduquer/coordinatif/bobo/femme/beau/

5 yara woro denba ɲuma

/femmes/élever/mère/bon/

6 be fo yo

/toi/rendre hommage/insistance/

7 mɛn nan da yiri na woro ta

/nous/venir/dire/orphelin/poss/elever/possessif/

8 be fo yo

 /toi/saluer/insistance/

9 be fo biya ɲanɛ na

/toi/saluer/tes/souffrances/postposition/

10 denba ɲuma da be fo yo

/mères/bon/dire/toi/saluer/insistance/

Traduction

1 Nous venons te rendre hommage.

2 Toi qui ne te fatigues pas dans le travail de la terre

3 nous te rendons hommage

4 Toi, la belle femme qui éduque les enfants

5  Les femmes qui élèvent des enfants

6 te rendent hommage.

7 Toi qui élèves l’orphelin,

8 Nous te rendons hommage

9 Nous te rendons hommage pour  tes souffrances

10 Les mères de famille te rendent hommage.

Rien n’indique dans le contenu de la chanson que l’on s’adresse à un défunt. Bien au contraire, on s’adresse à la dépouille mortelle  comme à une personne vivante. Le premier vers « mɛn da be fo » est une formule de salutation pour rendre hommage à quelqu’un qui a accompli un acte exceptionnel. On loue ses qualités de mère et d’épouse, son abnégation au travail de la terre et surtout sa générosité. Elle prend non seulement soin des orphelins, mais elle endure également les souffrances, supporte les mauvais comportements avec beaucoup de courage. En somme, la défunte est présentée comme une femme accomplie à laquelle les autres femmes aspirent à ressembler. Dans cette chanson, le présent de l’indicatif renforce cette idée que la personne est toujours vivante.

2.2. La deuxième chanson

1 kelewoyo koko

/louer/haute voix/

2 a diya ma koko na sama

/pronom/plaisir/à/haute voix/pour/mettre au monde/

3 Kelewoyo mɛn na vɔrɔ ta

/louer/moi/poss/mettre au monde/possessif/

4 awe sanwini

/lui/lui/se lever tôt/

5 ba laga hɔn

/aller/champ/dans/

6 miya kanuma sa̰foga

/notre/bien aimé/sanfoga/,

7 boma ka lige ziri we

/voici/notre/père /sage/appellatif/

8 ziri ŋɔn sa̰ŋwini

/sage/démonstratif/se lever tôt/

9 manɛ ba

/pour/aller aux champs/

10 ma da bo miya sa̰ŋoro

/moi/dire/voici/notre/bon cultivateur/

11 kelewoyo sɔ̣ŋɔla hɔn

/louer/courageux/interjection/postposition/

12 kèlèwóyó kókó

/louer/ haute voix/

13bo laga sɔn  na sɔŋɔla  na gbala

/voici/champs/cultiver/courage/possessif/sauterelle/

14 kokoro ŋɔn pɛro ko

/coq/démonstratif/chanter/idéophone/

15 ma ra kelewoyo

/je/dire/louer/

16 gbala paro

/sauterelle/chanter

17 ka sa do ta bire

/impératif/sortir/aller/s’arrêter/saluer/

18 ka do bire sansan nuŋan ma

/impératif/aller/saluer/cultivateur/vocatif/postposition/ 

19 a diya ma  sɔnŋɔla gbala  paro

/il/plaisir/à/courageux/sauterelle/chanter/

20 yi hɔn tire yo

/pronom/interjection/voler/insistance./

21 miya kunflelu we

/notre/oiseau/appellatif/

22 be nan manɛ tire tire

/toi/venir/passé/voler/voler/

23 ya do  tanŋan

/marcher/aller/s’asseoir/

24 ya laga do

/possessif/champ/limite/

25 kelewoyo ŋɔnna sɔ-ŋɔla na gbala

/louer/démonstratif/courageux/possessif/sauterelle/

26 ŋɔn pɛro kokoko

 /démonstratif/chanter/ haute voix/

Tracuction

1 Je chante ses louanges à haute voix

2 C’est bien mon père géniteur, celui qui m’a éduqué.

3Je loue mon père géniteur.

4 Lui, il se lève tôt,

5Pour aller aux champs.

6Notre bien aimé Sanfoga ,

Voici notre père, le sage,

8 Le sage, celui qui se lève tôt,

9 Pour aller aux champs.

10 Voici notre bon  cultivateur.

11 Je chante les louanges de l’homme courageux.

12 Je chante ses louanges à haute voix.

13 Voici le cultivateur courageux, la sauterelle des champs.

14 C’est le coq qui réveille le matin..

15 je chante ses louanges !

16 La sauterelle chante.

17Allez saluer !

18 Allez saluer ce cultivateur.

19 C’est bien la sauterelle courageuse.

20 C’est elle qui vole.

21 Notre oiseau,

22 Toi qui voltiges,

23 Et va te poser.

24  Voici les limites de son champ.

25 Je chante les louanges de cet homme courageux, la sauterelle.

26 Celle-ci chante à très haute voix.

Ces chansons ont été enregistrées lors des premières funérailles d’une femme. Pourtant, celle-ci est consacrée à un homme. Pourquoi, dans cette circonstance où le défunt est une femme, consacrer une chanson à un homme ? À cela, il y a d’abord une raison directe qui se justifie par l’organisation sociale bobo. Une femme ou un homme ne doit pas vivre seul. En venant rendre hommage à la femme, on doit saluer son conjoint. Ensuite, on considère que là où elle va, elle trouvera un homme pour former un couple. Dans ce nouveau lieu de séjour,  elle  trouvera un homme (s’il s’agit d’une femme décédée) ou une femme (s’il s’agit d’un homme décédé).

A l’image de la première chanson, le destinataire semble toujours vivant et continuer ses activités. C’est un cultivateur « courageux, qui se lève tôt, pour aller aux champs, qui vit en brousse comme la sauterelle des champs ». La sauterelle des champs vit sur les plantes cultivées; à la différence des autres espèces de sauterelles, elle ne se nourrit pas de feuilles vertes, ce qui explique qu’elle ne s’attaque pas aux plantes.  La comparaison  avec le  cultivateur est motivée par cette proximité avec les plantes. Le cultivateur parcourt son champ avec aisance et travaille les différentes parties comme un oiseau qui se pose sur les arbres avec aisance. Dans la chanson, les limites de son champ sont indiquées. Par sa sagesse, il a acquis le titre  de Sanfoga, réservé aux personnes reconnues pour la qualité de leurs conseils.

2.3. La troisième chanson

1 ye ra  k̀ire dige yo 

/indirect/dire/tam tam/résonner/

2 biri biri yo

/idéophone/idéophone/insistance/

3 bo mɛn nɛmɛ koŋoro ma kire

/voici/notre/éduquer/postposition/tam tam/

4 ŋɔn tuma suma

/démonstratif/jouer du tam tam/aujourd’hui/

5 kire na tuma yo 

/tam tam/futur/taper/insistance/

6 ke ya wara

/nous/partir/wara/

7 miya wara kire

/notre/wara/tam tam

8 ye manɛ  diya yaga

/pronom/marque du passé/agréable/insist

9 bo mɛn siye  denba  ɲuma sa suma

/voici/notre/mère/bon/sortir/aujourd’hui

10 awe ya nɛ  zalo kire na  

/lui/aller/coordinatif/saute/tam tam/postposition/

11 awe diya ma

/pronom/Plaisir/ pour/

12 nɛmɛ koŋoro ŋɔn ma kire

/enfants/éduquer/démonstratif/tam-tam/

13 bo mɛn vɔrɔ siye ma  kire

/voici/moi/mettre au monde/mère/postposition/tam tam/

14 ŋɔn tuma suma

/démonstratif/taper/aujourd’hui

Traduction

1On entend le tam tam résonner

2 avec force.

3 C’est le tam tam de celle qui éduque les enfants.

4 C’est ce tam tam qui résonne aujourd’hui.

5 On jouera du tam tam aujourd’hui.

6Nous irons à Wara.

7 Le tam tam de Wara.

8 Il  résonne fort.

8Notre mère qui éduque les enfants,

10 Elle sautille au son du tam tam.

11 C’est bien la femme qui éduque les enfants,

12 pour qui résonne le tam tam

13Voici le tam tam de ma mère génitrice,

14 Que l’on joue   aujourd’hui.

Cette chanson, la dernière, intervient lorsque la musique des griots résonne pour annoncer la levée du corps pour l’enterrement.  « On entend le tam-tam résonner ». La défunte étant une femme, la chanson indique qu’il s’agit du « tam tam de celle qui éduque les enfants ».[45]Par ailleurs, la chanson mentionne, pour la première fois, le lieu où l’accompagnera le tam tam : il s’agit de Wara, un village au sud du pays bobo à la frontière avec le territoire  du groupe ethnique Tiofo [46]. De nos jours Wara est une grosse bourgade de 6000 personnes environ. L’enquête a  révélé que les habitants ne savent pas que leur village assume un rôle dans le rite funéraire bobo. La défunte est contente d’y aller ; voilà pourquoi, « elle sautille » au son de ce tam tam qui l’invite au voyage. L’enterrement intervient après l’exécution de la chanson. Désormais le « mɛlɛkɛ » de la  défunte a  rejoint  Wara  et continuera ses activités terrestres : elle formera un couple et continuera  sa fonction de mère et d’épouse. Mais le séjour ne doit pas durer plus de deux saisons agricoles sous peine de provoquer un désordre social.

3. « SAKUMA KPIYƐ » : « PURU »,  « GURU »,  «  LES SECONDES FUNERAILLES : L’ANNONCE, LA CHANSON GURU »

Les secondes funérailles se déroulent en saison sèche (mars-avril) et concernent tous les morts qui ont droit au cycle funéraire normal. La finalité de cette seconde étape des funérailles est d’assurer l’éloignement définitif du défunt dont l’âme est toujours présente. En principe, elles durent une semaine et se terminent par  l’accompagnement de l’âme du défunt vers sa résidence définitive. Pour ce faire, il sera d’abord rappelé de Wara son lieu de séjour temporaire pour revenir au village. La cérémonie du wɔrɔ bige, « le retour de l’âme au village »qui ne concerne que les âmes des défunts de sexe masculin, a lieu quelques  jours seulement avant le début des funérailles.

3.1. « wɔrɔ bige »,  «  le retour de l’âme du défunt »

« wɔrɔ » désigne l’âme qui a séjourné à Wara et qui revient  au village pour son voyage définitif. Toutes les âmes des défunts sont convoquées pour leur départ définitif. Mais une place particulière revient aux défunts masculins car une cérémonie spéciale leur est consacrée. Dans cette pérégrination, le point de départ de l’âme du défunt est son champ à travers  la célébration du « wɔrɔ bige ». La cérémonie qui dure une journée, comporte une phase consistant à battre, symboliquement, quelques gerbes d’épis de mil dans le champ du défunt sur l’aire de battage tin. Pendant que les hommes battent ces épis, les griottes exécutent la chanson en faisant le tour de l’aire de battage. À la fin du  battage, le grain est mis dans des paniers que les griottes chargent sur leurs têtes. Un cortège se forme pour se rendre au village. À la tête du cortège, se trouve le  premier fils du défunt tenant son arc et  sa canne, suivi des griottes qui exécutent la même chanson durant   tout le parcours  vers le village. Des coups de fusil accompagnent la procession.

1 kɔ  miya sanŋoro vuro

/interrogatif/notre/bon cultivateur/frapper/

2 hɔn ma siyo 

/interjection/négation/soigner/

3 na vuro  pala tu kɔ ma

/coordinatif/frapper/pala/marché/jour/

4 kɔ hɔn na vuro

/interrogatif/interjection/coordinatif/

5 ma siyo

/négation/soigner/

6 ŋwi ne mɔ

/démonstratif/coordinatif/entendre/

7 ya yira ye nɛmɛ

/aller/raconter/possessif/semblable/postposition/

8 miya  webe dima sanwelu vuro

/notre/coup de fusil/grand cultivateur/frapper/

9 hɔn ma siyo 

/coordinatif/sans/soigner/

Traduction

1 Qui a frappé notre bon cultivateur ?

2 Sans le soigner.

3 On l’a frappé le jour du marché de Pala

4 Qui l’a frappé ?

5 Sans le soigner ?

6 Celui qui entend,

7 Celui-là,  le dit à son semblable.

8 Qui a frappé notre grand cultivateur au coup de fusil extraordinaire ?

9 Sans le soigner ?

À la différence des trois chansons précédentes, les paroles de celle-là prétendent que le défunt est mort par la faute de quelque chose : un homme ou une puissance surnaturelle qui l’a rendu malade (frapper) et ne l’a pas soigné. « Qui a frappé notre bon cultivateur, Sans le soigner ? ». «  On l’a frappé le jour du marché de Pala ». Chez les Bobo, les jours de marché portent le nom des villages. Le défunt dont parle la chanson est mort le jour du marché de Pala, un village situé à cinq kilomètres de la ville de Bobo-Dioulasso. La cérémonie est toujours ponctuée par des coups de fusil pour rappeler que le défunt était un « grand cultivateur au coup de fusil extraordinaire ». Lorsque le cortège arrive dans le village, le premier fils du défunt ainsi et les griottes chargées de mil, se rendent dans la maison mère du lignage où sont déposés la canne et les paniers. Cette cérémonie ouvre les manifestations des secondes funérailles par la cérémonie en convoquant  les âmes des autres défunts pour le voyage définitif.

3.2 « puru l’annonce »

Le premier jour des funérailles sèches est consacré à l’élévation de branchages de  néré appelé « kikiyɛn » représentant  le défunt[47]. Il est constitué d’une longue branche fourchue plantée dans la terre. Des perches les relient les branches les unes aux autres  pour dire signifier pour signifier la même destinée. Il y a autant de « kikiyɛn » que de morts dont on célèbre les funérailles. Les catafalques sont destinés à recevoir les objets symboliques du défunt. Sur le « kikiyɛn » des hommes sont posés l’arc du défunt et son carquois ainsi que sa canne. L’homme est identifié à l’arc, symbole de la chasse et de la guerre. La canne est le bâton servant d’appui à la personne âgée dont il ne se sépare jamais. Ces objets représentent des parts constitutives de la personne. Sur le « kikiyɛn » des femmes sont  posés le porte bois « siyan », sorte de panier rigide servant à caler le bois sur la tête et son bâton « goro » dont elle ne se sépare jamais. « Siyan » évoque l’image de la femme bobo car elle l’utilise quotidiennement pour transporter le bois pour la cuisine. Dans ces tâches, elle tient toujours son bâton qui lui sert aussi d’appui lorsqu’elle prend de l’âge. Au pied de chaque « kikiyɛn » sont posés des paniers contenant du grain,  des habits ayant appartenu au défunt. Après cette installation  le lendemain, chaque lignage en deuil doit se retrouver devant les catafalques. Devant le « kikiyɛn » de chaque défunt masculin, se place son fils aîné, et devant le « kikiyɛn » de chaque défunte, sa fille aînée. Derrière les ainés, se disposent en file indienne, les orphelins et quelques proches parents. Une fois toute cette assemblée en place, commence la cérémonie de rupture et du voyage vers la résidence définitive. Un griot officie pour enclencher le processus. Il convoque, tour à tour, les défunts de Wara. Chaque membre du lignage  avance avec des cauris dans la main et s’adresse au défunt par l’intermédiaire du griot.

1 ma da be fo.

/moi/dire/toi/saluer/

2 a mɛn bolodia

/c’est/moi/Bolodia/

3 ma bire be na

/moi/saluer/toi/pour/

4 be ya tɛ hɔn tɔŋɔn mɛn to

/toi/partir/faire/coordinatif/courir /nous/laisser/

5 ŋɔna ma ka bire be na ga /démonstratif/moi/négation/saluer/toi/pour/négation/

6 be hɔn ya  wiri

/toi/conditionnel/partir arriver/

7 be ku kure

/toi/kou/traverser/

En disant cette phrase, l’intervenant met dans la main du griot quelques cauris destinés à payer son passage au cocher de la pirogue  qui va transporter le défunt de l’autre côté du fleuve.

8 be hɔn ya  siri laga hɔn

/toi/conditionnel/partir/

9 be bire sesege na

/toi/saluer/Sesege/pour/

10 wu hɔn be fuga

/toi/conditionnel/toi/attrapper/

11 tɔ be ya be kwɛkwɛrɛ tɛrɛ

/prendre/toi/partir/toi/galettes/acheter/

Il met dans la main du griot quelques cauris

12 be hɔn ya

/toi/conditionnel/partir/

13 be nyi tɛrɛ

/toi/achète de l’huile/

Il met dans la main du griot quelques cauris

14 lu hɔn be fuga

/froid/conditionnel/toi/prendre/

15 be zogo tɛrɛ

/toi/habit/acheter/

Il met dans la main du griot quelques cauris

16 be hɔn ya

/toi/conditionnel/partir

17 be togo tɛrɛ

/toi/acheter/feu/

En disant cette phrase il donne des cauris au griot qui les jette par terre. Ces cauris reviennent aux forgerons, les maîtres du feu.

Traduction

1 Je viens te rendre hommage.

2 C’est moi Bolodia,

3 Je te salue.

4 Ce n’est pas parce que tu es parti nous laisser,

5Que je ne dois pas de te saluer.

6 Si tu arrives,

7 Tu traverses le fleuve Kou[48]

8 Si tu arrives,

9 Salue Sesege.

10 Si tu as faim,

11 Prends achète des galettes de haricots

12 Si tu pars

13 Achète de l’huile

14 Si tu as froid

15 Achète un habit

16  Si tu pars

17  Achète du feu

Tous ceux qui veulent s’adresser aux défunts, répètent ces paroles. Cette cérémonie convoque les âmes des défunts pour les doter de viatique afin qu’elles puissent rejoindre les terres de la mort. L’âme du défunt devra  d’abord payer un passeur pour traverser le Kou. Une fois dans les terres de la mort situées de l’autre côté du fleuve, elle doit d’abord saluer Sesege dont le décès est récent ; ensuite, elle doitse nourrir, se vêtir, se chauffer, s’habiller, manger, à l’image de son existence terrestre. Après cette cérémonie qui est sensée regrouper tous les défunts, les forgerons abattent les « kikiyɛn » en arrachant du sol les branches fourchues et jettent à terre les objets familiers. Les membres de la famille  chargent sur leurs épaules les débris ;  un cortège se forme et prend la direction du fleuve Kou[49]. Les petits enfants des défunts forment un groupe compact et se mettent à courir derrière le cortège en entonnant la chanson « guru ».

3.3 guru « se ruer »

1 sogo we ka ya lokori

/sogo/appellatif/impératif/aller/lokori/

2 sogo we ka ya logori

/sogosin/appellatif/aller/lokori/

3 lokori kɔnma ya digi zabire

/logori/gens/possessif/récolte/vendre/

4 waware koro ya  kasuba koro nyɛn/travailleur/koro/poss/sésame/champ/enlever les hautes herbes/

5 koro kyɛlɛ ŋɔn tugo banna

/koro/moitié/démonstratif/semer/fatiguer/

6 waware koro ya

/travailleur/koro/aller/

7 kimi voga wɔ ziyan

/kime/parures/ressembler/allonger/

8 kyɛlɛ pɛnnɛn voga ne ziyan

/kyɛlɛ/rouge/parure/coordinatif/allonger/

9 kimi nimi ne van

/kimi/danse/coo/danser/

10 kyɛlɛ pɛnnɛn ne van

/kyɛlɛ/rouge/coordinatif/danser/

11 kyɛlɛ pɛnnɛn  ne van

/kyɛlɛ/rouge/danser/

12 kokoro ŋɔn vogo wɔ ziyan

/coq/démonstratif/parure/coordinatif/long/

Traduction

1 Sogo, ne pars pas à Lokori.

2 Sogo, ne pars pas à lokori.

3 Les habitants de Lokori ont vendu leurs récoltes

4 Le bon cultivateur koro a préparé un champ de sésame.

5 Le bon cultivateur  koro, n’a pas pu le semer.

6 Le travailleur koro est parti.

7 La parure du masque kimi est longue.

8 La parure du masque kyɛlɛ rouge estlongue

9 Le masque kimi danse.

10 Le masque kyɛlɛ rouge danse.

11 Le masque kyɛlɛ rouge danse.

12 La parure du masque coq est longue.

La cérémonie du guru envoie définitivement  l’âme du défunt vers les terres de la mort qui se trouvent de l’autre côté du fleuve Kou. Le point de passage pour  y accéder, est Lokori un village bobo situé au bord du fleuve[50]. C’est un petit village d’agriculteurs bobo peuplé environ de trois mille (3000) habitants. Aucune marque spécifique physique, ni un rite du village, n’évoque cette particularité ; mais ils savent que dans le rituel funéraire, leur village est un lieu de passage. Dans la représentation de ce village dans la chanson,  il n’existe pas de nourriture car  « les habitants de Lokori ont vendu leurs récoltes ». Dans ce village donc, il n’existe pas de céréales ce qui justifie le fait que l’on dote les âmes des défunts de viatiques de toutes sortes. L’homme dont on célèbre les funérailles était un  « bon cultivateur » qui n’a pas eu le temps de faire tout ce qu’il voulait  avant sa mort : par exemple, il  « a préparé un champ de sésame qu’il n’a pas pu  semer ». A cette dernière étape du voyage, deux masques jouent un rôle très important dans l’itinéraire du défunt. Le masque Kimi (calao d’Abissini) et le masque épervier font partie des êtres qui les accompagnent. Peu avant cette dernière cérémonie, les deux masques sortent et font le tour du village en empruntant la route du cortège qui accompagne les défunts. D’où ces vers de la chanson :

« La parure du masque kimi est longue. »

« La parure du masque kyɛlɛ rouge est longue »

La chanson prend fin lorsque le forgeron, en tête du cortège, arrive dans un lieu précis à la lisière du village, les débris des « kikiyɛn « et des objets brisés sont jetés dans les fourrés. Puis à pas de course, la foule revient au village. Les  âmes des défunts sont en route pour Lokori où, chargées de leur viatique, elles traverseront le fleuve kou pour rejoindre leurs ancêtres dans les terres de la mort « siri laga ». Le devoir est accompli et l’âme du défunt ainsi satisfait du déroulement du rituel continuera de veiller sur les vivants.

L’analyse de ces genres prouve le pouvoir que l’on accorde à la parole dans ce type de société.. Une telle parole, de par son contenu et les actions qu’elle déclenche,  doit être contrôlée dans sa production et sa réception  pour éviter la perturbation de l’ordre social. Dans le cas de ces genres funéraires, il s’agit d’une parole performative, qui fait acte, car elle est à la base du processus de rupture et de reclassement des âmes des défunts dans leur résidence transitoire puis  définitive. Ce sont ces  qui  annoncent le voyage de l’âme du défunt et  leur contenu donne des informations sur les espaces de séjour des morts. Dans le premier qui est Wara, le contenu des chansons indiquent  qu’il y a une continuation de la vie terrestre. Les couples se forment : les hommes continuent leurs activités champêtres et les femmes tiennent leurs fonctions de mère et d’épouse. Ils ne sont pas morts car il est encore présent au monde et pleinement agissant. L’exposition de la dépouille mortelle et le contenu des chansons confirment cette présence: il s’agit d’un rapport de construction identitaire contradictoire et complémentaire avec l’altérité du défunt qui est présente dans les chansons funéraires. Il semble que ce soit là une des permanences du chant funéraire :

« Le chant funéraire feint de s’adresser au même, mais pour en fait mieux viser l’autre qu’est devenu le défunt. Il faut feindre de croire en l’humanité du mort, lui laisser à croire qu’on le voit, même mort pour mieux viser l’autre qu’est devenu le défunt (ANDREESCO  Ioana et MIHAELA Bacou.1990, p 10»

Dans la seconde étape de la cérémonie, celle de la rupture définitive, ce sont encore les genres oraux qui donnent des précisions sur les espaces : le village de passage Lokori et les terres de la mort, « siri laga ». Mais les conditions du voyage ne sont pas les mêmes. Cette fois-ci, l’âme est dotée d’un viatique et de messages pour les défunts qui l’ont devancé. 

En considérant les émetteurs et les circonstances d’émission, on perçoit, plus nettement, l’importance de ces genres.  Les émetteurs appartiennent à deux groupes sociaux : les griots et les petits-fils du défunt. Les deux catégories d’émetteurs jouent un rôle très important dans le rite funéraire. Les griots sont de ceux que les Bobo appellent des « kronate »  (gens du pardon), littéralement, ceux qui ont le pardon: ils jouent le rôle d’intercesseur et de médiation. Dans les conflits individuels, interlignagers ou villageois, ils interviennent pour exiger la réconciliation. Dans les cérémonies et la vie sociale, ils  sont les maîtres de la parole. Par leur intermédiaire, le message est porté aux hommes ou aux divinités ; en assumant ce rôle de passeur des âmes dans ces espaces, ils jouent pleinement leur rôle. Les femmes de ce groupe  interviennent également dans la première étape des funérailles par l’exécution de la  chanson « gbaga ma turu » qui envoie l’âme’ du défunt dans un espace transitoire. Le fait d’assumer cette charge est la traduction non seulement de leur rôle de passeur, mais aussi de  donneuses de vie qu’elles continuent ainsi d’assumer, car pour le défunt on peut dire qu’il s’agit d’une nouvelle vie. Le  groupe, les petits enfants des défunts, sont les derniers intervenants.  Si la relation parent/enfant est placée sous le signe de l’autorité, donc de la subordination, celle entre grands parents/ est placée sous le signe de l’égalité et donc de la familiarité.  Il est permis  aux petits-fils une conduite de prédation qui se manifeste, le plus souvent, par le fait qu’ils peuvent prendre tout ce qui appartient à leurs grands-parents. Parfois même,  ils peuvent échanger des mots grossiers. Tout leur comportement durant le rite funéraire est d’incarner cette relation. Ils se déguisent et imitent les faits et gestes du défunt en récréant son personnage. Il est donc normal dans la culture bobo,  que ce soit ce groupe qui accompagne le défunt dans sa résidence définitive.

Conclusion

À l’analyse de ces genres, il apparaît que la littérature orale joue   le rôle de complément du rituel funéraire chez les Bobo. En effet en ce qui concerne les lieux de séjour des morts, ce sont ces genres qui donnent aussi des précisions sur les activités qui s’y déroulent.. Pour l’espace transitoire  Wara, une continuation des activités terrestres ; « wɔrɔ bige » pour le retour et son expédition vers les terres de la mort dont le passage est Lokori où il doit utiliser ce qui  lui a été donné pour traverser le fleuve afin de rejoindre les terres de la mort. La nature des émetteurs et les circonstances d’émission montrent clairement qu’il s’agit de genres majeurs qui jouent un rôle important dans le changement de statut. Se perçoit ainsi le rôle de la parole dans cet événement affectivement douloureux, mais compris par le système de bobo comme une nécessité inéluctable de la vie. C’est pourquoi cette parole doit être sérieusement encadrée car elle est potentiellement dangereuse  à la fois pour celui qui l’exerce et toute la communauté. La présente étude, en s’achevant, ouvre d’autres perspectives de recherche sur le même sujet, notamment sur l’itinéraire du défunt chez les Bobo vivant sur l’autre rive du fleuve.

Bibliographie

ANDREESCO Ioana et MIHAELA Bacou ,  1990, «  Editorial », in Chanter la mort,Cahiers de Littérature Orale, Paris, Publications Langues’O,pp. 7-12.

De GORCE Alice, 2010, «  Les espaces des morts dans les chants funéraires mòòsé (Burkina-Faso) » in Journal des Africanistes, N°79/2, pp. 43-63.

CALAME-GRIAULE Geneviève, 1987, Des cauris au marché. Essai sur des contes africains, Paris, Société des Africanistes.

DERIVE J, 2014, .L’art du verbe dans l’oralité africaine, Paris, L’Harmattan.

LE MOAL Guy,1989,  « les voies de la rupture : veuves et orphelins face aux tâches du deuil dans le rituel funéraire bobo (première partie) » in Systèmes de pensée en Afrique Noire, N°9, pp. 12-30, Paris CNRS.

LE MOAL Guy,1999, Les Bobo, Nature et fonction des masques, Musée royal de l’Afrique Centrale, Tervuren, Belgique, VOL 161, Annales Sciences Humaines.

LOUIS VINCENT  Thomas, 1975, Anthropologie de la mort, Paris, Payot.

LOUIS VINCENT  Thomas, 1982, La mort africaine, Paris, Payot. .

LOUIS VINCENT  Thomas, 1990, « Mort et oralité en Afrique Noire », in Chanter la mort, Cahiers de Littérature Orale, Paris, Publications Langues’O, pp. 13-42.

SANOU Alain, La notion de parole chez les Bobo (étude ethnolinguistique), Thèse de Doctorat d’Etat, Université de Ouagadougou 2016.

SANOU Alain, 2016, « La richesse et la corruption dans la société traditionnelle bobo »,  in TSE Territoires, Sociétés, et Environnement, Presses  Universitaires de  Zinder,  N° 7, pp. 261-276.

SANOU Alain, 2016 « La notion de couleur et son importance dans le sacrifice bobo », in Science et technique, Revue burkinabè de la recherche. Lettres, Sciences sociales et humaines, Vol n°32, pp 211-223.

Carte 1 : Les Bobo au Burkina Faso

Carte 2 : Les lieux de séjour des morts : Wara et lokori

Photo : L’exposition de la dépouille mortelle parée de ses plus beaux habits (Photo : Alain SANOU mars 2017)

Photo 2 : Exemple de kikiyɛn (Photo : Alain SANOU mars 2017)

LA MARGINALISATION DU LIVRE                                               DANS LES MÉDIAS D’ÉTAT IVOIRIENS

Renaud-Guy Ahioua MOULARET

Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC)

Résumé :

À l’instar de nombreux pays d’Afrique Sub-saharienne, la promotion du livre, en Côte d’Ivoire, connaît de nombreuses difficultés. Au rang de celles-ci, s’inscrit la quasi-inexistence de la promotion médiatique. De fait, les actions de promotion de livre à travers les médias ivoiriens, contrairement à des expressions culturelles telles que la musique ou la danse, sont peu présentes en raison du faible intérêt accordé à ce secteur de la culture. Ce déficit d’intérêt émanant des gestionnaires de médias et autres décideurs, est conforté par la faiblesse de la demande des populations qui, à l’heure actuelle, expriment des besoins de formation, d’information et de divertissement autres que celui de la lecture et sur des supports différents. Il en découle une marginalisation du livre dans les grilles des programmes des organes de médias d’État.

Mots clés : Côte d’Ivoire, émissions littéraires, livre, médias, promotion.

Abstract :

Like many countries in sub-Saharan Africa, the promotion of books in Côte d’Ivoire is experiencing many difficulties. Among these is the almost non-existence of media promotion. In fact, the promotion of books through the Ivorian media, unlike cultural expressions such as music or dance, are not very present because of the low interest in this sector of culture. This lack of interest from media managers and other decision-makers is reinforced by the weak demand of the population, which at present expresses non-reading needs for training, information and entertainment and on different media. The result is a marginalization of the book in the grids of the programs of state media organs.

Key words : Côte d’Ivoire, literary programs, book, media, promotion.

Introduction

La côte d’Ivoire dispose d’une industrie du livre relativement performante, d’une télévision bien implantée et d’une radio en essor considérable. Elle a depuis des décennies, affiché sa volonté d’intégrer le concert des sociétés de l’information. L’évolution à la fois quantitative et qualitative de l’offre d’informations est marquée par des mutations qui, à l’ère du numérique, entrainent des changements sociaux.  De fait, « la radio est aujourd’hui le véritable média de masse qui a systématiquement changé la vie des êtres humains. Ce faisant, elle a su imposer une conception radicalement différente de la vision du monde, des pensées et des mœurs »[51].

À l’instar de la radio, la télévision a modifié les habitudes des populations en créant une relation étroite avec le livre. En l’absence de médias télévisuels libéralisés, dans un contexte de radios diversifiées depuis 1991, les populations ivoiriennes reçoivent des programmes mettant en avant la satisfaction des besoins de divertissement et d’information dans lesquels le livre est peu présent. L’analyse des grilles de programmes et du contenu des différents médias en l’occurrence la presse écrite, la télévision et la radio, fait observer la faible part accordée au livre[52]. Mis à part les médias thématiques sur la question du livre ou de la culture – ce qui est rare en Côte d’Ivoire -, les émissions littéraires sont les moins connues et les moins répandues et même quand elles gagnent en notoriété, elles sont programmées (diffusion et rediffusion) à des heures de faibles écoutes. On en arrive à une marginalisation du livre perçue aussi bien à la télé qu’à la radio.

C’est pourquoi, il s’avère opportun de se demander quelle est la place du livre au sein des médias d’État ivoiriens? Pourquoi le livre est-il marginalisé par ces médias  et quelle alternative peut-on envisager pour pallier la marginalisation du livre dans lesdits médias?

La réponse à ces questions invite à explorer le livre dans le contexte ivoirien et plus précisément en ce qui concerne sa relation avec les médias. Aussi, dans une double approche à la fois systémique et fonctionnaliste, la place du livre dans les médias ivoiriens est appréciée en vue d’en ressortir l’état situationnel. En ayant recours à la méthode qualitative, les entretiens avec les professionnels du secteur de l’édition ont permis de cerner l’acuité du problème. En outre, l’analyse des grilles de programmes du groupe RTI a eu pour effet de recenser l’ensemble des programmes en rapport avec le livre et de les analyser.

Les concepts étant polysémiques, il convient de préciser  dans un premier temps,  la marginalisation du livre dans les médias en Côte d’Ivoire. Dans un second temps, il s’agit de faire un aperçu étiologique de cette situation de marginalisation et dans un troisième temps, il s’avère impérieux de montrer que la médiation des médias d’États ivoiriens peut être un remède à la marginalisation du livre.

1. MARGINALISATION DU LIVRE DANS LES MÉDIAS

Les médias sont généralement perçus comme l’ensemble des moyens de communication de masse. Le livre quant à lui, est appréhendé comme « un ensemble imprimé, publié sous un titre, par un ou plusieurs auteurs et dont l’objet est la reproduction d’une œuvre de l’esprit en vue de l’enseignement ou de la diffusion d’une pensée ou d’une culture ».[53] Les concepts de médias et de livre évoquent de fortes interactions vu que le livre est aussi un média qui coexiste à côté de la télévision et de la radio.

La problématique du livre et des médias se traduit en Afrique en général et en Côte d’Ivoire en particulier, comme un jeu permanent entre écriture et oralité dans une société influencée par l’oral[54]. Cette problématique a pour fondement la baisse des pratiques de lecture[55] due au fait que le livre est de moins en moins reçu dans une société conditionnée par la quête de survie avec un pouvoir d’achat faible[56]. Déjà en 2009, le constat des émissions littéraires du groupe RTI identifiées sur le site de cette structure, pouvait se présenter comme suit :

Tableau 1. Programmation d’émissions littéraires sur les médias d’État ivoiriens en 2008

MédiasChainesEmissionsTranches HorairesJour De DiffusionFormats
TÉLÉVISIONRTI 1ère chaîneEnvie de lire  09h-09h30mercrediHebdomadaire 30mn
Pleine page (suspendue)21h30mn-23hmercrediBimensuel 90mn
TV2Livre au chevet    Hebdomadaire 90mn
RADIOChaîne Nationale de Radio Côte d’IvoireLectures croisées20h30mn-22hmercrediMensuel 90mn
Fréquence 2Néant  ___

Source : MOULARET, 2017 

Le tableau ci-dessus fait ressortir les trois (03) émissions de la télévision ivoirienne consacrées au livre jusqu’en 2009. L’ensemble des émissions concerne la littérature générale, accent mis sur les adultes à l’exclusion de la littérature jeunesse.

Les trois (3) émissions littéraires de la RTI se répartissent en deux (02) émissions télévisées et une émission radiophonique. Les heures de diffusion de ces magazines sont des heures de faible écoute avec des formats relativement acceptables et des jours de diffusion qui sont des jours ouvrables.

Le concept de la marginalisation du livre dans les médias ivoiriens s’observe aussi bien au niveau des chaînes de télévision que des organes de radio.

1.1. La marginalisation du livre dans les chaînes de télévision ivoiriennes

En Côte d’Ivoire et dans bien de pays d’Afrique subsaharienne, la baisse voire la disparition des pratiques de lecture s’effectue, en partie, au profit des divertissements diffusés sur les médias à travers la montée en puissance de l’écran[57] avec ses supports multivariés que sont les micro-ordinateurs, les tablettes, les smartphones, etc. Ces supports sont constamment recherchés par une jeunesse, en nombre croissant, friande d’interactivité. De même, les bibliothèques et les centres de lecture sont délaissés par les populations et précisément les élèves attirés vers les loisirs, le divertissement et le sport. 

Le pays étant encore soumis à la conjoncture de la libéralisation de l’espace audiovisuel, la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI) reste le principal diffuseur audiovisuel avec ses deux (02) principales chaînes que sont RTI1 et RTI2. Le paysage audiovisuel reste prédominé par les câblodistributeurs étrangers et plus précisément, Canal Horizons Côte d’Ivoire, filiale du groupe français  Canal Horizons. Les offres de programmes de ce groupe sont transmises sur le bouquet Canal Sat à travers plusieurs catégories d’abonnement payables selon les modalités du client (mensuel, bimestriel, semestriel, etc.). Les offres de Canal Horizons Côte d’Ivoire s’étendent à 35 chaînes et intègrent des programmes radio et des programmes télé au sein desquels on compte RTI1, RT2, la chaîne nationale de Radio Côte d’Ivoire et Fréquence 2.

Ainsi, devant la faiblesse du panel diffuseurs audiovisuels locaux, les populations consomment les programmes des chaînes de Canal Sat puis de la RTI. Ce dernier devenant ainsi le média audiovisuel censé prendre en compte les besoins de toutes les couches de la population ivoirienne. Or, la RTI est confrontée comme bien d’autres médias à la tendance du boom musical et du divertissement[58]. A cet effet, en ses deux chaînes télévisées, la RTI diffuse des émissions musicales sous plusieurs concepts. De fait, au début des années 2000, il a existé « RTI music » du lundi au vendredi de 09h à11h sur « la première » et de 14h à 16h, sur la deuxième chaîne de télévision, contre une émission littéraire sur chacune de ces chaînes : « pleine page » qui a été présentée et « le livre au chevet » sur RTI2. Il faut noter que « Pleine page » a connu un succès en raison de la personnalité de l’animateur qui est lui-même écrivain et critique et de l’angle d’approche qui est celui de la controverse et de la critique du pouvoir. Cette émission n’a cependant plus été diffusée. A ce jour et d’un point de vue quantitatif, les grilles de programmes de la RTI1 et la RT2 offrent très peu de place aux émissions littéraires. Il faut assister au journal télévisé de 20h00 du samedi soir pour que la page culture dudit journal, accorde souvent la présentation d’un ouvrage publié par son auteur. Au niveau qualitatif, les émissions littéraires ont des procédés de réalisation et des intentions artistiques très peu élaborées. Elles se résument pour la plupart à des interviews ou des entretiens avec un auteur et pour un petit nombre, elles se présentent sous forme de jeux éducatifs à l’attention des enfants.

Le concept de marginalisation du livre dans les médias tient aussi compte de certains aspects qui concernent les organes de radio.

1.2. La marginalisation du livre dans les radios d’État ivoiriennes

Il faut remonter dans le temps pour apprécier la marginalisation du livre sur les radios ivoiriennes. En effet, en 1963 la naissance de la RTI permet un fonctionnement beaucoup plus large de la radio – qui a commencé à émettre avant la télvision – lorsque la loi N°62-401 du 31 septembre 1962 crée le Service Publc National (SPN)[59]. Les émissions littéraires étaient absentes des programmes diffusés par la radio nationale à cette époque, vu qu’elles restaient improduites. La libéralisation de l’espace audiovisuel en 1991, a eu pour conséquence la floraison des stations de radio en Côte d’Ivoire. Aussi, l’avènement de la radio Fréquence 2 a eu peu de variation sur la politique de production des émissions littéraires radiophoniques de la RTI.

Aujourd’hui, le paysage radiophonique ivoirien présente un panel assez varié de diffuseurs. Avec une télévision bien implantée et une radio en essor considérable, la Côte d’Ivoire dispose de stations de radio émettant toutes en modulation de fréquence. L’organisation de ce secteur tient compte des diverses catégories de radio, du système législatif et une structure de régulation qu’est la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA) mis en place en 2011, en remplacement de l’ex Conseil National de la Communication Audiovisuelle (CNCA). On compte plus d’une centaine de radios en côte d’Ivoire reparties en  huit (08) catégories différentes à savoir, les radios de proximité, les radios rurales, les radios confessionnelles, les radios commerciales privées, les radios écoles, les radios étrangères, les radios institutionnelles et les radios d’État ; ces-dernières sont au nombre de deux (02).

Mais quelle que soit leur catégorie, les radios d’État en Côte d’Ivoire diffusent très peu d’émissions sur le livre et la lecture[60]. Les émissions littéraires demeurent quasi-inexistantes au profit du divertissement avec une large part réservée à la musique[61]. En effet, dans le domaine du livre, la radio  en Côte d’Ivoire a difficilement contribué à renforcer la promotion du livre en vue de l’éducation et la formation des masses. A travers les émissions littéraires, culturelles et éducatives et même, dans les émissions spécialisées et les bulletins d’information, le livre se présente difficilement aux auditeurs. Une seule émission littéraire a existé sur les deux stations radio dont l’une (fréquence 2) est dédiée au divertissement comme identifiée dans le tableau précédemment présenté. À ce jour, au nombre des émissions culturelles, on retrouve sur la chaîne nationale de Radio Côte d’Ivoire, l’émission « Attokro » qui concerne les contes et légendes de chez nous et sur Fréquence 2, il existe l’émission « Toukpè » consacrée à la promotion des alliances inter-ethniques et des alliances à parenté. Cette émission elle est diffusée chaque dimanche de 08h00 à 10h00 et aucun programme sur le livre n’est enregistré.

La marginalisation du livre sur les médias d’État serait de nature à modifier les pratiques de lecture, car elle ne suscite ni ne développe le goût de la lire chez les téléspectateurs et chez les auditeurs. Aussi, pour le développement de la lecture et partant de l’industrie du livre, les médias ont-ils manqué leur mission d’éducation, au profit du divertissement et/ou de l’information, le plus souvent pour des raisons mercantilistes. Toujours est-il que la marginalisation du livre dans les médias est un fait dont les causes doivent être précisées.

2. APERÇU ÉTIOLOGIQUE DE LA MARGINALISATION DU LIVRE DANS LES MÉDIAS IVOIRIENS

La faible présence du livre dans les médias ivoiriens repose sur un discours étiologique invoquent des arguments subjectifs tout en convoquant des motifs objectifs.

2.1. Les motifs subjectifs

Les raisons subjectives sont celles évoquées par les responsables des organes de médias ; ce que Jacques Keable appelle des «prétextes bien opportuns»[62]. Ils se retrouvent dans la course à l’audimat, la baisse des subventions gouvernementales, la faible visibilité des auteurs, la faible structuration de l’industrie du livre, la nécessité de maintenir un équilibre avec les autres formes d’expression culturelles et l’indifférence des publics.

2.1.1. La course à l’audimat

Dans le secteur des médias, il est constamment reconnu que«les émissions sur les livres n’attirent pas les annonceurs»[63]. De ce point de vue, les annonceurs expriment un intérêt beaucoup plus grand pour d’autres types d’émissions : jeu, divertissement, émissions musicales, etc. L’audience est la préoccupation majeure des chaînes médiatiques fonctionnant le plus souvent dans un environnement de forte concurrence qui confère aux annonceurs le statut privilégié de source de financement par excellence. En effet, appartenant au secteur des grandes entreprises du secteur privé ivoirien (MTN, Orange Côte d’Ivoire Télécom, Moov, CNPS, Unilever, etc.) ou aux administrations publiques (Douanes, Impôts, Trésor, etc.), « les annonceurs sont intéressés par un média de masse touchant plus de 80% des publics »[64]. La conquête des publics et autres consommateurs, impose de se tourner vers la télévision, média très sollicité. Dans cette perspective, la RTI est amenée à produire des émissions particulières susceptibles de rassurer les annonceurs sans oublier l’accent mis sur la publicité et le bath ring. Ainsi, les publi-reportages de la RTI sont des programmes spécifiques produits pour maintenir les annonceurs. Les revenus générés par les annonces publicitaires restent l’une des sources principales de financement des médias. En outre, la recherche de profit demeure la finalité première des médias dans un univers de concurrence où plusieurs médias se font la course aux annonceurs. Ce qui ne devrait pas être le cas de la RTI  puisqu’elle est financée à plus de 80% par l’État de Côte d’Ivoire[65].

S’il est observé de façon générale que « l’émergence des médias privés a entrainé les médias publics dans une spirale désastreuse, les grilles de programmation sont souvent calquées sur le modèle des télévisions commerciales »[66]. En effet, les programmes offerts par les différents médias ne permettent plus de faire la différence entre médias publics et médias privés. Cela est surtout perceptible en ce qui concerne la télévision et les radios en Côte d’Ivoire. La confusion provient du mimétisme exercé par les médias publics qui, pour conquérir l’audience et les lecteurs, déploient les mêmes stratégies que les médias privés en termes de marketing et de productions d’émissions et d’articles. Dans le contexte d’absence de libéralisation de l’espace audiovisuel en Côte d’Ivoire, la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI) reste le seul organe de télévision à émettre. En conséquence l’accès à ce média reste assez difficile, ce qui fonde les orientations des professionnels du livre vers les radios et la presse. Si la presse et les radios commerciales sont en quête perpétuelle de profit en vue d’assurer leur fonctionnement et la survie de leur enseigne, les radios et télévisions d’État ivoiriennes n’ont pas pour vocation la recherche de profit. En tant que médias non commerciaux, « la publicité ne doit pas excéder 20% de leurs revenus »[67] et ils ne devraient pas s’inscrire dans la logique de concurrence des médias commerciaux. Cependant, la réalité est la situation difficile de ces médias qui n’ont pas toujours les moyens de produire des émissions au premier rang desquelles s’inscrivent les émissions littéraires.

Dans les médias d’État, la marginalisation du livre s’explique entre autres par la baisse des subventions gouvernementales.

2.1.2. La baisse des subventions gouvernementales

La création d’un organe de média est souvent l’expression d’une volonté de l’État dans leur politique de développement. Pour cela, le financement de projets pour la naissance et le fonctionnement des chaînes de radios et de télévisions d’État s’est avéré judicieux en ce que l’État a le devoir de soutenir les médias. Cependant, vu les difficultés rencontrées par les États et les priorités définies par les finances publiques, l’on assiste à la baisse des subventions gouvernementales.

La diminution des subventions allouées aux organes de médias est une réalité. Il faut noter que la RTI est une société anonyme avec un budget de 6 milliards financé par la redevance, la publicité et les subventions de l’Etat de Côte d’Ivoire. Ces subventions de l’Etat qui étaient de 98% sont passées à 80% depuis plus de dix (10) ans[68].  Une telle situation ne tient pas compte des dépenses qui elles, demeurent et même, s’accroissent. Face aux fournisseurs, prestataires de service et partenaires, les charges sont à supporter car la production médiatique et le fonctionnement des organes de média ont un coût. Les effets d’une telle politique se traduisent dans le retrait grandissant du gouvernement avec pour implication d’abord, la diminution des activités de production interne et ensuite, le type d’émissions produites, lesquelles sont axées sur les côtes d’écoute, la rentabilité financière et la performance publicitaire. autrement-dit, la disparition des émissions culturelles et de jeunesse. Cela aussi rend compte de la pénétration des règles de gestion privée dans les médias publics[69].

L’industrie de médias privés ivoiriens encore fragile en Côte d’Ivoire, dispose d’une surface financière difficilement capable de rivaliser avec les médias publics. En outre, la culture et le livre ne semblent pas être au cœur de leur préoccupation. La recherche de profit guidant les objectifs, les émissions culturelles sont abandonnées. Les médias publics, quoique bénéficiant du financement de l’État[70], ont tendance à fonctionner comme des médias privés. Aussi, les télévisions privées n’existant pas, on ne peut à fortiori, parler de subventions mais plutôt de financement. Par contre, faute d’informations recueillies sur le financement des radios privées par l’État, l’on peut dire que leur priorité est d’assurer leur rentabilité financière, d’où la nécessité de programmes à caractère commerciaux dans les radios et presses privées. Un autre prétexte est celui de la faible visibilité des auteurs.

2.1.3. La faible visibilité des auteurs

Les auteurs sont les personnes physiques ou morales qui président à la création des œuvres littéraires ou du livre. Ils appartiennent à tous les domaines de la connaissance tels que présentés par les différents outils de classification (Classification Universelle, Classification de Dewey, etc.) et les descripteurs issus  du lexique documentaire ou du thésaurus.

L’insuffisance des auteurs est souvent invoquée par les détracteurs du livre quoique cet argument soit inefficace. D’ailleurs, la réalité semble relativement justifier ce point, car en Côte d’Ivoire, où l’écriture est en train de se bâtir, les auteurs au nombre d’environ 500, se retrouvent au sein de l’Association des Ecrivains de Côte d’Ivoire (AECI). Une autre association a vu le jour à savoir, l’Association des Jeunes Écrivains et Poètes de Côte d’Ivoire en vue de défendre l’accès à l’édition et aux médias. Leurs œuvres peuvent servir de matière pour la production des émissions littéraires avec de nouveaux concepts les uns aussi variés que les autres et pour une période plus ou moins longue.

2.1.4. La faible structuration de l’industrie du livre

Il faut inscrire dans les motifs subjectifs, la mauvaise organisation de l’industrie du livre. Si les acteurs du livre sont souvent connus et reconnus, ils ne fonctionnent pas toujours en vertu des dispositions en vigueur encore qu’elles sont naissantes en Côte d’Ivoire[71].  En vérité, C’est le manque de délimitation et de cantonnement précis de leurs activités qui posent souvent problème. Certains acteurs agissent dans des maillons et des filières qui ne sont pas les leurs en se transformant ainsi en ce qu’ils ne sont pas au regard de leur statut ou de leur acte de création, toutes choses sèment une grande confusion[72].  C’est le cas des éditeurs qui vendent directement les livres soit dans les établissements scolaires soit aux commerçants alors que la vente du livre relève de la compétence du libraire. En sus, certains commerçants de biens et services se transforment en libraires saisonniers en période de rentrée scolaire, créant ainsi un manque à gagner chez les libraires, diffuseurs et distributeurs conventionnels.

En outre, dans un univers marqué par la forte concurrence, « les divisions naissent et sont fondées sur les frustrations et les divergences lors des appels d’offre sur la gratuité du manuel scolaire de 2001 et de 2006 »[73] et relativement aux contrats d’édition accordés aux éditeurs français (Hâtier, Edicef, Hachette) plutôt qu’aux éditeurs ivoiriens. Il y a souvent des contrats litigieux qui empêchent le développement de l’industrie du livre et sa présence dans les médias, faute d’interlocuteurs forts et unis, parce que divisés.

En Côte d’Ivoire, l’industrie du livre est embryonnaire. Elle est soumise à une désorganisation résultant de la défaillance de la règlementation. Certaines maisons d’édition ne sont pas clairement identifiées. Les maisons d’édition “poussent comme des champignons” en Côte d’Ivoire ; les libraires informels exercent pour la grande majorité dans la période de rentrée scolaire sans oublier que les “librairies par terre” et bouquinistes fonctionnent encore de façon informelle. Malgré l’existence de leur association, les écrivains ne sont pas tous connus et il n’y a pas de chiffres ou de données pouvant les répertorier. La désorganisation a engendré un désordre qui est renforcé par l’absence d’une réglementation efficace favorisant de ce fait, l’anarchie dans le secteur du livre. Cela accroît l’action des faussaires et des acteurs de la contrefaçon du livre dont les actions portent grandement atteinte à l’activité des professionnels légalement constitués et ruinent les espoirs du développement de l’exploitation de leur activité dans le secteur du livre dont le chiffre d’affaires tourne autour 200 milliards de francs CFA avec 60% relevant de la librairie informelle[74].

Les structures du livre (entreprises, organisations professionnelles, institutions de gestion) disposent de très peu de données statistiques pouvant permettre de constituer des informations utiles à l’analyse du secteur. Elles ne mettent pas l’accent sur la formation de leurs agents qui apprennent sur le tas et la production éditoriale demeure encore faible.

Cette situation peu reluisante de l’industrie du livre permet de comprendre les difficultés de ce secteur potentiellement et stratégiquement important pour la Côte d’Ivoire. Il reste confronté dans les médias à l’équilibre que les gestionnaires veulent maintenir avec les autres formes d’expression culturelle.

2.1.5. La nécessité de maintenir un équilibre avec les autres formes d’expressions culturelles

Les gestionnaires des médias portent la réflexion sur le sort des autres domaines de la culture. Que va-t-on faire des autres secteurs de la culture si le livre revendique une place de choix dans les médias ? Accorder au livre une place de premier plan serait la porte ouverte à des plaintes venant de tous les autres domaines de la culture : la danse, la musique, la sculpture, la peinture, le théâtre, les festivals, etc. L’égalité et la neutralité des médias notamment les médias d’État sont des principes soumis aux différentes sensibilités du public qui sont naturellement portés vers autre chose de moins élitiste que le livre. À l’observation, les différents secteurs de la culture sont en minorité dans les programmes des médias ; or «c’est le mandat des médias publics de s’occuper de la culture […] et une télévision publique trahit son mandat lorsqu’elle élabore l’essentiel de sa programmation au mépris des valeurs qu’elle doit promouvoir»[75].

Autrement dit, les différents secteurs de la culture doivent faire l’objet d’une prise en charge effective par les médias. Les radios et télévisions d’État doivent soutenir la promotion de la culture en tous ses aspects ; réserver des espaces d’expression aux auteurs et permettre aux publics de découvrir la culture nationale. Maintenir l’équilibre, c’est aussi résoudre la situation de marginalisation que connaît le livre face à la prépondérance des arts du spectacle tels qu’observée sur la chaîne de télévision publique ivoirienne et ce, sans invoquer forcément l’indifférence des publics pour les émissions littéraires.

2.1.6. L’indifférence des publics

Ce motif prend en compte la sociologie de la réception que fait le public des émissions littéraires et de toute activité s’inscrivant dans la promotion du livre.  D’aucuns diraient que les ivoiriens ne lisent pas beaucoup[76]. Les téléspectateurs et auditeurs ne semblent pas intéressés par un programme qui, par essence, incite à la réflexion. Dans une société contemporaine submergée par le sport, les loisirs et le divertissement, la lecture devient une activité de second rang. Le public semble donc attiré par d’autres émissions et de ce fait, abandonne les livres.

Ces motifs subjectifs mettent en avant les intérêts des organes de médias qui apparaissent comme des entreprises en quête permanente de réalisation de profits. Cette situation qui traduit la marginalisation du livre, porte atteinte à la justice sociale qui devrait caractériser l’accès aux médias. C’est pourquoi des motifs objectifs sont recherchés.

2.2. Les motifs objectifs

Les aspects objectifs résultent du fait que le livre fait peur  à cause de la restriction de la liberté d’expression, de l’insuffisance de l’interventionnisme public, des concepts encore classiques des émissions littéraires et de la faible capacité cognitive.

2.2.1. La restriction de la liberté d’expression

Dans l’histoire de l’humanité, la censure a été pendant longtemps l’apanage de la religion avant de devenir un instrument au service du public. La censure fait référence à la limitation autoritaire, discrétionnaire ou doctrinale de la liberté des individus à pouvoir s’exprimer sur un sujet donné. La censure touche la créativité à travers les œuvres de l’esprit tels que les livres, la musique, les films et les autres formes d’expression permettant à l’Homme d’extérioriser son imagination et son génie créateur. Revêtant plusieurs aspects, la censure peut être institutionnelle ou sociale.

En ce qui concerne le livre, l’histoire retient qu’il est la première forme d’expression à être censurée. Aujourd’hui, il fait l’objet de censure par les dirigeants imprégnés de la volonté d’exercer un pouvoir sans contredit et sans critique. En effet, « la censure a pour but de contrer toute remise en question du pouvoir »[77]. Les organes de censure fondent leur action sur le fait que le pouvoir doit être respecté et on doit lui être soumis. De ce fait, toute expression allant dans le sens de la critique, se voit priver de cadres de diffusion que sont les médias. Un livre censuré ne sera pas présent ni en librairies, ni en bibliothèques et encore moins sur les médias.

La censure a pour corollaire la négation des libertés notamment la liberté d’expression et le débat d’idées. C’est effectivement le lieu de préciser que ces libertés sont inscrites dans les droits fondamentaux de l’Homme et du citoyen ; droits universels auxquels les États affirment en théorie, leur attachement. La pratique de la liberté d’expression dans les livres et dans les médias se fait souvent à l’épreuve des valeurs de démocratie et d’État de droit difficilement réalisables surtout, dans les pays du Sud. Les institutions publiques et la règle de droit empreintes d’une forte dose de volontarisme, résultent de la volonté des gouvernants auxquels elles sont soumises. Le glas de la liberté est sonné même dans un État dit démocratique.

Cependant, force est de constater que la position des anti-censures élude les cas où la censure intervient de façon légitime pour sanctionner toute expression portant atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs conformément aux dispositions légales et règlementaires en vigueur. Il s’agit par exemple, d’une incitation à la débauche, d’une atteinte à la pudeur ou d’une expression contraire au “jus cogens” ou droit des gens, c’est-à-dire prescrivant l’esclavage, le racisme, la violence, etc.

Les auteurs sont confrontés à la censure parce que le livre est aussi le siège des idées, ce que les médias au service du pouvoir politique, ne peuvent entériner. Permettre la diffusion d’idées différentes, n’est pas chose acceptable pour un média à la solde du pouvoir.

En Côte d’Ivoire, « il n’existe aucune censure sur le livre »[78] . Cette discutable assertion suppose ainsi, que tout livre édité ne peut faire l’objet d’un empêchement d’accès, d’un retrait du marché ou d’une interdiction de diffusion quelconque quel que soit son contenu. En outre, aucune structure n’est habilitée à censurer les livres une fois édités en Côte d’Ivoire. Il s’agit d’une volonté affirmée par les dirigeants de favoriser non seulement, la création littéraire, mais aussi, de respecter la liberté d’expression. La censure dans les médias est du ressort de la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA) qui a mandat de censurer tout programme sur les ondes publiques. Ces censures, surtout institutionnelles, s’entendent de la privation de diffusion à l’attention d’un groupe ou d’un individu déterminé. Mais la censure demeure en premier lieu l’action empirique des responsables des médias. À l’encontre des organes non publics, les sanctions peuvent aller jusqu’à la suspension de diffusion.

La question de la liberté d’expression est aussi liée aux différents genres littéraires. La BD qui en est un, a connu une crise précisément à cause de ce droit public de la personnalité. Hormis des exemples tels que « Gbich » qui a su développer des modèles d’expression très appréciés des populations, la BD reste en Côte d’Ivoire un genre littéraire en quête d’expansion.

À côté de la censure, il y a aussi l’insuffisance de l’interventionnisme public.

2.2.2. L’insuffisance de l’interventionnisme public

La promotion du livre par les médias publics suppose un interventionnisme public c’est-à-dire une action relativement importante des pouvoirs publics. Présente dans bien des domaines surtout en économie, l’action publique, en matière de culture et de livre est très faible voire fragile. La volonté politique s’entend de l’intérêt accordé au livre par les gestionnaires des structures de médias et par les responsables des organes de tutelle notamment le Ministère de la Communication. Elle prend en compte la réglementation, le budget et les infrastructures.

Tout d’abord, l’organisation de l’information culturelle au sein des organes de média. En effet, l’information culturelle n’est pas autonome, elle demeure insérée dans les bulletins de nouvelles, les affaires publiques, les émissions spécialisées et les autres émissions. «Il n’existe pas de politique d’information culturelle dans les salles de nouvelles à un moment où l’information retient de plus en plus l’attention des gens»[79]. C’est le cas de la page culture au journal télévisé du samedi soir qui offre souvent une lucarne à la présentation d’un livre. L’information est traitée et inscrite dans un cadre général sans agent spécialisé dans le domaine des arts et de la culture.  L’information culturelle ne bénéficie pas d’un service éditorial qui la concerne à l’instar de l’information politique ou de l’information sportive. Aussi, dans les sphères de production, les préoccupations portent-elles sur le sport, le divertissement, les jeux et les programmes assortis de gains financiers.

Ensuite, au niveau des finances et autres moyens de production, le domaine du livre reste grandement sinistré. 

« Si on mettait dans une émission traitant du livre et de la lecture autant d’argent que dans “la fureur” ou “omerta”, on aurait un auditoire aussi grand ! Techniquement c’est possible. […]La décision de produire ou non pareille émission avec tel ou tel budget, à telle heure, c’est une décision politique»[80].

Les moyens ne sont pas disponibles pour les émissions du livre parce que celles-ci ne s’inscrivent pas dans les priorités de la RTI, elles ne résultent pas de choix stratégiques. Les  moyens alloués à une émission sont fonction de la côte d’écoute ou de l’audience. À cela s’ajoute la programmation de l’émission pour laquelle une bonne heure d’écoute serait utile. Fort de manquer de volonté politique, les émissions littéraires ont des concepts souvent caducs.

2.2.3. Des concepts encore classiques

Les émissions littéraires ont des concepts les uns aussi différents que les autres. Cependant, ils se rejoignent tous sur le fait que l’auteur d’une œuvre est amené à en discuter avec un public composé de lecteurs et d’experts comme c’est le cas en ce qui concerne les émissions littéraires identifiées sur la RTI. Le manque d’évolution dans les concepts n’incite pas les médias à s’appesantir sur la question du livre. Pour certains auteurs, « ce n’est pas la culture qui n’est pas vendable, c’est sa forme, sa présentation»[81]. Appliquant ce principe au livre, il en découle que la forme de ces émissions ne peut susciter les réactions attendues du public ; elle ne peut permettre la reconnaissance. En outre, la diffusion sur les ondes ou à l’écran laisse découvrir les mêmes dispositifs techniques de réalisation ainsi que les mêmes intentions artistiques.

Du point de vue du contenu, le constat est que « les différents thèmes ne sont pas présentés de façon accessible ou encore […] on change de thèmes à chaque semaine. Il n’y a pas de continuité»[82]. Une émission littéraire au contenu trop rigide, académique ou soutenu est incompréhensible par un public de niveau de formation assez moyen même quand ce public a volonté de lecture. Une émission au contenu trop léger reste inacceptable par les amis du livre, par les cadres et par les intellectuels.

Le défaut de suivi ou la discontinuité thématique dans les émissions littéraires, rend difficile sa réception par les publics qui doivent à chaque diffusion, reconstruire leur système de compréhension sans oublier qu’il y a des insuffisances au niveau des analyses et des critiques traduisant de ce fait, des réflexions limitées.

2.2.4. La faible capacité cognitive

La faible capacité cognitive s’entend de l’insuffisance des critiques et des analyses dans les émissions littéraires. Cet aspect transparaît dans le fait qu’on ne promeut pas pour promouvoir, on ne fait pas de promotion rien que pour de la promotion. Dans cette optique, toute politique du livre, au-delà de la promotion, doit s’induire d’un travail de réflexions et d’analyses. Les organes de médias d’Etat ivoiriens ne sont pas conviés à être seulement des structures promotionnelles du livre. La fonction de tout média réside dans la formation, l’information et le divertissement. Dans les pays du Sud en général et en Côte d’Ivoire en particulier, les journalistes invités qui abordent  le sujet du livre font moins d’analyses que de simples comptes rendus descriptifs. Le public ayant souvent besoin de profondes réflexions pour impulser ses choix et aiguiser ses goûts en matière de lecture, il n’est que peu satisfait face à une simple présentation d’un livre.

La marginalisation du livre dans les médias est un fait avéré qui relève d’une responsabilité partagée des pouvoirs publics, des organes de médias et des acteurs du livre. Elle aboutit à une véritable désinformation sur le livre par rapport à des domaines tels que la danse, la musique, le sport, etc.  Cela fait appel à une politique de médiation autour du livre. Cette marginalisation du livre traduit les déboires de l’édition dans un écosystème du livre marqué aspirant fortement à la médiation des médias.

3. MÉDIATION DES MÉDIAS D’ÉTAT IVOIRIENS COMME REMÈDE À LA MARGINALISATION DU LIVRE EN CÔTE D’IVOIRE

Avoir des médias médiateurs est une perspective susceptible de mener le livre à un meilleur statut dans les grilles des programmes des chaînes de télévision et des organes de radio de la RTI. « En tant que lieu de croisement des consommateurs et des producteurs »[83] de livres, la médiation devient un dispositif important des médias dans leur mission de service public.

Les acteurs ivoiriens du livre se situent à la fois dans un schème culturel et un schème sociologique qui les incitent à prendre en compte une double acception. La première se réfère à la logique même de la démocratisation de la culture et à ses fondements[84]. Il s’agit ici d’apporter la culture et les savoirs à l’endroit des populations de Côte d’Ivoire en tenant compte de la particularité et de la diversité des besoins en matière d’art et de culture. La seconde acception quant à elle remplit une fonction systémique du fait qu’elle met le livre au cœur d’une démarche concertée incluant les acteurs de la chaîne du livre, le Ministère de l’Éducation Nationale et de l’Enseignement Technique (MENET), le Ministère de la Culture et de la Francophonie (MCF) et tout le groupe de la RTI dont les chaînes de télé et les deux chaînes de radio ont une grande responsabilité.

Dans le rôle de médiation que doivent jouer les médias ivoiriens, trois (03) dimensions peuvent être retenues en termes de notoriété, identité et de notabilisation[85].

D’abord, elle vise la notoriété de l’auteur. C’est pourquoi elle est appelée médiation de promotion ; celle de l’auteur vers le public. Elle rapporte la singularité de l’auteur et la spécificité de ses textes, de son écriture. Il s’agit aussi de faire connaître l’auteur au public : son parcours, ses intentions, son message, ses collections, etc. Cette notoriété s’incarne dans le portrait et l’interview, instruments médiatiques classiques  au service de l’auteur auxquels il faut adjoindre des concepts de nouvelles générations fondés sur la 2D, la 3D ainsi que sur les arts numériques et la communication numérique sans verser dans le désapprentissage. Mais la médiation de notoriété s’apprécie à travers des acteurs sociaux habilités à assurer la notoriété de l’auteur : il s’agit de l’auteur lui-même, de son agent, des lecteurs, et des experts.

Ensuite, elle assure la reconnaissance ou l’identité. Cette médiation intervient entre le lectorat et le public général. Il s’agit dans ce cas de figure des téléspectateurs de la RTI1 et RTI2 ou des auditeurs des radios. À ce niveau, c’est la relation entre le lecteur et le public qui est mise en exergue de sorte à légitimer le livre auprès des publics ivoiriens.

Enfin, elle parle de « notabilisation ». La “notabilisation” traduit non seulement la relation qui existe entre les organisateurs d’un événement littéraire ou un éditeur et le public mais aussi l’intervention des mécènes, paramètres qui visent à institutionnaliser le livre comme un secteur dynamique. Ainsi, le Salon International du Livre d’Abidjan (SILA) organisé par l’Association des Editeurs Ivoiriens (ASSEDI) et le MCF devra prendre toute sa place. La forme du récit pourra servir à établir et forger de façon permanente, la notabilité du secteur du livre et de ses acteurs vers un public.

Au-delà des arguments brandissant les contraintes financières et les contraintes technologiques des médias d’État, il s’avère impérieux de renforcer la médiation de ces entités à divers niveaux[86] :

  • La médiation sémiocognitive du livre qui stipule non seulement la connaissance de l’objet-livre mais aussi la connaissance du livre information.
  • La médiation praxéologique qui se réfère aux conditions nécessaires à la réalisation de l’action à savoir lire. Celle-ci prend en compte la dynamisation des moyens de production des émissions littéraires, la révision des concepts, la redéfinition des intentions artistiques, l’identification d’un animateur célèbre ayant les capacités de la communication de masse, des émissions basées sur des idées innovantes, un ton qui invite à la réflexion, des principes de réalisation assez pertinents, un titre accrocheur et un format peu ennuyeux.
  • La médiation relationnelle qui concerne l’amélioration des relations entre les sujets en l’occurrence, les rapports entre les populations et les médias d’État d’une part et les rapports entre les populations et le livre d’autre part.
  • La médiation réflexive qui induit une importante considération des processus d’apprentissage et par ce biais permet aux populations d’être véritablement formées à travers les émissions littéraires de la RTI.

Le statut de médiateur présente un intérêt tant pour le livre que pour les médias d’État ivoiriens. Cet intérêt induit une reconsidération des missions de ces médias ainsi qu’une re-fonctionnalisation de leur système de fonctionnement en vue de prendre en compte la médiation du livre dans ses différentes dimensions.

Conclusion

Au-delà des problèmes résultant de la situation des sociétés africaines caractérisées par une économie traditionnelle, l’influence de l’oralité, le taux relativement bas de scolarisation des populations, la faiblesse du pouvoir d’achat, le caractère élitiste dont il est l’objet dans l’imaginaire collectif, le livre est confronté à un déficit de traitement par les médias d’État en Côte d’Ivoire.  En outre, dans un univers globalisé traduisant une évidente « glocalité »[87] et caractérisé par la massification des produits de la télé réalité et du divertissement qui rencontrent une forte adhésion des populations, le livre est de moins en moins présent dans les grilles des programmes des chaînes et radios de la RTI. Les motifs invoqués sont à la fois objectifs et subjectifs mais ils rendent compte de la position du livre qui souffre d’une faible politique de promotion ; laquelle est perceptible par sa marginalisation dans les médias d’État ivoiriens.

Références bibliographiques

  1. Sources orales

KONE Minseiceves, responsable de la librairie à Edipresse, entretien du 10mai 2016 à 10h00mn sur l’état des lieux et les difficultés de la diffusion-distribution du livre à son bureau, Abidjan.

YEDIETTI René, PDG de la LDFG, entretien du 05 août 2015 à 11h00mn sur l’état des lieux et difficultés de la diffusion-distribution du livre à son bureau, Abidjan.

  • Webographie

CHARLIER, Bernadette, DESCHRYVER, Nathalie. & PERAYA, Daniel, 2007, Apprendre en présence et à distance : Une définition des dispositifs hybrides. Revue Distances et Savoirs, 4 (4).  http://tecfa.unige.ch/tecfa/maltt/cofor-1/textes/06_d&s_Vdef.pdf consulté le 23 août 2016.

MARILL, Stéphane, « L’édition en Côte d’Ivoire : étude du secteur scolaire soumis à appel d’offres », Scolibris Livres solidaires, Paris, 2008, http://www.allianceediteurs.org/IMG/pdf/pdf_L_edition_en_Cote_d_Ivoire.pdf , consulté le 11 juillet 2015.

PINHAS, Luc, « La disparité des marchés du livre francophone », Société des Gens De Lettres, 2006, http://www.sgdl.org/culturel/ressources/2013-09-19-14-05-31/276-l-ecrivain-dans-l-espace-francophone/2392-la-disparite-des-marches-du-livre-dans-lespace-francophone, consulté le 13 décembre 2015.

  • Ouvrages

CAVELIER, Patrice, MOREL-MAROGER, Olivier, La radio, Paris, PUF, 2005,127 pages.

ESTABLET, Roger ; FELOUZIS, Georges, Paris, Livre et télévision : concurrence ou Interaction, PUF, 1992, 173 pages.

FAUCHER, Jean-Robert ; FOURNIER, André et al., L’information culturelle dans les médias électroniques, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1991,165 pages.

KEABLE, Jacques, La grande peur de la télévision : le livre,  Outremont, Lanctot éditeur, 2004, 150 pages.

SYLLA, Omar, Le livre en Côte d’Ivoire, Abidjan, L’harmattan, 2007, 143 pages.

THIERRY, Raphaël, Le marché du livre africain et ses dynamiques littéraires le cas du Cameroun, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2015,365 pages.

TUDESQ André-Jean., L’Afrique parle, L’Afrique écoute. Paris, Karthala, 2002, 303 pages.

UNESCO, Mesure de la contribution économique des industries culturelles : examen et évaluation des approches méthodologiques actuelles, Paris, UNESCO,  2009,112 pages.

MINISTERE DE LA CULTURE ET DE LA FRANCOPHONIE, Annuaire des statistiques culturelles de la Côte d’Ivoire, Abidjan,MCF, 2014, 62 pages.

MOLLARD, Claude, L’ingénierie culturelle et l’évaluation des politiques publiques en France, Paris, P.U.F. Édition mise à jour, Que sais-je ?, 2012, 126 pages.

MOULINIER, Pierre, Les politiques publiques de la culture en France, Paris, P.U.F 6ème édition mise à jour, Que sais-je ? 2013,127 pages.

OIF, Profil culturel des pays du Sud membre de la Francophonie un aperçu de trois pays membres de l’UEMOA : le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, Paris, OIF, 2010, 68 pages.

PAGE, Pierre, Radiodiffusion et culture savante au Québec. Montréal, éd maxime, 2006,133 pages.

  • Articles

DONNAT, Olivier, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique : enquête 2008, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2009,11 pages.

DONNAT, Olivier,  « Sociologie des pratiques culturelles » in Politiques et pratiques de la culture, Paris : La Documentation française, 2010, pp. 193-201.

HEMMUNGS WIRTEN, Eva, Glocalities: power and agency manifested in contemporry print culture dans les mutations du livre et de   l’édition dans le monde sous la direction de Jacques Michon et Jean-Yves Mollier, Québec, Les presses Universitaires de Laval, 2001, pp. 565-572.

TETU, Jean-François, La promotion du livre et les médias, Conférence aux journées d’étude de l’ARALD, 2004, pp 1-8.

MINISTERE DE LA CULTURE ET DE LA FRANCOPHONIE, Séminaire sur la  politique nationale du livre en Côte d’ivoire, Grand-Bassam, 2004, 16 pages.

  • Mémoire

ASSOVIE, Marc, La chaîne nationale de Radio Côte d’Ivoire face à l’éclatement de l’espace audiovisuel, Mémoire de DESS, Abidjan, ISTC, 2001,116 pages.

  • Textes juridiques

Décret N° 2016-508 du 13 juillet 2016 portant organisation du Ministère de la Culture et de  la Francophonie.

Décret N° 95-714 du 13 Septembre 1995 fixant les règles de fonctionnement des radios de proximité.

Loi N° 2014-425 du 14 juillet 2014 portant politique culturelle nationale de la Côte d’Ivoire, Abidjan.

Loi N° 2015-540 du 20 juillet 2015 relative à l’industrie du livre, Abidjan.

Loi N° 2016-555 du 26 juillet 2016 relative au droit d’auteur et aux droits voisins en Côte d’Ivoire, Abidjan.

Loi N° 91-1001 du 27 décembre 1991 portant libéralisation de l’espace audiovisuel  en Côte d’Ivoire.

Loi N°62-401 du 31 Octobre 1962 portant création de la radiodiffusion télévision ivoirienne.


[1] Le concept de démocratie internationale renvoie, dans leur besoin de promouvoir des valeurs universelles depuis les deux Guerres Mondiales, à la volonté d’ouverture des espaces politiques nationaux aux perspectives internationales par la création d’institutions communes ayant pour mission d’assurer, entre autres, la sécurité, la solidarité et la coopération entre les peuples, ainsi que le Préambule de l’Acte constitutif de l’UNESCO l’affirme : « La dignité de l’homme exigeant la diffusion de la culture et l’éducation de tous en vue de la justice , de la liberté et de la paix, il y a là, pour toutes les nations, des devoirs sacrés à remplir dans un esprit de mutuelle assistance». UNESCO, (2003, p. 4.)

[2] Par ce vocable, il faut entendre tous les risques, l’insécurité, les maladies, les souffrances, la famine, la pauvreté et toutes choses semblables d’origines multiples qui fragilisent toutes aspirations à la prospérité sociale dans les pays du Tiers Monde.

[3] Le mot est à entendre ici au sens énumératif.

[4] C’est au sens principiel qu’il faut entendre maintenant ce second emploi de ce mot qui désigne ce en tant que quoi nous sommes dignes de respect.

[5] Après son élection, ses actes ne trahissent pas son discours politique pendant la campagne présidentielle.

[6] Adou Koffi fut professeur de philosophie des Lycées et collèges avant d’occuper des fonctions administratives ivoiriennes au ministère de l’Education Nationale de l’État de Côte d’Ivoire. Cette pensée est extraite d’une conférence qu’il a animée à Bingerville le 21-02-2006 sur le thème « Quelle démarche pour la création de nouvelles alliances interethniques en Côte d’Ivoire 

[7] Le contrat social est examiné ici dans ses formes philosophiques, comme en parlent Léviathan et Du Contrat social, même si on n’ignore pas sa forme juridique comportant des clauses synallagmatiques expresses.

[8] Le sanctuaire se trouve dans la commune d’Attécoubé, et non à Yopougon, comme le dit Marie MIRAN-GUYON.

[9]Argot ivoirien qui signifie manque d’argent

[10]Argot ivoirien qui renvoie à amis.

[11]Adolescents

[12]Education aux Droits de l’homme et à la Citoyenneté

[13]Argot ivoirien qui renvoie à faire bien paraitre

[14]Argot ivoirien qui signifie fumer

[15]Argot ivoirien qui signifie crédit

[16]Comité des Elèves et Etudiants de Côte d’Ivoire

[17]Consommation directe renvoie à fumer quotidiennement la cigarette

[18]Consommation indirecte faisant allusion à l’inhalation accidentelle du tabac

[19]Vieille : Argot ivoirien qui désigne la mère

[20]Argot ivoirien qui signifie soulager.

[21]  Janet Paterson, «Le paradoxe du postmodernisme : l’éclatement des genres et le ralliement du sens », in : Enjeux des genres dans les écritures contemporaines. Québec, Editions Nota bene, 2001, p. 91

[22] Cette question a fait l’objet de nombreux travaux parmi lesquels l’article de Clément Effoh EHORA intitulé « La coexistence concurrentielle de l’oralité et de la scripturalité : pour une poétique de l’hybride dans le roman africain contemporain », in Baobab, N° 12, 2013, Université Félix Houphouët Boigny, Côte d’Ivoire, p. 207-217. Du reste, l’ouvrage collectif Enjeux des genres dans les littératures contemporaines consacre une place de choix à cette question d’hybridation, notamment générique.

[23] La notion d’identité, aujourd’hui, est devenue problématique d’autant plus que dans la mobilité la question de l’appartenance à un pays, à une communauté, à une culture comme identité se heurte et se trouve fort modifiée par les formes d’accommodation avec l’altérité et la différence. S’interroger alors sur l’hybride dans le contexte des mobilités contemporaines revient, à travers des situations spécifiques, à tenter d’accéder à quelque chose d’universel. Dans les relations interculturelles du système-monde, les visions d’un nécessaire retour à une pureté ne sont que des illusions. De même, les écrivains migrants qui font le choix de poser l’hybridité comme une réalité incontournable savent qu’il n’est plus possible de revenir en arrière. L’hybride devient donc, pour l’individu qui se sent appartenir au monde, une exigence forte. Ce statut de l’entre-deux, de ni l’un ni l’autre est nécessaire pour éviter le sentiment d’une perte de soi dans la mondialisation des repères et, par ricochet, une perte du sens du monde ; condition d’ailleurs assumée et même revendiquée par le sujet migrant.

[24] Cheick Amidou Kane, L’Aventure ambigüe, Paris, Juliard, 1961. Réédition UGE 10/18, 1972.

[25] Michel Le Bris, « Editorial » in Michel Le Bris, (dir), Gulliver, n0 3, « world fiction », 1999. p. 9. 

[26] Vincent Jouve, Poétique du roman, Paris, Armand Colin, 2010, p. 84.

[27] Roland Barthes, « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », in Sémantique structurale et textuelle, Paris, Larousse, 1974, p. 34.

[28] Adama Coulibaly, « D’un sujet…postmoderne dans le roman africain postcolonial ? Aspects d’un débat », in Le postmodernisme dans le roman africain : formes, enjeux et perspectives, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 218.

[29] Fondjo Luc Fotsing« La poétique du masque dans le roman d’Alain Mabanckou : une é-preuve de l’informe »,in Tro Dého Roger et Konan Yao Louis (dir), L’(in)forme dans le roman africain. Formes, stratégies et significations, Paris, L’Harmattan, 2015. p. 171.

[30] Ibidem.

[31] Emile Ollivier, « Et me voilà otage et protagoniste », Boutures 1. 2, 2000, p. 26 : « Migrer à n’en pas douter est une tragédie, mais c’est aussi un salut. Il faut essayer de faire avec ces deux versants, et l’on se trompe soi-même si on en oublie un. J’ai forgé le mot migrance pour indiquer que la migration est une douleur, une souffrance (la perte des racines, d’une certaine « naturalité ») et, en même temps, une posture de distance […] ».

[32] Pascal Gin, « Imaginaires du territoire et paysages ethniques : l’ethnoscape et ses aménagements culturels », colloque international « Au-delà des études de cas – Qu’avons-nous appris sur l’ethnicité et la politique ? », Université d’Ottawa, le 2 octobre 2004, p. 1.

[33] Zygmunt Baumann cité par Walter Moser dans son article « La culture en transit. Locomotion, Médiamotion, Artmotion », p. 7.

[34] Janet Paterson, Loc. cit., p. 90.

[35] Les Moose (au singulier Moaga) sont couramment appelés Mossi selon une appellation francisée ; c’est le groupe ethnique le plus important du Burkina Faso.

[36] Les Bobo vivent à l’Ouest du Burkina Faso dans les provinces du Houet. Ils sont organisés en communautés villageoises indépendantes les unes des autres, ne reconnaissant aucun pouvoir central. L’unité de base est le lignage, un rassemblement d’hommes se réclamant du même ancêtre. Sya est l’appellation bobo de la ville de Bobo-Dioulasso.

[37] Cette méthode  a été mise au point en ce qui concerne l’analyse des textes oraux par Geneviève CALALME-GRIAULE.

[38] Après le décès, l’ombre ne disparait pas ; il reste présent dans le monde terrestre, et parfois, il peut se réincarner.

[39] Wuro est le Dieu suprême des Bobo. Il est omniscient et nul n’égale sa grandeur ; il est le créateur de l’univers et de tout ce qui l’anime. Sa zone de résidence est sidérale.

[40] Dans ce type de décès, le cérémonial est très simple et prend fin à l’enterrement.

[41] Pour dire dans la langue je me porte bien, on a recours à l’image de l’humidité : ne kɔn kuna (moi/corps/humide) « mon corps est humide ».

[42] Lorsque le chef du village veut transmettre une information à ses administrés, il confie la charge au griot qui se charge de l’exécuter. Cette séance d’information qu’effectue le griot est appelé puru.

[43] Depuis la colonisation, l’exposition de la dépouille mortelle est interdite sauf pour les chefs de village. L’enterrement se fait aussitôt après le décès et les cérémonies sont faites tout de suite après. La dépouille mortelle est remplacée par un mannequin. Il en est de même des tombes. Le cimetière a remplacé les caveaux lignagers. Chaque lignage bobo dispose d’une maison mère kɔn sa, dans laquelle se déroule les principaux actes de sa vie : baptême, mariage, décès. Voir photo N°1.

[44]  Dans la présentation des chansons, la transcription est suivie d’une traduction juxtalinéaire. La traduction est regroupée.

[45] S’il s’agit d’un homme, la chanson connait de légères variations  pour souligner qu’il s’agit d’un homme. Par exemple, on dira c’est le tamtam de celui qui éduque les enfants, ou encore notre père qui éduque les enfants, etc.

[46] Voir la carte  N°2

[47] Voir photo N°2.

[48] Appellation bobo du Mouhoun, le principal fleuve du Burkina Faso. Voit Cartes N°1 et 2.

[49] Dans le cas de Bobo-Dioulasso où nous avons suivi cette cérémonie, le cortège se dirige vers la sortie nord du village qui est la direction dans laquelle se trouve le fleuve Kou.

[50] Voir carte N°2

[51] ASSOVIE, Marc, La chaîne nationale de Radio Côte d’Ivoire face à l’éclatement de l’espace audiovisuel, Abidjan, ISTC, 2001, p.7

[52] Lecture de la grille des programmes de la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI) de 2008 à 2016.

[53] Article 1er de la loi relative à l’industrie du livre de 2015.

[54] OIF, Profil culturel des pays du Sud membre de la Francophonie un aperçu de trois pays membres de l’UEMOA : le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, Paris, OIF, 2010, p.57.

[55] DONNAT, Olivier, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique : enquête 2008, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2009, p. 195.

[56] PINHAS, Luc, « La disparité des marchés du livre francophone », Société des Gens De Lettres ; http://www.sgdl.org/culturel/ressources/2013-09-19-14-05-31/276-l-ecrivain-dans-l-espace-francophone/2392-la-disparite-des-marches-du-livre-dans-lespace-francophone, 2006, consulté le 13 décembre 2015.

[57] DONNAT, Olivier, « Sociologie des pratiques culturelles » in Politiques et pratiques de la culture, Paris, La Documentation française, 2010, p. 197.

[58] DONNAT, Olivier, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique : enquête 2008, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2009, p. 11.

[59] ASSOVIE, Marc, La chaîne nationale de radio Côte d’Ivoire face à l’éclatement de l’espace audiovisuel, 2001, p.20

[60] Lecture de la grille des programmes de la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI) de 2008 à 2016, déjà cité.

[61] DONNAT, Olivier, 2010, Op.cit.

[62] KEABLE, Jacques, La grande peur de la télévision : le livre,  Outremont, Lanctot éditeur, 2004, p. 30.

[63] KEABLE, Jacques, Idem, p. 37.

[64] CAVELIER, Patrice, MOREL-MAROGER, Olivier, La radio, Paris, PUF, 2005, p. 82.

[65] Information disponible sur le site web de la RTI, http://www.rti.ci/, consulté le 10 juin 2017.

[66] KEABLE, Jacques, Idem, p. 45.

[67]  Décret N°95-714 du 13 septembre 1995  relatif au fonctionnement des radios de proximité en Côte d’Ivoire.

[68] Les informations sur le statut de la RTI sont disponibles sur le site web http://www.rti.ci/, consulté le 10 juin 2017.

[69] Keable, Jacques, Op.cit.

[70] Il est possible de citer ici la RTI dont les statuts révèlent qu’elle est une société d’économie mixte de type particulier dans laquelle l’Etat de Côte d’Ivoire apporte un financement à hauteur de 80%.

[71] Loi N° 2014-425 du 14 juillet 2014 portant politique culturelle nationale de la Côte d’Ivoire, Abidjan.

Loi N° 2015-540 du 20 juillet 2015 relative à l’industrie du livre, Abidjan.

Loi N° 2016-555 du 26 juillet 2016 relative au droit d’auteur et aux droits voisins en Côte d’Ivoire, Abidjan.

[72] Entretien Avec Mme KONE, Responsable de la librairie à Édipresse, le 10 mai 2016 à son bureau.

[73] MARILL, Stéphane, « L’édition en Côte d’Ivoire : étude du secteur scolaire soumis à appel d’offres », Paris, Scolibris Livres solidaires, http://www.allianceediteurs.org/IMG/pdf/pdf_L_edition_en_Cote_d_Ivoire.pdf 2008, consulté le 11 juillet 2015.

[74] Entretien avec YEDIETTI René, PDG de la Librairie de France Groupe, entretien du 05 août 2015 à 11h00mn sur l’état des lieux et difficultés de la diffusion-distribution du livre à son bureau, Abidjan.

[75] KEABLE, Jacques, Op.cit., p. 38.

[76] Entretien avec Mme KONE Minseiceves, responsable de la librairie à Edipresse, entretien du 10h00mn sur l’état des lieux et les difficultés de la diffusion-distribution du livre à son bureau, Abidjan.

[77] KEABLE, Jacques, Op.cit., p. 47.

[78] SYLLA, Omar, Le livre en Côte d’Ivoire, Abidjan, L’harmattan, 2007, p. 45.

[79] FAUCHER, Jean-Robert ; FOURNIER, André et al., L’information culturelle dans les médias électroniques, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1991, p.19.

[80] KEABLE, Jacques, Op. cit., p. 74-75.

[81]FAUCHER, Jean-Robert ; FOURNIER, André et al., L’information culturelle dans les médias électroniques, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture,  1991, p. 37.

[82] FAUCHER, Jean-Robert ; FOURNIER, André et al., Ibidem.

[83] MOLLARD, Claude, L’ingénierie culturelle et l’évaluation des politiques publiques en France, Paris, P.U.F.  Édition mise à jour, Que sais-je ? 2012, p.73.

[84] MOULINIER, Pierre, Les politiques publiques de la culture en France, Paris, P.U.F, 2013, p.78.

[85] TETU, Jean-François, La promotion du livre et les médias, Conférence aux journées d’étude de l’ARALD,  2004, pp. 4-5.

[86] CHARLIER, Bernadette, DESCHRYVER, Nathalie, et al., Apprendre en présence et à distance : Une définition des dispositifs hybrides. Revue Distances et Savoirs, 4 (4), 2007,  http://tecfa.unige.ch/tecfa/maltt/cofor-1/textes/06_d&s_Vdef.pdf consulté le 23 août 2016.

[87]HEMMUNGS WIRTEN, Eva, Glocalities : power and agency manifested in contemporry print culture, Québec, Les Presses Universitaires de  Laval, 2001, p. 569.

admin

Writer & Blogger

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Populaires
Récents
  • All Posts
  • Communication
  • Culture
  • Droit
  • Philosophie
  • Politique
Edit Template
  • All Posts
  • Communication
  • Culture
  • Droit
  • Philosophie
  • Politique
Edit Template

Hello, we are content writers with a passion for all things related to fashion, celebrities, and lifestyle. Our mission is to assist clients.

Contenu sponsorisé

Aucun message trouvé !

Newsletter

Rejoindre nos Abonnés

Vous avez été abonné avec succès ! Ops! Quelque chose s'est mal passé, veuillez réessayer.

En vous inscrivant, vous acceptez notre Politique de confidentialité.

Nuages ​​de tags

    Edit Template

    Revue Ivoirienne de Philosophie et de Sciences Humaines

    ISSN : 2313-7908

    N° DÉPÔT LÉGAL 13196 du 16 Septembre 2016

    Indexation : Mir@bel et HalArchive.

    Press ESC to close

    Cottage out enabled was entered greatly prevent message.